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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/15871-8.txt b/15871-8.txt new file mode 100644 index 0000000..2ee2916 --- /dev/null +++ b/15871-8.txt @@ -0,0 +1,14163 @@ +The Project Gutenberg EBook of La femme française dans les temps modernes +by Clarisse Bader + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La femme française dans les temps modernes + +Author: Clarisse Bader + +Release Date: May 20, 2005 [EBook #15871] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME FRANÇAISE DANS LES *** + + + + +Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +[Note du transcripteur: Les détails bibliographiques de l'édition +utilisée pour la production de cet "e-Book" ont été reportés à la fin du +document.] + + + + LA + FEMME FRANÇAISE + DANS LES TEMPS MODERNES + + PAR + CLARISSE BADER + + 1883 + + + +PRÉFACE + +J'ai cherché dans mes précédentes études la place que la femme a occupée +dans les sociétés qui ont laissé leur influence sur notre civilisation. +Je termine aujourd'hui mon travail par un ouvrage qui a pour objet la +condition de la femme française dans les temps modernes. + +Les quatre premiers chapitres de ce livre disent ce qu'a été la femme +dans la vie domestique, intellectuelle, sociale et politique de notre +pays, depuis le XVIe siècle jusqu'au XVIIIe inclusivement. + +En pénétrant dans les vieux foyers français je m'applique surtout à +retrouver les principes sur lesquels repose la famille. Dans cette +partie de mon oeuvre, j'interroge les personnes qui ont vécu dans ces +trois siècles, je recueille leurs témoignages, ces témoignages que nous +livrent particulièrement les mémoires domestiques, les correspondances +privées, tous les documents intimes auxquels notre époque attache +justement un si grand prix. + +Pour étudier la part qu'a eue la femme dans notre vie littéraire et +artistique, je ne me suis arrêtée qu'aux modèles qui représentent +vraiment une influence. Je m'y suis longuement attardée, comme le +voyageur qui, après avoir rapidement traversé les plaines, s'arrête aux +cimes des montagnes. + +Quant au rôle historique des femmes françaises, je n'y ai cherché que +les éléments de ce problème très actuel: Dans notre pays, la femme +est-elle apte à la vie politique? + +C'est dans le chapitre suivant, _la Femme française au XIXe siècle_, que +j'ai essayé de résoudre ce problème. Dans ce chapitre, le dernier +de l'ouvrage, j'ai successivement abordé les questions suivantes: +_L'émancipation politique des femmes.--Le travail des femmes. Quelles +sont les professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?--Quelle +est la part de la femme dans les ouvres de l'intelligence, et dans +quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux +arts?--L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur +mission.--Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme +peuvent-ils être améliorés?--Mondaines et demi-mondaines.--Le divorce. +Où se retrouve le type de la femme française._ + +Ce chapitre, comme l'indique son sous-titre, rappelle avec _les leçons +du présent, les exemples du passé_. Ces exemples, je les ai demandés aux +précédentes pages du livre et aussi aux ouvrages que j'ai déjà écrits +sur la condition de la femme dans les civilisations dont la France est +l'héritière. Le dernier chapitre de mon travail est donc la conclusion, +non seulement de ce livre même, mais de toutes mes études antérieures +sur la femme. + +Comme j'ai eu particulièrement en vue _la condition_ de la femme, la +partie biographique n'occupe dans cet ouvrage qu'une place secondaire, +et seulement pour expliquer par un vivant commentaire ce qui se rapporte +à cette _condition_. La biographie disparaît même complètement lorsque +j'aborde le XIXe siècle. Je suis du, nombre de ceux qui croient qu'il +est bien difficile de parler de ses contemporains avec une entière +impartialité. Sans m'interdire quelques allusions aux femmes qui se sont +distinguées à notre époque, j'ai tenu à n'écrire dans ces pages aucun +nom du XIXe siècle. Ici les personnalités s'effacent, et les principes +seuls apparaissent. + +Il y a vingt ans qu'au sortir de l'adolescence je commençais l'oeuvre +que je termine aujourd'hui. Ce travail, objet de ma constante +sollicitude, a été interrompu dans ces dernières années par des épreuves +domestiques qui semblaient m'enlever jusqu'à l'espoir de le reprendre +jamais. C'est avec une profonde tristesse que je croyais devoir +abandonner une oeuvre qui n'avait été pour moi que la forme d'une +humble mission moralisatrice, et dont les souvenirs se rattachaient aux +radieuses années disparues pour toujours de mon horizon assombri. En +m'attribuant une part du prix fondé par une généreuse amie de la France, +la célèbre Mme Botta, l'Académie française m'a accordé un nouvel +et puissant encouragement qui m'a rendue à mes chères occupations +d'autrefois et qui m'a donné la force de faire plus d'un sacrifice à +l'achèvement de mon oeuvre. J'aurais voulu que cette conclusion de +mes travaux témoignât dignement de ma reconnaissance; mais pour la +réalisation d'un tel voeu, il ne suffisait pas de l'effort qui, dans les +luttes d'un incessant labeur, surmonte la peine et brave la fatigue. + +CLARISSE BADER. +Décembre 1882. + + + + + LA + FEMME FRANÇAISE + DANS LES TEMPS MODERNES + + + + CHAPITRE PREMIER + + + L'ÉDUCATION DES FEMMES--LA JEUNE FILLE + LA FIANCÉE + + (XVIe-XVIIIe SIÈCLES) + +Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la +femme.--Le courant de la vie mondaine et le courant de la vie +domestique.--Les deux éducations.--Érudition des femmes de la +Renaissance.--Opinion de Montaigne à ce sujet.--Les émancipatrices +des femmes au XVIe siècle.--Les sages doctrines éducatrices et leur +application.--L'instruction des femmes au XVIIe siècle.--Les femmes +savantes d'après Mlle de Scudéry et Molière.--Suites funestes de la +satire de Molière.--L'ignorance des femmes jugée par La Bruyère, +Fénelon, Mme de Maintenon, etc.--L'éducation comprimée des jeunes +filles.--Réformes éducatrices: le traité de Fénelon sur _l'Éducation des +filles_; Mme de Maintenon à Saint-Cyr.--L'instruction professionnelle +et l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.--Caractère de +l'ignorance des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation +automatique.--Les théories éducatrices de Rousseau et de Mme +Roland.--Les anciennes traditions.--Les résultats de l'éducation +mondaine et ceux de l'éducation domestique.--La jeune fille dans +la poésie et dans la vie réelle.--Les tendresses du foyer.--Mme de +Rastignac--Le sévère principe romain de l'autorité paternelle.--Les +jeunes ménagères dans une gentilhommière normande.--La fille pauvre +Mlle de Launay.--Le droit d'aînesse.--Bourdaloue et les vocations +forcées.--Condition civile et légale de la femme.--La communauté et le +régime dotal.--Marche ascendante des dots.--Mariages d'ambition.--La +chasse aux maris.--Les mariages enfantins.--Mariages +d'argent.--Mésalliances.--Mariages secrets.--Les exigences du rang et +leurs victimes; une fille du régent; Mlle de Condé.--Mariages d'amour; +Mlle de Blois.--La corbeille.--Cérémonies et fêtes nuptiales.--Le +mariage chrétien. + + +Dans la famille patriarcale du moyen âge, c'est surtout la condition +domestique de la femme qui nous apparaît. La châtelaine dans le manoir +féodal, la bourgeoise dans la maison de la cité, la paysanne dans la +chaumière, nous font généralement revoir ce type, vieux comme le monde: +la femme gardienne du foyer. + +Au XVIe siècle un changement considérable se produit dans l'existence de +la châtelaine. Cette vie, désormais plus sociale que domestique, devient +d'autant plus brillante qu'elle concentre ses rayons dans le cercle +enchanteur que trace François Ier, et que l'on nomme la cour de France. +Avant ce roi, Anne de Bretagne avait bien appelé auprès d'elle les +femmes et les jeunes filles de la noblesse, mais c'était pour les garder +à l'ombre d'une austère tutelle et les former aux moeurs patriarcales du +foyer[1]. Tel ne fut pas, on le sait, le but de François Ier en attirant +les châtelaines à sa cour. «Une cour sans femmes, avait-il dit, est une +année sans printemps et un printemps sans roses.» + +[Note 1: Brantôme, _Premier livre des Dames_. Anne de Bretagne.] + +Sans doute cette apparition des femmes à la cour de France leur donne, +comme nous le verrons plus tard, une influence souvent heureuse sur les +lettres, sur les arts, et fait éclore la fleur délicate et brillante de +la causerie française. Mais les moeurs domestiques et l'état social du +pays sont loin de gagner à ce changement. Sur un théâtre aussi corrompu +que séduisant, les femmes perdent le goût du foyer; elle sacrifient au +désir de plaire leurs devoirs de famille, et jusqu'à leur honneur. Elles +renoncent enfin à ce patronage qu'elles exerçaient dans leurs terres. +La femme de cour, environnée d'un cercle d'adulateurs, a remplacé +la châtelaine, mère et protectrice de ses paysans. L'historien et +l'économiste s'accordent pour constater que si la politique qui attira à +la cour les familles dirigeantes, acheva la victoire de la royauté sur +l'esprit féodal, cette même politique prépara malheureusement aussi la +Révolution. Tandis que la noblesse se corrompt dans la domesticité de +la cour, les paysans, privés des exemples moraux et de la protection +matérielle que leur donnaient leurs seigneurs, se trouvent ainsi livrés +aux sophistes du XVIIIe siècle, et ils sauront traduire par des actes +d'une sauvage violence les doctrines antisociales et antireligieuses[2]. + +[Note 2: F. Le Play, _La Constitution essentielle de l'humanité_; H. +Taine, _Les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime._] + +A partir du XVIe siècle, deux courants vont s'établir dans les moeurs +françaises. D'une part une élégante corruption envahira le monde de la +cour; mais d'autre part les moeurs patriarcales se conserveront dans +bien des familles nobles ou plébéiennes qui, soit dans les campagnes, +soit encore dans les villes, n'auront pas subi la contagion immédiate du +mal. A la cour même se retrouveront, aussi bien et plus encore parmi les +femmes que parmi les hommes, de ces natures fortement trempées à qui le +spectacle du mal donne plus de vigueur encore dans la pratique du bien. + +L'éducation de la femme se ressentira de cette double influence. Ici on +préparera en elle la gardienne du foyer, là une femme de la cour. Les +résultats de ces deux éducations ne tarderont pas à nous apparaître. + +Mais dans les provinces comme à la cour, dans la bourgeoisie comme dans +la noblesse, le mouvement intellectuel qui produisit la Renaissance +donna une vive impulsion à la culture de l'esprit chez la femme. Nous +aurons à le constater dans un chapitre spécial réservé à l'influence de +la femme française sur les lettres et sur les arts. + +Chez les femmes de la Renaissance, l'érudition se joint au talent +d'écrire. Et quelle érudition! Les trois brillantes Marguerite de la +cour des Valois en donnent l'exemple. Elles savent toutes trois le +latin, et les deux premières, le grec. L'hébreu même n'est pas étranger +à la première Marguerite, soeur de François Ier. La fille d'un Rohan lit +la Bible dans le texte hébraïque. Des femmes traduisent les anciens; +d'autres écrivent elles-mêmes en latin, en grec; elles abordent +jusqu'aux vers latins. Marie Stuart, dauphine de France, compose un +discours latin dont nous aurons à parler. Catherine de Clermont, +duchesse de Retz, initiée aux mathématiques, à la philosophie, à +l'histoire, possède à un si haut degré la connaissance du latin, que la +reine Catherine de Médicis la charge de répondre au discours que lui +adressent en cette langue les ambassadeurs polonais qui, en 1573, +viennent annoncer au duc d'Anjou son élection au trône de Pologne. +La harangue de la duchesse fut élevée au-dessus des discours que le +chancelier de Birague et le comte de Cheverny firent aux ambassadeurs au +nom de Charles IX et du nouveau roi de Pologne[3]. + +[Note 3: L'épitaphe du tombeau de la duchesse mentionna le souvenir +de ce discours. Cette inscription se trouve maintenant au musée +historique de Versailles. Guilhermy, _Inscriptions de la France, du Ve +siècle au XVIIIe_, t. I. Paris,1873, CCCXI.] + +Presque toutes ces femmes sont poètes en même temps qu'érudites. +Quelques-unes sont musiciennes et s'accompagnent du luth pour chanter +leurs vers. Beaucoup sont louées pour avoir allié au talent, à la +science, les sollicitudes domestiques, les devoirs de la mère[4]. Nous +les retrouverons en étudiant la part qu'eut la femme dans le mouvement +intellectuel de notre pays. + +[Note 4: L. Feugère, _les Femmes poètes au XVIe siècle_.] + +Les filles du peuple ne restent pas étrangères à l'érudition, témoin la +maison de Robert Estienne où l'obligation de ne parler qu'en latin était +imposée aux servantes mêmes[5]. + +[Note 5: Baillet, _Jugement des Savants_. 1722. T. VI. Enfants +célèbres par leurs études.] + +Le besoin du savoir était universel pendant la Renaissance, époque de +recherches curieuses et qui fut certes moins littéraire qu'érudite et +artistique. Les femmes ne firent donc que participer à l'entraînement +général, et ce ne fut pas sans excès. Elles ne surent pas toujours se +défendre de la pédanterie, s'il faut en croire Montaigne. Le philosophe +sceptique raille agréablement les femmes savantes d'alors qui faisaient +parade d'une instruction superficielle: «La doctrine qui ne leur a peu +arriver en l'ame, leur est demeurée en la langue,» dit-il avec son +inimitable accent de malicieuse naïveté. + +Si les femmes veulent s'instruire, Montaigne leur abandonne +impertinemment la poésie, «art folastre et subtil, desguisé, parlier, +tout en plaisir, tout en montre, comme elles.» Mais dans cette page +badine, il y a déjà le grand principe de l'instruction des femmes: +Montaigne leur permet d'étudier tout ce qui peut avoir dans leur vie une +utilité pratique, l'histoire, la philosophie même[6]. + +[Note 6: Montaigne, _Essais_, l. III, ch. iii.] + +Cette valeur pratique de l'instruction, Montaigne l'avait déjà formulée +dans un précédent chapitre des _Essais_, mais, à vrai dire, il ne +croyait guère que la femme fût capable de trouver dans l'étude ce +bienfait moral. Après avoir cité ce vers grec: «A quoy faire la science, +si l'entendement n'y est?» et cet autre vers latin: «On nous instruit, +non pour la conduite de la vie, mais pour l'école,» Montaigne écrit: «Or +il ne fault pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y fault incorporer; il +ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre; et s'il ne la change, +et meliore son estat imparfaict, certainement il vault beaucoup mieulx +le laisser là: c'est un dangereux glaive, et qui empesche et offense son +maistre, s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'usage... + +«A l'adventure est ce la cause que et nous et la théologie ne requérons +pas beaucoup de science aux femmes, et que François, duc de Bretaigne, +fils de Jean V, comme on luy parla de son mariage avec Isabeau, fille +d'Escosse, et qu'on luy adjousta qu'elle avoit esté nourrie simplement +et sans aulcune instruction de lettres, respondit, «qu'il l'en aymoit +mieulx, et qu'une femme estoit assez sçavante quand elle sçavoit mettre +différence entre la chemise et le pourpoinct de son mary[7].» + +[Note 7: Montaigne, _Essais_, l. I, ch. XXIV. Molière n'oubliera pas +ce dernier trait.] + +L'utilité de l'instruction était néanmoins un argument que ne pouvaient +négliger les femmes qui dès lors défendaient les droits intellectuels de +leur sexe et qui comptaient dans leurs rangs la jeune et belle dauphine +de France, Marie Stuart, prononçant en plein Louvre, devant la cour +assemblée, cette harangue latine dont j'ai parlé plus haut, et qu'elle +avait composée elle-même; «soubtenant et deffendant, contre l'opinion +commune, dit Brantôme, qu'il estoit bien séant aux femmes de sçavoir +les lettres et arts libéraux[8].» Nous ne savons à quel point de vue se +plaça ici la jeune dauphine, si elle faisait de l'instruction une simple +parure pour l'esprit de la femme ou une force pour son caractère. Mais +je pense que la grâce toute féminine qui distinguait Marie Stuart +la préserva des doctrines émancipatrices qui, à cette époque déjà, +égaraient quelque peu les cerveaux féminins. Ne vit-on pas alors Marie +de Romieu, répondant à une satire de son frère contre les femmes, +défendre leur mérite avec un zèle plus ardent que réfléchi, et déclarer +que la femme l'emporte sur l'homme non seulement par les qualités du +coeur, mais encore par les dons intellectuels, par le maniement des +affaires, et même... par le courage guerrier[9]! Le comte Joseph de +Maistre, qui eut le tort d'exagérer la thèse opposée, devait, deux +siècles plus tard, répondre sans le savoir à la prétention la plus +exorbitante d'une femme dont le nom et les écrits ne lui étaient sans +doute pas connus: «Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt +ans: «Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'une dame pourrait être un grand +général comme un homme?» je n'aurais pas manqué de lui répondre: «Sans +doute, madame. Si vous commandiez une armée, l'ennemi se jetterait à +vos genoux comme j'y suis moi-même; personne n'oserait tirer, et vous +entreriez dans la capitale ennemie avec des violons et des tambourins... +Voilà comment on parle aux femmes, en vers et même en prose. Mais celle +qui prend cela pour argent comptant est bien sotte[10].» + +[Note 8: Brantôme, _Premier livre des Dames_. Marie Stuart.] + +[Note 9: L. Feugère, _les Femmes poètes au XVIe siècle_.] + +[Note 10: Comte J. de Maistre, _Lettres et Opuscules inédits_. A Mlle +Constance de Maistre. Saint-Pétersbourg, 1808.] + +Mlle de Gournay, elle, devait se contenter de proclamer l'égalité des +sexes. Elle fit bien certaines petites restrictions pour les aptitudes +guerrières; mais pour la science de l'administration, elle se garda bien +d'admettre que la femme fût quelque peu inférieure à l'homme[11]. + +[Note 11: L. Feugère, _Mlle de Gournay_ (à la suite des _Femmes +poètes au XVIe siècle_).] + +La cause de l'instruction des femmes fut mieux plaidée par Louise Labé, +la Belle Cordière. Montaigne avait permis que la femme, si elle le +pouvait, s'instruisît de ce qui lui serait utile;--Louise Labé nous +donne l'une des meilleures applications de ce précepte, en disant que +la femme doit s'instruire pour être la digne compagne de l'homme[12]: +la digne compagne de l'homme, oui, sans doute; mais aussi la mère +éducatrice, selon la pensée d'un auteur qui appartient au XVe et au XVIe +siècles. Jean Bouchet, alors qu'il défend Gabrielle de Bourbon, femme +de Louis de la Tremouille, contre ceux qui reprochent à la noble dame +d'avoir écrit. «Aucuns trouvoyent estrange que ceste dame emploiast son +esprit à composer livres, disant que ce n'estoit l'estat d'une femme, +mais ce legier jugement procède d'ignorance, car en parlant de telles +matières on doit distinguer des femmes, et sçavoir de quelles maisons +sont venues, si elles sont riches ou pauvres. Je suis bien d'opinion que +les femmes de bas estat, et qui sont chargées et contrainctes vacquer +aux choses familières et domesticques, pour l'entretiennement de leur +famille, ne doyvent vacquer aux lectres, parce que c'est chose repugnant +à rusticité; mais les roynes; princesses et aultres dames qui ne se +doyvent, pour la reverence de leurs estatz, applicquer à mesnager comme +les mecaniques, et qui ont serviteurs et servantes pour le faire, +doyvent trop mieulx appliquer leurs espritz et emploier le temps à +vacquer aux bonnes et honnestes lectres concernans choses moralles ou +historialles, qui induisent à vertuz et bonnes meurs, que à oysiveté +mère de tous vices, ou à dances, conviz, banquetz, et aultres +passe-temps scandaleux et lascivieux; mais se doivent garder d'appliquer +leurs espritz aux curieuses questions de théologie, concernans les +choses secretes de la Divinité, dont le sçavoir appartient seulement aux +prelatz, recteurs et docteurs. + +[Note 12: _Id._, même ouvrage.] + +«Et si à ceste consideracion est convenable aux femmes estre lectrées en +lectres vulgaires, est encores plus requis pour un aultre bien, qui +en peult proceder: ce que les enfans nourriz avec telles meres sont +voluntiers plus eloquens, mieulx parlans, plus saiges et mieulx disans +que les nourriz avec les rusticques, parce qu'ilz retiennent tousjours +les condicions de leurs meres ou nourrices. Cornelie, mere de Grachus, +ayda fort, par son continuel usaige de bien parler, à l'eloquence de ses +enfans. Cicero a escript qu'il avait leu ses epistres, et les estime +fort pour ouvrage féminin. La fille de Lelius, qui avait retenu la +paternelle éloquence, rendit ses enfans et nepveux disers[13].» + +[Note 13: Jean Bouchet, _le Panegyrie du chevallier sans reproche_, +ch. XX.] + +En définissant le rôle de l'instruction dans les devoirs maternels, Jean +Bouchet n'a pas oublié de démontrer que l'étude prémunit aussi la femme +contre les plaisirs du monde et les passions mauvaises. Le cynique +Rabelais a lui-même compris que les coupables amours ne pouvaient +trouver place dans une âme sérieusement occupée; et par une charmante +allégorie, il a montré Cupidon n'osant s'attaquer au groupe des muses +antiques, et s'arrêtant surpris, ravi, désarmé, et en quelque sorte +captif lui-même devant leurs graves et doux accents. L'amour profane +ne pouvant les séduire, est devenu, sous leur influence, l'amour +immatériel. + +En joignant les réflexions de Jean Bouchet et de Rabelais à celles de +la Belle Cordière, on ne saurait mieux définir le rôle de l'instruction +chez la femme, le vide que remplit cette instruction et la force qu'elle +donne pour mieux s'acquitter des devoirs de l'épouse et de la +mère. C'étaient de tels principes qui, en dépit même de certaines +exagérations, rendaient si solide l'instruction que possédaient au XVIe +siècle des femmes de tout rang. Dans une famille bourgeoise habitant le +midi, Jeanne du Laurens reçoit la sage culture intellectuelle qui lui +permettra de rédiger avec un si exquis bon sens, un jugement si sûr, +si droit, ce _Livre de raison_, récemment publié pour l'honneur de sa +famille et l'édification de notre temps[14]. + +[Note 14: Manuscrit publié par M. Charles de Ribbe, dans l'ouvrage +intitulé: _Une Famille au XVIe siècle_.] + +Mais, selon le témoignage de Henri IV, «l'ignorance prenait cours dans +son royaume par la longueur des guerres civiles.» A cette éblouissante +période de la Renaissance succèdent des jours sombres où les tempêtes +menacent d'éteindre le flambeau de la vie intellectuelle. Sans doute +cette vie renaîtra plus florissante que jamais au XVIIe siècle; mais les +femmes du monde, déshabituées de l'étude, se livreront alors pour +la plupart à la frivolité des goûts mondains. Les femmes instruites +deviennent des exceptions brillantes qui se produisent néanmoins dans +divers rangs de la société. + +De grandes dames comme Mme de la Fayette, Mme de Sévigné, Marie-Eléonore +de Rohan, abbesse de la Sainte-Trinité, à Caen, plus tard abbesse de +Malnoue[15], et, dans une sphère moins haute, Mme des Houlières, Mlle +Dupré, ont étudié le latin. Cette dernière apprend même le grec[16]. + +[Note 15: Huet, _Mémoires_, livre III.] + +[Note 16. M. l'abbé Fabre, _De la correspondance de Fléchier avec Mme +Des Houlières et sa fille_; _la Jeunesse de Fléchier_.] + +La duchesse d'Aiguillon, élevée dans le Bocage vendéen, reçoit comme sa +grand'mère de Richelieu, une instruction solide. Elle est même initiée +aux lettres grecques et latines [17]. Huet, le savant évêque d'Avranches, +surprend un jour entra les mains de Marie-Élisabeth de Rochechouart un +livre que celle-ci lui cache: c'est le texte grec de quelques opuscules +de Platon, et elle achève avec lui la lecture du Crilon. Instruite et +modeste comme cette jeune fille, sa tante, Gabrielle de Rochechouart, +abbesse de Fontevrault, traduit le Banquet et fait refondre sa +traduction par Racine [18]. Dans ce même XVIIe siècle on admirera la +science philologique d'Anne Lefèvre, la célèbre Mme Dacier. + +[Note 17: Bonneau-Avenant, la Duchesse d'Aiguillon,] + +[Note 18: Huet, Mémoires, livre VI; Oeuvres de Racine, édition +Petitot, 1825. T. IV. Le Banquet de Platon, et la lettre que Racine +écrit à Boileau sur ce travail. Cette lettre est reproduite dans les +Oeuvres de Boileau, édition Berriat-Saint-Prix, 1837.] + +Ainsi qu'au XVIe siècle, nulle étude, quelque aride qu'elle soit, +ne rebute quelques femmes. A la connaissance des langues, Mme de +la Sablière joint l'étude de la philosophie, de la physique, de +l'astronomie, des mathématiques. Les grandes dames raisonnent sur le +cartésianisme. Mme de Grignan, qui se reconnaît fille de Descartes, +écrit une lettre sur la doctrine du pur amour, professée par Fénelon. +C'était là s'aventurer sur le terrain théologique dont Fénelon, et avant +lui, Jean Bouchet, avaient prudemment éloigné la femme. L'auteur de +l'_Éducation des filles_ se défiait avec raison de l'influence féminine +dans les questions que doit seule trancher l'Église. Heureux le doux et +saint pontife s'il n'eût pas été lui-même entraîné par une femme vers +la doctrine contre laquelle s'éleva l'esprit philosophique de Mme de +Grignan! + +Comme au XVIe siècle, l'amour de la science, quelque circonscrit qu'il +fût chez les femmes, devenait un excès. Si quelques femmes continuaient +d'unir à une forte instruction leurs sollicitudes domestiques, il sembla +que d'autres les aient sacrifiées à la curiosité et à la vanité du +savoir. L'affectation du bel esprit, la préciosité du langage[19] +ajoutaient encore à l'antipathie qu'inspiraient ces femmes. Leurs +ridicules furent flagellés par une femme, une femme qui avait d'autant +plus le droit d'être écoutée que, très instruite, elle n'était point +pédante: c'était Mlle de Scudéry. Elle opposa la femme savante à la +femme instruite, l'une affectant avec prétention une science qu'elle n'a +pas, l'autre cachant avec modestie l'instruction qu'elle possède; la +première montrant chez elle «plus de livres qu'elle n'en avoit lu,» +la seconde en laissant voir moins «qu'elle n'en lisoit[20];» celle-ci +employant d'un air sentencieux de grands mots pour de petites choses, +celle-là disant simplement les grandes choses; la pédante interrogeant +publiquement sur une question de grammaire, sur un vers d'Hésiode, la +femme instruite qui a le bon goût de se déclarer incompétente. Mais +notons surtout ce contraste: la femme studieuse et modeste surveillant +toute sa maison avec sollicitude, tandis que sa maladroite imitatrice +dédaigne le soin du ménage. Devant cette femme oublieuse de ses devoirs, +impérieuse, suffisante, contente d'elle et tranchant de tout, faisant +rejaillir ses ridicules sur les femmes réellement instruites, Mlle de +Scudéry sent déjà bouillonner l'impatience que traduira si bien l'auteur +des _Femmes savantes_. + +[Note 19: Sur le rôle des _Précieuses_, voir plus loin, ch. III.] + +[Note 20: V. Cousin, _la Société française au XVIIe siècle, d'après +le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry.] + +Au milieu de ces femmes qui cherchent à pénétrer les secrets de la +nature, se livrent à des dissertations philologiques, ou pérorent +sur les mérites du platonisme, du stoïcisme, de l'épicuréisme, du +cartésianisme, tandis qu'elles ignorent la science la plus utile, celle +du devoir modestement accompli, je comprends la mauvaise humeur du +maître de maison; et si, dans sa colère, il dépasse la mesure en +confondant la femme instruite avec la pédante, je l'excuse quand il +s'écrie: + + Le moindre solécisme en parlant vous irrite; + Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite. + Vos livres éternels ne me contentent pas; + Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats, + Vous devriez brûler tout ce meuble inutile, + Et laisser la science aux docteurs de la ville; + M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans, + Cette longue lunette à faire peur aux gens, + Et cent brimborions dont l'aspect importune; + Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune, + Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous, + Ou nous voyons aller tout sens dessus dessous. + Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, + Qu'une femme étudie et sache tant de choses. + Former aux bonnes moeurs l'esprit de ses enfants, + Faire aller son ménage, avoir l'oeil sur ses gens, + Et régler la dépense avec économie, + Doit être son étude et sa philosophie. + Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés, + Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez, + Quand la capacité de son esprit se hausse + A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse. + Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien; + Leurs ménages étaient tout leur docte entretien; + Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles, + Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles. + Les femmes d'à présent sont bien loin de ces moeurs: + Elles veulent écrire et devenir auteurs. + Nulle science n'est pour elles trop profonde, + Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde: + Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir, + Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir. + On y sait comme vont lune, étoile polaire, + Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire; + Et dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin, + On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin. + Mes gens à la science aspirent pour vous plaire, + Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire. + Raisonner est l'emploi de toute ma maison. + Et le raisonnement en bannit la raison...! + L'un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire; + L'autre rêve à des vers, quand je demande à boire: + Enfin je vois par eux votre exemple suivi. + Et j'ai des serviteurs et ne suis pas servi. + Une pauvre servante au moins m'était restée, + Qui de ce mauvais air n'était point infectée; + Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas, + A cause qu'elle manque à parler Vaugelas[21]. + +[Note 21: Molière, _les Femmes savantes_, acte II, scène VII.] + +Dira-t-on que ce dernier trait sent la charge? Non. Rien de plus exact +que ce détail de moeurs. Rappelons-nous qu'au XVIe siècle, les servantes +mêmes de Robert Estienne étaient obligées de parler latin[22], et +reconnaissons la justesse des plaintes de Chrysale lorsqu'il nous dit: + + Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas, + Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas? + J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes + Elle accommode mal les noms avec les verbes, + Et redise cent fois un bas ou méchant mot. + Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot. + Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. + Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage, + Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots, + En cuisine peut-être auraient été des sots[23]. + +[Note 22: Voir plus haut, page 6.] + +[Note 23: Molière, _l. c._] + +Tout, dans cette oeuvre admirable, est une exacte peinture d'un certain +coin de la société pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les +Philaminte, les Bélise, les Armande n'étaient pas plus rares alors qu'au +XVIe siècle. Après avoir vu ce que Marie de Romieu écrivait pendant +la Renaissance pour défendre les droits de la femme, trouverons-nous +exagérée la scène dans laquelle les femmes savantes exposent le plan de +leur académie? + + ...Nous voulons montrer à de certains esprits, + Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris, + Que de science aussi les femmes sont meublées; + Qu'on peut faire, comme eux, de doctes assemblées, + Conduites en cela par des ordres meilleurs. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Nous approfondirons, ainsi que la physique, + Grammaire, histoire, vers, morale, et politique. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages; + Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis: + Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis[24]. + +[Note 24: _Les Femmes savantes_, acte III, scène II.] + +Mais le succès de Molière dépassa le but que le grand comique avait +poursuivi. Le ridicule qu'il jetait sur les femmes savantes allait +faire perdre aux femmes jusqu'à cette modeste instruction qu'il leur +permettait, alors qu'il faisait exprimer par Clitandre sa véritable +pensée: + + ...Les femmes docteurs ne sont pas de mon goût. + Je consens qu'une femme ait des clartés de tout: + Mais je ne lui veux point la passion choquante + De se rendre savante afin d'être savante; + Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait, + Elle sache ignorer les choses qu'elle sait: + De son étude enfin je veux qu'elle se cache; + Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, + Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots, + Et clouer de l'esprit à ses moindres propos[25]. + +[Note 25: _Les Femmes savantes_, acte I, scène III.] + +On ne saurait mieux dire. C'était ainsi que, plusieurs années +auparavant, Mlle de Scudéry en avait jugé[26], et telle sera toujours +l'opinion des esprits judicieux. Tout dans la femme doit être voilé, +l'instruction comme la beauté. Et c'est avec une délicatesse infinie que +Fénelon a pu dire des jeunes filles: «Apprenez-leur qu'il doit y avoir, +pour leur sexe, une pudeur sur la science presque aussi délicate que +celle qui inspire l'horreur du vice[27].» + +[Note 26: Cousin, _la Société française au XVIIe siècle, d'après +le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry_; M. l'abbé Fabre, _la Jeunesse de +Fléchier_.] + +[Note 27: Fénelon, _De l'éducation des filles_, ch. VII. La +Rochefoucauld a, lui aussi, trouvé en cette rencontre la note juste. +«Une femme, dit-il, peut aimer les sciences; mais toutes les sciences +ne lui conviennent pas, et l'entêtement de certaines sciences ne lui +convient jamais, et est toujours faux» _Maximes diverses_, VI.] + +Mais le ridicule que Molière jetait sur les femmes savantes l'emporta +sur les réserves qu'il avait faites. L'éclat de rire qui accueillit sa +pièce fut général, et Boileau en prolongea l'écho en y ajoutant sa +note railleuse[28]. L'instruction fut condamnée avec le pédantisme, et +l'ignorance triompha du tout. + +[Note 28: Boileau, _Satires_, X.] + +«Les femmes sous Louis XIV, dit Thomas, furent presque réduites à se +cacher pour s'instruire, et à rougir de leurs connaissances, comme dans +des siècles grossiers, elles eussent rougi d'une intrigue. Quelques-unes +cependant osèrent se dérober à l'ignorance dont on leur faisait un +devoir; mais la plupart cachèrent cette hardiesse sous le secret: ou si +on les soupçonna, elles prirent si bien leurs mesures, qu'on ne put +les convaincre; elles n'avaient que l'amitié pour confidente ou pour +complice. On voit par là même que ce genre de mérite ou de défaut ne dut +pas être fort commun sous Louis XIV[29]....» + +[Note 29: Thomas, _Essai sur le caractère, les moeurs, l'esprit des +femmes_. 1772.] + +Avec sa finesse malicieuse, La Bruyère constata que les défauts des +femmes ne s'accordaient que trop ici avec les préjugés des hommes. +«Pourquoi, dit-il, s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont +pas savantes? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits, +leur a-t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu'elles +ont lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation, ou par leurs +ouvrages? Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans +cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou +par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une +certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le +talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, +ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par +un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une +curiosité toute différente de celle qui contente l'esprit, ou par un +tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire? Mais, à quelque cause +que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont +heureux que les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits, +aient sur eux cet avantage de moins. + +«On regarde une femme savante comme on fait une belle arme: elle est +ciselée artistement, d'une polissure admirable, et d'un travail fort +recherché; c'est une pièce de cabinet que l'on montre aux curieux, qui +n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus +qu'un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde. + +«Si la science et la sagesse se trouvent unies en un même sujet, je ne +m'informe plus du sexe, j'admire; et, si vous me dites qu'une femme sage +ne songe guère à être savante, ou qu'une femme savante n'est guère sage, +vous avez déjà oublié ce que vous venez de dire, que les femmes ne +sont détournées des sciences que par certains défauts: concluez donc +vous-mêmes que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient +sages; et qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre à devenir +savante, ou qu'une femme savante, n'étant telle que parce qu'elle aurait +pu vaincre beaucoup de défauts, n'en est que plus sage[30].» + +[Note 30: La Bruyère, _Caractères_, ch. III, Des Femmes.] + +Nous savons, en effet, que les femmes du monde se tenaient volontiers +alors éloignées de l'instruction la plus élémentaire. Avant que Molière +se fût moqué des pédantes, Mlle de Scudéry constatait, comme Fénelon +devait le faire après le succès des _Femmes savantes_, que le danger de +la science n'était pas aussi pressant ni aussi général chez la femme que +le péril de l'ignorance: «Encore que je sois ennemie déclarée de toutes +les femmes qui font les savantes, je ne laisse pas de trouver l'autre +extrémité fort condamnable, et d'être souvent épouvantée de voir tant de +femmes de qualité avec une ignorance si grossière que, selon moi, elles +déshonorent notre sexe[31].» + +[Note 31: <i>Le Grand Cyrus_, cité par M. Cousin, _la Société +française au XVIIe siècle_.] + +«Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement», dira Fénelon. +«Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l'esprit +et de la politesse ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles lisent... +Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe, ou pour +la manière de former ou de lier les lettres en écrivant: au moins +accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leurs caractères +nets et lisibles[32].» + +[Note 32: Fénelon, _De l'éducation des filles_, ch. XII.] + +Mlle de Scudéry avait aussi parlé des fautes d'orthographe grossières +que commettaient des femmes aussi inhabiles à bien écrire qu'habiles à +bien parler. Elles embrouillent à un tel point les caractères dont elles +se servent, qu'une femme reporte à une autre toutes les lettres que +celle-ci lui a écrites de la campagne, et la prie de les lui déchiffrer +elle-même[33]. Mais ce manque d'orthographe et ce griffonnage ne +se remarquaient-ils pas jusque dans les lettres d'une spirituelle +épistolière comme Mme de Coulanges[34]? + +[Note 33: _Le Grand Cyrus_, cité par M. Cousin, _la Société française +au XVIIe siècle._] + +[Note 34: Lettre de Coulanges à Mme de Sévigné, 27 août 1694.] + +Montaigne remarquait de son temps que tout, dans l'éducation des filles, +ne tendait qu'à éveiller l'amour[35]. La même observation est faite par +Mlle de Scudéry qui se plaint que le désir de plaire soit la seule +faculté que l'on cultive chez la femme: «Sérieusement,... y a-t-il +rien de plus bizarre que de voir comment on agit pour l'ordinaire en +l'éducation des femmes? On ne veut pas qu'elles soient coquettes ni +galantes, et on leur permet pourtant d'apprendre soigneusement tout ce +qui est propre à la galanterie, sans leur permettre de savoir rien qui +puisse fortifier leur vertu ni occuper leur esprit. En effet, toutes ces +grandes réprimandes qu'on leur fait dans leur première jeunesse... de ne +s'habiller point d'assez bon air, et de n'étudier pas assez les leçons +que leurs maîtres à danser et à chanter leur donnent, ne prouvent-elles +pas ce que je dis? Et ce qu'il y a de rare est qu'une femme qui ne peut +danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou +douze à apprendre continuellement ce qu'elle ne doit faire que cinq ou +six; et à cette même personne qui est obligée d'avoir du jugement jusque +à la mort et de parler jusques à son dernier soupir, on ne lui apprend +rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, ni la +faire agir avec plus de conduite; et vu la manière dont il y a des dames +qui passent leur vie, on diroit qu'on leur a défendu d'avoir de la +raison et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que pour dormir, +pour être grasses, pour être belles, pour ne rien faire, et pour ne +dire que des sottises; et je suis assurée qu'il n'y a personne dans la +compagnie qui n'en connoisse quelqu'une à qui ce que je dis convient. En +mon particulier,... j'en sais une qui dort plus de douze heures tous les +jours, qui en emploie trois ou quatre à s'habiller, ou pour, mieux dire +à ne s'habiller point, car plus de la moitié de ce temps-là se passe à +ne rien faire ou à défaire ce qui avoit déjà été fait. Ensuite elle en +emploie encore bien deux ou trois à faire divers repas, et tout le +reste à recevoir des gens à qui elle ne sait que dire, ou à aller chez +d'autres qui ne savent de quoi l'entretenir; jugez après cela si la vie +de cette personne n'est pas bien employée!... + +[Note 35: Montaigne, _Essais_, liv. III, ch. V.] + +«Je suis persuadée... que la raison de ce peu de temps qu'ont toutes +les femmes, est sans doute que rien n'occupe davantage qu'une longue +oisiveté[36]...» Combien juste et profonde est cette dernière remarque! + +[Note 36: _Le Grand Cyrus_, cité par M. Cousin, _la Société française +au XVIIe siècle_.] + +La satire de Molière ne rendra que plus générales ces nonchalantes +habitudes, et la vie inoccupée des femmes produira avec la paresse, +la frivolité, le goût exagéré du luxe et des plaisirs mondains: pente +fatale qui mène promptement à l'abîme! Ou bien le désoeuvrement +amollira à un tel degré les femmes et les jeunes filles que, suivant le +témoignage de Mme de Maintenon, elles ne seront plus capables d'aucun +effort, même pour parler, même pour s'amuser; et que, inertes, +apathiques, elles ne sauront plus que manger, dormir[37]! Entre cette vie +et celle de la brute, je ne vois aucune différence; et, s'il en est une, +elle est tout entière à l'avantage de l'animal qui, du moins, se remue +pour chercher sa pâture. + +[Note 37: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, éd. du M. +Lavallée, 145. Entretien avec les dames de Saint-Louis, 28 juin 1702] + +Il était temps de remédier à l'anémie morale que nous révèle Mme +de Maintenon. Ce fut pour combattre ce mal que Fénelon écrivit son +admirable traité de l'_Éducation des filles_, et que Mme de Maintenon +appliqua les théories du saint prélat dans l'Institut de Saint-Louis, +à Saint-Cyr, qu'elle avait fondé pour les jeunes filles de la noblesse +pauvre[38]. Ces théories étaient elles-mêmes le résultat de l'expérience +que Fénelon avait acquise en dirigeant le couvent des Nouvelles +catholiques. + +[Note 38: Le traité de _l'Éducation des filles_ parut en 1687, deux +ans après la fondation de Saint-Cyr, mais Mme de Maintenon consulta +Fénelon sur l'oeuvre qu'elle créait. Elle collabora avec lui et avec +l'évêque de Chartres pour le traité intitulé: _l'Esprit de l'Institut +des filles de Saint-Louis_. Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, +52.] + +De la pédanterie de quelques femmes, disait l'abbé Fleury, «on a conclu, +comme d'une expérience assurée, que les femmes n'étaient point capables +d'étudier, comme si leurs âmes étaient d'une autre espèce que celles des +hommes, comme si elles n'avaient pas, aussi bien que nous, une raison à +conduire, une volonté à régler, des passions à combattre, une santé à +conserver, des biens à gouverner ou s'il leur était plus facile qu'à +nous de satisfaire à tous ces devoirs sans rien apprendre[39].» + +[Note 39: Fleury, _Traité du choix et de la méthode des études_, +XXXVIII. Études des femmes.] + +S'instruire pour mieux remplir ses devoirs, pour former son jugement, +pour occuper sa vie, c'est là, en effet, le modèle de l'éducation au +XVIe et au XVIIe siècles, modèle qui ne fut pas suivi par la généralité +des familles, mais qui subsistait toujours. Mlle de Scudéry avait ainsi +défini le rôle de l'instruction chez la femme. Telle fut aussi la pensée +qui inspira Fénelon et Mme de Maintenon. Mais tous deux comprirent que +pour que leurs réformes fussent durables, il fallait préparer dans les +jeunes filles des mères éducatrices qui les perpétueraient. Pour former +ces mères, leur plan ne devait pas se borner à l'instruction des femmes, +mais il devait embrasser la grande et forte éducation qui ne sépare pas +l'enseignement intellectuel de l'enseignement moral. + +Ces mères éducatrices étaient rares. L'éducation, si négligée dans bien +des familles mondaines, était en même temps comprimée. Et il faut dire +que ce système de compression dominait aussi, dès le XVIe siècle, dans +les familles les plus austères. Le principe romain qui régnait alors +dans le droit, passait dans les moeurs, et ce n'était pas à tort que +Fénélon souhaitait pour la jeune fille une plus douce atmosphère de +tendresse. La mère de Mme de Maintenon n'avait embrassé que deux fois sa +fille! Par contre, ces mères si avares de baisers étaient prodigues de +soufflets, témoin, au XVIe siècle, cette femme d'ailleurs si digne et +si respectable, Mme du Laurens: «Quant à nous autres filles qui estions +jeunes, ma mère nous menoit tous-jours devant elle, soit à l'église, +soit ailleurs, prenant garde à nos actions. Que si nous regardions çà et +là, comme font ordinairement les enfans, elle nous souffletoit devant +tous pour nous faire plus de honte...»[40] + +[Note 40: Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe _Une +famille au XVIe siècle_.] + +Fénelon et Mme de Maintenon étaient témoins de ce que, sous la +surveillance d'une mère grondeuse, la vie domestique pouvait avoir +d'ennuis pour la jeune personne. «Quelle est, dit Mme de Maintenon, la +fille qui ne travaille pas depuis le matin jusqu'au soir dans la chambre +de sa mère, et n'en fait pas son plaisir? Elle n'y trouve, le plus +souvent, que de la mauvaise humeur à essuyer, beaucoup de désagréments, +quelquefois même de mauvais traitements, et personne ne s'avise de la +plaindre et de lui procurer des délassements. La plupart travaillent +assidûment toute la semaine, et ne se promènent que les fêtes et +dimanches.[41]» + +[Note 41: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 145.] + +Il était des mères qui, très mondaines pour leur compte, et très sévères +pour celui de leurs filles, ne les emmenaient à la cour que dans une +attitude d'esclavage. «Mme la princesse d'Elbeuf, dit Mme de Maintenon, +joue toute la journée avec Mme la duchesse de Bourgogne; sa fille +est assise à son côté sans dire un seul mot; les jours ouvriers elle +travaille, et les dimanches et fêtes, elle est les bras croisés à +regarder jouer, et à s'intéresser au jeu de sa mère, et quelquefois, +lasse et ennuyée de regarder, elle ferme les yeux. Mme Colbert, que la +reine aimait beaucoup, et à qui elle faisait l'honneur de jouer avec +elle, avait sa fille debout près d'elle qui passait sa vie sans +parler[42].» Ces mères n'eussent pas permis à leurs filles de prendre la +parole sans avoir été interrogées. + +[Note 42: Mme de Maintenon, _ouvrage cité_, 187. Instruction à la +classe verte, 1705.] + +Les mères laissaient-elles leurs filles chez elles, la vie de celles-ci +n'était pas mieux dirigée. Une femme de chambre de la mère devenait la +gouvernante de la fille: «Ce sont ordinairement des paysannes, ou tout +au plus de petites bourgeoises qui ne savent que faire tenir droite, +bien tirer la busquière, et montrer à bien faire la révérence. La plus +grande faute, selon elles, c'est de chiffonner son tablier, d'y mettre +de l'encre: c'est un crime pour lequel on a bien le fouet, parce que la +gouvernante a la peine de les blanchir et de les repasser: mais mentez +tant qu'il vous plaira, il n'en sera ni plus ni moins, parce qu'il n'y a +rien là à repasser ni à raccommoder. Cette gouvernante a grand soin de +vous parer pour aller en compagnie, où il faut que vous soyez comme une +petite poupée. La plus habile est celle qui sait quatre petits vers bien +sots, quelques quatrains de Pibrac qu'elle fait dire en toute occasion, +et qu'on récite comme un petit perroquet. Tout le monde dit: La jolie +enfant! la jolie mignonne! La gouvernante est transportée de joie et +s'en tient là. Je vous défie d'en trouver une qui parle de raison[43].» + +[Note 43: Mme de Maintenon, _ouvrage cité_, 156. Instruction aux +demoiselles de la classe verte, mars 1703.] + +Dans les familles mondaines, quelle pernicieuse atmosphère entoure +la jeune fille! La grande âme sacerdotale de Fénelon est saisie de +tristesse devant le spectacle que présentent les désordres et les +discordes de la maison, la vie dissipée de la mère de famille. «Quelle +affreuse école pour des enfants! s'écrie-t-il. Souvent une mère qui +passe sa vie au jeu, à la comédie, et dans les conversations indécentes, +se plaint d'un ton grave qu'elle ne peut pas trouver une gouvernante +capable d'élever ses filles. Mais qu'est-ce que peut la meilleure +éducation sur des filles à la vue d'une telle mère? Souvent encore on +voit des parents qui, comme dit saint Augustin, mènent eux-mêmes leurs +enfants aux spectacles publics, et à d'autres divertissements qui ne +peuvent manquer de les dégoûter de la vie sérieuse et occupée dans +laquelle ces parents mêmes les veulent engager; ainsi ils mêlent le +poison avec l'aliment salutaire. Ils ne parlent que de sagesse; mais ils +accoutument l'imagination volage des enfants aux violents ébranlements +des représentations passionnées et de la musique, après quoi ils ne +peuvent plus s'appliquer. Ils leur donnent le goût des passions, et +leur font trouver fades les plaisirs innocents. Après cela, ils veulent +encore que l'éducation réussisse, et ils la regardent comme triste et +austère, si elle ne souffre ce mélange du bien et du mal. N'est-ce pas +vouloir se faire honneur du désir d'une bonne éducation de ses enfants, +sans en vouloir prendre la peine, ni s'assujettir aux règles les plus +nécessaires [44].» + +[Note 44: Fénelon, _De l'éducation des filles,_ xiii.] + +Devant ces tristes exemples, Fénelon et sa noble alliée comprennent +combien il est urgent d'élever la femme qui aura elle-même des enfants à +élever un jour. En considérant cette mission aussi bien que l'influence +qu'exercent les femmes, Fénelon juge même que la mauvaise éducation des +filles est plus dangereuse encore que celle des hommes[45]. Et Mme de +Maintenon, alors qu'elle engage les élèves de Saint-Cyr à ne donner +à leurs compagnes que de bons exemples, les prévient que par celles +d'entre ces jeunes filles qui sont destinées à devenir mères, la +transmission du bien et du mal s'opérera pendant les siècles des +siècles, et que des fautes commises mille ans plus tard feront peser une +effroyable responsabilité sur la personne qui aura laissé tomber une +mauvaise semence dans l'âme d'une mère future[46]. + +[Note 45: Fénelon, _De l'éducation des filles_, I.] + +[Note 46: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 185. Entretien +avec les demoiselles de la classe bleue, 1705.] + +Mme de Maintenon écrit aussi à une dame de Saint-Louis: «Que vous êtes +heureuse, ma chère fille, de ne pas dire un mot qui ne soit une bonne +oeuvre qui ira plus loin que vous[47]!»--«Il y a donc dans l'oeuvre de +Saint-Louis, si elle est bien faite et avec l'esprit d'une vraie foi et +d'un véritable amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume la +perfection du christianisme,» disait _l'Esprit de l'Institut_. Et elle +se montrait ainsi la digne élève de ces Ursulines qui avaient formulé ce +principe: «Il faut renouveler par la petite jeunesse ce monde corrompu; +les jeunes réformeront leurs familles, leurs familles réformeront leurs +provinces, leurs provinces réformeront le monde[48].» Les Ursulines +s'appliquaient, elles aussi, à former des institutrices en même temps +que des élèves; mais nous reparlerons des services qu'elles rendirent. + +[Note 47: Id. _id._, 216. Lettre à Mme de Saint-Périer, 1708.] + +[Note 48: _Chronique des Ursulines_, citée par M. Legouvé. _Histoire +morale des femmes_.] + +Fénelon et la fondatrice de Saint-Cyr jugent que tout dans d'instruction +de la mère future doit concourir à un double but: éclairer la piété, +fortifier la raison. Ils veulent former de solides chrétiennes, des +chrétiennes instruites de leur religion, des chrétiennes qui, suivant +le conseil de saint François de Sales, sauront sacrifier les pratiques +surérogatoires de la piété à leurs devoirs essentiels d'épouses et de +mères; ils veulent former aussi des femmes raisonnables qui, habituées à +s'appliquer le fruit de toutes les instructions qu'elles auront reçues, +deviendront de sûres conseillères, mettront les biens de l'âme au-dessus +des vanités du luxe et du monde; des femmes laborieuses, charitables, +«de bonnes moeurs, modestes, discrètes, silencieuses,... bonnes, justes, +généreuses, aimant d'honneur, la fidélité, la probité, faisant plaisir +dans ce qu'elles peuvent, ne fâchant personne, portant partout la +paix, ne désunissant jamais, ne redisant que ce qui peut plaire et +adoucir[49].» C'est l'idéal de la femme forte, cet idéal que Fénelon +présente à la dernière page de son livre et qui en est la vraie +conclusion. Et pour que soit pleinement réalisé cet idéal de la femme +forte qui rira encore à son dernier jour, Fénelon et Mme de Maintenon +demandent qu'on laisse s'épanouir dans la jeune fille cette aimable +gaieté qui annonce la paix de la conscience et qu'étouffait souvent +l'éducation domestique du XVIIe siècle. + +[Note 49: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 193. Lettre aux +dames de Saint-Louis, 11 février 1706.] + +Dans ce système d'éducation, l'instruction proprement dite devenait un +puissant moyen de préparer la femme forte. Ici encore Mme de Maintenon +semble s'être inspirée de Fénelon en appliquant à Saint-Cyr la méthode +pédagogique de celui-ci, cette méthode qui, admirablement appropriée aux +besoins de l'enfant, à la curiosité de l'adolescente, témoignait que +l'ancien supérieur des Nouvelles catholiques avait vu de près +se développer l'intelligence féminine et avait ainsi étudié les +enseignements que comporte chaque âge. + +Cette méthode n'a point vieilli, non plus que les résultats qu'elle +poursuit. + +De même que l'éducation morale, l'éducation intellectuelle doit tendre +à ce double but que nous avons signalé: former le jugement, éclairer la +piété, et rendre ainsi la femme plus capable de remplir ses devoirs. Au +lieu de cette instruction qui ne fait qu'encombrer la mémoire, Fénelon +et Mme de Maintenon veulent une instruction vraiment pratique qui soit +une force pour le caractère en même temps qu'une lumière pour l'esprit. + +Pour la fondatrice de Saint-Cyr, il n'était pas jusqu'aux leçons +d'écriture qui ne servissent à l'éducation morale, et les exemples que +Mme de Maintenon traçait elle-même sur les cahiers des élèves étaient +des préceptes remplis de cette haute raison, de cette douce sagesse, de +cette délicatesse de sentiment qui distinguaient cette femme célèbre. +Elle s'appliquait à ce que les jeunes filles s'assimilassent le suc de +toutes les leçons qu'elles entendaient, et elle les engageait à écrire +leurs réflexions dans un livre spécial[50]. + +[Note 50: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_. À une époque +antérieure, Jacqueline Pascal, en religion soeur Sainte-Euphémie, +veillait aussi à ce que ses élèves s'appliquassent les fortes lectures +religieuses qu'elle leur faisait, mais qui étaient malheureusement +imbues des doctrines jansénistes. _Règlement pour les enfants de +Port-Royal_, composé par soeur Sainte-Euphémie en 1657 et imprimé en +1665, à la suite des _Constitutions de Port-Royal_. Voir ce règlement +dans l'ouvrage de M. Cousin, _Jacqueline Pascal_, appendice n° 2.--M. +Cousin fait remarquer que l'enseignement mutuel était judicieusement +appliqué dans ce règlement.] + +Certes, ce n'était qu'à un petit nombre de connaissances que +s'appliquait cette méthode. Mais, selon l'esprit du XVIIe siècle, mieux +valait peu savoir et bien savoir que de posséder superficiellement un +plus grand nombre de connaissances. Aussi, quelque restreint que fût le +programme de Fénelon, nous dirons, avec Mgr Dupanloup, que _exquis +bon sens_, qui est l'âme du XVIIe siècle, pouvait souvent remplacer +l'enseignement des livres, et qu'une instruction très élémentaire +pouvait suffire alors qu'elle s'appuyait sur la base solide de la +raison[51]. Ce bon sens était un guide sûr, à l'aide duquel les femmes +devaient juger sainement aussi bien des oeuvres de l'esprit que des +choses de la vie. + +[Note 51: Mgr Dupanloup, _Lettres sur l'éducation des filles_.] + +Avec une forte instruction religieuse, très justement éloignée toutefois +des controverses théologiques, Fénelon ne prescrit donc à la jeune fille +que bien peu de connaissances: lire distinctement et naturellement, +écrire avec correction, parler avec pureté, savoir les quatre règles de +l'arithmétique pour faire les comptes de la maison, être initiée aux +choses de la vie rurale, aux droits et aux devoirs seigneuriaux, +apprendre les éléments du droit autant que ceux-ci se rapportent à +la condition de la femme, mais éviter cependant de faire servir ces +connaissances à une humeur processive. Après ces études qui, pour lui, +sont fondamentales et dont la dernière manque à nos programmes actuels, +Fénelon permet qu'on laisse lire aux jeunes filles des livres profanes +dont la solidité les dégoûtera de la creuse lecture des romans: +«Donnez-leur donc des histoires grecque et romaine; elles y verront des +prodiges de courage et de désintéressement. Ne leur laissez pas ignorer +l'histoire de France, qui a aussi ses beautés; mêlez-y celle des pays +voisins, et les relations des pays éloignés judicieusement écrites. Tout +cela sert à agrandir l'esprit et à élever l'âme à de grands sentiments, +pourvu qu'on évite la vanité et l'affectation[52].» + +[Note 52: Fénelon, Éducation des filles, XII.] + +C'est avec les mêmes précautions que le vénérable auteur souhaite que le +latin, la langue des offices de l'Église, remplace dans l'instruction +des jeunes filles l'italien et l'espagnol qui y figuraient alors, ces +deux idiomes dont l'étude entraîne la lecture d'ouvrages passionnés, et +qui, ne fût-ce qu'au point de vue littéraire, ne sauraient égaler la +vigoureuse beauté du latin. + +«Je leur permettrais aussi, mais avec un grand choix, la lecture des +ouvrages d'éloquence et de poésie, si je croyais qu'elles en eussent le +goût, et que leur jugement fût assez solide pour se borner au véritable +usage de ces choses; mais je craindrais d'ébranler trop les imaginations +vives, et je voudrais en tout cela, une exacte sobriété: tout ce qui +peut faire sentir l'amour, plus il est adouci et enveloppé, plus il me +paraît dangereux. + +«La musique et la peinture ont besoin des mêmes précautions[53].» + +[Note 53: Id., _l. c._] + +Fénelon souhaitait que, dans l'éducation de la jeune fille, +l'inspiration chrétienne animât la poésie, la musique, et +particulièrement l'alliance de ces deux arts, le chant. Mais cette +bienfaisante inspiration lui semblait bien difficile à rencontrer à une +époque où la poésie et la musique s'unissaient pour célébrer l'amour. +Nous verrons comment Racine allait réaliser le voeu de Fénelon. + +Avec ce sentiment du beau qui faisait désirer à Fénelon que, pour leur +parure, les jeunes filles prissent pour modèle la noble simplicité des +statues grecques, il veut qu'elles étudient le dessin, la peinture, ne +fût-ce que pour exécuter leurs travaux manuels avec un art plus délicat +et pour faire régner dans certains arts industriels le goût qui y manque +trop souvent. + +Tout est solide dans cette instruction. Nous n'y trouvons qu'un seul +défaut: une trop grande méfiance à l'endroit des oeuvres littéraires. En +éliminant tout ce qui, dans ces ouvres, enflamme les passions, il reste +encore assez de pages où l'on peut montrer à la jeune fille la sublime +alliance du beau et du bien. L'émotion même que font naître les grands +sentiments est sans péril lorsqu'elle est réglée par cette haute raison +que cultivaient dans leurs disciples les deux nobles éducateurs du XVIIe +siècle. Ils leur avaient appris à juger trop sainement des choses de +l'esprit pour que des sentiments exaltés leur donnassent le dégoût de la +vie réelle. + +Bien que Mme de Maintenon élevât justement au-dessus de la forme +littéraire l'utilité du fond, elle ne négligeait pas chez les élèves +de Saint-Cyr l'élégante pureté de l'expression. Elle leur enseignait +elle-même ce style épistolaire où elle excellait, ce style naturel qui, +dans sa brièveté, se borne «à expliquer clairement et simplement ce que +l'on pense.» Elle composa pour ces jeunes personnes des _Proverbes_, des +_Conversations_ qui, tout en exerçant leur jugement, les initiaient aux +grâces de la causerie française. Elle fit plus. Après avoir entendu +l'une des «détestables» ouvres dramatiques que Mme de Brinon, première +supérieure de Saint-Cyr, composait pour ses élèves, «elle la pria de +n'en plus faire jouer de semblables, et de prendre plutôt quelque belle +pièce de Corneille ou de Racine choisissant seulement celle où il y +aurait le moins d'amour.» _Cinna_ fut représenté par les demoiselles de +Saint-Cyr. Je m'étonne que l'on n'ait point préféré _Polyeucte à Cinna_. +Ne semble-t-il pas que le choix de cette dernière pièce ait été une +flatterie ingénieuse à l'endroit du nouvel Auguste? + +_Andromaque_ suivit _Cinna_ sur le théâtre de Saint-Cyr. Après la +représentation, Mme de Maintenon écrivit à Racine: «Nos petites filles +viennent de jouer votre _Andromaque_, et l'ont si bien jouée qu'elles +ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos pièces.» Elle lui +demanda alors de composer «quelque espèce de poème moral ou historique +dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que +sa réputation fût intéressée, parce que la pièce resterait ensevelie à +Saint-Cyr, ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage fût contre +les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle avait de divertir +les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant[54].» + +[Note 54: Mme de Caylus, citée par L. Racine, _Mémoires_.] + +De ce désir de Mme de Maintenon naquirent successivement _Esther_, +_Athalie_, ces oeuvres dans lesquelles on ne saurait dire que la +réputation de Racine ne fût pas «intéressée», et qui, certes, ne +devaient pas demeurer «ensevelies à Saint-Cyr.» Ainsi, c'est pour +l'éducation des femmes qu'ont été écrites ces pages où l'harmonieux +génie de Racine s'élève à une incomparable grandeur en traduisant la +pensée biblique; ces pages immortelles qui comptent parmi les gloires +les plus pures de la France et qui témoigneraient au besoin que la foi a +toujours été la meilleure inspiration de la poésie. + +Les tragédies jouées à Saint-Cyr durent charmer Fénelon qui avait désiré +que l'on exerçât les enfants à représenter, entre eux les scènes les +plus touchantes de la Bible. Et la musique se joignant à la poésie dans +les choeurs d'_Esther_ et d'_Athalie_, c'était là encore répondre au +voeu du maître qui avait si vivement souhaité que la musique et la +poésie, ces arts «que l'Esprit de Dieu même a consacrés», fussent +rappelées à une mission éducatrice qui était leur mission primitive: +«exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu[55].» + +[Note 55: Fénelon, _Éducation des filles_, ch. XII.] + +On sait quel éclat eurent les représentations d'_Esther_: Louis XIV +présidant à l'admission des invités, en dressant lui-même la liste; et +le jour des représentations, le grand souverain se tenant près de la +porte, levant sa canne pour former une barrière et ne laissant entrer +que les personnes dont les noms figuraient sur la liste qu'il tenait +dans sa main royale. On sait aussi l'enthousiasme avec lequel _Esther_ +fut accueillie et le charme touchant qu'ajoutaient à cette oeuvre déjà +si émouvante, les jeunes filles qui l'interprétaient, ces enfants de la +noblesse pauvre, qui vivaient loin de leurs familles, ces _jeunes et +tendres fleurs transplantées_ comme les compagnes d'Esther[56]. Le grand +Condé pleura à ce spectacle comme il avait pleuré dans son héroïque +jeunesse en entendant Auguste pardonner à Cinna. + +[Note 56: Louis Racine, _Mémoires_. Les représentations d'_Esther_ +eurent lieu en 1689. La même année, Racine composa pour les demoiselles +de Saint-Cyr quatre cantiques inspirés de l'Écriture sainte. Plusieurs +fois le roi se les fit chanter par ces jeunes personnes.--Racine et +Boileau avaient revu, au point de vue du style, les constitutions de +Saint-Cyr. (Note de M. Lavallée dans son édition des _Oeuvres de Mme de +Maintenon_.)] + +Racine avait dirigé lui-même les répétitions de sa pièce. Quel maître +que celui-là! Combien ce grand chrétien devait faire pénétrer dans +les jeunes âmes les sublimes enseignements de son oeuvre: le courage +religieux qui fait braver la mort à une femme jeune et timide, la +confiance dans cette justice souveraine qui, à son heure, abaisse +l'orgueilleux et fait triompher l'innocent persécuté! Quel maître aussi +dans l'art de bien dire que le merveilleux poète qui initiait ses +élèves aux délicatesses de son style enchanteur! Mme de Maintenon avait +réellement atteint le but qu'elle poursuivait par ces représentations: +remplir de belles pensées l'esprit des jeunes filles, les habituer à un +pur langage et aussi à ce maintien noble et gracieux qui est essentiel +à la dignité de la femme, et que Mme de Maintenon enseignait aux +demoiselles de Saint-Cyr avec toutes les bienséances du monde. + +Mais l'éclat de ces représentations eut des suites fâcheuses qui +compromirent jusqu'à la cause de l'instruction des femmes. Lorsque, +l'hiver suivant, Racine présenta _Athalie_ à Mme de Maintenon, des avis +donnés tantôt par des personnes bien intentionnées, tantôt par des +rivaux du poète, firent comprendre à la fondatrice de Saint-Cyr le +danger qu'il y avait à produire de jeunes filles sur un théâtre et +devant la cour. _Athalie_ ne fut donc représentée que devant le roi +et Mme de Maintenon, dans une chambre sans décors et par les jeunes +personnes revêtues de leurs uniformes de pension. + +Si la réforme s'était arrêtée là, nous n'y aurions vu aucun +inconvénient. Mais Mme de Maintenon crut s'apercevoir que depuis les +représentations d'_Esther_ les demoiselles de Saint-Cyr n'étaient plus +les mêmes. L'orgueil et les folles vanités du monde avaient pénétré avec +les applaudissements de la cour dans ce pieux asile. Il n'était pas +jusqu'à cette faculté de raisonner que Mme de Maintenon avait développée +dans ses élèves, qui ne contribuât à en faire des pédantes. Elles +n'avaient aussi que trop imité ce ton de raillerie qui, chez Mme de +Maintenon, demeurait dans les limites d'un aimable enjouement, mais qui, +chez ces jeunes filles hautaines, devenait aisément de l'impertinence. + +Mme de Maintenon écrit à Mme de Fontaines, maîtresse générale des +classes: «La peine que j'ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut +réparer que par le temps et par un changement entier de l'éducation que +nous leur avons donnée jusqu'à cette heure; il est bien juste que j'en +souffre, puisque j'y ai contribué plus que personne, et je serai bien +heureuse si Dieu ne m'en punit pas plus sévèrement. Mon orgueil s'est +répandu par toute la maison, et le fond en est si grand qu'il l'emporte +même par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir +la vertu à Saint-Cyr, mais j'ai bâti sur le sable. N'ayant point ce qui +seul peut faire un fondement solide, j'ai voulu que les filles eussent +de l'esprit, qu'on élevât leur coeur, qu'on formât leur raison; j'ai +réussi à ce dessein: elles ont de l'esprit et s'en servent contre nous; +elles ont le coeur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu'il ne +conviendrait de l'être aux plus grandes princesses; à parler même selon +le monde, nous avons formé leur raison, et fait des discoureuses, +présomptueuses, curieuses, hardies. C'est ainsi que l'on réussit quand +le désir d'exceller nous fait agir. Une éducation simple et chrétienne +aurait fait de bonnes filles dont nous aurions fait de bonnes femmes +et de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux esprits que +nous-mêmes, qui les avons formés, ne pouvons souffrir; voilà notre mal, +et auquel j'ai plus de part que personne[57].» + +[Note 57: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 26. 20 septembre +1691.] + +Mais pour remédier au mal, Mme de Maintenon perd cette mesure qui est le +trait distinctif de son caractère. S'imaginant que c'est l'instruction +qui enfle le coeur de ses élèves, elle supprime, dans le programme +d'études l'histoire romaine, l'histoire universelle. L'histoire de +France même trouve à peine grâce à ses yeux, et encore à la condition +de n'être qu'une suite chronologique des souverains. Les demoiselles de +Saint-Cyr ne seront plus guère occupées que par les travaux à l'aiguille +et par des instructions sur les devoirs de l'état auquel leur condition +les destine. Peu de lectures, si ce n'est dans quelques ouvrages de +piété; mais ici encore Mme de Maintenon veille à ce que ces lectures +puissent former le jugement et régler les moeurs, en même temps qu'elles +donneront à la piété un solide aliment. + +Enfin Mme de Maintenon laisse échapper cette parole que rediront si +souvent les adversaires de l'instruction des filles: «Les femmes ne +savent jamais rien qu'à demi, et le peu qu'elles savent les rend +communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses +solides[58].» + +[Note 58: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 84. Instruction +aux religieuses de Saint-Louis. Juin 1696.] + +Mme de Maintenon aurait pu se dire que, dans un certain ordre +de connaissances, les femmes peuvent acquérir plus que cette +demi-instruction qui en fait des pédantes. Elle aurait pu se dire aussi +que ce qui avait enorgueilli les demoiselles de Saint-Cyr, ce n'était +pas leur instruction, c'était la parade qu'on leur avait fait faire de +leurs talents. + +Du reste cette réforme était trop exagérée pour qu'elle fût longtemps +appliquée. Selon Mme du Pérou, dame de Saint-Louis, Mme de Maintenon +n'avait voulu que déraciner le «fond d'orgueil» de Saint-Cyr, pour +établir ensuite un juste milieu dans les études. La correspondance et +les instructions de la fondatrice semblent prouver qu'il en fut ainsi. +Les tragédies, les _Proverbes_, les _Conversations_, ne figurent plus au +premier rang, mais sont réservés comme récompense du travail après les +devoirs de lecture et d'écriture. L'histoire n'est plus négligée, à +en juger par une leçon d'histoire contemporaine que Mme de Maintenon +octogénaire envoie à la classe bleue. + +A Paris, dans la maison de l'Enfant-Jésus, trente jeunes filles nobles +étaient élevées d'après le modèle de l'Institut de Saint-Louis[59]. Mme +de la Viefville, abbesse de Gomerfontaine, et Mme de la Mairie, prieure +de Bisy, voulurent aussi employer cette méthode dans leurs couvents. +Mais ceux-ci admettant des filles de bourgeois et de vignerons, la +fondatrice de Saint-Cyr rappela à Mme de la Viefville et à Mme de la +Mairie, que si les mêmes principes moraux et religieux doivent être +donnés aux jeunes filles de condition inférieure, il n'en est pas +ainsi de l'éducation sociale et intellectuelle. Elle les engage donc +à proscrire de l'éducation donnée à ces enfants, tout ce qui pourrait +exalter leur imagination et leur faire rêver une autre vie que la +modeste existence à laquelle elles sont appelées. L'instruction +professionnelle, voilà ce qu'elle recommande pour ces jeunes personnes +avec l'enseignement de la lecture, de l'écriture, du calcul. + +[Note 59: Par une touchante association, c'est dans cette même +maison, que huit cents femmes venaient chercher des secours et du +travail. Cette maison, située dans la rue de Sèvres, est aujourd'hui +occupée par l'hôpital de l'Enfant-Jésus. Sous sa nouvelle destination +de charité, elle a gardé son ancien nom. Guilhermy, _Inscriptions de la +France_, t. I, CCCLXXXVI.] + +Mme de Maintenon se rencontrait encore avec Fénelon dans ce principe, +qu'il faut élever les filles pour la condition où elles doivent être +placées, pour le lieu même qu'elles doivent habiter. C'est la véritable +éducation professionnelle, sage, prudente, et qui, au lieu de faire +mépriser aux jeunes filles l'état où elles sont nées, les rend dignes +d'y faire honneur un jour[60]. + +[Note 60: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_; Fénelon, _De +l'éducation des filles_, ch. XII.] + +L'instruction professionnelle existait donc au XVIIe siècle et même à +une époque antérieure. Henri Il avait créé à Paris, à l'hôpital de la +Trinité, rue Saint-Denis, une fabrique de tapisserie de haute et basse +lisse, fabrique qui avait pour jeunes ouvriers les orphelins recueillis +dans cette maison. Il y avait parmi eux trente jeunes filles qui étaient +ainsi initiées et exercées à notre vieil art national[61]. + +[Note 61: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. I, ccclxxvi et +note 2. Paul Lacroix (Bibliophile Jacob), _les Arts au moyen âge et à +l'époque de la Renaissance_.] + +Au XVIIe siècle, Mme de Miramion fonde la maison de la Sainte-Enfance où +des religieuses forment de petites orphelines au travail qui fait vivre, +à la foi qui soutient l'ouvrière. Elle fonde aussi un atelier où les +enfants apprennent, avec les ouvrages manuels, la lecture, l'écriture, +le catéchisme. Du reste, les travaux de couture étaient enseignés aux +jeunes filles dans ces petites écoles dont Mme de Miramion grossit +considérablement le nombre, et auxquelles elle prépara, elle aussi, de +dignes maîtresses dans ces saintes filles que le peuple reconnaissant +nomma les _Miramionnes_[62]. + +[Note 62: Mme de Miramion fonda plus de cent écoles. Bonneau-Avenant, +_Madame de Miramion_.] + +L'instruction primaire poursuivait, en effet, son cours, et elle +continuait de faire une large part à l'instruction gratuite. Au XVIe +siècle elle avait pris un développement extraordinaire que les guerres +de religion vinrent ralentir, mais qui continua pendant les deux siècles +suivants. L'Église donnait à ce mouvement une énergique impulsion. Les +archevêques de Bordeaux rappellent dans tous leurs statuts la nécessité +de l'instruction populaire, et l'un d'eux, Mgr de Rohan, demande à ses +curés de se procurer tous des maîtres et des maîtresses d'école. En +1682, l'évêque de Coutances exhorte les pasteurs des paroisses à faire +instruire les filles par quelque pieuse femme qui se dévouera «à un si +saint emploi.» Pour lui la mission de l'institutrice est, on le voit, un +sacerdoce. En 1696, les curés de Chartres supplient leur évêque de leur +donner des maîtres et des maîtresses d'école pour moraliser le peuple +par l'instruction gratuite: l'ignorance leur semble la source principale +du vice[63]. + +[Note 63: Allain, _l'Instruction primaire avant la Révolution_. +1881.] + +Des inscriptions du XVIIe et du XVIIIe siècles nous montrent d'humbles +curés de campagne fondant ou soutenant, dans leurs paroisses, des écoles +de filles aussi bien que des écoles de garçons[64]. Ces inscriptions +attestent aussi que de généreuses chrétiennes prirent part aux +fondations scolaires, justement regardées comme des oeuvres pies[65]. +Dans le traité de l'_Éducation des filles_, Fénelon demande que l'on +apprenne aux futures châtelaines le moyen d'établir de petites écoles +dans leurs villages[66]. + +[Note 64: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. III. DCCCLXXXIV +(Fontenay-sur-Bois); DCCCCXCVII (Genevilliers), etc.] + +[Note 65: Ibid., t. III, DCCCLXXXII, DCCCCXIV, etc.] + +[Note 66: Fénelon, _Éducation des filles_, ch. XII.] + +Il serait trop long de citer tous les efforts de l'Église pour répandre +dans les plus humbles rangs de la société la lumière intellectuelle +dont elle est le foyer. Mais comment ne pas nommer quelques-unes des +communautés religieuses qui se dévouèrent à l'instruction du peuple? Dès +la fin du XVIe siècle, une femme admirable, Mlle de Sainte-Beuve, +fonde la communauté des Ursulines de France qui donnent l'instruction +gratuite. Elles enseignent à leurs élèves la lecture, l'écriture, +l'orthographe, le calcul[67]. En 1668, elles avaient 310 de ces +pépinières qui, d'après la pensée fondamentale de l'institut, devaient +préparer par l'enfant, par la jeune fille, la régénération de la famille +et de la société[68]. + +[Note 67: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 270. Instruction +aux demoiselles de la classe verte, mai 1714.--De curieux mémoires +récemment publiés, ajoutent une preuve de plus à la solide instruction +et au dévouement des Ursulines. Nous trouvons dans ces pages le nom +d'une fille des Godefroy, Louise-Catherine, en religion soeur Catherine +de l'Assomption, qui, à l'étude des saintes lettres, joignait celle du +latin, de la poésie, de l'arithmétique, et qui consacrait surtout son +zèle aux élèves les moins avancées. _Les savants Godefroy_. Mémoires +d'une famille pendant les XVIe, XVII, et XVIIIe siècles, par M. le +marquis de Godefroy-Ménilglaise. Paris, 1873.] + +[Note 68: Voir plus haut, pages 33, 34.] + +En 1789, parmi les autres communautés qui donnaient aux enfants +l'instruction primaire, les Filles de la Charité avaient 500 maisons: +les Soeurs d'Ernemont, 106 avec 11,660 élèves; les Soeurs d'Évron +recevaient dans leurs 89 établissements 3,000 élèves[69]. + +[Note 69: Chiffres recueillis par M. de Resbecq et cités par M. +Allain, _l'Instruction primaire avant la Révolution_.--La communauté +de Sainte-Marguerite ou de Notre-Dame-des-Vertus, et les Dames de la +Trinité instruisaient les filles du faubourg Saint-Antoine. Guilhermy. +_Inscriptions de la France_, t. I, CX-CXL.] + +«Il y a ordinairement dans chaque paroisse deux écoles de charité, une +pour les garçons et l'autre pour les filles,» dit en 1769 un Traité du +gouvernement temporel et spirituel des paroisses[70]. + +[Note 70: Allain, _étude citée_. Sur les écoles de filles avant 1789, +voir le récent ouvrage de M. Albert Duruy, _l'Instruction publique et la +Révolution_.] + +En chassant les religieux instituteurs de la jeunesse, en spoliant les +petites écoles, la Révolution allait plonger le peuple dans les ténèbres +de l'ignorance. Et la Révolution accuse de ces ténèbres ceux qui avaient +allumé et fait rayonner depuis tant de siècles le flambeau qu'elle-même +a éteint! + +Si l'enseignement primaire avait poursuivi son cours au XVIIIe siècle, +nous ne saurions en dire autant de l'instruction donnée aux femmes du +monde. Quelque restreintes que fussent au XVIIe siècle les connaissances +que possédaient les disciples de Fénelon et de Mme de Maintenon, la +sûreté et la délicatesse de leur jugement pouvaient, nous l'avons +rappelé, suppléer en elles à l'étendue de l'instruction. Mais ce fond +solide, si rare même alors, manqua de plus en plus. La frivolité +seule domine au XVIIIe siècle. A cette époque la femme a la pire +des ignorances: celle qui veut décider de tout, en philosophie, en +politique, en religion. Telle grande dame qui n'a lu jusqu'alors que +dans ses Heures, se trouve, en une seule leçon, une philosophe sans le +savoir[71]. + +[Note 71: Taine, _les Origine de la France contemporaine. L'ancien +régime_.] + +Les femmes les plus frivoles se passionnent pour la science. Vers 1782, +c'est une mode. On a dans son cabinet «un dictionnaire d'histoire +naturelle, des traités de physique et de chimie. Une femme ne se fait +plus peindre en déesse sur un nuage, mais dans un laboratoire, assise +parmi des équerres et des télescopes[72]. Les femmes du monde assistent +aux expériences scientifiques, elles suivent des cours de sciences +physiques et naturelles. En 1786, elles obtiennent la permission +d'assister aux cours du collège de France. A une séance publique de +l'Académie des Inscriptions, elles «applaudissent des dissertations sur +le boeuf Apis, sur le rapport des langues égyptienne, phénicienne et +grecque...» Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lancette et même le +scalpel; la marquise de Voyer voit disséquer, et la jeune comtesse de +Coigny dissèque de ses propres mains[73].» + +[Note 72: Id., _Id_.] + +[Note 73: Id., _Id_.] + +Il y avait là certainement quelques tendances louables. Nous ne pouvons, +par exemple, qu'applaudir à la décision qui permit aux femmes de suivre +les cours du Collège de France. Mais dans toutes les démonstrations que +provoqua chez la femme l'engouement de la science, il y a quelque chose +qui sent la parvenue. Elle exhibe ses richesses avec un étalage qui en +rappelle la date trop fraîche. En dépit de Molière et de Boileau, la +pédante a survécu, et avec la pédante, le préjugé contre une sage +instruction des filles. + +Dans l'épître dédicatoire d'_Alzire_, adressée à Mme du Chatelet, +Voltaire, ayant à louer l'instruction de cette femme malheureusement +plus savante que vertueuse, citait des exemples contemporains qui lui +faisaient croire que son siècle ne partageait plus les préjugés que +Molière et Boileau avaient répandus contre l'instruction des femmes. +Mais Voltaire flattait son siècle, et à part quelques exceptions, la +jeune fille du XVIIIe siècle était élevée en poupée mondaine. «Une +fillette de six ans est serrée dans un corps de baleine; son vaste +panier soutient une robe couverte de guirlandes; elle porte sur la +tête un savant échafaudage de faux cheveux, de coussins et de noeuds, +rattaché par des épingles, couronné par des plumes, et tellement haut, +que souvent «le menton est à mi-chemin des pieds;» parfois on lui met du +rouge. C'est une dame en miniature; elle le sait, elle est toute à son +rôle, sans effort ni gêne, à force d'habitude; l'enseignement unique et +perpétuel est celui du maintien[74].» + +[Note 74: Taine, _ouvrage cité_.] + +Un écrivain du XVIIIe siècle, Mercier, nous dira: «Le maître de danse, +dans l'éducation d'une jeune demoiselle, a le pas sur le maître à lire, +et sur celui même qui doit lui inspirer la crainte de Dieu et l'amour de +ses devoirs futurs[75].» + +[Note 75: Mercier, _Tableau de Paris_, 1783. T. VIII, ch. CDX. +Petites filles, Marmots.] + +Les quelques notions de catéchisme que la jeune fille perdait bientôt +d'ailleurs dans le courant philosophique du siècle, n'occupaient, en +effet, qu'un rôle bien secondaire, je ne dirai pas dans l'éducation, ce +serait profaner ce mot, mais dans le dressage de la jeune fille. Tout +y était sacrifié à l'enseignement du maintien. Lorsque, par une mesure +d'économie, le cardinal de Fleury décide Louis XV à faire élever ses +filles à l'abbaye de Fontevrault où, trop souvent, gâtées en filles de +roi, elles n'ont guère d'autre règle que celle de leurs fantaisies, +l'une des princesses, Mme Louise de France, ne connaît pas encore, à +douze ans, toutes les lettres de son alphabet. Un seul professeur d'art +d'agrément a suivi ses royales élèves à Fontevrault; c'est encore le +maître à danser[76]! + +[Note 76: Mme Campan, _Mémoires sur la vie de Marie-Antoinette_.] + +Huit jours avant son mariage, la future duchesse de Doudeauville, Mlle +de Montmirail, âgée de quinze ans, est mise dans un coin de la salle à +manger, avec une robe de pénitence, pour avoir mal fait sa révérence à +son entrée dans le salon d'une mère aussi sévère que fantasque[77]! + +[Note 77: Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville] + +Mais empruntons encore à Mercier quelques traits relatifs à cette +éducation qui, «dès la plus tendre enfance...imprègne, pour ainsi dire, +l'âme des femmes de vanité et de légèreté.» Pour la petite fille, «la +marchande de modes et la couturière sont des êtres dont elle évalue +l'importance, avant d'entendre parler de l'existence du laboureur qui la +nourrit, et du tisserand qui l'habille. Avant d'apprendre qu'il y aura +des objets qu'elle devra respecter, elle sait qu'il ne s'agit que d'être +jolie, et que tout le monde l'encensera. On lui parle de beauté avant +de l'entretenir de sagesse. L'art de plaire et la première leçon de +coquetterie sont inspirés avant l'idée de pudeur et de décence, dont un +jour elle aura bien de la peine à appliquer le vernis factice sur cette +première couche d'illusion. + +«Qu'on daigne regarder avec réflexion ces marionnettes que l'on voit +dans nos promenades, préluder aux sottises et aux erreurs du reste +de leur vie. Le _petit monsieur_, en habit de tissu, et la _petite +demoiselle_, coiffée sur le modèle des grandes dames, copiant, sous les +auspices d'une _bonne_ imbécile, les originaux de ce qu'ils seront un +jour. Toutes les grimaces et toutes les affectations du petit maître +sont rassemblées chez le _petit monsieur_. Il est applaudi, caressé, +admiré en proportion des contorsions qu'il saisit. La _petite +demoiselle_ reçoit un compliment à chaque minauderie dont son petit +individu s'avise; et si son adresse prématurée lui donne quelque +ascendant sur le petit _mari_, on en augure, avec un étonnement stupide, +le rôle intéressant qu'elle jouera dans la société[78].» + +[Note 78: Mercier, _l. c._] + +La petite fille grandit dans l'ennui et l'oisiveté sous ce toit paternel +qui souvent n'abrite pour elle ni caresses ni sourire. Le matin, quand +la mère est à sa toilette, la petite fille vient cérémonieusement lui +baiser la main; elle voit encore ses parents aux heures des repas[79]. + +[Note 79: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville_; +Taine, _les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime_.] + +La mère aime-t-elle sa fille ou du moins croit-elle l'aimer, la +garde-t-elle dans sa chambre, cette chambre est, comme au XVIIe siècle, +une prison où l'enfant, privée de tout mouvement, est tour à tour +encensée ou grondée; «toujours ou relâchement dangereux ou sévérité mal +entendue; jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps +et le coeur de la jeunesse[80].» + +[Note 80: Rousseau, _Émile_, V.] + +Devant cette jeune fille condamnée au rôle d'automate, Rousseau, +l'ennemi, des couvents, se prend à regretter ces maisons où l'enfant +peut se livrer à ses joyeux ébats, sauter et courir. + +Rousseau parlait ainsi dans le livre par lequel il crut pouvoir réformer +l'éducation, aussi bien celle des femmes que celle des hommes. + +Au milieu de ses folles utopies, Rousseau établit néanmoins dans +l'_Émile_ un principe que feraient bien de méditer les émancipateurs +actuels de la femme: c'est qu'il faut élever chaque sexe selon sa +nature, et ne pas faire de la femme un homme, pas même un honnête homme! +Il faut simplement en faire une honnête femme; «Elles n'ont point de +collèges! s'écrie-t-il. Grand malheur! Eh! plût à Dieu qu'il n'y en eût +point pour les garçons[81]!» Je n'achève la phrase de Rousseau que pour +compléter la citation, mais non pour l'approuver jusqu'au bout. Il est +certain que la vie de collège est aussi nécessaire à l'homme, pour le +préparer à la vie publique, qu'elle serait funeste à la femme qui est +destinée à l'existence du foyer. + +[Note 81: Rousseau, _l. c._] + +Rousseau dit que l'éducation doit préparer une femme qui comprenne +son mari, une mère qui sache élever ses enfants. Ce sont là de sages +préceptes que nous trouvions dans les siècles précédents, mais que le +faux jugement de Rousseau applique fort mal, comme d'habitude. C'est +que, au lieu de reconnaître l'existence du péché originel, le philosophe +admet la bonté absolue de la nature humaine. Tous les instincts de cette +nature sont bons; il n'y a qu'à les développer. La ruse est l'instinct +naturel de la femme: c'est cette ruse qu'il faut laisser croître. La +grande science de la femme sera d'étudier le coeur de l'homme pour +chercher adroitement à plaire. Cette étude est la seule que Rousseau +encourage chez la jeune fille. Il lui permet d'ailleurs d'apprendre sans +maître tout ce qu'elle voudra, pourvu que ses connaissances se bornent à +des arts d'agrément qui la rendront plus capable de plaire à son mari. +C'est en vain que Rousseau a prêché la réforme de l'éducation; ses +belles théories n'aboutissent qu'à l'éducation du XVIIIe siècle: l'art +de plaire[82]. + +[Note 82: Taine, _ouvrage cité_.] + +Aucune réforme sérieuse n'était possible avec le système d'un philosophe +qui enlevait à l'éducation de la femme comme à celle de l'homme la seule +base solide: l'éducation religieuse. Rousseau, qui trouvait qu'il n'est +peut-être pas temps encore qu'à dix-huit ans, l'homme apprenne qu'il a +une âme, Rousseau permet cependant que l'on instruise plus tôt la femme +des vérités religieuses. Il est vrai que c'est par un motif assez +irrespectueux pour l'intelligence féminine: Jean-Jacques trouve que si, +pour apprendre les vérités religieuses à la femme, on attend qu'elle +puisse les comprendre, elle ne les saura jamais. Peu importe donc que ce +soit plus tôt ou plus tard. + +La religion de Rousseau, cette religion dont le Vicaire savoyard est +l'éloquent apôtre, est fort élastique: c'est la religion naturelle. Il +est vrai qu'au temps où nous vivons, il faut savoir gré à Jean-Jacques +de n'avoir biffé ni l'existence de Dieu ni l'immortalité de l'âme. + +Impuissantes--heureusement--à passer dans la vie réelle, les rêveries +éducatrices de Rousseau rappellent cependant aux mères qu'elles ont des +filles. Elles ont maintenant le goût de la sensiblerie maternelle. Mais, +incapable de comprendre que cette enfant représente pour elle un devoir, +la mère ne voit en elle qu'un plaisir. On initie la petite fille aux +grâces du parler élégant. On fait de cette enfant, qui y est déjà si +bien préparée, une petite comédienne de salon. Elle reçoit pour maîtres +des acteurs célèbres; elle joue dans les proverbes, dans les comédies, +dans les tragédies. Rousseau n'avait sans doute pas prévu tous ces +résultats, mais n'en avait-il pas préconisé le principe: l'art de +plaire? + +Une disciple de Rousseau, Mlle Phlipon, la future Mme Roland, parut +donner un fondement plus solide à l'éducation des femmes quand elle +écrivit un discours sur cette question proposée par l'Académie de +Besançon: Comment l'éducation des femmes pourrait contribuer à rendre +les hommes meilleurs. Suivant la méthode de Rousseau, la jeune +philosophe juge que pour répondre à cette question il faut suivre les +indications de la nature. Cette méthode lui fait découvrir que c'est par +la sensibilité que les femmes améliorent les hommes et leur donnent le +bonheur: c'est donc la sensibilité qu'il faut développer et diriger +en elles par une instruction qui éclaire leur jugement. Développer la +sensibilité, c'est-à-dire le foyer le plus ardent et le plus dangereux +qui soit dans le coeur de la femme! En vain, Mlle Phlipon prétend-elle +régler la marche du feu. Oui, avant l'incendie, on peut et l'on doit +diriger la flamme; mais quand tout brûle, est-ce possible? Allumer +l'incendie et se croire la faculté de se rendre maître du feu, quelle +utopie! + +Telle est l'éducation par laquelle l'élève de Rousseau prépare l'épouse +et la mère éducatrice. Tout ici, même l'exercice de la réflexion, doit +concourir à rendre la femme plus aimante et plus aimable. N'est-ce pas +encore; avec une plus généreuse inspiration, le système de Rousseau: +l'art de plaire? Aussi, bien que Mlle Phlipon accorde à l'instruction +des femmes une place que l'_Emile_ ne lui avait pas attribuée, ses +conclusions ne s'écartent guère de celles de son maître. Non plus que +Rousseau d'ailleurs, elle ne sait leur donner une valeur pratique. Elle +avoue elle-même à la fin de son discours qu'elle est «plus prompte à +saisir les principes» qu'elle n'est «habile à détailler les préceptes +[83].» + +[Note 83. M. Faugère a fait rechercher le manuscrit du discours de +Mme Roland, dans les archives de l'Académie de Besançon. Il a publié ce +travail inédit dans son édition des _Mémoires_ de Mme Roland. 1864.] + +Ce n'est pas dans la prédominance absolue de la sensibilité, c'est dans +l'harmonie du coeur et de la raison qu'est le secret de la véritable +éducation, mais il n'appartient pas à la philosophie naturelle, de +livrer ce secret. + +Tandis que les philosophes dissertaient sur l'éducation, tandis que +des mères mondaines s'essayaient à appliquer les théories de Rousseau, +quelques familles, bien rares il est vrai, continuaient de chercher les +traditions éducatrices à leur véritable source: le christianisme. J'aime +à remarquer ces traditions dans la postérité du chancelier d'Aguesseau. +Un esprit supérieur avait toujours distingué les femmes de cette +famille. La femme et la soeur du chancelier nous apparaîtront plus tard. +Sa fille aînée, la future comtesse de Chastellux, reçut chez les dames +de Sainte-Marie de la rue Saint Jacques, une solide instruction. Rentrée +dans sa famille, elle se livra d'elle-même à de fortes études. Son père +l'y encourageait: «J'espère, lui écrivait-il, que vous humilierez par +vos réponses la vanité de vos frères, qui croient être d'habiles gens, +et que vous leur ferez voir que la science peut être le partage des +filles comme des hommes.» Ce serait là un avis un peu téméraire s'il ne +trouvait son correctif dans cette autre phrase: «Ce que je trouve +de beau en vous, ma chère fille, c'est que vous ne dédaignez pas de +descendre du haut de votre érudition, pour vous abaisser à faire tourner +un rouet.» Plus tard, le chancelier s'intéressait à la prédilection +que sa petite-fille, Mlle Henriette de Fresnes, avait pour l'histoire +ancienne et particulièrement pour ce qui concernait l'Égypte. Il se +plaisait au style de cette jeune personne, mais il la félicitait aussi +de garder le goût des occupations ménagères: «Je suis ravi de voir que +vous savez _pâtisser_ aussi bien qu'écrire, et que vous cherchez +de bonne heure à imiter les moeurs des femmes et des filles des +patriarches. Vous me permettrez cependant de préférer toujours les +ouvrages de votre esprit à ceux de vos doigts[84].» + +[Note 84: D'Aguesseau, _Lettres inédites_. A Mlle d'Aguesseau, 13 +octobre 1712; à Mlle Henriette de Fresnes, 4 janvier et 27 février +1745; et dans le même ouvrage, _Essai sur la vie de Mme la comtesse de +Chastellux_, par Mme la marquise de la Tournelle, sa fille.] + +Mlle Henriette de Fresnes. qui devint la duchesse d'Ayen, trouvait donc, +dans les traditions de sa famille, une plus sûre méthode d'éducation que +celle de l'_Émile_. Elle l'applique avec la sollicitude maternelle la +plus éclairée. En élevant ses cinq filles, la duchesse fortifie leur +jugement, fait planer leurs âmes au-dessus des intérêts terrestres, et +leur apprend qu'il faut tout sacrifier à la vertu. Elle lit avec ses +filles les pages les plus éloquentes des anciens et des modernes, ainsi +que les plus belles oeuvres de la poésie. Elle forme elle-même ces +admirables mères qui, à travers la tourmente de la Révolution, gardent +ses enseignements pour les transmettre à notre siècle: Mme de La +Fayette, Mme de Montagu; Mme de Montagu qui disait à ses filles que «la +vérité ne nous est pas donnée seulement pour orner notre esprit, mais +pour être pratiquée[85].» Belle définition qui résume tout ce que la +vieille éducation française nous a donné de meilleur. + +[Note 85: Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.] + +Du XVIe au XVIIIe siècles, quelles jeunes filles produira d'une part +l'éducation mondaine, de l'autre l'éducation domestique? + +Au XVIe siècle, la première de ces éducations nous offre, dans son +expression typique, la fille d'honneur attachée à une reine ou à une +princesse. Elle figure dans les ballets, elle assiste aux tournois; ou, +bien, à cheval, la plume au vent, elle escorte avec ses compagnes la +litière d'une royale voyageuse. Elle porte gaiement la vie, la mort +même; et, vaillante, elle fait de sa tendresse le prix de la valeur +guerrière. Mais, dans l'_escadron volant_ de Catherine de Médicis, elle +met à moins haut prix son amour, et sert l'astucieuse politique de la +reine pour séduire les hommes qu'il faut gagner[86]. + +[Note 86: Brantôme, les deux livres des _Dames_; Marguerite de +Valois, reine de France et de Navarre, _Mémoires_.] + +La légèreté des filles d'honneur pouvait aller jusqu'à la plus +effroyable immoralité. Brantôme nous en donne des preuves suffisantes. +Ne nous montre-t-il pas de ces jeunes filles buvant dans une coupe où un +prince a fait graver les scènes les plus immorales! Si quelques-unes de +ces jeunes filles détournent les yeux, d'autres regardent effrontément, +échangent tout haut d'ignobles réflexions, et osent même étudier les +infâmes leçons qui leur sont présentées[87]! + +[Note 87: Brantôme, _Second livre des Dames_.] + +Sous Louis XIV, la dépravation, pour être moins éhontée, n'en existe +pas moins parmi les filles d'honneur. Elles sont exposées ou s'exposent +elles-mêmes aux hommages outrageants. La maréchale de Navailles est +obligée de faire murer l'escalier qui mène le jeune roi chez les filles +d'honneur. + +Mais dans les familles demeurées patriarcales, d'autres habitudes +préparent dans la jeune fille la gardienne du foyer. Au sein de +l'austère retraite où la protège l'honneur domestique, elle verra dans +la vie, non cette fête perpétuelle que rêvent les filles de la cour, +mais une rude épreuve à laquelle elle doit préparer son âme. + +Dans les familles même qui ne prennent de la cour que l'élégance et qui +en repoussent la corruption, la jeune fille conserve cette grâce suave +et chaste, cette dignité et cette simplicité, cette douceur et cette +force morale que lui avait donnée le moyen âge. Il s'y joint même +quelque chose de plus dans ce milieu d'une distinction souveraine. +Quand, aux attraits de la vierge chrétienne, venaient s'unir les dons +exquis de l'intelligence, le charme des nobles manières et du gracieux +parler, on avait dans son expression la plus accomplie le type de la +jeune fille française. + +Au XVIe siècle et au commencement du XVIIe, les luttes du temps font +souvent prédominer chez la jeune fille la force sur la douceur. +Corneille dut peindre d'après nature ces _adorables furies_ qui, tout +entières à la vengeance d'un père, immolent à cette vengeance leurs plus +tendres sentiments, et sacrifient à un faux point d'honneur les lois de +la miséricorde, celles de la justice même. Mais, à côté de ces natures +ardentes, le doux type de la jeune fille subsiste toujours, et des +temps plus calmes permettront de le voir plus souvent dans sa paisible +sérénité. Racine l'avait sous les yeux en dessinant Iphigénie. Molière +le respecta généralement dans ses comédies. Nobles ou bourgeoises, la +plupart de ses jeunes filles, gracieuses et modestes comme Iphigénie, +ont comme celle-ci la tendresse filiale, le respect de la volonté +paternelle, la force des généreuses renonciations. Sans doute le poète +comique ne leur demande pas d'immoler leur vie,--ce n'était pas son +rôle,--mais elles savent sacrifier leurs sentiments les plus chers au +souvenir d'un père, au repos d'un fiancé. Nous retrouverons encore +cette touchante figure de la jeune fille française dans la société +artificielle du XVIIIe siècle, cette société, tour à tour, et même à +la fois, sentimentale et spirituellement légère; et Bernardin de +Saint-Pierre immortalisera dans sa Virginie ce type de la tendresse, +du dévouement et de la céleste pureté qui, devant une mort soudaine et +terrible, fait refuser à la jeune fille le salut qui l'alarme dans les +plus intimes délicatesses de sa pudeur. + +Et si nous passons dans la vie réelle, que de ravissantes figures depuis +ces jeunes filles du XVIe siècle qui allient les plus humbles devoirs +domestiques au culte des lettres, jusqu'à ces nobles créatures du +XVIIe et du XVIIIe siècles, Louise de la Fayette, Marthe du Vigean, +Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, anges de la terre qui s'envolent vers +les saintes régions du cloître sans que leurs blanches ailes aient +reçu la moindre poussière terrestre! Et, au milieu de la tourmente +révolutionnaire, que de touchantes physionomies encore, depuis +cette _Jeune Captive_ dont André Chénier recueillit, dans sa poésie +enchanteresse, les mélancoliques regrets et les invincibles espoirs[88]; +jusqu'à Madame Élisabeth de France et ses glorieuses émules qui, devant +l'échafaud, immolent avec un sublime courage ces mêmes regrets, ces +mêmes espoirs, et prouvent que le pays de Jeanne d'Arc n'a pas cessé +d'enfanter des vierges-martyres! + +[Note 88: Bien que l'héroïne de ce poëme, Mlle de Coigny, n'ait pas +gardé dans la suite de sa vie le charme que nous a révélé André Chénier, +elle est toujours restée, comme l'a dit M. Caro, la jeune fille +immortalisée par le poète, _la Jeune captive_. Caro, _la Fin du XVIIIe +siècle_.] + +Sans doute, comme nous l'avons remarqué, les tendresses du foyer seront +souvent comprimées pour la jeune fille. Mais ces tendresses déborderont +plus d'une fois. On verra des Antigones soutenir leurs parents +infirmes[89]. L'amour filial, l'amour fraternel auront leurs héroïnes, +comme la généreuse soeur de François Ier captif, comme la duchesse de +Sully pendant la Fronde, Mlle de Sombreuil et Mlle Cazotte pendant la +Révolution. + +[Note 89: Mme la baronne d'Oberkirch, _Mémoires; les savants +Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.] + +Mme de Miramion, qui n'avait que neuf ans lorsqu'elle perdit sa mère, en +devint malade de chagrin; et toute sa vie, sa figure, de même que son +esprit, garda la mélancolique impression de ce souvenir. Dès le jeune +âge où elle fut privée de sa mère, elle devait regretter de ne l'avoir +pas assez aimée[90]. + +[Note 90: Récit de la vie de Mme de Miramion, écrit par elle-même, +d'après l'ordre de son directeur, M. Jolly, 1677. Bonneau-Avenant, _Mme +de Miramion_.] + +«En aimant ma mère, j'ai appris à aimer la vertu, dira dans une maladie +mortelle Mme de Rastignac, fille de la duchesse de Doudeauville. J'ai +toujours cru entendre la voix de Dieu quand elle me parlait, et en lui +obéissant, c'est sa volonté que j'ai cru faire.» + +Les terreurs de la mort agitent la jeune femme: «Restez avec moi», +dit-elle à l'admirable mère qui a inspiré un tel éloge. «Restez avec +moi; près de vous je n'ai jamais rien redouté.» Comme l'enfant bercé par +sa mère, la malade s'endormait en sentant veiller sur elle cette tendre +sollicitude. Mais la mort est là et va saisir sa proie. «Je remercie +Dieu en mourant de n'avoir pas eu dans le cours de ma vie une seule +pensée que je ne vous aie fait connaître», dit Mme de Rastignac à sa +mère. + +Elle va recevoir les sacrements: «Ce sera pour ce soir,» dit-elle au +saint prêtre qui l'assiste: «Je désire épargner ce spectacle à la +sensibilité de mes parents, mais j'ai prié ma mère de s'y trouver, il +lui en coûterait trop de s'éloigner; d'ailleurs, j'ai besoin de sa +présence; elle est mon ange, elle est ma vie, je croirai n'avoir rien +fait de bien sans elle; je dois à ses soins la prolongation de mes +jours, et mon salut à ses vertus[91].» + +[Note 91: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville_. +Cette scène se passe en 1802; mais nous l'avons rattachée à l'ancienne +France, qui forma Mme de Rastignac.] + +Aux premiers temps de sa maladie, elle avait pressenti sa fin prochaine. +Jeune, charmante, adorée, elle disait: «Je suis résignée à tout ce +que Dieu voudra, mais je conviens qu'il m'en coûterait de quitter la +vie.--Cela est simple, lui répondit-on, à vingt et un ans, avec tous les +avantages qui assurent le bonheur.--Non, reprit-elle en riant, ce ne +sont pas là des biens, vous ne m'entendez pas.--Mais vous êtes épouse et +mère!--Ah! je le sens plus vivement que jamais!... et je suis +fille[92]!» + +[Note 92: Même ouvrage.] + +«Et je suis fille!» Ce fut avec un déchirant accent que la malade +prononça ces paroles qui révélaient que, pour cette angélique créature, +l'amour filial avait été le sentiment dominant de sa vie. + +Toutefois le sévère principe romain de l'autorité paternelle l'emportait +généralement sur l'amour dans les foyers de la vieille France. La tâche +de la jeune fille était particulièrement lourde dans les familles nobles +réduites à la pauvreté. Les filles du logis tenaient souvent lieu de +servantes. A la ville, elles font le marché; elles travaillent dans +un grenier. A la campagne, elles respirent du moins le grand air des +champs, mais elles joignent aux travaux du ménage les occupations de la +vie rurale. Il en est qui ont à surveiller «quelques dindons, quelques +poules, une vache, encore trop heureuses d'avoir à en garder», dit Mme +de Maintenon qui, elle aussi, des sabots aux pieds, une gaule à la main, +avait gardé les dindons d'une tante riche cependant, mais avare[93]. + +[Note 93: Mme de Maintenon, _Conseils et instructions aux demoiselles +de Saint-Cyr pour leur conduite dans le monde_, édition de M. Lavallée. +Instructions de 1706 et de 1707. Mme de Staal de Launay nous montre +aussi ses deux futures belles-filles tenant le ménage paternel. V. ses +_Mémoires_.] + +Une lettre écrite en 1671 et qui nous fait pénétrer dans une +gentilhommière normande, nous initie à la rude existence que menaient +les filles de la maison: + +...Nous avons esté les mieux receus du monde tant de M. mon oncle que de +Mme ma tante et de tous mes cousins et cousines... ils sont au nombre de +neuf. L'aisné est un garçon... après suivent quatre filles... l'aisnée +su nomme Nanette, 17 à 18 ans, de taille dégagée, assez grande, +passablement belle, fort adrette; elle fait avec sa cadette suivante +tout l'ouvrage de la maison; encore dirigent-elles le manoir de la +Fretelaye à demi-lieue de là. Cette cadette, Manon, âgée de 15 ans, trop +grosse pour sa taille, est belle et a bonne grâce, mais gagneroit à ne +pas être tant exposée au soleil en faisant tout le ménage de la maison. +La troisième, Margot, n'est ni belle ni bonne (13 à 14 ans), la +quatrième, Cathos (dix ans), assez bonne petite fille, presque sourde, a +des yeux de cochon, un nez fort camard, un teint tout taché de brands de +Judas. Suivent deux frères: Jean-Baptiste, agé de huit ans, gros garçon +qui aura quelque jour bonne mine et promet quelque chose; François, agé +de sept ans, promettant moins et méchant comme un petit démon, sec +comme un hareng soret... Vient après eux une fille de cinq ans, nommée +Madelon, qui ne sçait pas que nous soyons partis, car elle en mourrait +de déplaisir. Le dernier, Pierrot, petit démon, a deux ans et sept mois, +tette encore, et donne à sa mère, luy seul, plus de peyne que tous les +autres... Pour leurs habits, ils sont assez propres et honnestes suivant +que l'on se vestit dans le pays... les deux filles ont des robes +d'estamine de Lude avec des jupes de serge de Londres fort propre[94]... + +[Note 94: Lettre de Denis III Godefroy, 3 octobre 1671. _Les savants +Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.] + +Au milieu de cette nombreuse famille, de ces enfants volontaires, on se +représente ce qu'était l'existence des jeunes ménagères! La vie active +qu'elles menaient nous semble au demeurant plus heureuse que la vie +comprimée qui était le partage des jeunes filles riches. + +Sous l'humble toit paternel la fille du gentilhomme pauvre était +protégée par ces fermes principes qui, dans leur rigueur même, +sauvegardaient sa dignité. Mais que de déceptions, que d'amères +tristesses pour la jeune fille qui, élevée dans un milieu +aristocratique, tombait dans la misère sans être entourée d'une famille! +Est-il rien de plus navrant que la détresse de Mlle de Launay, cette +pauvre fille qui, réduite à la domesticité, subit les humiliations de +son nouvel état devant les hommes même qui l'ont entourée d'hommages, et +essuie jusqu'aux insultants mépris des autres caméristes qui n'ont ni +son instruction, ni ses talents, et qui se vengent de cette infériorité +en se moquant de son inaptitude à leur métier[95]? Et que dire des +malheureuses enfants qui, bien plus à plaindre encore que Mlle de +Launay, sont livrées par un père ou par une mère qui exploite leur +honneur[96]? + +[Note 95: Mme de Staal de Launay, _Mémoires_.] + +[Note 96: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_; Mme Campan, +_Souvenirs_, portraits, anecdotes.] + +Quant aux filles de familles riches, quel sort les attendait? + +Bien qu'au XVIe siècle le droit romain ait triomphé du droit germain, le +droit d'aînesse échappe à cette influence, et généralement aussi, les +filles sont, comme les cadets, sacrifiées à l'aîné de leurs frères, et +ne reçoivent qu'une dot[97]. Néanmoins, cette dot paraît encore trop +lourde à bien des familles qui se débarrasseront de cette charge au +moyen du couvent. C'est avec une généreuse indignation que Bourdaloue +flétrira le crime de ces parents qui, forçant les vocations, osent jeter +à Dieu des coeurs qu'il n'a pas lui-même appelés: L'établissement de +cette fille coûterait; sans autre motif, c'est assez pour la dévouer à +la religion. Mais elle n'est pas appelée à ce genre de vie: il faut bien +qu'elle le soit, puisqu'il n'y a point d'autre parti à prendre pour +elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état: il faut supposer qu'il l'y +veut, et faire comme s'il l'y voulait. Mais elle n'a nulle marque de +vocation: c'en est une assez grande que la conjoncture présente des +affaires et la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu'elle n'a pas +cette grâce d'attrait: cette grâce lui viendra avec le temps, et +lorsqu'elle sera dans un lieu propre à la recevoir. Cependant on conduit +cette victime dans le temple, les pieds et les mains liés, je veux dire +dans la disposition d'une volonté contrainte, la bouche muette par la +crainte et le respect d'un père qu'elle a toujours honoré. Au milieu +d'une cérémonie brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais +funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre +et l'on en fait un sacrifice qui, bien loin de glorifier Dieu et de lui +plaire, devient exécrable à ses yeux et provoque sa vengeance. + +[Note 97: J'ai longuement étudié la situation de la femme devant le +droit romain et le droit germain dans mon ouvrage: _la Femme française +au moyen âge_, actuellement sous presse.] + +Ah! Chrétiens, quelle abomination! Et faut-il s'étonner, après cela, si +des familles entières sont frappées de la malédiction divine? Non, non, +disait Salvien, par une sainte ironie, nous ne sommes plus au temps +d'Abraham, où les sacrifices des enfants par les pères étaient +rares. Rien maintenant de plus commun que les imitateurs de ce grand +patriarche. On le surpasse même tous les jours: car, au lieu d'attendre +comme lui l'ordre du ciel, on le prévient... Mais bientôt corrigeant sa +pensée: Je me trompe, mes frères, reprenait-il; ces pères meurtriers ne +sont rien moins que les imitateurs d'Abraham; car ce saint homme voulut +sacrifier son fils à Dieu: mais ils ne sacrifient leurs enfants qu'à +leur propre fortune, et qu'à leur avare cupidité[98]... + +[Note 98: Bourdaloue, _Sermon pour le premier dimanche après +l'Épiphanie_. Sur les devoirs des pères par rapport à la vocation de +leurs enfants.] + +La Bruyère n'est pas moins énergique: «Une mère, je ne dis pas qui cède +et qui se rend à la vocation de sa fille, mais qui la fait religieuse, +se charge d'une âme avec la sienne, en répond à Dieu même, en est la +caution: afin qu'une telle mère ne se perde pas, il faut que sa fille se +sauve[99].» + +[Note 99: La Bruyère, XIV, _De quelques usages_. Dans l'alinéa +suivant le moraliste parle d'une jeune fille que son père, joueur ruiné, +fait religieuse, et qui n'a d'autre vocation «que le jeu de son père.» +Mme de Maintenon et la duchesse de Liancourt s'élèvent aussi contre +les vocations forcées. Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, +60. Instruction aux demoiselles de la classe bleue, janvier 1695; la +duchesse de Liancourt, _Règlement donné par une dame de haute qualité +à M*** (Mlle de la Roche-Guyon), _sa petite fille, pour sa conduite et +celle de sa maison. Avec un mitre règlement que cette dame avait dressé +pour elle-même._ Paris, 1718. (Sans nom d'auteur.)] + +Si les parents ne mettent pas leurs filles au couvent, ils pourront +les empêcher de se marier, dussent-ils, comme le fit le duc de la +Rochefoucauld, les laisser végéter dans un coin séparé de la demeure +paternelle, et réduire même l'une d'elles à épouser secrètement un +ancien domestique de la maison, devenu un courtisan célèbre[100]. + +[Note 100: Saint-Simon, _Mémoires_, éd. de M. Chérnel, t. II, ch. +XXXVII; VI, XXIII.] + +Ces abus n'existaient pas dans les familles où régnait l'esprit +chrétien. Mère de neuf filles, la maréchale de Noailles né voulut +forcer la vocation d'aucune d'elles. Une seule reçut l'appel divin et y +répondit[101]. + +[Note 101: E. Bertin, _les Mariages dans l'ancienne société +française_.] + +Dans ces pieuses familles, les filles sont dotées par leur père, soit +de son vivant, soit par disposition testamentaire. On en voit même qui, +conformément au droit romain, reçoivent du testament paternel une part +égale à celle de leurs frères. Tel exemple nous est offert dans la +famille des Godefroy. Nous voyons aussi dans cette famille une fille +tendrement dévouée à ses parents et qui reçoit de sa mère «en avancement +d'hoirie deux rentes au capital de 10,400 livres.» Son père lui avait +déjà légué «hors part,» divers domaines; et cependant elle avait des +frères[102]. + +[Note 102: _Les savants Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.] + +A la mort du père, le fils aîné devient chef de la famille. Plus d'un se +souvient que le testament de son père a légué ses soeurs à sa tendresse. +Plus d'un aussi sans doute, selon la touchante pensée de Mme du +Plessis-Mornay, témoignera à ses soeurs par son amour fraternel, l'amour +filial que lui inspirait une mère regrettée[103]. Chef de la maison, le +frère aîné dote sa soeur. Dans une famille pauvre des frères se cotisent +pour remplir ce devoir. Par testament le frère lègue à la soeur des +rentes viagères ou autres[104]. + +[Note 103: Mme du Plessis-Mornay, _Mémoires_.] + +[Note 104: Les frères du Laurens. Manuscrit de Jeanne du Laurens. Ch. +de Ribbe, _une Famille au XVIe siècle_; id., _les Familles et la Société +en France avant la Révolution; les savants Godefroy_.] + +La fille n'a-t-elle pas de frère et le père a-t-il désigné dans sa +famille un héritier, elle épouse celui ci, fût-ce un oncle âgé. + +Si le droit d'aînesse a échappé à l'influence du droit romain, ce +dernier domine dans la condition de la femme, surtout au XVIe siècle. +A cette époque le sénatus-consulte Velléien qui défend à la femme de +s'engager pour autrui, règne aussi bien dans les pays de droit coutumier +que dans les pays de droit écrit. L'ordonnance de 1606 l'abrogera +implicitement; mais cette ordonnance ne sera pour ainsi dire appliquée +que dans les provinces du centre. Louis XIV en étendra l'application +sans toutefois la rendre générale[105]. + +[Note 105: Gide, _Étude sur la condition privée de la femme dans +le droit ancien et moderne et en particulier sur le sénatus-consulte +Velléien_. Paris, 1867.] + +Les pactes nuptiaux subissent aussi l'influence romaine, tout en gardant +le principe germain de la communauté. Suivant que les pays sont de droit +coutumier ou de droit écrit, ce régime prévaut dans les premiers et le +régime dotal dans les seconds[106]. + +[Note 106: Un jurisconsulte a établi en France quatre espèces de +pays sous le rapport de la communauté: 1° les pays de droit coutumier, +principalement ceux que régissait la coutume de Paris ou d'Orléans; +«là, la communauté était le droit commun, à défaut de stipulation +contraire... + +«2° D'autres pays coutumiers, tels que ceux de Bretagne, d'Anjou, du +Maine, de Chartres et du Perche; là, la communauté ne formait le droit +commun que si le mariage avait duré _an_ et _jour_. + +«3° Les pays de droit écrit; là, la communauté n'avait lieu qu'en cas de +stipulation expresse; le régime dotal était le droit commun; + +«4° Le pays de Normandie, où il n'était pas même permis de stipuler le +régime de la communauté (art. 330, 389 de la coutume). Armand Dalloz +jeune. _Dictionnaire général et raisonné de législation et de +jurisprudence_, t. I. _Communauté_.] + +Nous voyons dans certains contrats la dotalité romaine se mêler à la +communauté coutumière. Mais c'est la loi romaine qui l'emporte quand +elle défend aux époux, après leur mariage, les dons, les avantages, les +contrats mutuels. + +Comme le remarque M. Gide, l'autorité maritale s'affaiblit par les +restrictions que subit le régime de la communauté. Cependant les +romanistes d'alors ont une si faible idée de la capacité féminine, +qu'ils s'accommodent d'un élément germain, le pouvoir marital, «pour en +faire une sorte de tutelle à la romaine.» L'épouse devient une pupille, +non plus, comme dans la communauté coutumière, à cause de sa faiblesse +physique, mais à cause de l'infériorité morale que lui attribue l'esprit +romain. Cette tutelle est pour la femme, aux yeux des romanistes, «un +droit et un bénéfice.» + +Si l'épouse agit seule, la loi juge que c'est sans volonté suffisante. +La femme elle-même peut «attaquer le contrat.» Mais la tutelle n'étant +plus maintenue que dans l'intérêt de l'épouse, ne rend plus le mari +maître des biens du ménage, comme il l'était dans l'ancienne communauté +coutumière. + +La communauté n'est donc plus une suite nécessaire du pouvoir marital. +«Elle ne résulta plus que des conventions nuptiales qui purent, au gré +des parties, la restreindre ou l'exclure[107].» + +[Note 107: Gide, _ouvrage cité_.] + +Tant que les familles vivent sur leurs terres ou mènent dans les villes +une existence modeste, les dots sont faibles. Au XVIe siècle, 60,000 +livres constituent une dot considérable. Ceux qui alors recherchaient +les grosses dots en furent punis par les caprices impérieux de leurs +riches compagnes: «Pourtant, dit Montaigne, treuve le peu d'advancement +à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une +femme qui le charge d'un grand dot; il n'est point de debte estrangiere +qui apporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs ont communément +suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi[108].» + +[Note 108: Montaigne, _Essais_, I. II, ch. VIII. Comp. au siècle +suivant, La Bruyère, XIV.] + +La mère d'André Lefèvre d'Ormesson reçut en 1559 une dot de 10,000 +livres. Son fils, qui nous l'apprend, dit à ce sujet «que son père avoit +recherché le support et l'alliance, plus que les richesses[109].» + +[Note 109: Cité par M. de Ribbe, _les Familles et la Société en France +avant la Révolution_.] + +Une autre famille de robe, celle des Godefroy, nous montre la +progression des dots depuis le XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. En +1535, la fille de Pierre Lourdet, «pourvu d'une charge dans la maison +Royale,» apporte en dot, à Léon Godefroy de Guignecourt, «un capital de +4,000 livres tournois, un demi-arpent de vignes à Antony, le quart d'une +maison rue de la Bucherie, quelques menues rentes, quatre cents livres +de biens meubles et _deux robes_, l'une d'escarlatte, l'autre noire. Le +contrat lui assure un douaire de cent soixante livres de rente s'il y +a enfants, de deux cents au cas contraire, rachetable sur le pied du +denier dix.» + +En 1610, Théodore Godefroy épouse Anne Janvyer, fille d'un conseiller +secrétaire du roi, et celle-ci lui apporte 6,000 livres tournois. Son +fils se marie en 1650 avec la fille d'un écuyer, Geneviève des Jardins +dont la dot, considérée comme modique, est évaluée à 14,000 livres; +il est vrai que dans ce chiffre ne figurent que 4,000 livres d'argent +comptant; des rentes diverses, des meubles, du linge, de la vaisselle +forment le reste de la dot. En 1687, la fille de ce Godefroy, +Marie-Anne, a 10,000 livres de dot, plus 1,000 livres de meubles et de +hardes qui lui appartiennent: «Chacun des époux met un tiers de son +apport dans la communauté. Un préciput de 1,200 livres en deniers ou +meubles est réservé au prémourant. La veuve aura un douaire de 400 +livres de rentes et l'habitation dans la maison seigneuriale de +Champagne.» Alors que Marie-Anne était toute jeune fille, un mariage +manqua pour elle, faute de 1,000 écus de dot. Son frère, Jean Godefroy +d'Aumont, épouse en 1694 une femme dont la dot est de 16,000 florins que +représentent des terres, des rentes et quelque peu d'argent comptant. Le +contrat assure une pension à l'époux survivant. + +Au XVIIIe siècle les dots sont beaucoup plus considérables. En 1720, +Claude Godefroy du Marchais, frère de Marie-Anne et de Jean Godefroy, +s'unit à une fille de robe qui lui apporte, avec une dot de 36,000 +livres provenant de la succession paternelle et de ses épargnes, 15,000 +florins que sa mère lui donne en avancement d'hoirie. Comme son fiancé, +elle met «18,000 livres dans la communauté. Le survivant pourra prélever +sur les meubles un préciput de 6,000 livres en argent ou en nature à son +choix et après estimation. Si c'est la femme, elle retirera en plus ses +habits, linge, et bijoux, et aura un douaire de 1,500 livres de rente.» +En 1769, la fille de Godefroy de Maillart a une dot de 150,000 livres en +meubles et en immeubles[110]. + +[Note 110: _Les savants Godefroy_, Mémoires d'une famille pendant les +XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.] + +Ces divers contrats sont d'autant plus curieux que certains d'entre +eux nous offrent la combinaison de la communauté coutumière et de la +dotalité romaine. + +Nous avons remarqué que c'est une famille de robe qui nous a offert, +avec ces contrats, les chiffres qui établissent la progression des dots, +du XVIe siècle au XVIIIe. Dans la noblesse de cour, sous Louis XIV, une +dot de 60,000 francs, cette dot qui était considérable au XVIe siècle, +est regardée comme bien modique. On voit des dots de 200,000, 300,000, +400,000 francs. Mais ces grosses dots sont néanmoins des exceptions. +Aussi les filles qui les apportent sont-elles ardemment convoitées +à cette époque où le luxe de la vie des cours entraîne aux folles +dépenses. Le gentilhomme endetté recherche l'héritière. Une fille laide, +bossue, mais grandement dotée, trouve «non seulement un mari, mais un +ravisseur[111].» Un jeune homme épousera une vieille femme riche, quitte +à la maltraiter si elle ne meurt pas assez vite après l'avoir enrichi et +l'avoir délivré de ses créanciers[112]. + +[Note 111: Ernest Bertin, _les Mariages dans l'ancienne société +française_.] + +[Note 112: La Bruyère, XIV.] + +En général cependant, c'est plutôt par ambition que par avarice que les +gentilshommes se marient au XVIIe siècle. Eux aussi, ils cherchent, +comme au XVIe siècle, «le support et l'alliance», mais c'est surtout +pour parvenir plus rapidement aux honneurs. Laide et contrefaite, Mlle +de Roquelaure avait été enlevée par un Rohan qui convoitait sa dot. +Laide et contrefaite, la fille du duc de Saint-Simon est recherchée +par un prince de Chimay qui épouse en elle le crédit de son père. +«Cruellement vilaine» était la seconde fille de Chamillart, et cependant +le pouvoir d'un père ministre lui donna un attrait qui fit d'elle une +duchesse de la Feuillade. Il est vrai que si le mari qui lui apportait +ce titre avait une laideur plus agréable que la sienne, il était plus +affreux au moral qu'elle ne pouvait l'être au physique[113]. + +[Note 113: Saint-Simon. _Mémoires_, t. II, ch. XXVI; IV, XII, XX; +Bertin, _ouvrage cité_.] + +Ajoutons cependant qu'au XVIIe et au XVIIIe siècles, dans la chasse aux +maris, les parents des filles à marier se montrent plus âpres encore que +les hommes à marier. Pour établir une fille, surtout quand elle est peu +ou point dotée, que de calculs, que d'intrigues! Un homme fût-il vieux, +infirme, laid à faire peur; fût-ce un brutal, un libertin, un pillard, +un déserteur, c'est un mari que recherchent les plus illustres familles, +surtout s'il est duc, si sa femme doit avoir tabouret à la cour[114]. + +[Note 114: E. Bertin, _ouvrage cité_.] + +Pour ne point manquer un parti, on fiance et l'on marie une enfant. La +plus riche héritière de France, Marie d'Alègre, est fiancée à huit ans +au marquis de Seignelay. Il y a des mariées de douze ans, de treize ans. +La duchesse de Guiche, fille de Mme de Polignac, sera mère à quatorze +ans et un mois[115]. Il y avait de si petites mariées qu'il fallait les +porter à l'église. On les prenait «au col.» C'est ainsi que la fille +de Sully fut menée en 1605 au temple protestant. «Présentez-vous +cette enfant pour être baptisée?» demanda malicieusement le ministre +Moulin[116]. + +[Note 115: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.] + +[Note 116: E. Bertin, _ouvrage cité_.] + +Au siècle précédent, Jeanne d'Albret avait ainsi été portée à l'autel, +bien qu'elle fût d'âge à pouvoir marcher. Brantôme prétend qu'elle en +était empêchée par le poids de ses pierreries et de sa robe d'or et +d'argent. Mais cette petite fille de douze ans, que l'on avait fouettée +tous les jours pour obtenir son consentement à son mariage, et qui, avec +une énergie précoce, avait publiquement protesté contre la violence qui +lui était faite, pouvait avoir des motifs particuliers pour ne point +aller librement à l'autel[117]. + +[Note 117: Protestation de Jeanne d'Albret, au sujet de son mariage +avec le duc de Clèves, pièce reproduite par M. Génin, à la suite des +_Nouvelles lettres de la reine de Navarre_. Paris, 1842; Brantôme, +_Premier livre des Dames_, Marguerite d'Angoulesme.] + +«Madame, votre fille est bien jeune», dit Louis XIV à la duchesse de +la Ferté qui lui soumet un projet de mariage pour cette enfant âgée de +douze ans.--«Il est vrai, Sire; mais cela presse, parce que je veux M. +de Mirepoix, et que dans dix ans, quand Votre Majesté connaîtra son +mérite, et qu'Elle l'aura récompensé, il ne voudrait plus de nous.» En +narrant cet épisode à sa fille, Mme de Sévigné ajoute: «Voilà qui est +dit. Sur cela on veut faire jeter des bans, avant que les articles +soient présentés.» Dans d'autres lettres, la spirituelle marquise parle +de «cette enfant de douze ans,... toute disproportionnée à ce roi +d'Éthiopie.... La petite enfant pleure; enfin, je n'ai jamais vu épouser +une poupée, ni un si sot mariage: n'était-ce pas aussi le plus honnête +homme de France[118]!» + +[Note 118: Mme de Sévigné, _Lettres_ à Mme de Grignan, 10, 19, 31 +janvier 1689.] + +Trop heureuse encore la petite fille que l'on ne mariait pas à un +vieillard perdu de vices[119]. + +[Note 119: E. Bertin, _ouvrage cité_.] + +Bien des fois le marié est lui-même un enfant. Lorsque Mlle de +Montmirail, âgée de quinze ans, mais déjà en plein développement de +force et de beauté, épouse M. de la Rochefoucauld, frêle enfant de +quatorze ans à peine, le pauvre petit marié, tout en se mettant sur +la pointe des pieds, n'atteint pas à l'épaule de sa belle fiancée; et +l'exiguïté de sa taille fait d'autant plus rire les assistants que les +Cent-Suisses qui figurent à la fête nuptiale sont pour le moins hauts de +six pieds[120]. Plus comique encore fut ce petit prince de Nassau marié à +douze ans à Mlle de Montbarey, qui en avait dix-huit. Tandis qu'un +poète célébrait dans un épithalame les transports de l'heureux époux, +celui-ci, furieux d'être marié, repoussait sa femme «avec une brusquerie +d'enfant, mal élevé;» et exaspéré d'être un objet de curiosité, +«pleurait du matin au soir... Le marié ne voulut pas danser avec sa +femme, au bal; il fallut lui promettre le fouet s'il continuait à crier +comme une chouette, et lui donner au contraire un déluge d'avelines, +de pistaches, de dragées de toutes sortes, pour qu'il consentît à lui +donner la main au menuet. Il montrait une grande sympathie pour la +petite Louise de Dietrich, jolie enfant plus jeune encore que lui, et +retournait auprès d'elle aussitôt qu'il pouvait s'échapper[121].» + +[Note 120: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de +Doudeauville_.] + +[Note 121: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.] + +Lorsque des enfants étaient ainsi mariés, on ne les réunissait que plus +tard à leurs conjoints. On connaît la jolie histoire du duc de Bourbon, +l'_Amoureux de quinze ans_, qui enlève du couvent sa jeune compagne. + +Bien qu'au XVIIe siècle on recherche plus dans le mariage l'alliance +que la fortune, nous avons vu que le faste de la cour rendait plus +nécessaire que jamais le besoin d'argent. Alors déjà il y a des unions +vénales qui deviendront de plus en plus nombreuses dans le XVIIIe +siècle. Les filles nobles n'étant guère dotées pour la plupart, on se +rabat sur les filles de la robe, on descend jusqu'aux filles de la +finance. Quelles proies que ces dots qui varient de 400,000 livres à +un million! Pour les obtenir, que de bassesses! Les plus grands noms +s'allient à la finance, la fille du financier fût-elle laide, son père +fût-il un escroc! La petite-fille d'une fruitière, la fille d'une femme +de chambre et d'un charretier enrichi devient duchesse[122]. Elle a +les honneurs du Louvre; à la cour, le tabouret; sur son carrosse, +l'impériale de velours rouge à galerie dorée; dans sa maison, «le dais +et la salle du dais.» Elle entrera «à quatre chevaux dans les cours +des châteaux royaux.» Le souverain l'embrassera à sa présentation. Les +deuils du roi seront les siens: «lorsque le roi drape», elle a «le droit +de draper aussi[123].» + +[Note 122: E. Bertin, _les Mariages dans l'ancienne France_.] + +[Note 123: Pour _les honneurs du Louvre_, voir Mme d'Oberkirch, +_Mémoires_.] + +Une ancienne lingère, veuve d'un trésorier et receveur général, devient +duchesse et maréchale, et par son dernier mariage, non reconnu, il est +vrai, femme d'un roi de Pologne[124]. + +[Note 124: La maréchale de l'Hôpital, remariée secrètement à +Jean-Casimir, roi de Pologne. Saint-Simon, t. VI, ch. xii; E. Bertin, +_ouvrage cité_.] + +Dans une lettre adressée à sa fille, Mme de Sévigné dit de son fils: «Je +lui mande de venir ici; je voudrais le marier à une petite fille qui est +un peu juive de son _estoc_; mais les millions nous paraissent de bonne +maison[125].» Malgré son orgueil, Mme de Grignan était absolument de +l'avis de sa mère. Les millions lui paraissent de très bonne maison et +elle marie son fils à la fille d'un financier, Mlle de Saint-Amand. «Mme +de Grignan, en la présentant au monde, en faisait ses excuses; et avec +ses minauderies, en radoucissant ses petits yeux, disait qu'il fallait +de temps en temps du fumier sur les meilleures terres[126].» + +[Note 125: Mme de Sévigné, _Lettres_, 13 octobre 1675.] + +[Note 126: Saint-Simon, _Mémoires_, t. III, ch. x.] + +Nous savons que pour épouser une noble héritière, un prince ne reculait +pas devant un rapt. De même un gentilhomme enlèvera la fille d'un ancien +laquais, devenu trésorier général: une enfant de douze ans[127]. Pas plus +pour les filles de la finance que pour celles de la noblesse, l'âge ne +saurait être un obstacle aux vues intéressées de leurs poursuivants. Un +fils de duc, un Villars-Brancas, âgé de trente-trois ans, a une +fiancée de trois ans! C'est la fille d'un ancien peaussier, André le +Mississipien. Pour toucher la dot, le fiancé n'attend pas que la +fiancée ait l'âge des épousailles. Il reçoit immédiatement 100,000 écus +comptant; une pension de 20,000 livres lui sera payée jusqu'au jour du +mariage. En cas de rupture, il ne restituera rien. La dot définitive, +promise pour le jour du mariage, devra se chiffrer par millions. «Mais,» +dit Saint-Simon, «l'affaire avorta avant la fin de la bouillie de la +future épouse, par la culbute de Law[128].» La fiancée fut délaissée; mais +les acomptes de la dot restaient aux Brancas. + +[Note 127: E. Bertin, _ouvrage cité_.] + +[Note 128: Saint-Simon, _Mémoires_, t. XI, ch. xx.i.] + +La vanité des familles de robe ou de finance s'accordait +merveilleusement, du reste, avec la rapacité des grands seigneurs. Les +jeunes filles, les veuves recherchent avec passion le titre qui fait +d'elles des femmes de la cour, et pour l'obtenir, ce titre, elles ne +reculent ni devant les dégoûts de l'âge ou de l'infirmité, ni devant les +exemples peu encourageants que leur offrent celles de leurs égales qui +ont tenté même aventure, et qui, plus d'une fois, ont eu à essuyer les +dédains de leurs nouvelles familles. + +Une femme de la robe marie sa fille avec 500,000 francs de dot à un être +souillé, mais c'est un duc, et un duc, fût-il estropié à ne pouvoir +marcher, un duc se vend très cher[129]. + +[Note 129: Saint-Simon, _Mémoires_, t. III, ch. xxi; t. VI, ch. xix; +E. Bertin, _ouvrage cité_.] + +Toutes les bourgeoises, heureusement, ne pensaient pas comme cette mère. +Lorsque Mlle Crosat va devenir princesse par son mariage avec le comte +d'Évreux, sa grand'mère maternelle prévoit les tristes suites de cette +alliance; et au milieu de l'enivrement des siens, elle garde une réserve +modeste dont la fière dignité impressionne jusqu'au plus orgueilleux des +ducs, Saint-Simon[130]. Comme Mme Jourdain, elle aurait pu dire: + +«Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de +fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille +reprocher ses parents, et qu'elle ait des enfants qui aient honte de +m'appeler leur grand'maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en +équipage de grande dame, et qu'elle manquât, par mégarde, à saluer +quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent +sottises. Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait +tant la glorieuse? c'est la fille de monsieur Jourdain, qui était trop +heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas +toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient +du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à +leurs enfants, qu'ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l'autre +monde; et l'on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. Je ne +veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m'ait +obligation de ma fille, et à qui je puisse dire: Mettez-vous là, mon +gendre, et dînez avec moi[131].» + +[Note 130: Saint-Simon, _Mémoires_, t. III, ch. xxxiv.] + +[Note 131: Molière, _le Bourgeois gentilhomme_, acte III, scène XII.] + +Ce n'étaient pas seulement les gentilshommes qui épousaient des filles +de robe ou de finance; les hommes de robe et les financiers épousaient, +eux aussi, des filles nobles et pauvres. Ces mésalliances, il est vrai, +étaient plus rares, parce que, si le gentilhomme gardait son titre, +la femme perdait le sien[132]. Aussi quels cuisants chagrins pour +l'amour-propre de ces jeunes filles! Quels dédains pour les familles +qu'elles honoraient de leur alliance! L'une d'entre elles épouse le +fils d'un laquais. Une jeune fille de grande maison est sacrifiée à un +magistrat octogénaire. La première femme de Samuel Bernard était la +fille d'une faiseuse de mouches; les deux autres sont de noble race, et +il a plus de soixante-dix ans, lorsqu'il épouse la dernière! + + +[Note 132: Duclos, _Considérations sur les moeurs_, ch. X.] + +Les filles de la noblesse pauvre n'étaient pas les seules que l'on +jetait dans les familles de la finance. + +Mme de Soyecourt veut laisser sa fortune à ses fils. Pour marier sa +fille sans dot, elle l'unit au fils d'un homme méprisé, mais riche. La +Providence la châtie en permettant que, dans une bataille, ses fils +soient tués tous les deux. Le nom et les biens de ces vaillants jeunes +gens passent dans la descendance plébéienne de leur soeur: spectacle qui +indigne Saint-Simon. + +Il arrivait qu'un financier, en épousant une fille noble, lui +reconnaissait une dot et lui fixait un douaire. + +Par ces mésalliances, les positions sociales se mêlent sans cependant +se confondre. Le président Le Coigneux qui, disait-on, avait un potier +d'étain pour ancêtre, tenait par ses alliances à une tête couronnée et à +un apothicaire dont les gelées de groseille étaient recherchées. De la +race de l'apothicaire sortira une princesse de Lorraine[133]. + +[Note 133: E. Bertin, _les Mariages dans l'ancienne société +française_.] + +«Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, dit La +Bruyère, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.... + +«Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands +princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple[134].» + +[Note 134: La Bruyère, ch. XIV, _De quelques usages_.] + +L'amour aussi produisait des mésalliances. + +Le cardinal de Richelieu, léguant son titre de duc à son petit-neveu, +Armand de Wignerod, et à la descendance de celui-ci, disait dans son +testament: «Je défends à mes héritiers de prendre alliance en des +maisons qui ne soient pas vraiment nobles, les laissant assez à +leur aise pour avoir plus égard à la naissance et à la vertu qu'aux +commodités et aux biens.» + +Le nouveau duc de Richelieu contracta une alliance, noble, il est vrai, +mais disproportionnée à son âge et aux ambitions de son rang. Son frère +épousa, lui, la fille d'une femme de chambre de la reine Anne. La +duchesse d'Aiguillon, tante et tutrice des petits-neveux de Richelieu, +fut douloureusement blessée de leurs mariages. «Mes neveux vont de pis +en pis, disait-elle; vous verrez que le troisième épousera la fille du +bourreau[135].» + +[Note 135: Bonneau-Avenant, _la Duchesse-d'Aiguillon_.] + +L'amour, sentiment rare dans les alliances matrimoniales, apparaît +surtout dans les mariages clandestins que le monde et les tribunaux +mêmes traitaient avec d'autant plus d'indulgence que l'on ne savait +que trop quelle dure contrainte les parents faisaient peser sur leurs +enfants pour les marier au gré de leurs ambitions. + +L'amour apparaît aussi, meurtri et sacrifié, chez ces princesses qui ne +peuvent, elles surtout, écouter la voix du coeur. Ne parlons pas de la +grande Mademoiselle qui, pour son malheur, semble avoir pu épouser +en secret le gentilhomme à qui le roi lui-même n'avait pu la marier +publiquement. Jetons un regard sur un autre spectacle. Une nuit d'été, +dans le parc de Saint-Cloud, au-dessus de la cascade, un jeune homme, +une jeune fille, «la plus belle créature que Dieu ait faite», sont +agenouillés l'un près de l'autre. Le jeune homme a noblement refusé le +sacrifice que la jeune fille voulait lui faire en l'épousant; il lui a +juré de ne se marier jamais et d'aller se faire tuer à l'armée. A son +tour, elle lui fait un serment: c'est de quitter la cour et de prendre +le voile. Il lui baise la main en pleurant. Tels sont les adieux +qu'échangent une fille du régent et M. de Saint-Maixent. + +«Elle est devenue abbesse de Chelles, et il a reçu un boulet dans +la poitrine, un boulet espagnol. Il n'avait pas vingt ans!» disait +soixante-huit ans plus tard un ami de M. de Saint-Maixent, un vieux +roué de la Régence, et qui, malgré le cynisme habituel de son langage, +s'attendrissait au souvenir de ce pur amour[136]. + +[Note 136: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_. Sur les excentricités de +l'abbesse de Chelles, voir Duclos, _Mémoires_, éd. de M. Barrière, et +l'Introduction de l'éditeur. Elle mourut saintement.] + +Vers la fin de ce même XVIIIe siècle, la princesse Louise-Adélaïde +de Bourbon-Condé, unie par une tendre affection au marquis de la +Gervaisais, s'effraye lorsqu'elle sent que cette amitié est devenue de +l'amour. Elle dit un dernier adieu à celui qu'elle aime. Mais, comme +le fait remarquer l'éditeur de ses _Lettres intimes_[137], elle offrit à +Dieu, non un coeur tout palpitant d'une affection humaine, mais un coeur +qui avait consommé jusque dans ses dernières profondeurs l'immolation de +son amour: ce coeur était digne d'être un holocauste[138]. + +[Note 137: _Lettres intimes_ de Mlle de Condé à M. de la Gervaisais +(1786-1787), édition de M. Paul Viollet. Paris, 1878.] + +[Note 138: Cf. ma brochure: _l'Hôtel de Mlle de Condé_, Paris, 1882. +(Extrait de la _Revue du Monde catholique_)--Dans notre siècle, la +princesse devint la fondatrice des Bénédictines du Temple.] + +«De tant de mariages qui se contractent tous les jours, combien en +voit-on où se trouve la sympathie des coeurs?» demande Bourdaloue qui +déclare énergiquement que les mariages contractés sans attachement +produisent de criminels attachements sans mariage[139]. + +[Note 139: Bourdaloue, _Sermon pour le deuxième dimanche après +l'Épiphanie. Sur l'état du mariage_.] + +Il fallait des parents chrétiens comme les Noailles, pour demander à +leur fille si son coeur ratifiait le choix qu'ils avaient fait de son +époux. Écoutons l'accent ému avec lequel le maréchal de Noailles annonce +à sa vieille mère qu'il a fiancé sa fille au comte de Guiche: «Je vous +prie de demander à Dieu d'y mettre sa bénédiction. Je n'en ai jamais +demandé aucun (mariage) à Dieu particulièrement, mais seulement celui +qui serait le meilleur pour le salut de ma fille et pour le nôtre; c'est +ce qui me fait croire que c'est sa volonté et qu'il bénira mes bonnes +intentions. Je vous prie de le bien demander à Dieu. Après avoir proposé +à ma fille tous les jeunes gens à marier et même ceux à qui nous ne +prétendions pas, elle nous dit, à sa mère et à moi, qu'elle aimait mieux +M. le comte de Guiche et M. d'Enrichemont, et de ces deux derniers le +comte de Guiche; elle s'est mise à pleurer lorsque nous lui avons dit la +chose, et à témoigner une modestie et une honnêteté dont tout le monde a +été très content: vous l'auriez été fort, si vous l'aviez vue[140].» + +[Note 140: L'auteur des _Mariages dans l'ancienne société française_, +M. E. Bertin, a trouvé ce document dans le _Recueil des lettres +concernant la famille de Noailles_, Bibliothèque nationale, mss. 6919.] + +Le coeur se repose quand, au milieu de tous les scandaleux agissements +qui font d'un lien sacré un marché, l'on entend cette voix paternelle +qui considère dans le mariage le bonheur et la sanctification des époux. +Et, même dans un milieu moins imprégné de la pensée chrétienne, lorsque +l'on voit une jeune fille, non plus sacrifiée à l'orgueil de sa famille, +mais trouvant dans son mariage la réalisation de ses voeux, on conçoit +le ravissement avec lequel Mme de Sévigné contemple ce charmant +spectacle: «La cour est toute réjouie du mariage de M. le prince de +Conti et de Mlle de Blois. Ils s'aiment comme dans les romans. Le roi +s'est fait un grand jeu de leur inclination. Il parla tendrement à sa +fille, et l'assura qu'il l'aimait si fort, qu'il n'avait point voulu +l'éloigner de lui. La petite fut si attendrie et si aise, qu'elle +pleura. Le roi lui dit qu'il voyait bien que c'est qu'elle avait de +l'aversion pour le mari qu'il lui avait choisi; elle redoubla ses +pleurs: son petit coeur ne pouvait contenir tant de joie. Le roi conta +cette petite scène, et tout le monde y prit plaisir. Pour M. le prince +de Conti, il était transporté, il ne savait ni ce qu'il disait ni ce +qu'il faisait; il passait par-dessus tous les gens qu'il trouvait en +chemin, pour aller voir Mlle de Blois. Mme Colbert ne voulait pas qu'il +la vît que le soir; il força les portes, et se jeta à ses pieds, et +lui baisa la main. Elle, sans autre façon, l'embrassa, et la revoilà à +pleurer. Cette bonne petite princesse est si tendre et si jolie, que +l'on voudrait la manger. Le comte de Gramont fit ses compliments, comme +les autres, au prince de Conti: «Monsieur, je me réjouis de votre +mariage; croyez-moi, ménagez le beau-père, ne le chicanez point, ne +prenez point garde à peu de chose avec lui; vivez bien dans cette +famille, et je réponds que vous vous trouverez fort bien de cette +alliance.» Le roi se réjouit de tout cela, et marie sa fille en faisant +des compliments comme un autre, à M. le prince, à M. le duc et à Mme la +duchesse, à laquelle il demande son amitié pour Mlle de Blois, disant +qu'elle serait trop heureuse d'être souvent auprès d'elle, et de suivre +un si bon exemple. Il s'amuse à donner des transes au prince de Conti. +Il lui fait dire que les articles ne sont pas sans difficulté; qu'il +faut remettre l'affaire à l'hiver qui vient: là-dessus le prince +amoureux tombe comme évanoui; la princesse l'assure qu'elle n'en aura +jamais d'autre. «Cette fin s'écarte un peu dans le don Quichotte», +ajoute la railleuse marquise; «mais dans la vérité il n'y eut jamais +un si joli roman[141]». Roman qui devait avoir un triste et prosaïque +dénouement! Si la tendresse basée sur l'estime est une condition +essentielle du mariage, il est dangereux d'apporter dans ce lien sacré +les illusions passionnées, romanesques, que la réalité vient trop +souvent détruire. Peut-être serait-il moins périlleux de ne ressentir +qu'une indifférence que pourraient faire fondre cette communauté +d'existence et cette mutuelle estime qui produisent à la longue de +solides attachements. + +[Note 141: Mme de Sévigné, _Lettres_, 27 décembre 1679.] + +Avant le mariage on exposait les dons qu'avait reçus la mariée. «On +va voir, comme l'opéra, les habits de Mlle de Louvois: il n'y a point +d'étoffe dorée qui soit moindre que de vingt louis l'aune[142]». Quand une +autre fille de Louvois épouse le duc de Villeroi, on expose pendant deux +mois les superbes dons nuptiaux. Les Louvois marient-ils leur fils, M. +de Barbezieux, les souvenirs qu'ils offrent à la fiancée, Mlle d'Uzès, +valent plus de 100,000 francs[143]. + +[Note 142: Mme de Sévigné, _Lettres_, 10 novembre 1679.] + +[Note 143: Bertin, _ouvrage cité_.] + +Dans un contrat de 1675, la corbeille de mariage donnée par le sire de +la Lande comprenait, avec une splendide croix de diamants et une montre +«marquant les heures et les jours du mois», des pièces d'argenterie, +«une tapisserie d'haulte-lisse pour une chambre, une tapisserie de cuir +doré pour une autre», des meubles et même un attelage[144]. M. de la Lande +ajoutait galamment à l'apport de sa fiancée cette belle corbeille dans +laquelle les pièces de ménage et le carrosse à deux chevaux remplaçaient +les robes et les chiffons qui, au XIXe siècle, forment le luxe d'une +corbeille. + +[Note 144: _Les savants Godefroy_, Mémoires d'une famille, etc.] + +Le concile de Trente avait prescrit la publication des bans avant le +mariage, ainsi que la présence des témoins à la bénédiction nuptiale. +L'ordonnance de Blois fit passer dans la législation française ces +utiles dispositions. + +La solennité religieuse des fiançailles, la cérémonie nuptiale étaient +accompagnées de fêtes qui, dans les familles riches, avaient parfois un +grand éclat; c'étaient des festins, des bals, des illuminations[145]. Dans +des maisons plus modestes on s'amusait fort aussi. Une lettre écrite en +1671 par un gentilhomme de la robe, nous donne de curieux détails sur +une noce parisienne. On danse entre le déjeuner et le souper, tous deux +magnifiques, et l'on danse encore après ce second repas jusqu'à deux +heures du matin. «Ce que j'ay trouvé de meilleur, ajoute le jeune +invité, c'est qu'après tous les mets dont il y avait pour nourrir +mille personnes, on a distribué des sacs de papier pour emporter des +confitures chacun à son logis[146]». Ce dernier trait, essentiellement +bourgeois, dénote bien les habitudes de bonhomie patriarcale qui se +conservaient alors dans bien des familles de robe. + +[Note 145: Mme de Sévigné, _Lettres_, 29 novembre 1679, etc.] + +[Note 146: Lettre du 15 mai 1671, _Les savants Godefroy_, Mémoires +d'une famille, etc.] + +La mariée devait, le lendemain du mariage, recevoir sur son lit les +compliments d'une foule de gens «connus ou inconnus» et qui accouraient +là comme à un spectacle dont l'inconvenance révolte justement La +Bruyère[147]. + +[Note 147: La Bruyère, _Caractères_, ch. vii, De la Ville.] + +J'aime mieux la touchante pensée qui, à ce lendemain de noce, plaçait +une fête religieuse: l'action de grâces. + +Dans les familles uniquement préoccupées des intérêts terrestres, +c'était surtout par des plaisirs que l'on célébrait ces mariages +auxquels présidaient trop souvent la vénalité, l'ambition. Mais, dans +les maisons chrétiennes où l'on veillait avant tout à unir deux +âmes immortelles, les fêtes nuptiales cédaient le pas aux graves +enseignements que des parents dignes de ce nom donnaient à leurs +enfants. Avant le mariage, le père les rappelait à son fils[148]. La mère, +l'aïeule ou, à défaut de l'une ou de l'autre, le père écrivait pour sa +fille ou sa petite-fille des conseils fondés sur l'expérience de la vie +et qui initiaient la jeune personne aux grands devoirs qu'elle était +destinée à remplir[149]. Le jour même du mariage, avant le souper, la +noble mère dont j'ai déjà cité le nom, Mme la duchesse d'Ayen, s'enferme +avec sa fille, Mme de Montagu, et, pour dernière instruction, lui lit +des pages de cet admirable livre de Tobie[150] où les familles pieuses +aiment à chercher leur modèle[151]. + +[Note 148: Lettre du prince de Craon à son fils, le prince de Beauvau, +au moment de son mariage. 10 mars 1745. (Appendice de l'ouvrage +intitulé: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau_, suivis des +_Mémoires du maréchal prince de Beauvau_, recueillis et mis en ordre par +Mme Standish, née Noailles, son arrière-petite-fille. Paris, 1872.)] + +[Note 149: Duchesse de Liancourt, _Règlement_ donné à sa petite-fille, +Mlle de la Roche-Guyon; duchesse de Doudeauville, avis à sa fille. Voir +aussi l'ouvrage de M. de Ribbe, _les Familles et la Société en France +avant la Révolution_.] + +[Note 150: _Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu_.] + +[Note 151: Ch. de Ribbe, _la Vie domestique, ses modèles et ses +règles_, d'après les documents originaux.] + +C'est avec une émotion religieuse que le soir de son mariage, l'époux +chrétien écrivait dans son _Livre de raison:_ «Fasse le ciel que ce soit +pour un heureux establissement et pour l'honneur et la gloire de Dieu, +afin que, s'il me donne des enfants, ils soient élevés pour l'honorer et +le servir[152].» + +[Note 152: _Livre de raison_ de Balthazar de Fresse-Monval, 27 janvier +1684, manuscrit cité par M. de Ribbe, _la Vie domestique_. Le fils de +Balthazar, Antoine, se sert à peu près textuellement des mêmes paroles +le jour où il se marie. _Id._] + + + + CHAPITRE II + + + L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE + + (XVIe-XVIIIe SIÈCLES) + +La femme de cour.--Le luxe de la femme et le déshonneur du +foyer.--Nouveau caractère de la royauté féminine.--Tristes résultats des +mariages d'intérêt.--Indifférence réciproque des époux.--L'infidélité +conjugale.--Légèreté des moeurs.--Veuves consolables.--Mères +corruptrices.--La femme sévèrement jugée par les moralistes.--Rareté des +bons mariages.--La femme de ménage.--La femme dans la vie rurale.--La +baronne de Chantal.--La maîtresse de la maison, d'après les écrits de la +duchesse de Liancourt et de la duchesse de Doudeauville.--La femme forte +dans l'ancienne magistrature; Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.--La +miséricorde de l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.--La vie +conjugale suivant Montaigne.--Exemples de l'amour dans le mariage.--De +beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de Gisors, la maréchale de +Beauvau.--Dernière séparation des époux.--Hommages testamentaires +rendus par le mari à la vertu de la femme.--Dispositions testamentaires +concernant la veuve.--La mère veuve investie du droit d'instituer +l'héritier.--Autorité de la mère sur une postérité souvent +nombreuse.--La mission et les enseignements de la mère.--La mère de +Bayard.--Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de Liancourt, Mme Le +Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.--L'aïeule.--La mère, soutien de +famille; Mme du Laurens.--Caractère austère et tendre de l'affection +maternelle.--Mères pleurant leurs enfants.--La mère et le fils réunis +dans le même tombeau. + + +Pour la femme mariée comme pour la jeune fille, nous savons que les +temps qui s'écoulent depuis la Renaissance jusqu'à la fin du siècle +dernier, nous offrent même contraste: ici dominent les séductions du +monde, là régnent les fermes principes de la vie domestique. + +Les bals, les spectacles, les concerts, les mascarades, le jeu, les +causeries frivoles et brillantes ravissent et enivrent les femmes. Elles +vont au plaisir avec la même ardeur que les hommes vont au combat. La +duchesse de Lorges, fille de Chamillart, se tue à force de plaisirs, et, +mourante, se fait encore transporter à cet étrange champ d'honneur[153]. + +[Note 153: Saint-Simon, _Mémoires_, tome VII, ch. XIV.] + +La femme est, à elle seule, un vivant spectacle. A la beauté, à +l'esprit, à la grâce française, ces charmes souverains qu'elle réunit +souvent, elle ajoute les ressources de la parure. Dans ce moyen âge où +la vie sociale était assez restreinte cependant pour elle, la femme ne +se défendait pas toujours contre les entraînements du luxe. La femme se +livre plus que jamais à cette passion lorsqu'elle peut la déployer sur +la brillante scène d'une cour. + +Dans les modes variées qu'ils nous offrent, les portraits du XVIe siècle +nous permettent de juger combien le costume féminin se prêtait alors +à toutes les richesses de la parure. Les perles et les pierreries +serpentent dans les cheveux relevés et autour du cou. Les perles et les +pierreries garnissent aussi la robe de drap d'or, fourrée d'hermines +mouchetées, qui s'ouvre en carré sur la poitrine. + +Des perles encore serpentent sur le fichu bouillonné que termine la +fraise, et sont disposées entre les bouillons des manches à crevés. +J'emprunte, il est vrai, ces détails de costume au portrait de la reine +Élisabeth d'Autriche peint par François Clouet[154], et à une miniature +représentant la duchesse d'Étampes[155]. Mais d'autres portraits du XVIe +siècle, dus à Clouet ou à son école, témoignent que les femmes de +la cour savaient lutter d'élégance avec une souveraine légitime ou +illégitime. + +[Note 154: Au musée du Louvre.] + +[Note 155: Miniature citée par M. Frank dans son édition de _la +Marguerite des Marguerites_.] + +Des aiguillettes d'or et des plumes ornent la robe de velours noir que +porte Silvie Pic de la Mirandole, comtesse de la Rochefoucauld; des +perles d'or accompagnent la plume blanche d'une toque en velours noir +posée sur sa blonde chevelure crêpée; et le petit col plissé qui donne +à cette toilette un caractère de simplicité, n'empêche pas la jeune +comtesse de porter au cou un cercle d'or ciselé où chatoient les +pierreries[156]. + +[Note 156: Au musée du Louvre.] + +Les femmes d'alors, peintes aussi bien que parées[157], se condamnaient +déjà à de véritables supplices pour obéir à la mode. Comme les +contemporaines de Tibulle, une femme de Paris se fait «escorcher» pour +donner à son visage une nouvelle peau. On n'avait pas encore inventé +_l'émaillage_. «Il y en a qui se sont faict arracher des dents visves et +saines, pour en former la voix plus molle et plus grasse, ou pour les +renger en meilleur ordre. Combien d'exemples du mespris de la douleur +avons nous en ce genre! Que ne peuvent elles, que craignent elles, pour +peu qu'il y ayt d'adgencement à esperer en leur beaulté[158]!» Montaigne +qui nous révèle avec son indiscrétion ordinaire, tous ces petits +secrets, nous en apprend bien d'autres. Il a vu des femmes avaler +jusqu'à du sable et de la cendre pour avoir le teint pâle! Il juge aussi +que ce doit être supplice d'enfer que ces corps de baleine qui +serraient la femme «ouy quelques fois à en mourir.» Ces détails ne sont +malheureusement pas tous pour nous de l'archéologie.... + +[Note 157: Marguerite d'Angoulême, l'_Heptamèron_.] + +[Note 158: Montaigne, _Essais_, livre I, ch. XLI.] + +Que de temps perdu dans ces soins idolâtres que la femme prend de sa +personne! «Je veoy avecques despit, en plusieurs mesnages, monsieur +revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy, +que madame est encores aprez à se coeffer et attiffer en son cabinet: +c'est à faire aux roynes; encores ne sçay je: il est ridicule et injuste +que l'oysifveté de nos femmes soit entretenue de nostre sueur et +travail[159].» + +[Note 159: Id., _Id._, livre III, ch. IX.] + +Ce luxe, cette oisiveté de la femme amènent la ruine de la maison, et +ce n'est pas seulement la ruine, c'est le déshonneur, c'est le stigmate +infamant du vol. Écoutons la voix austère du chancelier de l'Hôpital. +«Tandis que la femme s'habille sans regarder sa fortune, nourrit des +troupeaux de serviteurs, et se promène dans un char comme pour triompher +d'un mari vaincu, celui-ci, qui ne veut céder en rien à une telle +épouse, dépense dans les plaisirs de la table, de l'amour et d'un jeu +honteux, des biens acquis par le travail de ses parents. Quand la +perversité a épuisé le patrimoine, on ose mettre la main aux deniers +publics, rien ne peut combler le gouffre avide; la hideuse contagion +gagne les autres citoyens et la république en est tout entière +infectée[160].» + +[Note 160: Ch. de Ribbe, _les Familles et la Société en France, etc._] + +Sous Louis XIV, le mariage du duc de Bourgogne fut l'occasion des plus +folles dépenses du luxe. Le roi qui en avait cependant donné l'exemple, +fut lui-même effrayé des ruines qui s'ensuivirent. Saint-Simon nous +apprend que «le roi se repentit d'y avoir donné lieu, et dit qu'il ne +comprenait pas comment il y avait des maris assez fous pour se laisser +ruiner par les habits de leurs femmes; il pouvait ajouter, et par +les leurs.» Mais le noble duc nous dit que «le petit mot lâché +de politique», le roi prit grand plaisir au spectacle de cette +magnificence[161]. Paris avait lutté de splendeur avec la cour. + +[Note 161: Saint-Simon, t. I, ch. XXX.] + +On se représente ces robes, ici de point de France, là d'une étoffe d'or +valant au moins vingt louis l'aune; ces pierreries et ces perles qui se +mêlent aux mille boucles de la chevelure, et qui, à cette époque où les +fraises et les fichus sont supprimés, n'en ruissellent que plus aisément +sur les épaules. + +Au XVIIIe siècle, voici les énormes paniers avec leurs enguirlandements +de fleurs, de fruits, de perles, de pierreries. Voici encore, avec +Marie-Antoinette, les coiffures que la reine met à la mode, ces immenses +échafaudages de plumes, de gaze, de fleurs, qui représentent un +vaisseau, un bocage, une ménagerie. Les femmes ne peuvent plus se tenir +droites dans leurs voitures, elles s'y courbent ou s'y agenouillent. + +Le coiffeur est devenu un artiste qui fait payer cher ses productions. +Mme de Matignon fait avec Baulard un traité de 24,000 livres par an pour +que, chaque jour, il lui fournisse une coiffure nouvelle. + +Au Temple, une faiseuse de rouge, Mlle Martin, en vend le moindre pot un +louis. D'autres pots de qualité supérieure, coûtent jusqu'à soixante et +quatre-vingts louis. Mlle Martin a le privilège de faire fabriquer +à Sèvres des pots de rouge qu'elle destine aux reines. «A peine une +duchesse en obtient-elle un par hasard.» C'est «une vraie puissance» +nous dit Mme d'Oberkirch. + +C'est une puissance aussi que Mlle Bertin, la célèbre marchande de +modes qui traite «d'égale à égale avec les princesses.» Admise dans +l'intérieur de la reine Marie-Antoinette, délibérant avec elle des +affaires de la toilette, elle montre avec suffisance dans sa clientèle, +«le résultat» de son «dernier travail avec Sa Majesté»: mystérieux +conseils dans lesquels la jeune reine puisait le goût dominant de la +parure et excitait ainsi parmi les femmes de la cour cette rivalité +d'ajustements qui, cette fois, comme toujours, ruinait les familles et +brouillait les ménages. + +Mlle Bertin fit une banqueroute de deux millions. Ce chiffre se conçoit +à une époque où une jeune femme honnête faisait en dix mois 70,000 +francs de dettes, et où la princesse de Guémenée devait 60,000 livres à +son cordonnier[162]. + +[Note 162: _Mémoires_ de Mme d'Oberkirch, de Mme Campan. Taine, _les +Origines de la France. L'ancien régime._ La plaie du luxe s'étend +partout alors. Le mal a envahi jusqu'aux campagnes, et un curé de +village dit en 1783: «Les servantes d'aujourd'hui sont mieux parées que +les filles de famille ne l'étaient il y a vingt ans.» Th. Meignan, _Les +anciens registres paroissiaux_, cités par M. de Ribbe; _les Familles, +etc_.] + +Par leur luxe insensé, les femmes croient ajouter à cette royauté que +leur concède l'opinion et dont le moyen âge leur avait donné le sceptre. +Reines, elles le sont en effet. Les rois eux-mêmes reconnaissent cette +gracieuse majesté. Comme Louis XII, François Ier, François II font +profession de respecter les dames. Charles IX et Louis XIV saluent +toutes les femmes qu'ils rencontrent, et le premier de ces deux rois +ne souffre pas que l'on médise d'elles[163]. Le XVIIIe siècle fait de +la femme, non plus seulement une reine, mais une idole à laquelle il +prodigue des hommages aussi peu respectueux dans le fond qu'ils sont +délicats, raffinés dans la forme. + +[Note 163: Brantôme, _Second livre des Dames_.] + +Le caractère de la royauté féminine a, en effet, bien changé depuis +le moyen âge. Le chevalier défendait l'honneur de toutes les femmes, +choisissait la dame de ses pensées et lui gardait sa fidélité. Défendre +l'honneur des dames! Garder à une seule sa fidélité! Ce n'est point +là, tant s'en faut, le but que poursuit l'homme de cour qui, bien au +contraire, fait son possible pour compromettre toutes les femmes et ne +se pique guère d'être fidèle à une seule, surtout si cette femme est la +sienne. Il n'est pas de bon ton, d'ailleurs, d'aimer sa femme. + +La froideur entre les époux est, en effet, le moindre des maux que la +vie de cour entraîne à sa suite. Au XVIe siècle cependant, par un reste +des bonnes vieilles coutumes, les époux osent encore s'aimer aux yeux du +monde, témoin le charmant ménage que l'_Heptaméron_ met en scène, Hircan +et Parlamente qui assaisonnent d'un grain d'aimable taquinerie une +affection qui se sent plus encore qu'elle ne s'exprime. Mais quand +l'intérêt est la cause de tant de mariages, l'indifférence, l'hostilité +même en sont les résultats ordinaires. Si le mari doit à sa femme de +grandes alliances, ou une grande fortune, elle l'écrasera de cette +supériorité. A-t-elle sur lui des avantages tout personnels, un mérite +dont elle est infatuée, une beauté dont elle est fière, elle trouvera +encore dans les dons qu'elle possède ou qu'elle s'attribue, des motifs +d'orgueil qui abaisseront d'autant plus son mari à ses yeux qu'ils +l'exalteront elle-même. Il y a des ménages où la femme paraît tant que +le mari ne s'aperçoit jamais. «Ne pourrait-on point découvrir l'art de +se faire aimer de sa femme?» demande alors La Bruyère[164]. + +[Note 164: La Bruyère, _Caractères_, III, _Des Femmes_.] + +Plus d'une femme aurait pu retourner la question du moraliste. A l'une +ou à l'autre de ces questions, il aurait pu être répondu que, pour +trouver l'amour dans le mariage, il n'aurait pas fallu y chercher +l'intérêt. Et ce reproche là, fallait-il l'adresser à celui qui avait +poursuivi le marché ou à celle qui en avait été l'objet et souvent la +victime? + +Au temps de La Bruyère, il est déjà de mauvais goût de se montrer en +public avec sa femme. Au XVIIIe siècle, la séparation est totale entre +les époux mondains. Ce n'est pas seulement la vie de cour, c'est la vie +de salon, si animée et si charmante alors, qui étouffe, à Paris comme à +Versailles, la vie de famille. «Quand les époux sont haut placés, dit M. +Taine, l'usage et les bienséances les séparent. Chacun a sa maison, ou +tout au moins son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions, +sa société distincte, et, comme la représentation entraîne la cérémonie, +ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le pied d'étrangers +polis. Ils se font annoncer l'un chez l'autre; ils se disent «Madame, +Monsieur,» non seulement en public, mais en particulier; ils lèvent les +épaules quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux château, ils +rencontrent une provinciale assez mal apprise pour appeler son mari +«mon ami» devant tout le monde.--Déjà divisées au foyer, les deux +vies divergent au delà par un écart toujours croissant. Le mari a son +gouvernement, son commandement, son régiment, sa charge à la cour, qui +le retiennent hors du logis; c'est seulement dans les dernières années +que sa femme consent à le suivre en garnison ou en province. D'autant +plus qu'elle est elle-même occupée, et aussi gravement que lui, souvent +par une charge auprès d'une princesse, toujours par un salon important +qu'elle doit tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active que +l'homme, dans la même carrière, et avec les mêmes armes, qui sont la +parole flexible, la grâce engageante, les insinuations, le tact, le +sentiment juste du moment opportun, l'art de plaire, de demander et +d'obtenir; il n'y a point de dame de la cour qui ne donne des régiments +et des bénéfices. A ce titre, la femme a son cortège personnel de +solliciteurs et de protégés, et, comme son mari, ses amis, ses ennemis, +ses ambitions, ses mécomptes et ses rancunes propres; rien de plus +efficace pour disjoindre un ménage que cette ressemblance des +occupations et cette distinction des intérêts. Ainsi relâché, le lien +finit par se rompre sous l'ascendant de l'opinion. «Il est de bon air +de ne pas vivre ensemble,» de s'accorder mutuellement toute tolérance, +d'être tout entier au monde. En effet, c'est le monde qui fait alors +l'opinion, et, par elle, il pousse aux moeurs dont il a besoin. + +«Vers le milieu du siècle, le mari et la femme logeaient dans le même +hôtel; mais c'était tout. «Jamais ils ne se voyaient, jamais on ne les +rencontrait dans la même voiture, jamais on ne les trouvait dans la +même maison, ni, à plus forte raison, réunis dans un lieu public.» Un +sentiment profond eût semblé bizarre et même «ridicule,» en tout cas, +inconvenant: il eût choqué comme un _a parte_ sérieux dans le courant +général de la conversation légère. On se devait à tous, et c'était +s'isoler à deux; en compagnie, on n'a pas droit au tête-à-tête[165].» + +[Note 165: Taine, _Origines de la France contemporaine. L'ancien +régime._] + +De l'indifférence à l'infidélité il n'y a qu'un pas, et, dans les trois +siècles qui nous occupent, ce pas est souvent franchi par la femme aussi +bien que par l'homme. Eût-elle même été élevée dans une pieuse maison, +l'enivrante atmosphère où elle vit lui fait trop souvent perdre le sens +moral. Ces spectacles enchanteurs où toutes les harmonies de la poésie +et du chant prêtent à l'amour leurs accents d'une pénétrante douceur; +ces hommages dont le monde entoure la jeune femme et qui, bien des +fois, contrastent avec la froideur de son mari, les trahisons même de +celui-ci, tout l'entraîne vers ce but si bien décrit par le poète: + + Dans le crime il suffit qu'une fois on débute; + Une chute toujours attire une autre chute. + L'honneur est comme une île escarpée et sans bords: + On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.[166] + +[Note 166: Boileau, _Satires_, x. Plus haut le poète, ou plutôt le +moraliste a bien dépeint les dangers qui entouraient la jeune femme.] + +Mais si, dans le XVIIe siècle, cette île escarpée a vu se fixer sur elle +les regards désespérés des pécheurs repentants, le XVIIIe siècle n'a +guère connu ces remords; ce triste XVIIIe siècle où le vice, déchirant +le voile hypocrite sous lequel il s'était caché à la cour du grand roi +vieillissant, éclatait dans les orgies de la régence et du règne de +Louis XV. Sur vingt seigneurs de la cour, quinze ont, pour d'indignes +créatures, abandonné leurs femmes, qui ne s'en plaignent guère +d'ailleurs, et la ville suit l'exemple de la cour. + +Depuis la Renaissance, le monde, très complaisant pour les fautes du +mari, ne trouve pas mauvais que la femme se venge de l'infidèle en le +trompant. Tel n'est pas toujours l'avis du mari offensé. Comme certain +personnage de l'_Heptaméron_, s'il veut que toutes les femmes soient +légères, il en excepte la sienne; et, comme le comte Almaviva le sera en +plein xviiie siècle, il est à la fois volage et jaloux, jaloux jusqu'à +faire reparaître dans le courtisan le justicier du moyen âge, jaloux +jusqu'à séquestrer, à tuer, à empoisonner la coupable. Ces fureurs +tragiques, qui appartiennent au xvie siècle, se perdent dans les siècles +suivants. Boileau rend un ironique hommage aux Parisiens: + + Gens de douce nature, et maris bons chrétiens[167]. + +[Note 167: Boileau, _Satires_, x.] + +Au XVIIIe siècle surtout, en dépit d'Almaviva, «un mari qui voudrait +seul posséder sa femme, dit Montesquieu, serait regardé comme un +perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudrait jouir +de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.» D'ailleurs la +jalousie est de mauvais ton. Un mari outragé, un duc, vient se plaindre +à sa belle-mère de sa femme qui l'a déshonoré. La belle-mère, qui a de +bonnes raisons pour excuser les fautes de cette espèce, répond à son +gendre avec le plus grand sang-froid: «Eh! monsieur, vous faites bien +du bruit pour peu de chose; votre père était de bien meilleure +compagnie[168].» + +[Note 168: Montesquieu, _Lettres persanes_, lv; Mme d'Oberkirch, +_Mémoires_.] + +Beaucoup de maris sont, en vérité, de fort «bonne compagnie» dans ces +trois siècles de corruption. L'un se laisse trahir avec candeur par une +femme tristement habile à ce jeu[169]. Un autre ferme les yeux sur les +désordres de sa femme pour qu'elle lui passe les siens. Plus méprisables +encore, des époux acceptent un déshonneur qui leur vaut d'infâmes +honneurs. On connaît la patience conjugale des ducs de Soubise et de +Roquelaure, qui, trouvant que «la beauté heureuse» était sous Louis +XIV, suivant l'expression du duc de Saint-Simon, «la dot des dots[170],» +mettent en pratique cette étrange leçon: + + Un partage avec Jupiter + N'a rien du tout qui déshonore; + Et, sans doute, il ne peut être que glorieux + De se voir le rival du souverain des dieux[171]. + +[Note 169: La Bruyère, _Caractères_, iii, _Des Femmes._] + +[Note 170: Saint-Simon, _Mémoires_, tome III, ch. xvii.] + +[Note 171: Molière, _Amphitryon_, acte III, sc. xi.] + +Certains maris sont plus abjects encore; ils ne se laissent pas +seulement indemniser de leur honte, ils proposent eux-mêmes le marché: +faits bien dignes de ces temps où un père, une mère vendaient leurs +filles. + +Brantôme dit qu'à son époque l'immoralité avait gagné les provinces, et +que des maris envoyaient leurs femmes à Paris pour plaider leur cause +devant les juges. + +On aime à opposer à ces indignes époux le marquis de Montespan, portant +le deuil de la femme qui a mieux aimé être la maîtresse d'un roi que la +fidèle compagne d'un gentilhomme. + +Quant à la femme que sa honte élève si haut, elle n'a guère que +l'orgueil de sa nouvelle situation. Pour une La Vallière, moins coupable +assurément, puisqu'elle n'avait pas de mari à déshonorer, pour «une +_petite violette qui se cachait sous l'herbe_, et qui était honteuse +d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse,» voici une marquise de +Montespan, voyant légitimer les enfants nés d'un double adultère, et, +reine aux yeux de tous, montrant à la cour, sous les flots de ses +dentelles et les feux de ses pierreries, «une triomphante beauté à faire +admirer à tous les ambassadeurs[172].» + +[Note 172: Mme de Sévigné, _Lettres_, à Mme de Grignan, 29 juillet +1676 1er septembre 1680.] + +Le règne qui suivit celui de Louis XIV n'était pas fait pour effacer de +tels scandales. La place de la reine de France est alors occupée par des +femmes tombées assurément de moins haut que Mme de Montespan. Faut-il +nommer Jeanne Poisson, marquise de Pompadour de par la faveur royale? +Faut-il abaisser encore plus nos regards et chercher Jeanne Vaubernier +dans une fange si épaisse que pour la comtesse du Barry, c'est monter de +quelques degrés dans la boue que de faire succéder le roi _à toute la +France!_ + +Et ces femmes ne seront pas seulement les maîtresses de Louis XV. Par +lui, elles gouverneront et déshonoreront la France. + +Quand l'ignominie est publique et triomphe, comment s'étonner de cette +phrase de La Bruyère: «Il y a peu de galanteries secrètes; bien des +femmes ne sont pas mieux désignées par le nom de leurs maris que par +celui de leurs amants.» S'il est, on effet, des femmes qui, joignant le +sacrilège au vice, cachent leurs désordres sous le voile de la dévotion, +d'autres ne savent même plus rougir; et, comme les matrones de la Rome +impériale, elles se disputent honteusement des comédiens, des danseurs, +des musiciens. + +Pour mieux lutter avec la courtisane, de grandes dames du xvie siècle +lui demandent des leçons. + +La courtisane! Son règne commence alors et ne cesse de s'étendre. La +plus célèbre fait revivre pendant les deux derniers tiers du XVIIe +siècle le type de l'hétaïre grecque, aussi séduisante par l'esprit que +par la beauté. Ninon de Lenclos, celle dangereuse créature qui fait +perdre à ses adorateurs jusqu'à la foi religieuse, exerce son pouvoir +sur trois générations, fut-ce dans la même famille. + +Le règne de la courtisane croît avec les scandales du XVIIIe siècle. Mme +d'Oberkirch se plaint que la cour et les coulisses se mêlent beaucoup +trop. Les filles de théâtre prennent une importance extraordinaire. Pour +couvrir d'or et de bijoux d'indignes créatures, les hommes se ruinent. +La maison de Mlle Dervieux «vaut la rançon d'un roi. La cour et la +ville y ont apporté leur tribut.» Fragonard commence un plafond pour la +demeure de la danseuse Guimard, et David l'achève. La grande dame visite +comme un musée la maison de la courtisane. Elle ne lui en veut pas +toujours du tort que celle-ci lui fait. La princesse d'Hénin que son +mari délaisse pour une actrice, Mlle Arnould, est enchantée que le +prince ait «des occupations.»--«Un homme désoeuvré est si ennuyeux.» + +La légèreté et parfois la dépravation du langage sont au niveau des +moeurs qui dominent du XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. Une femme +que Brantôme qualifie d'_honnête_, écrit un conte pour narrer d'ignobles +aventures qui lui sont personnelles. La morale de ce récit est que le +plaisir de tromper un mari ajoute du prix à la faute commise. + +Bussy-Rabutin conseille à Mme de Sévigné d'agréer la cour du prince de +Conti, et lui demande impertinemment la survivance. Le mariage du duc de +Ventadour est l'objet de propos aussi légers que spirituels[173]. On peut +se faire une idée de la liberté de langage qui régnait alors en lisant +ce qu'écrivaient au XVIe siècle Marguerite d'Angoulême, et au XVIIe, +avec une crudité moindre, Mme de Sévigné; et cependant ces deux +charmants écrivains étaient d'honnêtes femmes. Au XVIIIe siècle, Mme +d'Oberkirch, élevée dans les moeurs sévères de l'Alsace, est si +étonnée de la désinvolture de langage avec laquelle s'exprime Mme de +Clermont-Tonnerre, que celle-ci s'arrête court. En rappelant ce fait, +Mme d'Oberkirch ajoute: «Je ne puis me faire à ces manières _élégantes_, +et je crois que je ne m'y ferai jamais[174].» + +[Note 173: Bussy-Rabutin, à Mme de Sévigné, 10 juin 1654; Mme de +Sévigné, à Mme de Grignan, 27 février 1671; Mme d'Oberkirch, _Mémoires_, +etc.] + +[Note 174: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.] + +Les grandes dames n'étaient pas plus réservées dans leurs lectures +que dans leurs conversations. Les contes de La Fontaine sont lus par +d'honnêtes femmes. Au temps des Valois, un horrible ouvrage est acheté +son pesant d'or par des femmes du monde. Nous savons déjà qu'à la même +époque les plus infâmes gravures n'effrayaient ni les jeunes filles ni +les femmes de la cour. Deux siècles plus tard, les provocantes peintures +de Boucher n'effaroucheront pas les belles dames. + +Ces femmes mondaines ne sauront bien souvent faire respecter en elles ni +la dignité de la veuve, ni l'autorité de la mère. Cette femme qui, à la +mort de son mari, semble ou dans la défaillance de l'agonie, ou dans la +folie du désespoir, joue plus d'une fois une triste comédie. «Or, après +tous ces grands mystères jouez, et ainsi qu'un grand torrent, après +avoir fait son cours et violent effort, se vient à remettre et retourner +à son berceau, comme une rivière qui a aussi esté desbordée, ainsi aussi +voyez-vous ces veufves se remettre et retourner à leur première nature, +reprendre leurs esprits, peu à peu se hausser en joie, songer au monde. +Au lieu de testes de mort qu'elles portoient, ou peintes, ou gravées et +eslevées; au lien d'os de trespassez mis en croix ou en lacs mortuaires, +au lieu de larmes, ou de jayet ou d'or maillé, ou en peinture; vous les +voyez convertir en peintures de leurs marys portées au col, accommodées +pourtant de testes de mort et larmes peintes en chiffres, en petits +lacs; bref, en petites gentillesses, desguisées pourtant si gentiment, +que les contemplant pensent qu'elles les portent et prennent plus pour +le deuil des marys que pour la mondanité. Puis, après tout, ainsi qu'on +voit les petits oiseaux, quand ils sortent du nid, ne se mettre du +premier coup à la grande volée, mais, vollelant de branche en branche, +apprennent peu à peu l'usage de bien voler; ainsi les veufves, sortant +de leur grand deuil désespéré, ne le monstrent au monde si-tost qu'elles +l'ont laissé, mais peu à peu s'esmancipent, et puis tout à coup jettent +et le deuil et le froc de leur grand voile sur les orties, comme on dit, +et mieux que devant reprennent l'amour en leur teste...»[175] + +[Note 175: Brantôme, _l. c._ Comp. Montaigne, _Essais_, livre II, ch., +XXXV.] + +Plus d'une femme n'a vu en effet, dans le veuvage, que la liberté qui +lui est donnée. Le veuvage! c'est le triomphe de la grande coquette: +Molière ne l'a pas oublié. + +Et quel respect peuvent inspirer à leurs enfants ces femmes mondaines +qui n'ont pas su être mères, ou qui ne se sont souvenues de ce titre que +pour exercer sur leurs filles une influence corruptrice? + +Devant des moeurs, ici légères, là dépravées, faut-il s'étonner des +rigoureux jugements que portent sur les femmes les moralistes du XVIe +et du XVIIe siècles? Faut-il s'étonner qu'au XVIIIe siècle, l'auteur +de l'_Esprit des lois_ ait prononcé cet arrêt sévère: «La société des +femmes gâte les moeurs[176]?» Trouverons-nous désormais étrange que +Montaigne parle trop souvent de la femme comme d'une esclave de harem, +et qu'il la méconnaisse au point de dire qu'elle est plus portée que +l'homme à la sensualité[177]? Grave erreur que celle-là, et dans laquelle +a été bien loin de tomber un auteur qui, de nos jours, a dit cependant +beaucoup de mal des femmes[178]. + +[Note 176: Montesquieu, _Esprit dos lois_, livre XIX, ch. viii.] + +[Note 177: Montaigne, _Essais_, livre II, ch. xv: livre III. ch. v.] + +[Note 178: A. Dumas, _l'Homme-femme_.] + +Suivant Montaigne, la chasteté de la femme n'est que grimace, ou plutôt +c'est une coquetterie de plus. Ainsi en juge La Rochefoucauld. Il est +vrai que ce paradoxal écrivain donne d'autres mobiles encore à la vertu +des femmes: la vanité, la honte, le goût du repos, le souci de la +réputation, la froideur naturelle, ou bien quelque aversion pour l'homme +qui les aime. Ailleurs il dira plus insolemment encore: «La plupart des +honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce +qu'où ne les cherche pas».--«Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient +lasses de leur métier.» C'est odieux, mais l'indignation que causent de +telles maximes, ne diminue-t-elle pas quand on sait quelles femmes les +hommes de cour avaient trop souvent sous les yeux? Elles prouvaient +au moraliste qu'il y avait peu de femmes dont le mérite survécût à +la beauté[179]. Ce n'est pas à dire qu'il faille recueillir comme un +renseignement statistique, le chiffre que Boileau nous donne quant au +nombre des femmes fidèles: + + ...Et dans Paris, si je sais bien compter, + Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer. + +[Note 179: La Rochefoucauld, _Maximes_, 204, 205, 220, 333, 307, 368, +474.] + +Boileau a pris soin de nous avertir que ce n'était là qu'une figure de +rhétorique, et qu'il ne fallait pas «prendre les poètes à la lettre[180]». +Quoi qu'il en soit, il est évident que ce qui a frappé notre poète, ce +n'est pas le grand nombre des honnêtes femmes. + +[Note 180: Boileau, _Satires_, et note de 1713; Lettres à Brossette, 5 +juillet 1706] + +Suivant La Rochefoucauld, la femme a un tel fond de coquetterie qu'elle +n'en connaît pas elle-même la mesure; elle la dompte plus difficilement, +que la passion; et c'est cette coquetterie qu'elle prend souvent pour de +l'amour. La Bruyère n'est pas tout à fait de cet avis. Il remarque que +dans l'amour, la femme a plus de tendresse que l'homme. En revanche, il +déclare qu'elle lui est inférieure en amitié. Sur ce dernier point il +ne s'éloigne guère de LaRochefoucauld[181]. Montaigne, lui non plus, ne +croyait pas la femme capable d'amitié[182]. Une femme dont le fidèle +attachement le suivit au delà du tombeau, Mme de Gournay lui prouva +qu'il s'était trompé. Mme de Sablé et Mme de la Fayette donnèrent aussi +à La Rochefoucauld un démenti analogue[183]. Et où donc se trouverait +l'amitié, sinon dans le coeur de la femme, ce coeur qui a besoin de se +dévouer jusqu'au sacrifice? + +[Note 181: La Rochefoucauld, _Maximes_, 241, 277, 332, 334, 440. La +Bruyère, _Caractères_, iii.] + +[Note 182: Montaigne, _Essais_, livre I, ch. xxvii.] + +[Note 183: Voir plus loin, ch. iii.] + +Jugée peu digne de s'élever aux hauteurs de l'amitié, la femme ne mérite +guère non plus la confiance, s'il faut eu croire La Bruyère, qui la +suppose plus fidèle à garder son secret que celui d'autrui. Il semble au +contraire que la femme se trahit plus facilement elle-même qu'elle ne +trahit les autres. Mais il est vrai que La Bruyère juge de la femme +d'après les coquettes de son temps, ou plutôt, les coquettes de tous les +temps. Et les Célimènes ne manquaient pas au xviie siècle. Malgré le +stigmate vengeur dont Molière avait marqué ce type, il ne cessa de +faire école, triste école à laquelle le XVIIIe siècle fournit le plus +d'élèves. + +Aux yeux de La Bruyère, la femme est extrême en tout, dans le bien comme +dans le mal. Nous n'y contredirons pas. Suivant ce moraliste, la plupart +des femmes n'ont guère de principes: «elles se conduisent absolument par +le coeur et dépendent pour leurs moeurs de ceux qu'elles aiment[184].» La +Bruyère n'étend heureusement pas à la totalité des femmes un semblable +jugement. Sans doute, en matière d'opinion, et en toute chose qui +n'intéresse pas la conscience, la femme se laisse plutôt guider par des +sentiments que par des idées; mais quant aux moeurs et aux croyances +dont elle a reçu les immuables principes dans une solide éducation +chrétienne, elles ne les sacrifiera jamais à ses plus vives tendresses +mêmes; loin de là, c'est elle qui en fera régner autour d'elle la +bienfaisante influence. + +[Note 184: La Bruyère, _Caractères_, iii, Des Femmes.] + +D'ailleurs, même considérée comme une créature toute d'impression, la +femme est-elle bien souvent aussi passive que le pense La Bruyère? +Montaigne n'en était pas très persuadé. Il ne la juge pas si prompte à +se ranger à l'avis d'autrui, témoin l'amusante histoire de la Gasconne. +Certes il se garde bien de nier l'impressionnabilité de la femme; mais +suivant lui, cette impressionnabilité est moins passive qu'active; et +toujours, d'après le vieux sceptique, la femme s'exaspère d'autant plus +que la contradiction lui est opposée par le froid raisonnement. + +Devant la femme impérieuse, acariâtre, que Montaigne dépeint et qui +servira de modèle à Boileau[185], je comprends que le premier ait accepté +cet idéal du mariage: un mari sourd, une femme aveugle. Il me semble +cependant que, dans cette définition, tout n'est pas à la charge de la +femme, puisque la cécité de l'épouse n'est pas moins indispensable à la +paix du mariage que la surdité de l'époux. + +[Note 185: _Satires_, x.] + +Montaigne ne nous paraît pas très convaincu ici du bonheur que peut +apporter le mariage, le mariage qu'il considère comme «un marché qui n'a +que l'entrée libre». Pour La Rochefoucauld «il y a de bons mariages; +mais il n'y en a point de délicieux». + +Heureusement, à côté de ces portraits peu flatteurs de la femme, à +côté de ces tableaux peu enchanteurs de la félicité conjugale, nous +trouverons, sinon dans La Rochefoucauld, du moins dans Montaigne, dans +La Bruyère, dans Montesquieu, d'autres traits qui témoignent que, dans +un monde corrompu, il y avait encore d'honnêtes femmes et de bons +ménages. + +La démoralisation avait, du reste, été progressive. Le père de Montaigne +lui disait que de son temps, à peine y avait-il dans toute une province, +une femme de qualité «mal nommée.» Un écrivain qui n'aimait pas les +femmes vertueuses et qui, regardant leur vie patriarcale d'autrefois +comme un état de grossièreté primitive, considérait comme un progrès +la brillante corruption qui les y avait arrachées, Brantôme, l'immoral +Brantôme, constatait que, parmi ses contemporaines, le nombre des +honnêtes femmes l'emportait sur le nombre des autres[186]. Il est vrai que +pour Brantôme le titre d'honnête femme était singulièrement élastique. +Nous en avons cité une preuve[187]. + +[Note 186: Brantôme, _l. c._; Montaigne; I, xxvii; II, xxxi, xxxii; +III, v, etc.; La Rochefoucauld, _Maximes_, 113.] + +[Note 187: Voir plus haut, page 122.] + +Comme au moyen âge, les femmes d'intérieur, les femmes de ménage, +existaient toujours au XVIe siècle, bien que Montaigne en restreignît le +nombre: «La plus utile et honnorable science et occupation à une mère +de famille, dit-il, c'est la science du mesnage. J'en veoy quelqu'une +avare; de mesnagières, fort peu: c'est sa maistresse qualité, et qu'on +doibt chercher avant toute aultre, comme le seul douaire qui sert +à ruyner ou à sauver nos maisons.... Selon que l'expérience m'en a +apprins, je requiers d'une femme mariée, au dessus de toute aultre +vertu, la vertu oeconomique. Je l'en mets au propre, luy laissant par +mon absence tout le gouvernement en main[188].» + +[Note 188: Montaigne, _Essais_, III, ix.] + +L'ordre, l'économie, c'est là ce que recommande à la nouvelle mariée un +père soucieux de l'avenir du jeune ménage[189]. C'est toujours l'idéal de +la femme forte qui domine dans les familles chrétiennes, surtout dans la +vie rurale. En parlant de l'agriculteur, Olivier de Serres voit, comme +Montaigne, dans la femme vigilante la fortune de la maison; mais il +s'inspire directement de la Sainte-Écriture pour traduire cette pensée. +Il dit avec un sentiment tout biblique: «Ce lui sera un grand support +et aide, que d'estre bien marié, et accompagné d'une sage et vertueuse +femme, pour faire leurs communes affaires avec parfaite amitié et bonne +intelligence. Et si une telle lui est donnée de Dieu, que celle qui +est descrite par Salomon, se pourra dire heureux, et se vanter d'avoir +rencontré un bon thrésor: estant la femme l'un des plus importans +ressorts du mesnage, de laquelle la conduite est à préférer à toute +autre science de la culture des champs. Où l'homme aura beau se +morfondre à les faire manier avec tout art et diligence, si les fruicts +en provenant, serrés dans les greniers, ne sont par la femme gouvernés +avec raison. Mais au contraire, estans entre les mains d'une prudente et +bonne mesnagere, avec honorable libéralité et louable espargne, seront +convenablement distribués: si qu'avec toute abondance, les vieux se +joindront aux nouveaux, avec vostre grand et commun profit, et louange. +Aussi, + + On dict bien vrai qu'en chacune saison + La femme fait ou défait la maison.» + +[Note 189: Nicolas Pasquier, _Lettres_, l. V, lettre ix.] + +Avec Xénophon, Olivier de Serres rappelle dans un autre chapitre, que +la femme doit vaquer au gouvernement de la maison pendant que le mari +dirige l'exploitation agricole. Mais il faut qu'il y ait entre les époux +«communication de conseil requise à tout mesnage bien dressé: estant +quelques fois à propos, selon les occurrences, que l'homme die son avis +et se mesle des moindres choses de la maison, et la femme des plus +sérieuses[190]. Le temps passé, quand on vouloit louer un homme, on le +disoit bon laboureur. C'estoit aussi lors la plus grande gloire de la +femme que d'estre estimée bonne mesnagère: laquelle louange, le temps +n'ayant peu esteindre, est-elle encores en telle réputation, que celui +qui se veut marier, après les marques de crainte de Dieu, et pudicité, +par dessus toutes autres vertus, cherche en sa femme le bon mesnage, +comme article nécessaire pour la félicité de sa maison. Plus grande +richesse ne peut souhaitter l'homme en ce monde, après la santé, que +d'avoir une femme de bien, de bon sens, bonne mesnagère. Telle conduira +et instruira bien la famille, tiendra la maison remplie de tous biens, +pour y vivre commodément et honorablement. Depuis la plus grande dame, +jusques à la plus petite femmelette, à toutes, la vertu du mesnager +reluit par dessus toute autre, comme instrument de nous conserver la +vie. Une femme mesnagère entrant en une pauvre maison, l'enrichit: +une despencière, ou fainéante, destruit la riche. La petite maison +s'aggrandit entre les mains de ceste là: et entre celles de ceste-ci, +la grande s'appétisse. Salomon fait paroistre le mari de la bonne +mesnagère, entre les principaux hommes de la cité: dict que la femme +vaillante est la couronne de son mari: qu'elle bastit la maison: qu'elle +plante la vigne: qu'elle ne craint ni le froid, ni la gelée... que la +maison et les richesses sont de l'héritage des pères, mais la prudente +femme est de par l'Eternel. + +[Note 190: Nicolas Pasquier, dans la lettre citée à la page +précédente, note 2, dit à sa fille de ne rien faire sans l'avis du mari: +«C'est le moyen en obeïssant, d'apprendre à luy commander: je veux dire, +que quand il recognoistra cette humble obeïssance, il ne fera plus rien +que ce que vous desirez, et vous abandonnera la libre disposition de +tout le mesnage.»] + +«A ces belles paroles profitera nostre mère-de-famille, et se plaira +en son administration, si elle désire d'estre louée et honorée de ses +voisins, révérée et servie de ses enfans,... si elle prend plaisir de +voir tousjours sa maison abondamment pourveue de toutes commodités, pour +s'en servir au vivre ordinaire, au recueil des amis, à la nécessité des +maladies, à l'advancement des enfans, aux aumosnes des pauvres.» + +Olivier de Serres qui rappelle à la ménagère les récompenses de la +femme forte, dit aussi, dans le chapitre d'où nous avons extrait notre +première citation, quelles incomparables félicités attendent les époux +qui s'unissent dans une affectueuse estime pour diriger leur maison: +«Par telle correspondance la paix et la concorde se nourrissans en la +maison, vos enfans en seront de tant mieux instruicts, et vous rendront +tant plus humble obéissance, que plus vertueusement vous verront vivre +par ensemble. + +«Cela mesme vous fera aussi aimer, honorer, craindre, obéir, de vos +amis, voisins, sujets, serviteurs. Et par telle marque estant vostre +maison recogneue pour celle de Dieu; Dieu y habitera, y mettant sa +crainte: et la comblant de toutes sortes de bénédictions, vous fera +prospérer en ce monde, comme, est promis en l'escriture[191]...» + +[Note 191: Olivier de Serres, _le Théâtre d'agriculture et Mesnage des +champs_, 1er lieu, ch. vi; 8e lieu, ch. i.] + +Tel fut le ménage du baron et de la baronne de Chantal. Et le rôle de la +ménagère contribua puissamment à préparer dans la noble dame la sainte +que l'Église devait placer sur ses autels. + +Lorsque M. de Chantai se maria, il remit le gouvernement de la maison à +sa jeune compagne qui s'effrayait de cette responsabilité. Mais avec +la douce autorité de l'époux chrétien, il voulut «qu'elle se résolût +à porter ce fardeau,» disant, lui aussi, «que la femme sage édifie +sa maison, et que celles qui méprisent ce soin, détruisent les plus +riches.» Et il mit sous les yeux de la jeune femme, comme un exemple, le +type de la baronne de Chantal, son héroïque mère. Saisie d'une généreuse +émulation, «elle ceignit ses reins de force et fortifia son bras» pour +se dévouer à la mission domestique que lui imposait son mari. «Elle mit +ordre à l'ordinaire et aux gages des serviteurs et servantes, le tout +avec un esprit si raisonnable que chacun était content. Elle ordonna que +tous les grangers, sujets, receveurs et autres, avec lesquels on +aurait à traiter, s'adresseraient immédiatement à elle pour toutes les +affaires.» + +«Dès le jour qu'elle prit le soin de la maison, elle s'accoutuma à se +lever de grand matin, et avait déjà mis ordre au ménage, et envoyé ses +gens au labeur, quand son mari se levait. De fortifiantes lectures, _la +Vie des Saints, les Annales de la France,_ rafraîchissaient son âme au +milieu de tant d'occupations matérielles.... + +Elle ne portait habituellement que des vêtements de camelot et +d'étamine; mais l'élégance innée de la grande dame la faisait paraître +plus charmante sous ces humbles habits que d'autres sous leurs tissus +d'or et de soie. Lorsqu'elle avait à représenter, elle se parait de ses +vêtements de noces ou de ses ajustements de jeune fille. Elle savait +accueillir avec la grâce modeste de la femme chrétienne les amis de +son mari qui se réunissaient chez lui pour la chasse et d'autres +divertissements. Mais lorsque son mari était absent, il n'y avait +pour elle ni réception, ni parure. «Les yeux à qui je dois plaire, +disait-elle, sont à cent lieues d'ici; ce serait inutilement que je +m'agencerais.» Elle était pour les pauvres une servante. Pendant une +famine, elle les réunissait chaque jour, leur versait du potage dans +leurs écuelles, leur présentait les morceaux de pain qui s'entassaient +dans les corbeilles. Alors déjà elle secourait ces malades que, dans son +austère veuvage, elle devait soigner avec une héroïque charité. + +Pour un délit qu'elle jugeait véniel, un paysan était-il renfermé dans +l'humide prison du château, elle l'en faisait secrètement sortir le +soir, lui donnait un lit, «et, le lendemain, de grand matin, pour ne pas +déplaire à son mari, elle remettait le prisonnier dans la prison, et, +en allant donner le bonjour à M. de Chantal, elle lui demandait si +amiablement congé d'ouvrir à ces pauvres gens et les mettre en liberté, +que quasi toujours elle l'obtenait.» + +Elle donnait aux paysans les exemples de la piété; elle instruisait +elle-même dans la religion ses serviteurs que la prière en commun +réunissait matin et soir autour de la châtelaine. Sévère pour le vice, +elle était indulgente pour les fautes auxquelles les domestiques +s'étaient laissé entraîner par la faiblesse et non par la volonté; et, +ici encore, sa miséricordieuse influence plaidait auprès du châtelain en +faveur du coupable. + +«C'est une grande marque de sa prudence et douce conduite, qu'en huit +ans qu'elle a demeuré mariée, et neuf ans au monde après son veuvage, +elle n'a presque point changé de serviteurs et de servantes, excepté +deux qu'elle congédia pour ne les pouvoir faire amender de quelques +vices auxquels ils étaient adonnés. Elle n'était point crieuse ni +maussade parmi ses domestiques; sa vertu la faisait également craindre +et aimer. Bref, sa maison était le logis de la paix, de l'honneur, de +la civilité et piété chrétienne, et d'une joie vraiment noble et +innocente[192].» + +[Note 192: Mère de Changy. _Mémoires sur la vie et les vertus de +sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal_; comp. _Bulle du Pape_ +Clément XIII pour la canonisation de la bienheureuse.] + +Sans connaître alors le grand évêque qui devait être son guide dans la +sainteté, Mme de Chantal appliquait dans son ménage les conseils que +saint François de Sales donnait aux femmes pour qu'elles unissent +à leurs devoirs religieux, à leur apostolat, à leurs oeuvres de +miséricorde, les occupations de la femme forte: «le soin de la famille, +avec les oeuvres qui dépendent d'iceluy», ainsi que «l'utile diligence» +qui ne permet pas à l'oisiveté de prendre la place destinée au +travail[193]. + +[Note 193: Saint François de Sales, _Introduction à la vie décote_. +111e partie, ch. XXXV.] + +Dans la vie rurale, les nobles dames veillent aux intérêts de +l'exploitation agricole et n'en dédaignent pas l'humble détail. La +châtelaine envoie ses serviteurs aux champs et garnit leur besace. +Lorsque Sully était à la cour, sa femme vendait le blé et les autres +récoltes. + +A une époque postérieure, Laure de Fitz-James, marquise de Bouzolz, +fille du maréchal de Berwick, n'avait jamais, dit-on, les mains +inoccupées; et, cette grande dame ne couchait que dans les draps dont +sa main patricienne avait filé la toile[194]. Les quenouilles dites _de +mariage_, que l'on voit au musée dé Cluny et qui datent du XVIe siècle, +rappelaient aux femmes, dans leurs riches sculptures, l'histoire de ces +femmes fortes qui filaient la laine et le lin. + +[Note 194: _Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu._] + +Deux femmes, entrées par le mariage dans la famille de La Rochefoucauld, +donnèrent au XVIIe et au XVIIIe siècles l'exemple de la femme forte, de +la ménagère, aussi bien à la ville qu'aux champs. C'est au XVIIe siècle, +Jeanne de Schomberg, duchesse de Liancourt; c'est, dans le siècle +suivant, Augustine de Montmirail, duchesse de Doudeauville, dont +l'existence se prolongea jusque dans le XIXe siècle. Dans leur conduite, +dans les conseils que l'une écrivit pour sa fille, l'autre pour sa +petite-fille; dans le règlement que Mme de Liancourt traça pour +elle-même, nous voyons combien important était pour les plus grandes +dames le gouvernement de la maison, et par quelles fortes et douces +vertus elles soutenaient leurs foyers. + +Ce gouvernement domestique est vaste. La femme surveille les affaires de +la maison, et elle en soumet l'ensemble à son mari, le chef respecté +de la communauté. Elle vérifie les dépenses de la veille, celles de la +semaine; elle arrête le compte du mois. A l'aide de conseils éclairés, +elle revoit le compte général de l'année. Lorsqu'elle l'a signé en +double expédition, elle le fait placer avec les pièces justificatives +dans une cassette de bois qui est déposée «au trésor des papiers». +Pour l'année suivante, elle fait un état général des dépenses, par +estimation, et d'après la moyenne des trois à quatre années précédentes. +Elle y fait figurer le train de la maison de ville et les dépenses de +la vie rurale. Elle tient compte aussi des dépenses imprévues. La femme +chrétienne payera exactement ses serviteurs, ses fournisseurs. Faire +des dettes, c'est retenir injustement le bien d'autrui. La noble +dame évitera le luxe des habits, des meubles, de la table. Bonne et +hospitalière d'ailleurs, elle établira l'ordre dans la bienséance et +dans la générosité. Elle n'oubliera pas non plus qu'il faut donner aux +pauvres le superflu de son bien. + +La châtelaine peut également être associée aux affaires extérieures +du châtelain: le choix des officiers qui rendent la justice +seigneuriale[195], le contrôle de leurs actes; elle aussi veillera au bien +des orphelins, des hôpitaux, des fabriques; à l'entretien des ponts et +des chemins sur lesquels les seigneurs sont voyers, à la conservation +des communes. + +[Note 195: En l'absence de M. de Gondi, sa femme choisit des officiers +probes pour administrer la justice dans ses terres. Chantelauze, saint +Vincent de Paul et les Gondi. Paris. 1882.] + + +Elle aide son mari dans la conduite d'un procès, et préside avec lui +le conseil domestique des gens d'affaires. Dans les conseils que la +duchesse de Liancourt donne à sa petite-fille, on reconnaît la noble +femme qui, soucieuse avant tout du droit, fournissait à ses adversaires +même le moyen de plaider contre elle, et gardait pour leurs personnes +les affectueux ménagements de la charité[196]. + +[Note 196: Mme la duchesse de Liancourt, _Règlement donné par une dame +de qualité, etc._] + +La duchesse de Doudeauville fut plus qu'associée au gouvernement de la +maison. Pendant l'émigration de M. de Doudeauville, elle s'acquitta si +bien de cette administration que, de retour, le duc la lui laissa tout +entière[197]. + +[Note 197: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de +Doudeauville_.] + +Quant aux charges officielles dont le mari est revêtu, la femme y +demeurera étrangère. Mais commet-il une injustice, elle doit l'avertir +en secret et avec prudence. C'est le droit, c'est le devoir de l'épouse +conseillère. + +En toute circonstance d'ailleurs où le mari s'écarte du devoir, l'épouse +doit lui en indiquer le chemin. Mais elle prêche surtout d'exemple. +Après dix-huit années d'une action lente et bienfaisante, Mme de +Liancourt arrache son mari aux séductions du monde. + +Si l'épouse, si la mère ont charge d'âmes, la maîtresse de la maison a +aussi cette responsabilité. Comme la baronne de Chantal, elle veille +aux besoins spirituels de ses serviteurs et à leurs intérêts temporels. +Maîtresse attentive, elle les récompense de leurs bons services, les +soigne dans leurs maladies, leur assure le pain dans leur vieillesse. La +duchesse de Liancourt, cette grande dame qui, dans le monde, mesure ses +égards au rang des personnes, considère dans son cour ses domestiques +comme ses égaux devant Dieu, «des égaux que, dit-elle à Mlle de La +Roche-Guyon, Dieu a réduits en ce monde dans l'état de servitude pour +aider notre infirmité durant que vous remédiez à leur misère.... Ils +doivent gagner le Ciel par cette humiliation, comme vous devez le gagner +par le soin que vous prendrez de leur conduite. Dieu nous oblige donc +ainsi à des devoirs mutuels les uns envers les autres.» + +Un règlement était nécessaire pour que la maîtresse de la maison pût +s'acquitter de la charge qui pesait sur elle, charge si lourde qu'elle +rappelait à la plus grande dame la sentence de l'Eden: «Tu mangeras +ton pain à la sueur de ton front.» Aussi, avant d'assumer une telle +responsabilité, elle invoquait l'Esprit-Saint pour pouvoir agir avec +prudence et fermeté. + +En prenant le fardeau du gouvernement domestique, la noble dame voudra, +non dominer sur autrui, mais obéir: obéir au mari qui, occupé par de +grands emplois, ne pourrait surveiller lui-même la maison; obéir à Dieu +qui, selon la belle pensée de Mme de Liancourt, ne donne à l'homme que +la garde d'un bien que celui-ci doit transmettre fidèlement à autrui. +C'est le talent que Dieu lui confie et dont il lui demandera compte au +jugement dernier. + +Partout la maîtresse de la maison cherche la volonté de Dieu. Comme la +châtelaine du moyen âge, son premier labeur est de distribuer la tâche à +ses serviteurs, mais sa première pensée est d'adorer le Seigneur qui lui +a donné un jour de plus pour le servir. C'est à lui qu'elle consacre +toute sa journée. Avant toute action, avant tout plaisir même, elle se +demande si cette action, si ce plaisir peuvent être offerts au Dieu de +justice et de pureté. + +Généreusement dévouée à ses amis, elle leur sacrifie son repos, son +bonheur, mais sa conscience, jamais! Le nombre de ses relations sera +d'ailleurs restreint, et toujours soumis à la volonté du mari. Quant aux +devoirs du monde, aux visites, elle ne leur donnera que ce qui ne se +peut refuser à la plus stricte bienséance. Elle apporte dans toutes ses +conversations une parole sobre, aimable, indulgente, ennemie de toute +discussion opiniâtre, nourrie de bonnes lectures[198]; une influence +bienfaisante, mais toujours exercée avec prudence. Fut-elle même +entourée de caractères difficiles, elle fait régner partout la paix, +et pour cela elle l'a d'abord établie dans son âme en domptant ses +passions, ses caprices, son humeur[199]. Quelle paix, en effet, dans une +âme qui s'est rendue maîtresse d'elle-même! Tout peut crouler, Dieu +reste[200]. + +[Note 198: Pendant que la duchesse de Liancourt est à sa toilette, +elle se fait faire une bonne lecture pour que les personnes qui +l'entourent alors puissent en profiter. Elle les fait parler sur cette +lecture et attire leur attention sur l'enseignement qu'elles en peuvent +tirer.] + +[Note 199: Mme la duchesse de Liancourt, _l. c._] + +[Note 200: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville] + +La douceur est la souveraine expression de cette paix intérieure. La +douceur! c'était la vertu perpétuelle que saint François de Sales +recommandait à la femme. + +La femme forte, bonne ménagère, douce et sûre conseillère, se retrouvait +particulièrement au sein de la magistrature. Dans ce milieu sévère +où les principes sur lesquels repose l'ordre social sont chaque jour +rappelés, les femmes vivent généralement selon les principes dont leurs +maris sont les gardiens. Elles mènent l'existence de la matrone romaine +qui file la laine et garde la maison. Un jurisconsulte d'Aix raconte +que, sous le règne de Louis XIII, les magistrats «n'estoient vus qu'aux +rues conduisant au palais, et ils vivoient chez eux en si grande +simplicité qu'au feu de la cuisine, quand le mouton tournoit à la +broche, le mari se préparoit pour le rapport d'un procès, et la femme +avoit la quenouille»[201]. + +[Note 201: Ch. de Ribbe, _les Familles et la Société en France, etc._] + +C'est à la robe qu'appartient par sa naissance et par son mariage Mme +de Nesmond, cette jeune femme de quinze ans que sa sainte mère, Mme +de Miramion, installe dans sa nouvelle famille en demandant que cette +enfant soit chargée de l'administration de ses biens. La nouvelle mariée +obtient ce privilège et s'en montre digne[202]. + +[Note 202: Bonneau-Avenant, _Madame de Miramion_.] + +Dans la magistrature se rencontraient des types respectables et +attachants. Il pouvait sans doute arriver que l'austérité fût ridicule +et intolérante comme chez Mme Omer Talon, que Fléchier a peinte avec +une verve si piquante et si malicieuse dans _les Grands-Jours +d'Auvergne_[203]. Mais à la sévérité morale s'alliaient généralement la +douceur des affections domestiques et l'amabilité des relations. Quelle +noble et sympathique figure que Mme de Pontchartrain, née Meaupou, cette +femme sensée et spirituelle, étincelante de gaîté et remplie en même +temps de dignité, sachant, comme aurait pu le faire une femme de vieille +race, accueillir ses hôtes avec toutes les nuances de distinction que +comporte leur état, présidant enfin aux réceptions officielles comme +nulle femme de ministre ne savait le faire; et avec toutes ces +brillantes séductions, possédant l'active et chaleureuse bonté qui lui +inspire de charitables fondations, et qui fait d'elle une amie aussi +fidèle que généreuse. Chez Mme d'Aguesseau, femme du chancelier et +belle-fille de la bienfaisante Mme Henri d'Aguesseau, même mélange de +grâce aimable et de noble vertu que chez Mme de Pontchartrain. Et toutes +deux réalisent le type de l'épouse conseillère: Saint-Simon nous dit +que Pontchartrain ne se trompa jamais tant qu'il écouta les avis de sa +femme. Quant à Mme d'Aguesseau, qui ne connaît le mot romain qu'elle +adressa au chancelier dans la périlleuse circonstance où il allait +exposer sa position, sa liberté: «Elle le conjura, en l'embrassant, +d'oublier qu'il eût femme et enfants, de compter sa charge et sa fortune +pour rien, et pour tout son honneur et sa conscience[204].» + +[Note 203: M. l'abbé Fabre, _la Jeunesse de Fléchier_.] + +[Note 204: Saint-Simon, t. VII, ch. v, xxvi; _Discours sur la vie +et la mort de M. d'Aguesseau_, conseiller d'État, par M. d'Aguesseau +chancelier de France.] + +La vertu et la grâce, la force morale, la prudence, la bonté, la +charité, la douceur, c'étaient là les qualités de la femme française au +moyen âge. Nous voyons qu'en dépit des influences corruptrices amenées +par la vie mondaine, ces qualités s'étaient conservées dans les trois +siècles que nous étudions. Ajoutons-y la miséricordieuse charité avec +laquelle, comme au moyen âge aussi, plus d'une femme pardonne à l'époux +qui lui est infidèle: noble contraste que l'on est heureux d'opposer à +la femme qui se venge de l'adultère par l'adultère! + +«Avec le silence vous viendrez à bout de tout; il ne faut parler de +cette sorte de peine qu'à Dieu seul», disait à une épouse trahie une +jeune femme qui connaissait personnellement cette douleur: c'était la +sainte duchesse de Montmorency, compagne du brillant et chevaleresque +Henri de Montmorency, époux à la fois tendre et volage qui, tout en +gardant à sa femme sa meilleure affection, offrait à d'autres ses +capricieux hommages de grand seigneur. La duchesse se taisait; mais ses +souffrances se lisaient sur son expressif visage; son mari le remarqua: +«Êtes-vous malade, mon amie? lui demanda-t-il; vous êtes changée!--«Il +est vrai, mon visage est changé, mais mon coeur ne l'est pas», répondit +la jeune femme. Le duc devina la secrète douleur que trahissaient ces +paroles, et, devant les larmes qu'il faisait couler, il ne put que +s'agenouiller avec émotion et promettre à sa femme une fidélité qu'il +n'eut pas, hélas! la force de lui garder. Mais dans les âmes pures, +l'amour qui est plus fort que la mort, est plus fort aussi que l'offense +qui le blesse. Par la puissance de son dévouement, Mme de Montmorency +s'éleva au-dessus des jalousies humaines; et l'on a même dit qu'au fond +du coeur elle ne pouvait se défendre d'une indéfinissable sympathie pour +les femmes qui aimaient l'objet de son unique passion[205]. Cet amour si +désintéressé n'appartenait déjà plus à la terre quand la tête chérie sur +laquelle il planait tomba sous la hache du bourreau. Alors cet amour +monta plus haut encore; et par un héroïque effort, Mme de Montmorency +le sacrifia à Dieu. La veuve de la grande victime devint l'épouse de +Jésus-Christ. + +[Note 205: Amédée Renée, _Madame de Montmorency_.] + +Mais voici un exemple de magnanimité conjugale qui nous paraît plus +extraordinaire. Que Mme de Montmorency ait aimé avec une passion aussi +généreuse le noble duc qui, par son grand coeur, par sa bravoure, par sa +loyauté, soulevait, malgré ses faiblesses, une enthousiaste admiration, +nous comprenons ce sentiment. Mais qu'une femme d'élite, mariée à un +être indigne, traître à sa patrie, déserteur, escroc même, ait encore +à supporter l'abandon du misérable qui, par ce mariage, a échappé à un +public déshonneur; et que cette épouse si cruellement outragée, lui +garde encore son amour, voilà un fait qui semblerait inexplicable si +l'on ne savait quels trésors de miséricordieuse tendresse peut receler +un coeur de femme. Cet homme se nommait le comte de Bonneval, et c'est +Mlle de Biron qui s'était dévouée à lui avec toute la force d'une +affection qui s'appuie sur le devoir. Lorsque son mari l'a abandonnée, +elle lui écrit: «Je me suis attachée à vous en bien peu de temps, de +bonne foi; je suis sincère; cette tendresse m'a été un sujet de beaucoup +de peines, mais elles n'ont point effacé une prévention qui me fera +toujours également désirer votre amitié comme la seule chose qui puisse +me rendre heureuse.» Les lettres mêmes de la jeune femme demeurent +sans réponse, s'il faut en juger par cette prière navrante de la noble +délaissée: «Je vous prie seulement de dire une fois tous les huit jours +à votre valet de chambre que vous avez une femme qui vous aime, et qui +demande qu'on lui apprenne que vous êtes en bonne santé». + +Cette femme si éprouvée ne laisse pas soupçonner au monde ses amères +tristesses. Elle voile les fautes de son mari, mais c'est avec fierté +qu'elle salue les actions d'éclat que l'on trouve mêlées à de si +honteuses turpitudes chez le comte de Bonneval, cet étrange aventurier +qui, à la fin de sa vie, devait trahir son Dieu comme il avait trahi sa +patrie, son foyer, et qui, renégat, soldat de Mahomet armé contre les +chrétiens, devait avoir son tombeau à Constantinople[206]. + +[Note 206: Saint-Simon, tome III, ch. xxii; tome IX, ch. iii; Bertin +_les Mariages dans l'ancienne société française_.] + +Dans son délaissement, Mme la duchesse de Chartres, mère du roi +Louis-Philippe, garde une touchante tendresse au volage époux qui lui +porte le coup le plus cruel qu'une femme puisse recevoir en lui enlevant +la consolation d'élever ses enfants et en confiant ce soin à la rivale +qu'il lui préfère. Malgré son cuisant chagrin elle ne perd cependant pas +à l'extérieur cette gaieté d'enfant que conserve si naturellement la +candeur de l'âme[207]. + +[Note 207: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.] + +La vertu, soutien de l'épouse malheureuse, devient dans l'harmonie d'un +beau ménage, le titre le plus sûr de la femme à l'attachement de son +mari. Cette harmonie conjugale, nous allons le voir, se retrouve dans +les siècles de corruption plus souvent qu'on ne le croit. Elle nous est +déjà apparue alors que nous esquissions les devoirs et les vertus de +la femme. Arrêtons-nous quelques instants devant le pur tableau de +l'affection conjugale, de cette affection qui réalise si bien les +conditions qu'un grand évoque de nos jours donnait aux attachements +d'ici-bas: le respect dans l'amour, et l'amour dans le respect[208]. + +[Note 208: Mgr Dupanloup, _Conférences aux femmes chrétiennes_, +publiées par M. l'abbé Lagrange. Paris, 1881.] + +Nous avons entendu Montaigne interpréter, comme ses plus religieux +contemporains, la pensée biblique en considérant la femme forte comme la +fortune d'une maison. Maintenant ce philosophe à l'esprit sceptique, à +la morale facile, va nous faire entendre sur le respect dû au mariage, +des accents où, malgré une note railleuse, domine une religieuse +gravité: «Un bon mariage,--s'il en est, ajoute-t-il avec sa malicieuse +bonhomie,--refuse la compaignie et conditions de l'amour.» (Montaigne +parle ici de l'amour païen): «il tasche à représenter celles de +l'amitié.» Ailleurs il est vrai, Montaigne, l'éternel douteur, croit que +la femme, étant incapable d'amitié, ne saurait apporter ce sentiment +dans le mariage. Mais poursuivons: «C'est une doulce société de vie, +pleine de constance, de fiance et d'un nombre infiny d'utiles et +solides offices, et obligations mutuelles.» Il dit aussi fort justement +qu'aucune femme unie à l'homme qu'elle aime, ne voudrait lui inspirer +d'autres sentiments que cette amitié calme et dévouée. «Si elle est +logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honnorablement +et seurement logée.» Pour celui-là même qui trahit sa femme, Montaigne +juge qu'elle reste un être tellement sacré que si on lui demandait +«à qui il aymeroit mieulx arriver une honte, ou à sa femme, ou à sa +maistresse? de qui la desfortune l'affligeroit le plus? à qui il désire +plus de grandeur? ces demandes n'ont aulcun doubte en un mariage sain. + +«Ce qu'il s'en veoid si peu de bons, est signe de son prix et de sa +valeur. A le bien façonner et à le bien prendre, il n'est point de plus +belle pièce en nostre société.... Tout licentieux qu'on me tient, j'ay +en vérité plus sévèrement observé les loix de mariage, que je n'avoy ny +promis ny esperé[209]». + +[Note 209: Montaigne, _Essais_, III, v.] + +Le respect du foyer se maintenait donc toujours. L'amour d'un roi +n'éblouit pas toutes les femmes et n'aveugle pas tous les maris. La +femme de Jean Séguier repousse Henri IV, et à ce même roi qui demande +au maréchal de Roquelaure d'amener à la cour sa belle compagne, le rusé +Gascon, prétextant la pauvreté de sa famille, répond en patois: «Sire, +elle n'a pas de _sabattous_ (souliers)[210].» + +[Note 210: Tallemant des Réaux, _le Maréchal de Roquelaure_.] + +Au respect du mariage se joignait souvent l'amour conjugal le plus +tendre. La famille biblique est l'idéal que poursuit la pieuse famille +française. «J'ai regardé ma femme comme un autre moi-même,» dit Pierre +Pithou dans son testament daté du 15 novembre 1587[211]. Et que d'exemples +analogues nous trouverons dans les _livres de raison_, dans les mémoires +du temps! Quels ménages nous offrent M. et Mme de Chantal, M. et Mme de +Miramion, le maréchal duc de Schomberg et sa belle et fière compagne +Marie de Hautefort; le duc de Bouillon et sa femme, Mlle de Berghes, +célèbre par son courage, par sa beauté, et tendrement unie à son mari; +M. et Mme de Gondi si étroitement attachés l'un à l'autre qu'après la +mort de sa femme, le veuf, incapable de recevoir aucune consolation +humaine, se fait prêtre de l'Oratoire, lui, général des galères[212]. Le +duc de Charost, petit-fils de Fouquet, entoure de la plus constante +sollicitude sa femme qui, dit Saint-Simon, mourut «à cinquante-et-un +ans, après plus de dix ans de maladie, sans avoir pu être remuée de son +lit, voir aucune lumière, ouïr le moindre bruit, entendre ou dire deux +mots de suite, et encore rarement, ni changer de linge plus de deux ou +trois fois l'an, et toujours à l'extrême-onction après cette fatigue. +Les soins et la persévérance des attentions du duc de Charost dans cet +état, furent également louables et inconcevables; et elle le sentait, +car elle conserva sa tête entière jusqu'à la fin avec une patience, +une vertu, une piété, qui ne se démentirent pas un instant, et qui +augmentèrent toujours[213].» + +[Note 211: Ch. de Ribbe, _ouvrage cité_.] + +[Note 212: Chantelauze, _Saint Vincent de Paul et les Gondi_.] + +[Note 213: Saint-Simon. _Mémoires_, tome VI, ch. XXIII.] + +Et Saint-Simon lui-même, qui rend hommage à ce dévouement conjugal, +Saint-Simon jouit avec sa femme de la plus complète félicité domestique. +Elle fit «uniquement et tout entier» le bonheur de sa vie. Par son +angélique douceur, par la muette puissance de ses larmes, elle sut +obtenir de lui jusqu'au «sacrifice vraiment sanglant» de l'une de ces +haines que son irascible époux gardait d'ordinaire à un ennemi avec une +passion acharnée. Aussi a-t-il reconnu en elle le don «du plus excellent +conseil» dans ce testament où, avec une émotion si touchante sous cette +plume inexorable, il rappelle les «incomparables vertus» de la morte, +son aimable et solide piété; «la tendresse extrême et réciproque, la +confience sans réserve, l'union intime parfaite sans lacune,» qui furent +les bénédictions de Dieu sur cette alliance. Pour lui cette noble et +douce créature était «la Perle unique» dont il goûtait «sans cesse +l'inestimable prix», la femme forte dont la perte lui rendit «la vie à +charge» et fit «le plus malheureux de tous les hommes» de celui qui, +par son mariage, en avait été «le plus heureux!» Cette union, il veut +qu'elle subsiste jusque dans la tombe, et il ordonne que le cercueil de +sa femme et le sien soient attachés «si ettroitement ensemble et si bien +rivés, qu'il soit impossible de les séparer l'un, de l'autre sans les +briser tous deux[214].» + +[Note 214: Saint-Simon, _Mémoires_, t. I, ch. XV, XI, XXVI, XLII, +_Testament olographe_.] + +Quelle harmonie domestique nous trouvons aussi dans la famille de +Belle-Isle! Le maréchal qui, à quarante-cinq ans, a épousé une veuve +de vingt et un ans, lui fait oublier cette différence d'âge par +sa tendresse et son amabilité. Dans ses lettres si simples et si +affectueuses, il nomme sa femme «son cher petit maître[215].» Leur fils, +le comte de Gisors, ce grand coeur, ce vaillant soldat, chérit la +jeune femme qui l'a épousé à l'âge de treize ans et qu'il appelle +familièrement _Huchette_ ou _Mme de la Huche_. Avec quelle grâce +caressante et grondeuse il lui écrit de l'armée au sujet d'une affaire +qui concerne les rapports de l'archevêque de Paris et du Parlement et à +laquelle la jeune comtesse semble avoir mêlé son beau-père, le maréchal +de Belle-Isle, alors ministre: «Je suis, en vérité, fort votre +serviteur, madame _de la Huche_, mais d'amitié je vous dirai à l'oreille +qu'il ne vous convient pas d'aller apostiller la lettre d'un ministre, +lequel, s'il prend de mes conseils, ne laissera jamais approcher à deux +toises de son bureau un petit furet qui renverseroit et farfouilleroit +tous les traités de l'Europe pour chercher le projet de quelque +réponse à M. l'archevêque sur un fait arrivé dans la paroisse de +Saint-Étienne-du-Mont. Ah! messieurs les ministres, méfiez-vous de +toutes ces petites mères de l'Église. Nous autres particuliers pouvons +vivre avec elles en essuyant le débordement de leurs _si_, de leurs +_mais_, de leurs _car_, et de toute leur politique; ce torrent-là +écoulé, on retrouve en elles des femmes aimables, gentilles, et dont le +temporel dédommage du spirituel; mais vous, messieurs, gardez-vous-en... +Si elles vous caressent, ces petites mères, c'est pour vous séduire, et, +dans l'instant où elles vous verront enchantés d'elles, vous donner des +conseils relatifs à leurs fins. Est-ce là votre portrait, ma commère? +Dites-le de bonne foi? Je vous connois comme si je vous avois fait; vous +devriez aussi me bien connoître, _Huchette_, car il me semble que je ne +vis que depuis que mon sort est attaché au vôtre et que nous ne faisons +qu'un. Il n'y a que sur la guerre et les affaires de l'Église que le moi +qui est à Paris et le moi qui est à Halberstadt se séparent...[216]» + +[Note 215: Camille Rousset, _le Comte de Gisors_, 1732-1758. Paris, +1868.] + +[Note 216: 21 octobre 1757. Archives du dépôt de la guerre. Lettre +reproduite par M. Camille Housset, _le comte de Gisors_.] + +L'année suivante le comte de Gisors, blessé mortellement à la bataille +de Crefeld, mourait en héros chrétien. Il laissait veuve, à vingt et +un ans, la jeune femme qu'il avait adorée, et qui donna à Dieu et aux +pauvres l'amour dont le plus cher objet lui manquait ici-bas. + +C'est dans le siècle où il était ridicule d'aimer sa femme, c'est en +plein XVIIIe siècle que le comte de Gisors écrivait à sa jeune compagne +la délicieuse lettre que nous venons de citer. C'est aussi, au XVIIIe +siècle, que l'on revit Philémon et Baucis. Philémon était M. de +Maurepas, «la légèreté en personne,» dit Mme d'Oberkirch, et pourtant +le modèle des époux fidèles. La pensée de sa femme était la seule idée +sérieuse qui se pût loger en sa tête, ajoute la spirituelle baronne. +«Quand il a été ministre, il eût volontiers mis la politique en +chansons, et une larme de Mme de Maurepas le rendait triste pendant des +mois entiers... Ils sont très vieux l'un et l'autre, et certainement ils +ne se survivront pas et s'en iront ensemble[217].» + +[Note 217: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.] + +Au même temps Philémon et Baucis se retrouvaient dans un ménage plus +grave, celui du maréchal prince de Beauvau et de la digne compagne qui +était sa _lumière_, sa _consolation_, le _charme de sa vie_. Après +s'être aimés pendant six ans, ils avaient pu s'unir, et leur tendresse +n'avait cessé de croître avec les années. Dans leur beau domaine du Val, +à Saint-Germain, ils avaient tenu à consacrer le souvenir du célèbre +couple de la fable en plantant près d'une chaumière les deux arbres +qui rappelaient la métamorphose des vieux époux. Par une nouvelle +métamorphose le maréchal se voyait dans le chêne, et sa compagne dans le +tilleul[218]. + +[Note 218: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau._ publiés +par Mme Standis, née de Noailles.] + +C'est près de cette chaumière, située dans la partie la plus élevée du +parc, que Mme de Beauvau se plaçait pour attendre le cher absent qui +allait revenir. Il la voyait, il pressait le pas pour la rejoindre. +«Nous nous embrassions comme si nous avions été longtemps séparés,» dit +la princesse, «et nous ne l'étions que depuis vingt-quatre heures.» +Comment ne pas nous souvenir ici du joli mot de la princesse de Poix, +fille du maréchal et belle-fille de Mme de Beauvau, cette charmante +personne de dix-sept ans à qui l'on défendait de lire des romans: +«Défendez-moi donc de voir mon père et ma mère.» + +Dans sa modestie, Mme de Beauvau trouvait que son mari chérissait en +elle l'image qu'il s'était formée d'elle. «Oui, c'est lui qui m'avait +créée; c'était telle qu'il m'avait faite qu'il me voyait; cet effet +de tendresse, il en a joui, il m'en a fait jouir jusqu'à son dernier +moment.» + +Il faudra les cruelles impressions de la Terreur pour faire oublier aux +nobles époux le vingt-neuvième anniversaire de leur mariage. «Il s'en +souvint le premier, dit la maréchale. Le lendemain, dès que je fus +éveillée, il me le rappela avec une expression si douloureuse et si +tendre, que je crois voir, que je crois entendre encore, et son air et +ses paroles: l'impression que j'en reçus, lui fit regretter de l'avoir +excitée.--Deux mois après, il n'était plus.» + +Ils avaient confondu leurs vies, ils auraient voulu confondre leurs +morts. Pendant cette première année de la Terreur, qui leur avait fait +oublier le meilleur souvenir de leur existence, ils eurent un instant +l'espoir d'exhaler ensemble l'unique souffle qui animait leurs deux +vies. Le maréchal parut menacé. «Il vit que j'étais résolue à ne pas le +quitter. Ah! me dit il, ne craignez pas que je vous éloigne, je vous +appellerois. Ces paroles pénétrèrent mon cour, et de toutes les preuves +d'amour que j'ai reçues de lui, c'est celle dont le souvenir m'est le +plus cher[219].» + +[Note 219: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau_, et +l'introduction de cet ouvrage, par Mme de Noailles-Standish.] + +Le bonheur de mourir ensemble leur fut refusé. Pendant treize années, +celle qu'un maître a nommée: _Une Artémise au XVIIIe siècle_[220], eut la +douleur de vivre «dédoublée,» de sentir «cet abandon, cette chute, +pour ainsi dire, d'une âme qui, accoutumée à s'appuyer sur une autre, +s'affaisse et perd son ressort en perdant son appui[221]»: peine d'autant +plus irrémédiable que nulle espérance ne vient en adoucir l'amertume. +Mme de Beauvau croit que son mari se survit en elle; elle vit en sa +présence, elle lui soumet tous ses actes pour savoir s'ils sont dignes +de lui, elle s'applique à l'imiter pour qu'il ait en elle une digne +continuation d'existence; mais cette prolongation de la vie après la +mort est la seule à laquelle elle croie. Imbue des funestes doctrines du +XVIIIe siècle, elle n'a pas foi en l'âme immortelle; elle attend, non la +fusion des âmes dans le ciel, mais la réunion des cendres dans un même +tombeau. «Son âme est vide de croyances religieuses, et son coeur est +rebelle aux célestes espérances. Elle croit à la tombe où tout finit. +Elle a la religion du sépulcre... Qu'on aimerait à voir, par instants, +dans ces pages assombries par une si persévérante angoisse, et +par-dessus ce champ des morts où l'infortunée ne regarde que la terre, +quelque coin d'azur du côté du ciel![222]» + +[Note 220: Cuvillier-Fleury, _Posthumes et revenants_. Paris, 1879.] + +[Note 221: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau_.] + +[Note 222: Cuvillier-Fleury, _Posthumes et revenants_.] + +Combien plus douces sont les images que nous présentent, du XVIIe au +XVIIIe siècle, ces nombreux tombeaux où sont réunis des époux, grands +seigneurs, bourgeois ou simples paysans! Leurs effigies sont reproduites +sur la pierre, et leurs mains qui se joignent dans l'attitude de la +prière nous disent que ce n'est pas seulement dans ce froid sépulcre +qu'ils ont espéré la réunion suprême[223]. + +[Note 223: Voir de nombreux exemples dans les _Inscriptions de la +France_ recueillies par M. de Guilhermy.] + +Tantôt la femme est partie la première, bénissant son mari, ses enfants, +et fatiguée de la route, s'est endormie dans la paix du Christ après +avoir rempli sa mission. La duchesse de Liancourt, dont nous avons +souvent remarqué les fortes pensées, va quitter celui qui, pendant +cinquante-quatre ans, a été son compagnon de route, celui qui d'abord +a marché dans la voie mondaine et qu'elle a ramené dans le sentier du +Seigneur. Tous deux alors, suivant un exemple que nous avons souvent +constaté dans la Gaule chrétienne et pendant le moyen âge, n'ont plus +voulu être que frère et soeur. + +Lorsqu'elle sent approcher la mort, Mme de Liancourt, cette vaillante +chrétienne, se fait porter au lieu où sa sépulture est marquée; et avant +de fermer les yeux elle dit à son mari: «Je m'en vas; apparemment +nous ne serons pas séparés longtemps; car à l'âge où nous sommes, le +survivant suivra bientôt. Je pars donc dans l'espérance de vous revoir. +Ce qu'il y a de sensible dans l'amitié des chrétiens, n'est rien. Il n'y +a de grand que la charité, qui demeure toujours, et qui est bien plus +parfaite dans le ciel que sur la terre. C'est par elle que nous serons +toujours inséparablement unis.. Et si Dieu me fait miséricorde, je le +prierai qu'il nous réunisse bientôt.» Le duc fondait en larmes, ainsi +qu'un prêtre qui était près de la mourante. Et elle, s'étonnant de voir +pleurer l'homme de Dieu, qui, croyait-elle, devait consoler son mari, +elle lui témoignait sa surprise et ajoutait: «Pour moi, grâce à Dieu, je +suis en paix. Peut-on être fâchée d'aller voir Jésus-Christ? Si l'on a +quelque chose à mettre sur ma tombe, il faut que ce soit: «Je crois que +mon Rédempteur est vivant, et que je le verrai en ma chair[224].» + +[Note 224: _Règlement donné par une dame de haute qualité_, etc. +Avertissement placé en tête de l'ouvrage.] + +Dans un projet de testament dressé vers 1678, un membre de la famille +Godefroy, un historiographe de France, directeur de la Chambre des +comptes de Lille, recommande son âme à Dieu et lui offre un voeu +touchant au sujet de la digne femme qui lui survit: + +«Je prie Dieu de tout mon coeur de vouloir estre sa toute puissante +consolation après mon trespas, de la bénir et luy donner les forces et +le courage de supporter chrestiennement nostre séparation dans l'espoir +de se retrouver unis en la patrie céleste, et de la vouloir conserver +encore quelque temps, s'il luy plaist, pour l'éducation et la protection +des enfans provenus de nostre mariage[225].» + +[Note 225: _Les savants Godefroy_. Mémoires d'une famille pendant les +XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.] + +En 1736, après la mort d'une femme de bien, le veuf écrit dans son Livre +de raison: «Dieu veuille la recevoir dans son saint paradis! Qu'il +récompense par une éternité de gloire ses bonnes qualités et la +tendresse qu'elle a eue toujours pour moy et pour mes enfans[226].» +Dix-sept ans après, l'un de ces enfants, un fils, veuf, lui également, +exprime aussi dans son chagrin les espérances de la vie éternelle: +«L'union tendre, sincère et inaltérable, qui avoit toujours régné entre +nous, sa piété, ses vertus et l'attachement inexprimable qu'elle avoit +pour moy, me la rendoient infiniment chère. Elle faisoit tout mon +plaisir et toute ma consolation. Le Seigneur ne pouvoit me frapper par +un endroit plus sensible. Que sa sainte volonté soit faite! Je le prie +de luy faire miséricorde et de me donner la consolation dont j'ay +besoin. Qu'il me fasse la grâce de nous rejoindre l'un et l'autre dans +son paradis, pour le bénir et le louer éternellement. Ainsi soit-il[227].» + +[Note 226: Livre de raison de Jean Laugier, cité par M. de Ribbe, _les +Familles et la Société française avant la Révolution_.] + +[Note 227: Livre de raison de Jean-Baptiste Laugier, cité dans le même +ouvrage.] + +Heureux ceux qui, dans leur deuil, avaient ces perspectives sur +l'infini! C'est là qu'était la force de la veuve chrétienne, la veuve +vraiment veuve, dont le type austère et touchant se conservait toujours. + +Bien des femmes, pendant les trois siècles qui nous occupent, ne +voulurent plus, dans leur veuvage, que servir Dieu et les pauvres. Il en +est qui, dans une bien tendre jeunesse, se vouent à cette mission, comme +cette comtesse de Gisors que j'ai nommée, et avant elle, comme la sainte +marquise de Grignan qui, toute à la prière, à la charité, à l'étude, +ne sortait que pour aller à l'église; et se renfermait dans le logis +solitaire où elle ne recevait personne, mais où une belle bibliothèque +offrait à son esprit cultivé les seules distractions dont elle pût +jouir[228]. Et comment ne pas rappeler ici le nom de Mme de Chantal qui, +après avoir été broyée aux pieds de Dieu par son veuvage, s'éleva à +l'héroïsme de la charité et au plus haut sommet de la sainteté? + +[Note 228: Saint-Simon, _Mémoires_, éd. Chéruel, t. III, ch. x.] + +Les derniers adieux des époux, les dispositions testamentaires du mari, +témoignent du respect, de la reconnaissance, de la confiante tendresse +que la femme chrétienne inspirait au chef de la famille. Quelle émotion +contenue, quelle gravité religieuse dans ces paroles que, sur son lit +de mort, La Boétie adresse à sa femme: «Ma semblance, dit il (ainsi +l'appelloit il souvent, pour quelque ancienne alliance qui estoit entre +eulx), ayant esté joinct à vous du sainct noeud de mariage, qui est l'un +des plus respectables et inviolables que Dieu nous ait ordonné çà bas +pour l'entretien de la société humaine, je vous ay aymée, chérie et +estimée autant qu'il m'a esté possible; et suis tout asseuré que +vous m'avez rendu reciproque affection, que je ne sçaurois assez +recognoistre. Je vous prie de prendre de la part de mes biens ce que je +vous donne, et vous en contenter, encores que je sçache bien que c'est +bien peu au prix de vos mérites[229].» + +[Note 229: _Montaigne_, Lettre I, à monseigneur de Montaigne.] + +C'est surtout quand le mourant laisse des enfants que ses dernières +recommandations témoignent de sa vénération pour sa femme. Comme le +souverain qui, en expirant, laisse le pouvoir à son successeur, le chef +de famille transmet à la mère de ses enfants le gouvernement de la +maison, la tutelle des mineurs, l'administration de leurs biens, +l'usufruit de leur patrimoine. Suivant une coutume de Provence, il +dispense la mère de famille de tout inventaire, de toute reddition de +comptes[230]. Les enfants fussent-ils même majeurs, le père peut stipuler +que la mère gardera l'administration du bien qu'il laisse[231]. Il fait +plus: il ne se contente pas de lui donner une part d'enfant, il la nomme +héritière universelle, à la charge de régler elle-même la succession +paternelle selon le mérite de ses enfants. Un paysan provençal dit dans +son testament, daté du 12 janvier 1664, qu'il en agit ainsi «pour donner +à sa femme plus de subject de se faire porter l'honneur et le respect +qu'un enfant doit porter à sa mère[232].» Vers 1678, dans un projet de +testament que j'ai déjà cité, un Godefroy institue héritière universelle +«sa chère femme dont il a continuellement éprouvé la fidélité et +l'affection.» En priant Dieu de la laisser encore sur la terre pour +élever et protéger leurs enfants, il ajoute: «Je désire et entends +qu'elle ait seule la garde et la conduite de nos dits enfans, et +qu'elle soit la seule tutrice ainsy qu'elle est bonne mère; qu'elle ait +l'entière administration et disposition de tout le peu que je laisse de +biens au monde, qui ne sçauroit jamais estre en meilleures mains ny sous +un plus seur gouvernement. Je recommande et en charge sur toute chose +selon Dieu à tous mes dits enfans d'obéir à leur bonne mère, la servir, +lui déférer, la respecter et l'honorer en toutes choses, sans luy faire +jamais de desplaisir ny désobéissance... ne perdant jamais la mémoire +et la reconnaissance de tant de faveurs et bontés qu'ils en ont +continuellement ressenti[233].» + +[Note 230: «En Provence la dispense d'inventaire est établie à l'état +de coutume, et elle est à peu près sans exceptions. La mère de famille +est si haut placée, que prohibition absolue est faite à tous juges, +officiers de justice, gens d'affaires, de lui demander aucun compte de +son administration et de lui créer la moindre difficulté. Si, malgré les +intentions les plus formelles du mari, on s'avisait de la quereller, +elle aura à titre de legs tout ce pour quoi elle serait recherchée.» Ch. +de Ribbe, _ouvrage cité_.] + +[Note 231: S'il n'y a pas de testament, des fils respectueux laissent +à leur mère l'administration de leurs biens. Id., _id._] + +[Note 232: Testament d'Antoine Poutet, travailleur au lieu de Rognes +(B.-du-R.). Cité par M. de Ribbe, _id._] + +[Note 232: _Les savants Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.] + +Et pour la femme qui avait été laborieusement associée à la vie de +son mari, c'était justice qu'elle lui succédât dans le bien acquis ou +conservé par une commune sollicitude. Ainsi pensait ce magistrat de +Provence, testant le 15 octobre 1593. Il déclare «vouloir récompenser +celle qui, depuis son mariage, a souffert en tous ses biens et +adversités, s'est employée à l'augment de sa maison, et, se confiant à +son intégrité et à l'amour qu'elle porte et portera à ses enfans, il +entend qu'elle soit dame, maistresse, administratrice de tout son bien, +ainsi qu'elle estoit de son vivant, que ses enfans la respectent, comme +s'il estoit encore en vie.» + +Par l'ordre, par l'activité, par l'économie, la veuve savait d'ailleurs +ajouter au patrimoine de ses enfants[234]. Néanmoins, Montaigne +s'effrayait du pouvoir qu'avait la veuve d'instituer l'héritier. Très +peu confiant, nous le savons, dans le mérite des femmes, il ne croyait +pas à la clairvoyance des mères. Mais Bodin en jugeait autrement. Il +pensait que l'amour d'un père ou d'une mère est assez grand pour que la +loi puisse présumer qu'ils mesureront leur pouvoir[235]. + +[Note 234 Testament de Jean Duranti, Livre de raison de François +Ricard. Ch. de Ribbe, _l. e._] + +[Note 235: Montaigne, _Essais_, II, VIII; Ch. de Ribbe. _l. e._] + +Tout en regrettant que la mère pût disposer entre ses enfants du +patrimoine de son mari, Montaigne trouve juste qu'elle ait la tutelle +de ses enfants. Il déclare avec raison que l'autorité maternelle est la +seule suprématie que la femme doive avoir sur l'homme. Cette autorité +est d'ailleurs de droit divin. Le Seigneur l'a formulée dans le +Décalogue: «Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement.» Ce +précepte sacré, le catéchisme de Trente le consigne à la fin du XVIe +siècle. + +Le sire de Pibrac le répète dans les célèbres quatrains où il a condensé +le suc de la morale chrétienne et de l'honneur français, et qui +servirent longtemps à l'éducation des enfants: + + Dieu tout premier, puis père et mère honore. + +C'est la base même de la famille patriarcale. Et saint François de +Sales rappelait avec force le commandement divin en écrivant à sa mère: +«Commandez librement à vos enfans, car Dieu le veut.» + +Soit que la mère partage avec le père cette autorité souveraine, soit +qu'il la lui laisse tout entière en mourant, les enfants, devenus +même chefs de famille, s'inclinent devant cette douce et majestueuse +délégation de la puissance divine. Au XVIe et au XVIIe siècles, +l'autorité maternelle est généralement ferme, peut-être même plus +souvent sévère que tendre. Mais au XVIIIe siècle, la sentimentalité +des nouvelles doctrines pénétrera dans bien des foyers; et l'excessive +familiarité des parents avec les enfants constituera un danger plus +grand encore que celui d'une sévérité outrée. Le principe de l'autorité +domestique une fois sapé, la famille s'écroulera, et quand cette pierre +fondamentale d'une nation vient à manquer, la nation elle-même est près +de sa chute[236]. Mais pour la ressource de l'avenir, il restait encore +au XVIIIe siècle bien des maisons où se conservait en même temps que la +fermeté des principes l'affection qui les applique avec douceur. + +[Note 236: Cuvillier-Fleury, _la Famille dans l'Éducation_. (_Études +et portraits_, deuxième série, 1868)] + +C'était souvent sur une véritable tribu que s'exerçait l'autorité +maternelle. On ne peut voir sans émotion sur les pierres funéraires des +siècles que nous étudions, les époux défunts entourés de leurs nombreux +enfants agenouillés autour d'eux comme pour implorer de Dieu le salut +éternel des parents qui les ont mis au monde et chrétiennement élevés. +Il y a là des familles de douze, treize enfants, et même plus[237]. Depuis +les paysans jusqu'aux grands seigneurs, les pères et les mères aiment à +paraître devant Dieu dans la sainte gloire d'une belle postérité. + +[Note 237: Guilhermy, _Inscriptions de la France_.] + +C'est dans ces temps que l'on voyait la maréchale de Noailles entourée +de ses cinquante-deux descendants[238]. On n'avait pas généralement alors +la crainte d'augmenter les charges de la famille par le nombre des +enfants. Mme de Toulongeon exprimait cependant cette crainte, et sa +mère, sainte Chantal, l'en reprenait avec force et lui disait que le +Seigneur, qui envoie les enfants, sait bien pourvoir à leur avenir. + +[Note 238: Mme de Simiane, _Lettres_. Au marquis de Caumont. 20 +février] + +Comme au moyen âge, ce que la mère chrétienne voit surtout dans ses +enfants, ce sont des âmes qu'il faut préparer à la vie qui se commence +sur la terre, et qui doit se continuer dans les cieux. La femme forte +pouvait dire comme Mme de Gondi: «Je souhaite bien plus faire de ceux +que Dieu m'a donnés, et qu'il peut me donner encore, des saints dans le +ciel que des grands seigneurs sur la terre[239]». Selon la forte pensée de +la duchesse de Liancourt, ceux qui n'élèvent leurs enfants que pour la +terre ne se distinguent pas des animaux. + +[Note 239: Chantelauze, _Saint Vincent de Paul et les Gondi_.] + +Aussi, dès qu'une chrétienne se sent mère, elle offre à Dieu son enfant +par la Vierge Marie. Lorsqu'il est né, ravie d'avoir mis au monde un +chrétien, elle le bénit, elle demande au Seigneur de ne le laisser vivre +que s'il doit le servir ici-bas, et tous les jours elle renouvellera +cette prière, digne d'une Blanche de Castille[240]. + +[Note 240: Voir les enseignements maternels de la duchesse de +Liancourt et de Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, et les +vies de Mme de Miramion, de Mme la duchesse de Doudeauville, de Mme la +marquise de Montagu.] + +On se croirait encore au siècle de saint Louis, quand on voit une +inscription tumulaire consacrée en plein XVIIIe siècle à la femme +d'un magistrat, morte à trente-quatre ans, après avoir nourri le fils +premier-né «qu'elle avoit demandé à Dieu pour estre un saint prestre et +un deffenseur de la vérité.» + +Le veuf qui dédie cette épitaphe, y ajoute ces lignes si simples et si +touchantes: «Agréez, Seigneur, l'acquiescement que fait icy le mari au +voeu de cette pieuse femme et octroyez lui que l'enfant y corresponde. +Qu'elle repose en paix[241]». + +[Note 241: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. II, DXVI, +Charonne, église paroissiale de Saint-Germain, 1736.] + +Cette sollicitude qui, avant même la naissance de l'enfant, prépare en +lui un défenseur de la vérité, suit la mère dans toute sa mission, quel +que soit l'état auquel cet enfant puisse être destiné. La mère le guide +par sa parole, plus encore par l'exemple de sa vie, cette vie qui, pour +lui, «est une vive image de bien vivre[242].» La mère ne croit pas sa +mission terminée lorsque son enfant quitte le foyer paternel, ni même +lorsqu'elle aura cessé de vivre. Elle donne à son fils, comme à sa +fille, des conseils où elle a résumé son enseignement; elle les écrit +même dans quelqu'un de ces admirables mémoires que j'ai déjà bien des +fois cités. + +[Note 242: Du Vair, _Actions et Traitez oratoires_, passage cité par +M. de Ribbe, _les Familles et la Société eu France, etc._] + +Le jeune Bayard va s'éloigner de ses parents pour se mettre au service +d'un prince. Son père l'a béni. + +«La povre dame de mère estoit en une tour du chasteau qui tendrement +ploroit; car combien qu'elle feust joyeuse dont son filz estoit en voye +de parvenir, amour de mère, l'admonnestoit de larmoyer. Toutesfois, +après qu'on luy feust venu dire: «Madame, si vous voulez venir veoir +vostre filz, il est tout à cheval, prest à partir,» la bonne gentil +femme sortit par le derrière de la tour, et fist venir son filz vers +elle, auquel elle dit ces parolles: + +«Pierre, mon amy, vous allez au service d'ung gentil prince. D'autant +que mère peult commander à son enfant, je vous commande trois choses +tant que je puis; et si vous les faictes, soyez asseuré que vous vivrez +triumphamment en ce monde. + +«La première, c'est que, devant toutes choses, vous aymez, craingnez et +servez Dieu, sans aucunement l'offenser, s'il vous est possible; car +c'est celluy qui tous nous a créez, c'est luy qui nous faict vivre, +c'est celluy qui nous saulvera; et sans luy et sa grâce, ne sçaurions +faire une seulle bonne oeuvre en ce monde. Tous les matins et tous les +soirs, recommandez-vous à luy, et il vous aydera. + +«La seconde, c'est que vous soyez doulx et courtois à tous +gentilz-hommes, en ostant de vous tout orgueil. Soyez humble et +serviable à toutes gens, ne soyez maldisant ne menteur, maintenez-vous +sobrement quant au boire et au manger; fuyez envye, car c'est ung +villain vice; ne soyez ne flatteur ne rapporteur, car telles manières +de gens ne viennent pas voulentiers à grande perfection. Soyez loyal en +faictz et dictz; tenez vostre parolle; soyez secourable à vos povres +veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera. + +«La tierce, que des biens que Dieu vous donnera vous soyez charitable +aux povres nécessiteux; car donner pour l'honneur de luy n'apovrit +oncques homme; et tenez tant de moy, mon enfant, que telle aulmosne +que pourrez-vous faire, qui grandement vous prouffittera au corps et à +l'ame. + +«Velà tout ce que je vous en charge. Je croy bien que vostre père et moy +ne vivrons plus guères. Dieu nous fasse la grâce à tout le moins, tant +que nous serons en vie, que tousjours puissions avoyr bon rapport de +vous!» + +«Alors le bon Chevallier, quelque jeune aage qu'il eust, luy respondit: +«Madame ma mère, de vostre bon enseignement, tant humblement qu'il m'est +possible, vous remercie; et espère si bien l'ensuyvre que, moyennant +la grâce de Celluy en la garde duquel me recommandez, en aurez +contentement.» + +«Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette, en +laquelle avoit seulement six escus en or et ung en monnoye, qu'elle +donna à son filz, et appela ung des serviteurs de l'évesque de Grenoble, +son frère, auquel elle bailla une petite malette en laquelle avoit +quelque linge pour la nécessité de son filz...[243]». + +[Note 243: _Très joyeuse, plaisante et recréative histoire du bon +Chevallier sans paour et sans reproche_. (Collection de MM. Michaud et +Poujoulat.)] + +Servir Dieu, lui demander le chemin du devoir, se dévouer au prochain, +défendre les faibles, secourir les pauvres, être vrai, loyal, fidèle à +sa parole, bienveillant, courtois, c'est encore, au temps de Charles +VIII, l'idéal de la chevalerie. Gomment s'étonner que de tels +enseignements, passant par les lèvres d'une mère, aient formé le +_chevalier sans peur et sans reproche_, qui certes vécut _triumphamment +en ce monde?_ + +Plus tard, c'est le jeune du Plessis-Mornay qui s'éloigne de sa mère +pour compléter son éducation par un grand voyage. Sa mère lui donne par +écrit plus que des conseils, un puissant exemple: la vie de son père, le +célèbre du Plessis-Mornay, celui que l'on nommait le pape des huguenots, +mais qui apporta dans l'erreur une forte conviction qu'il ne sacrifia +jamais à aucun intérêt humain, L'honneur fut le signe distinctif de +cette vie; et c'est cet honneur que Mme du Plessis-Mornay propose à son +fils comme un grand modèle. + +«Afin encores que vous n'y ayés point faute de guide, en voicy un que je +vous baille par la main, et de ma propre main, pour vous accompagner, +c'est l'exemple de vostre père, que je vous adjure d'avoir tousjours +devant vos yeux (pour l'imiter, duquel j'ay pris la peine de vous +discourir) ce que j'ay peu connoistre de sa vie, nonobstant que nostre +compagnie ait esté souvent interrompue par le malheur du temps.... Je +suis maladive et ce m'est de quoy penser que Dieu ne me veille laisser +long-temps en ce monde; vous garderés cest escrit en mémoyre de moy; +venant aussy, quand Dieu le voudra, à vous faillir, je désire que vous +acheviez ce que j'ay commencé à escrire du cours de nostre vie. Mais +surtout, mon Filz, je croiray que vous vous souviendrez de moy quand +j'oiray dire, en quelque lieu que vous aillez, que vous servez Dieu, et +ensuivez vostre Père; j'entreray contente au sépulchre, à quelque heure +que Dieu m'appelle, quand je vous verray sur les erres d'avancer son +honneur, en un train asseuré soit de seconder vostre Père,... soit de +le faire revivre en vous, quand par sa grâce, il le vous fera +survivre[244]....» + +[Note 244: _Mémoires_ de Mme de Mornay, publiés par Mme de Witt, née +Guizot.] + +M. et Mme du Plessis-Mornay devaient survivre à leur enfant. Là mère +malade, languissante, allait être précédée dans la tombe par le fils, +plein de jeunesse, mais frappé à mort dans un combat. + +Voici maintenant au XVIIe siècle et au XVIIIe, deux mères catholiques: +la duchesse de Liancourt, que nous connaissons déjà, et Mme Le +Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, la soeur du chancelier. L'une +élève un gentilhomme de grande race, l'autre, un fils de magistrat; et, +toutes deux ont laissé des écrits qui nous font connaître la direction +de leur enseignement[245]. + +[Note 245: Mme de Liancourt a exposé dans le règlement qu'elle écrivit +pour sa petite-fille, les principes qu'une mère doit mettre en pratique +dans l'éducation de son fils. Elle les avait elle-même appliqués. +_Règlement donné par une dame de qualité_, etc., ouvrage cité. Voir +aussi l'avertissement mis en tête de cet ouvrage. Pour Mme Le Guerchois, +voir ses ouvrages publiés, comme le livre de la duchesse de Liancourt, +après la mort de l'auteur et sous le voile de l'incognito: _Avis d'une +mère à son fils_, 2e éd. Paris, 1743; _Avis d'une mère à son fils sur +la sanctification des fêtes_, etc. Paris, 1747. Elle écrivit aussi pour +elle-même des _Pratiques pour se disposer à la mort_.] + +La grande dame et la femme du magistrat édifient l'une et l'autre +l'éducation de l'homme sur la forte base religieuse qui seule soutient +les vertus publiques et privées. Madeleine d'Aguesseau conseille à son +fils, avec la lecture quotidienne du Nouveau Testament, l'étude de la +religion, mais une élude pratique d'où il puisse se former des principes +«sur toutes les règles de vérités mises en conduite.» + +Et la duchesse de Liancourt donne pour précepte fondamental à +l'éducation de son fils la maxime suivante: «La seule règle de ce qu'on +doit au monde, est ce qu'on doit à Dieu; et la droite raison consiste à +tirer de ce premier et unique devoir, l'idée de la véritable grandeur, +du vrai courage, de la valeur, de l'amitié, de la fidélité, de la +libéralité, de la fermeté, et de toutes les vertus dont les gens de +qualité se piquent le plus.» + +Enseigner aux jeunes gens ce qu'ils devaient à Dieu, c'était donc leur +enseigner ce qu'ils devaient à la patrie, au roi, à leurs parents, au +prochain, ce qu'ils se devaient à eux-mêmes. Une telle direction +mettait dans le coeur du jeune homme, les sentiments forts, généreux, +raisonnables, dont Mme de Liancourt voulait qu'il se nourrît. Humble +devant le Créateur, il comprend que la vraie dignité de l'homme +consiste, non dans les dons extérieurs, mais dans le signe divin que lui +a imprimé le christianisme. Il soumet ses passions à sa raison, et sa +raison à Dieu. Il ne se glorifie même pas de sa vertu et ne voit dans +les fautes d'autrui que la faiblesse humaine à laquelle, lui aussi, est +sujet et dont la grâce de Dieu l'a préservé. Respectueux du pouvoir +comme d'une délégation de Dieu, il garde l'indépendance de sa +conscience. Ami dévoué, il sacrifie tout à l'amitié, hors cette +conscience. Désintéressé, il est d'autant plus serviable. +Miséricordieux, il pardonne l'offense. Il ne se bat pas en duel. +Précepte bien utile dans ces temps où la mère qui apprenait la mort +glorieuse de son fils tué à l'ennemi, disait au milieu de sa douleur: +«La volonté de Dieu soit faicte! Nous l'eussions peu perdre en un düel, +et lors quelle consolation en eussions nous peu prendre?» C'est le cri +de Mme du Plessis-Mornay, c'est aussi le cri de sainte Chantal[246]. La +mère catholique et la mère protestante s'unissent ici dans la même +terreur de ces combats singuliers qui auraient enlevé à leurs enfants +plus que la vie du corps, la vie de l'âme. + +[Note 246: Mme de Mornay, _Mémoires_; Mère de Chaugy, _Vie de sainte +Chantal_, deuxième partie, ch. XIX.] + +Mais n'y a-t-il pas à craindre que l'on n'attribue à la lâcheté le refus +de se battre? Pour éviter un tel jugement, la duchesse de Liancourt +veut que, de bonne heure, on envoie le jeune homme à l'armée et qu'il +déploie, devant l'ennemi, ce courage du chrétien qui, sûr de l'éternité, +ne redoute pas la mort. Ainsi agit-elle pour son fils, M. de la +Roche-Guyon, qui fut tué en combattant comme volontaire au poste le plus +périlleux. C'est ainsi que les femmes de France savaient préparer dans +leurs fils un gentilhomme et un soldat. + +Comme la duchesse de Liancourt, Madeleine d'Aguesseau donne à son fils +un flambeau qui le guide vers le ciel en éclairant sa marche sur la +terre. A la différence de Mme de Liancourt, qui élevait son fils pour le +métier des armes, elle ne sait pas quelle profession choisira le sien. +Sans doute elle juge bon qu'un jeune homme suive la carrière paternelle; +mais elle désire avant tout que l'on tienne compte de la vocation de +son fils, cette vocation sur laquelle il priera Dieu de l'éclairer et +consultera aussi ses parents. Toutefois, ce n'est pas à la vie des +camps que Mme Le Guerchois le prépare, c'est à cette vie d'étude que la +duchesse de Liancourt recommandait aussi à son fils et dont Madeleine +d'Aguesseau trouvait l'exemple dans cette famille de magistrats qui +l'avait vue grandir. Mais nous savons qu'elle donne à cette studieuse +carrière la même inspiration que Mme de Liancourt insufflait à la vie +plus militante de M. de la Roche Guyon: la pensée toujours présente du +devoir que Dieu prescrit. Le fils de Madeleine d'Aguesseau s'instruira +pour employer sa science au service de sa foi. Il offrira à Dieu +l'âpreté même de son travail comme la rançon que le Seigneur a imposée +à l'humanité déchue. La noble femme dit éloquemment que nous sommes +«condamnés à manger avec peine le pain de l'esprit aussi bien que le +pain du corps.» Mais en imposant à son fils le devoir de s'instruire, +elle le prémunit contre l'enflure du faux savoir. Par suite de +la déchéance de l'homme, «quelque étendue que puissent avoir nos +connaissances, ce que nous ignorons est infini en comparaison de ce que +nous savons.» Nos facultés viennent de Dieu, notre faiblesse est innée. +Il nous faut donc parler modestement de ce que nous savons, et rapporter +à Dieu nos progrès dans l'étude. + +Quand son fils sera entré dans le monde, Mme Le Guerchois l'exhorte à se +souvenir que ses parents sont ses meilleurs conseillers, ses amis les +plus sûrs. Elle lui rappelle avec force l'honneur qu'il doit leur +rendre, la confiance pleine de tendresse qu'ils doivent lui inspirer. La +duchesse de Liancourt, elle aussi, voulait que le fils confiât tout à sa +mère, même ses fautes. + +Madeleine d'Aguesseau guide son fils dans les amitiés qu'il nouera. +Elle en restreint le nombre, mais elle les veut fidèles, dévouées. Elle +exhorte le jeune homme au bon choix et à la paternelle direction des +domestiques. Elle lui donne des règles pour les distractions du monde, +pour la causerie même. Sans doute, il y a chez Madeleine d'Aguesseau, +comme chez Mme de Liancourt d'ailleurs, tout le rigorisme janséniste. +Elle n'établit pas une distinction suffisante entre les plaisirs permis +et ceux qui ne le sont pas. En proscrivant absolument le théâtre, elle +ne fait aucune exception pour certaines oeuvres où, comme dans les +tragédies de Corneille, par exemple, un jeune homme ne peut que respirer +le souffle de l'honneur et de la vertu. Les limites qu'elle trace à +la causerie sont aussi trop étroites. S'imposer, par pénitence, le +sacrifice d'une parole spirituelle, quelque innocente qu'elle puisse +être, c'est là une exagération janséniste qui ne devait pas rendre fort +animés les salons où elle se produisait. Si beaucoup d'aimables esprits +s'étaient imposé de semblables privations, que serait devenue la vieille +causerie française, cette école d'urbanité, de grâce et de bon goût? +En lisant ces pages de Mme Le Guerchois, il semble que l'on se trouve +transporté au sein d'une rigide demeure de l'ancienne magistrature, dans +quelque salon glacial où de rares visiteurs laissent de temps en temps +tomber quelque parole qui ne rencontre pas d'écho. Peut-être par leur +solennel ennui, ces salons contribuèrent-ils à jeter dans le tourbillon +mondain plus d'un jeune homme, plus d'une jeune femme qu'une vie moins +comprimée eût laissé fidèles aux vieilles traditions domestiques de la +robe. + +Si, de même que la duchesse de Liancourt, Madeleine d'Aguesseau pense +plus aux châtiments éternels qu'aux miséricordes du Seigneur, ce n'est +que pour soi-même qu'elle exige la sévérité, et elle ne demande pour le +prochain que la plus aimable indulgence. Pas plus que Mme de Liancourt, +elle ne se plaît aux controverses religieuses qui amènent l'aigreur et +non la persuasion; et tout en faisant d'une austère piété l'inspiration +de la vie, elle veut que cette piété ne s'affiche pas à l'extérieur et +ne se révèle que dans les actions qui la traduisent. + +En somme, c'est la digne fille de Henri d'Aguesseau, c'est la digne +soeur du grand chancelier qui nous apparaît dans ces conseils. C'est une +femme forte, c'est, dit l'éditeur de ses ouvrages, «une mère vraiment +chrétienne...; une mère qui, à l'exemple de Tobie, donne des avis à son +fils, pour le rendre digne d'une vie meilleure que celle-ci, et veut lui +laisser pour héritage des règles de conduite, comme des biens +infiniment plus précieux que tous ceux qu'il pourrait trouver dans sa +succession...» + +Près de la duchesse de Liancourt et de Madeleine d'Aguesseau, j'aime à +placer une autre mère, la spirituelle marquise de Lambert dont la vie +se partage entre le XVIIe et le XVIIIe siècles. Sans doute, malgré +l'élévation de sa pensée, la délicatesse de ses sentiments, son +inspiration est moins haute que celle des deux mères qui viennent de +nous occuper. En s'adressant à son fils, le jeune colonel de Lambert, +elle le prépare plutôt à la vie du monde qu'à la vie éternelle[247], et le +but qu'elle lui montre, ce n'est pas la gloire céleste, c'est la gloire +humaine, mais une gloire pure, généreuse, qui, en donnant à l'homme, +au soldat, un grand nom, consiste moins encore dans cette brillante +renommée que dans le témoignage que sa conscience lui rendra en lui +disant qu'il a fait son devoir. D'ailleurs, dans les avis qu'elle donne +à son fils, aussi bien que dans les conseils non moins élevés qu'elle +adresse à sa fille, elle assigne pour principe à la vie la morale +évangélique. Elle trouve que, sans les vertus chrétiennes, «les vertus +morales sont en danger[248].» + +[Note 247: Après avoir écrit ces lignes, je vois que toi était aussi +l'avis de Fénelon. Voir dans les _Oeuvres_ de la marquise de Lambert la +lettre de l'illustre prélat.] + +[Note 248: Mme de Lambert, _Avis d'une mère à son fils_. _Avis d'une +mère à sa fille_.] + +Si les mères forment dans leurs fils des hommes d'honneur, elles +préparent aussi dans leurs filles de vigilantes ménagères. Nobles dames +et bourgeoises s'y appliquent également, la baronne de Chantal comme +Mme du Laurens, la duchesse de Liancourt et la duchesse de Doudeauville +comme Mme Acarie. Alors que je retraçais l'existence de la grande dame +ménagère, je ne faisais que m'inspirer des conseils écrits que Mme de +Liancourt donnait à sa petite-fille, et Mme de Doudeauville à sa fille. +Cette aïeule, cette mère, n'avaient qu'à regarder en elles-mêmes pour +reproduire dans leur postérité la femme forte de l'Écriture, cette femme +forte qui, de même que l'homme d'honneur, trouve dans sa foi la lumière +du devoir et l'énergie du bien. + +La duchesse de Liancourt nous a montré que, dans la mission maternelle, +la grand'mère remplace la mère qui n'est plus. Dans l'ancienne France, +quel type auguste que celui de l'aïeule, l'aïeule joignant à l'autorité +maternelle la majesté des ans; l'aïeule qui, plus près de la tradition +patriarcale, la personnifie en quelque sorte! Quelle grande figure +d'aïeule que la duchesse de Richelieu, mère du cardinal! Veuve, elle a +élevé ses cinq enfants, et lorsque meurt sa fille, Mme de Pontcourlay, +elle recommence sa tâche auprès des enfants de la morte. En recevant +sous son toit le cardinal, elle lui présente cette chère postérité que +Richelieu, l'homme d'État inflexible, bénit en pleurant. Que l'aïeule +est touchante alors, et sous quelle religieuse auréole elle nous +apparaît, quand, le soir, dans la salle du vieux château, elle réunit +ses enfants, ses petits-enfants, ses serviteurs, dans la commune prière +dont elle est l'interprète vénéré![249] + +[Note 249: Bonneau-Avenant, _la Duchesse d'Aiguillon_.] + +La mère vit-elle encore, quel guide sûr elle trouve dans sa propre mère +pour l'éducation de ses enfants et le soin de leur avenir! Comme cette +mère l'instruit par son propre exemple! Au XVIe siècle, Mme de Laurens +recommande à sa fille Jeanne de bien élever ses enfants, et de leur +faire apprendre une profession. «Ayant cela et la crainte de Dieu, ils +ont assez. Qu'est-ce qui manque à vos frères? Quand je fus veufve avec +tant d'enfans, je n'avois après Dieu que mes voisins et amis; car de +parens je n'en avois point icy.» Elle racontait à sa fille que ses amis +lui conseillaient de mettre au couvent quelques-uns de ses dix enfants +pour assurer un sort plus favorable aux autres. Mais la pieuse femme ne +voulut pas de vocations forcées. C'eût été acheter trop cher son repos. +Elle demanda à Dieu la force de suffire à sa tâche et se mit vaillamment +à l'oeuvre. Dans sa pauvreté elle trouva moyen de faire instruire ses +huit fils et de leur faire subir les épreuves du doctorat. Sa fille nous +apprend à quel prix: «Vous me direz: Comment est-ce qu'elle pouvoit +faire estudier et passer docteurs ses enfans, nostre père ayant laissé +si peu de rentes? Je responds qu'il avoit acquis et laissé quelques +pièces (de terre) dont ma mère se secouroit. Car, quand elle vouloit +faire passer docteur quelqu'un de ses enfans, ou le faire estudier, elle +vendoit l'une de ces pièces, en mettoit l'argent dans une bourse, et de +cela les faisoit apprendre ou graduer, sans rien emprunter[250].» + +[Note 250: Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe: +_Une Famille au XVIe siècle_.] + +Dieu bénit cette mère dans ses sacrifices, dans ses sollicitudes. Elle +maria honorablement ses deux filles. Ses huit fils, tous reçus docteurs, +donnèrent à cette humble maison bourgeoise deux archevêques, un +provincial des capucins, un avocat général qui illustra le Parlement de +Provence, un avocat de mérite, trois médecins dont l'un, attitré auprès +de Henri IV, acquit de la célébrité. Telle fut la couronne de cette +mère. + +La mère de famille a le dévouement, l'activité féconde, la foi agissante +qui font d'elle une admirable éducatrice; mais dans ce siècle où, +suivant la remarque que nous avons déjà faite, les principes romains +régnent dans la famille, l'affection maternelle est souvent sévère, +et la force du caractère, la grandeur morale, l'autorité imposante +prédominent sur la tendresse. Mais cette tendresse, pour être contenue, +n'en est pas moins profonde, et comme parfois elle s'épanche! Quelles +larmes répand la mère de Bayard au moment où elle va donner ses derniers +conseils à son fils qui s'éloigne du foyer! Quel amour maternel, quel +abandon plein de charme dans les lettres que Mme de Sévigné écrit à sa +fille absente! Et lorsqu'une mère a devant elle, non plus une séparation +momentanée, mais l'éternelle séparation d'ici-bas, que d'amertume dans +la douleur de survivre à son enfant! Mme du Plessis-Mornay, la mère +austère et ferme, ne peut longtemps proférer une parole lorsque son mari +lui annonce que leur fils a été tué. Elle s'est résignée à la volonté +de Dieu; mais, dit-elle, «le surplus se peut mieux exprimer à toute +personne qui a sentiment par un silence. Nous sentismes arracher noz +entrailles, retrancher noz espérances, tarir noz desseins et noz désirs. +Nous ne trouvions un long temps que dire l'un à l'autre, que penser en +nous mesmes, parce qu'il estoit seul, après Dieu, nostre pensée; toutes +nos lignes partoient de ce centre et s'y rencontroient. Et nous voyions +qu'en luy Dieu nous arrachoit tout, sans doute pour nous arracher +ensemble du monde, pour ne tenir plus à rien, à quelque heure qu'il nous +appelle...[251]» + +[Note 251: _Mémoires_ de Mme du Plessis-Mornay.] + +Et quand Mme de Longueville, convertie, apprend dans sa retraite +religieuse la mort de son fils tué au passage du Rhin, comme le +désespoir de la mère fait explosion dans ce coeur que la pénitence a +déjà broyé! Mme de Sévigné nous a dépeint cette scène navrante; et ici +la spirituelle marquise n'a plus qu'un coeur de mère pour faire vibrer +l'écho d'un inénarrable désespoir. «Tout ce que la plus vive douleur +peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par +un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes +amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et +pitoyables, elle a tout éprouvé... Pour moi, je lui souhaite la mort, ne +comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte[252].» + +[Note 252: Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 20 juin 1672.] + +Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, avait succombé à semblable +douleur. Son mari, son fils, avaient accompagné François Ier dans son +expédition d'Italie. Le jeune prince fut l'une des glorieuses victimes +de la bataille de Marignan. C'est dans un cercueil qu'il rentra au +château de ses pères. Quelle scène que celle où l'évêque de Poitiers +annonce à la pauvre mère la mort de son enfant et l'arrivée du funèbre +cortège! En vain le prélat fera-t-il appel aux sentiments héroïques, à +la foi ardente de Gabrielle de Bourbon, la mère ne pourra supporter la +terrible nouvelle. «Madame, dist l'evesque, j'ay reçu des lettres de +Italie.--Et puis, dist-elle, comment se porte mon fils?--Madame, dist +l'evesque, je pense qu'il se porte mieulx que jamais, et qu'il est au +cercle de héroïque louange et au lieu de gloire infinie.--Il est donc +mort? dist-elle.--Madame, ce n'est chose qu'on vous puisse celler, voire +de la plus honneste mort que mourut one prince ou seigneur; c'est au +lict d'honneur, en bataille permise pour juste querelle, non en fuyant, +mais en bataillant, et navré de soixante deux playes, en la compaignée +et au service du Roy, bien extimé de toute la gendarmerie, et en la +grâce de Dieu, car luy bien confessé est decedé vray crestien[253],» + +[Note 253: Jean Bouchet, _le Panegyrie du chevallier sans reproche_.] + +Alors commence pour Mme de la Tremouille une agonie qui dure trois ans. + +Pour arracher son fils à la mort, la mère donne sa propre vie. Une belle +épitaphe de la dernière année du XVIIe siècle nous montre une «femme +forte» succombant à la maladie contagieuse qu'elle a gagnée en soignant +son fils que la mort, plus forte que son amour, a enlevé de ses bras. +Elle a rejoint son fils, et voici que sa fille, qui ne peut vivre +sans elle, l'accompagne dans le tombeau. C'est à une famille de robe +qu'appartient ce monument funéraire[254]. + +[Note 254: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. I, CXCIV. Paris, +Saint-Séverin, 1699.] + +Il y eut une mère plus héroïque encore dans sa tendresse que cette femme +qui mourut en soignant son enfant; c'est Mme de Chalais accompagnant +son fils jusqu'au pied de l'échafaud pour l'aider à bien mourir. Après +l'avoir enfanté à la vie terrestre, elle l'enfante de nouveau, dans +d'autres douleurs plus terribles, hélas! que les premières, pour la vie +qui naît de la mort, la vie sans fin. Je ne sais rien de plus grand que +cette figure de mère qui apparaît à un condamné entre la terre qu'il va +quitter et l'éternité qui l'attend. + +Nous jetions tout à l'heure un regard ému sur ces tombes où se +réunissent les époux. D'autres monuments funéraires nous montrent aussi +la mère et l'enfant déposés dans le même tombeau. L'homme même qui a +sacrifié au service de Dieu et de la charité sa vie entière et toute sa +puissance d'affection, le prêtre qui a renoncé par son austère vocation +aux titres d'époux et de père, n'oublie pas qu'il est fils, et dans la +mort il aime à dormir son dernier sommeil sur le sein maternel qui a été +son berceau. La cathédrale de Troyes contient plusieurs tombes où +les chanoines sont représentés près de leurs mères. Près de Paris, à +Longpont, dans l'église prieurale et paroissiale de Notre-Dame, se +voit, au milieu de la nef, une tombe du XVIe siècle. Sur la pierre sont +gravées deux figures: une femme simplement vêtue porte à la ceinture un +grand chapelet avec la croix; près d'elle est un prêtre. C'est le curé +de Longpont et sa mère[255]. + +[Note 255: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. III, MCCCXVII.] + + + + CHAPITRE III + + + LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE DE LA FRANCE + + (XVIe-XVIIIe SIÈCLES) + +Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.--Leur rôle +littéraire.--Marguerite d'Angoulême.--Les _Contes_ de la reine de +Navarre et la causerie française.--Vie de Marguerite, ses lettres et ses +poésies.--La seconde Marguerite.--_Mémoires_ de la troisième Marguerite. +--Marie Stuart.--Gabrielle de Bourbon.--Jeanne d'Albret.--Femmes poètes +du XVIe siècle, la belle Cordière, les dames des Roches, etc.--Mlle +de Gournay, son influence philologique.--Les salons du XVIIe +siècle.--L'hôtel de Rambouillet; Corneille et les commensaux de la +_chambre bleue_.--La duchesse d'Aiguillon, protectrice du _Cid_; +écrivains et artistes qu'elle reçoit au Petit-Luxembourg.--La marquise +de Sablé et les _Maximes_ de La Rochefoucauld.--Double courant féminin +qui donne naissance aux _Caractères_ de La Bruyère.--Les conversations +d'après Mlle de Scudéry.--Relations littéraires de Fléchier avec +quelques femmes distinguées.--Les protectrices et les amies de La +Fontaine.--Anne d'Autriche protège les lettres et les arts.--Racine +et les femmes.--Productions intellectuelles des femmes du XVIIe +siècle.--Les oeuvres de Mme de la Fayette.--Les lettres de Mme de +Sévigné.--Mme de Maintenon.--Mme Dacier.--Femmes peintres au XVIIe et +au XVIIIe siècles.--Mme de Pompadour.--Femmes de lettres et salons +littéraires au XVIIIe siècle: Mme de Tencin, la cour de Sceaux; Mme de +Staal de Launay, la marquise de Lambert.--Influence des femmes du XVIIIe +siècle sur les travaux des philosophes et des savants.--Mme du Chatelet, +Mlle de Lézardière.--Les salons philosophiques; Mme Geoffrin.--Un salon +du faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.--Les admiratrices de +Rousseau et de Voltaire. + + +Le mouvement qui, depuis le règne de François Ier, attire à la cour +les châtelaines et leurs familles, affaiblit, disions-nous, l'action +domestique de la femme, mais développe son action sociale. Nous allons +étudier cette action sur les lettres, sur les arts, et même sur cette +forme inimitable de l'esprit français: la causerie. Nous examinerons +dans le chapitre suivant ce que fut l'influence de la femme dans un +autre domaine: celui qui embrasse à la fois les événements historiques +et les ouvres collectives de la charité. + +En cherchant quelle fut la part de la femme dans la vie intellectuelle +de la France, nous entrons tout d'abord dans cette époque brillante que +l'on a si improprement nommée: la Renaissance. Les esprits impartiaux +le constatent; les lettres, les arts, les sciences, n'avaient pas à +renaître, puisqu'ils vivaient toujours[256]. Il est vrai qu'au moyen +âge, c'était surtout la vie de l'âme qui les animait, tandis que, sous +l'influence païenne du XVIe siècle, ce fut surtout la vie matérielle qui +fit ruisseler dans leurs branches une sève plus riche que bienfaisante. + +[Note 256: Voir M. Guizot, _Histoire de France_, t. III.] + +L'Italie avait opéré cette transformation en initiant la France aux +traditions grecques et romaines interprétées par elle. Malheureusement +ce que la cour voluptueuse des Valois demandait aux écoles italiennes, +ce n'était pas l'idéale pureté ou la grandeur biblique de leurs plus +nobles génies, c'était le sensualisme qui dominait alors dans ces +écoles, c'était aussi le faux goût avec lequel elles donnaient souvent +à la beauté antique ce fard trompeur que produisent les civilisations +raffinées. + +La France cependant ne subit qu'à des degrés divers l'influence antique +modifiée ou dénaturée par l'Italie. Dans cette première période de la +Renaissance qu'avaient ouverte, sous Charles VIII et Louis XII, les +premières guerres d'Italie, le génie français, mesuré, simple, vif +et sévère à la fois, n'avait pris de l'influence nouvelle que ce +qui pouvait le féconder. Et lorsque, dans la seconde période de la +Renaissance, sous François Ier et ses successeurs, l'influence italienne +devint prépondérante, et que, poètes, artistes, lui empruntèrent +la grâce voluptueuse et maniérée de la forme, la pompe affectée de +l'expression, la recherche alambiquée de la pensée, les traditions +nationales se maintenaient toujours, et c'était à ces traditions, +vivifiées par le génie antique pris à sa source même, que devait revenir +le bon sens du pays. Heureuse si, dans cette évolution, la France eût +retrouvé une part précieuse de son patrimoine, ces vieilles épopées que +lui avait fait mépriser la dédaigneuse Renaissance! + +Quelles que soient nos réserves, il nous faut reconnaître que si la +Renaissance n'eût rien à ressusciter en France, elle imprima du moins un +prodigieux mouvement aux intelligences, surtout dans le domaine de l'art +et dans celui de l'érudition. Nous savons combien, dans ce dernier +domaine, la femme se distingua[257]. Ajoutons ici qu'au double point de +vue artistique et littéraire, elle exerça une influence considérable. Il +ne s'agissait plus, comme autrefois pour la châtelaine, d'inspirer de +loin en loin le trouvère, le troubadour, l'artiste. La femme se mêle +activement au mouvement intellectuel dont la cour est le centre. Nous la +voyons encourager à la fois les traditions italiennes et les traditions +françaises; mais il nous semble qu'en général, ce sont ces dernières +qu'elle a surtout favorisées. Nous le remarquerons particulièrement +pour les deux arts qui ont le plus gardé à cette époque le caractère +national: la sculpture qui unit alors à la puissante expression morale +de l'école française la pureté des lignes grecques; l'architecture qui +marie aux ordres antiques rajeunis par l'esprit nouveau, les dentelles +de pierre de ses vieilles cathédrales, ses élégantes tourelles, ses +clochetons à jour. + +[Note 257: Voir notre premier chapitre.] + +Aux lueurs de la première Renaissance, la reine Anne avait fait exécuter +par Michel Colomb l'un des plus purs et des plus nobles monuments de la +sculpture française: le tombeau des ducs de Bretagne. + +A Chambord, cette merveilleuse expression de l'architecture et de la +sculpture françaises, la femme inspire le ciseau du statuaire: dans les +cariatides du château se reconnaissent les traits de la comtesse de +Chateaubriand et ceux de la duchesse d'Étampes, la duchesse d'Étampes, +«la plus belle des savantes et la plus savante des belles», la duchesse +d'Étampes qui tient le sceptre de la royauté artistique avant qu'il lui +soit ravi par la séduisante duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers. + +A Fontainebleau, où règne l'école italienne, la duchesse d'Étampes +protège dans le Primatice la peinture et l'architecture italiennes. +Mais quant à la sculpture, Mme d'Étampes a compris que l'art antique ne +pouvait que perdre à l'influence de l'Italie. Quand Benvenuto Cellini +expose son Jupiter d'argent au milieu de toutes les statues antiques que +le Primatice a groupées dans la galerie de François Ier, le roi admire +avec enthousiasme l'oeuvre du sculpteur italien; mais la belle duchesse +ne souscrit pas à ce jugement. «Il semble, dit-elle, que vous soyez +aveugles, et que vous ne voyiez pas ces statues antiques, ces figures de +bronze. Voilà où est le vrai modèle de l'art, et non dans ces bagatelles +modernes.» Mais peut-être y avait il dans les paroles de Mme d'Étampes +autre chose que l'expression du goût classique; peut-être vengeait-elle +contre l'impétueux Benvenuto un rival qu'il détestait: le Primatice. + +Comme la duchesse d'Étampes, la duchesse de Valentinois protège le +Primatice. Elles encourageaient du moins dans ce peintre un artiste dont +le goût n'était pas indigne d'influer sur ce génie français avec lequel +il n'était pas sans affinité. Le Primatice avait d'ailleurs été formé à +l'école d'un élève de Raphaël. Malheureusement, dans cette école, celle +de Jules Romain, on avait oublié l'idéal du Sanzio pour ne se souvenir +que de sa grâce puissante[258]. + +[Note 258: Comte de Laborde, _la Renaissance des arts à la cour de +François Ier;_ Henri Martin, _Histoire de France_, t. VIII, etc.] + +A Fontainebleau, dans cette galerie de Henri II où le Primatice n'ayant +plus, comme dans la galerie de François Ier, à continuer l'oeuvre du +Rosso, put s'abandonner librement à sa verve, tout rappelle le souvenir +de Diane de Poitiers. Le chiffre de la duchesse, enlacé à celui de Henri +II; le croissant, attribut de la déesse dont elle porte le nom; Diane +chasseresse représentée de diverses manières, une fois même sous les +traits de la favorite, voilà un frappant exemple de ce divorce entre +le beau et le bien, divorce qui ne fut que trop fréquent à la cour des +Valois. + +Le chiffre enlacé de Henri II et de Diane se retrouve, non seulement +dans les palais royaux, mais dans les demeures seigneuriales de ce +temps. Et la ligure de la duchesse est reproduite aussi bien par l'école +française que par l'école italienne. Jean Goujon et Germain Pilon la +font apparaître dans leurs sculptures. Jean Cousin, sur ses vitraux, +Léonard de Limoges, sur ses émaux, évoquent la souriante image. + +La duchesse de Valentinois avait paru favoriser à Fontainebleau la +peinture et l'architecture italiennes. Mais dans son château +d'Anet, elle protège plus particulièrement les deux arts français: +l'architecture et la sculpture. Philibert Delorme éleva cette délicieuse +résidence, que décorèrent Jean Goujon et Jean Cousin. Toutefois, l'art +italien se montre encore ici dans la célèbre Nymphe de Fontainebleau, +due au ciseau de Benvenuto Cellini. + +Issue d'une race qui avait le culte délicat des lettres et des arts, +Catherine de Médicis ne protège pas seulement les artistes italiens, ses +compatriotes; mais la princesse qui goûtait Amyot et Montaigne, demeure +fidèle à la tradition française pour nos deux arts nationaux. Elle fait +élever les Tuileries par Philibert Delorme et par Jean Bullant, et +l'hôtel de Soissons par le premier. Celui-ci raconte que la reine, douée +d'un goût particulier pour l'architecture, jetait elle-même sur +le papier les plans et les profils des édifices qu'elle faisait +construire[259]. + +[Note 259: Brantôme. _Premier livre des Dames;_ Imbert de Saint-Amand, +_les Femmes de la cour des Valois_.] + +Catherine fit exécuter par Germain Pilon le groupe des _Trois Grâces_, +pour supporter l'urne qui renfermait le coeur de Henri II. Les pieux +Célestins à qui elle confia la garde de ce monument n'acceptèrent pas +ce symbolisme païen, et pour eux les Trois Grâces devinrent les Trois +Vertus théologales[260]. + +[Note 260: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, tome I, +cclix-ccx-ccxi.--Françoise de Birague, marquise de Néelle, avait aussi +fait exécuter par Germain Pilon, la statue de son père, le cardinal +de Birague. Henry Barbet-de-Jouy, _Musée du Louvre. Description des +sculptures modernes_.] + +Une princesse, Française de coeur comme de naissance, Marguerite +d'Angoulême, soeur de François Ier, avait, elle aussi, favorisé +l'art national. Si, avec son frère, elle avait visité les travaux du +Primatice, pénétré dans l'atelier de Benvenuto Cellini, et défendu +celui-ci contre celui-là; si elle avait pensionné l'architecte Sébastien +Serlio, elle avait fortement encouragé dans Clouet l'école française. +Marguerite protégeait aussi notre orfèvrerie qui produisait alors ces +oeuvres merveilleuses que nous admirons dans nos musées, et où +le cristal de roche, les pierreries, prenant les formes les plus +gracieuses, s'enchâssent dans d'admirables ciselures d'or. Le vieil art +français, la tapisserie, la compte parmi ses protectrices, et +même, comme les châtelaines du moyen âge, parmi ses artistes. Deux +_broderesses_ de Paris, Renée Serpe et Jehanne Chaudière, lui envoient +leurs oeuvres, _les Enfants dans la fournaise_, _le Jugement de Daniel_. +Elle-même prend l'aiguille, et, entourée de ses femmes, elle produit +de belles tapisseries. On lui en attribue une qui avait pour sujet le +_Saint sacrifice de la messe_, et que défigura avec toute la passion +d'une sectaire, la fille de Marguerite, Jeanne d'Albret[261]. + +[Note 261: Goutte de La Ferrière-Percy, _Marguerite d'Angoulême.--Son +livre de dépenses.--_(1540-1549), etc.] + +Mais Marguerite d'Angoulême appartient surtout à l'histoire des lettres, +et, comme les femmes de la Renaissance, c'est là qu'elle a tracé le plus +large sillon. + +J'ai mentionné plus haut[262] la vaste instruction qu'avait reçue +Marguerite. Initiée au latin, au grec, elle lisait Sophocle dans le +teste hellénique, et se fit enseigner l'hébreu par le Canosse. Elle +avait la passion de la science. Malheureusement elle porta cette passion +jusque dans la théologie, et nous verrons que ce fut là un écueil +aussi bien pour sa foi qui pencha vers la Réforme, que pour son talent +littéraire qu'altéra souvent l'abus des dissertations religieuses. + +[Note 262: Voir chapitre Ier.] + +Marguerite aide de ses conseils François Ier pour la fondation du +Collège de France. C'est d'après son avis que le roi porte de quatre à +douze le nombre des chaires qu'il y a établies. Elle le guide dans le +choix des professeurs. Par elle, la chaire d'hébreu est donnée à son +professeur le Canosse. Elle alloue une pension à l'orientaliste Postel. + +Duchesse d'Alençon et de Berry, apanage qu'elle garde lorsqu'elle +épouse en secondes noces le roi de Navarre, Marguerite fait fleurir +l'université de Bourges. Elle y donne la chaire de grec à Amyot, +l'inimitable traducteur qui fait passer dans la langue du XVIe siècle, +déjà si riche, si abondante, les tours et les expressions de l'idiome +hellénique. La soeur de François Ier favorise aussi la fondation de +l'université de Nîmes. Aux frais de Marguerite plusieurs pensionnaires +sont entretenus dans les écoles de France, d'Allemagne même. + +Nous avons vu Marguerite entrer avec le roi, son frère, dans l'atelier +de l'artiste. Elle accompagne aussi François Ier lorsqu'il visite, +dans l'atelier de la rue Jean-de-Beauvais, Robert Estienne, le savant +imprimeur qui s'applique à répandre les livres des anciens. + +Si malheureusement elle ne se refuse pas à chercher dans Rabelais +l'esprit gaulois jusque dans son cynisme, c'est la grâce délicate et +enjouée de l'esprit français qu'elle aime dans Clément Marot, cet homme +du peuple devenu son valet de chambre. Elle fait plus que d'accepter son +poétique hommage, et, traitant avec lui d'égal à égal, elle lui écrit en +vers. C'est qu'elle parle à chacun dans sa propre langue, au poète +comme au savant, comme au diplomate, et comme aussi, par malheur, au +théologien, témoin la correspondance de la princesse avec Guillaume +Briçonnet. + +Ne redisons pas encore les hommages reconnaissants qu'offrirent à +Marguerite les esprits les plus distingués. Nous comprendrons mieux +encore ces hommages quand nous aurons vu la princesse enrichir de +ses propres travaux cette vie intellectuelle qu'elle honorait en la +protégeant. + +L'oeuvre à laquelle Marguerite a attaché son nom d'une manière +impérissable, est l'_Heptaméron_, plus connu sous cet autre titre: _les +Contes de la reine de Navarre_. Elle s'y est peinte elle-même, et elle +y a peint son siècle. On trouve dans cette oeuvre toutes les tendances +contradictoires du XVIe siècle: les souvenirs du moyen âge et les +impressions de la Renaissance païenne, le sensualisme avec l'amour +chaste, l'amour chevaleresque, l'amour qui s'immole au devoir; la +profondeur du sentiment avec la légèreté de l'esprit et du langage; la +raillerie qui se défie de l'attendrissement et qui sourit en essuyant +une larme; la licence gauloise des vieux fabliaux et la grâce délicate +qu'une société plus corrompue, mais mieux policée, jette comme un voile +sur la crudité de la pensée; la foi naïve et profonde d'autrefois +avec la libre pensée de la philosophie nouvelle et les préjugés du +protestantisme, et aussi avec cette préoccupation théologique qui, +familière à Marguerite, passionne facilement les conversations aux temps +des luttes religieuses. + +Les personnages de l'_Heptaméron_, ces seigneurs et ces belles dames que +l'inondation du Gave retient dans une abbaye, ces aimables causeurs qui, +chaque jour, sur le pré, se content des histoires (et souvent quelles +histoires!), entendent tous les matins leur présidente, dame Oisille, +leur expliquer la Bible avec une éloquence qui les touche profondément. +D'après les travaux de la critique contemporaine, dame Oisille en qui +l'on avait cru reconnaître Marguerite elle-même, serait sa mère, Louise +de Savoie[263], non telle qu'elle était, mais telle que la voyait la piété +filiale. Au commencement de la huitième journée, dame Oisille commente +l'Apocalypse, «à quoy elle s'acquicta si très-bien, qu'il sembloit que +le Sainct-Esperït, plein d'amour et de doulceur, parlast par sa bouche; +et, tous enflambez de ce feu, s'en allèrent ouyr la grand messe[264]...» +Ils ne manquent pas, du reste, d'assister chaque matin au saint +sacrifice... Et ils osent invoquer l'inspiration du Saint-Esprit +pour leurs étranges récits! Est-ce là, de la part de Marguerite, une +raillerie protestante? Ne serait-ce pas encore un signe de ces temps où +le mélange si fréquent du mal et du bien produit la perversion du sens +moral? Je ne le crois pas. Si les contes de la reine de Navarre sont +bien des fois licencieux, la conclusion en est souvent honnête. Comme +dans ses poésies, Marguerite y joue volontiers le rôle d'un prédicateur. +En faisant demander par les interprètes de sa pensée l'assistance du +Saint-Esprit, elle ne se souvenait que du but qu'elle poursuivait, elle +oubliait par quels périlleux sentiers elle y conduisait. Mais nous +reviendrons sur cette délicate question. + +[Note 263: D'après la clef que M. Frank a donnée dans son édition de +l'_Heptaméron_. 1879.] + +[Note 264: _Heptaméron_, édition citée. Huictième journée. Prologue.] + +D'ordinaire, ce sont les hommes qui, dans l'_Heptaméron_, narrent les +anecdotes les plus scandaleuses, surtout lorsqu'elles dévoilent les +ruses, la fragilité, la néfaste influence des filles d'Ève. Les +femmes s'en vengent bien d'ailleurs, et dans leurs récits l'homme est +généralement abaissé, la femme grandie. Ce sont des femmes, Oisille +et Parlamente, c'est-à-dire, avec Louise de Savoie, Marguerite +elle-même[265], qui élèvent le plus haut la gloire de leur sexe. Une jeune +femme unie à un vieil époux et lui demeurant fidèle en renonçant au +monde, en vivant au service de Dieu; une autre sacrifiant sa vie à son +honneur; une troisième, secrètement mariée à l'homme qu'elle aime, et +souffrant mille tourments pour lui, même quand cet homme la trahit; +une noble fille du peuple défendant sa vertu contre un grand seigneur +«qu'elle aymoit plus que sa vie, mais non plus que son honneur[266]», tels +sont les tableaux où nos charmantes conteuses aiment à faire resplendir +le mérite des femmes. Quant aux hommes qui figurent dans les récits +féminins, ce sont très souvent des ingrats, des perfides, des +hypocrites. Mais, dans le camp des hommes, et même dans le camp des +dames, il y a des transfuges. De galants chevaliers sont du côté des +femmes; et une femme, faut-il le dire, passe à l'ennemi et lui livre +traîtreusement les ruses de son sexe; il est vrai qu'elle n'en est que +plus digne de foi lorsqu'elle célèbre les vertus de la femme. Les plus +terribles adversaires des belles causeuses, Saffredant et Simontault[267], +ne sont pas eux-mêmes tout à fait incrédules au mérite des femmes. Le +premier montre une jeune femme qui, mariée à un homme âgé, sacrifie à +son devoir un amour partagé, et meurt de ce sacrifice. Il est vrai que +le narrateur ne l'approuve guère. + +[Note 265: Clef de M. Frank, _l. e._] + +[Note 266: Nouvelle XLII.] + +[Note 267: D'après la clef de M. Frank, Saffredant pourrait +représenter Jean de Montpezat et Simontault serait François de +Bourdeille, père de Brantôme. Ennasuicte, la transfuge à laquelle j'ai +fait allusion quelques lignes plus haut, serait Anne de Vivonne, fille +de la sénéchale de Poitou et femme de François de Bourdeille.] + +Quant à Simontault, c'est lui qui dit la touchante histoire d'une +héroïne de l'amour conjugal. Cette femme a suivi avec son mari le +capitaine Robertval qui emmenait au Canada une colonie française. +Pendant la traversée, la pauvre femme voit condamner son mari à la peine +de mort pour crime de haute trahison. Par ses pleurs et par le souvenir +des services qu'elle a rendus à l'équipage, elle obtient que la peine +soit commuée, et que son mari et elle soient déposés dans une île que +hantent seuls les fauves. Elle aide le proscrit à élever une demeure; +elle se tient à côté de lui pour éloigner à coups de pierres les +bêtes sauvages, ou pour tuer les animaux dont la chair peut servir de +nourriture. La pieuse femme soutient l'âme de son mari par la lecture du +Nouveau Testament. Est-il malade, elle est à la fois son médecin, son +confesseur. Il meurt. C'est elle qui l'enterre, et qui, à l'aide d'une +arquebuse, éloigne de ces restes bien-aimés les bêtes de proie. +Pendant quelques années sa vie s'écoule dans la prière. Un vaisseau +la recueille, elle revient au milieu des vivants. Alors les mères la +donnent pour institutrice à leurs filles. Elle leur apprend à lire, +à écrire; et à tous ceux qui l'approchent, cette grande chrétienne +enseigne une autre science, celle-là même qui l'a soutenue dans son +héroïque conduite: l'amour de Notre-Seigneur et la confiance en lui[268]. + +[Note 268: Nouvelle LXVII.] + +A la suite de chaque histoire, les personnages de l'_Heptaméron_ +commentent le récit qui leur a été fait. On dirait une cour d'amour du +moyen-âge. Dans leurs jugements, les interlocuteurs ne démentent pas les +principes, ou l'absence de principes, que nous remarquons dans leurs +récits. Les hommes sont pour la plupart légers dans leurs appréciations. +Hors Dagoucin[269] qui, fidèle aux traditions chevaleresques, aimerait +mieux mourir que de voir la dame de ses pensées lui sacrifier son +honneur; hors Geburon, qui éprouve un sentiment analogue, les seigneurs +forment d'autres voeux, et quand l'un d'eux souhaite que toutes les +femmes soient peccables..., à l'exception de la sienne, Simontault est +de cet avis. Ce dernier gentilhomme déclare ailleurs que la femme ne +doit pas écouter sa conscience, et Saffredant s'imagine qu'elle n'a de +vertu qu'autant que l'homme a de respect pour elle. Nous savons que La +Rochefoucauld ne pensera pas autrement[270]. + +[Note 269: Dagoucin, serait Nicolas Dangu, et Geburon le seigneur de +Burie. Clef de M. Frank.] + +[Note 270: Voir plus haut, pages 125 126.] + +Le mariage même n'est pas toujours respecté par nos libres causeurs. Ils +s'amusent fort de la vengeance conjugale qui ajoute le déshonneur d'un +des deux époux au déshonneur de l'autre. Heureusement des femmes sont +là pour défendre les droits de la morale et la dignité du mariage. Mme +Oisille exalte le pouvoir de l'esprit sur le corps, la nécessité de +demander à toute heure l'assistance du Saint-Esprit, pour enflammer en +nous cet amour divin que nous devons toujours élever au-dessus de tout, +même des affections légitimes. + + +Parlamente, qui trouve justes les plus terribles châtiments réservés +à l'épouse infidèle, Parlamente veut que le mariage, lien sacré, soit +contracté d'après les conseils éclairés des parents, et que l'honneur et +la vertu en soient la base. Elle résume en trois mots l'honneur de la +femme: douceur, patience et chasteté. La femme doit être victorieuse +d'elle-même. Pour la noble narratrice qu'il nous est particulièrement +doux ici de voir identifier avec Marguerite, l'amour n'est pas ce +plaisir profane que vantent trop souvent ses compagnons de voyage. +C'est la recherche de la vertu dans l'être aimé, recherche que rien ne +satisfait ici-bas, et qui ne trouve son but que dans l'amour divin. Plus +le cour est pur, plus il est capable d'amour. «Le cueur honneste envers +Dieu et les hommes, ayme plus fort que celluy qui est vitieux, et ne +crainct point que l'on voye le fonds de son intention.» Parlamente juge +que la femme seule est capable de cette chaste tendresse: «L'amour de la +femme, bien fondée et appuyée sur Dieu et sur honneur, est si juste, et +raisonnable, que celluy qui se départ de telle amitié, doibt être estimé +lasche et meschant envers Dieu et les hommes[271].» Parlamente unit ici à +la doctrine platonicienne l'inspiration qu'au moyen âge l'Évangile donna +à l'amour chevaleresque. + +[Note 271: Nouvelles XIX, XXI, XL, etc.] + +Bien que les compagnes d'Oisille et de Parlamente n'aient pas, en +général, leur élévation de pensée, leur sûreté de jugement, l'une +d'elles, Longarine[272], peut aussi faire de sages réflexions. Elle +déclare que l'épouse dédaignée doit triompher par la patience; mais +pourquoi faut-il que ce sage conseil suive une histoire passablement +légère où la narratrice a fait rire aux dépens des maris? Ailleurs, ce +que Longarine dit de la réputation est vraiment d'une honnête femme: +«Quand tout le monde me diroit femme de bien, et je sçaurois seule le +contraire, la louange augmenteroit ma honte et merendroit en moy-mesme +plus confuse. Et aussi, quand il me blasmeroit et je sentisse mon +innocence, son blasme tourneroit à mon contentement[273].» + +[Note 272: Aymée Motier de la Fayette, dame de Longrai, dite la +baillive de Caen. Clef de M. Frank.] + +[Note 273: Nouvelle X.] + +Dans les discussions aimables qui ont lieu entre les seigneurs et les +dames, brille déjà le diamant de la causerie française. Marguerite se +plaît à en faire miroiter les facettes. La galanterie est le ton obligé +des hommes, même de ceux qui ne disent le plus de mal des femmes que +parce qu'ils en pensent peut-être le plus de bien. La vieille courtoisie +française respire dans les gracieuses et spirituelles attaques que +Simontault, grondeur et charmant, dirige contre ses belles ennemies. +Saffredant lui-même, qui affiche la mauvaise opinion qu'il a des femmes, +avoue qu'il mourra d'un désespoir d'amour. Il est vrai qu'autour de lui +on sait à quoi s'en tenir sur ce genre de trépas. Mme Oisille, malgré sa +gravité, dira très bien une autre fois: «Dieu mercy! ceste maladie ne +tue que ceulx qui doyvent morir dans l'année[274].» + +[Note 274: Nouvelle L.] + +Rien de plus amusant que la petite guerre que se font ces deux époux, +Hircan et Parlamente, ou, pour mieux dire, Henri de Navarre[275] et +Marguerite. Au fond de leurs malicieuses taquineries, que de tendresse +encore! Et cependant, bien que la jeune femme ne paraisse pas prendre +trop au sérieux les infidélités de son mari, on voit déjà dans Ja +légèreté de ce grand seigneur du XVIe siècle la cause des chagrins +que le roi de Navarre fera éprouver à sa femme. Hircan est faible, il +l'avoue. Il nous dit qu'il s'est «souventes fois confessé, mais non pas +guères repenty», de ses profanes et changeantes amours. Il ajoute: «Le +péché me desplait bien et suis marry d'offenser Dieu, mafs le plaisir me +plaist tousjours.» Toutefois cet homme qui reconnaît sa fragilité, sait +bien que si la créature humaine est portée au mal, elle est uniquement +préservée par la grâce de «Celluy à qui l'honneur de toute victoire +doibt estre renduz.» Oisille et Parlamente ne diront pas autre chose. + +[Note 275: Clef de M. Franck, _l. c_.] + +Ne croyons pas trop Hircan, lorsqu'il paraît traiter légèrement jusqu'à +la dignité du foyer. Il est ravi de l'aimable vertu que personnifie sa +compagne, et, ainsi que tous les hommes présents, même les plus cyniques +en paroles, il se plaît à voir Parlamente donner pour fondement au +mariage l'honneur et la vertu. Il faut en conclure que nous ne devons +pas prendre trop à la lettre les maximes perverses que la reine de +Navarre met sur les lèvres de quelques-uns de ces person nages. D'eux +aussi l'on pourrait dire qu'ils sont des fanfarons de vices. + +Il ne me reste plus qu'à regretter que la plume d'une femme aussi +vertueuse que Marguerite ait retracé plus d'une conversation où la +licence du langage ne traduit que trop l'immoralité de la pensée. Que +d'expressions malsonnantes elle, femme, fait employer ici non seulement +devant les femmes, mais par la femme même[276]! Je ne reconnais pas ici +le chaste langage des lettres et des poésies de Marguerite; et, en +remarquant ce contraste, je me suis demandé s'il ne faudrait pas accuser +les premiers éditeurs de l'_Heptaméron_ d'avoir prêté à la reine de +Navarre la licence de leur style. Les dernières recherches de la science +bibliographique sont venues confirmer mon impression: les endroits les +plus immoraux de l'_Heptaméron_ sont dus à Gruget[277]. Toutefois, il +existe encore à l'actif de Marguerite des pages trop nombreuses dont +j'aimerais fort à lui voir disputer aussi la maternité. A la décharge +de la princesse, nous avons besoin de nous rappeler qu'habituée à +l'excessive liberté qui caractérise la langue du XVIe siècle, elle +ne remarquait pas toujours peut-être les images qui nous choquent si +vivement aujourd'hui dans ses contes. + +[Note 276: Témoin les scandaleux propos de Nomerfide (Mme de +Montpezat-Corbon, suivant la conjecture de M. Frank).] + +[Note 277: M. Frank, notes de l'_Heptaméron_.] + +Nous l'avons vu. Si la causerie française scintille pour la première +fois dans les contes de la reine de Navarre avec sa vivacité piquante, +sa grâce enjouée, courtoise, elle n'a pas encore cette réserve, cette +délicatesse que les femmes lui donneront plus tard à l'hôtel de +Rambouillet et que leur seule présence imposera dès lors à la bonne +compagnie. + +En dépit de toutes ces réserves, c'est déjà le salon français qui nous +apparaît dans ce livre, «le premier ouvrage en prose qu'on puisse lire +sans l'aide d'un vocabulaire,» a dit M. Nisard[278]. + +[Note 278: D. Nisard, _Histoire de la littérature française_.] + +La poésie de Marguerite est inférieure à sa prose, ou plutôt, comme on +l'a dit, c'est de la prose versifiée. Il n'en pouvait être différemment +à une époque où la langue française n'était pas encore pliée au rythme +poétique. Nous ne retrouvons guère dans les poèmes de Marguerite la +gaieté de ses contes. Nous n'y retrouvons pas non plus, Dieu merci! la +crudité de langage et la légèreté de l'_Heptaméron_. C'est bien la femme +chaste et dévouée que nous voyons dans le recueil poétique qui, malgré +les défauts de la versification, l'abus et le mysticisme protestant du +langage théologique nous fait pénétrer dans le coeur même de Marguerite, +ce coeur que remplit le plus tendre et le plus généreux amour +fraternel[279]. Je retrouve encore cette admirable soeur dans la +correspondance qu'elle entretint avec son frère et dans les lettres que, +pendant la captivité du roi, elle écrivait aussi bien à Montmorency qu'à +François Ier. C'est la prose de l'_Heptaméron_ au service des sentiments +les plus purs de l'âme humaine. + +[Note 279: Faut-il relever ici le soupçon qu'avait fait naître de nos +jours une lettre écrite par Marguerite à François Ier captif, et +dont les termes obscurs couvraient une grave négociation politique? +Détournées de leur sens, les expressions de cette lettre avaient fait +supposer à des érudits que Marguerite avait eu à lutter toute sa vie +contre un sentiment criminel, sans toutefois y succomber. La vérité des +faits est aujourd'hui rétablie, et Marguerite demeure un type sacré de +la soeur.] + +La tendresse fraternelle fut la vie même de Marguerite. Certes, l'amour +filial y tint aussi une grande place: Louise de Savoie, malgré ses actes +criminels, aimait ses deux enfants et en était aimée. + + Ce m'est tel bien de sentir l'amitié + Que Dieu a mise en nostre trinité[280] + +disait Marguerite. Mais lorsqu'elle parle du sentiment qui confond sa +vie dans celle de son frère, alors, c'est plus que la trinité: c'est +l'unité. + + Ce n'est qu'ung cueur, ung vouloir, ung penser. + +[Note 280: Cité par M. Frank, _Marguerite d'Angoulême_. (_Les +Marguerites de la Marguerite des princesses_.)] + +Suivant l'énergie passionnée de son expression, elle aurait un pied au +sépulcre qu'une lettre affectueuse de son frère la ressusciterait. Ce +frère, elle le voit beau, chevaleresque, généreux, héroïque; elle ne +connaît que ses brillantes qualités, elle ignore ses vices. Il est +son roi, son maître, son père, son frère, son ami, son Christ même! +«Mes-deux Christs,» dit-elle[281]. + +[Note 281: Nouvelles lettres de la reine de Navarre, publiées par M. +Génin. Paris,1842. Au roi, janvier, 1544. Comp. les Marguerites de la +Marguerite des princesses, texte de l'édition de 1547, publié, par M. +Frank, t. III.] + +Dans le poème intitulé: la Coche, la monotonie de ce long «débat +d'amour» disparaît quand Marguerite fait surgir l'image de François Ier. +L'éloge de ce frère bien-aimé éclate dans un chaleureux lyrisme. + +C'est pendant la captivité de François Ier que la tendresse de +Marguerite se déploie dans toute sa puissance. Ainsi, l'affection +grandit par l'épreuve. Marguerite appartient ici à l'histoire, et ce +n'est pas dans ce chapitre que nous devrions la suivre. Mais comment +nous résigner à séparer en deux cette séduisante figure? Et d'ailleurs, +comment le pourrions-nous? Les apparitions de Marguerite dans le domaine +de l'histoire sont dues, non à l'intrigue politique, mais à l'amour +fraternel, et les sentiments qui lui ont dicté cette intervention +généreuse ont laissé un si vif reflet dans ses poésies et dans sa +correspondance, que la Marguerite de l'histoire appartient elle-même aux +lettres françaises. + +C'est cette grande affection de soeur qui fait de Marguerite une +ambassadrice pour obtenir, la délivrance du roi prisonnier de +Charles-Quint. Sa merveilleuse intelligence, son habileté, sa finesse, +son éloquente parole, tous ces dons de Dieu, elle les emploiera à la +délivrance de son frère. Comme elle le dira sur la route de Madrid: + + Mes larmes, mes souspirs, mes criz, + Dont tant bien je sçay la pratique, + Sont mon parler et mes escritz, + Car je n'ay autre rhétorique[282]. + +[Note 282: Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litière +durant la maladie du Roy. (Les Marguerites de la Marguerite des +princesses, édition citée.)] + +Son dévouement fraternel lui fera braver «la mer doubleuse,» les +fatigues d'un voyage d'Espagne pendant les grandes chaleurs. Mais que ne +ferait-elle pas, elle qui, pour sauver son frère, jetterait au vent la +cendre de ses os, elle qui, mourant pour cette cause, croirait gagner +«double vie!» Une existence inutile à son frère lui semblerait «pire que +dix mille morts.» Il connaissait bien ce dévouement, ce roi captif +et malade qui appelait sa Marguerite. En attendant qu'elle puisse le +rejoindre, elle lui écrit des lettres remplies de foi et de tendresse. +Soeur, elle le console. Chrétienne, elle le soutient et lui montre, dans +l'épreuve, la source de l'espérance: plus cette épreuve grandit, plus le +secours du ciel est proche. + +Et durant cette pénible attente, Marguerite n'oublie pas de veiller sur +le royaume de François Ier. Allégeant pour la reine mère le poids de la +régence, elle s'applique surtout à lui gagner les coeurs. + +Comme elle prie Dieu de bénir son voyage! Quelle hâte d'entendre ce mot: +«Partez!» Enfin elle l'a entendu ce mot. Elle est en route. «Je ne vous +diray point la joye que j'ay d'aprocher le lieu que j'ay tant désiré, +écrit-elle à Montmorency, mais croyés que jamais je ne congneus que +c'est d'ung frère que maintenant; et n'eusse jamais pensé l'aimer +tant[283]!» + +[Note 283: A mon cousin M. le maréchal de Montmorency (1525). Voir +dans les _Lettres_ de Marguerite d'Angoulême et dans les _Nouvelles +lettres_, publiées, les unes et les autres, par M. Génin, la +correspondance de la princesse à cette époque.] + +Dans ce voyage, que d'angoisses! Son frère est bien malade, mourant +peut-être. Le reverra-t-elle? + +Sur la route d'Espagne, sur la route poudreuse et brûlante, «elle +voloit,» dit le légat du pape, le cardinal Salviati qui la rencontra. +Mais elle, elle trouvait que sa litière n'avançait pas. + + Le désir du bien que j'attens + Me donne de travail matiere; + Un heure me dure cent ans, + Et me semble que ma litiere + Ne bouge, ou retourne en arriere: + Tant j'ay de m'avancer desir, + O qu'elle est longue la carriere + Où à la fin gist mon plaisir! + + Je regarde de tous costez + Pour voir s'il arrive personne, + Priant sans cesser, n'en doutez, + Dieu, que santé à mon Roy donne. + Quand nul ne voy, l'oeil j'abandonne + A pleurer; puis sur le papier + Un peu de ma douleur j'ordonne: + Voilà mon douloureux mestier. + + O qu'il sera le bienvenu + Celuy qui frappant à ma porte, + Dira: Le Roy est revenu + En sa santé tresbonne et forte! + Alors sa soeur plus mal que morte + Courra baiser le messager + Qui telles nouvelles apporte, + Que son frère est hors de danger. + + Avancez vous, homme et chevaux, + Asseurez moy, je vous supplie, + Que nostre Roy pour ses grands maux + A receu santé accomplie. + Lors seray de joye remplie. + Las! Seigneur Dieu, esveillez vous, + Et vostre oeil sa douceur desplie, + Sauvant vostre Christ et nous tous! + + Sauvez, Seigneur, Royaume et Roy, + Et ceux qui vivent en sa vie! + . . . . . . . . . . . . . . . . + Vous le voulez et le povez: + Aussi, mon Dieu, à vous m'adresse; + Car le moyen vous seul sçavez + De m'oster hors de la destresse. + . . . . . . . . . . . . . . . . + Changez en joye ma tristesse, + Las! hastez vous, car plus n'en puis[284]. + +[Note 284: _Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litiere, +durant la maladie du Roy_. Ed. citée.] + +C'est une princesse française qui prie en même temps qu'une soeur, et, +dans ce coeur généreux et tendre, la double pensée de la patrie et de la +famille se joint à la foi ardente qui la vivifie: cette foi est encore +la foi catholique, nous allons le voir. + +Dieu, le roi, la France, voilà ce qui va donner à Marguerite d'Angoulême +l'une des plus sublimes inspirations que l'histoire ait eu à +enregistrer. + +La princesse est auprès de son frère. Mais l'émotion de cette entrevue a +mis le roi à l'agonie. Un jour vient où il ne voit plus, n'entend plus, +ne parle plus. Alors Marguerite fait célébrer le saint sacrifice de la +messe près du lit de l'agonisant. Un archevêque français officie; des +Français remplissent la chambre de leur roi, et sa soeur prie pour lui. + +L'archevêque s'approche du mourant. Il l'adjure de porter son regard sur +le Saint-Sacrement. Et le roi se réveille, il demande la communion et +dit: «Dieu me guérira l'âme et le corps». L'hostie est partagée entre le +frère et la soeur. + +Au royal captif que tuait la nostalgie, Marguerite a rendu «sa famille +dans sa soeur, la France dans ses compagnons, son peuple dans cette +foule agenouillée..., Dieu lui-même, Dieu consolateur dans le prêtre qui +prie pour sa délivrance[285],» et, ajoutons-le, dans le Verbe incarné, +dans le Rédempteur qui fait revenir des portes du tombeau. Le frère de +Marguerite, le roi de France, le roi très chrétien, est revenu à la vie. + +[Note 285: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.] + +François Ier aimait à reconnaître que «sa Marguerite», «sa mignonne», +l'avait sauvé et il n'ignorait pas qu'il ne pourrait la payer que par la +tendresse qu'il promettait de lui garder toute sa vie. + +Après avoir rendu la santé au mourant, Marguerite a encore une mission à +remplir: celle de délivrer le captif. Cette mission d'amour fraternel, +elle l'accomplit avec la fierté d'une princesse française. Elle s'arme +d'une noble indignation pour reprocher à l'empereur de maltraiter son +suzerain, de n'avoir aucune pitié d'un prince généreux et bon. Elle lui +rappelle que ce n'est pas ainsi qu'il gagnera le coeur de son rival et +que, le fît-il mourir par ses mauvais traitements, le roi de France +laissera des fils qui vengeront leur père[286]. + +[Note 286: Brantôme, _Premier livre des Dames_.] + +Marguerite impressionna Charles-Quint, et plus encore les conseillers de +l'empereur. Sa grâce, sa beauté, sa douleur rendaient plus pénétrante +son éloquence déjà si persuasive. Il fallut que Charles-Quint défendît +au duc de l'Infantado et à son fils de parler à Marguerite. En mandant +ce détail au maréchal de Montmorency, la princesse ajoutait: «Mais les +dames ne me sont défendues, à quy je parleray au double[287].» + +[Note 287: Marguerite d'Angoulême, _Lettres_. A Montmorency, novembre +1525.] + +Elle savait, en effet, leur parler «au double», témoin le succès avec +lequel elle intéressa à la cause de son frère la propre soeur de +Charles-Quint. En «brassant» le mariage de François Ier avec Éléonore, +elle fit de l'empereur le geôlier de son beau-frère. La délivrance du +roi était proche. + +Mais Marguerite n'eut pas la joie de ramener elle-même son frère en +France. Elle avait déjà éprouvé une poignante douleur quand elle avait +dû le quitter pour se rendre auprès de Charles-Quint. Elle aurait voulu +que ce calice s'éloignât d'elle, mais sa foi vaillante avait prononcé le +_Fiat_. Toute une nuit après cette séparation, elle avait rêvé qu'elle +tenait la main de son frère dans la sienne. Elle ne voulait plus se +réveiller[288]. Son chagrin se renouvela quand, sa mission terminée, elle +dut remonter seule dans cette litière où elle aurait voulu garder son +cher convalescent. Elle souhaitait ardemment que son frère la rappelât; +mais toujours forte et résignée dans son affliction, elle soutenait +encore le captif par de pieuses pensées et lui écrivait que le Dieu qui +l'avait guéri, saurait bien le délivrer. + +[Note 288: _Lettres_. Au roy, 20 novembre 1525.] + +L'empereur croyait que Marguerite emportait un acte qui ne faisait plus +de François Ier qu'un prisonnier ordinaire: l'abdication du roi. Il +voulut faire arrêter la princesse. Marguerite accéléra sa marche. +Franchissant les Pyrénées, elle revit la France; mais de Montpellier +elle écrivait à son frère que le travail des grandes journées d'Espagne +lui était plus supportable que le repos de France[289]. + +[Note 289: _Nouvelles lettres_. Au roy, fin de février 1526.] + +Ce qu'elle appelait le repos était encore l'activité du dévouement +fraternel. Après le retour de François Ier, nous la voyons travailler +la Guyenne pour que la noblesse de ce pays revienne sur le refus de +contribuer à la rançon du roi. Marguerite est alors remariée au roi de +Navarre; elle brave les fatigues d'une grossesse pour être utile à son +frère. + +Elle aime son mari, elle aimera sa fille, Jeanne d'Albret; mais ces +affections seront toujours subordonnées à son attachement fraternel. +Elle-même le dit: elle n'aime mari et enfant qu'autant qu'animés de son +esprit, ils seront prêts comme elle à mourir pour le roi. + +François Ier lui confiait volontiers de grandes affaires diplomatiques. +Elle s'en chargeait pour le soulager, mais avec tant de discrétion qu'il +serait difficile de préciser ce qu'a été ici son influence. Ses lettres +nous la montrent parcourant la Provence, la Bretagne, la Picardie pour +servir les intérêts du roi. + +En rendant compte à François Ier de l'état où elle a trouvé le camp +d'Avignon en 1536, Marguerite d'Angoulême laisse éclater un patriotique +enthousiasme. Elle voudrait que l'empereur vînt assaillir le camp +alors qu'elle y serait. Même ardeur en Guyenne l'année suivante. Si +Charles-Quint menaçait le pays, Marguerite n'en partirait qu'après avoir +chassé l'envahisseur[290]. + +[Note 290: _Lettres_. Au roy, 1536; été de 1537.] + +Devant l'arrogance et la déloyauté de Charles-Quint, elle dit que toute +femme voudrait être homme pour abaisser l'orgueil de l'empereur. Combien +elle voudrait pouvoir y aider, cette soeur qui, après le roi, a «plus +porté que son fais de l'ennuy commua à toute créature bien née[291]!» + +[Note 291: _Lettres_. Au roy, automne de 1536.] + +En 1537, Marguerite regrette avec énergie de n'être pas au camp de son +frère: «Car en tous vos affaires où femme peult servir, despuis vostre +prison, vous m'avez fait cet honneur de ne m'avoir séparée de vous...» +Elle souhaiterait d'être une hospitalière du camp; elle va même plus +loin. Naguère, pendant la captivité du roi, elle avait réclamé l'office +de laquais auprès de sa litière. A présent elle renoncerait volontiers +«le sang réal» pour servir de «chamberiere» à la lavandière du roi: «Et +vous promets ma foy, Monseigneur, que sans regretter ma robe de drap +d'or, j'ay grant envie en habit incongnu m'essayer à fere service à +vous, Monseigneur, qui, en toutes vos tribulations, n'avez jamais tant +tenu de rigueur que de séparer de vostre présence et du désiré moyen de +vous fere service. + +«Vostre très humble et très obéissante subjecte et mignonne + +«Marguerite[292].» + +[Note 292: _Nouvelles lettres_. Au roy, septembre ou octobre 1537.] + +Ne pouvant suivre le roi à la guerre, elle prie pour lui, elle ordonne +pour lui des prières publiques. Elle lui adresse aussi de prudents +conseils. + +Charles-Quint assiège Landreçies. François Ier qui fait ravitailler +la ville, conduit à'Cateau-Cambrésis trente et quelques mille hommes. +Marguerite s'effraye d'autant plus que, connaissant la valeur du roi +chevalier, elle sait que cette bravoure l'exposera à tous les périls. +«Je suis seure, écrit-elle à François Ier, que vous n'avez au camp +pionnier dont le corps porte plus de travail que mon esprit.» Dans une +poétique épître au roi, elle nous redit ses angoisses, nous voyons ses +larmes, nous entendons ses prières. Puis, lorsque l'empereur s'est +éloigné, quelle ivresse! Malade, la reine de Navarre entraîne son mari à +l'église pour le _Te Deum_ de la victoire. + + De tous mes maux receu au paravant + Je n'en sens plus, car mon Roy est vivant[293]. + +[Note 293: _Epistre III de la Royne de Navarre au Roy François, son +frere. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses_, éd. citée.)] + +Partout et toujours les émotions de son frère font frémir sa plume ou +vibrer sa lyre. Aux heures de tristesse, François Ier aurait pu lui +adresser les beaux vers qu'elle place sur les lèvres d'un prisonnier: + + Las! sans t'ouyr bien presumer je peux + Que toy et moy n'ayans qu'un coeur tous deux, + Si dens mon corps l'une moitié labeure, + L'autre moitié dedens le tien en pleure[294]. + +[Note 294: _Complainte pour un détenu prisonnier. (Id.)_] + +L'allégresse, comme la douleur, tout lui est commun avec son frère. + +Après dix ans de mariage, la bru de François Ier, Catherine de Médicis, +donne-t-elle le jour à un fils premier-né, Marguerite s'associe au +bonheur de l'aïeul jeune encore, et mêle ses larmes à celles que, de +loin, elle lui voit répandre. + + Un Filz! un Filz[295]!..... + +s'écrie-t-elle dans son délire. + +[Note 295: Épistre de la Royne de Navarre au Roy, etc_. (Id.)] + +Il se trouva une occasion où cette douce créature ne sut point +pardonner: son frère était l'offensé. Qu'il est bien plus facile, en +effet, de pardonner à nos ennemis personnels qu'aux ennemis de ceux qui +nous sont chers! + +Et c'était cette même femme qui se jetait aux pieds de son frère pour +lui demander la grâce d'hommes qui l'avaient outragée! + +L'influence de Marguerite sur le roi fut toujours une influence de paix +et de douceur. Alors que, venu à La Rochelle pour dompter une révolte, +le souverain ne sait que donner aux rebelles un coeur de père et pleurer +avec eux, qui donc a mis dans son coeur cette tendresse miséricordieuse? +Sa soeur, sa soeur qui lui écrit combien elle est heureuse de sa +magnanimité. Alors qu'il fait grâce à des protestants que les supplices +attendaient, c'est encore Marguerite qui a intercédé pour eux. Elle-même +abrite les proscrits dans son royaume de Navarre et dans son duché +d'Alençon. Malheureusement elle ne se borna pas à cette intervention +généreuse, et si son amour fraternel l'empêcha d'embrasser ouvertement +le luthéranisme, nous avons déjà remarqué qu'elle adopta à une époque de +sa vie les erreurs de ceux qu'elle défendait. Elle y était entraînée par +son libre esprit, avide de nouveautés, et par l'attrait qui la poussait +vers la théologie. J'ai remarqué plus haut que cette dernière passion +fut un péril non seulement pour sa foi, mais pour son talent d'écrivain. +Cette influence gâta souvent sa poésie, et dans sa correspondance +avec Briçonnet, fit tomber dans le galimatias sa prose d'ordinaire si +précise, si claire. Ses poésies mystiques, surtout _le Miroir de l'âme +pécheresse_, sont d'une lecture assez fatigante. Toutefois, malgré la +monotonie de la pensée et le style alambiqué de certains passages, on +y sent palpiter le tendre coeur de Marguerite, avec son humilité +chrétienne, son amour pour le Christ, sa confiance dans la miséricorde +du bon Pasteur. On reconnaît aussi dans ces pages un esprit nourri de +la Bible, et l'on y découvre par moments une heureuse inspiration des +Livres saints. La grandeur infinie de Dieu, la misère de l'homme y sont +quelquefois dépeintes en traits saisissants. Dans le poème intitulé: +_Discord estant en l'homme par la contrariété de l'esprit et de la chair +et paix par vie spirituelle_, Marguerite développe cette admirable +pensée: + + Noble d'Esprit, et serf suis de nature. + +Comme Racine le fera plus tard, elle s'inspire de saint Paul pour +représenter le combat de l'esprit contre la chair. + + Je ne fais pas le bien que je veux faire; + ......................................... + Et qui pis est, plustost fais le contraire: + .......................................... + Et de ce vient que bataille obstinée + Est dedens l'homme, et ne sera finée + Tant qu'il aura vie dessus la terre[296]. + +[Note 296: _Les Marguerites de la Marguerite des princesses_, éd. +citée.] + +Avec toute la supériorité de son incomparable harmonie, Racine dira: + + Mon Dieu, quelle guerre cruelle! + Je trouve deux hommes en moi: + L'un veut que plein d'amour pour toi + Mon cour te soit toujours fidèle: + L'autre à tes volontés rebelle + Me révolte contre ta loi[297]. + +[Note 297: «Madame, voilà deux hommes que je connais bien,» dit Louis +XIV en se tournant vers Mme de Maintenon, lorsque les jeunes personnes +de Saint-Cyr chantèrent devant le roi, ce cantique qui avait été composé +pour elles. Louis Racine, _Mémoires_.] + +Les _Comédies_ religieuses de Marguerite, intitulées: _la Nativité de +Jésus-Christ, l'Adoration des Trois Roys, les Innocents, le Désert_, +sont en quelque sorte les quatre actes d'un même drame sacré. On y sent +une fraîcheur d'inspiration qui rappelle les vieux Noëls. Le culte que +Marguerite y professe pour la sainte Vierge, contraste avec les idées +luthériennes que nous retrouvons jusque dans cette partie de ses +oeuvres. + +Un critique a dit de Marguerite qu'elle avait dans ses poèmes le +_mouvement_ et le _cri_.[298] Ce mouvement, ce cri, nous les surprenons +plus d'une fois dans les scènes que Marguerite fait passer sous nos +yeux. La _Nativité_ est remplie de pittoresque animation, de grandeur +religieuse et de simplicité pastorale. Joseph et Marie cherchant un abri +à Bethléem, le refus des hôteliers, l'étable sur laquelle veillent Dieu +et les anges, la prière de la sainte Vierge, son ineffable émotion en +mettant au monde le Verbe fait chair; puis le colloque des bergers, le +_Gloria in excelsis_ que chantent les esprits célestes et auquel répond +le Noël des pasteurs, les naïves offrandes que ceux-ci portent à +l'Enfant-Dieu, les combats que Satan livre à leur pauvreté et dont +triomphe leur foi, tout cela nous charme, nous émeut, et nous ne pouvons +que regretter que l'inspiration du poète ne se soutienne pas jusqu'à la +fin de ce délicieux Noël. + +[Note 298: Frank, _ouvrage cité_, introduction.] + +Je remarque dans _l'Adoration des Trois Roys_ la majesté d'un début où +la reine de Navarre imite heureusement Job et le Psalmiste. + +L'oeuvre dramatique des _Innocents_ contient aussi des beautés de +détails. Quelle confiance religieuse dans ces paroles de la sainte +Vierge fuyant vers l'Égypte avec le divin Enfant: + + Dieu est ma force et mon courage, + Parquoy en luy me sents sy forte + Que sans travail en ce voyage + Porteray celuy qui me porte. + +Dans ce poème, Marguerite a noblement fait interpréter par une des +femmes d'Israël la fierté de la mère qui est l'ouvrière du «grand +facteur» pour produire l'homme créé à l'image de Dieu: + + Il n'est ennuy que la femme n'oublie + Quand elle voit que le hault Createur + De tel honneur l'a ainsi anoblie, + Que l'ouvrouer elle est du grand facteur, + Dedens lequel luy de tout bien aucteur + Forme l'enfant à sa similitude. + +C'est au moment où les pieuses femmes exaltent leur maternité que leurs +enfants sont massacrés dans leurs bras. Marguerite a bien rendu leur +déchirante douleur. C'est encore par une heureuse idée qu'elle nous +montre l'enfant d'Hérode tué avec les nouveau-nés: Hérode l'apprend +alors qu'il croit triompher du nouveau roi qu'il redoutait, et sa +douleur paternelle vengerait le désespoir des pauvres mères, si +l'ambition satisfaite ne domptait son chagrin. Marguerite fait ensuite +entendre les plaintes de Rachel. Mais que ces plaintes sont froides! +Pourquoi tant de théologie? Ah! que j'aime bien mieux la sublime +concision de l'Évangile: «C'est Rachel pleurant ses enfants et ne +voulant pas être consolée parce qu'ils ne sont plus.» + +Marguerite est mieux inspirée lorsqu'elle fait retentir au paradis le +choeur des _Innocents_, et lorsque dans le _Désert_, des vers remplis de +fraîcheur et de grâce évoquent le groupe de la sainte Vierge servie par +les anges. + + Reçoy ces fleurs, ô blanche fleur de lis[299]. + +[Note 299: _Comédie du desert_. (_Les Marguerites, etc_., éd. citée.)] + +La reine de Navarre est bien catholique dans ces hommages rendus à la +Mère de Dieu. Elle l'est aussi à cette heure de suprême angoisse où, +prosternée dans l'église de Bourg-la-Reine, elle implore du Seigneur la +guérison de sa fille mourante et qu'elle entend une voix intérieure +qui lui dit que son enfant est sauvée. Elle est catholique lorsqu'elle +honore les reliques des saints, lorsqu'elle protège les filles de sainte +Claire, lorsqu'elle fonde le monastère de Tusson où elle passe des +retraites et où elle exerce même au choeur les fonctions d'abbesse[300]. +Elle est catholique enfin lorsqu'elle reconnaît l'efficacité de la +prière pour les morts. Suivons la reine de Navarre quand, sur le déclin +de sa vie, et conduisant dans l'église de Pau le jeune capitaine de +Bourdeille, elle l'arrête sur une pierre tombale et, lui prenant la +main, lui adresse ces expressives paroles: «Mon cousin, ne sentez-vous +point rien mouvoir sous vous et sous vos pieds?»--«Non, madame.»--«Mais +songez-y bien, mon cousin.»--Madame, j'y ai bien songé, mais je ne sens +rien mouvoir; car je marche sur une pierre bien ferme.» Mais la reine +reprit: «Or, je vous advise que vous estes sur la tombe et le corps de +la pauvre Mlle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous +avez tant aimée; et puis que des âmes ont du sentiment après nostre +mort, il ne faut pas douter que cette honneste créature, morte de frais, +ne se soit esmue aussi-tost que vous avez esté sur elle; et si vous ne +l'avez senti à cause de l'espaisseur de la tombe, ne faut douter qu'en +soy ne se soit esmue et ressentie; et d'autant que c'est un pieux office +d'avoir souvenance des trespassés, et mesme de ceux que l'on a aimez, +je vous prie lui donner un _Pater noster_ et un, _Ave Maria_, et un _De +profundis_, et l'arrousez d'eau bénite...[301]» + +[Note 300: Comte de la Ferrière-Percy, _Marguerite d'Angoulême.--Son +livre de dépenses_; Brantôme, _Premier livre des Dames_; Frank, notice +citée.] + +[Note 301: Brantôme, _Second livre des Dames_.] + +Demander pour une morte les prières de l'homme qui l'avait aimée et +oubliée, c'était là une de ces pensées délicates qui ne pouvaient +naître que d'un coeur de femme. Mais ne nous y arrêtons pas; remarquons +seulement que la femme qui réclamait pour une trépassée le secours de la +prière n'était plus une disciple de Luther, et qu'elle ne ressemblait +pas non plus à cette philosophe que Brantôme nous montre ailleurs, +doutant de la vie éternelle, se tenant auprès d'une mourante pour +chercher avoir s'exhaler le souffle immortel. Je ne nie pas que +Marguerite n'ait eu quelques fugitifs éclairs de scepticisme. Nous en +retrouvons un à la fin d'un de ses rares poèmes qui aient l'allure +légère de ses contes: Trop, Prou, Peu, Moins. Mais ce n'étaient là que +les écarts d'une imagination à reflets multiples qui n'avait pas reçu en +vain l'influence d'un siècle où l'esprit «merveilleusement ondoyant et +divers» s'habituait à cette question: «Que sçay-je?» Néanmoins, sous une +forme agitée, mobile, l'âme de Marguerite était naturellement croyante, +et Brantôme nous dit que la reine de Navarre réprimait ses doutes par +l'humble acte de foi qui la soumettait à Dieu et à l'Église. A la mort +de son frère, nous verrons que les espérances de la vie éternelle furent +son unique soutien, et que la foi de sa jeunesse était devenue la +consolation de ses dernières années. Mais alors même qu'elle fut +catholique de coeur, elle continua d'implorer la grâce des persécutés. +C'était le même sentiment de charité évangélique qui lui avait fait +prendre en Navarre le titre et l'office de ministre des pauvres, et qui +lui avait fait fonder ou encourager des établissements de bienfaisance. +Elle crée à Paris l'hôpital des Enfants-rouges pour les orphelins; elle +fonde à Essai, dans l'ancien château de plaisance des ducs d'Alençon, +une maison de filles pénitentes; elle dote les hôpitaux d'Alençon et de +Mortagne. + +Toute sa vie elle mérita l'éloge funèbre que devait faire d'elle Charles +de Sainte-Marthe: «Marguerite de Valois, soeur unique du roy François, +estoit le soutien et appuy des bonnes lettres, et la défense, refuge et +réconfort des personnes désolées[302].» + +[Note 302: Génin, Frank, notices citées.] + +Ce fut par cette double influence que sa tendresse donna à François +Ier tout ce qu'il eut de bon en lui. Il dut particulièrement à cette +influence son surnom de _Père des lettres_. + +Bien que Marguerite prétendît lui être redevable de tout, hors d'amour, +le roi ne mérita pas toujours cette reconnaissance. Il immola à la +politique l'amour maternel de Marguerite pour Jeanne d'Albret, et fit +élever loin d'elle cette fille, unique enfant qui lui restât. + +Mais dans les dernières années de François Ier, quand tout se décolora +autour de lui, il sentit plus que jamais le prix de cette affection qui +ne s'était jamais démentie. Malade de corps, désenchanté de la vie, il +appela à lui, comme autrefois dans sa captivité, sa soeur, sa meilleure +amie. Il se reprit à l'existence en retrouvant l'âme de sa vie. De +nouveau, le frère et la soeur s'unirent dans le culte de l'art. Ils +recommencèrent les douces causeries d'autrefois. Ce fut pendant sa +convalescence qu'au château de Chambord, le roi, appuyé sur le bras de +Marguerite, et entendant sa soeur exalter le mérite des femmes, écrivit +sur la vitre avec le diamant de sa bague: + + Souvent femme varie, + Mal habil qui s'y fie! + +C'était l'amant de la duchesse d'Étampes qui jugeait ainsi de la +femme, ce n'était pas le frère de Marguerite. Les folles amours sont +passagères; la tendresse fraternelle demeure. + +Marguerite était revenue en Navarre. Elle était dans son monastère de +Tusson, quand, une nuit, le roi lui apparut en rêve. Il était pâle, +il l'appelait: «Ma soeur, ma soeur!» La reine, saisie d'un douloureux +pressentiment, envoie à Paris courrier sur courrier. Elle redisait +alors, non plus dans la forme poétique qu'elle avait employée sur la +route de Madrid, mais dans une prose que sa trivialité ne rendait que +plus touchante: «Quiconque viendra à ma porte m'annoncer la guérison +du roy mon frère, tel courrier, fust-il las, harassé, fangeux et mal +propre, je l'iray baiser et accoller, comme le plus propre prince +et gentilhomme de France; et quand il auroit faute de lict, et n'en +pourroit trouver pour se délasser, je lui donnerois le mien, et +coucherois plustost sur la dure, pour telles bonnes nouvelles qu'il +m'apporteroit[303].» + +[Note 303: Brantôme, _Premier livre des Dames_.] + +Mais le messager de joie ne devait pas venir. François Ier était mort. +On le cachait à Marguerite: un mot d'une folle le lui apprit. Elle tomba +à genoux; elle accepta le sacrifice..., mais elle devait en mourir. + +Dès lors plus de joyeux devis: l'_Heptaméron_ demeure inachevé. +Marguerite ne sait plus que faire sangloter sa douleur dans ce rythme +poétique qu'elle a si souvent employé autrefois. Partout ici-bas elle +voit tristesses, douleurs. Son mari qui sentira après sa mort combien +elle lui était chère et de bon conseil, son mari ne la rend pas +heureuse. Sa fille, élevée hors de sa garde, n'a pour elle que de +l'indifférence. Elle est seule. + + Je n'ay plus ny Pere, ny Mere, + Ny Seur, ny Frere, + Sinon Dieu seul auquel j'espere[304]. + +[Note 304: _Chansons spirituelles_. (_Les Marguerites, etc._, éd. +citée.)] + +De la terre, elle n'a plus que des souvenirs. Amère consolation, comme +Ta si bien dit le poète dont Marguerite répète le gémissement: + + Douleur n'y a qu'au temps de la misère + Se recorder de l'heureux et prospere, + Comme autrefoys en Dante j'ay trouvé, + Mais le sçay mieulx pour avoir esprouvé + Félicité et infortune austere[305]. + +[Note 305: Comte de la Ferrière-Percy, Frank, notices citées.] + +Chrétienne alors dans toute l'acception du mot, Marguerite s'appuie sur +la croix: + + Je cherche aultant la croix et la desire + Comme aultrefoys je l'ay voulu fuir. + + + Adieu, m'amye, + Car je m'en vois + Cercher la vie + Dedens la croix[306]. + +[Note 306: _Chansons spirituelles_. (_Les Marguerites_, éd. citée.)] + +Cette reine, qui n'a plus qu'un amour, Dieu, qu'un appui, la croix, n'a +plus qu'une espérance: la mort qui la réunira à son frère. Cette mort, +elle l'attend, elle l'appelle. Elle aspire à goûter «l'odeur de mort.» +Elle avait peur de la mort autrefois. Mais la mort est + + .........la porte et chemin seur + Par où il fault au créateur voler[307]. + +[Note 307: Rondeau. _Chansons spirituelles_. (_La Marguerite, etc._)] + +Détachée de tout ici-bas, Marguerite aspire au seul lien qui ne se rompe +jamais: l'union de l'âme avec Notre-Seigneur. Elle attend les noces +éternelles. + + Seigneur, quand viendra le jour + Tant désiré, + Que je seray par amour + A vous tiré. + + Ce jour des nopces + Seigneur, + Me tarde tant, + Que de nul bien ny honneur + Ne suis content; + Du monde ne puys avoir + Plaisir ny bien: + Si je ne vous y puys voir, + Las! je n'ay rien! + + Essuyez des tristes yeux + Le long gémir, + Et me donnez pour le mieux + Un doux dormir[308]. + +[Note 308: _Chansons spirituelles_. (_Id._)] + +Deux ans après la mort de son frère, le jour des noces éternelles arriva +pour Marguerite. Elle eu eut quelque effroi, mais elle se résolut au +suprême sacrifice. + +Ainsi disparut de la terre la _Perle des Valois_. Vivante, les +écrivains, qui l'appelaient leur Mécène, l'avaient entourée de leurs +hommages, et se plaisaient à lui dédier leurs oeuvres[309]. + +[Note 309: Brantôme, _Premier livre des Dames._] + + Esprit abstraict, ravy et estatic, + +dit Rabelais en dédiant à cet esprit le troisième livre de _Pantagruel_. + +Mais l'éloge de Marot dut plus sourire à la protectrice du poète: + + Corps féminin, coeur d'homme et teste d'ange. + +Érasme qui envoie à Marguerite des épîtres latines, loue en elle +«prudence digne d'un philosophe, chasteté, modération, piété, force +d'âme invincible, et un merveilleux mépris de toutes les vanités du +monde.» + +Etienne Dolet s'adresse à Marguerite comme à «la seule Minerve de +France.» + +«Tu seras, lui dit-il, recommandée à la postérité par les louanges de +cette troupe illustre des fils de Minerve, qui se sont abrités sous ta +protection au loin répandue.» + +A la mort de Marguerite, l'un des plus intéressants hommages qui furent +rendus à sa mémoire, arriva d'Angleterre. Trois jeunes Anglaises, trois +filles des Seymour, écrivirent cent distiques latins en l'honneur de la +reine de Navarre[310]. + +[Note 310: Génin, notice citée. M. Génin a traduit aussi dans la +correspondance de Marguerite les lettres d'Érasme et l'ode de Dolet.] + +Mais de toutes les voix poétiques qui chantèrent l'illustre morte, nulle +ne fut mieux inspirée que celle de Ronsard. Pour célébrer cette exquise +créature au simple et gracieux parler, le poète oublia la boursoufflure +ordinaire de son style, et devint naturel et touchant comme avait su +l'être Marguerite. + + +Ronsard ne veut pas qu'on lui élève un fastueux tombeau, et, dans des +accents d'une ravissante fraîcheur, il en indique un autre: + + L'airain, le marbre et le cuyvre + Font tant seulement revivre + Ceulx qui meurent sans renom: + Et desquelz la sepulture + Presse sous mesme closture + Le corps, la vie et le nom. + + Mais toi dont la renommée + Porte d'une aile animée + Par le monde tes valeurs, + Mieux que ces pointes superbes + Te plaisent les douces herbes, + Les fontaines et les fleurs. + + Vous, pasteurs que la Garonne + D'un demi tour environne + Au milieu de vos prez vers, + Faictes sa tumbe nouvelle, + Et gravez l'herbe suz elle + Du long cercle de ces vers: + + _Icy la Royne sommeille + Des Roynes la nonpareille + Qui si doucement chanta, + C'est la Royne Marguerite, + La plus belle fleur d'eslite + Qu'oncque l'Aurore enfanta. + +Je me suis attardée à la suite de Marguerite. J'ai subi l'attraction que +la séduisante princesse exerce depuis trois siècles. On l'a dit avec +raison: Marguerite d'Angoulême, comme Marie Stuart, est l'une de ces +rares créatures qui ont le privilège de l'éternelle jeunesse, et que, +par delà les siècles, nous aimons comme si nous les avions connues. En +m'étendant ainsi sur ce qui concerne la reine de Navarre, je n'ai pas +oublié non plus qu'en elle s'est personnifié pour la première fois +complètement l'esprit français dans sa grâce, dans sa finesse enjouée, +dans sa délicate sensibilité, enfin dans ses mélancolies[311], ces +mélancolies que l'on dit modernes, mais qui datent du moyen âge et de +plus loin encore, et qui n'ont disparu pendant deux siècles de notre +littérature que sous l'influence croissante de l'école classique. Pour +une femme, ce n'est pas un mince honneur que d'avoir été le premier +miroir où s'est réfléchi dans ses faces multiples l'esprit d'une nation. +C'est une gloire que je ne pouvais manquer d'enregistrer à l'actif de la +femme française. + +[Note 311: D. Nisard. _Histoire de la littérature française_; Imbert +de Saint-Amand, _les Femme de la cour des Valois_; Frank, notice citée.] + +Pour les lettrés délicats, l'_Heptaméron_ seul doit être compté à +Marguerite comme titre littéraire. Si j'écrivais une histoire de la +littérature française, je ne pourrais que souscrire à ce jugement des +maîtres. Mais dans une étude consacrée à la femme, on me permettra, au +point de vue de la beauté morale, d'élever au-dessus de ces contes les +oeuvres où Marguerite nous fait respirer, avec le parfum de sa tendresse +fraternelle, ce souffle de spiritualisme qui ne se trouve que çà et là +dans l'_Heptaméron_. + +Les dons de l'esprit furent héréditaires dans la race des Valois. +L'impulsion féconde que les femmes de cette maison donnèrent aux lettres +se propagea même à l'étranger, témoin une autre Marguerite, nièce de la +première, fille de François Ier, sage et savante comme la Minerve dont +le nom lui fut aussi bien donné qu'à sa tante, et qui, duchesse de +Savoie, attira dans sa nouvelle patrie les écrivains qu'elle avait +encouragés en France. En appelant à Turin les jurisconsultes les plus +éminents, elle donna à l'étude du droit une direction lumineuse, et +vraiment digne de l'équitable princesse qui fut surnommée la _Mère des +peuples_. + +Une troisième Marguerite, la fille de Henri II, moins pure que les +deux autres, avait leurs brillantes facultés intellectuelles. Comme +Marguerite d'Angoulême, elle fit des vers, et comme sa grand-tante +aussi, elle dut la célébrité à une oeuvre en prose. Dans ses _Mémoires_, +elle nous a laissé un modèle exquis des productions de ce genre. Elle ne +s'y est pas seulement dépeinte avec cette naïveté, cette ressemblance +qui donnent aux autobiographies du XVIe siècle un si puissant attrait +psychologique. Mais la langue française apparaît déjà, dans cette +oeuvre, non plus avec l'abondance parfois excessive de cette époque, +mais avec cette précision, cette élégante sobriété qui s'unissent à la +grâce et au naturel dans la prose du XVIIe siècle[312]. + +[Note 312: Saint-Marc Girardin, _Des Mémoires au XVIe siècle_, à la +suite du _Tableau de la littérature française au XVIe siècle_.] + +Ne quittons pas les femmes des Valois sans nommer une princesse +étrangère de naissance à leur race, mais qui y fut alliée par le mariage +et qui occupa un moment le trône de France. + +Élevée dans notre pays, Marie Stuart était bien réellement une princesse +française. Ce fut à cette patrie adoptive qu'elle dut la forte +instruction qui lui permettait jusqu'à la composition du discours +latin[313]. Ce fut la France qui lui donna la langue qu'elle écrivait et +parlait avec art. Elle maniait la prose avec éloquence et mêlait ses +chants lyriques à ceux des poètes qu'elle aimait: Ronsard, du Bellay. +Elle chanta les regrets de son veuvage et les douleurs plus poignantes +de son exil. En vain la critique discutera-t-elle l'origine de la plus +célèbre de ses poésies, c'est, toujours sur les lèvres de la jeune et +belle reine que la postérité aimera à placer ces strophes si touchantes +et demeurées si populaires. + +[Note 313: Voir plus haut, chapitre premier.] + + Adieu, plaisant pays de France, + O ma patrie + La plus chérie. + Qui as nourri ma jeune enfance! + Adieu, France, adieu mes beaux jours! + La nef qui disjoint nos amours + N'a si de moi que la moitié: + Une part te reste, elle est tienne; + Je la fie à ton amitié + Pour que de l'autre il te souvienne. + +La France a répondu à ce voeu plein de larmes, et, dans notre pays, +Marie Stuart trouvera toujours quelles qu'aient pu être ses fautes, +des plaidoyers qui vengeront sa mémoire, des yeux qui pleureront ses +malheurs. + +La maison de Bourbon qui allait monter sur le trône avec Henri IV, +comptait, elle aussi, des princesses qui donnèrent l'exemple du labeur +intellectuel. Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, qui vécut +à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, ne regardait les +lettres que comme un apostolat qui lui permettait de mieux remplir ses +devoirs domestiques et d'étendre au delà du foyer l'influence de la +femme chrétienne. Avec des ouvrages de piété, elle écrivit un traité +intitulé: _Instruction des jeunes filles_. Sans vouloir pénétrer dans +le domaine de la théologie, elle aimait les saintes Écritures, et c'est +dans la Bible qu'elle puisait certainement la tendre sollicitude qu'elle +avait pour les âmes, et cette cordiale charité qui, selon le témoignage +de Jean Bouchet, la rendait «consolative, confortative[314]»; cette +charité qui faisait d'une princesse de Bourbon, si imposante par le +grand air de sa race, la femme la plus douce et la plus accessible. + +[Note 314: Jean Bouchet, _le Panegyrie du chevallier sans reproche_, +ch. XX. Sur Mme de La Tremouille, voir le chapitre précédent.] + +Les lettres eurent aussi pour adeptes la femme du premier Henri de +Condé, et Jeanne d'Albret, qui entra dans la maison de Bourbon par le +mariage. La fille de Marguerite d'Angoulême protégea les savants, les +poètes et correspondit avec l'un de ceux-ci: Joachim du Bellay. + +Dans tous les rangs de la société, au XVIe siècle, les femmes, +redisons-le, partagent avec ardeur les occupations qui passionnent les +intelligences. Mais, en général, elles fuient la publicité. + +Les Lyonnaises se distinguent par leurs talents; mais c'est surtout à +la Renaissance païenne qu'elles appartiennent par leurs oeuvres. Elles +chantent l'amour à la manière des lyriques grecs dont la langue est +d'ailleurs familière à plus d'une, comme il convenait dans cette +Renaissance où la poésie même était érudite. Chez la plus célèbre des +muses lyonnaises, Louise Labé, la belle Cordière, poète et prosatrice, +l'influence hellénique est visible, bien qu'altérée par le mauvais +goût italien. On sent frémir dans ses poèmes quelque chose de la verve +passionnée que possédait Sappho, la poétesse hellénique dont le surnom +lui fut donné, à elle comme à tant d'autres qui le méritaient moins! +Mais quel que soit le paganisme poétique de la belle Cordière, +l'ineffable tendresse que l'Évangile a mise au coeur de la femme n'est +pas étouffée en elle, et donne parfois à sa lyre des accents pleins de +mélancolie. + +Si Louise Labé rappelle Sappho par son lyrisme, son héroïque conduite +au siège de Perpignan nous fait souvenir d'une autre Grecque célèbre, +Télésilla, poétesse et guerrière. + +Comme les auteurs antiques, Louise Labé eut l'honneur d'avoir son +glossaire; elle l'eut même de son vivant! + +Auprès de Louise Labé se rangent son amie Clémence de Bourges, Pernette +du Guillet, toutes deux poètes et musiciennes comme l'avait été la belle +Cordière. Pernette du Guillet chante avec l'amour la pure amitié. Ses +oeuvres sont caractérisées dans leur ensemble par une noble élévation +et un sentiment moral vraiment philosophique. Ne séparons pas du groupe +lyonnais la fougueuse émancipatrice dont nous parlions plus haut[315], +Marie de Romieu, la _Vivaraise_, qui se fit remarquer par l'animation de +sa poésie. + +[Note 315: Chapitre premier.] + +Clémence de Bourges, Pernette du Guillet, Marie de Romieu unissaient +la vertu au talent. Il en fut ainsi chez une Toulousaine, GabrielLe de +Coignard. Mais à la différence des femmes poètes du Midi, elle chercha, +ailleurs que dans les lettres antiques, la source de sa poésie: son +inspiration fut toute chrétienne. Gabrielle de Coignard prélude déjà aux +grands accents de la poésie religieuse du XVIIe siècle. La direction que +cette pieuse mère éducatrice donna à son talent, la rapproche de ces +femmes du Nord et du Centre qui célèbrent généralement dans leurs vers +les affections domestiques, les sentiments religieux, et chez lesquelles +la raison l'emporte sur la passion[316]. + +[Note 316: Léon Feugère, _les Femmes poètes au XVIe siècle_.] + +Dans ce dernier groupe, qui va nous arrêter quelque peu, les dames des +Roches, Madeleine Neveu et sa fille, Catherine de Fradonnet, chantent, +l'une l'amour maternel, l'autre l'amour filial; elles s'inspirent et se +dédient réciproquement leurs oeuvres. Poète tour à tour énergique et +gracieux, Catherine écrivait mieux que sa mère, et cependant elle +n'avait d'autre but que de contribuer à la gloire de cette mère adorée. +Leur salon de Poitiers était, comme on l'a nommé, _une académie de +vertu et de science_, qui devança l'hôtel de Rambouillet et où l'on ne +séparait pas de l'expression du beau la pensée du bien. Étienne Pasquier +fut le commensal de cette maison et lui consacra un poétique souvenir. + +La mère et la fille, la fille surtout, se firent remarquer par leur +érudition. Livrée avec ardeur à l'étude du grec, Catherine traduit avec +sa mère le poète Claudien; et, seule, les _Vers dorés_ de Pythagore. +Elle cherche même à imiter Pindare. + +Ainsi que sa mère, Catherine de Fradonnet défend la cause de +l'instruction des femmes. Et elle avait quelque droit de le faire, +cette noble fille qui, tout entière au dévouement filial, joignait +les occupations du foyer aux labeurs de l'esprit. Elle s'était plu à +traduire l'admirable portrait de la femme forte; et, de même qu'Erinne, +la vierge grecque, elle célébra la quenouille, la quenouille qu'elle +maniait comme la plume. + +Cette mère et cette fille qui s'aimaient si tendrement, vécurent de la +même vie, et, comme l'avait prophétisé l'une d'elles, moururent de la +même mort. + +L'amour filial inspira une autre femme poète que Catherine de Fradonnet. +Camille de Morel consacra son meilleur poème à la mémoire de son père. +Modeste et instruite, elle écrivit, ainsi que ses deux soeurs, des vers +français et latins. Toutes trois héritières du talent poétique qui +distinguait leur père et leur mère, elles furent nommées _les trois +perles du_ XVIe _siècle_. + +Avec leur mère Antoinette de Loynes, elles appartiennent à la pléiade de +femmes poètes que Paris ne pouvait manquer d'avoir aussi bien que Lyon +et où se confondent grandes dames et bourgeoises. + +Je ne peux nommer toutes les femmes que leur mérite littéraire fit +remarquer soit à la ville, soit à cette cour de France où brillèrent les +plus célèbres, Marguerite d'Angoulême et sa petite-nièce. Je citerai +cependant Anne de Lautier, «douée des grâces de la vertu et du savoir;» +Henriette de Nevers, princesse de Clèves, à qui pouvait s'appliquer le +même éloge; la belle et spirituelle Mme de Villeroi, qui traduisit +les _Épîtres_ d'Ovide; la mère de l'avocat général Servin, Madeleine +Deschamps, qui versifiait en français, écrivait en latin et en grec; +la duchesse de Retz, dont j'ai mentionné plus haut la célèbre harangue +latine, et qui s'illustra plus encore par son immense érudition que par +ses vers[317]; Nicole Estienne et Modeste Dupuis, apologistes de leur +sexe. La seconde prit pour thème: _Le mérite des femmes_, sujet que +devait immortaliser un poète plus rapproché de nous. + +[Note 317: Voir plus haut, chapitre premier.] + +Au groupe parisien appartient aussi Jacqueline de Miremont, qui défendit +dans ses vers la foi catholique contre le protestantisme. En ces temps +de luttes religieuses, la poésie même devenait une arme de combat +que les femmes manièrent dans diverses régions de la France. Anne de +Marquets, religieuse de Poissy, célébrée par Ronsard, compta avec +Jacqueline de Miremont parmi les champions du catholicisme. Chez les +protestants se distingua Catherine de Parthenay, l'héroïne du siège de +La Rochelle, la savante grande dame qui avait entretenu avec sa mère une +correspondance latine, et qui possédait assez bien le grec pour traduire +un discours d'Isocrate; mais les loisirs de l'étude ne passèrent pour +elle qu'après l'éducation de ses enfants. Elle y réussit, et les filles +qu'elle eut d'un Rohan sont connues par l'héroïsme de leur conduite +et par la culture de leur esprit. L'une d'elle lisait la Bible en +hébreu[318]. + +[Note 318: Voir plus haut, chapitre premier; L. Feugère, E. Bertin, +_ouvrages cités_.] + +Mais, bien loin des controverses, dans la suave atmosphère du sentiment +religieux qu'appuie une foi absolue, une plus douce influence était +réservée à notre sexe. C'est pour diriger l'âme élevée, délicate, de la +femme, que le plus aimable des saints écrivit tant de lettres exquises, +parmi lesquelles celles qu'il adressa à Mme de Charmoisy formèrent +l'_Introduction à la vie dévote_. Dans cet admirable traité, la plus +haute spiritualité se mêle au sens pratique de la vie, ou plutôt c'est +par cette spiritualité même que saint François de Sales donne, pour +toutes les conditions de la vie, une règle de conduite plus que jamais +nécessaire au milieu du chaos moral qu'avait produit le XVIe siècle[319]. + +[Note 319: D. Nisard, _Histoire de la Littérature française_.] + +Nous avons déjà indiqué le profit que les femmes pouvaient tirer de +ces fortes et douces leçons qui leur apprenaient que la piété des gens +mariés ne doit pas être la piété monacale des religieux, et que c'est +une fausse dévotion que celle qui nous fait manquer aux devoirs de notre +état. Divers sont les sentiers qui mènent à la vie éternelle; mais sur +chacun d'eux, saint François de Sales fait luire le divin rayon qui, en +illuminant au-dessus de nos têtes un vaste pan du ciel, éclaire notre +route sur la terre et nous permet même de cueillir les fleurs que la +bonté de Dieu a semées jusqu'au milieu des rochers. Ce rayon conducteur, +c'est l'amour, l'amour qui cherche Dieu dans son essence adorable et +dans les âmes qu'il a créées. C'est ainsi, avec l'amour de Dieu, l'amour +de la famille; c'est l'amitié, c'est la charité. Saint François de Sales +consacra un traité à l'_Amour de Dieu_; et pour publier cette oeuvre, +que de pressants appels il reçut de l'âme sainte qui, avant de se +confondre au ciel avec la sienne, s'y était unie ici-bas dans le grand +et religieux sentiment qui était le sujet de ce pieux ouvrage! On a +nommé sainte Chantal, sainte Chantal à qui l'évêque de Genève adressa +ses plus touchantes lettres. Saint François de Sales trouva ainsi dans +les femmes qu'il dirigeait, l'inspiration ou l'encouragement de ces +oeuvres dont la haute et salutaire doctrine emprunte à la nature les +plus ravissantes images, à la langue du XVIe siècle les tours les plus +naïfs et les plus gracieux, pour faire pénétrer dans les âmes ses +enseignements[320]. + +[Note 320: Voir les _Lettres_ de saint François de Sales.] + +Dans cet ordre de la Visitation que saint François de Sales avait fondé +avec Mme de Chantal; dans la maison mère d'Annecy, la Mère de +Chaugy devait écrire, sur la sainte fondatrice, des mémoires[321] qui +appartiennent par leur date et par leur style au xviie siècle, mais qui +ont gardé du siècle précédent la grâce vivante que saint François avait +transmise à ses filles spirituelles. + +[Note 321: Mère de Chaugy, _Mémoires cités_.] + +Parmi les femmes qui furent en correspondance avec saint François de +Sales, se trouvait Mlle de Gournay, l'émancipatrice qui, plus haut, +nous a fait sourire; Mlle de Gournay, la savante «fille d'alliance» de +Montaigne, et dont la studieuse jeunesse fut le rayon qui éclaira les +derniers jours du philosophe. «Je ne regarde plus qu'elle au monde,» +dit celui-ci avec un attendrissement bien rare sous sa plume. «Si +l'adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque jour capable +des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette très +saincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter +encores[322].» + +[Note 322: Montaigne, _Essais_, II, xvii.] + +Mlle de Gournay vengea son sexe en gardant à Montaigne, au delà du +tombeau, le plus tendre dévouement. Après la mort de son vieil ami, elle +ne se contenta pas d'aller le pleurer avec sa femme et sa fille, et de +braver pour cela les fatigues et les dangers d'un long voyage accompli +en pleine guerre civile. Elle prépara avec des soins infinis une +nouvelle édition des oeuvres de son maître, édition qu'elle devait faire +réimprimer quarante ans après. Cette jeune fille qui, élevée par une +mère ignorante dont l'unique souci était de la confiner dans les soins +du ménage, avait appris sans maître, sans grammaire, la langue latine, +en comparant des versions à des textes, et qui avait aussi étudié les +éléments du grec; cette jeune fille se servit d'abord de son instruction +si péniblement acquise pour traduire tous les passages grecs, latins, +italiens, que Montaigne avait cités; elle en indiqua la provenance, soin +que n'avait pas pris l'auteur. Enfin, elle se dévoua à la gloire de son +ami, avec cette puissance d'affection qu'il lui avait naguère reconnue +et qui était pour elle un besoin. Ne disait-elle pas elle-même que +l'amitié est surtout nécessaire aux esprits supérieurs? + +La chaleur de son âme se répandait sur tous ses travaux. Elle y joignait +un profond sentiment moral, et cherchait bien moins dans les oeuvres +littéraires la perfection du style que le fond même des idées. Aussi +ses auteurs préférés étaient-ils les philosophes, les moralistes, parmi +lesquels cependant, par un bizarre contraste, elle avait voué une si +tendre admiration à l'illustre écrivain dont le doute universel était en +complet désaccord avec les fermes principes de sa «fille d'alliance.» + +Les sentiments élevés et profonds de Mlle de Gournay se révèlent dans +tous ses écrits, et pour elle, comme pour Mme de la Tremouille, les +lettres n'étaient qu'un apostolat. Française, elle chanta dignement +Jeanne d'Arc. Catholique de coeur et d'action, elle flétrit la fausse +dévotion. Femme destinée à vieillir et à mourir sans avoir reçu les +titres d'épouse et de mère, elle comprit l'amour maternel. C'est elle +qui a dit: «L'extrême douleur et l'extrême joie du monde consistent à +être mère.» + +L'étude, on le voit, n'avait pas desséché son coeur. Comme la tendresse, +l'enthousiasme lui était naturel. Elle s'éleva avec force contre les +critiques qui ne savaient que dénigrer et jamais admirer. Par malheur +son style ne fut que rarement à la hauteur de ses pensées: il est +souvent alambiqué. + +Mlle de Gournay avait vécu dans un temps qui fut pour la langue une +époque de transition. La «fille d'alliance» de Montaigne ne marcha pas +avec ce XVIIe siècle pendant lequel s'écoula la plus grande partie de sa +vie[323]. Elle garda les traditions du siècle précédent. Contraire à la +réforme qu'opérait Vaugelas, elle eut le tort de ne pas comprendre que +l'épuration de la langue était nécessaire; mais, en combattant pour le +maintien de toutes les anciennes formes du langage, elle eut du moins +le mérite de protéger et de sauver bien des mots que l'exagération +habituelle aux novateurs voulait supprimer, et qui sont demeurés dans +notre langue. Il est à regretter que Mlle de Gournay n'ait pas réussi à +en conserver davantage. M. Sainte-Beuve a justement remarqué que l'école +romantique de 1830 se servit d'arguments analogues à ceux de Mlle de +Gournay, pour que la langue ne perdît aucune des richesses qu'elle avait +acquises. + +[Note 323: Née en 1565, elle mourut en 1645. Pour tout ce qui concerne +Mlle de Gournay, cf. l'étude que lui a consacrée M. Feugère, à la suite +de son ouvrage: _Les Femmes poètes du XVIe siècle_.] + +Les femmes du XVIe siècle avaient contribué à enrichir la langue +et aussi à l'épurer. Après M. Nisard, je rappelais plus haut que +l'_Heptaméron_ était le premier ouvrage français que l'on pût lire sans +l'aide d'un vocabulaire. Il était naturel que ce fût l'oeuvre d'une +femme qui offrît pour la première fois cette langue déjà moderne, +et qu'une autre femme, la troisième Marguerite, devait manier avec +l'élégante brièveté qui annonce le XVIIe siècle: Vaugelas n'a point +constaté en vain l'heureuse influence de la femme sur la formation de +notre idiome. Cette influence s'était déjà produite au moyen âge. + +Charles IX avait semblé reconnaître cette dette de la langue française, +alors que, fondant une espèce d'Académie qui s'occupait de littérature +aussi bien que de musique, il y admettait les femmes. + +Mlle de Gournay avait une précieuse ressource pour défendre ses +vues grammaticales: l'Académie française, dit-on, l'Académie, alors +naissante, se réunissait quelquefois chez elle; et il semble que, dans +les séances de la docte compagnie, l'opinion de Mlle de Gournay n'était +pas dédaignée[324]. + +[Note 324: Duc de Noailles, _Histoire de Mme de Maintenon_.] + +On croit que cette femme distinguée parut dans le salon célèbre qui eut, +lui aussi, une action sur la langue française: la _chambre bleue_ de la +marquise de Rambouillet. + +Dans les conversations que nous offrent les _Contes de la Reine de +Navarre_, nous avons pu voir, avec la charmante vivacité de l'esprit +français, une galanterie qui manquait souvent de délicatesse. Les libres +propos n'effrayent pas trop les gaies causeuses, et elles ne se bornent +pas toujours à les écouter. Les guerres civiles qui marquent tristement +la seconde moitié du XVIe siècle, et qui firent de la France un vaste +camp, ajoutèrent encore à la vieille licence gauloise la grossièreté des +allures soldatesques. D'ailleurs, le dérèglement du langage ne répondait +que trop à celui des moeurs. Aux heures de crise nationale, ceux qui ont +vécu longtemps en face de la mort suivent deux tendances bien opposées: +les uns se détachent plus aisément des choses d'ici-bas pour reporter +vers le ciel leurs pensées attristées, et ne s'occupent de la terre que +pour soulager les malheurs que la guerre a amenés. Nous verrons dans le +chapitre suivant que ces âmes furent nombreuses au XVIIe siècle. Mais +pour beaucoup d'autres, il semble qu'une fois le péril passé, elles +cèdent à une réaction qui les précipite dans les terrestres plaisirs: +l'amour sensuel, qui déjà dominait sous les Valois, régnait sous Henri +IV. + +Ce n'était pas seulement le ton d'une galanterie soldatesque qui +prévalait alors, c'était aussi la rudesse du langage ordinaire. Pour +nous qui avons vécu dans les temps où la guerre civile ou la guerre +étrangère menaçait jusqu'à nos foyers, nous savons combien l'héroïsme +des sentiments se développe alors, mais combien aussi le langage devient +aisément dur et même trivial pour traduire les impressions violentes que +causent l'âpreté de la lutte, l'imminence du péril, la lâcheté des uns, +la barbarie des autres. Toutes nos énergies sont alors décuplées, mais +nous perdons la grâce, la délicatesse, la mesure du savoir-vivre. + +«La grandeur était en quelque sorte dans l'air dès le commencement +du XVIIe siècle,» dit M. Cousin. «La politique du gouvernement était +grande, et de grands hommes naissaient en foule pour l'accomplir +dans les conseils et sur les champs de bataille. Une sève puissante +parcourait la société française. Partout de grands desseins, dans +les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. +Descartes, Poussin et Corneille s'avançaient vers leur gloire future, +pleins de pensers hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était tourné +à la grandeur. Tout était rude, même un peu grossier, les esprits comme +les coeurs. La force abondait; la grâce était absente. Dans cette +vigueur excessive, on ignorait ce que c'était que le bon goût. La +politesse était nécessaire pour conduire le siècle à la perfection. +L'hôtel de Rambouillet en tint particulièrement école. + +«Il s'ouvre vers 1620, et subsiste à peu près jusqu'en 1648.... Le beau +temps de l'illustre hôtel est donc sous Richelieu et dans les premières +années de la régence. Pendant une trentaine d'années, il a rendu +d'incontestables services au goût national[325].» + +[Note 325: Cousin, _la Jeunesse de Mme de Longueville.] + +Il était digne d'une femme de remplir une mission qui avait à la fois +pour but de spiritualiser les moeurs et d'épurer le langage. C'est +l'honneur de la marquise de Rambouillet d'avoir entrepris cette tâche +et d'y avoir fait concourir tous les avantages qu'elle possédait: la +naissance, la fortune, une imposante beauté, un esprit cultivé, un +caractère plein de noblesse. Elle fut admirablement secondée dans son +oeuvre par ses filles, surtout par la plus célèbre de toutes, Julie +d'Angennes, plus tard Mme de Montausier. + +Alors dominaient en France deux influences étrangères qui altéraient +l'originalité, toujours vivante cependant, de l'esprit national. Les +reines issues des Médicis «avaient introduit parmi nous le goût de la +littérature italienne. La reine Anne apporta ou plutôt fortifia celui +de la littérature espagnole. L'hôtel de Rambouillet prétendit à les +unir[326].» Fille d'une noble Romaine et d'un ambassadeur de France à +Rome, née dans la ville éternelle, femme d'un grand seigneur français +qui avait représenté notre pays en Espagne, Mme de Rambouillet devait +naturellement se plaire à combiner avec l'esprit français les deux +éléments étrangers qui lui étaient familiers. + +[Note 326: Cousin, _l. c._] + +«Le genre espagnol, c'était, au début du XVIIe siècle, la haute +galanterie, langoureuse et platonique, un héroïsme un peu romanesque, +un courage de paladin, un vif sentiment des beautés de la nature qui +faisait éclore les églogues et les idylles en vers et en prose, la +passion de la musique et des sérénades aussi bien que des carrousels, +des conversations élégantes comme des divertissements magnifiques. Le +genre italien était précisément le contraire de la grandeur, ou, si l'on +veut, de l'enflure espagnole, le bel esprit poussé jusqu'au raffinement, +la moquerie, et un persiflage qui tendaient à tout rabaisser. Du mélange +de ces deux genres sortit l'alliance ardemment poursuivie, rarement +accomplie en une mesure parfaite, du grand et du familier, du grave et +du plaisant, de l'enjoué et du sublime. + +«A l'hôtel de Rambouillet, le héros seul n'eût pas suffi à plaire: il y +fallait, aussi le galant homme, l'honnête homme, comme on l'appela déjà +vers 1630, et comme on ne cessa pas de l'appeler pendant tout le +XVIIe siècle; l'honnête homme, expression nouvelle et piquante, type +mystérieux qu'il est malaisé de définir, et dont le sentiment se +répandit avec une rapidité inconcevable. L'honnête homme devait avoir +des sentiments élevés: il devait être brave, il devait être galant, il +devait être libéral, avoir de l'esprit et de belles manières, mais +tout cela sans aucune ombre de pédanterie, d'une façon tout aisée +et familière. Tel est l'idéal que l'hôtel de Rambouillet proposa à +l'admiration publique et à l'imitation des gens qui se piquaient d'être +comme il faut[327].» + +[Note 327, Cousin, _ouvrage cité_.] + +Les femmes étaient reines à l'hôtel de Rambouillet; on les y nommait +les _illustres_, les _précieuses_, nom qui alors n'avait rien que +d'honorable. Elles font revivre cet amour qu'avait exalté le moyen âge, +et qui n'avait jamais totalement disparu, même à la cour des Valois: +l'amour pur, chevaleresque, l'amour inspirateur des grandes et +valeureuses actions. Mais, au lieu de le chercher dans nos vieilles +moeurs françaises, les précieuses le prennent dans les livres espagnols, +qui leur offrent, avec l'héroïsme des beaux sentiments, l'enflure du +faux point d'honneur. Pour elles, la plus grande gloire consiste à voir +se consumer dans les flammes d'un amour platonique le plus grand nombre +d'adorateurs, y eût-il même parmi eux un prétendant noble et loyal +qui n'aspirât qu'à devenir un fidèle époux. Il ne tint pas à Mlle de +Rambouillet que l'honnête Montausier ne subît ce triste sort, et si la +belle Julie n'avait enfin cédé aux instances de sa mère et de ses amies, +il n'eût pas suffi d'une attente de quatorze années pour obtenir sa +main. + +C'était la marquise de Sablé qui avait fait goûter aux précieuses la +fierté castillane. «Elle avoit conçu une haute idée de la galanterie que +les Espagnols avaient apprise des Maures. Elle étoit persuadée que +les hommes pouvoient sans crime avoir des sentiments tendres pour les +femmes; que le désir de leur plaire les portoit aux plus grandes et aux +plus belles actions, leur donnoit de l'esprit et leur inspiroit de la +libéralité, et toutes sortes de vertus: mais que, d'un autre côté, les +femmes, qui étoient l'ornement du monde et étoient faites pour être +servies et adorées des hommes, ne dévoient souffrir que leurs respects +[328].» + +[Note 328. Mme de Motteville, _Mémoires_, 1611.] + +Situation périlleuse cependant que celle-là! Une noble habituée de +l'hôtel de Rambouillet, la duchesse d'Aiguillon, s'en aperçut, elle qui, +pour terminer l'éducation de son neveu, le duc de Richelieu, lui avait, +suivant l'usage du temps, inspiré une passion platonique pour une +honnête jeune femme, et avait ainsi préparé la mésalliance qui la fit +tant souffrir! Et ce n'était pas toujours le mariage qui était le plus +grand écueil de ces passions d'origine idéale. + +Dans cet hôtel de Rambouillet, où grands seigneurs, nobles dames, +écrivains célèbres se rencontraient, les rangs étaient confondus et +l'esprit seul était roi. Ne nous arrêtons pas à ces brillants causeurs +qui, sans en excepter Voiture, n'ont pu transmettre à la postérité +toutes ces pointes, toutes ces spirituelles saillies dont le sens est +aujourd'hui perdu pour nous. Ne donnons même qu'une rapide attention à +Balzac, qui, bien oublié de nos jours, eut cependant le mérite de mettre +au service de la morale son éloquence artificielle, et dont les écrits +présentent la forme définitive de la langue française[329]. + +[Note 329: D. Nisard, _Histoire de la littérature française.] + +Parmi les esprits d'élite qui reçurent l'influence de l'hôtel de +Rambouillet, je ne fais que nommer à présent deux femmes célèbres que +nous retrouverons tout à l'heure, Mme de Sévigné, Mme de la Fayette. +Mais ne nous retirons pas de la _chambre bleue_ sans y avoir salué trois +hommes qui personnifient dans des sphères différentes la véritable +grandeur: Corneille, Bossuet, et, entre eux, l'héroïque vainqueur de +Rocroy: Condé! + +Les tragédies de Corneille étaient lues à l'hôtel de Rambouillet, et +certes, c'était là, de la part du poète, un hommage reconnaissant. Si +son génie, si la trempe romaine de son caractère n'appartenaient +qu'à lui, il respirait dans le salon de la marquise l'atmosphère des +sentiments héroïques; il y apprenait la langue ferme et vigoureuse des +hommes d'État qui s'y groupaient; ajoutons qu'il y prenait aussi le goût +des pointes italiennes, des rodomontades espagnoles, et parfois d'une +fausse exagération de l'honneur; mais, somme toute, la grandeur dominait +dans ce cercle d'élite, et lorsque Corneille y parlait des sacrifices de +la passion au devoir, il avait devant lui des auditrices dignes de le +comprendre, et même de l'inspirer. + +L'influence de la marquise de Rambouillet s'étendit jusque sur +l'architecture et les arts décoratifs. Jeune femme, elle avait dessiné +elle-même le plan de l'hôtel qu'elle se faisait construire rue +Saint-Thomas-du-Louvre. Elle y fit deux innovations qui furent adoptées +par l'architecture. Pour augmenter l'étendue de ses salons, elle fit +placer à l'un des coins de l'hôtel l'escalier qui avait toujours figuré +au milieu des constructions de ce genre; puis, à la façade postérieure +donnant sur le jardin, des fenêtres occupant toute la hauteur du +rez-de-chaussée, ajoutaient de vastes perspectives de verdure aux salons +où elles faisaient ruisseler à flots l'air et la lumière. En vraie fille +de l'Italie, la jeune marquise avait aimé cette belle lumière jusqu'au +jour où une cruelle infirmité l'obligea de se renfermer dans l'alcôve +dont la ruelle devint le rendez-vous des beaux esprits. La célèbre +chambre bleue de Mme de Rambouillet était elle-même chose nouvelle. +Jusqu'alors le rouge et le tanné étaient les seules couleurs employées +pour décorer les appartements. La belle marquise fut la première qui +donna à sa chambre une tenture de velours bleu ornée d'or et d'argent. +Avec les grands vases de cristal où s'épanouissaient les gerbes de +fleurs, avec les portraits des personnes qu'aimait la marquise et les +tablettes sur lesquelles se rangeaient ses livres, on distinguait encore +chez elle des lampes d'une forme particulière qui ne nous est pas +connue[330]. + +[Note 330: Mlle de Montpensier et Mlle de Scudéry, citées par M. +Cousin, _la Société française au XVIIe siècle, d'après le Grand Cyrus.] + +Mais quittons l'hôtel de Rambouillet avant sa décadence littéraire. Un +jour vint où l'affectation du bel esprit, défaut qui n'avait jamais été +étranger à la _chambre bleue_, domina dans le cercle de la marquise, et +surtout dans les salons qui s'étaient formés sur ce modèle, salons où +de fausses précieuses, exagérant jusqu'au ridicule les scrupules d'une +fausse délicatesse, méritèrent la satire de Molière[331]. Mais d'autres +cercles échappèrent à ce reproche. Dans sa résidence du Petit-Luxembourg +que peuplaient des statues antiques, des tableaux de Léonard de Vinci, +du Pérugin, de Rubens, de Dürer, la duchesse d'Aiguillon groupait +avec Corneille, Saint-Evremond, Racan, et les beaux esprits qu'elle +rencontrait à l'hôtel de Rambouillet, les grands artistes de l'école +française, le Poussin, «le peintre de l'idée,» Le Sueur, «le peintre du +sentiment,» surtout du sentiment chrétien, austère et tendre à la fois; +le Lorrain, le paysagiste idéaliste, «le peintre de la lumière.» La +nièce de Richelieu avait défendu auprès de son oncle l'auteur du Cid, et +le grand poète l'en remercia en lui dédiant ce chef-d'oeuvre[332]. Elle +protégea aussi Molière. La ferme raison de la duchesse la prémunissait +contre l'exagération de la préciosité et ne permettait pas que les +défauts de l'hôtel de Rambouillet fussent contagieux dans son salon[333]. + +[Note 331: Cousin, _ouvrage cité_; M. l'abbé Fabre, _la Jeunesse de +Fléchier.] + +[Note 332: _Le Cid_. Épître dédicatoire. A Mme la duchesse +d'Aiguillon] + +[Note 333: Bonneau-Avenant, _la Duchesse d'Aiguillon_.] + +C'était encore une école de bon goût que le salon d'une autre élève +de Mme de Rambouillet, cette spirituelle marquise de Sablé qui avait +répandu en France la mode de la galanterie castillane[334]. Quand vint la +vieillesse, Mme de Sablé, devenue janséniste, réunit, dans son salon de +Port-Royal, Arnauld, Nicole, Pascal et sa soeur Mme Périer, le duc de la +Rochefoucauld, Mme de la Fayette, Saint-Evremond sans doute, si c'est +bien lui qui, sous un pseudonyme, dédia à Mme de Sablé ses premières +études; la duchesse de Liancourt dont j'ai cité les mémoires +domestiques; sa belle-soeur, Marie de Hautefort, maréchale de Schomberg, +la duchesse d'Aiguillon, M. et Mme de Montausier, des princes du +sang parmi lesquels le grand Condé. Dans ce cercle, «dans ce coin de +Port-Royal, on cultivait, de préférence, la théologie, la physique +elle-même et aussi la métaphysique, surtout la morale prise dans sa +signification la plus étendue[335].» + +[Note 334: Voir plus haut, pages 261, 262.] + +[Note 335: Cousin, _Madame de Sablé_.] + +C'était sous la forme des maximes que la morale se condensait dans ce +milieu. La maîtresse de la maison en donnait l'exemple. L'abbé d'Ailly, +Jacques Esprit, le jurisconsulte Domat, cédèrent à cette influence. M. +Cousin a conjecturé que Pascal même avait pu écrire plusieurs de ses +pensées pour le salon de Mme de Sablé. Mais ce fut assurément le cercle +de la marquise qui produisit les _Maximes_ de La Rochefoucauld. A +l'honneur de Mme de Sablé et des femmes de sa compagnie disons que, tout +en appréciant le mérite de La Rochefoucauld, elles ne se plaisaient +pas à le voir considérer l'amour-propre comme le mobile de toutes +les actions. Quelques-unes d'entre elles réfutèrent avec esprit et +délicatesse le duc misanthrope. Mme de Sablé, malgré son indulgente +affection pour son ami, ou plutôt, à cause même de cette affection, ne +put entendre, sans protester, cette indigne maxime: «L'amitié la plus +désintéressée n'est qu'un trafic où notre amour-propre se propose +toujours quelque chose à gagner.» Elle y répondit par d'autres maximes +où elle établissait le caractère de la véritable amitié avec une +élévation de sentiments à laquelle ne répondait cependant pas toujours +la vigueur de l'expression: «L'amitié est une espèce de vertu qui +ne peut être fondée que sur l'estime des personnes que l'on aime, +c'est-à-dire sur les qualités de l'âme, comme la fidélité, la générosité +et la discrétion, et sur les bonnes qualités de l'esprit.--Il faut aussi +que l'amitié soit réciproque, parce que dans l'amitié l'on ne peut, +comme dans l'amour, aimer sans être aimé.--Les amitiés qui ne sont pas +établies sur la vertu et qui ne regardent que l'intérêt et le plaisir ne +méritent point le nom d'amitié. Ce n'est pas que les bienfaits et les +plaisirs que l'on reçoit réciproquement des amis ne soient des suites +et des effets de l'amitié; mais ils n'en doivent jamais être la +cause.--L'on ne doit pas aussi donner le nom d'amitié aux inclinations +naturelles, parce qu'elles ne dépendent point de notre volonté ni de +notre choix, et, quoiqu'elles rendent nos amitiés plus agréables, elles +n'en doivent pas être le fondement. L'union qui n'est fondée que sur les +mêmes plaisirs et les mêmes occupations ne mérite pas le nom d'amitié, +parce qu'elle ne vient ordinairement que d'un certain amour-propre qui +fait que nous aimons tout ce qui nous est semblable, encore que nous +soyons très imparfaits, ce qui ne peut arriver dans la vraie amitié, qui +ne cherche que la raison et la vertu dans les amis. C'est dans cette +sorte d'amitié où l'on trouve les bienfaits réciproques, les offices +reçus et rendus, et une continuelle communication et participation du +bien et du mal qui dure jusqu'à la mort sans pouvoir être changée par +aucun des accidents qui arrivent dans la vie, si ce n'est que Ton +découvre dans la personne que l'on aime moins de vertu ou moins +d'amitié, parce que l'amitié étant fondée sur ces choses-là, le +fondement manquant, l'on peut manquer d'amitié.--Celui qui aime plus son +ami que la raison et la justice, aimera plus en quelque autre occasion +son plaisir ou son profit que son ami.--L'homme de bien ne désire jamais +qu'on le défende injustement, car il ne veut point qu'on fasse pour lui +ce qu'il ne voudrait pas faire lui-même[336].» + +[Note 336: Manuscrits de Conrart, cités par M. Cousin, _Madame de +Sablé_. Cette femme distinguée avait aussi écrit des réflexions sur +l'éducation des enfants.] + +De telles maximes ne répondent-elles pas victorieusement aux moralistes +qui ont cru la femme incapable d'amitié? + +Tandis qu'à Port-Royal Mme de Sablé donnait naissance à la littérature +des maximes, Mlle de Montpensier, la grande Mademoiselle, mettait à la +mode les portraits. Ce double courant produisit les _Caractères_ de La +Bruyère. + +Une femme célèbre, qui figurait à l'hôtel de Rambouillet, au +Petit-Luxembourg, et qui avait elle-même des réceptions littéraires, +mais plus bourgeoises, _les samedis_, Mlle de Scudéry a largement payé +son tribut à la mode des portraits, en peignant dans ses immenses romans +les personnages qu'elle voyait dans le monde. Elle nous a aussi donné +dans ces volumes, le modèle des conversations qui se tenaient dans les +ruelles des précieuses. Ces romans, qui semblaient ridicules lorsque +l'on croyait y voir la peinture travestie des moeurs perses ou romaines, +ont acquis un véritable intérêt depuis que M. Cousin a retrouvé une clef +qui nous fait reconnaître dans les personnages du _Grand Cyrus_ et de +la _Clélie_ les brillants contemporains de la féconde romancière, leurs +sentiments héroïques, leur langage noble, délicat et poli. Mlle de +Scudéry écrivit en outre dix volumes de _Conversations_ sur des sujets +de morale et qui reproduisent aussi le langage de la bonne compagnie +d'alors. En recevant une partie de ces _Conversations_, Fléchier, à +cette époque évêque de Lavaur, écrivait à Mlle de Scudéry: «Tout est si +raisonnable, si poli, si moral, et si instructif dans ces deux volumes +que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, qu'il me prend quelque +envie d'en distribuer dans mon diocèse, pour édifier les gens de bien et +pour donner un bon modèle de morale à ceux qui la prêchent.» + +Ainsi que le fait remarquer M. l'abbé Fabre, ce passage «rappelle assez +exactement l'enthousiasme excessif de Mascaron»; Mascaron qui écrivait +à la célèbre romancière qu'en préparant des sermons pour la cour, il la +plaçait auprès de saint Augustin et de saint Bernard. «Mais, ajoute M. +l'abbé Fabre, c'est vraiment la gloire de Mlle de Scudéry, d'avoir su, +dans un genre frivole et gâté par tant d'autres écrivains, développer +des sentiments assez purs et des idées assez généreuses pour mériter +l'approbation d'évêques également recommandables par leurs lumières et +leurs vertus[337].» + +[Note 337: M l'abbé Fabre _la Jeunesse de Fléchier_.] + +Fléchier avait connu, à Paris, Mlle de Scudéry. Il avait pu même y +figurer parmi ses commensaux avec Conrart, Huet, Chapelain, Montausier, +et ce noble Pellisson qu'unissait à Mlle de Scudéry l'amitié la plus +pure et la plus généreusement dévouée. + +Le futur évêque de Nîmes était l'hôte assidu d'un autre salon, celui de +Mme des Houlières, le poète gracieux qui en faisait les honneurs, aidée +de sa charmante fille. Fléchier rencontrait dans cette maison, avec +quelques habitués des _samedis_, Mascaron, le duc de La Rochefoucauld, +et une élite de grands seigneurs. L'attachement que Mlle des Houlières +inspira à Fléchier dicta à celui-ci des lettres où se reconnaît l'auteur +des _Grands-Jours d'Auvergne_, l'auteur, mondain encore, qui, dans +l'allure mesurée, élégante et souvent maniérée de sa phrase, décoche, +avec une grâce infinie, les traits piquants et les malices aimables. Par +le précieux qui se mêle à ses qualités si françaises, Fléchier nous fait +bien voir qu'il n'avait pas impunément respiré l'atmosphère des ruelles. +Une autre influence féminine lui avait fait composer son étincelant +ouvrage des _Grands-Jours d'Auvergne_: il céda, en l'écrivant, au désir +de Mme de Caumartin[338], cette aimable et spirituelle femme qui avait +aussi décidé le cardinal de Retz à composer ses _Mémoires_. + +[Note 338: M. l'abbé Fabre, _De la correspondance de Fléchier avec Mme +des Houlières et sa fille_, et _la Jeunesse de Fléchier_.] + +Partout, dans le XVIIe siècle, la femme apparaît derrière les oeuvres de +l'intelligence; mais le plus souvent, ce n'est que pour les inspirer ou +les encourager. Qui ne connaît la sollicitude avec laquelle de zélées +protectrices, la duchesse de Bouillon, Marguerite de Lorraine, duchesse +douairière d'Orléans, Mme de la Sablière, Mme Hervart, pourvurent à +l'existence de l'insoucieux La Fontaine et permirent ainsi à son génie +un libre essor? Mme Montespan, Mme de Thianges protègent aussi le +poète. Mais, il faut le dire, toutes les bienfaitrices de La Fontaine +n'encouragent pas seulement en lui, comme Mme de la Sablière, le +fabuliste qui donnait une conclusion souvent moralisatrice à ces petits +chefs-d'oeuvre où l'esprit français se joue avec une grâce et une +naïveté inimitables; c'est l'auteur des _Contes_, l'auteur licencieux, +qu'encourage à ses débuts la duchesse de Bouillon. Au déclin de sa +vie, lorsque la pure influence de Mme de la Sablière avait puissamment +contribué à ce que le poète renonçât à cette littérature corruptrice, +une autre femme dont je ne pourrais tracer le nom qu'avec dégoût, obtint +de La Fontaine qu'il revînt, aux écrits immoraux qui flattaient les +vices de cette indigne créature. + +La Fontaine témoignait à ses bienfaitrices toute sa reconnaissance en +leur offrant l'hommage de ses ouvres. Ce n'était naturellement que des +fables qu'il dédiait à Mme de la Sablière. + +Élevons-nous nos regards sur le trône de France, nous y verrons encore +la femme protéger les lettres, les arts. Anne d'Autriche accepte la +dédicace de _Polyeucte_; elle fait construire, d'après les dessins de +Mansard, l'abbaye du Val-de-Grâce, dont Lemuet continuera l'église et +élèvera le superbe dôme. La reine envoie à Rome un religieux de l'ordre +des Feuillants, pour y faire dessiner les monuments les plus célèbres de +l'antiquité. Puget, alors inconnu, accompagne ce religieux. + +A la suite d'un rêve, Anne d'Autriche inspire à Lebrun la composition +du Crucifix aux anges. Sa belle-mère, Marie de Médicis, avait +aussi-encouragé la peinture. Elle avait confié à Rubens la décoration +d'une galerie du Luxembourg. Mais la princesse, qui donne à l'illustre +Flamand ce témoignage d'estime, n'oublie pas l'art français: le peintre +Fréminet lui doit le cordon de Saint-Michel[339]. + +[Note 339: Villot, _Notice des tableaux du musée du Louvre_.] + +Sur la première marche du trône de Louis XIV, Henriette d'Angleterre est +proclamée l'arbitre du goût à la cour de France, par l'harmonieux Racine +qui lui dédie _Andromaque_. J'ai rappelé dans un chapitre de ce livre +comment Mme de Maintenon fit éclore _Esther_ et _Athalie_. Mais ce fut +la femme, la femme en général, qui inspira à Racine ses plus vivantes +créations, ces types immortels qui ont fait de lui «le peintre des +femmes.» Ce n'était plus alors la forte génération des contemporaines +de Corneille qui posait devant lui; et si, plus d'une fois, il fit voir +dans ses héroïnes la beauté morale unie à cette exquise tendresse de +coeur qu'il savait si bien traduire, il se plut aussi à peindre dans ses +types féminins un spectacle que ne lui offrait que trop la cour de Louis +XIV: la victoire de la passion sur le devoir. + +Je remarquais tout à l'heure que, dans les lettres et les arts du +XVIIe siècle, la femme inspire plus qu'elle ne produit. Le talent n'a +cependant pas manqué alors aux femmes. + +A propos des cercles littéraires, j'ai cité deux femmes de lettres +distinguées: Mlle de Scudéry, Mme des Houlières. J'ai à nommer encore +une grande dame pour qui la littérature fut, non une profession, mais un +passe-temps, Mme de la Fayette; et, au-dessus d'elle, la seule de toutes +les femmes du XVIIe siècle qu'ait couronnée l'auréole du génie, bien +qu'elle n'y prétendit pas, ou plutôt parce qu'elle n'y prétendait pas: +Mme de Sévigné. + +Mme de la Fayette et Mme de Sévigné reçurent toutes deux l'influence de +l'hôtel de Rambouillet; mais elles n'en conservèrent que la délicatesse +de goût. Un naturel exquis les prémunit contre l'affectation de la +préciosité. + +Comme Mme de Motteville qui apporte dans ses souvenirs une remarquable +élévation morale, comme la grande Mademoiselle, Mme de la Fayette a +écrit d'intéressants mémoires historiques. Mais elle est surtout connue +par ses romans. Elle excelle dans l'analyse psychologique dont Mlle +de Scudéry avait donné l'exemple; mais aux interminables romans de sa +devancière, elle fait succéder des ouvrages d'imagination ayant un +caractère tout nouveau: la mesure. Pour elle un ouvrage valait plus +encore par ce qui n'y était pas que par ce qui y était. Elle disait: +«Une période retranchée d'un ouvrage vaut un louis d'or, un mot, vingt +sous.» M. Sainte-Beuve a fait ici cette remarque: «Cette parole a Loule +valeur dans sa bouche, si l'on songe aux romans en dix volumes dont il +fallait avant tout sortir. Proportion, sobriété, décence, moyens simples +et de coeur substitués aux grandes catastrophes et aux grandes +phrases, tels sont les traits de la réforme, ou, pour parler moins +ambitieusement, de la retouche qu'elle fit du roman; elle se montre bien +du pur siècle de Louis XIV en cela[340].» + +[Note 340: Sainte-Beuve, _Madame de la Fayette. (Portraits de +femmes)_.] + +_La Princesse de Clèves_ est l'expression la plus achevée de cette +méthode. Mais sous une forme nouvelle, c'est toujours l'idéal de l'hôtel +de Rambouillet, l'idéal de Corneille: la passion sacrifiée au devoir. Et +dans quelles conditions! Mariée sans amour au prince de Clèves, Mlle +de Chartres a inspiré, dès la veille de son mariage, au beau duc de +Nemours, une vive passion qui, à son insu, a pénétré dans son propre +coeur. Épouse, elle lutte de toute la force de sa vertu contre une +affection coupable; mais un jour, elle ne trouve d'autre moyen de salut +que de fuir le lieu du combat, de quitter la cour. Le prince de Clèves +s'y oppose. Alors a lieu dans le parc de Coulommiers, entre le mari et +la femme, une suprême explication qui n'a d'autre témoin qu'un homme qui +se cache et dont les deux époux ne soupçonnent pas la présence, un homme +qui ne sait pas et qui ne doit pas savoir que la femme qu'il aime répond +à sa tendresse. + +Le duc de Nemours entend le prince de Clèves supplier sa femme de lui +dire pourquoi elle veut se retirer du monde. Mais laissons Mme de la +Fayette nous raconter elle-même la scène extraordinaire qui est demeurée +célèbre. + +«Ah! madame! s'écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir +que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule; je ne les sais +point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps de +les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger; et, après qu'elle se fut +défendue d'une manière qui augmentoit toujours la curiosité de son mari, +elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés; puis tout d'un +coup, prenant la parole et le regardant: Ne me contraignez point, lui +dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous +avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement +que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, et maîtresse de +sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. Que me faites-vous +envisager, madame, s'écria M. de Clèves! je n'oserois vous le dire de +peur de vous offenser. Mme de Clèves ne répondit point; et son silence +achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avoit pensé: Vous ne me +dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe pas. Eh +bien! monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais +vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à un mari; mais l'innocence +de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que +j'ai des raisons pour m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les +périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai +jamais donné nulle marque de foiblesse, et je ne craindrois pas d'en +laisser paroître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la +cour, ou si j'avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. +Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec +joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille +pardons si j'ai des sentiments qui vous déplaisent: du moins, je ne vous +déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, +il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on n'en +a jamais eu: conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si +vous pouvez. + +«M. de Clèves étoit demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée +sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avoit pas songé à faire relever +sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il la vit à ses genoux, le +visage couvert de larmes, et d'une beauté si admirable, il pensa +mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant: Ayez pitié de moi, +vous-même, madame, lui dit-il, j'en suis digne, et pardonnez si dans les +premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne +réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paroissez +plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de +femmes au monde; mais aussi, je me trouve le plus malheureux homme qui +ait jamais existé....[341]» + +[Note 341: Mme de la Fayette, _la Princesse de Clèves_, troisième +partie.] + +M. de Clèves pressera vainement sa femme de lui faire connaître le nom +de l'homme qui trouble le repos de la princesse. Elle ne le lui dira +pas; mais par les détails de la conversation, le mystérieux spectateur +de cette scène a appris à la fois que son amour était partagé et que cet +amour était sans espoir. + +Plus tard d'injustes soupçons causeront au prince de Clèves un chagrin +dont il mourra. Veuve, Mme de Clèves pourra épouser celui qu'elle aime +autant qu'il l'adore. Mais elle voit en lui l'homme qui a innocemment +causé la mort de son mari: elle brisera leurs deux coeurs pour offrir +ce sacrifice à la mémoire de l'époux qu'elle se reproche de n'avoir pu +aimer, et à qui elle gardera du moins la fidélité d'un pieux souvenir. +Elle appelle à son aide le suprême appui et la suprême consolation des +grandes douleurs: la religion. «Sa vie, qui fut assez courte, laissa des +exemples de vertu inimitables.» + +Mme de Clèves n'est-elle pas digne de figurer à côté de la Pauline de +Corneille dans la galerie des héroïnes du devoir? + +Comme pour montrer dans quel abîme peuvent tomber les femmes qui n'ont +pas eu la vaillance de Mme de Clèves pour combattre la passion, Mme de +la Fayette a écrit, deux autres romans: _la Princesse de Montpensier_ et +_la Comtesse de Tende_. Mme de Montpensier, coupable d'intention, Mme +de Tende, coupable de fait, endurent avec le mépris d'elles-mêmes le +châtiment de leurs fautes; et si la seconde avait eu le courage de faire +à son mari un aveu semblable à celui de la princesse de Clèves, la +malheureuse femme se serait épargné la honte d'un aveu autrement +terrible: celui qui suit la chute. + +En dessinant de tels tableaux, Mme de la Fayette offrait d'utiles leçons +à des contemporaines qui en avaient souvent besoin. Mais elle le fit +simplement, sans vouloir donner elle-même une conclusion morale à ses +récits, et laissant ce soin aux poignantes situations qu'elle évoquait. +Il appartenait à une femme d'avertir ainsi ses soeurs des catastrophes +qu'entraîne la passion triomphante et débordante, et d'opposer ces +catastrophes aux généreux sacrifices qu'exige l'accomplissement du plus +austère devoir. + +Mme de la Fayette exerça donc une influence littéraire et une action +moralisatrice, ou, pour mieux dire, elle fit servir la première à la +seconde. C'était là un but que devait naturellement poursuivre la noble +femme qui mérita que La Rochefoucauld dit d'elle qu'elle était _vraie_. +Elle fut vraie, en effet, aussi bien dans ses délicates peintures du +coeur humain que dans les actions de sa vie privée. La Rochefoucauld +avait pu juger de la sincérité de ses affections, et, pendant plus de +vingt-cinq ans, l'amitié de Mme de la Fayette fut pour le coeur blessé +du misanthrope, un refuge où il trouvait tout ce qu'il pouvait goûter +encore de paix et de bonheur. + +Les deux amis s'aidaient de leurs conseils; Mme de la Fayette +perfectionna le style du noble duc qui, sans cette influence, aurait eu +peut-être la phrase incorrecte, bien que superbe, d'un Saint-Simon. +Avec cette charmante modestie qui sied à la femme, Mme de la Fayette +ne convenait que de la dette intellectuelle qu'elle avait elle-même +contractée à l'égard de son ami, et ne se reconnaissait sur lui qu'une +influence morale: «M. de la Rochefoucauld m'a donné de l'esprit, +disait-elle, mais j'ai réformé son coeur.» Était-elle bien sûre de cette +dernière assertion? Pour nous en convaincre nous-mêmes, il aurait fallu +que l'auteur des _Maximes_ modifiât son système, et c'est ce que le duc +ne fit pas. Il est néanmoins touchant que le tendre coeur de Mme de la +Fayette se soit uni à cet esprit amer, comme pour le persuader par un +vivant commentaire que la vraie définition de l'amitié se trouvait +plutôt dans les maximes de Mme de Sablé que dans les siennes. + +Mais les limites de cet ouvrage ne me permettent pas de m'arrêter aux +talents secondaires, quelque, remarquables qu'ils soient. Il me faut +marcher rapidement et ne faire halte que devant les talents supérieurs +qui ont exercé une influence marquée sur notre littérature. C'est à ce +titre que Marguerite d'Angoulême m'a si longtemps retenue devant son +attachante physionomie; c'est à ce titre encore que Mme de Sévigné me +fera ralentir ma course. Toutes deux personnifient l'esprit français +dans sa grâce la plus aimable, la plus sympathique, et, en même temps, +elles sont restées délicieusement femmes. Elles se sont données tout +entières aux affections du foyer. Marguerite a été la plus dévouée des +soeurs, Mme de Sévigné la plus passionnée des mères. Elles ont, l'une et +l'autre, exagéré l'expression des sentiments les plus légitimes. On l'a +dit et redit: Mme de Sévigné a trop souvent fait parler à la tendresse +maternelle un langage d'amant. Si Marguerite d'Angoulême voyait dans son +frère, dans François Ier, le Christ de Dieu, Mme de Sévigné n'est +pas bien loin de cette idolâtrie en ce qui concerne sa fille, Mme de +Grignan. L'amour maternel est pour son esprit «cette pensée habituelle» +que l'amour de Dieu est pour les âmes pieuses. Mme de Sévigné méritera +que le grand Arnauld l'appelle «une jolie païenne». + +Comme l'amour fraternel pour Marguerite, l'amour maternel est la vie de +Mme de Sévigné: «Ma fille, aimez-moi donc toujours: c'est ma vie, c'est +mon âme que votre amitié.»--«La tendresse que j'ai pour vous, ma chère +bonne, me semble mêlée avec mon sang, et confondue dans la moelle de +mes os; elle est devenue moi-même.»--«Adieu, ma fille, adieu, la chère +tendresse de mon coeur.»--«Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de +mon coeur, le plaisir et la douleur de ma vie.»--«Aimez mes tendresses, +aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en accommode fort bien. Je les aime +bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Épictète. Je suis douce, +tendre, ma chère enfant, jusques à la folie; vous m'êtes toutes choses, +je ne connais que vous[342].» + +[Note 342: Mme de Sévigné, _Lettres_. A Mme de Grignan, 9 février, 18 +et 31 mai 1671; 8 janvier 1674, 8 novembre 1680.] + +Il y a là, sans doute, quelque chose de trop. Marguerite d'Angoulême est +plus dans la nature lorsqu'elle prodigue à son frère les témoignages +d'une adoration passionnée, parce que François Ier étant à la fois pour +elle roi, père et frère, elle n'abaisse pas sa dignité en se courbant +devant celui qui, pour elle, a la double délégation de l'autorité royale +et de l'autorité domestique. Mais en se mettant pour ainsi dire aux +pieds de sa fille, Mme de Sévigné sacrifie trop son droit maternel, +et au temps où la place de la mère était si élevée dans les foyers +chrétiens, certaines expressions de l'aimable épistolière nous choquent +comme de fausses notes. + +De là à conclure que Mme de Sévigné n'était pas sincère dans +l'expression de son attachement maternel, il y a loin; et ceux qui +lui adressent ce reproche ne le lui feraient pas, s'ils avaient +attentivement recueilli dans ses lettres tant de passages où le coeur +d'une mère déborde avec une naturelle effusion. + +Et, d'ailleurs, ne soyons pas trop sévères pour cette passion maternelle +à laquelle nous sommes redevables de tant de pages ravissantes. Souvent +séparée de Mme de Grignan, Mme de Sévigné, de même qu'elle ne peut +converser qu'avec les personnes à qui elle parle de sa fille, ne +retrouve qu'en lui écrivant la pleine liberté de son aimable esprit. +Pour les autres, sa plume lui pèse et «laboure»; mais, pour sa fille, +cette plume trotte «la bride sur le cou» et l'on sent bien la vérité de +cette phrase si connue: «Je vous donne avec plaisir le dessus de tous +les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes +yeux, de ma plume, de mon écritoire, et puis le reste va comme il +peut[343].» + +[Note 343: 1er décembre 1675.] + +Dans ses lettres, Mme de Sévigné est le plus fidèle miroir de son +époque; miroir brillant dont le grand siècle avait lui-même d'ailleurs +poli la glace et taillé les facettes, mais qui devait une grande partie +de son éclat à sa propre nature. + +Mme de Sévigné avait, en effet, la radieuse imagination des gens qui +sont nés pour le bonheur; et Mme de la Fayette avait raison de lui dire +dans le portrait qu'elle traça d'elle: «La joie est l'état véritable +de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à personne du +monde[344].» + +[Note 344: _Portrait de la marquise de Sévigné_, par Mme la comtesse +de la Fayette, sous le nom d'un inconnu.] + +Cependant Mme de Sévigné put d'autant moins éviter le chagrin que +l'unique objet en qui s'était concentrée toute sa puissance d'affection, +devint pour cette femme «naturellement tendre et passionnée[345]» une +cause presque continuelle de douleur. Souvent éloignée de Paris, souvent +malade et d'humeur inégale, Mme de Grignan faisait souffrir sa mère +tantôt par son absence, tantôt, malgré sa filiale affection, par sa +présence même. Mais quand le caractère est gai, la tristesse peut bien +déposer son amertume dans le coeur, le sourire garde si naturellement +son pli qu'il rayonne encore au milieu des larmes. Aussi, bien que le +souffle de la douleur vînt parfois ternir le miroir enchanté dont +je parlais tout à l'heure, l'ombre disparaissait, et dans le miroir +apparaissait avec un merveilleux relief tout ce qui venait s'y +réfléchir. + +[Note 345: _Id_.] + +Avec l'imagination qui reproduit les tableaux qui s'y sont fixés, Mme +de Sévigné avait le goût éclairé qui les choisit. Elle avait aussi la +vivacité et la mobilité d'impression qui faisaient d'elle l'écho de tous +les bruits du monde, écho tour à à tour joyeux ou attendri, grave ou +léger. Avec elle nous devenons ses contemporains. Voici les fêtes que +remplit le majestueux éclat du Roi-Soleil, les batailles qui vont +répandre au loin la gloire de son nom; voici les petites intrigues et +les grands événements, les aventures galantes de la cour, et, devant +le règne officiel des favorites, la foudroyante éloquence de l'orateur +sacré qui tonne contre l'adultère; les spirituels caquets du monde +et les grandes leçons de l'histoire; les mariages souvent basés sur +l'intérêt, mais parfois illuminés d'un rayon d'amour; les morts des +grands capitaines, «ce canon chargé de toute éternité» qui enlève +Turenne au-milieu des cris et des pleurs de ses soldats ivres de +vengeance, et qui conduit le cercueil du héros dans la royale nécropole +de Saint-Denis, au milieu d'une pompe funèbre transformée en pompe +triomphale par les populations éperdues et pleurant le suprême espoir de +la France; puis c'est le grand Coudé montrant, à l'heure de sa mort, à +l'heure des derniers combats, le calme, la sérénité que l'on admirait en +lui aux jours de bataille... + + +L'imagination de Mme de Sévigné est si riche de son propre fonds +que pour s'animer elle n'a pas besoin du mouvement de Paris ou de +Versailles. Les habitudes de la province, la retraite même dans une +austère campagne ne l'assombrissent pas. C'est avec entrain que Mme de +Sévigné nous décrit les États de Bretagne avec leurs plaisirs assurément +moins délicats que bruyants, et ces interminables repas qui lui font +désirer de mourir de faim et de se taire. En avant, les paysans bretons +avec leurs costumes pittoresques et leurs âmes «plus droites que des +lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent[346]!» +Avec quel charme rustique Mme de Sévigné nous dépeint la fenaison! A +Vichy, elle nous fera rire avec elle de la bourrée d'Auvergne; une autre +fois, elle nous fera frissonner du spectacle que présente une forge avec +les «démons» qui s'agitent dans cet enfer, «tous fondus de sueur, avec +des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des +cheveux longs et noirs[347].» En voyage, tout l'occupe, tout l'amuse, la +nuit passée sur la paille, le carrosse qui verse. Mais elle se plaît +surtout aux beaux aspects de la route, car elle aime la nature; elle +l'aime du moins à la manière de nos trouvères du moyen âge qui, d'accord +en cela avec Homère, n'indiquent que d'un trait rapide et gracieux le +paysage qui les enchante[348]. La nature plaît à Mme de Sévigné dans ses +aspects les plus variés, les plus opposés même. Aux Rochers, la sombre +«horreur» de sa chère forêt la fait rêver. Elle regrette seulement d'y +entendre, le soir, le hibou au lieu de «la feuille qui chante», cette +feuille dont la mélodie ne devait pas lui manquer à Livry, alors que +dans ce riant séjour où elle trouvait «tout le triomphe du mois de +mai» elle disait: «Le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le +printemps dans nos forêts[349]». C'est encore à Livry que Mme de Sévigné +regardait le brocart d'or des feuilles d'automne avec un oeil d'artiste +qui le trouvait plus beau encore que le vert naissant. + +[Note 346: 21 juin 1680.] + +[Note 347: Gien, 1er octobre 1677.] + +[Note 348: M. Léon Gautier, _les Épopées françaises_.] + +[Note 349: 29 avril 1671, 26 juin 1680.] + +Jusqu'aux jours de pluie à la campagne, tout est bon à ce charmant et +solide esprit. N'est-ce pas alors le moment d'aller chercher sur les +tablettes de son petit cabinet les livres substantiels dont elle se +nourrit? Que de fois elle nous initie aux lectures que lui donnent, +parmi les auteurs anciens, Virgile, Tacite, Lucien, Plutarque, Josèphe, +les Pères de l'Église; puis des écrivains modernes: Montaigne, Pascal, +Nicole, Malebranche, Bossuet, Bourdaloue qu'elle nomme «le grand +Pan», Fléchier, Mascaron, les historiens de l'Église et de la France; +Corneille enfin, Corneille à qui elle restera fidèle toute sa vie +et qu'elle élèvera au-dessus de Racine: «Vive donc notre vieil ami +Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et +sublimes beautés qui nous transportent; ce sont des traits de maître qui +sont inimitables[350].» + +[Note 350: 16 mars 1672.] + +Mme de Sévigné goûtait naturellement La Fontaine: leurs esprits +étaient de même race, c'est-à-dire de la vieille trempe française. +Malheureusement l'enjouée marquise ne s'en tint pas aux fables du poète. +Elle ne raya pas plus de ses lectures françaises les Contes de La +Fontaine qu'elle n'avait excepté de ses lectures italiennes les Contes +de Boccace. J'aime mieux rappeler ici l'attrait qu'avait pour elle Le +Tasse. + +Mme de Sévigné avait conservé, au milieu même de ses plus solides +occupations intellectuelles, la passion des romans de cape et d'épée. +Son goût se moquait du style de ces ouvrages; mais son imagination +se laissait prendre «à la glu» des aventures héroïques et des beaux +sentiments. + +De l'hôtel de Rambouillet, elle avait gardé, avec ce faible, une +insurmontable aversion pour les compagnies ennuyeuses. Elle excellait à +s'en défaire, et appelait cela: écumer son pot. On se souvient de cette +lunette d'approche qui, par l'un de ses bouts, faisait voir les gens à +deux lieues de soi, et qu'elle dirigeait si volontiers dans ce sens pour +regarder une compagnie déplaisante où figurait Mlle du Plessis. En ce +qui concerne cette pauvre fille qui, malgré ses ridicules, avait de bons +sentiments, on ne peut s'empêcher de trouver Mme de Sévigné bien cruelle +dans les railleries dont elle l'accable. La charité est plus d'une fois +absente, d'ailleurs, de ses lettres trop spirituelles pour n'être pas +quelquefois méchantes. Malgré les conseils de modération qu'elle donne +à sa fille, on peut l'accuser aussi d'avoir trop vivement épousé les +querelles des Grignan. Elle mérita bien qu'un jour son confesseur lui +refusât l'absolution pour avoir gardé trop de rancune à l'évêque de +Marseille. Mais ces colères ne furent dans sa vie que de passagers +accidents. La bonté, le dévouement, voilà ce qui y domine. Les chagrins +d'autrui la trouvaient profondément sensible. Elle a retracé avec +une naturelle et communicative émotion les déchirements des pertes +domestiques: Mme de Longueville pleurant son fils, Mlle de la Trousse +se jetant sur le corps de sa vieille mère qui vient d'expirer; Mme de +Dreux, avide de revoir sa mère en sortant de prison, et apprenant avec +un poignant désespoir que le chagrin de sa captivité a tué cette mère +chérie. Mme de la Fayette voit-elle mourir son vieil ami, le duc de +la Rochefoucauld: «Rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux +charmes de leur amitié,» dit Mme de Sévigné... «Tout se consolera, +hormis elle[351].» + +[Note 351: 17 et 26 mars 1680.] + +Ce mot révèle une âme qui connaissait l'amitié. Mme de Sévigné fut, on +le sait, une amie dévouée jusqu'au sacrifice. Elle n'hésita pas à se +compromettre pour de chers proscrits. Avec quelle ardente sollicitude +elle suit le procès de Fouquet, le «cher malheureux!» Jamais elle ne +fera une cour plus empressée à M. de Pomponne et à sa famille que dans +la disgrâce de ce ministre, et avec quelle délicatesse! «Je leur rends +des soins si naturellement, que je me retiens, de peur que le vrai n'ait +l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: ils sont contents de +moi[352].» + +[Note 352: 29 novembre 1679.] + +Dans ce noble coeur vit aussi la passion pour la gloire de la France. +Quelle patriotique fierté dans le récit de l'entrevue de Louis XIV avec +l'ambassadeur de Hollande! «Le roi prit la parole, et dit avec une +majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on excitait ses +ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se +pas laisser surprendre, et que c'est ce qui l'avait obligé à se rendre +si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être en état de se +défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au +printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa +gloire, et pour le bien de son État; et fit comprendre ensuite à +l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de +réplique[353].» + +[Note 353: 5 janvier 1672.] + +Ce signe de tête nous fait rêver au Jupiter olympien d'Homère. Où est le +temps où la France avait le droit et le pouvoir de manifester ainsi sa +volonté à l'Europe? + +Mme de Sévigné aime aussi la France dans ses soldats. Avec quel vif +plaisir elle dit après le passage du Rhin: «Les Français sont jolis +assurément: il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de +témérité; enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de +défense contre leur excessive valeur[354].» + +[Note 354: 3 juillet 1672.] + +Enfin, à la mort de Turenne, quelle patriotique douleur! Nous en avons +déjà entendu l'écho. + +C'est ici le lieu d'aborder une question délicate. On a accusé Mme de +Sévigné d'avoir traité avec une cruelle légèreté ce qu'il y a de plus +poignant pour le sentiment national: la guerre civile et les terribles +répressions qu'elle entraîne. C'est à l'occasion des troubles de +Bretagne que Mme de Sévigné a encouru ce grave reproche. Il me paraît +utile de bien pénétrer ici la pensée de la marquise. + +Sans doute, dans plus d'un endroit de ses lettres, Mme de Sévigné +s'exprime avec une étrange désinvolture sur les exécutions qui +remplissaient d'horreur la Bretagne. Mais il ne faut pas oublier que, +liée avec le gouverneur de Bretagne, et écrivant à Mme de Grignan, femme +du lieutenant général du roi en Provence, elle est obligée à une grande +circonspection de langage. S'exprimer autrement, alors qu'une lettre +pouvait être décachetée en route, n'était-ce pas faire perdre à son fils +l'appui de M. de Chaulnes, n'était-ce pas aussi compromettre aux yeux du +roi la chère correspondante à qui elle aurait confié les sentiments +de réprobation que soulevaient dans son cour des ordres iniques? Ces +sentiments ne se font-ils pas jour çà et là? Je ne sais si je m'abuse; +mais sous l'apparente légèreté avec laquelle Mme de Sévigné parle des +malheurs de la Bretagne, je crois voir non de l'indifférence, mais une +ironie amère. Les véritables sentiments de la marquise paraissent +se trahir plus d'une fois: «Je prends part à la tristesse et à la +désolation de toute la province... Me voilà bien Bretonne, comme vous +voyez; mais vous comprenez bien que cela tient à l'air que l'on respire, +_et aussi à quelque chose de plus_; car, de l'un à l'autre, toute la +province est affligée.[355]» + +[Note 355: 20 octobre 1675.] + +Quelles réflexions seraient plus éloquentes que ce tableau: «Voulez-vous +savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes, +car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de cent mille +écus sur les bourgeois; et si on ne trouve point cette somme dans +vingt-quatre heures, elle sera doublée, et exigible par des soldats. On +a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir +sur peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes +accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette +ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture; ni de quoi se +coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et +la pillerie du papier timbré; il a été écartelé après sa mort, et ses +quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville... On a pris +soixante bourgeois; on commence demain à pendre.» Malheureusement, pour +faire passer ces paroles où frémit une indignation contenue, Mme de +Sévigné ajoute des lignes qui lui sont peut-être inspirées aussi par la +crainte des insultes auxquelles serait exposée sa fille si la Provence +se révoltait comme la Bretagne. + +«Cette province est d'un bel exemple pour les autres, et surtout de +respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire +d'injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[356].» Telles +étaient, en effet, les avanies qu'avaient eu à souffrir le duc et la +duchesse de Chaulnes. Mais ne semble-t-il pas que le ton qu'emploie +Mme de Sévigné dénote qu'elle trouve la rigueur du châtiment bien +disproportionnée à la gravité de l'offense? Ne dit-elle pas plus tard: +«Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes ont été +cruelles[357]?» Ailleurs encore, elle dira les atrocités de la répression. +Je reconnais cependant que je voudrais une moins prudente réserve et une +plus vigoureuse indignation dans la petite-fille de sainte Chantal, dans +la femme qui tentait d'arracher un galérien à ce supplice qu'elle +se représentait sous de si vives couleurs. Il est vrai que, même en +demandant la grâce d'un forçat, la marquise dissimule un sourire; il est +vrai aussi que la description du bagne frappe plus son imagination que +son coeur, et qu'elle se promet un plaisir d'artiste à voir un tel +spectacle: «Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma +curiosité; je serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment! des +hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes?» Elle +exprime par un vers italien l'étrange attrait qu'aurait pour elle ce +tableau: + + «E' di mezzo l'orrore esce il diletto[358].» + _Et du milieu de l'horreur naît le plaisir._ + +[Note 356: 30 octobre 1675.] + +[Note 357: 13 novembre 1675.] + +[Note 358: 13 mai 1671.] + +Ne nous pressons pas trop de conclure que Mme de Sévigné était +insensible aux généreuses émotions de la charité chrétienne. Peut-être +les vertus dont on parle le plus ne sont-elles pas toujours celles que +l'on pratique le mieux. + +Il m'est plus difficile d'excuser la légèreté avec laquelle Mme de +Sévigné rapporte certaines anecdotes ou juge certaines situations. Nous +n'aimons pas à l'entendre raconter à sa fille de scandaleuses aventures. +Nous ne lui pardonnons pas surtout de dire à cette même fille qu'elle +conseillerait à une femme trahie de jouer _quitte à quitte_ avec son +mari. C'étaient là de ces propos mondains auxquels elle ne réfléchissait +sans doute pas, elle qui, dans la même situation, était demeurée fidèle +au devoir. + +Dans d'autres circonstances, Mme de Sévigné fait preuve d'un jugement +plus sain. Cette femme qui semble tout au présent a compris le néant de +ce qui passe. Mais elle ne veut de la philosophie qu'autant que celle-ci +est chrétienne. Bien que des impressions jansénistes viennent se mêler +à sa foi, cette foi reste humble et soumise. La petite-fille de sainte +Chantai voit en tout les desseins de la Providence; elle s'abandonne +avec une confiante sérénité à la souveraine puissance qui nous guide. +Lorsqu'un fils est né à Mme de Grignan, elle dit, à celle-ci avec +l'accent d'une mère chrétienne: «Ma fille, vous l'aimez follement; mais +donnez-le bien à Dieu, afin qu'il vous le conserve... Donnez-le à Dieu, +si vous voulez qu'il vous le donne[359].» Elle a beau ajouter à ce conseil +une note rieuse, elle sait bien qu'une chose seule est nécessaire: la +direction de la vie vers le salut éternel. + +[Note 359: 13 décembre 1671.] + +Et cependant avec quelle confusion elle s'accuse de se laisser détourner +de cette pensée! + +C'est encore une forte chrétienne qui a écrit à M. de Coulanges cette +superbe lettre sur la mort de Louvois et sur le conclave: + +«Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très subite de M. +de Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le +voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui +tenait une si grande place; dont le _moi_, comme dit M. Nicole, était si +étendu; qui était le centre de tant de choses: que d'affaires, que de +desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que +de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs +à faire et à conduire! Ah, mon Dieu! donnez-moi un peu de temps; je +voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince +d'Orange; non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment...» Sous +une forme familière, n'est-ce pas ici la haute inspiration de Bossuet? + +«Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, poursuit Mme de +Sévigné, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se +passe à Rome et au conclave; mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J'ai +ouï dire qu'un homme d'un très bon esprit tira une conséquence toute +contraire au sujet de ce qu'il voyait dans cette grande ville: il en +conclut qu'il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et +toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de +désordres et de profanations; faites donc comme lui, tirez les mêmes +conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du +sang d'un nombre infini de martyrs; qu'aux premiers siècles toutes les +intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui +qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le +martyre; qu'il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l'un après +l'autre, sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser une +place où la mort était attachée, et quelle mort! Vous n'avez qu'à lire +cette histoire, pour vous persuader qu'une religion subsistante par un +miracle continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut +être une imagination des hommes... Lisez saint Augustin dans sa _Vérité +de la Religion_... Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez pas si +légèrement; croyez que, quelque manège qu'il y ait dans le conclave, +c'est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il est +le maître de tout, et voici comme nous devrions penser: j'ai lu ceci en +bon lieu: _Quel mal peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu +fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait?_ Voilà sur quoi je vous +laisse, mon cher cousin[360].» + +[Note 360: 26 juillet 1691.] + +Cette chrétienne qui savait si bien juger du néant des choses humaines, +et qui croyait avec une si ferme confiance que rien de mal ne peut +arriver à la créature qui voit en tout la volonté d'un Dieu paternel, +cette chrétienne avait cependant redouté la mort: «Je trouve la mort si +terrible, écrivait-elle, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène +que par les épines dont elle est semée[361].» Mais les solides lectures +dont Mme de Sévigné se nourrissait, les enseignements religieux qu'elle +s'appliquait de plus en plus affermirent son âme, et elle mourut avec le +courage chrétien. Elle acheva sa vie auprès de ce qu'elle avait de plus +cher au monde: cette fille bien-aimée qui fut l'occasion de sa gloire +littéraire. + +[Note 361: 16 mars 1672.] + +Ce n'est pas sans tristesse que nous voyons disparaître la noble et +charmante femme. En nous initiant à ses sentiments, à ses occupations, +elle nous fait vivre de sa propre vie, et lorsqu'elle nous quitte, il +nous semble qu'elle emporte quelque chose de notre propre vie. + +Si une exquise civilisation a seule pu produire Mme de Sévigné, +l'illustre épistolière a bien rendu à la société ce qu'elle lui devait. +C'est sur les femmes principalement qu'elle a exercé une grande +influence. Sans doute, elle ne pouvait leur léguer ce génie naturel qui +donne à ses lettres le trait profond et juste de la pensée, la grâce +piquante et le tour inimitable de l'expression. Mais elles ont appris de +ce merveilleux modèle que le secret de l'art épistolaire est de laisser +parler avec naturel et simplicité un cour aimant, un esprit solidement +et délicatement cultivé. + +Avec moins d'abandon, Mme de Maintenon donne aux femmes un enseignement +analogue. Nous l'avons vu dans le chapitre où l'éducation de Saint-Cyr +nous a longuement occupée. La solidité est plus apparente dans les +lettres de Mme de Maintenon que dans celles de Mme de Sévigné. Aussi +l'esprit pratique de Napoléon Ier accordait-il aux premières la +préférence qu'une viande substantielle lui paraissait devoir mériter +sur «un plat d'oeufs à la neige.» J'avoue humblement que malgré ma +sympathique admiration pour la fondatrice de Saint-Cyr, et en dépit même +des réserves que j'ai faites en parlant de Mme de Sévigné, celle-ci +a toute ma prédilection, et que je ne sais me dérober à ce charme +fascinateur qu'elle exerce comme Marguerite d'Angoulême: la vivacité de +l'esprit français unie à la sensibilité d'un coeur de femme. + +Au point de vue littéraire, c'est faire une lourde chute que de quitter +le style gracieux, ailé de Mme de Sévigné, pour la prose massive de Mme +Dacier. Le nom de cette dernière ne saurait cependant être omis dans +un chapitre consacré à l'influence intellectuelle de la femme. Par ses +publications et ses traductions d'auteurs anciens, elle a rendu de réels +services aux lettres françaises. Quels que soient les défauts de son +style, son manque de goût, la fausse élégance qu'elle prête parfois à +Homère, ou l'allure bourgeoise par laquelle elle traduit l'inimitable +naïveté du poète, quelle que soit aussi la violence de la polémique +qu'elle soutint pour le défendre, elle contribua puissamment à remettre +en honneur les antiques modèles du beau, et sa version de l'_Iliade_ +et de l'_Odyssée_, la meilleure qui eût paru jusqu'alors, est demeurée +populaire. Malheureusement elle voulut se montrer trop virile, et en +pareil cas, la femme perd sa grâce native sans acquérir la force de +l'homme[362]. + +[Note 362: Egger, _Mémoires de littérature ancienne_; M. l'abbé Fabre, +_la Jeunesse de Fléchier_ les lettres inédites de Mme Dacier, publiées +dans l'appendice de cet ouvrage.] + +Les femmes du XVIIe siècle laissèrent leur empreinte non seulement sur +les lettres, mais aussi sur les arts. Nous avons dit la protection +éclairée qu'au XVIIe siècle de grandes dames, des princesses, des +reines, accordèrent à la peinture, à la sculpture, à l'architecture, aux +arts industriels. Des femmes, appartenant pour la plupart aux familles +de peintres éminents, honorèrent par leurs propres travaux les noms +qu'elles portaient. Telles furent Mme Restout, née Madeleine Jouvenet, +soeur et élève de Jean Jouvenet, et les deux soeurs des frères Boulogne, +Geneviève et Madeleine qui, toutes deux, furent reçues à l'Académie +royale de peinture et de sculpture. C'est un fait touchant que celui de +ces soeurs s'unissant à leurs frères dans le culte de l'art. + +Au XVIIIe siècle, plusieurs femmes appartinrent aussi à l'Académie de +peinture et de sculpture. L'une d'elles était la femme et l'élève +d'un peintre renommé, Vien[363]. Une autre est demeurée célèbre par ses +portraits; c'est Mme Vigée-Lebrun. + +[Note 363: Villot, _Notice des tableaux du Louvre_. École française.] + +La marquise de Pompadour se fit remarquer comme graveur. Protectrice des +arts, elle encouragea naturellement le voluptueux pinceau de Boucher. +Il y a loin de cette influence à celle de la duchesse d'Aiguillon +protégeant le noble et religieux génie des Le Sueur et des Poussin. +C'est toute la différence du XVIIe siècle au XVIIIe. + +Avec l'art, nous sommes entrée dans le XVIIIe siècle. C'est par les +salons que se font désormais les renommées littéraires, et plusieurs des +femmes qui président à ces cercles y brillent par leur mérite personnel. +Toute déconsidérée qu'elle fût, Mme de Tencin réunissait autour d'elle +des hommes d'esprit et de talent qu'elle appelait irrévérencieusement +_ses bêtes_: c'était Montesquieu, Fontenelle. + +Chose étrange, Mme de Tencin, l'une des femmes qui concoururent le plus +effrontément à la corruption de la Régence, a laissé des romans où ses +moeurs sont bien loin de se refléter. Le libertinage de sa vie contraste +avec les sentiments ingénus et délicats qui respirent dans son +chef-d'oeuvre: _les Mémoires du comte de Comminges_, «le plus beau titre +littéraire des femmes dans le XVIIIe siècle», a dit M. Villemain[364]. + +[Note 364: M. Villemain, _Tableau de la littérature au XVIIIe siècle. +Onzième leçon.] + +Les assises du bel esprit se tenaient aussi à Sceaux, chez la duchesse +du Maine. A sa cour apparaissaient Voltaire, Fontenelle, Chaulieu, La +Motte, puis des femmes distinguées qui devaient avoir un nom ou une +influence littéraire, Mlle de Launay et deux grandes dames qui tinrent +des salons renommés: la marquise de Lambert, la marquise du Deffand. + +Les _Mémoires_ de Mlle de Launay, a dit M. Villemain, «sont curieux +à plus d'un titre, et surtout parce qu'ils marquent une époque de la +langue et du goût, un certain art de simplicité mêlée de finesse, +d'élégance discrète et de bienséance ingénieuse. C'était le ton de la +cour de Sceaux. C'était le style net et fin qui plaît dans La Motte, +auquel Fontenelle ajouta de nouvelles grâces, que Mairan, Mme de +Lambert, Maupertuis employèrent avec goût, que Montesquieu mêla parfois +à son génie, et dont quelques nuances se retrouvent dans la concision +piquante de Duclos et dans la subtilité prétentieuse de Marivaux. Sous +la plume de Mlle de Launay, ce style est à son point de perfection, +poli, enjoué, facile, et parfois, lorsque son cour est engagé dans +ce qu'elle raconte, vif et coloré, en dépit de la modestie de +l'expression[365].» + +[Note 365: Villemain, _l. c._] + +Malheureusement le souffle des plus amères déceptions avait desséché le +cour de Mlle de Launay, sans que ce pauvre coeur pût se retremper à la +source de ces consolations religieuses qu'elle était loin pourtant de +méconnaître. Ses _Mémoires_ ne laissent dans l'âme du lecteur qu'une +sensation de vide et de découragement. + +Bien différente est l'impression que produisent les écrits de la +marquise de Lambert à qui M. Villemain reconnaît un style de même race +que celui de Mlle de Launay. On sent que, disciple de Fénelon, elle a +passé une partie de sa vie dans le XVIIe siècle, et la pensée chrétienne +donne à ses écrits l'élévation morale et la douce chaleur du sentiment. + +Moraliste aimable, elle n'avait écrit que pour ses enfants, et ce fut +malgré elle que ses oeuvres furent livrées à la publicité. Ne nous en +plaignons pas, nous qui avons respiré dans ces pages exquises les plus +généreux sentiments d'honneur chevaleresque, de pureté morale, de +tendresse contenue. J'ai cité plus haut les _Avis_ que Mme de Lambert +donna à son fils et à sa fille[366]. Comme Cicéron, elle écrivit un traité +sur l'_Amitié_, un autre sur la _Vieillesse_[367]. Si les limites de mon +ouvrage me le permettaient, je citerais plus d'une page du traité de +l'_Amitié_. Peut-être même ces pages qui expriment sous une forme plus +délicate et plus châtiée, des pensées analogues à celles que j'ai +empruntées à Mme de Sablé, auraient-elles plus mérité que les maximes de +cette dernière une citation spéciale dans mon étude. Mais en accordant +cette place aux réflexions de Mme de Sablé, je ne pouvais oublier +qu'elle a en quelque sorte créé la littérature des _Maximes_. + +[Note 366: Voir notre chapitre II.] + +[Note 367: On lui doit aussi des _Réflexions sur les femmes_ et +d'autres opuscules.] + +Le marquis d'Argenson a rendu un digne hommage à Mme de Lambert, à son +caractère, à l'influence qu'elle exerça et qui fit de son salon le seuil +de l'Académie française[368]. + + +[Note 368: Marquis d'Argenson, _Mémoires_.] + +Ce salon était encore un héritage du XVIIe siècle par les goûts +littéraires de la marquise, par ses croyances religieuses, et même par +le _précieux_ dont elle aurait gardé quelque reste s'il faut en croire, +non ses écrits parfaitement naturels, mais le témoignage de son ami le +marquis d'Argenson. + +Les salons qui devaient succéder à ce cercle ont un autre caractère et +sont bien du XVIIIe siècle. + +Foncièrement ignorantes de tout, les femmes du XVIIIe siècle parlent +de tout, raisonnent ou déraisonnent sur tout, mais toujours avec cette +grâce piquante qui distingue la conversation du XVIIIe siècle. Ce qui +domine alors, c'est le trait d'esprit, c'est le brillant, vrai ou faux, +peu importe, pourvu que le stras miroite. Au milieu de tout ce clinquant +et de tout ce cliquetis de paroles, le marquis d'Argenson regrettait la +causerie grave et noble de l'hôtel de Rambouillet, cette causerie dont +le salon de Mme de Lambert lui apportait sans doute un dernier écho. + +Cependant, quelle que soit sa nouvelle allure, rapide et brillante, +la causerie a plus que jamais les caractères distinctifs de l'esprit +français, la clarté, la précision. Et les salons qui seuls, comme je le +rappelais plus haut, donnent la célébrité aux oeuvres de l'intelligence, +les salons demandent au savant, comme au littérateur, que dans ses +écrits même il parle leur langue. Dépouillant l'appareil doctrinal, la +science se fait aimable pour se présenter aux belles dames. + +«Point de livre alors, dit M. Taine, qui ne soit écrit pour des gens +du monde et même pour des femmes du monde. Dans les entretiens de +Fontenelle sur _la Pluralité des mondes_, le personnage central est une +marquise.» Voltaire, qui a dédié _Alzire_ à Mme du Chatelet, écrit pour +elle _la Métaphysique_ et _l'Essai sur les moeurs_. C'est pour Mme +d'Épinay que Rousseau compose _l'Émile_. + +«Condillac écrit _le Traité des sensations_, d'après les idées de Mlle +Ferrand, et donne aux jeunes filles des conseils sur la manière de +lire sa _Logique_. Baudeau adresse et explique à une dame son _Tableau +économique_. Le plus profond des écrits de Diderot est une conversation +de Mlle de l'Espinasse avec d'Alembert et Bordeu. Au milieu de son +_Esprit des lois_, Montesquieu avait placé une invocation aux Muses. +Presque tous les ouvrages sortent d'un salon, et c'est toujours un salon +qui, avant le public, en a les prémices[369].» + +[Note 369: Taine, _les Origines de la France contemporaine. L'ancien +régime_.] + +Les femmes trouveront-elles, dans le courant scientifique qui les +enveloppe, l'instruction que ne leur a pas donnée leur première +éducation? Non; les connaissances qu'elles acquièrent dans le commerce +superficiel du monde, et qui manquent de base, ces connaissances +faussent plus leur jugement qu'elles ne le fortifient. Les femmes +n'auront guère ajouté que la pédanterie à l'ignorance. Nous trouverons +cependant des exceptions. L'une nous sera donnée par le monde des +salons, dans la personne de Mme du Chatelet, qui écrit _les Institutions +de physique_, _l'Analyse de la philosophie de Leibnitz_, et qui traduit +_les Principes de Newton_. Nous rencontrerons encore un autre exemple de +vaillant labeur intellectuel, bien loin des salons parisiens, au fond +d'une province, dans ce château vendéen où une jeune fille, Mlle de +Lézardière, s'imposait une tâche écrasante: _la Théorie des lois +politiques de la monarchie française_. M. Augustin Thierry lui a +reproché d'avoir nié l'influence romaine dans la monarchie franke et +d'avoir groupé d'après les besoins de sa thèse, les vieux monuments +législatifs qu'elle cite; mais il ne peut s'empêcher d'admirer dans +l'oeuvre de Mlle de Lézardière, l'enchaînement des idées, le soin avec +lequel les documents les plus arides ont été compulsés, la sagacité que +l'auteur apporte souvent pour traiter des questions ardues. M. Augustin +Thierry avoue que si la Révolution n'avait pas entravé la publication de +ce livre, il eût pu faire secte[370]. + +[Note 370: Augustin Thierry, _Considérations sur l'histoire de +France_.] + +Les femmes du XVIIIe siècle embrassent avec ardeur les principes de +la philosophie nouvelle, triste philosophie qui, en sapant toutes les +croyances, allait amener l'effondrement social de notre pays. Les +femmes rivalisent avec les hommes pour monter à l'assaut des vérités +religieuses. Elles font gloire de leur athéisme. L'une traite Voltaire +de bigot parce qu'il est déiste[371]. + +[Note 371: Caro, _la Fin du XVIIIe siècle_.] + +Mme Geoffrin, femme peu instruite, mais «riche vaniteuse[372],» donne de +célèbres soupers philosophiques grâce auxquels elle devient pendant +quarante ans «une manière de dictateur de l'esprit, des talents, +du mérite et de la bonne compagnie[373].» Les encyclopédistes qui se +réunissent chez elle, se retrouvent aussi chez Mlle de l'Espinasse, +cette brillante transfuge du salon de Mme du Deffand. + +[Note 372: Cuvillier-Fleury, _Une reine de Saba de la rue +Saint-Honoré_. (_Posthumes et revenants_.)] + +[Note 373: Témoignage d'un annotateur de Montesquieu, cité dans +l'ouvrage ci-dessus.] + +En dépit de sa liaison avec Voltaire, la marquise du Deffand a de +l'antipathie pour les philosophes; mais elle n'a pas respiré en vain +le souffle d'incrédulité qui émane de leurs doctrines. Elle voudrait +croire, elle ne le peut. Aussi, bien que son salon du couvent de +Saint-Joseph[374] fût l'un des plus aristocratiques et des plus spirituels +de Paris, bien que, vieille et aveugle, elle fit de sa vie une fête +perpétuelle, l'ennui est au fond de son âme, ennui mortel, incurable, +que laissent à leur place les croyances disparues. Elle le +caractérisait, cet ennui, par l'un de ces traits profonds qui +distinguent sa correspondance: «La société présente est un commerce +d'ennui; on le donne, on le reçoit, ainsi se passe la vie[375].» Elle +écrivait cela à la duchesse de Choiseul, l'amie et la protectrice de +l'abbé Barthélemy, la femme ravissante que nous avaient fait connaître +les témoignages enthousiastes de ses contemporains, et que nous révèlent +mieux encore ses lettres remplies de vivacité et de charme sympathique. +Elle aussi, cependant, la noble et généreuse femme, elle cherchait +ailleurs que dans le christianisme le principe de sa tendre charité. +Tout en détestant Rousseau, elle n'avait d'autre religion que la +profession de foi du vicaire savoyard[376]. + +[Note 374: Actuellement le ministère de la guerre. Marquis de +Saint-Aulaire, _Correspondance complète de Mme du Deffand_, 1877.] + +[Note 375: Lettre du 31 août 1772.] + +[Note 376: Marquis de Saint-Aulaire, notice précédant la +correspondance de Mme du Deffand.] + +Rousseau, qui avait soulevé parmi les femmes un ardent enthousiasme, +dut perdre plus d'une admiratrice par ses _Confessions_. Plus d'une, en +effet, devait partager le sentiment de la comtesse de Boufflers +écrivant à Gustave III: «Je charge, quoiqu'avec répugnance, le baron de +Cederhielm de vous porter un livre qui vient de paraître: ce sont les +infâmes mémoires de Rousseau, intitulés _Confessions_. Il me paraît que +ce peut être celles d'un valet de basse-cour, au-dessous même de cet +état, maussade en tout point, lunatique et vicieux de la manière la plus +dégoûtante. Je ne reviens pas du culte que je lui ai rendu (car +c'en était un); je ne me consolerai pas qu'il en ait coûté la vie à +l'illustre David Hume, qui, pour me complaire, se chargea de conduire en +Angleterre cet animal immonde[377].» + +[Note 377: La comtesse de Boufflers à Gustave III. Lettre du 1er mai +1782, reproduite d'après les papiers d'Upsal, par M. Geffroy, _Gustave +III et la cour de France_, Appendice.] + +Plût à Dieu que toutes les femmes eussent partagé ici l'indignation de +Mme de Boufflers et que les _Confessions_ de Rousseau n'eussent point +enfanté les _Mémoires particuliers_ de Mme Roland! Contraste bizarre! La +légère comtesse de Boufflers s'indigne du cynisme des _Confessions_, +et l'honnête Mme Roland imite ce cynisme dans ses _Mémoires_, ces +_Mémoires_ où l'enthousiasme qui porte à faux, l'esprit d'utopie, la +déclamation, la pose théâtrale, sont bien aussi de l'école de Rousseau, +et font regretter que Mme Roland ne se soit pas plus souvent montrée +elle-même dans les fraîches et douces inspirations qui échappent parfois +de son cour et de sa plume. + +L'influence de Rousseau avait été immense sur les femmes. Il avait fait +succéder à l'esprit de sarcasme et de dénigrement la sensiblerie et +l'enthousiasme. Nous avons vu la sensiblerie à l'oeuvre dans l'éducation +des jeunes filles. Elle se traduit jusque dans la parure et produit la +robe _à la Jean-Jacques Rousseau_, le pouf _au sentiment_. Elle préside +à toutes les actions de la vie et a particulièrement son emploi dans les +salons littéraires. En écoutant Trissotin, les fausses précieuses +du XVIIe siècle disaient qu'elles se pâmaient d'aise; les femmes +sentimentales du XVIIIe siècle font mieux que de le dire en entendant +un auteur lire sa pièce: elles se pâment réellement. Les sanglots, les +syncopes, tels sont leurs applaudissements. + +En mettant à la mode l'enthousiasme et les larmes d'admiration, Rousseau +préparait, sans qu'il s'en doutât, le triomphe de Voltaire: «Il est +d'usage, surtout pour les jeunes femmes, de s'émouvoir, de pâlir, de +s'attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de +Voltaire; on se précipite dans ses bras, on balbutie, on pleure, on est +dans un trouble qui ressemble à l'amour le plus passionné.» Faut-il +rappeler ici qu'au retour de Voltaire, des femmes françaises +participèrent à l'ovation indescriptible qui lui fut faite et où vibra +ce cri antinational: «Vive l'auteur de _la Pucelle_![378]» + +[Note 378: Témoignages recueillis par M. Taine, _ouvrage cité_.] + +N'enveloppons pas toutefois dans la même réprobation tous les élans +d'enthousiasme qui se produisirent dans les dernières années de l'ancien +régime. Il y eut alors au sein de la vieille noblesse française de +généreux tressaillements. Longtemps comprimés par le scepticisme, les +bons instincts de la nature humaine cherchaient à réagir. Les théories +humanitaires circulaient. Des femmes s'en firent les éloquents +interprètes et les propagèrent à l'étranger, comme nous le verrons dans +le chapitre suivant. + +Si tant de nobles élans devaient demeurer stériles, c'est qu'en général +ils ne cherchaient pas dans l'Évangile l'inspiration et la règle. En +vain croit-on travailler au bonheur des peuples quand on y travaille +sans Dieu ou contre Dieu: «Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, +c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent.» + +Toutes les belles théories philanthropiques du XVIIIe siècle allaient +aboutir aux pages sanglantes de la Terreur. + +La pensée religieuse, sinon toujours la foi, vivait cependant encore +dans quelques-uns de ces coeurs qui battaient pour la liberté. Je me +plais à nommer ici une femme qui rappela dans ses oeuvres immortelles, +que l'homme ne peut se passer de Dieu et du culte qu'il doit lui rendre. +Née protestante, mais catholique d'instinct, les religieuses traditions +que l'on gardait dans sa famille, prémunirent Mme de Staël contre les +dangereuses doctrines qu'elle rencontrait chez les hôtes que réunissait +le célèbre salon de sa mère, la pieuse et charitable Mme Necker. Si, +comme les femmes de son temps, Mme de Staël admira Rousseau, du moins le +déisme du Vicaire savoyard ne lui suffisait pas; et bien que son ardente +imagination s'élançât au delà des limites que le dogme prescrit, son +coeur aimant et souffrant sentait le besoin de la foi qui soutient et +console. + +Fervente disciple d'un père qu'elle adorait, elle aima, comme Necker, la +liberté telle qu'elle crut la voir apparaître à l'ouverture des États +généraux[379]. Lorsque cette liberté fut devenue la plus odieuse des +tyrannies, Mme de Staël, dans un magnifique élan, prit la défense de la +reine qui allait consommer son martyre sur l'échafaud. + +[Note 379: Mme de Staël à Gustave III, lettre du 11 novembre 1791, +reproduite par M. Geffroy d'après les papiers d'Upsal. _Gustave IIIe et +la cour de France_,] + +Malgré de cruelles déceptions, la liberté fut toujours, pour Mme +de Staël, l'âme de son génie, merveilleux génie qui excella dans +l'observation de la vie sociale[380]. Cette liberté, Mme de Staël la +voulait, non seulement pour les peuples, mais pour les lettres. La +littérature française lui paraissait alors emprisonnée dans le cercle +d'une tradition qui devenait de plus en plus étroite. Elle lui ouvrit +les larges horizons des littératures germaniques pour que le génie +national pût leur demander ce qui s'appropriait le mieux à son essence. + +[Note 380: Villemain, _Tableau de la littérature au XVIIIe siècle.] + +Ici Mme de Staël n'appartient plus au XVIIIe siècle. Mais je n'ai pas +voulu quitter cette époque sans y saluer dans l'aurore de son génie +la plus grande des femmes qui ont tenu en France le sceptre de +l'intelligence. + + + + CHAPITRE IV + + + LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS + + +Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps +modernes.--Entre le moyen âge et la Renaissance: Jeanne Hachette et +les femmes de Beauvais; Anne de France, dame de Beaujeu; Anne de +Bretagne.--XVIe-XVIIe siècles: Louise de Savoie et Marguerite +d'Angoulême. Les favorites des Valois. Catherine de Médicis. Elisabeth +d'Autriche. Anne d'Este, duchesse de Guise. La duchesse de Montpensier. +La femme de Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des femmes du +XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes femmes. Marie +de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant la Fronde. Les +collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de Maintenon. Mme de Prie, +Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les conseillères de Gustave III. La +mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. Les martyres et les héroïnes de +la Révolution. Les femmes politiques de la Révolution: Mme Roland, +Charlotte Corday, Olympe de Gouges. Les mégères. Les _flagelleuses_. +Leurs clubs. Les tricoteuses; les sans-culottes. Les _Furies de la +guillotine_. La Mère Duchesne, Reine Audu, Rose Lacombe. Théroigne de +Méricourt. + + +Souvent heureuse dans les oeuvres de l'intelligence, quelle a été +l'influence de la femme française dans le domaine des événements de +l'histoire? + +Depuis le XVIe siècle, il faut le dire, cette influence a été +généralement néfaste. Il n'en avait pas été ainsi au moyen âge. Lorsque +les femmes intervenaient à cette époque dans les scènes de l'histoire, +c'était parfois, il est vrai, pour le malheur du pays, mais c'était le +plus souvent pour sa gloire. Sainte Clotilde, sainte Bathilde, Blanche +de Castille, Jeanne d'Arc comptent parmi les bienfaiteurs de la France. +Les trois premières lui ont donné la royauté chrétienne, et l'une +de celles-ci a contribué à son unité nationale; la quatrième l'a +miraculeusement délivrée de l'étranger. Mais ce qui a fait leur force, +c'est une grande inspiration, de foi patriotique et religieuse, c'est +pour les unes le profond sentiment d'une mission maternelle, c'est pour +Jeanne d'Arc l'appel direct du ciel. Ces femmes ont agi dans la mesure +des attributions réservées à leur sexe, et, dans ces attributions, je ne +comprends pas seulement les vertus domestiques de la femme et les vertus +morales qui lui sont communes avec l'homme, je mets au premier rang +les vertus patriotiques, je n'ai pas dit les talents politiques. Et +cependant ces talents n'ont pas manqué à Blanche de Castille; mais +placée dans la situation exceptionnelle de régente, elle se servait de +son habileté dans les affaires publiques pour laisser à son fils un +pouvoir fort et respecté. Elle fut une grande reine, parce qu'elle fut +une grande mère. + +Mais ce qui, dans les conditions ordinaires, rend funeste l'intrusion +politique de la femme, c'est que, créature essentiellement +impressionnable, elle fait souvent servir son pouvoir à ses ambitions, +ou bien à ses sentiments de tendresse et de haine. Plus absorbée que +l'homme par les affections du foyer, ces affections, en devenant +exclusives, l'aveuglent facilement, et elle leur sacrifie d'instinct +les intérêts du pays. Si elle paraît favoriser ceux-ci, c'est qu'ils se +seront accordés avec ses sentiments personnels. D'ailleurs, et nous l'en +félicitons, elle est rarement douée des facultés de l'homme d'État. Ce +n'est pas pour cette mission que la Providence l'a créée. Sans doute, +lorsqu'une sage et forte éducation l'a habituée à faire dominer en elle +la voix de la conscience, elle peut, nous le redirons plus tard avec M. +de Tocqueville, inspirer utilement à son foyer l'homme d'État, non en +lui conseillant des combinaisons politiques, mais en le fortifiant dans +le culte du devoir. Touche-t-elle directement aux affaires publiques, +elle risque de remplacer par l'esprit d'intrigue les qualités politiques +qui lui manquent. + +Donc, la passion personnelle pour guide, l'intrigue pour moyen, c'est le +caractère dominant de l'influence politique exercée par la femme. On en +vit quelques exemples au moyen âge, mais ils devinrent fréquents dès ce +XVIe siècle où s'affaiblissent les principes élevés auxquels avaient +obéi des princesses chrétiennes; ce XVIe siècle qui, en faisant naître +la cour de France, fortifiera l'esprit d'intrigue. + +Dans la période intermédiaire qui suit le moyen âge et qui précède la +Renaissance, nous retrouverons encore cependant une imitatrice de Jeanne +d'Arc, Jeanne Hachette; une héritière de Blanche de Castille, Anne de +France, dame de Beaujeu. + +C'est à l'heure du péril national que Jeanne Hachette et ses vaillantes +compagnes s'arrachent à l'ombre du foyer pour défendre leur ville +menacée. Comme Jeanne d'Arc, elles ne séparent pas du patriotisme la +foi qui le vivifie. Quand, pour repousser Charles le Téméraire, elles +marchent au rempart, elles ont pour enseigne la châsse de sainte +Angadresme, patronne de leur ville. Les unes apportent des munitions aux +défenseurs du rempart; d'autres font pleuvoir sur les ennemis des flots +bouillants d'huile et d'eau, ou les écrasent sous les grosses pierres +qu'elles font rouler sur leurs têtes. Les assaillants ont commencé +à gravir le rempart; un porte-étendard plante déjà la bannière de +Bourgogne sur la muraille; il la tient encore, mais Jeanne Hachette la +lui arrache. + +L'ennemi fut repoussé. Parmi les récompenses que Louis XI donne aux +habitants de Beauvais, de nobles privilèges sont accordés aux femmes. Le +roi les dispense des lois somptuaires. Elles ont le pas sur les hommes +à la procession annuelle que Louis XI institue en l'honneur de sainte +Angadresme; elles forment comme une garde d'honneur autour de la châsse +qui a été leur force et leur point de ralliement pour sauver leur cité. +J'ai nommé, dans Anne de France, une héritière des grandes pensées de +Blanche de Castille. Tutrice de son frère Charles VIII, elle accomplit, +comme soeur, une mission politique analogue à celle que Blanche avait +remplie comme mère. Ainsi que la souveraine du XIIIe siècle, elle +poursuit avec une prudente fermeté l'oeuvre de l'unité française. Elle a +les qualités politiques de Louis XI sans en avoir la cruauté; et, par sa +générosité, par sa munificence, elle rend au pouvoir royal l'éclat que +lui avait enlevé la mesquinerie de son père[381]. + +[Note 381: Brantôme, _Premier livre des Dames_. Anne de France.] + +Cette jeune femme de vingt-deux ans avait, dit un historien, «la +ténacité, la dissimulation et la volonté de fer du feu roi; aussi +disait-il d'elle, avec sa causticité accoutumée, que c'était «la moins +folle femme du monde, car, de femme sage, il n'y en a point.» «Elle +prouva qu'il y en avait une; car elle poursuivit, avec une sagacité et +une énergie admirables, tout ce qu'il y avait eu de national dans les +plans de Louis XI.» «Elle eût été digne du trône par sa prudence et +son courage, si la nature ne lui eût refusé le sexe auquel est dévolu +l'empire.» «Ce jugement d'un contemporain est celui de la postérité[382].» + +[Note 382: Henri Martin, _Histoire de France_, tome VII.] + +Anne de France mérite cet hommage comme tutrice de Charles VIII, mais +nous verrons un peu plus tard que la belle-mère du connétable de Bourbon +n'en sera plus digne. Quel que soit le génie politique dont la nature +ait exceptionnellement doué une femme, quelle que soit la force d'âme +avec laquelle elle se possède, il est bien rare qu'à certain moment la +passion ne vienne obscurcir en elle la notion du sens patriotique. Mais +nous ne sommes pas encore arrivés à cette dernière apparition de madame +de Beaujeu dans l'histoire. + +Aux États généraux qu'Anne de France consent à réunir, les paysans +libres sont appelés pour la première fois; et, tout en fortifiant le +Tiers-État, la princesse continue à défendre le pouvoir royal contre +les envahissements de la féodalité. Elle résiste victorieusement à la +nouvelle ligue du Bien public que dirige contre elle le duc d'Orléans. +Comme nous venons de le rappeler, l'unité de la France la compte, elle +aussi, parmi ses fondateurs. Cette unité lui doit encore une force +considérable: la réunion de la Bretagne à la France, «le plus grand +acte qui restât encore à accomplir pour la victoire définitive et la +constitution territoriale de la nationalité française[383].» + +[Note 383: Guizot, _Histoire de France_, tome II.] + +Anne prépare peu à peu son frère à prendre le pouvoir, et quand ce +moment est venu, elle se retire; elle se livre, dans sa retraite, à +ses devoirs domestiques. Elle ne garde plus que le droit de conseiller +discrètement son frère. Si Charles VIII l'avait écoutée, il n'aurait +pas entraîné la France dans ces guerres d'Italie qui furent si +préjudiciables au pays. + +Pourquoi faut-il qu'Anne de France ait terni, sa pure gloire quand, à +ses derniers moments, les injustices dont François Ier accablait le mari +de sa fille, le connétable de Bourbon, lui firent perdre le sentiment +français, et qu'elle recommanda à son gendre de s'allier à la maison +d'Autriche! Tout viril que fût son caractère, elle était demeurée femme +pour subordonner aux intérêts de sa maison son influence politique. +Soeur et tutrice de Charles VIII, elle sert la France. Belle-mère du +connétable de Bourbon, elle la trahit. Mais n'oublions pas que ce fut +à l'heure des défaillances de la mort. N'oublions pas non plus que +lorsqu'elle était au pouvoir, elle suivit une politique vraiment +nationale, quelle qu'en fût l'inspiration: Si l'on excepte Anne +d'Autriche, elle est la seule qui ait droit à cet éloge entre toutes les +princesses qui, depuis le xve siècle, ont exercé une influence sur les +destinées de notre pays. C'est qu'elle était la seule aussi qui fût +fille de France. + +L'une des causes qui, en effet, rendirent le plus désastreuse +l'intervention politique des reines, c'est que, nées dans des cours +étrangères, elles apportaient généralement sur le trône de France +l'amour de leur pays natal. Une contemporaine de Madame de Beaujeu en +donna le triste exemple. C'est en mariant Charles VIII à l'héritière de +la Bretagne qu'Anne de France avait réuni cette belle province à +notre patrie; et peu s'en fallut que la reine, Bretonne avant d'être +Française, n'enlevât à notre pays le don qu'elle lui avait apporté. A +peine Charles VIII est-il mort, qu'Anne de Bretagne se retire dans son +duché. Cependant un traité l'oblige à ne se remarier qu'à un roi de +France ou à l'héritier présomptif de celui-ci. Louis XII lui demande sa +main, et elle la lui accorde. Mais le roi lui abandonne la jouissance de +son bien et de son duché, et toujours la duchesse de Bretagne l'emporte +sur la reine de France[384]. + +[Note 384: Voir les histoires de France de MM. Henri Martin, Trognon.] + +De son mariage avec Louis XII, Anne de Bretagne n'a que deux filles. La +seconde, Claude de Francs, héritière du duché de Bretagne, doit épouser +l'héritier du trône, François d'Angoulême. Mais la reine déteste Louise +de Savoie, mère de ce prince, et plutôt que de voir passer la Bretagne +entre les mains du fils de son ennemie, elle presse Louis XII de fiancer +la princesse Claude à Charles d'Autriche, le futur Charles-Quint: +mariage désastreux qui démembrait la France. Le comté de Blois, le +Milanais, Gênes, Asti, furent joints plus tard à la dot de la fiancée; +et si le roi mourait sans héritier mâle, le duché de Bourgogne devait +passer, avec la princesse Claude, à la maison d'Autriche! Voilà ce +qu'Anne de Bretagne avait arraché à l'âme si française de Louis XII! +Mais à quel prix! Les regrets, les remords accablent le roi. Il tombe +malade. Le cardinal d'Amboise, les autres conseillers du prince, lui +rappellent ses devoirs de roi. Alors Anne ne résiste plus. Louis XII +stipule dans son testament que lorsque sa fille Claude sera en âge +d'être mariée, elle épousera François-d'Angoulême. Mais tant que la +reine vécut, ce mariage n'eut pas lieu. + +Une précédente maladie de Louis XII avait fait prévoir à la reine un +second veuvage. Sa première pensée fut de se retirer en Bretagne après +la mort du roi et d'y emmener sa fille Claude pour la soustraire aux +partisans de François d'Angoulême. Elle se hâta d'envoyer ses bagages à +Nantes par la Loire. Le gouverneur de François d'Angoulême, le maréchal +de Gié, les fit saisir entre Saumur et Nantes. Le roi se rétablit, et +la reine, qui gardait sur lui son influence, se souvint de l'injure du +maréchal. Il ne lui suffit pas de le faire chasser de la cour. Elle veut +le déshonorer. Elle suscite contre lui des témoins qui l'accusent de +concussion et d'autres crimes encore. Ce n'est pas la mort du maréchal +qu'elle poursuit. Non, la mort serait pour lui la délivrance, et ce +que la reine lui prépare, c'est la lente agonie du vieillard qui a été +heureux, justement honoré et qui, dépouillé de ses emplois, traînera une +existence misérable: «la mort ne luy dureroit qu'un jour, voire qu'une +heure, et ses langueurs qu'il auroit le feroient mourir tous les jours. + +«Voylà la vengeance de ceste brave reyne,» ajoute Brantôme[385]. + +[Note 385: Brantôme, _l.c._] + +Anne de Bretagne était-elle donc un monstre? Non, dans sa vie privée, +elle était généreuse, charitable. Elle aimait ses serviteurs et faisait +du bien à ceux du roi. Vertueuse et digne, elle faisait régner les +bonnes moeurs dans cette cour où, la première, elle attira les femmes et +les jeunes filles. Louis XII était fier de lui envoyer les ambassadeurs +qu'elle recevait avec sa grâce royale et son éloquente parole. Elle +protégea les lettres, les arts[386]. + +[Note 386: Voir le chapitre précédent.] + +Mais au milieu de toutes ces qualités, Anne de Bretagne était impérieuse +et ne souffrait pas la contradiction; elle était passionnée dans ses +ressentiments et elle y apportait la ténacité de la vieille race +bretonne. Lorsqu'une femme, belle, séduisante, aimée, a au service de +ses haines une influence politique, que devient pour elle l'intérêt +de ce pays au milieu duquel d'ailleurs elle se considère comme une +étrangère! + +L'ennemie d'Anne de Bretagne, Louise de Savoie, anima aussi de ses +passions ses actes politiques. Lorsque, pour la cause de François +d'Angoulême, le maréchal de Gié a encouru l'inimitié de la reine, Louise +de Savoie compte parmi les faux témoins qui accusent le fidèle soutien +de son fils: C'est qu'au prix de cette lâcheté elle conquiert la faveur +de la reine. C'est pour son fils, sans doute, qu'elle boit cette honte, +car cette femme profondément corrompue a un grand amour au coeur, et +c'est avec la plus vive exaltation que, dans son journal, elle nomme son +fils «mon roi, mon seigneur, mon César et mon Dieu[387].» Mais cet amour, +ce n'est que l'instinct qui se fait entendre au coeur même des fauves; +ce n'est pas l'amour intellectuel que connaît la mère chrétienne et qui +fait d'elle la mère éducatrice par excellence. Au lieu d'élever vers le +bien l'âme de son fils, Louise de Savoie la pervertit. + +[Note 387: _Journal de Louise de Savoie_, date du 25 _de janvier_ +1501.] + +Elle se sert tantôt de son influence sur François Ier, tantôt de son +pouvoir de régente, pour faire triompher ses vives tendresses ou ses +implacables ressentiments. Du duc de Bourbon qu'elle aime, elle fait un +connétable de France; et du nouveau connétable qui dédaigne son amour, +elle fait un persécuté qui devient un traître à la patrie. + +Pour perdre Lautrec, gouverneur du Milanais, elle s'empare des deniers +que lui envoyait le surintendant Semblançay; et elle laisse ainsi +échapper à la France le duché de Milan. Et comme Semblançay déclare que +c'est la reine mère qui a pris cette somme, Louise de Savoie poursuit de +sa haine le surintendant. Cinq années après, François Ier sacrifie à sa +mère le noble vieillard qu'il appelait son père et qui a administré les +finances sous les deux règnes précédents et sous le sien. Il laisse +Louise de Savoie ourdir avec son digne complice, le chancelier Duprat, +le procès qui se terminera par un sinistre spectacle: le vieux +surintendant pendu au gibet de Montfaucon! + +A un moment de sa vie pourtant, Louise de Savoie eut, à l'intérieur et +à l'extérieur[388], une politique utile à la France: c'est que, régente +alors pendant la captivité de François Ier, son devoir se trouva +d'accord avec son amour maternel. Pour délivrer son fils, c'est avec une +haute habileté diplomatique qu'elle détache l'Angleterre de l'alliance +de Charles-Quint. Nous savons avec quel sublime dévouement la fille de +Louise, Marguerite d'Angoulême, travailla, de son côté, au salut du +royal et bien-aimé captif. La mission qu'elle remplit en Espagne, ainsi +que ses autres apparitions si discrètes dans le domaine de l'histoire, +furent, comme nous le disions, les effets du sentiment unique qui fit de +sa vie un long acte d'amour fraternel. Mais dans cette âme généreuse +et vraiment française, cette tendresse, tout exclusive qu'elle fut, ne +l'aveugla jamais sur les besoins du pays, et Marguerite ne la fit +servir qu'au bonheur et à la gloire de la France, à la pacification des +esprits, au soulagement de toutes les infortunes[389]. + +[Note 388: M. Mignet, _Rivalité de François Ier et de Charles-Quint_.] + +[Note 389: Voir le chapitre précédent.] + +Si, pour délivrer François Ier, Louise de Savoie avait dignement +concouru avec sa fille au relèvement de la France, le dernier traité +auquel la reine mère mit la main, fut une honte pour notre pays: c'était +le traité de Cambrai qui, préparé par Louise de Savoie et par Marguerite +d'Autriche, fut nommé _la paix des Dames_, et qui, abaissant la France +aux pieds de Charles-Quint, infligeait à notre patrie la plus cruelle +des humiliations: le sacrifice de tous ses alliés «à l'ambition et à la +vengeance impériales[390].» + +[Note 390: A. Trognon, _Histoire de France_, t. III.] + +Nommerons-nous maintenant les favorites des Valois? Triste influence que +celle qu'eurent dans nos annales ces dangereuses sirènes! C'est pour +plaire à Mme de Chateaubriand que François Ier a donné à Lautrec, frère +de celle-ci, le gouvernement du Milanais; et l'incapacité de ce général +s'est jointe à la trahison de la reine mère pour faire perdre cette +conquête à la France. La duchesse d'Étampes sous François Ier, Diane +de Poitiers sous Henri II, remplissent de leurs créatures les hautes +charges du royaume. S'il n'est pas prouvé que Mme d'Étampes ait trahi +la France pour Charles-Quint, il est malheureusement vrai que Diane de +Poitiers décida Henri II à conclure le traité de Cateau-Cambrésis qui, +après des combats où notre pays avait dignement répondu à son antique +renommée, lui imposa des conditions aussi humiliantes que s'il avait +été vaincu. C'est que la paix est nécessaire à Diane: les Guises, ses +créatures, s'élèvent trop haut à son gré; et pour contrebalancer +leur pouvoir, elle a besoin de voir revenir à la cour Montmorency et +Saint-André, prisonniers en Espagne. + +Détournons nos regards de ces femmes que de royales faiblesses rendent +souveraines. Levons les yeux jusque sur le trône, et voyons surgir la +figure énigmatique et terrible de Catherine de Médicis. + +Elle ne semble pas née pour le crime, cette femme qui se montre d'abord +la tendre belle-fille de François Ier, la patiente épouse d'un prince +qui est l'esclave d'une vieille femme, puis l'inconsolable veuve de ce +mari infidèle, la mère qui se dévoue à ses enfants avec d'autant plus +d'amour que l'espérance de la maternité lui a été longtemps refusée. + +On a dit d'elle que si elle n'avait pas eu à subir la redoutable épreuve +du pouvoir, elle aurait pu ne laisser après elle que le parfum des +vertus domestiques[391]. + +[Note 391: Imbert de Saint-Amand, _les Femmes de la cour des Valois.] + +Avant la mort de Henri II, Catherine n'était qu'en de rares +circonstances sortie de sa retraite pour exercer une action publique. +Le roi, son mari, partant pour l'expédition d'Allemagne, l'avait nommée +régente, mais en restreignant son pouvoir. Plus tard, après que le +désastre de Saint-Quentin fait redouter que l'ennemi n'entre dans +Paris, la reine a, en l'absence de son mari, un mouvement d'une noble +spontanéité. Elle se rend à l'Hôtel de Ville, ou au Parlement d'après +une autre version. Les cardinaux, les princes, les princesses la +suivent. Avec une persuasive éloquence, elle demande un subside de +trois cent mille livres qui permette au roi de soutenir la guerre. Elle +l'obtient, et sa reconnaissance se traduit en paroles d'une exquise +douceur[392]. Par cette intervention que lui dictent le péril du pays et +les plus purs sentiments domestiques, Catherine est vraiment dans ses +attributions de femme et de reine. Aux premiers temps de son veuvage, +la reine mère s'ensevelit dans son deuil. Le moment n'est pas venu pour +elle de prendre le pouvoir. La belle et intéressante Marie Stuart, +adorée de son jeune époux, le gouverne avec ses oncles de Guise. +Catherine de Médicis attend. + +[Note 392: Brantôme, _Premier livre des Dames_, Catherine de Médicis; +les histoires de France de MM. Guizot et Henri Martin.] + +François II meurt. Son jeune frère Charles IX lui succède. La reine mère +est régente. Heure fatale que celle où Catherine prend le pouvoir! Il ne +s'agit plus ici de céder à un magnanime mouvement pour demander au cour +de la France le secours qui permettra de repousser l'étranger. C'est +une autre guerre, une guerre fratricide qui va déchirer le sein de +la France. Les luttes religieuses qui grondent sourdement vont +faire explosion, soulevant les passions populaires et ravivant dans +l'aristocratie les révoltes féodales. Pour diriger l'État dans ces +graves conjonctures, îe gouvernement n'est représenté que par une femme +douée d'une merveilleuse habileté, habituée par l'épreuve à une longue +dissimulation, mais qui, dépourvue de principes supérieurs, ne se laisse +guider que par les impressions de la peur, par l'intérêt de sa famille, +et enfin par l'amour du pouvoir, ce sentiment qui dominera chez elle +avec d'autant plus de force qu'il a été plus longtemps comprimé dans une +âme orgueilleuse. Déjà, sous François II, quelque réservée que fût son +attitude, elle avait, dans une lettre adressée à son gendre Philippe II, +laissé entrevoir son caractère altier. Ce qui la rendait hostile à +la convocation des États généraux, c'était la pensée que, par leurs +réformes, ils la réduiraient «à la condition d'une chambrière.» A ce +moment déjà, la vanité égoïste l'emportait chez elle sur toute pensée +patriotique. Pendant la minorité de Charles IX, l'intérêt de l'État et +celui de sa famille s'accordant, Catherine exerce sur les partis une +action modératrice, peu ferme malheureusement, mais qui s'unit à la +généreuse tolérance du chancelier de l'Hôpital, le noble magistrat qui, +sous François II déjà, a dû à la reine mère son élévation. + +Si, par une politique incertaine, indécise, la reine se sert tour à +tour de chaque parti pour contenir l'autre, c'est que tous deux lui +paraissent redoutables. La neutralité lui est d'autant plus facile que +la religion n'est pour elle qu'un moyen politique. On connaît le mot +qu'elle prononça quand les premières nouvelles de la bataille de Jarnac +lui firent croire au triomphe des protestants: «Eh bien! nous prierons +Dieu en français.» + +Après avoir conclu le traité d'Amboise qui mécontente également +catholiques et huguenots, Catherine suit une politique généreuse que +ses intérêts lui commandent. Elle unit les deux partis dans une pensée +patriotique et donne à leur belliqueuse ardeur un but vraiment français: +la recouvrance du Havre que leurs querelles ont livré à l'Anglais. La +reine elle-même conduit l'armée. Avec la grâce et la dextérité qui +font d'elle une admirable écuyère, elle monte à cheval «s'exposant aux +harquebusades et canonnades comme un de ses capitaines, voyant faire +tousjours la batterie, disant qu'elle ne seroit jamais à son ayse +qu'elle n'eust pris ceste ville et chassé ces Anglois de France, +haussant plus que poison ceux qui la leur avoient vendue. Aussy fit elle +tant qu'enfin elle la rendit françoise[393]» + +[Note 393: Brantôme, _l. c._ Catherine déploya le même courage devant +Rouen assiégé. Id., _id_.] + +C'est encore une sage mesure que prend Catherine lorsque, exerçant à +la majorité de son fils une autorité plus grande que jamais, elle fait +voyager le jeune roi pendant deux années dans les provinces, surtout +dans celles qu'enflamme le plus l'ardeur des luîtes religieuses. +Catholiques et huguenots se pressent aux fêtes du voyage, ces fêtes où +se déploient tous les enchantements d'une cour brillante. Mais Catherine +a déjà commencé à employer pour soutenir sa cause une force peu +avouable: l'_escadron volant_ de ses cinquante filles d'honneur +qui déploient toutes leurs séductions pour attirer à la reine les +personnages les plus influents des deux causes. + +De ce voyage entrepris dans un but élevé, résulte pour Catherine une +politique nouvelle. Elle a constaté l'infériorité numérique du parti +huguenot: c'est assez pour qu'elle n'ait plus à le ménager. Lorsque, +sur la Bidassoa, le duc d'Albe lui a donné de sanguinaires conseils, la +reine était préparée à les recevoir. + +Catherine de Médicis apportera dans la violence la même dissimulation, +les mêmes atermoiements que dans la modération. C'est dans l'ombre +qu'elle dirigera ses premiers coups, non sans tenter encore des +démarches pour la paix. Jetant enfin le masque, elle fait renvoyer +L'Hôpital, elle défend sous peine de mort l'exercice du culte +protestant. Mais son habileté est mise en défaut, et la France +catholique n'est pas prête pour la lutte. Seuls, les protestants sont +sous les armes. + +Dans la lutte qui s'engage, la reine mère n'a en vue ni la défense de +la religion, ni même l'intérêt du roi. Ce qu'elle cherche dans cette +guerre, c'est le moyen de faire briller le duc d'Anjou, son fils +préféré. Elle avance et recule tour à tour. Après avoir fait confisquer +les biens de Coligny, après avoir mis à prix la tête de l'amiral, elle +accueille ses propositions de paix lorsqu'il marche sur Paris. Le traité +de Saint-Germain est signé. + +Catherine se souvient-elle toujours de l'avis que lui avait naguère +donné le duc d'Albe: «Un bon saumon vaut mieux que cent grenouilles?» +Est-ce pour mieux prendre Coligny dans ses filets qu'elle s'est +rapprochée de lui? Il semble difficile de prononcer en pareille matière: +rien ne ressemble plus à la fausseté que cette indécision qui fait +passer d'une résolution à une autre. Quoi qu'il en soit, c'est bien +à cette période de la vie de la reine que peut s'appliquer ce mot de +Charles IX à Coligny: «C'est la plus grande brouillonne de la terre.» + +L'ascendant que l'amiral prend sur le roi devient pour lui une sentence +de mort. La reine mère ne souffrira pas qu'une influence étrangère lui +enlève sa domination. Catherine tente de faire assassiner Coligny. +L'amiral n'est que blessé et cet événement redouble la filiale +vénération que le roi lui témoigne. Les Guises seuls sont accusés de +cette tentative de meurtre; mais si la grande victime guérit, la reine +se sent perdue. + +C'est alors qu'avec son complice, Henri d'Anjou, elle ourdit la trame de +la Saint-Barthélemy. Avec quel art perfide elle cherche à surprendre +le consentement du roi! Elle connaît ce caractère faible, violent, +orgueilleux. Elle montre à Charles IX l'amiral armant contre lui les +huguenots; elle lui rappelle qu'une fois, dans son enfance, lui, le roi, +a dû fuir devant ces «sujets révoltés.» Enfin, elle frappe le dernier +coup: elle nomme à son fils les véritables assassins de l'amiral: «Les +huguenots demandent vengeance sur les Guises. Eh bien! vous ne pouvez +sacrifier les Guises; car ils se disculperont en accusant votre mère et +votre frère!... et ils nous accuseront à juste titre.... C'est nous qui +avons frappé l'amiral pour sauver le roi! Il faut que le roi achève +l'oeuvre, ou lui et nous sommes perdus!...» + +D'abord ivre de fureur, Charles tombe dans un profond accablement. +Cependant il résiste toujours: «Mais mon honneur!... mais mes amis! +l'amiral!» Ces mots entrecoupés trahissaient les angoisses du malheureux +prince. Et Catherine poursuivait son oeuvre infernale. Après avoir +demandé à son fils la permission de se séparer de lui, elle lui jette +cette insultante parole: «Sire, est-ce par peur des huguenots que vous +refusez?» Sous cet outrage le roi bondit: «Par la mort Dieu, puisque +vous trouvez bon qu'on tue l'amiral, je le veux; mais aussi tous les +huguenots de France, afin qu'il n'en demeure pas un qui puisse me le +reprocher après. Par la mort Dieu, donnez-y ordre promptement[394].» + +[Note 394: Henri Martin, _Histoire de France_, t. IX.] + +Ces mots, prononcés dans le délire de la fureur, sont l'arrêt de mort +des protestants qui s'endorment dans la fausse sécurité que leur inspire +le mariage du roi de Navarre avec la soeur de Charles IX. La jeune +mariée ignore les sinistres projets qui auront leur dénouement le +lendemain. Catherine sacrifie maintenant jusqu'à sa fille à son +ambition! Malgré les larmes de la duchesse de Lorraine, soeur de +Marguerite, elle envoie la jeune femme auprès de son mari afin +d'éloigner tout soupçon. Elle l'expose ainsi aux représailles des +huguenots[395]; mais que lui importe! Voilà ce que la politique a fait de +cette mère autrefois si pleine de sollicitude pour ses enfants! + +[Note 395: Marguerite de Valois, _Mémoires_.] + +C'est la nuit. Bientôt la cloche du Palais va annoncer les sanglantes +matines de Paris. Le roi et ses deux conseillers, Catherine et le duc +d'Anjou, sont au portail du Louvre, vers Saint-Germain-l'Auxerrois. +Ils vont assister au prélude de l'horrible tragédie dont ils sont les +auteurs. Suivant une version, Charles IX se serait senti faiblir, et +alors la reine mère, pour prévenir un contre-ordre, aurait avancé le +signal et fait sonner la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois. +D'après le duc d'Anjou, une autre scène aurait eu lieu. En entendant un +coup de feu tiré dans la nuit, les trois complices, pris d'épouvante, +auraient mesuré les effroyables proportions de leur crime, et tous trois +auraient donné un contre-ordre, venu trop tard: la boucherie avait +commencé[396]. Si le récit du duc d'Anjou est exact, il concorde bien avec +le caractère vacillant de la reine mère. + +[Note 396: Henri Martin, _l. c._] + +Tandis que Catherine, entraînant le roi à une fenêtre, le repaissait +de la vue du sang, une douce et pure jeune femme dormait dans son +appartement du Louvre: c'était la reine de France, Élisabeth d'Autriche. +Elle ignorait tout, et lorsqu'à son réveil elle apprit ce qui se +passait: «Helas! dit-elle soudain, le roy, mon mary, le sçait-il?--Ouy, +Madame, répondit-on, c'est luy-mesmes qui le fait faire.--O mon Dieu! +s'escria-t-elle, qu'est cecy? et quels conseillers sont ceux-là qui +luy ont donné tel advis? Mon Dieu! je te supplie et te requiers de luy +vouloir pardonner: car, si tu n'en as pitié, j'ay grande peur que ceste +offense luy soit mal pardonnable.» Et soudain demanda ses heures et se +mit en oraison, et à prier Dieu la larme à l'oeil[397].» + +[Note 397: D. Brantôme, _Second livre des Dames_, passage transposé au +_Premier livre_ par quelques éditeurs.] + +Cette pieuse jeune femme qui supplie le Christ d'être miséricordieux aux +bourreaux, voilà le seul spectacle qui nous repose de tant d'horreurs. +Avec Élisabeth d'Autriche, nous entendons l'unique protestation qui, +dans ce palais souillé, fasse vibrer la voix de l'Évangile. Grâce à +Dieu, cette protestation était due à une femme, à une femme restée +femme, et que nous aimons à opposer à la femme politique qui imprimait +sur la race des Valois la tache sanglante que rien ne saurait effacer de +l'histoire, mais que les pleurs et les prières d'Élisabeth essayaient +d'effacer devant Dieu. + +Catherine de Médicis a sacrifié la paix de l'État, le sang des Français, +à sa peur, à son égoïsme, enfin à sa préférence maternelle pour le duc +d'Anjou. Devenu roi, c'est, par un juste retour de la Providence, ce +fils même qui la châtiera. Elle l'a reproduit à son image, elle lui a +donné son égoïsme, sa dissimulation; il retournera contre elle les vices +qu'elle lui a inculqués[398]. Il l'éloignera de ses conseils. Elle le +verra déshonorer la royauté par sa lâche attitude; cette royauté que +Charles IX a fait nager dans le sang, Henri III la plongera dans +la boue. Catherine de Médicis est réduite à reporter ses dernières +espérances sur la Ligue que dirigent les mortels ennemis de ce fils tant +aimé naguère. Mais avec la Ligue, elle a une lointaine perspective de +domination. La duchesse de Lorraine est sa fille, et si un fils de cette +princesse succède à Henri III, l'aïeule pourra encore gouverner. Dans la +tumultueuse journée des Barricades, c'est Catherine qui négocie la paix +avec le duc du Guise: dernière consolation qui reste à son amour-propre +tant humilié d'ailleurs! Mais bientôt Henri III fait assassiner les +Guises; et le cardinal de Bourbon, fait prisonnier, jette à la face +de Catherine la responsabilité de tous ces malheurs. Bouleversée, la +vieille reine meurt de saisissement. + +[Note 398: A. Trognon, _Histoire de France_, tome III.] + +Suivant la remarque d'un historien moderne, Catherine de Médicis, quand +ses intérêts ne s'y opposaient pas, avait voulu poursuivre un double +but qu'il ne lui fut pas donné d'atteindre: l'abaissement de la maison +d'Autriche, l'abaissement de la féodalité. Mais en poursuivant ce +but par des moyens bas et perfides, en le subordonnant surtout à ses +passions, à son égoïsme, elle le manqua[399]. + + +[Note 399: Henri Martin, _Histoire de France_, tome IX.] + +Qu'est-ce que Catherine de Médicis a donné à la France? Deux +assassins,--c'étaient ses fils,--et la Saint-Barthélemi,--c'était son +oeuvre. Que de crimes lui eussent été épargnés, que de deuils et de +hontes eussent été épargnés à la France si elle n'avait jamais eu entre +les mains l'arme du pouvoir! + +Au XVIe siècle, la violence est le caractère dominant de l'influence +qu'exercent les femmes. Cette violence ne fût-elle pas dans leur +caractère, elle y est mise par les luttes auxquelles elles sont mêlées. +En voici une, douce et généreuse entre toutes: Anne d'Este, femme du +duc François de Guise. Après la conspiration d'Amboise, elle n'a pu +supporter l'horrible spectacle auquel la cour se délecte: le supplice +des conspirés. Elle s'éloigne en sanglotant, et comme la reine mère +lui demande pourquoi elle se livre à une telle douleur: «J'en ay, +respondict-elle, toutes les occasions du monde. Car je viens de voir la +plus piteuse tragédie et estrange cruauté à l'effusion du sang innocent, +et des bons subjects du roy que je ne doubte point qu'en bref un grand +malheur ne tombe sur nostre maison, et que Dieu ne nous extermine de +tout pour les cruautés et inhumanités qui s'exercent[400].» C'est une +fervente catholique qui pleure sur les huguenots persécutés; c'est une +épouse, une mère qui redoute le châtiment que la Providence fait tomber +sur les persécuteurs; et c'est peut-être aussi une fille qui se souvient +de sa mère: la duchesse de Guise était née d'une protestante: Renée de +France, duchesse de Ferrare. + +[Note 400: Regnier de la Planche, _Histoire de l'Estat de France_.] + +Lorsque le duc François prépare des mesures rigoureuses contre Orléans, +la généreuse duchesse va vers lui pour le fléchir. Mais en allant la +voir dans un château situé près du camp, le duc est frappé par un +assassin. Il est transporté auprès de sa femme. A cet aspect, l'épouse a +un cri de vindicative douleur. François de Guise lui rappelle qu'à Dieu +seul appartient la vengeance, et, dans son admirable mort de héros +chrétien, il n'a que des paroles de miséricorde et de paix. Mais la +duchesse, elle, ne pardonne pas. Ce n'est plus la femme magnanime qui +détourne ses regards d'une sanglante exécution et qui intercède pour des +vaincus. Non, c'est une épouse tout entière à la vengeance de son mari. +Le supplice de l'assassin ne lui suffit pas: derrière Poltrot de Méré, +elle voit Coligny, qui n'a pas fait commettre le crime cependant, mais +qui en connaissait le projet et n'en a pas empêché l'exécution. Même +remariée au duc de Nemours, la duchesse de Guise poursuit la vengeance +de son premier mari. Elle est la complice de la reine mère pour la +tentative d'assassinat qui précède la Saint-Barthélemi. Un de ses fils +juge que de sa propre main elle tuerait l'amiral! + +Elle apporte dans sa tendresse maternelle toute la passion de son âme. +Elle anime Henri de Guise, son fils, dans l'oeuvre qu'il poursuit: +la formation de la Ligue. Quand les Guises sont assassinés, elle est +prisonnière, et cependant elle jette à Henri III toutes les malédictions +qu'une mère peut fulminer contre les meurtriers de ses fils. Rendue à la +liberté pour être une messagère de paix auprès des chefs de la Ligue, +elle leur transmet les propositions dont elle est chargée, mais lorsque +son fils, le duc de Mayenne, lui demande si elle lui conseille de les +accepter, elle l'exhorte à ne prendre conseil que de son coeur et de sa +conscience. Il la comprend[401]! + +[Note 401: Brantôme, _Second livre des Dames_.] + +Et sa fille, la duchesse de Montpensier, l'âme de la Ligue! Elle s'est +vantée de porter à la ceinture les ciseaux qui devaient donner à Henri +III, successivement roi de Pologne et roi de France, une troisième +couronne! Quand ses frères ont été assassinés, elle fait plus. C'est +elle qui arme le bras de Jacques Clément. Et sa mère et elle, parcourant +dans leur carrosse les rues de Paris, annoncent elles-mêmes au peuple la +bonne nouvelle: l'assassinat du roi. La duchesse de Montpensier a donné +auparavant un chef à cette Ligue qu'avait exaltée le spectacle de sa +douleur fraternelle. C'est elle qui a cherché à Dijon Mayenne, son +frère, et elle l'a conduit à Paris en triomphe. S'il l'avait écoutée, il +aurait saisi la couronne de France. + +Même farouche énergie chez les femmes des huguenots. Elles ne savent +pas seulement mourir avec héroïsme, elles animent à la lutte les +combattants. Qui décide Coligny à vaincre l'horreur que lui inspire la +guerre civile? Une femme, une femme d'un grand coeur cependant, mais +qu'anime l'ardent esprit des sectaires. Une nuit l'amiral est réveillé +par les sanglots de sa compagne, Charlotte de Laval: «Je tremble de peur +que telle prudence soit des enfans du siècle, et qu'estre tant sage pour +les hommes ne soit pas estre sage à Dieu qui vous a donné la science de +capitaine: pouvez-vous en conscience en refuser l'usage à ses enfans?... +L'espee de chevalier que vous portez est-elle pour opprimer les affligez +ou pour les arracher des ongles des tyrans?... Monsieur, j'ai sur le +coeur tant de sang versé des nostres; ce sang et vostre femme crient au +ciel vers Dieu... contre vous, que vous serez meurtrier de ceux que vous +n'empeschez point d'estre meurtris.»--«Mettez la main sur vostre sein, +répondit l'amiral, sondez à bon escient vostre constance, si elle pourra +digerer les desroutes generalles, les opprobres de vos ennemis et ceux +de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples +quands ils jugent les causes par les mauvais succez, les trahisons des +vostres, la fuitte, l'exil en païs estrange...; vostre honte, vostre +nudité, vostre faim, et, ce qui est plus dur, celle de vos enfans: +tastez encores si vous pouvez supporter vostre mort par un bourreau, +après avoir veu vostre mari trainé et exposé à l'ignominie du vulgaire: +Et pour fin vos enfans infames vallets de vos ennemis... Je vous donne +trois semaines pour vous esprouver; et quand vous serez à bon escient +fortifiée contre tels accidens, je m'en irai périr avec vous et avec nos +amis.»--L'Admiralle repliqua, Ces trois semaines sont achevées, vous ne +serez jamais vaincu par la vertu de vos ennemis, usez de la vostre; et +ne mettez point sur vostre teste les morts de trois semaines: Je vous +somme au nom de Dieu de ne nous frauder plus, ou je serai tesmoin contre +vous en son jugement[402].» + +[Note 402: D'Aubigné, _Histoires_, t. I, livre III, ch. II.] + +Certes, Charlotte de Laval soutenait une funeste cause; mais comment ne +pas admirer la scène superbe que nous a fait connaître d'Aubigné! + +Dans le parti huguenot encore, la reine de Navarre, Jeanne d'Albret, +fille de Marguerite d'Angoulême et femme d'Antoine de Bourbon; Élisabeth +de Roye, mariée au prince de Condé, encouragent leurs époux à embrasser +ouvertement et activement le protestantisme[403]. Lorsque Antoine de +Bourbon revient au catholicisme et qu'il veut contraindre sa femme à +suivre son exemple, elle résiste. Il l'éloigne de lui et lui prend son +fils pour le faire élever dans la religion catholique; mais, avant de +partir, Jeanne adjure l'enfant de ne point aller à la messe, le menaçant +de le renoncer pour son fils s'il lui désobéit. Dans les seigneuries des +Pyrénées qui lui restent soumises, elle prête son appui aux protestants +de la Guyenne. Bientôt elle devient veuve. Sa foi intolérante éclate +avec violence, elle interdit l'exercice du culte catholique dans son +royaume de Navarre, elle chasse les prêtres. + +[Note 403: Duc d'Aumale, _Histoire des princes de Condé_, tome I.] + +Son fils, Henri de Navarre, n'a pas quinze ans et déjà elle l'arme de sa +main, elle le conduit à La Rochelle auprès du prince de Condé. Elle-même +soutient énergiquement la lutte. + +Après l'assassinat du prince de Condé, Jeanne se montre dans une +plus touchante attitude. Elle amène devant les huguenots réunis à +Tonnai-Charente, son fils et son neveu, le fils de la victime; et les +présente à cette armée comme les vengeurs de Condé. La harangue qu'elle +leur adresse joint à une énergie virile la séduction qu'exercent les +larmes d'une femme. Son fils jure d'être fidèle à la cause proscrite, +et le serment du jeune prince est répété par les voix enthousiastes +des soldats. Henri est proclamé chef de l'armée, et Jeanne consacre ce +souvenir par une médaille d'or portant la double effigie de la mère et +du fils. «_Pax certa, victoria integra, mors honesta_.» Paix assurée, +victoire entière, mort honorable, disait la légende: noble devise que, +plus tard, devait rappeler à son fils une autre mère, l'une des héroïnes +que la maison de Rohan donna au siège de La Rochelle. Cette devise était +digne de cette fière Jeanne d'Albret qui, alors que le mariage de son +fils avec la soeur du roi de France était négocié, déclarait éloquemment +qu'elle sacrifierait sa vie à l'État, mais non pas l'âme de son fils à +la grandeur de sa maison. Elle se trompait dans la croyance à laquelle +elle se dévouait, mais dans ce siècle où tant de passions égoïstes +étaient en jeu, elle obéissait du moins à ce principe qui met au-dessus +de toutes les ambitions humaines les intérêts de l'âme immortelle. En +déplorant les erreurs de Jeanne d'Albret, n'oublions pas que nous devons +Henri IV à une mère qui lui apprit à devenir un grand homme en le +nourrissant de la lecture de Plutarque; redisons, avec d'Aubigné, +qu'elle n'avait «de femme que le sexe, l'ame entière aux choses +viriles, l'esprit puissant aux grands affaires, le coeur invincible aux +adversitez[404],» et ajoutons cependant qu'avec Charlotte de Laval et +Élisabeth de Roye, elle n'apparut dans la vie politique de la France que +pour attiser le feu de la guerre civile. + +[Note 404: D'Aubigné, _Histoires_, tome II, livre I, ch. II.] + +Ce n'était pas seulement dans les luttes religieuses que la violence se +rencontrait chez les femmes. Cette violence se respirait dans l'air. +A une époque où les combats singuliers devenaient une plaie pour la +France, on vit la veuve d'un gentilhomme tué en duel, poursuivre avec +une implacable persévérance la mort du meurtrier. Celui-ci est traîné au +supplice, et, à ce moment même, la grâce royale le sauve. Alors la veuve +va se jeter aux pieds du roi, et, lui présentant son petit enfant: +«Sire, dit-elle, au moins puis que vous avez donné la grâce au meurtrier +du père de cet enfant, je vous supplie de la luy donner dès cette heure, +pour quand il sera grand, il aura eu sa revenche et tué ce malheureux.» +«Du depuis, à ce que j'ay ouy dire, la mere tous les matins venoit +esveiller son enfant; et, en lui monstrant la chemise sanglante qu'avoit +son père lorsqu'il fut tué, et luy disoit par trois fois: «Advise-la +bien: et souviens-toi bien, quand tu seras grand, de venger cecy: +autrement je te deshérite.»--«Quelle animosité!» s'écrie Brantôme. Mais +pourquoi s'en étonnait-il? Ne voyait-il pas ses contemporaines se jouer +de la vie des hommes, fût-ce même pour satisfaire un caprice insensé? +L'une, en passant devant la Seine, laisse tomber son mouchoir à l'eau et +le fait chercher par M. de Genlis «qui ne sçavoit nager que comme une +pierre.» Une autre jette son gant au milieu des lions que François Ier +fait combattre devant la cour, et elle prie le vaillant M. de Lorges +de le lui rapporter. Celui-ci y va bravement, mais si la dame de +ses pensées a éprouvé son courage, elle a, du même coup, perdu son +affection, s'il faut en croire la tradition suivant laquelle il lui +aurait jeté son gant au visage. Brantôme dit avec raison que ces femmes +eussent mieux fait de se servir de leur pouvoir pour envoyer leurs +chevaliers sur un glorieux champ de bataille. Ainsi fit Mlle de Piennes, +l'une des filles d'honneur de la reine. Pendant que Catherine de Médicis +encourage de sa présence les opérations du siège de Rouen, Mlle de +Piennes donne son écharpe à M. de Gergeay. Il se fait tuer en la +portant. A la bataille de Dreux, M. des Bordes, envoyé à un poste +périlleux, dit en y allant: «Ha! je m'en vais combattre vaillamment pour +l'amour de ma maistresse, ou mourir glorieusement.» «A ce il ne faillit, +car, ayant percé les six premiers rangs, mourut au septiesme...» + +Un autre gentilhomme déclarait qu'il se battait bien moins pour le +service du roi ou par ambition «que pour la seule gloire de complaire à +sa dame.» + +Ce sont là de ces traits que nous a souvent offerts le moyen âge et que +nous aimons à retrouver dans cette cour païenne des Valois qui n'avait +guère de chevaleresque que ses brillants dehors. Ainsi que le juge +Brantôme, les belles et honnêtes femmes aiment les hommes vaillants, +qui, seuls, peuvent les défendre, et les hommes braves aiment, eux +aussi, les femmes courageuses qui n'ont jamais manqué au pays de Jeanne +d'Arc et de Jeanne Hachette. Même à cette époque d'affaissement moral, +la France continuait à enfanter des héroïnes. Les femmes faisaient «les +actes d'un homme,... montoient à cheval,... portoient le pistolet à +l'arçon de la selle, et le tiroient, et faisoient la guerre comme un +homme.» Si le triste champ de bataille des guerres religieuses fut +témoin de ce courage guerrier, la lutte contre l'étranger lui donna un +plus digne emploi. Les femmes de Saint-Riquier et celles de Péronne +imitent glorieusement Jeanne Hachette et ses compagnes. Mme de Balagny +concourt vaillamment à la défense de Cambray et meurt de chagrin quand +elle voit tomber au pouvoir de Charles-Quint la ville qu'elle regarde +comme sa principauté. Suivant une autre version, elle se serait tuée: +le suicide ternirait alors la mort de cette héroïne. En expirant, elle +disait à son mari: «Apprens donc de moy à bien mourir et ne survivre ton +malheur et ta dérision.»--«C'est un grand cas, dit Brantôme, quand une +femme nous apprend à vivre et mourir[405].» + +[Note 405: Brantôme, _Second livre des Dames_.] + +Le règne réparateur de Henri IV ferme les plaies des guerres civiles et +rend la France prospère à l'intérieur, respectée à l'extérieur. Mais ce +grand prince est assassiné, et la régence du royaume est confiée à une +femme qui, par l'étroitesse de ses idées, le peu d'élévation de son âme, +la faiblesse et la violence de son caractère, est indigne de soutenir +l'héritage politique de Henri IV, et qui remplacera la fermeté absente +par l'entêtement d'un esprit aveuglé. + +Au moment où Marie de Médicis devient veuve, un terrible soupçon pèse +sur elle: on ne la croit pas étrangère à l'assassinat du roi. Elle +pleure son mari cependant; mais, avant tout, elle cherche à assurer son +pouvoir de régente, et, pour y parvenir, elle relève la féodalité que +domptait Henri IV, elle comble d'honneurs et d'argent les grands du +royaume et leur livre le trésor royal que la sage administration de +Sully avait enrichi. Par ses prodigalités, la régente contiendra-t-elle +au moins les grands seigneurs? Non, elle les exaspère par la faveur +exorbitante qu'elle a accordée à un aventurier italien marié à sa femme +de chambre. Complètement étranger au métier des armes, cet aventurier, +Concini, le nouveau marquis d'Ancre, est maréchal de France. Cette femme +de chambre, Léonora Galigaï, trafique honteusement de tous les emplois. +Par trois fois les princes se révoltent, et si, la seconde fois, la +reine trouve assez d'énergie pour marcher avec le jeune roi à la +rencontre des rebelles, ceux-ci ont trouvé dans la première de leur +révolte et trouveront encore dans la troisième, les titres les plus +puissants pour obtenir de nouvelles faveurs. + +Marie de Médicis détruit aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, +l'oeuvre de Henri IV, et ses sympathies sont, acquises à cette maison +d'Autriche dont le feu roi a poursuivi l'abaissement. + +Louis XIII fait assassiner Concini. La maréchale d'Ancre est exécutée; +Marie de Médicis, éloignée de la cour. Luynes, le favori du roi, a +remplacé Concini. Cette fois encore, les princes se révoltent; mais, +cette fois, la reine est leur appui, et elle va plonger le pays dans la +guerre civile. Après une escarmouche, la paix se rétablit. La mère et le +fils se réconcilient. + +Le duc de Luynes meurt. Marie de Médicis reprend quelque influence, +et ce n'est pas tout d'abord pour le malheur du pays. Elle ramène au +pouvoir l'évêque de Luçon, Richelieu, qu'avant sa disgrâce elle avait +fait nommer secrétaire d'État et qui l'a suivie dans sa retraite. Tant +que son protégé ne lui porte pas ombrage, elle s'associe à la politique +vraiment nationale de Richelieu, et sacrifie au ministre jusqu'à ses +sympathies espagnoles. Mais bientôt l'irascible princesse regrette la +toute-puissance de Richelieu et se plaint de son ingratitude. Assez +influente alors pour que le roi, avant de partir pour l'expédition +d'Italie, lui confie la régence des provinces situées au nord de la +Loire, elle n'a pu réussir cependant à empêcher une guerre qui lui est +pénible. Plus tard, elle voudra la paix à tout prix avec la maison +d'Autriche. Mais l'influence de Richelieu l'emporte heureusement pour +que cette paix soit faite à l'honneur de la France. + +Contre le ministre, Marie de Médicis a trouvé une alliée dans sa +belle-fille Anne d'Autriche. Au retour de la guerre d'Italie, Louis +XIII, dangereusement malade, est entouré des tendres soins de sa mère +et de sa femme: toutes deux profitent de la reconnaissance du roi pour +perdre le cardinal. Marie de Médicis touche à son triomphe, et quand, +revenue à Paris, elle reçoit dans son palais du Luxembourg la visite +de Louis XIII, elle tente un dernier assaut. Tout à coup elle voit +apparaître à la porte de sa chambre la robe rouge du cardinal. Sa colère +éclate plus violente que jamais. Marie de Médicis somme le roi de +choisir entre la reine, sa mère, et le cardinal: le ministre, l'homme de +vieille race, qu'elle ose nommer un valet. + +Le lendemain, la reine mère a reçu les premiers gages de la faveur du +roi: le maréchal de Marillac, son protégé, est nommé au commandement de +l'armée d'Italie. Le chancelier de Marillac, le successeur que Marie de +Médicis veut donner à Richelieu, reçoit, lui seul, l'ordre de suivre +à Versailles le roi qui s'y rend. La foule des courtisans se porte au +Luxembourg. + +Mais le soir, on apprend que le cardinal a ressaisi son influence sur +Louis XIII, et les courtisans abandonnent le Luxembourg pour le Louvre. +C'est la fameuse journée des Dupes. + +Toute à sa vengeance, la reine mère intrigue même avec l'ambassadeur +d'Espagne. Exilée à Moulins, elle se réfugie dans les Pays-Bas. Elle y +est rejointe par son fils préféré, Gaston d'Orléans, bien digne d'elle +par l'esprit d'intrigue, de révolte, mais bien plus coupable qu'elle. +Malgré ses graves défauts, Marie de Médicis n'eut pas, du moins, comme +Gaston, la lâcheté de livrer ses amis à Richelieu. Mise en demeure de le +faire, elle ne voulut pas acheter à ce prix la cessation de son exil. +Elle eut d'ailleurs des amis qui répondirent à sa fidélité par un +dévouement qu'ils payèrent de leur existence: le maréchal de Marillac, +le duc de Montmorency. + +Richelieu qui faisait remonter jusqu'à l'exilée la responsabilité des +complots ourdis contre sa vie, Richelieu fut inflexible pour elle. Une +humble démarche qu'elle fit auprès du roi, et même auprès du ministre, +pour rentrer en France, ne fut pas plus accueillie que les interventions +diplomatiques qu'elle mit en mouvement. Elle mourut dans l'exil, dans la +pauvreté, mais, à ce moment suprême, elle voyait de plus haut les choses +de ce monde. Ce n'est plus une ambitieuse qui s'agite dans les intrigues +politiques, dans les passions mesquines qui ont troublé la France: c'est +une femme chrétienne qui meurt dans d'humbles sentiments et qui pardonne +à Richelieu même[406]. + +[Note 406: Trognon, _Histoire de France_, t. IV.] + +Pendant la vie de Louis XIII, Anne d'Autriche a été, comme sa +belle-mère, associée à plus d'un complot tramé contre Richelieu. Elle a +même trahi la France pour renverser le cardinal. Et cependant, lorsque, +après la mort de Louis XIII, elle est devenue régente, elle s'arrête, +dit-on, devant le beau portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, +et prononce ces paroles: «Si cet homme vivait, il serait aujourd'hui +plus puissant que jamais!» + +Et lorsque les anciens amis d'Anne d'Autriche, ceux qui ont souffert +pour elle la prison, l'exil, reviennent et croient triompher avec elle, +la régente les écarte, et c'est au continuateur de Richelieu qu'elle +accorde sa confiance. + +Est-ce seulement parce qu'en prenant le pouvoir, la reine a compris que +de graves responsabilités s'imposaient à elle, et qu'elle se devait +avant tout, sinon à cette France qu'elle avait trahie, au moins à ce +jeune roi, à ce fils bien-aimé dont il lui fallait conserver l'héritage? +Je crois que l'amour maternel put avoir cette influence sur Anne +d'Autriche, mais je crois aussi que si Mazarin n'avait pas été là pour +la guider avec toute la puissance que donne une affection partagée, Anne +d'Autriche aurait été exposée à n'avoir d'autre histoire que celle d'une +Marie de Médicis. + +Tout en reconnaissant que pour la gloire de la France, Anne d'Autriche +fit sagement de suivre les inspirations de Mazarin, il est permis +de regretter la dureté avec laquelle elle sacrifia à ce ministre +quelques-uns des amis qui s'étaient dévoués à elle dans sa disgrâce. Il +est vrai que pour dédommager plusieurs d'entre eux des emplois qu'elle +leur refusait, elle leur prodigua des largesses dont le Trésor faisait +malheureusement les frais. On pourrait encore dire pour atténuer +l'ingratitude de la régente, que la haine persévérante que ses anciens +amis gardaient à Mazarin, ne pouvait qu'irriter sa royale amie. Mais le +manque de reconnaissance n'était pas pour Anne d'Autriche un défaut +de fraîche date. A moins qu'une grande passion n'occupât son coeur, +l'égoïsme y dominait facilement. A l'époque où elle était persécutée, +elle ne recula pas plus pour se sauver elle-même, devant l'abandon de +ceux qui exposaient leur vie pour la défendre, qu'elle ne recula devant +le sacrilège en faisant un faux serment sur l'Eucharistie. Il y avait +dans son caractère un bizarre mélange de grandeur et de bassesse, +d'ingratitude et de dévouement. + +Mazarin ne connut que ce dévouement qui ne cessa de s'élever à la +hauteur de l'épreuve. La reine lui en donna un premier témoignage quand +il vit son existence menacée par le complot de Beaufort: ce fut à ce +moment que la régente se déclara pour son ministre en danger. + +En s'associant à la sage politique de Mazarin, Anne d'Autriche contribua +puissamment à la grandeur de notre pays. «La France, dit M. Cousin, ne +compte pas dans son histoire d'années plus glorieuses que les premières +années de la régence d'Anne d'Autriche et du gouvernement de Mazarin, +tranquille au dedans par la défaite du parti des Importants, triomphante +sur tous les champs de bataille, de 1643 à 1648, depuis la victoire +de Rocroy jusqu'à celle de Lens, liées entre elles par tant d'autres +victoires et couronnées par le traité de Westphalie[407]». Comment +rappeler aujourd'hui sans une profonde tristesse que c'est à la régence +d'Anne d'Autriche que nous devons le traité qui donna l'Alsace à la +France! + +[Note 407: Cousin, _la Jeunesse de Mme de Longueville_.] + +A ces belles et radieuses années de la Régence succèdent des temps de +trouble. Après les généreuses émotions de la guerre extérieure, voici +les intrigues et les luttes civiles de la Fronde. + +Au début de la guerre civile, la figure d'Anne d'Autriche prend un +relief extraordinaire. Dans ses qualités comme dans ses défauts apparaît +une énergique personnalité. La vivacité du sentiment, toujours quelque +peu compromettante pour l'administration politique des femmes, peut, +aux heures de crise où les mesures ordinaires ne suffisent pas, leur +inspirer les fières attitudes, les résolutions héroïques qui les font +triompher dans la lutte. Ce n'est pas à l'art de la politique qu'est +due cette gloire, c'est à l'inspiration du coeur, et c'est pourquoi les +femmes apparaissent généralement si grandes dans les périls publics ou +privés. Anne d'Autriche eut dans la Fronde une âme vraiment royale. +Cette princesse, naguère si humble et si humiliée devant Richelieu, est +maintenant une vraie fille des rois d'Espagne «bien digne de ses grands +aïeux», c'est une reine à qui «le sang de Charles-Quint» donne «de la +hauteur[408]», et qui, suivant l'expression de Mazarin, est «vaillante +comme un soldat qui ne connaît pas le danger». + +[Note 408: Mme de Motteville, _Mémoires_.] + +Toutefois, dans cette généreuse attitude même, elle se laisse emporter +par la passion au delà de la mesure; et si l'on a pu dire qu'elle seule +montra alors de la noblesse et du courage, on doit ajouter que ses +emportements irritèrent la révolte. + +Profondément imbue du principe du pouvoir absolu, Anne d'Autriche ne +souffre pas que, dans des questions de finance qui, à vrai dire, ne +regardent pas le Parlement, l'autorité royale soit limitée et contrôlée +par des gens de robe, «cette canaille», a-t-elle dit avec cette violence +de langage que nous retrouverons plus d'une fois sur ses lèvres. +L'orgueil de la reine paraît l'emporter jusque sur l'amitié qu'elle a +vouée à Mazarin: elle semble rebelle aux conseils du prudent ministre, +et va même jusqu'à flétrir du nom de lâcheté cet esprit de conciliation. +Mais ne nous y méprenons pas. N'est-ce pas la discrète Mme de Motteville +qui nous dit que le cardinal encourageait secrètement l'ardeur de la +reine pour mieux faire ressortir sa propre modération[409]? Ici encore +Anne d'Autriche était d'intelligence avec lui. C'était pour lui qu'elle +s'exposait. Si l'allégation de Mme de Motteville est vraie, il faut +convenir que les sentiments de Mazarin ne répondaient guère, en cette +circonstance, à la générosité de la reine, et que la fable de _Bertrand +et Raton_ eut ici une application anticipée qui faisait plus d'honneur à +la princesse qu'à son ministre. + +[Note 409: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1648.] + +La nouvelle de la victoire de Lens a encore exalté l'orgueil d'Anne +d'Autriche. Elle mène son fils à Notre-Dame pour le _Te Deum_ célébré +devant soixante-treize drapeaux ennemis déposés devant l'autel. Le +régiment des gardes forme la haie sur le passage du cortège royal et a +reçu l'ordre de demeurer sous les armes. Après avoir demandé à Dieu de +bénir les projets qu'elle médite, la reine sort de la cathédrale et +dit tout bas au lieutenant de ses gardes: «Allez, et Dieu veuille vous +assister[410]». + +[Note 410: Id., _Id_.] + +L'entreprise commandée par la régente, est l'exil de trois magistrats, +l'arrestation du conseiller Broussel et de deux présidents du Parlement. + +Anne d'Autriche est de retour au Palais-Royal. Elle y apprend que Paris +se soulève pour réclamer la délivrance du populaire Broussel. + +A pied, à travers la foule mugissante, un évêque, avec son rochet et son +camail, se fraye un passage jusqu'à la résidence royale: c'est Paul de +Gondi, le coadjuteur de Paris, le futur cardinal de Retz. Anne comprend +qu'il désire la voir céder au mouvement insurrectionnel qu'elle le +soupçonne d'avoir encouragé, et la colère de la souveraine lui fait +oublier sa dignité: «Vous voudriez que je rendisse la liberté à +Broussel! Je l'étranglerais plutôt avec ces deux mains, et ceux qui...» +Et ces mains royales menaçaient le coadjuteur. Il était temps que le +cardinal ministre intervînt! + +Chargé par Mazarin de négocier la paix moyennant la délivrance de +Broussel, le coadjuteur a réussi à calmer l'émeute. Mais quand il +revient au palais pour annoncer à la régente le succès de sa mission, et +la prie de souscrire aux promesses de Mazarin; quand le maréchal de +la Meilleraye, qui l'a accompagné, atteste le grand service que le +coadjuteur a rendu à la reine, Anne d'Autriche n'a d'autre parole de +reconnaissance que cette moqueuse recommandation: «Allez vous reposer, +monsieur, vous avez bien travaillé!» Ce fut une faute, une grande faute. +Jusque-là, bien que Gondi n'eût guère d'autre vocation que celle du +conspirateur, il était demeuré fidèle à la reine. Mais déjà blessé par +la mordante ironie de la princesse, il apprend qu'un coup d'État se +trame pour le lendemain et le menace des premiers. Anne d'Autriche a +fait d'un de ses amis un puissant conspirateur. + +Elle peut le comprendre, le lendemain, devant les douze cents barricades +qui obstruent les rues de Paris. Au bruit de la mousqueterie, le +Parlement en corps, précédé de ses huissiers, se dirige vers le +Palais-Royal pour réclamer ceux de ses membres qui lui ont été enlevés. +«Vive le Parlement! vive Broussel!» crie le peuple qui ouvre les +barricades aux magistrats. + +Tout tremble à la cour, excepté la reine qui, superbe de courroux, +tient tête à l'orage et répond avec hauteur à la harangue du premier +président. + +Elle cède enfin à la pression qu'exercent sur elle Mazarin, le +chancelier Séguier et l'admirable président Molé. Elle veut bien +remettre Broussel en liberté si le Parlement consent à reprendre ses +séances. + +Le Parlement quitte la reine pour se rendre au Palais-de-Justice. Mais +il est arrêté dans sa marche par les insurgés qui ne se contentent pas +des promesses de la régente. Ce qu'ils veulent, c'est Broussel lui-même. +Devant les furieuses menaces qui ont succédé à une ovation enthousiaste, +des magistrats s'enfuient. Molé ramène au Palais-Royal ceux qui ne l'ont +pas abandonné et qui forment le plus grand nombre. Il expose à la reine +les dangers qui la menacent et qui planent jusque sur la tête de son +fils. Le courage d'Anne d'Autriche croît avec le péril. Elle se refuse à +abaisser devant l'insolence du peuple la majesté royale. + +Alors, dans le cercle de la reine, une parole s'éleva pour l'avertir des +dangers que son opiniâtreté faisait courir au trône: cette voix était +celle d'une grande victime des révolutions, Henriette-Marie, cette +fille de Henri IV qui allait être bientôt la veuve du roi d'Angleterre, +Charles Ier! Elle dit à la reine de France que la révolution +d'Angleterre avait ainsi commencé. Anne d'Autriche était mère: elle +comprit la leçon. «Que messieurs du Parlement voient donc ce qu'il y a à +faire pour la sûreté de l'État», dit-elle avec une morne résignation. Et +elle ordonna la délivrance des magistrats prisonniers, le rappel de ceux +qu'elle avait exilés. + +Malgré ces concessions, l'énergie de la princesse ne fléchissait +pas. Pendant l'orageuse soirée du lendemain, alors que tous ceux qui +l'entourent sont en proie à la terreur, elle reste calme, héroïque; et +à sa fierté de race se joint un sentiment plus touchant. Mère et +chrétienne, elle espère dans le Dieu qui bénit les petits enfants: «Ne +craignez point, dit-elle, Dieu n'abandonnera pas l'innocence du roi; il +faut se confier à lui[411]». + +[Note 411: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1648.] + +Bientôt, à Saint-Germain, une humiliation suprême lui est imposée. Elle +a cru, mais en vain, pouvoir s'appuyer sur l'épée de Condé. Alors, avec +des larmes d'indignation, elle signe un acte qui consacre les décisions +du Parlement et qu'elle appelle «l'assassinat de la royauté». + +L'agitation, un moment calmée, se produit encore. Cette fois la régente +a obtenu l'appui de Condé. Elle s'est de nouveau rendue à Saint-Germain, +et de là, elle envoie au Parlement l'ordre de se retirer à Montargis. +Condé assiège Paris. + +Maintenant, le cardinal s'associe ouvertement à l'inflexible résistance +de la reine. Anne d'Autriche sort victorieuse de l'épreuve, et quand, +après la paix de Rueil, nous la voyons rentrer dans Paris, Mazarin, si +impopulaire jusque-là, Mazarin est auprès d'elle et partage l'accueil +sympathique qu'elle reçoit. C'était là un de ces brusques revirements +dont le peuple de Paris a donné tant d'exemples. On en vit un nouveau +témoignage le jour où la régente se rendit à Notre-Dame. Les harengères, +«qui avoient tant crié contre elle», se jetaient sur elle dans des +transports d'amour et de repentir; elles touchaient sa robe et furent +près de l'arracher de son carrosse[412]. + +[Note 412: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1649.] + +Condé, l'ennemi de Mazarin, s'aliène la régente par sa hauteur. Elle se +réconcilie avec le coadjuteur, et, forte de son alliance avec la +vieille Fronde, elle fait arrêter Condé, son frère de Conti, le duc de +Longueville, son beau-frère. Alors naît une nouvelle Fronde: la révolte +suscitée par les partisans des princes. Anne d'Autriche demeure +intrépide, elle accompagne le jeune roi et Mazarin à Bordeaux qui a pris +le parti des rebelles. Mais la paix que lui imposent ses nouveaux alliés +froisse son orgueil; elle aussi, employant une expression de Catherine +de Médicis, elle dit qu'elle a été traitée en chambrière. Elle se sépare +des anciens frondeurs. + +Le Parlement réclame la liberté des princes et l'obtient. Il réclame +aussi l'exil de Mazarin, et si la reine y consent, c'est que le cardinal +veut lui-même s'éloigner; mais elle s'apprête à quitter furtivement +Paris avec le roi. La trahison déjoue ce projet. Le coadjuteur +fait battre dans Paris le tambour d'alarme. Le peuple envahit le +Palais-Royal. Anne d'Autriche montre aux insurgés le jeune roi endormi +dans son lit. A ce doux aspect, les hommes qui avaient envahi cette +chambre avec des sentiments de fureur, n'ont que des paroles de paix et +de bénédiction. Le danger avait été grand: la reine mère n'avait eu que +le temps de faire recoucher le petit prince qui allait monter à cheval. + +Mazarin exilé garde sur la régente un pouvoir absolu. C'est toujours lui +qui gouverne par elle. + +Condé prend les armes contre le gouvernement. La reine mère entre +vaillamment en campagne, marche sur Mme de Longueville, la chasse de +Bourges et se dirige sur Poitiers. Mazarin rejoint Anne d'Autriche. Il +est témoin de son attitude après la déroute de Bléneau: la régente, +pleine de sang-froid et d'énergie au milieu de la cour éperdue, +n'interrompt pas même la toilette qu'elle avait commencée avant la +désastreuse nouvelle. + +Pendant le combat du faubourg Saint-Antoine, sous Paris, Anne d'Autriche +est vraiment dans son rôle de femme. Tandis que le canon gronde, elle +est agenouillée devant le Saint-Sacrement, chez les Carmélites de +Saint-Denis. Elle ne quitte l'autel que pour recevoir les courriers +qui lui apportent des nouvelles du combat, et la reine de France a des +larmes pour tous ceux qui sont tombés, amis ou ennemis.[413] + +[Note 413: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1652.] + +Anne devait voir Mazarin s'éloigner une seconde fois; mais cet exil +n'était pas de longue durée et n'était destiné qu'à hâter la conclusion +de la paix. Condé, le duc d'Orléans, son allié, demandèrent à envoyer +leurs députés au roi. Mais la régente refusa avec hauteur, «s'étonnant +qu'ils osassent prétendre quelque chose avant d'avoir posé les armes, +renoncé à toute association criminelle et fait retirer les étrangers;» +les étrangers dont le vainqueur de Rocroy avait accepté la criminelle +alliance! + +En 1653, la Fronde était vaincue. L'autorité royale triomphait. En dépit +de quelques imprudences, Anne d'Autriche avait, nous l'avons rappelé, +joué le rôle le plus noble dans cette guerre civile. A la paix, elle +rentre dans l'ombre. Son fils est majeur. Mazarin exerce hautement le +pouvoir jusqu'à sa mort, événement après lequel Louis XIV gouverne par +lui-même[414]. + +[Note 414: Trognon, _Histoire de France_] + +La petite-fille de Charles-Quint avait fidèlement servi la politique +anti-espagnole de Henri IV et de Richelieu. Elle avait achevé, à +l'intérieur du pays, l'oeuvre de ces deux grands génies: la victoire de +la royauté sur la féodalité. Mais nous savons que ce fut Mazarin qui la +dirigea dans l'exercice du pouvoir, et que les qualités personnelles +qu'elle déploya dans sa régence étaient non des qualités politiques, +mais des qualités morales: le courage qui brave le danger, la foi qui +soutient dans le péril, l'amour maternel, et cette tendresse dévouée, +généreuse, qu'Anne d'Autriche n'apporta, il est vrai, que dans une seule +amitié. + +Elle eut dans l'âme plus de hauteur que de véritable grandeur. Cette +hauteur avait pour origine la fierté du sang, et préparait Anne +d'Autriche à représenter dignement ce pouvoir absolu qui était encore +nécessaire à la France pour dompter la féodalité. La reine mère en légua +la tradition à son fils, et quand Louis XIV disait: «L'État c'est moi,» +il était bien réellement le fils d'Anne d'Autriche. + +Le jeune roi dut aussi à sa mère ces traditions de courtoisie +chevaleresque qui contribuèrent à l'éclat de son règne. Ce n'est pas la +moindre gloire d'Anne d'Autriche que d'avoir donné à la France un Louis +XIV. + +L'exemple de cette princesse a démontré, une fois de plus, que la +femme a besoin d'être elle-même dirigée lorsqu'elle tient les rênes du +gouvernement. Les contemporaines d'Anne d'Autriche furent une vivante +leçon de ce que devient la femme lorsque, dans les choses de la +politique, elle est, ou mal conseillée, ou livrée à ses propres +impressions. Nulle des conspiratrices de la cabale des Importants ou +des luttes de la Fronde n'est conduite par la raison d'État. L'amour, +l'amitié, la haine, tels furent les mobiles qui entraînèrent ces femmes +à fomenter la guerre civile, à trahir même leur pays pour l'étranger. +Pour rendre cette trahison moins odieuse, elles n'avaient pas, comme +certaines reines, l'excuse d'être elles-mêmes étrangères de naissance. +Le plus pur sang de France coulait dans leurs veines. + +Entre toutes les femmes qui apparaissent dans les troubles de la +régence, une seule attire notre sympathie: c'est cette noble et +touchante princesse de Condé, qui ne se mêle courageusement à la +lutte que pour servir la cause d'un cher prisonnier; l'époux qui l'a +dédaignée! + +Quant aux autres femmes de la Fronde, malgré les talents qu'elles ont +déployés, je ne peux voir en elles que des aventurières. Si le long +repentir de la duchesse de Longueville nous fait oublier que, jetée dans +la Fronde par son amour pour La Rochefoucauld, elle y entraîna jusqu'à +un Condé, jusqu'à un Turenne, comment accorder une semblable indulgence +à une duchesse de Chevreuse? Je me sépare ici, à regret, de l'illustre +écrivain aux yeux duquel est apparue comme une héroïne et un grand +politique, la femme audacieuse qui, pour nous, n'est que la pire des +intrigantes: celle qui met la politique au service de ses volages +amours. + +Ce n'est ni l'amour ni l'intrigue politique qui jettent Mlle de +Montpensier dans les luttes civiles: c'est le désir, romanesque de jouer +à l'héroïne. C'est ainsi que, s'introduisant seule par la brèche dans +Orléans, elle conquiert la ville par cet acte de bravoure. C'est ainsi +que, dans le combat du faubourg Saint-Antoine, elle tirera le canon de +la Bastille. + +Une brillante étrangère, la princesse palatine, Anne de Gonzague, nous +apparaît dans ces guerres civiles, non à travers la fumée des combats, +mais dans les mystérieux arcanes de la diplomatie. Pour délivrer Condé, +c'est elle qui a réuni la nouvelle Fronde à l'ancienne. Condé libre, +elle lui a donné des conseils de modération: c'est qu'alors Mazarin l'a +regagnée. Depuis, elle demeure fidèle au cardinal et sert même par son +intervention diplomatique les intérêts de la France. Mais, en réunissant +les deux Frondes, elle avait contribué à fomenter les troubles, à +amener cette nuit d'émeute pendant laquelle Anne d'Autriche montra +aux Frondeurs son fils endormi et à la suite de laquelle Mathieu Molé +prononçait, avec douleur, cette parole: «M. le Prince est en liberté, et +le roi, le roi notre maître, est prisonnier!» + +Mais il me tarde de quitter les femmes de la Fronde. Quelques-unes, +d'ailleurs, ont déjà été peintes par la main d'un maître. Et, à ces +aventurières, ou à ces intrigantes qui, en semant la guerre civile, ont +contribué aux misères du peuple, je vais opposer les femmes qui se sont +généreusement dévouées à soulager ces mêmes misères. + +Dès 1635, la guerre avec la maison d'Autriche avait fait connaître à la +Lorraine les fléaux que la Fronde ramena surtout pour la Champagne et la +Picardie. Rien de plus effroyable que le tableau, que les contemporains +nous ont tracé de la misère qui désola ces trois provinces. On vit alors +ce que c'était que ces guerres «soit civiles, soit étrangères où, disait +Fléchier, le soldat recueille ce que le laboureur avait semé...» Et +l'orateur sacré ajoutait: «Souvenez-vous de ces années stériles, où, +selon le langage du prophète, le ciel fut d'airain et la terre de +fer[415].» + +[Note 415: Fléchier, _Oraison funèbre de madame Marie-Magdeleine de +Wignerod, duchesse d'Aiguillon_.] + +La dysenterie, la gale, la peste se joignent à la guerre et à la famine. +Fuyant leurs demeures occupées par la soldatesque étrangère, les paysans +meurent dans les bois ou sur les grands chemins, ou bien, rentrant +dans leurs villages après le départ de l'ennemi, ils retrouvent leurs +demeures pillées, brûlées, leurs champs dévastés. Abattus par la +maladie, dépouillés jusqu'à la chemise, ils n'ont d'autre lit que la +terre, d'autre matelas que de la paille pourrie et n'osent, dans leur +état de nudité, se soulever de cette horrible couche. Leur nourriture, +c'est l'herbe, ce sont les racines des champs, c'est l'écorce des +arbres; les lézards, la terre même, tout leur est bon. S'il leur reste +quelques haillons, ils les lacèrent pour les avaler; et, à défaut de ces +étranges aliments, ils se rongent les bras et les mains «et meurent dans +ce désespoir.» D'autres disputent aux loups les restes d'une hideuse +curée: les débris pourris des chiens et des chevaux; ou bien, eux-mêmes +seront, fût-ce avant qu'ils n'expirent, la pâture des bêtes de proie. + +Vivants et morts gisent pêle-mêle. L'enfant qui a survécu, est demeuré +sur la mère qui est morte, bien certainement en lui donnant sa dernière +bouchée de nourriture. + +En Lorraine, à Saint-Mihiel, dit un missionnaire, «il y en a plus de +cent qui semblent des squelettes couverts de peau, et si affreux que, si +Notre-Seigneur ne me fortifiait je ne les oserais regarder; ils ont la +peau comme du marbre basané, et tellement retirée que les dents leur +paraissent toutes sèches et découvertes, et les yeux et le visage tout +refrognés. Enfin, c'est la chose la plus épouvantable qui se puisse +jamais voir.» + +Toutes les classes participent à cette misère. Le noble compte parmi +les pauvres honteux. Le curé s'attelle à une charrue pour remplacer le +cheval qui manque. L'homme qui ne peut se plier à la honte de mendier +son pain est trouvé mort sur sa couche pour n'avoir pas osé «demander sa +vie!» + +Les orphelins sont abandonnés; les jeunes filles, exposées à quelque +chose de plus terrible que la mort, le déshonneur. Les unes sont près +de succomber à l'effroyable tentation; d'autres se cachent dans des +cavernes pour fuir la brutalité des soldats. Les églises sont pillées, +les prêtres persécutés, dépouillés. + +En Lorraine, les soldats eux-mêmes, pressés par la faim et la maladie, +sont couchés le long des routes et sur les grands chemins, sans +assistance religieuse, «sans consolation humaine[416].» + +[Note 416: Lettres des prêtres de la Mission, recueillies dans la _Vie +de saint Vincent de Paul_, par le lazariste qui s'abrita sous le nom +d'Abelly. Sur l'origine de cet ouvrage, voir le livre récent de M. +Chantelauze, _Saint Vincent de Paul et les Gondi_.] + +Pendant la Fronde, des masses d'émigrants arrivent à Paris et ajoutent +le fardeau de leur misère au poids des calamités qui écrasent la ville. + +Tels furent les désastres dans lesquels la guerre étrangère et la guerre +civile plongèrent quelques parties de la France. Mais, au milieu de +toutes ces calamités, une armée se lève, l'armée de la charité! Saint +Vincent de Paul la commande, et les femmes marchent à l'avant-garde. + +Les dames de la Charité de Paris donnent leur or, elles quêtent pour +les provinces désolées. Saint Vincent de Paul et ses collaboratrices +recueillent près d'un million six cent mille livres qui sont distribuées +dans la Lorraine et jusque dans l'Artois ravagé par la guerre. Pendant +les malheurs amenés par la Fronde, ces nobles femmes envoient à la +Champagne et à la Picardie plus de seize mille livres par mois[417]. +L'imminence du danger provoquait les plus grands sacrifices, et les +généreuses femmes qui avaient eu à souffrir personnellement de la ruine +générale, calculaient, non leurs ressources, mais les misères qu'il +fallait soulager. Leur présidente, la duchesse d'Aiguillon, qui, avec +Mlle de Lamoignon et Mme de Hersé, la protectrice spéciale des pauvres +soldats, a recueilli des sommes immenses pour les victimes de la guerre, +la duchesse d'Aiguillon vend jusqu'à une partie de son argenterie. Mme +de Miramion vend son collier de perles pour nourrir les pauvres de +Paris. Elle leur fait distribuer plus de deux mille potages par jour. +Charité bien digne de la sainte femme qui, à Paris encore, fera +subsister les pauvres pendant les plus rigoureux hivers et à qui l'on +devra, en 1682, l'origine des fourneaux économiques[418]. + +[Note 417: _Vie de saint Vincent de Paul_, citée plus haut; _Lettres_ +de saint Vincent de Paul, publiées par les prêtres de la Mission, 1882. +333. Lettre à M. Martin, supérieur à Turin, 20 juillet 1656.] + +[Note 418: Bonneau-Avenant, _Mme de Miramion_, et _la Duchesse +d'Aiguillon_.] + +Le 11 février 1649, M. Vincent éloigné de Paris, écrivait aux Dames de +la Charité, dans une lettre récemment publiée: «De vérité il semble que +les misères particulières vous dispensent du soin des publiques, et que +nous aurions un bon prétexte, devant les hommes, pour nous retirer de ce +soin; mais certes, mesdames, je ne sais pas comment il en irait +devant Dieu, lequel nous pourrait dire ce que saint Paul disait aux +Corinthiens... «Avez-vous encore résisté jusqu'au sang?» ou pour le +moins avez-vous encore vendu une partie des joyaux que vous avez? Que +dis-je? Mesdames, je sais qu'il y en a plusieurs d'entre vous (et +je crois le même de tant que vous êtes) qui avez fait des charités, +lesquelles seraient trouvées très grandes, non seulement en des +personnes de votre condition, mais encore en des reines[419].» + +[Note 419: Saint Vincent de Paul, _Lettres_, 135.] + +En d'autres circonstances encore, les femmes se privent de leurs joyaux. +Anne d'Autriche qui a appelé saint Vincent de Paul dans ses conseils, +Marie-Anne Martinozzi, princesse de Conti, donnent de tels exemples. + +Pour les provinces désolées, cet or, ces perles se convertissaient en +pain, en vêtements, en médicaments, en outils même[420]. En soulageant +les misères de l'heure actuelle, on prévoyait l'avenir. On donnait +aux laboureurs du grain, des haches, des serpes, des faucilles; aux +paysannes, du chanvre, des rouets. On recueillait les orphelins, on leur +enseignait un état. Les jeunes filles étaient préservées du déshonneur +dans les pieux abris qui s'ouvraient à elles. Les pauvres honteux +recevaient, avec des secours, les hommages de respect qui leur rendaient +moins amer le pain de l'aumône. Les églises et leurs pasteurs étaient +secourus. + +[Note 420: Les maisons des Dames de la Charité étaient devenues +d'immenses magasins.] + +Les femmes dont nous énumérons les bienfaits et qui composaient ce qu'on +appelait l'Assemblée générale des Dames de la Charité, formaient comme +un conseil supérieur chargé de recueillir, de centraliser et de répartir +les dons de la charité. Ce n'était cependant pas dans ce but que +l'Assemblée générale avait été instituée. + +Au début de sa carrière, quand saint Vincent de Paul évangélisait les +campagnes par ces missions dont sa première collaboratrice, Mme de +Gondi, avait inspiré la fondation, il avait établi dans les campagnes +des confréries de la Charité, composées de femmes qui allaient assister +spirituellement et corporellement les pauvres malades. L'oeuvre se +propagea, et de 1629 à 1631, s'établit dans presque toutes les paroisses +de Paris et des faubourgs. La mission de ces confréries était toute +paroissiale. + +Une femme de bien, la présidente Goussault, eut la pensée de créer +une compagnie de dames qui aurait spécialement le soin des malades de +l'Hôtel-Dieu. Elle soumit le projet de cette création à M. Vincent qui +l'agréa. Les plus grandes dames de France se firent gloire d'appartenir +à cette association. Ceignant un tablier, les nobles infirmières +allaient porter aux femmes malades des secours, des consolations, des +enseignements, et leur donnaient avec affection le nom de soeurs. + +Ce fut ainsi que se constitua l'Assemblée générale des dames de la +Charité. Plus tard elle agrandit sa mission. Nous l'avons vue se charger +de l'assistance des provinces désolées que ses bienfaits sauvèrent. A +l'assemblée générale et extraordinaire qui se tint au Petit-Luxembourg, +chez la duchesse d'Aiguillon, le 11 juillet 1657, saint Vincent de Paul +rendit un éclatant hommage à ses dévouées collaboratrices: «C'est une +chose presque sans exemple, dit-il, que des dames s'assemblent pour +assister des provinces réduites à l'extrême nécessité, en y envoyant de +grandes sommes d'argent, et de quoi nourrir et vêtir une infinité de +pauvres de toute condition, de tout âge et de tout sexe. On ne lit point +qu'il y ait jamais eu de telles personnes associées qui, d'office, comme +vous, mesdames, aient fait quelque chose de semblable[421]». + +[Note 421: Abelly, _l. c._] + +Les attributions de l'Assemblée de Charité s'étendent de plus en plus. +À la visite de l'Hôtel-Dieu, à l'assistance des provinces désolées, se +joignent d'autres charges. + +La charité et le patriotisme s'unissaient dans les bienfaits que les +Dames de la Charité répandaient sur les victimes de la guerre et des +fléaux qui l'avaient suivie. Le patriotisme trouve aussi son compte dans +l'oeuvre apostolique qu'elles accomplissent en favorisant les missions +étrangères qui vont porter au loin, avec la connaissance de l'Évangile, +le nom de la France. La duchesse d'Aiguillon est là encore au premier +rang, et ses principales collaboratrices sont Mme de Miramion, Mme de +Lamoignon[422]. + +[Note 422: Pour Mlle de Lamoignon, voir les vers que lui a consacrés +Boileau. _Poésies diverses_, xvi. (Éd. Berriat-Saint-Prix.)] + +Mme d'Aiguillon a une grande part à la fondation du séminaire des +Missions étrangères. La duchesse crée des missions dans l'Extrême +Orient, un séminaire à Siam. Elle achète les consulats de Tunis et +d'Alger; elle suscite la fondation d'un hôpital dans cette dernière +ville pour y recueillir les Français malades et abandonnés. Enfin +reprenant la pensée d'une autre femme de grand coeur, Mme de +Guercheville, elle établit une colonie française et catholique au +Canada[423], cette Nouvelle-France qui, aujourd'hui, garde plus que +jamais à la mère-patrie malheureuse, un amour dévoué, enthousiaste, +chevaleresque. + +[Note 423: Fléchier, _Oraison funèbre de Mme d'Aiguillon_; +Bonneau-Avenant, _la Duchesse d'Aiguillon_. Ce dernier écrivain nomme +une humble cabaretière, Marie Rousseau, qui seconda la duchesse +d'Aiguillon dans la fondation de cette colonie.] + +Voilà ce que les femmes du XVIIe siècle ont fait pour le salut des +provinces dévastées, pour la grandeur de la France et la gloire de +l'Église. Leurs bienfaits ne s'arrêtent pas là. + +Saint Vincent avait fondé un hôpital pour les pauvres vieillards. Les +dames de la Charité, notamment la duchesse d'Aiguillon, le pressèrent +de donner plus d'extension à cette oeuvre. Devant les quarante mille +mendiants qui, à Paris, peuplaient _onze cours de miracles_, il fallait +un immense dépôt de mendicité. Ce fut saint Vincent qui eut à modérer +ici le zèle de ses collaboratrices; mais il ne refusa pas ses conseils à +la duchesse d'Aiguillon qui fonda la Salpêtrière avec le concours de +la reine, de Mazarin et des princesses. A un moment où les ressources +manquèrent à l'hôpital, Mme de Miramion, âgée, malade, quêta plus de +cinquante mille francs en un mois pour soutenir cette création. + +Comme le vieillard délaissé, l'enfant abandonné a rencontré dans les +dames de la Charité, des mères tendres et secourables. Est-il nécessaire +de rappeler le triste sort de ces enfants trouvés que l'on déposait à la +Couche, ce hideux local de la rue Saint-Landry où une veuve, assistée +d'une ou de deux servantes, recevait ces pauvres petits êtres? Il ne +se passait guère de jour que l'on n'en recueillît un. Les ressources +manquaient pour donner des nourrices à ces enfants. Les uns mouraient de +faim; d'autres étaient tués par des soporifiques que les servantes leur +faisaient prendre pour se débarrasser de leurs cris en les endormant. +«Ceux qui échappaient à ce danger, étaient ou donnés à qui les venait +demander, ou vendus à si vil prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a +payé que vingt sous. On les achetait ainsi, quelquefois pour leur faire +teter des femmes gâtées, dont le lait corrompu les faisait mourir; +d'autres fois pour servir aux mauvais desseins de quelques personnes qui +supposaient des enfants dans les familles... Et on a su qu'on en avait +acheté (ce qui fait horreur) pour servir à des opérations magiques et +diaboliques; de sorte qu'il semblait que ces pauvres innocents fussent +tous condamnés à la mort, ou à quelque chose de pire, n'y ayant pas un +seul qui échappât à ce malheur, parce qu'il n'y avait personne qui +prît soin de leur conservation. Et ce qui est encore plus déplorable, +plusieurs mouraient sans baptême, cette veuve ayant avoué qu'elle n'en +avait jamais baptisé, ni fait baptiser aucun». + +Ainsi parle un compagnon de la vie apostolique du saint; et celui-ci +même racontait que depuis cinquante ans, on n'avait pas entendu dire +qu'un seul enfant trouvé eût vécu! + +Témoin de cette navrante misère, saint Vincent l'expose aux dames de +charité établies sur la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet, la +première de ces confréries qui se fût formée à Paris. Il savait bien, +cet homme évangélique, que pour aimer et secourir l'enfance malheureuse, +toute femme sent tressaillir en elle un coeur de mère. Les généreuses +chrétiennes à qui saint Vincent faisait appel, ne purent d'abord sauver +qu'une douzaine de ces pauvres innocents, «bien plus à plaindre que ceux +qu'Hérode fit massacrer». Il fallut les tirer au sort! (1638.) + +Les associées du bon saint augmentent peu à peu le nombre de leurs +enfants d'adoption. Elles essayent même de les sauver tous. Puis, un +jour, les ressources manquent. C'est alors que, dans une assemblée +générale tenue vers 1648, a lieu cette scène incomparable qui a été tant +de fois retracée, et que, néanmoins, je me garderai bien de ne point +placer ici parmi les plus beaux titres d'honneur de la femme française. + +Saint Vincent de Paul «mit en délibération si la Compagnie devait +cesser, ou bien continuer à prendre soin de la nourriture de ces +enfants, étant en sa liberté de s'en décharger, puisqu'elle n'avait +point d'autre obligation à cette bonne oeuvre que celle d'une simple +charité. Il leur proposa les raisons qui pouvaient les dissuader ou +persuader; il leur fit voir que jusqu'alors, par leurs charitables +soins, elles en avaient fait vivre jusqu'à cinq ou six cents, qui +fussent morts sans leur assistance; dont plusieurs apprenaient métier, +et d'autres étaient en état d'en apprendre; que par leur moyen tous ces +pauvres enfants, en apprenant à parler, avaient appris à connaître et +à servir Dieu; que de ces commencements elles pouvaient inférer quelle +serait à l'avenir la suite de leur charité. Et puis élevant un peu la +voix, il conclut avec ces paroles: «Or sus, mesdames, la compassion et +la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants; +vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon +la nature les ont abandonnés; voyez maintenant si vous voulez aussi les +abandonner. Cessez d'être leurs mères, pour devenir à présent leurs +juges, leur vie et leur mort sont entre vos mains; je m'en vais prendre +les voix et les suffrages: il est temps de prononcer leur arrêt, et +de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils +vivront, si vous continuez d'en prendre un charitable soin; et au +contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les +abandonnez: l'expérience ne vous permet pas d'en douter[424]». + +[Note 424: Abelly, _l. c._] + +L'émotion qui vibrait dans la voix du saint «faisait assez connaître +quel était son sentiment». La sentence des juges ne pouvait se traduire +que par des larmes et par les plus généreux sacrifices. L'oeuvre des +Enfants-Trouvés était définitivement fondée. + +Collectivement ou isolément, les femmes s'associent à toutes les oeuvres +de saint Vincent de Paul. Elles assistent les galériens dont leur guide +a soulagé les tortures physiques et les misères morales. Avant même +qu'il y eût des Dames de la Charité, Mme de Gondi s'était occupée de +faire évangéliser les galériens par M. Vincent et ses missionnaires. +Plus tard, la duchesse d'Aiguillon qui fait donner à notre saint +l'aumônerie générale des galères, obtient de son oncle, le cardinal de +Richelieu, la fondation d'un hôpital pour les galériens, à Marseille, +et y contribue par sa munificence. Les premières protectrices des +Enfants-Trouvés, les dames de la Charité de Saint-Nicolas du Chardonnet, +concourent aussi à cette oeuvre. Ce sont elles encore qui visitent dans +leurs infectes et sépulcrales prisons les galériens de Paris. Mme de +Miramion suit cet exemple; elle porte aux prisonniers des secours, des +consolations, de douces paroles de relèvement. Mme de Maignelais, +soeur de M. de Gondi, visite aussi les galériens, et assiste jusqu'aux +condamnés à mort. + +Mme de Maignelais fonde une maison de filles repenties sous le vocable +de sainte Madeleine, la grande pécheresse rachetée par l'amour divin. +Les établissements de ce genre n'étaient pas nouveaux, mais, plus que +jamais, ils devenaient nécessaires à une époque où, comme nous le +disions plus haut, la licence régnait dans les villes, qui étaient +devenues des camps. + +Mme de Miramion, animée de l'esprit de saint Vincent, fonde une maison +analogue, mais elle lui donne une grande extension; elle crée le refuge +de la Pitié pour les femmes de mauvaise vie que l'autorité y fait +enfermer de force, et le refuge de Sainte-Pélagie pour les femmes +repentantes qui, de leur propre mouvement, viennent y mener une vie +de pénitence. Pour sauver ces âmes malades, Mme de Miramion avait le +suprême remède, la miséricordieuse tendresse du Bon Pasteur qui ramène +sur son épaule la brebis égarée. + +La Pitié et Sainte-Pélagie deviennent des établissements publics. Pour +les fonder, Mme de Miramion avait rencontré parmi ses appuis, le grand +coeur de Mme d'Aiguillon. + +Nous savons ce que Mme de Miramion avait fait pour l'instruction +primaire des enfants du peuple, et aussi pour leur instruction +professionnelle. Sous ce dernier rapport, les dames de la Charité ont +aussi mérité nos hommages, elles qui faisaient apprendre un état à leurs +chers enfants trouvés. + +Le rôle des femmes du monde est immense au XVIIe siècle dans les oeuvres +du bien. Quels résultats que ceux-ci: le salut des provinces ruinées, +la régénération des campagnes par les missions à l'intérieur, +l'évangélisation des contrées lointaines avec l'extension de l'influence +française, le soulagement des malades, l'assistance des pauvres et +surtout des vieillards, l'instruction primaire et professionnelle des +enfants du peuple, l'enfance exercée au devoir en même temps qu'au +travail, la jeune fille préservée du vice, la pécheresse ramenée au +bien; le forçat lui-même obligé de bénir dans la main qui le secourt et +dans le coeur qui le plaint, la vertu efficace de la sublime religion +que rien, quoi qu'on fasse, ne saura jamais remplacer pour inspirer de +tels actes! + +Cette inspiration chrétienne avait eu ici à son service la force que +donne l'association. C'était là l'un des rares bienfaits produits par +la transformation sociale qui avait amené les familles nobles à Paris. +Naguère la charité avait été surtout une action individuelle: +elle devenait désormais une puissance sociale. Mais si, dans les +circonstances exceptionnelles, comme le désastre de quelques provinces, +il fallait le concours de cette grande charité sociale, nous n'en +regretterons pas moins que, dans les circonstances normales de la vie, +les châtelaines aient trop souvent privé leurs paysans de la protection +maternelle qui était le doux apanage de leurs aïeules. Sans parler, +bien entendu, des émigrations forcées que provoqua la ruine de trois +provinces, Paris ne serait pas devenu le refuge de tous les misérables +si, comme au moyen âge, ceux-ci avaient trouvé dans le pays natal les +secours de leurs seigneurs. + +Les oeuvres de saint Vincent de Paul, ces oeuvres auxquelles les femmes +du XVIIe siècle donnaient une impulsion vigoureuse, n'auraient pas été +possibles, si pour les accomplir, il n'y avait eu, avec les vaillants +prêtres de la Mission, ces admirables femmes dont je vais enfin +prononcer le nom: les soeurs de la Charité, les filles de saint Vincent! + +Leur ordre était né des confréries même de la Charité. Lorsque ces +confréries s'étaient répandues à Paris, et que des femmes de condition +s'y étaient enrôlées, celles-ci avaient bien le zèle généreux, le +dévouement qui ne calcule pas, mais leurs devoirs domestiques et sociaux +ne leur permettaient pas de veiller assidûment les malades. Ce fut alors +que l'on proposa à M. Vincent de consacrer spécialement au service des +pauvres malades, de pieuses filles de la campagne qui, avec toute la +charité de leurs coeurs et toute la vigueur de leurs forces physiques, +se dévoueraient à Jésus-Christ dans les êtres souffrants. L'active +promotrice des confréries de la Charité, Mme Le Gras, fut l'institutrice +de ces saintes filles qui vénèrent en elle et dans saint Vincent de Paul +les fondateurs de leur ordre. + +La maison que Mlle Le Gras occupait sur la paroisse de Saint-Nicolas du +Chardonnet, fut la première communauté des filles de la Charité. Leurs +premières bienfaitrices furent Mlle Lamy, fille d'un administrateur de +l'hôpital général, et Mme de Miramion. Et comme le nom de la duchesse +d'Aiguillon était destiné à être revendiqué par toutes les grandes +oeuvres du XVIIe siècle, ce fut encore à la prière de la noble duchesse +que l'archevêque de Paris accorda aux soeurs de la Charité le privilège +nécessaire pour que leur association fût érigée en communauté. + +Obligées d'aller à la recherche de toutes les misères, les filles de la +Charité ne pouvaient mener la vie claustrale de ces saintes Carmélites +qui, introduites en France par Mme Acarie, offraient aux âmes +contemplatives ou aux coeurs blessés de la vie, leur inviolable asile de +paix, de prière et de pénitence. Les soeurs de la Charité ne pouvaient +être et n'étaient pas des religieuses. Dans la règle qu'il leur donna, +saint Vincent de Paul disait: «Elles considéreront qu'encore qu'elles +ne soient pas dans une religion, cet état n'étant pas convenable aux +emplois de leur vocation, néanmoins parce qu'elles sont beaucoup plus +exposées que les religieuses cloîtrées et grillées, n'ayant pour +monastère que les maisons des malades; pour cellule, quelque pauvre +chambre, et bien souvent de louage; pour chapelle, l'église paroissiale; +pour cloître, les rues de la ville; pour clôture, l'obéissance; pour +grille, la crainte de Dieu; et pour voile, la sainte modestie. Pour +toutes ces considérations, elles doivent avoir autant ou plus de vertu +que si elles étaient professes dans un ordre religieux[425]». + +[Note 425: Abelly. _l. c._] + +Ces pieuses filles deviennent les ministres de l'Assemblée générale des +dames de la Charité. A elles l'assistance spirituelle et corporelle du +malade, soit dans le logis de la misère, soit à l'hôpital! A elles +la maternité de l'enfant trouvé et du vieillard délaissé! A elles +l'éducation des enfants du peuple! Elles pansent les plaies morales +comme les plaies physiques; la plus hideuse lèpre de l'âme ou du corps +les attire au lieu de les repousser. Elles soignent les pestiférés, et +les galériens les voient se pencher sur eux dans leurs blanches auréoles +comme des anges qui apparaîtraient aux damnés au milieu des supplices de +l'enfer. + +Dans les calamités publiques elles sont là. Ce sont elles qui, à Paris, +pendant la Fronde, distribuent aux pauvres, aux réfugiés, la nourriture +quotidienne. Le 21 juin 1652, saint Vincent de Paul écrit à propos des +charges qui pèsent sur sa famille spirituelle: «Les pauvres filles de la +Charité y ont plus de part que nous, quant à l'assistance corporelle des +pauvres. Elles font des distributions de potage tous les jours, chez +Mlle Le Gras, à treize cents pauvres honteux, et dans le faubourg +Saint-Denis à huit cents réfugiés, et dans la seule paroisse de +Saint-Paul quatre ou cinq de ces filles en donnent à cinq mille pauvres, +outre soixante ou quatre-vingts malades qu'elles ont sur les bras. Il y +en a d'autres qui font ailleurs la même chose». + +Deux jours après, soit que M. Vincent ait été plus amplement informé, +soit que le nombre des pauvres assistés se soit accru, c'est à huit +mille de ces malheureux que les Soeurs de la paroisse de Saint-Paul +donnent la nourriture[426]. + +[Note 426: _Lettres_ de saint Vincent de Paul à M. Lambert, date citée +dans le texte. Aux soeurs de charité, à Valpuiseau, 23 juin 1652] + +Ainsi que les prêtres de la Mission, elles tombent victimes de leur +chrétienne et patriotique charité. A Réthel, à Calais, on les verra se +dévouer aux soldats blessés ou malades. A l'hôpital de Calais, quatre +filles de la Charité ont la charge de cinq ou six cents militaires. +Elles succombent à la tâche; toutes sont malades, deux d'entre elles +meurent. En les recommandant aux prières de ses missionnaires, leurs +dignes frères d'armes, M. Vincent disait: «La reine nous a fait +l'honneur de nous écrire pour nous mander d'en envoyer d'autres à +Calais, afin d'assister ces pauvres soldats. Et voilà que quatre s'en +vont partir aujourd'hui pour cela. Une d'entre elles, âgée d'environ +cinquante ans, me vint trouver vendredi dernier à l'Hôtel-Dieu, où +j'étais, pour me dire qu'elle avait appris que deux de ses soeurs +étaient mortes à Calais, et qu'elle venait s'offrir à moi pour y être +envoyée à leur place, si je le trouvais bon; je lui dis: Ma soeur, j'y +penserai: et hier elle vint ici pour savoir la réponse que j'avais à +lui faire. Voyez, messieurs et mes frères, le courage de ces filles à +s'offrir de la sorte, et s'offrir d'aller exposer leur vie, comme des +victimes, pour l'amour de Jésus-Christ et le bien du prochain: cela +n'est-il pas admirable? Pour moi, je ne sais que dire à cela, sinon que +ces filles seront mes juges au jour du jugement. Oui, elles seront nos +juges, si nous ne sommes disposés comme elles à exposer nos vies pour +Dieu[427]...» + +[Note 427: Abelly, _l. c._ Comp. _Lettres_. A ma soeur Hardemont, 10 +août 1658.] + +Pour rendre hommage à de tels actes, la parole d'ordinaire si simple +de l'apôtre a des accents où vibre un religieux enthousiasme. Et c'est +justice. Que, dans l'enivrement du combat, le drapeau du régiment +échappe à une main mourante, nous comprenons l'ardeur avec laquelle des +bras généreux s'étendent pour soutenir le symbole de l'honneur français. +Mais que, dans un hôpital, la place des héroïques victimes de l'épidémie +soit revendiquée comme un poste d'honneur, c'est là un de ces faits +sublimes que nous offrent souvent les annales des filles de saint +Vincent, et qui attestent que dans la vaillante race des femmes +françaises, la soeur de charité a plus que le courage du soldat, la +vocation du martyr. + +Les Dames de la Visitation, fondées par saint François de Sales et +sainte Chantal, prêtent aussi leur concours aux oeuvres de saint Vincent +de Paul, supérieur de leur maison de Paris. Ce fut leur exquise douceur +qui fit désirer à M. Vincent qu'elles se dévouassent aux pécheresses. +Elles comprenaient certainement cette mission, les filles spirituelles +du saint docteur de _l'Amour de Dieu_, les religieuses parmi lesquelles +allait bientôt surgir la bienheureuse qui montra à notre pays ce que le +Coeur d'un Dieu peut renfermer de tendre pardon. Nous aimons à voir les +filles de saint François de Sales et les filles de saint Vincent de Paul +se rencontrer dans la communion de la charité. Nous aimons à les voir +servir le Dieu des miséricordes au lieu de ce Dieu sombre et jaloux que +les jansénistes présentaient à leurs adeptes, et particulièrement à ces +austères religieuses de Port-Royal, qui mirent au service de l'erreur +une intrépidité digne d'une meilleure cause. Nous aimons encore à +opposer la charité active que pratiquaient les collaboratrices de saint +Vincent à ce quiétisme qu'allait bientôt prêcher une autre femme, Mme +Guyon. + +Après avoir parlé des femmes politiques qui, par leurs intrigues, +contribuèrent à la ruine de la France, je me suis arrêtée avec bonheur +devant les femmes de bien qui la relevèrent parla puissance de leur +charité. C'est qu'en effet, la vraie mission sociale de la femme est +dans les oeuvres du bien, et non dans les intrusions politiques. Mme de +Maintenon en est un exemple de plus. Généreusement associée aux bonnes +oeuvres de Mme de Miramion, elle-même fondatrice de l'Institut de +Saint-Cyr, son rôle est moins heureux lorsqu'elle touche aux affaires +publiques. Sans doute elle n'eut pas, dans la révocation de l'édit +de Nantes, la part qu'on lui a attribuée[428]. Elle ne voulait pas de +conversion forcée, et pour elle la douce et persuasive éloquence d'un +Fénelon ou d'un Fléchier, la puissante dialectique d'un Bourdaloue +étaient les meilleurs instruments de propagande. Mais s'il faut effacer +de son rôle politique cette participation à une funeste mesure, il est +d'autres circonstances où son immixtion dans les affaires d'État fut +malheureuse. Il n'est pas jusqu'à sa sensibilité féminine qui ne devînt +néfaste au pays quand, par ses larmes, elle obtint de Louis XIV qu'il +reconnût le fils de Jacques II pour roi d'Angleterre. C'est par +l'influence de Mme de Maintenon que l'inepte Chamillart a la double +succession d'un Louvois et d'un Colbert, et que le présomptueux Villeroi +est investi du commandement qui fait de lui le prisonnier de Crémone et +le vaincu de Ramillies. + +[Note 428: Duc de Noailles, _Histoire de Mme de Maintenon_.] + +Il est toutefois une intervention politique dans laquelle Mme de +Maintenon attire notre sympathie, parce qu'elle n'y figure que dans +ses attributions de femme et dans ses sentiments de chrétienne. C'est +lorsque, en 1693, elle inspire à Louis XIV, victorieux encore, une +généreuse pitié pour les misères du peuple et lui fait désirer la paix. +Nous retrouvons alors en elle l'amie de Fénelon et de Mme de Miramion. + +En dépit de regrettables erreurs, l'influence de Mme de Maintenon est +celle d'une femme honnête. Mais que dire du rôle que jouent au VIIIe +siècle Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry: Mme de Prie, vraie +reine de France de par la grâce du duc de Bourbon, et mettant au service +de l'Angleterre une influence salariée; Mme de Pompadour qui, tout en +n'ayant pas été, comme on le croyait jusque dans ces derniers temps, +la première instigatrice de la guerre de Sept ans [429], la favorise de +toutes ses forces pour plaire à la grande souveraine étrangère dont les +prévenances la flattent; Mme de Pompadour, élevant ou précipitant les +ministres, faisant donner à un Soubise le bâton de maréchal, mérité par +Chevert; et, pour se venger de la juste sévérité des jésuites à son +égard, poussant le roi à la suppression de leur ordre; Mme du Barry +enfin, dont le nom souillerait ici pour la seconde fois notre étude s'il +n'était, cette fois encore, marqué d'un stigmate flétrissant [430]; Mme du +Barry à qui la France dut la destruction de ses parlements et le triste +ministère d'un duc d'Aiguillon. + +[Note 429. M. le duc de Broglie a rétabli sur cette question la vérité +historique dans son récent ouvrage, le Secret du roi.] + +[Note 430. Voir plus haut, chapitre III.] + +Devant le règne honteux de cette dernière favorite, quelques coeurs de +femmes battirent d'une noble indignation. A la fin du chapitre précédent +j'ai fait allusion à des Françaises qui propagèrent à l'étranger les +idées humanitaires et les belles utopies que vit éclore la fin du XVIIIe +siècle: c'étaient les correspondantes du roi de Suède, Gustave III, +qui nous sont connues par la récente publication de leurs lettres, +conservées dans les papiers d'Upsal[431]. A la mort de Louis XV, l'une +de ces amies de Gustave III, la comtesse de Boufflers, lui écrit les +détails de cette mort, lui parle des huées qui accompagnèrent le +cercueil sur la route de Saint-Denis; et cette femme qui, cependant, +n'était pas de moeurs irréprochables, ne peut s'empêcher de voir dans +ces démonstrations de mépris, une revendication de la conscience +publique outragée par l'ignominieuse puissance de Mme du Barry: «Rien +n'est plus inhumain que le Français indigné, dit-elle, et, il faut +en convenir, jamais il n'eut plus sujet de l'être; jamais une nation +délicate sur l'honneur et une noblesse naturellement fière n'avaient +reçu d'injure plus insigne et moins excusable que celle que le feu roi +nous a faite lorsqu'on l'a vu, non content du scandale qu'il avait donné +par ses maîtresses et par son sérail à l'âge de soixante ans, tirer de +la classe la plus vile, de l'état le plus infâme, une créature, la pire +de son espèce, pour l'établir à la cour, l'admettre à table avec sa +famille, la rendre la maîtresse absolue des grâces, des honneurs, +des récompenses, de la politique et des lois, dont elle a opéré la +destruction, malheurs dont à peine nous espérons la réparation. On ne +peut s'empêcher de regarder cette mort soudaine et la dispersion de +toute cette infâme troupe comme un coup de la Providence. Toutes les +apparences leur promettaient encore quinze ans de prospérité, et, si +leur attente n'eût été déçue, jamais peut-être les moeurs et l'esprit +national n'auraient pu s'en relever[432].» + +[Note 431: A. Geffroy, _Gustave III et la cour de France_.] + +[Note 432: La comtesse de Boufflers à Gustave III. Lettre publiée par +M. Geffroy, _ouvrage cité_.] + +Bien opposée à l'influence de Mme du Barry est celle que cherchent à +exercer sur Gustave III, Mme de Boufflers et les autres correspondantes +du jeune roi, la comtesse de Brionne, née princesse de Rohan-Lorraine, +la comtesse d'Egmont et sa digne amie Mme Feydeau de Mesmes, la comtesse +de la Marck. Nous venons d'entendre l'une d'elles flétrir la faiblesse +royale qui livrait la dignité de la France aux caprices d'une immonde +créature. La conduite du roi arrache de superbes accents à la comtesse +d'Egmont, cette intéressante jeune femme dont Gustave III portait les +couleurs et qui, mourante, se servait de la respectueuse tendresse +qu'elle avait inspirée à son royal chevalier, pour lui faire entendre +des paroles telles que celles-ci: «Je suis loin de me plaindre que vous +ne m'ayez pas écrit plus tôt. Votre gloire est mon premier bonheur, +vous le savez; c'est ainsi que je vous aime: préférez-moi le plus léger +besoin du dernier de vos sujets...[433]» + +[Note 433: La comtesse d'Egmont à Gustave III, 1er octobre. 1772. +Lettre publiée par M. Geffroy, _ouvrage cité_.] + +Avis bien digne de la femme qui conseillait à Gustave III de faire +planter la Dalécarlie en pommes de terre pour le soulagement de son +peuple! + +Toutes les amies de Gustave s'appliquent à faire de lui le roi d'un +peuple libre, heureux, bénissant dans son souverain la paternelle bonté +d'un Henri IV. Ce type royal, la comtesse d'Egmont se désespère de ne +pouvoir le trouver dans Louis XV. «Votre Majesté m'accuse de ne pas +aimer le roi. Hélas! ce n'est pas ma faute, et le regret de ne pouvoir +jouir des sentiments les plus nobles me fait seul soutenir avec tant de +chaleur l'opinion que vous me reprochez.» Elle ajoute qu'en assistant +récemment à une pièce qui lui paraissait remplie de sentiments français, +le _Bayard_, de Debelloy, elle aurait acheté de son sang «une larme du +roi.» Elle croit que les Français pourraient encore devenir les sujets +«les plus soumis et les plus fidèles.... Un mot, un regard leur suffit +pour répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang; mais _ce mot +n'est pas dit!_... Après Bayard, exaltée par la pitié, irritée de +la froideur des assistants, je courus chez Mme de Brionne parler en +liberté. Nous relûmes votre lettre et nous répétâmes mille fois: Voilà +donc un roi qu'on peut aimer! Nous l'avons vu; il produirait des Bayard, +il ferait revivre Henri IV; il existe, et ce n'est pas pour nous: Dites +encore que nous sommes républicaines[434]!» + +[Note 434: La comtesse d'Egmont à Gustave III, Lettre publiée par M. +Geffroy, _l. c._] + +A travers le ton de sensibilité et d'enthousiasme qui dénote l'école +de Rousseau, il est impossible de méconnaître ce qu'il y a de bonté et +d'humanité dans ces accents. Comme la plupart des correspondantes de +Gustave III, comme d'ailleurs une grande partie de la noblesse de ce +temps, la comtesse d'Egmont voulait la liberté, mais la cherchait +malheureusement en dehors de l'Évangile: erreur fatale qui, en se +propageant dans le peuple, amena la Révolution. Cette noblesse française +devait chèrement payer l'imprudente ardeur avec laquelle elle ébranlait +le trône et l'autel[435]. Mais, à ces gentilshommes et à ces grandes dames +qui voulaient le bien en se méprenant sur les moyens de le faire, nous +devons appliquer le mot de l'Évangile: «Paix sur la terre aux hommes de +bonne volonté.» + +[Note 435: Caro, _la Fin du XVIIIe siècle_.] + +Je me suis plu à rendre hommage aux intentions que révèle la +correspondance de quelques Françaises avec Gustave III, parce que j'y +ai généralement trouvé moins une intervention politique que le désir +de faire triompher ces principes de justice, d'honneur et d'humanité +auxquels les femmes ne doivent pas demeurer étrangères. Le don de +conseil, qui appartient à la femme forte, trouve ici encore son emploi, +pourvu qu'il soit exercé avec prudence[436]. Pour l'épouse, pour la mère, +le droit de conseiller est particulièrement un devoir, un devoir que +sait remplir auprès de son fils la sainte mère de Louis XVI, quand elle +rappelle au jeune prince que les rois doivent représenter Dieu sur la +terre par leur majesté, par leur action bienfaisante, par la pureté de +leur vie, et que, «plus ils auront de ressemblance avec ce divin modèle, +plus ils s'assureront les hommages des peuples.» Saint Louis, c'est là +le type qu'elle présentait au futur roi martyr! + +[Note 436: Disons ici que toutes les correspondantes de Gustave III +n'ont pas échappé au reproche de pédantisme; et que, tout en s'excusant +de sa témérité avec une modestie féminine, Mme de Boufflers semble plus +régenter le roi que le conseiller. Voir les lettres publiées par M. +Geffroy.] + +Heureuse Marie-Antoinette si, comme la mère de Louis XVI, elle avait pu +n'exercer son influence que dans la limite que lui prescrivaient +les devoirs de la femme forte! Mais, entraînée dans la mêlée des +compétitions politiques et des luttes révolutionnaires, l'auguste reine +allait témoigner que si le pouvoir est pour la femme une arme qu'elle +rend facilement dangereuse au pays, cette arme, hélas! peut la tuer +elle-même. + +Ah! ce pouvoir, Marie-Antoinette ne l'a pas cherché! Lorsque, presque +enfant encore, elle est venue en France dans le charme de sa ravissante +beauté et de sa grâce aérienne, dans l'irrésistible attrait d'une nature +expansive qui a besoin d'être aimée et qui appelle la tendresse, un long +cri d'amour a éclaté sur son passage. Cet enthousiasme populaire qu'elle +soulève et dont les enivrantes émotions ne la rassasieront jamais, c'est +là sa puissance, c'est là sa royauté. Et cette royauté, qu'elle est +heureuse de la devoir au pays de France! Française, elle l'est par +son éducation, par les élans spontanés de sa généreuse nature, par la +vivacité de son esprit, par l'étourderie et la gaieté de son caractère, +et la frivolité même de ses goûts. Aussi avec quelle indulgence elle +excuse les défauts de ses _chers vilains sujets_: leur légèreté, la +mobilité d'impression avec laquelle, après s'être laissés aller aux +mauvaises suggestions, ils reviennent si aisément au bien! «Le caractère +est bien inconséquent, mais n'est pas mauvais, écrit-elle à sa mère; les +plumes et les langues disent bien des choses qui ne sont point dans le +coeur.» Et comme elle se plaît en même temps à faire ressortir tout ce +qu'il y a dans ce pays de bonne volonté pour le bien! «Il est impossible +que mon frère n'ait pas été content de la nation d'ici, car, pour lui +qui sait examiner les hommes, il doit avoir vu que, malgré la grande +légèreté qui est établie, il y a pourtant des hommes faits et d'esprit, +et en général un coeur excellent et beaucoup d'envie de bien faire[437].» + +[Note 437: Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 22 juin 1775, 14 +janvier 1776, 14 juin 1777. _Marie-Antoinette, reine de France. Sa +correspondance avec Marie-Thérèse, etc._ Ouvrage publié par M. d'Arneth +et M. Geffroy.] + +Mais la jeune reine n'avait point alors la pensée que ce dût être à +elle de «bien mener,» non pas que déjà elle ne fût entraînée par ses +affections à se mêler de ces affaires auxquelles répugnait sa vive et +juvénile nature. Mais elle ne prétendait pas agir sur la marche +générale de la politique. Elle avait au coeur une bien autre ambition. +Pouvait-elle oublier ce beau titre de nos souveraines: _reine de France +et de charité?_ Certes, elle le méritait, ce titre, la généreuse femme. +Ils en témoignent, ce paysan blessé qu'elle secourt, ce vieux serviteur +qu'elle panse de ses mains, ces humbles ménages qu'elle recueille au +Petit-Trianon, ces filles pauvres qu'elle dote, ces femmes âgées pour +lesquelles elle fonde un hospice; cette société de charité maternelle +qui se crée sous son patronage! + +La reine étend plus loin sa puissance. Les vieilles gloires françaises +reçoivent son hommage; elle les honore dans les hommes dont le nom les +rappelle. Par son intervention, le petit-neveu de Corneille, père de +famille plongé dans la misère, obtient du roi une gratification de 1,200 +livres. En entendant louer l'action du chevalier d'Assas, elle s'étonne +du long oubli où est demeuré ce fait sublime et veut savoir si le héros +a laissé une famille. Cette famille existe, et elle obtient une pension +héréditaire. + +Les gloires du passé ne font pas oublier à Marie-Antoinette les besoins +du présent, s'il faut en croire la tradition suivant laquelle, dès les +premiers temps du règne de Louis XVI, la jeune reine aurait voulu que la +cour et le gouvernement fussent transférés à Paris. De grands travaux +d'utilité publique, l'achèvement du Louvre, la transformation de ce +palais en un musée, tous ces projets que d'autres temps devaient voir +se réaliser, se seraient rattachés au plan de cette jeune reine qui ne +semblait occupée que de ses plaisirs. M. de Maurepas aurait fait échouer +ce plan[438]. Hélas! c'est comme prisonnière que la famille royale devait +un jour habiter les Tuileries. + +[Note 438: Edmond et Jules de Goncourt, _Histoire de +Marie-Antoinette_.] + +Rappelons encore un autre fait qui, celui-là, est complètement +historique: l'acte de généreux patriotisme par lequel la reine, pour +doter la France d'un vaisseau, renonça au superbe collier de diamants +que le roi lui offrait et qui devint l'origine du procès célèbre dont +les péripéties furent si douloureuses à Marie-Antoinette. + +Faire le bien, c'était la préoccupation de la reine. Malheureusement la +prudence ne modérait pas toujours les élans de son coeur, et, comme nous +l'avons déjà dit, ce fut le besoin d'obliger ceux qu'elle aimait qui lui +fit toucher d'une main souvent imprudente aux affaires de l'État. + +En devenant reine de France, elle n'a pas oublié que c'est au duc de +Choiseul qu'elle doit sa couronne, et que c'est le duc d'Aiguillon qui +a fait exiler ce ministre. Elle s'efforce de ramener au pouvoir M. de +Choiseul. Elle y échoue, mais, du moins, elle obtient son rappel de +l'exil et le renvoi du duc d'Aiguillon. Plus tard, elle fera exiler +celui-ci non seulement parce qu'il l'espionne et tient contre elle de +mauvais propos, mais parce qu'il est hostile à M. de Guines que protège +M. de Choiseul; M. de Guines, cet ambassadeur de France à Londres, qui +a un procès déshonorant que la reine fait reviser[439]. La reine, il faut +l'ajouter, aime à se dire qu'en obligeant M. de Choiseul, elle fait +remplir un grand acte de justice. Elle pense de même pour la revision +d'un autre procès, celui de MM. de Bellegarde, condamnés à un long +emprisonnement par une condamnation que M. de Choiseul juge inique. +C'est avec des larmes de joie que la reine a obtenu de Louis XVI la +revision de ces deux procès. Lorsque MM. de Bellegarde, qui lui doivent +plus que la liberté, l'honneur, viennent avec leurs familles se jeter +aux pieds de leur libératrice, la reine, modérant les transports de +cette reconnaissance, dit «que la justice seule leur avait été rendue; +qu'elle devait en ce moment même être félicitée sur le bonheur le plus +réel qui fût attaché à sa position, celui de faire parvenir jusqu'au roi +de justes réclamations[440].» + +[Note 439: Le comte de Mercy à Marie-Thérèse, 15 juillet 1774; +Marie-Antoinette au comte de Rosemberg, 13 juillet 1775. D'Arneth et +Geffroy, _recueil cité_.] + +[Note 440: Mme Campan, _Mémoires_.] + +Mais le chaleureux appui que la reine accorde à M. de Guines a de +déplorables conséquences: Turgot et Malesherbes sont, eux aussi, +contraires à ce diplomate. La reine qui leur garde déjà rancune de +n'avoir pas appuyé ceux de ses protégés qu'elle voulait faire entrer +dans le cabinet, la reine, faisant violence à la conscience du roi, se +joint à la cabale qui renverse ces deux honnêtes ministres. Peut-être +Marie-Antoinette s'imaginait-elle que la France désirait ce changement. +Mais pour venger M. de Guines, elle montra une âpreté bien étrangère à +sa générosité habituelle. Elle aurait voulu que Turgot fût envoyé à la +Bastille le jour même où, par elle, M. de Guines était nommé duc! Voilà +ce qu'écrit avec douleur à l'impératrice Marie-Thérèse, l'ambassadeur +d'Autriche, le comte de Mercy-Argenteau. Lui-même le constate: la jeune +reine n'aime pas M. de Guines; mais elle soutient en lui l'ami de M. de +Choiseul[441]. + + +[Note 441: Le comte de Mercy à Marie-Thérèse, 16 mai 1776, etc. +D'Arneth et Geffroy, _recueil cité_. Voir aussi l'introduction.] + +Le 11 mai 1776, Marie-Antoinette écrivait à sa mère: «M. de Malesherbes +a quitté le ministère avant-hier... M. Turgot a été renvoyé ce même +jour... J'avoue à ma chère maman que je ne suis pas fâchée de ces +départs, mais je ne m'en suis pas mêlée[442].» La reine ignorait que +Marie-Thérèse savait à quoi s'en tenir sur la sincérité de cet aveu; +mais la jeune femme mentait comme une écolière qui a peur d'être +grondée. Elle se souvenait des reproches que sa mère lui avait faits au +sujet de ses premières imprudences politiques. L'empereur Joseph II, +tendrement attaché à sa soeur Marie-Antoinette, lui avait écrit alors +une lettre si dure que Marie-Thérèse crut devoir en empêcher l'envoi. + +[Note 442: Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 15 mai 1776. D'Arneth et +Geffroy, _recueil cité_.] + +Dans son français germanique, Joseph II avait adressé à la reine des +avertissements tels que ceux-ci: «De quoi vous mêlez-vous, ma chère +soeur, de déplacer les ministres, d'en faire envoyer un autre sur ses +terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, de +faire gagner un procès à l'un, de créer une nouvelle charge dispendieuse +à votre cour, enfin de parler d'affaires, de vous servir même de termes +très peu convenables à votre situation? Vous êtes-vous demandé une fois, +par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de +la monarchie française? Quelles études avez-vous faites? Quelles +connaissances avez-vous acquises, pour oser imaginer que votre avis ou +opinion doit être bonne à quelque chose, surtout dans des affaires qui +exigent des connaissances aussi étendues? Vous, aimable jeune personne, +qui ne pensez qu'à la frivolité, qu'à votre toilette, qu'à vos +amusements toute la journée, et qui ne lisez pas, ni entendez parler +raison un quart d'heure par mois, et ne réfléchissez, ni ne méditez, +j'en suis sûr, jamais, ni combinez les conséquences des choses que vous +faites ou que vous dites? L'impression du moment seule vous fait agir, +et l'impulsion, les paroles mêmes et arguments, que des gens que vous +protégez, vous communiquent, et auxquels vous croyez, sont vos seuls +guides[443].» + +[Note 443: Joseph II an Marie-Antoinette, juillet 1775. _Marie +Antoinette, Joseph II und Leopold II. Ihr Briefwechsel_ herausgegeben +von Alfred Ritter von Arneth. Leipzig, 1866.] + +Mais Marie-Thérèse et Joseph II étaient loin de vouloir que la reine +n'eût aucune action politique. Ils voulaient seulement qu'elle prît au +sérieux cette influence et la fît servir non à ces «petites passions» +comme les appelait le comte de Mercy, mais à des choses utiles. Ils +n'oubliaient pas ici leurs intérêts, et l'alliance autrichienne est +surtout ce qu'ils recommandent aux soins de Marie-Antoinette. C'est +pour que cette alliance ne soit pas compromise après le partage de la +Pologne, que Marie-Thérèse, abaissant sa dignité maternelle, avait +naguère reproché à la dauphine de France d'afficher pour Mme du Barry le +mépris que «la créature» lui inspirait. Froissée dans les plus fières +délicatesses de son âme, la jeune archiduchesse résistait à sa mère: +«Vous pouvez être assurée, lui écrivait-elle, que je n'ai pas besoin +d'être conduite par personne pour ce qui est de l'honnêteté[444].» Pour +obtenir de la pure jeune femme une parole banale que celle-ci adresse +enfin à Mme du Barry, il faut que sa mère l'adjure de sauver l'alliance +entre son pays natal et son futur royaume. + +[Note 444: Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 13 octobre 1774. D'Arneth +et Geffroy, _recueil cité_.] + +En 1778 éclate l'affaire de la succession de Bavière. Après que Joseph +II a illégalement envahi ce pays, la famille de Marie-Antoinette la +supplie d'obtenir que la France intervienne en faveur de l'Autriche. La +reine est alors, on le sait, toute-puissante sur Louis XVI. A l'empire +qu'elle exerce sur lui et qui a succédé à la froideur avec laquelle il +la traitait naguère, se joint le tendre intérêt qu'inspire l'espoir de +sa première maternité. En lisant les appels émouvants que lui adressent +cette mère qui, dit-elle, mourra de chagrin si l'alliance est rompue; ce +frère tant aimé qui, en lui reprochant de ne pas l'aider, lui déclare +que du moins elle n'aura pas à rougir de lui dans les prochains combats, +la jeune femme se trouble. Sa pâleur, ses larmes, trahissent son +angoisse. La vue de sa douleur déchire le coeur de Louis XVI; il pleure +avec elle, mais c'est avec ses ministres qu'il agit, et le devoir du roi +l'emporte sur la tendresse de l'époux[445]. Ce devoir et cette tendresse +se concilient du jour où la France, investie du beau rôle de médiatrice, +termine le conflit. + +[Note 445: Voir dans le recueil de MM. d'Arneth et Geffroy, les +lettres de l'année 1778.] + +Plus tard, lorsque Joseph II voulait que la Hollande lui livrât la libre +navigation de l'Escaut, la reine intervint avec une persévérante énergie +pour que la France soutînt son frère[446]. Par son traité avec l'Autriche, +la France s'était engagée à fournir à son alliée, en cas de juste +guerre, une somme de quinze millions, ou bien une armée de vingt-quatre +mille hommes. La reine demandait que ce dernier mode de secours fût +adopté. «Je ne pus l'obtenir, dit-elle à Mme Campan, et M. de Vergennes, +dans un entretien qu'il eut avec moi à ce sujet, mit fin à mes instances +en me disant qu'il répondait à la mère du dauphin et non à la soeur de +l'empereur[447].» + +[Note 446: Voir dans le recueil de M. d'Arneth, _Marie Antoinette, +Joseph II und Leopold II_, les lettres échangées en 1784 et 1785.] + +[Note 447: Mme Campan, _Mémoires_.] + +Les quinze millions dont l'Autriche n'avait pas besoin, furent expédiés +à Vienne d'une manière qui fit croire au peuple que la reine vidait pour +sa famille les coffres de l'État! C'est par de tels faits que la reine +voyait se propager dans les classes populaires l'injurieux surnom qu'à +son arrivée en France on lui avait donné en haut lieu: _l'Autrichienne_. +Et cependant la critique impartiale l'a constaté: les sentiments +domestiques de la reine ne furent pas ici nuisibles à la France. Devant +la puissance grandissante et menaçante de la Prusse, le moment était +venu d'abandonner la vieille politique antiautrichienne. Qui donc +aujourd'hui oserait dire le contraire? + +En agissant comme fille, comme soeur, et sagement contenue d'ailleurs en +cette circonstance par le gouvernement de Louis XVI, la reine n'avait +donc pas exercé une influence répréhensible. Il n'en fut pas de même +lorsque d'autres sentiments la jetèrent dans les luttes politiques. + +Pendant les années où son mari ne lui avait témoigné que de +l'indifférence, la jeune femme avait reporté sur l'amitié le besoin de +tendresse qui était refoulé dans son coeur. Elle s'était créé, en dehors +de son cercle officiel, un cercle intime qu'elle se plaisait à retrouver +au Petit-Trianon. Dans cette délicieuse résidence, elle échappait aux +rigoureux détails d'une étiquette que lui rendait si odieuse l'éducation +patriarcale qu'elle avait reçue à Vienne. Rousseau avait mis à la mode +le goût des bergeries. Au milieu des élégantes rusticités d'une nature +artificielle, la reine de France est ravie d'échanger le sceptre contre +la houlette. + +Marie-Antoinette a fui le tracas des affaires; elle a cherché dans une +paisible retraite les joies si pures de l'amitié. Elle a cru trouver +là non des courtisans, mais des amis. Et c'est par ce volontaire +dépouillement de sa grandeur, c'est par ce besoin d'une douce intimité +et d'une affection désintéressée, qu'elle se voit entraînée dans +le conflit des ambitions de cour. L'amitié si tendre qui unit +Marie-Antoinette à Mme de Polignac, devient un instrument de domination +pour la coterie qui entoure la favorite et que la reine rencontre +journellement chez son amie. Sous cette influence, Marie-Antoinette +nomme les ministres. Si certains choix sont bons, tels que ceux de M. de +Ségur et de M. de Castries, que dire des motifs qui décident la reine à +faire désigner M. d'Adhémar pour l'ambassade de Londres: il ennuie la +reine, c'est là son titre à ce brillant éloignement de Versailles[448]. +On arrache à Marie-Antoinette, malgré ses répugnances, la nomination +de Calonne; et bien qu'elle n'encourage pas les dilapidations de ce +ministre, bien qu'elle le fasse même renvoyer, on la rend responsable de +l'état où il a mis les finances. _Madame Déficit_, tel est le nom cruel +dont la baptisent les Halles. Un jour viendra où Marie-Antoinette +dira «que si les reines s'ennuient dans leur intérieur, elles se +compromettent chez les autres[449].» + +[Note 448: Mme Campan, _Mémoires_.] + +[Note 449: Id., _id_.] + +C'est encore à une amitié qu'elle cède quand, à la prière de son +précepteur, l'abbé de Vermond, elle fait donner pour successeur à +Calonne l'inepte Brienne. C'est en 1787. Date funeste pour le repos de +Marie-Antoinette! Par la faiblesse du roi, par le peu de confiance +que le nouveau ministre inspire à Louis XVI, la reine est obligée +d'intervenir directement dans la conduite des affaires. Jusque-là son +influence réelle s'est bornée au choix plus ou moins heureux de quelques +personnages officiels. Maintenant c'est à la direction même de la +politique que la condamnent son dévouement d'épouse et aussi sa +prévoyance de mère. + +«Elle s'affligeait souvent de sa position nouvelle, et la regardait +comme un malheur qu'elle n'avait pu éviter, dit Mme Campan. Un jour que +je l'aidais à serrer des mémoires et des rapports que des ministres +l'avaient chargée de remettre au roi: «_Ah!_ dit-elle en soupirant, _il +n'y a plus de bonheur pour moi depuis qu'ils m'ont faite intrigante._» +Je me récriai sur ce mot. «Oui, reprit la reine, c'est bien le +mot propre; toute femme qui se mêle d'affaires au-dessus de ses +connaissances, et hors des bornes de son devoir, n'est qu'une +_intrigante_; vous vous souviendrez au moins que je ne me gâte pas, et +que c'est avec regret que je me donne moi-même un pareil titre; les +reines de France ne sont heureuses qu'en ne se mêlant de rien, et en +conservant un crédit suffisant pour faire la fortune de leurs amis et le +sort de quelques serviteurs zélés.» Hélas! la reine ne se rendait pas +compte que c'était justement son désir de «faire la fortune» de ses +amis, qui l'avait fatalement entraînée aux affaires, et que les faveurs +inouïes dont elle les avait comblés, avait contribué à son impopularité! +Mais poursuivons le récit de Mme Campan. + +«Savez-vous,» ajouta cette excellente princesse, que sa conduite +plaçait, malgré elle, en contradiction avec ses principes, «savez-vous +ce qui m'est arrivé dernièrement? Depuis que je vais à des comités +particuliers chez le roi, j'ai entendu, pendant que je traversais +l'Oeil-de-boeuf, un des musiciens de la chapelle dire assez haut pour +que je n'en aie pas perdu une seule parole: _Une reine qui fait son +devoir reste dans ses appartements à faire du filet_. + +«J'ai dit en moi-même: _Malheureux, tu as raison; mais tu ne connais pas +ma position: je cède à la nécessité et à ma mauvaise destinée_.» + +La voici donc, cette pauvre reine, en proie à là fatalité qui pèse sur +elle. Avec son inexpérience, comment pourrait-elle guider la royauté +dans la crise la plus effroyable que la France ait traversée? Est-ce une +main novice qui peut saisir le gouvernail à l'heure où la tempête va +faire sombrer le navire? + +Marie-Antoinette a les vertus morales, le courage héroïque, la +générosité, le dévouement, la grandeur enfin. Près d'un roi qui aurait +eu un caractère plus ferme que Louis XVI, elle n'aurait eu à déployer +que ces qualités, qui se résument en celle-ci: la magnanimité. Mais +obligée de vouloir pour le roi, de décider pour lui, la reine n'a pas +été préparée à ce nouveau rôle, et ceux qui prétendent la guider ne le +font que d'après leurs intérêts personnels. En prenant ouvertement le +pouvoir, Marie-Antoinette en assume les terribles responsabilités, et +augmente la somme de haines qui s'amasse contre elle. + +Quand il faut «accorder au désespoir de la nation entière[450]» la +disgrâce de Brienne, Marie-Antoinette montre, cette fois encore, +l'imprudente générosité de son coeur. Elle donne de hautes marques +de son estime au ministre qu'a justement fait tomber l'indignation +publique. + +[Note 450: Mme Campan, _Mémoires_.] + +Autrefois elle a été tour à tour favorable et hostile à Necker. +Maintenant c'est elle qui le prie d'accepter le pouvoir. A ce moment +elle semble disposée aux réformes que le roi peut accorder sans abaisser +la dignité royale. Nous la voyons accueillir le projet d'une +double représentation du Tiers-État. Plus tard, lorsque la crise +révolutionnaire aura éclaté, la reine semblera accepter le concours de +Mirabeau; elle écoutera avec sympathie les conseils de Barnave, et elle +paraîtra croire que l'essai loyal de la Constitution est la suprême +ressource de la monarchie; mais ne nous y méprenons pas! La reine alors +n'est plus libre, elle est obligée de cacher sa véritable pensée. Ce +n'est qu'en frémissant qu'elle supporte le joug et avec le secret espoir +de le voir briser. Combien sa fière et loyale nature souffre de cette +dissimulation que lui impose la nécessité: toujours l'implacable +nécessité! Avec quelle confusion elle est obligée de démentir par un +billet chiffré la lettre que Barnave lui a fait écrire à Léopold II pour +lui proposer de reconnaître la Constitution[451]! + +[Note 451: Marie Antoinette an den Grafen Mercy, 29 et 31 juillet +1791; an Leopold II, 30 juillet 1791, etc. D'Arneth, _Marie Antoinette +Joseph II und Leopold II. Ihr Briefwechsel_.] + +La liberté, elle la veut, mais dans une sage mesure; elle la veut, mais +telle que le roi a toujours désiré la donner, non telle que l'a imposée +sous de hideuses conditions une populace qui se dit le peuple. La reine +dit qu'il faut «bien épier le moment» ou la France semblera disposée à +recevoir de son roi cette liberté. Même après de sanglantes journées +révolutionnaires, elle croit que le peuple n'est qu'égaré, et qu'en lui +témoignant de la confiance, on le ramènera[452]. Vaine illusion! + +[Note 452: Marie Antoinette an Leopold II, 29 mai et 7 novembre 1790. +_Id_.] + +Deux solutions étaient désormais en présence. + +Devant l'intrépide courage de Marie-Antoinette, Mirabeau, frappé +d'admiration, avait dit: «Le roi n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il n'y +a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale. +J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne; mais +ce dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle +ne conserve pas sa couronne. + +«Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent +une femme et un enfant à cheval; c'est pour elle une méthode de +famille[453].» Cette fière attitude était bien celle qui convenait à la +digne fille de Marie-Thérèse; mais, ce que Mirabeau proposait, c'était +l'appel à une guerre civile devenue d'ailleurs inévitable. La reine +de France recula devant l'horreur d'une lutte fratricide. C'est +alors qu'elle tenta ce qu'on lui a si amèrement reproché: l'appel à +l'intervention étrangère. + +[Note 453: Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour, 20 juin +1790. _Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la +Marck_, publiée par M. de Bacourt.] + +Lorsque la famille royale se préparait à fuir, la reine avait écrit à +l'empereur Léopold, son frère: «Nous devons aller à Montmédy. M. de +Bouille s'est chargé des munitions et des troupes à faire arriver en ce +lieu, mais il désire vivement que vous ordonniez un corps de troupes de +huit à dix mille hommes à Luxembourg, disponible à notre réclamation +(bien entendu que ce ne sera que quand nous serons en sûreté) pour +entrer ici, tant pour servir d'exemple à nos troupes, que pour les +contenir[454].» + +[Note 454: Marie Antoinette an Leopold II, 22 mai 1791. D'Arneth, +_recueil cité_.] + +L'entrée de troupes étrangères en France pendant que la famille royale +y était, exposait celle-ci aux terribles représailles de la Révolution. +C'est pourquoi la reine ne voulait pas que cette éventualité se +produisît avant que son mari et ses enfants fussent à l'abri. C'est +pourquoi aussi elle blâmait énergiquement le parti de l'émigration. +C'est pourquoi encore, après son retour de Varennes, elle ne demandait +plus, comme Barnave, que ce congres armé qui permît «aux hommes modérés, +aux partisans de l'ordre, aux propriétaires, de relever la tête et de se +rallier contre l'anarchie autour du trône et des lois,» dit M. Taine en +démontrant que ce ne fut pas la royauté, mais l'Assemblée législative +qui appela sur la France la coalition des rois. + +Une fois la guerre déclarée par l'Assemblée, la reine, il est vrai, +seconda activement l'intervention étrangère, et je voudrais pouvoir +effacer de sa vie ce billet chiffré par lequel elle fit connaître à +l'ambassadeur d'Autriche la marche des armées françaises[455]. Mais +comment oserait-on lui faire un crime de ce qui ne fut qu'un aveuglement +trop légitime, hélas! + +[Note 455: Marie Antoinette an den Grafen Mercy, 26 mars 1792. Ganz in +Chiffern; die Auflôsung von Mercy's Hand liegt bei. D'Arneth, _recueil +cité_.] + +Marie-Antoinette est femme, elle est épouse et mère, elle est +chrétienne, elle est fille des empereurs d'Allemagne et femme du roi de +France, et, dans toutes ces situations, elle est cruellement atteinte. +Femme, elle subit d'indignes outrages. + +Elle ne peut paraître à sa fenêtre sans risquer de recevoir d'immondes +injures. Depuis la fuite de Varennes, elle est surveillée même pendant +la nuit, et il faut que sa chambre à coucher reste ouverte pour que, de +la pièce précédente, l'officier de garde puisse observer ce qui se passe +chez elle. Odieuse inquisition qui révolte toutes les délicatesses de sa +pudeur! Épouse, elle voit abaisser son mari, elle voit couler les larmes +que lui arrache cette humiliation; mère, elle tremble pour la vie du +roi, pour la vie de ses enfants. Pour la sienne, peu lui importerait! +Chrétienne, elle voit persécuter l'Eglise. Fille des Césars, elle sent +ruisseler dans ses veines un sang que l'outrage fait bouillonner et qui +la rend impatiente du frein. Reine, elle sait que la vraie France n'est +pas avec la Révolution sanglante; elle a entendu, en pleurant, ces voix +qui sont montées jusqu'à ses fenêtres: «Ayez du courage, Madame, les +bons Français souffrent pour vous et avec vous[456],» et elle a voulu +sauver la partie saine de la nation. + +[Note 456: Mme Campan, _Mémoires_.] + +N'oublions pas non plus que c'était de son frère que Marie-Antoinette +attendait le secours qui, suivant elle, devait sauver sa famille et +la France, et, redisons avec M. Cuvillier-Fleury: «Le patriotisme +l'accusait; la démagogie l'a condamnée; l'humanité l'absout[457].» + +[Note 457: Cuvillier-Fleury, _Études et portraits_. Première série. +_Marie-Antoinette.] + +Et d'ailleurs, même dans cette guerre où ses voeux semblaient être avec +l'étranger, comme son coeur restait français! «Oui, dit Mme Campan, non +seulement Marie-Antoinette aimait la France, mais peu de femmes eurent +plus qu'elle ce sentiment de fierté que doit inspirer la valeur des +Français. J'aurais pu en recueillir un grand nombre de preuves; je puis +du moins citer, deux traits qui peignent le plus noble enthousiasme +national. La reine me racontait qu'à l'époque du couronnement de +l'empereur François II ce prince, en faisant admirer la belle tenue +de ses troupes à un officier général français, alors émigré, lui dit: +_Voilà de quoi bien battre vos sans-culottes!--C'est ce qu'il faudra +voir, Sire_, lui répondit à l'instant l'officier. La reine ajouta: «Je +ne sais pas le nom de ce brave Français, mais je m'en informerai; le +roi ne doit pas l'ignorer.» En lisant les papiers publics, peu de jours +avant le 10 août, elle y vit citer le courage d'un jeune homme qui était +mort en défendant le drapeau qu'il portait, et en criant: _Vive la +nation!_ «Ah! le brave enfant! dit la reine; quel bonheur pour nous si +de pareils hommes eussent toujours crié _vive le roi!_» + +Aussi que de déchirements dans ce noble coeur quand on l'accusait de ne +pas aimer la France! «Deux fois, dit Mme Campan, je l'ai vue prête à +sortir de son appartement des Tuileries pour se rendre dans les jardins +et parler à cette foule immense qui ne cessait de s'y rassembler pour +l'outrager: «Oui, s'écriait-elle en marchant à pas précipités dans sa +chambre, je leur dirai: Français, on a eu la cruauté de vous persuader +que je n'aimais pas la France! moi! mère d'un dauphin qui doit régner +sur ce beau pays! moi! que la Providence a placée sur le trône le +plus puissant de l'Europe! Ne suis je pas de toutes les filles de +Marie-Thérèse celle que le sort a le plus favorisée? Et ne devais-je pas +sentir tous ces avantages? Que trouverais-je à Vienne? Des tombeaux! +Que perdrais-je en France? Tout ce qui peut flatter la gloire et la +sensibilité[458].» + +[Note 458: Mme Campan, _Mémoires_.] + +La crainte de soulever une émeute arrêtait de tels élans, qui témoignent +que si la reine se trompait dans ses vues politiques, c'était du moins +de bonne foi qu'elle errait. + +Le malheur de Marie-Antoinette, comme celui de bien des femmes qui +ont exercé le pouvoir, est de s'être trop laissé gouverner par ses +impressions et de n'avoir pas suffisamment distingué de l'intérêt de +l'État l'intérèt de sa famille. L'instinct du coeur trompe souvent dans +les matières politiques qui exigent une profonde connaissance des hommes +et des choses; mais, du moins, cet instinct ne déçut jamais la reine +quand il la porta à ces actes de courage moral dont la femme est +peut-être plus capable que l'homme aux heures de suprême péril. + +Par sa fière attitude devant l'émeute sanglante et menaçante, la reine +arrache des cris d'admiration à ses insulteurs même. Voyons-la à +Versailles dans les journées d'octobre 1789. Dès le 5, une horde de +femmes a été le sinistre avant-coureur de l'armée parisienne. Ce +qu'elles sont venues demander, ces femmes, ce sont les «boyaux» de la +reine pour en faire des «cocardes.» Comme de hideuses sorcières, elles +veulent «les foies» de la reine pour les «fricasser.» Marie-Antoinette +n'a pas peur: «J'ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je +l'attendrai avec fermeté,» dit-elle. L'émeute est venue chercher la +reine jusque dans son palais. Marie-Antoinette a dû se jeter hors de son +lit pour échapper au couteau des assassins. La reine, la reine, c'est +elle que, dans la journée du 6, le peuple mande au balcon du palais. +Elle s'y montre, protégée par ses deux enfants. «Point d'enfants!» crie +la foule. Alors, repoussant ses enfants, la fille des Césars, la reine +s'avance. Elle croise ses mains sur sa poitrine et attend le martyre. +Et les voix délirantes qui demandaient sa mort, s'unissent dans ce cri +enthousiaste: «Vive la reine!» + +Elle aurait voulu faire passer dans l'âme de tous ceux qui l'entouraient +la fière énergie qui la soutenait. Devant les défaillances des uns, le +mauvais vouloir des autres, elle écrivait en 1791: «Je vous assure qu'il +faut bien plus de courage à supporter mon état que si on se trouvait +au milieu d'un combat... Mon Dieu, est-il possible que, née avec du +caractère, et sentant si bien le sang qui coule dans mes veines, je sois +destinée à passer mes jours dans un tel siècle et avec de tels hommes? +Mais ne croyez pas pour cela que mon courage m'abandonne; non pour moi, +pour mon enfant je me soutiendrai, et je remplirai jusqu'au bout ma +longue et pénible carrière. Je ne vois plus ce que j'écris. Adieu[459].» + +[Note 459: Marie-Antoinette an den Grafen Mercy, 12 septembre 1791. +D'Arneth, _ouvrage cité_.] + +Ce superbe courage n'aura jamais de défaillance. Marie-Antoinette ne +quittera jamais auprès de son mari, auprès de ses enfants, le poste du +danger. Mourir avec eux ou pour eux, c'est là désormais son voeu. Le 20 +juin la verra impassible sous les infâmes outrages et les épouvantables +menaces de ces hordes qui, défilant devant elle, lui présentent des +verges, une guillotine, une potence. Elle arrache des larmes à la mégère +qui lui a jeté à la face d'horribles imprécations et qu'elle subjugue +par l'incomparable majesté de sa douce et maternelle parole[460]. Par la +généreuse confiance qu'elle témoigne aux gardes nationaux, elle les +émeut, et l'un d'eux lui saisit la main et y appuie ses lèvres avec +respect. «Peu s'en fallut que la multitude n'applaudît[461].» + +[Note 460: Mme Campan, _Mémoires_.] + +[Note 461: Comte de Falloux, _Louis XVI_.] + +Au 10 août, même intrépidité. C'est la reine qui, foudroyant Pétion sous +son regard, le contraint de signer l'ordre de combattre par la force +l'émeute qu'il a contribué à préparer. C'est elle qui fait passer au +roi la revue des troupes, et s'il avait eu le secret de ces paroles qui +changent le coeur d'une multitude, peut-être la royauté et la France +étaient-elles sauvées. + +Maintenant tout est fini. La reine qui, plutôt que de quitter les +Tuileries, voulait se faire clouer aux murs du palais, la reine a été +contrainte de suivre son mari aux Feuillants. Louis XVI est suspendu de +ses fonctions royales, sa famille est prisonnière. + +«Nous sommes perdus, dit-elle; nous voilà arrivés où l'on nous a menés +depuis trois ans par tous les outrages possibles; nous succomberons dans +cette horrible révolution; bien d'autres périront avec nous. Tout le +monde a contribué à notre perte; les novateurs comme des fous, d'autres +comme des ambitieux pour servir leur fortune; car le plus forcené des +jacobins voulait de l'or et des places, et la foule attend le pillage. +Il n'y a pas un patriote dans toute cette infâme horde; le parti des +émigrés avait ses brigues et ses projets; les étrangers voulaient +profiter des dissensions de la France: tout le monde a sa part dans nos +malheurs.» Et comme le dauphin entrait avec sa soeur: «Pauvres enfants! +dit la reine, qu'il est cruel de ne pas leur transmettre un si bel +héritage, et de dire: Il finit avec nous[462].» + +[Note 462: Mme Campan, Mémoires.] + +La vie de la reine est terminée. Dans la prison du Temple +Marie-Antoinette n'a plus que la majesté du malheur. Mais l'épouse a +toujours son tendre dévouement, la mère exerce toujours cette mission +dont elle a constamment pratiqué les grands devoirs. Ici elle +n'appartient plus à l'histoire. Elle ne paraîtra plus dans la vie +publique que pour monter aux dernières stations de son chemin de croix. + +Alors elle aura enduré tout ce qu'une créature humaine peut supporter de +douleur. Du jour où la tête de son amie, la princesse de Lamballe, lui a +été présentée au bout d'une pique, jusqu'à cette déchirante soirée où le +roi s'est arraché de ses bras, à la veille de monter sur l'échafaud, il +semblait que la coupe d'amertume eût été vidée par elle jusqu'au fond. +Non, il y avait encore une lie que pouvait seule y déposer la main +criminelle d'un démon: il fallait que la reine, cette «grande mère[463],» +s'entendît publiquement accuser d'avoir corrompu l'innocence de son +fils; il fallait que l'on eût arraché à ce pauvre enfant, après l'avoir +abruti, l'accusation qui faisait jaillir du coeur de la reine ce mot +sublime: «Si je n'ai pas répondu, c'est que la nature se refuse à +répondre à une pareille question faite à une mère. J'en appelle à +toutes celles qui peuvent se trouver ici.» Remuées jusqu'au fond des +entrailles, les mégères elles-mêmes frémissaient. + +[Note 463: C'est ainsi que la nomme M. de Lescure.] + +Sous la poignante étreinte de toutes les tortures physiques et de tous +les supplices du coeur, Marie-Antoinette garde l'amour de ce pays où +elle les souffre. Elle fait des voeux pour le bonheur de la France, +fût-ce au détriment du bonheur de son fils. Elle n'a pour ses bourreaux +que des paroles de miséricorde, et dans l'admirable lettre qu'elle écrit +à Madame Élisabeth avant de monter sur l'échafaud, elle exhorte son fils +à ne pas venger sa mort. C'est bien la femme magnanime qui avait dit au +lendemain du 6 octobre: «J'ai tout vu, tout su, tout oublié.» + +Lorsque, au milieu d'une foule vociférante qui ne sait même pas +respecter la majesté de la mort, la reine gravit les degrés de +L'échafaud avec la même dignité souveraine qu'elle montait naguère les +marches du trône, elle a depuis longtemps secoué la poussière des luttes +politiques. Il n'y a plus en elle qu'une martyre qui atteint enfin le +sommet du Calvaire. + +«Il était nécessaire qu'un homme mourût pour le salut de tous,» avait +écrit Marie-Antoinette sur l'immortel plaidoyer que M. de Sèze avait +fait pour le roi. A elle aussi pouvait s'appliquer cette parole, à elle +et à toutes les grandes victimes qui surent, avec elle, faire à Dieu le +sacrifice de leur vie. Si, aux yeux de la miséricorde divine, la France +de 1793 put être rachetée, c'est par tout le sang innocent qui, répandu +alors, criait non pas vengeance contre les bourreaux, mais miséricorde +pour eux. + +Les femmes eurent leur large part dans cette rédemption nationale. Et, +en même temps qu'elles expiaient par leur martyre le crime des uns, la +lâcheté des autres, que de sublimes exemples de dévouement et de +courage elles donnaient à leur époque! C'est Madame Elisabeth demeurant +volontairement au poste du péril pour mourir avec sa famille, Madame +Elisabeth ne voulant pas qu'on détrompe les assassins qui la prennent +pour la reine, et, à l'heure du supplice, ne connaissant d'autre crainte +que celle que lui dicte une céleste chasteté; ce sont ces filles, ces +épouses, bravant le trépas pour sauver un père, une mère; un mari; +prenant la place d'un être aimé ou mourant avec lui; c'est Mlle de +Sombreuil acceptant, pour sauver la vie de son père, le verre de sang +qu'on lui présente[464]; c'est Mlle Cazotte fléchissant les septembriseurs +en faveur de son père, mais ne réussissant qu'une fois à l'arracher à +la mort; c'est la princesse de Lamballe accourant de l'étranger pour +partager le péril de la reine et lâchement assassinée; c'est cette +humble femme de chambre répondant à l'appel du nom de sa maîtresse pour +être jetée dans la Loire; c'est Mme Bouquet recueillant cinq proscrits, +partageant avec eux sa ration pendant un mois de famine, et montant avec +eux sur l'échafaud; ce sont ces chrétiennes qui, au prix de leur vie, +abritent Notre-Seigneur dans le prêtre proscrit; ce sont ces Carmélites +de Compiègne allant au supplice en chantant le _Veni Creator_ et le _Te +Deum_, se disputant la première place sous le couperet de la guillotine, +tandis que leur supérieure veut mourir la dernière pour soutenir le +courage de ses filles. Rendons hommage encore à Mme de Staël dont la +plume éloquente défend Marie-Antoinette; à Mme Tallien qui soustrait +des victimes à la hache du bourreau; enfin, à ces quinze à seize cents +femmes qui présentent à la Convention une pétition pour demander la +grâce des prisonniers. Admirons encore dans leur patriotisme ces femmes +et ces filles d'artistes qui, devant la pénurie du Trésor, offrent à +l'Assemblée constituante leurs bijoux pour contribuer à payer la dette +publique; ces femmes de Lille qui aident à repousser l'envahisseur; +cette mère Spartiate qui, à Saint-Mithier, entourée de ses enfants, +s'assoit dans sa boutique sur un baril de poudre, et, un pistolet à +chaque main, menace de faire sauter sa demeure si l'ennemi y pénètre; +ces émules de Jeanne Hachette, ces engagées volontaires qui se battent +auprès d'un père, d'un frère, d'un mari; ces héroïques enfants de +l'Alsace, Mlles Fernig, âgées l'une de treize ans, l'autre de seize, et +qui, voyant leur père courir sus aux Autrichiens, se jettent dans la +mêlée, combattent à Valmy, à Nerwinde, à Jemmapes, sous Dumouriez qui, +pour se servir de l'ascendant magnétique qu'elles exercent sur leurs +compatriotes, leur a donné des commissions d'officiers d'état-major, +et qui les voit attacher leurs noms à des faits de guerre dignes +d'illustrer _de vieux guerriers_[465]. + +[Note 464: M. de Pontmartin, qui a connu l'héroïne, croit qu'au moment +où Mlle de Sombreuil allait boire le verre de sang, les bourreaux, +«saisis d'un mouvement d'horreur ou de pitié.... le répandirent à ses +pieds.» _Mes Mémoires._ Enfance et jeunesse, 1882.] + +[Note 465: Lairtullier, _les Femmes célèbres de_ 1789 à 1795.] + +C'est dans ces généreux élans de courage, de dévouement et de +patriotisme, que nous aimons à suivre les femmes; mais faut-il étudier +leur rôle politique dans les annales révolutionnaires, nous y trouverons +une nouvelle preuve des illusions et de l'impressionnabilité qu'elles +apportent dans les affaires publiques. + +Mme Roland nous dira bien que Plutarque l'a disposée à devenir +républicaine. Mais eût-il suffi à ce résultat si d'autres influences n'y +avaient aidé? Cette noble dame qui appelle _mademoiselle_ la vénérée +grand'mère de Mme Roland, cette financière qui invite la famille de +la jeune philosophe pour la faire manger à l'office, n'ont-elles pas +soulevé cette fière nature contre un ordre social qui permettait de +telles distinctions de rang? Lorsque la jeune fille va à Versailles, et +qu'elle y endure d'autres humiliations, que répond-elle à sa mère qui +lui demande si elle est contente de son voyage: «Oui, pourvu qu'il +finisse bientôt; encore quelques jours, et je détesterai si fort les +gens que je vois, que je ne saurai que faire de ma haine.--Quel mal +te font-ils donc?--Sentir l'injustice et contempler à tout moment +l'absurdité[466].» + +[Note 466: Mme Roland, _Mémoires_, édition de M. P. Faugère. _Mémoires +particuliers_.] + +Si Mme Roland était née dans les classes privilégiées qui lui +inspiraient de telles rancunes, il est probable qu'elle s'en serait +tenue au libéralisme des grandes dames du XVIIIe siècle, ou qu'elle +aurait apporté dans ses opinions politiques la mobilité qui distingua +ses croyances religieuses ou philosophiques. N'avait-elle point, +disait-elle, passé par le jansénisme, le cartésianisme, le stoïcisme, +pour arriver au patriotisme? N'y avait-il pas eu dans son ardente +jeunesse un moment où elle avait rêvé le martyre religieux avec le même +enthousiasme qu'elle souffrit plus tard le martyre politique? + +Mais dans la vie de Mme Roland, tout se réunissait pour rendre cette +femme plus fidèle à ses opinions politiques qu'à ses croyances +religieuses. Dans le rôle que joue son mari, elle voit le moyen +d'établir cette république idéale dont l'illusion a caressé sa jeunesse. +Disons ici à son honneur que, malgré la prétention théâtrale avec +laquelle elle se montre dans ses _Mémoires_, elle a grand soin de nous +avertir qu'elle n'est jamais sortie de ses attributions de femme, +qu'elle n'a jamais pris une part active aux discussions politiques +qui avaient lieu chez son mari, mais que, dans l'attitude modeste +qui convient à son sexe, elle se bornait à écouter. «Ah, mon Dieu! +s'écrie-t-elle, qu'ils m'ont rendu un mauvais service ceux qui se sont +avisés de lever le voile sous lequel j'aimais à demeurer! Durant douze +années de ma vie, j'ai travaillé avec mon mari, comme j'y mangeais, +parce que l'un m'était aussi naturel que l'autre[467].» Elle reconnaît +donc qu'elle a été pour Roland un secrétaire, mais un secrétaire +intelligent dont elle avoue elle-même la collaboration. Nous savons que +ce n'est pas sa main seulement qui a écrit la lettre, plus éloquente que +généreuse et juste, que Roland adressa à Louis XVI et qui le fit sortir +de ce cabinet où le 10 août devait le faire rentrer. Dans diverses +dépêches officielles de Roland se retrouvent la plume et l'esprit de sa +femme. Et, en effet, pour le malheur des Girondins, Mme Roland fut bien +réellement l'inspiratrice de ce parti qui, avec son esprit d'utopie, +crut pouvoir se servir des Jacobins pour faire le 10 août contre la +royauté, vota pour la mort de Louis XVI et, entre ces deux actes, +désavoua avec indignation les massacres de septembre: étrange illusion +que de s'étonner du carnage quand on a lâché la bête féroce! Ceux qui la +déchaînent en sont eux-mêmes les victimes: Mme Roland et les Girondins +l'éprouvèrent. + +[Note 467: Mme Roland, _l. c._] + +Dès le moment de son arrestation, Mme Roland reconnaît les illusions +de sa vie politique. Elle dit aux commissaires qui la conduisent à +l'Abbaye: «Je gémis pour mon pays, je regrette les erreurs d'après +lesquelles je l'ai cru propre à la liberté, au bonheur...» Dans sa +captivité, apprend-elle l'arrestation des Girondins: «Mon pays est +perdu!...» s'écrie-t-elle. «Sublimes illusions, sacrifices généreux, +espoir, bonheur, patrie, adieu! Dans les premiers élans de mon jeune +coeur, je pleurais à douze ans de n'être pas née Spartiate ou Romaine; +j'ai cru voir dans la Révolution française l'application inespérée des +principes dont je m'étais nourrie: la liberté, me disais-je, a deux +sources: les bonnes moeurs qui font les sages lois et les lumières +qui nous ramènent aux unes et aux autres par la connaissance de nos +droits[468]...» Eh bien, Mme Roland a vu ce qu'a produit une liberté à +laquelle elle ne donne, même dans ses déceptions, qu'une base humaine; +et dans ses _Dernières pensées_, et plus amplement dans son _Projet de +défense_, elle dit avec amertume: «La liberté! Elle est pour les +âmes fières qui méprisent la mort, et savent à propos la donner,» +ajoute-t-elle avec cette persévérante illusion classique qui, malgré la +répulsion que lui inspire le sang versé, lui fait toujours saluer dans +le poignard de Brutus la délivrance de son pays[469]. Cette liberté, +poursuit Mme Roland, «n'est pas pour ces hommes faibles qui temporisent +avec le crime, en couvrant du nom de prudence leur égoïsme et leur +lâcheté. Elle n'est pas pour ces hommes corrompus qui sortent» de la +fange du vice,«ou de la fange de la misère pour s'abreuver dans le sang +qui ruisselle des échafauds. Elle est pour le peuple sage qui chérit +l'humanité, pratique la justice, méprise les flatteurs, connaît ses +vrais amis et respecte la vérité. Tant que vous ne serez pas un tel +peuple, ô mes concitoyens! vous parlerez vainement de la liberté; vous +n'aurez qu'une licence dont vous tomberez victimes chacun à votre tour; +vous demanderez du pain, on vous donnera des cadavres[470], et vous +finirez par être asservis.» + +[Note 468: Mme Roland, _Mémoires_. _Notices historiques_.] + +[Note 469: Sur les illusions classiques des révolutionnaires, +voir l'ouvrage de M. E. Loudun, _le Mal et le Bien_, tome IV, _la +Révolution_] + +[Note 470: Dans les notes des _Mémoires_ de Mme Roland, édités par +lui, M. Faugère fait remarquer qu'il y a ici une réminiscence d'un +discours de Vergniaud.] + +En pleurant sur ses illusions perdues, Mme Roland honore ceux qui les +ont partagées avec elle, «républicains déclarés mais humains, persuadés +qu'il fallait par de bonnes lois faire chérir la république de ceux même +qui doutaient qu'elle put se soutenir; ce qui effectivement est plus +difficile que de les tuer,» ajoute-t-elle avec une superbe ironie. +«L'histoire de tous les siècles a prouvé qu'il fallait beaucoup de +talents pour amener les hommes à la vertu par de bonnes lois, tandis +qu'il suffit de la force pour les opprimer par la terreur ou les +anéantir par la mort.» + +Ce sont là de nobles regrets, et l'on aime à entendre ces graves et +généreux accents dans ces pages où la déclamation remplace trop souvent +l'éloquence, comme il arrive fréquemment d'ailleurs dans les écrits des +femmes politiques. Mais dans ces lignes, Mme Roland parle bien moins la +langue de la politique que celle de la conscience outragée. + +Mme Roland sut mourir. «Vous pouvez m'envoyer à l'échafaud, avait-elle +dit dans son premier interrogatoire: vous ne sauriez m'ôter la joie que +donne une bonne conscience, et la persuasion que la postérité vengera +Roland et moi en vouant à l'infamie ses persécuteurs[471].» + +[Note 471: Mme Roland, _Projet de défense_, _Notes sur son procès_, +etc.] + +Sans doute un appareil théâtral se mêle aux derniers jours de Mme +Roland. Le courage stoïcien n'a pas la sublime simplicité du courage +chrétien. Comme l'acteur qui se drape dans les plis de son vêtement pour +mourir avec noblesse, aux applaudissements du public, le stoïcien meurt +en regardant le monde auquel il demande la gloire. Le chrétien ne +regarde que le ciel dont il attend sa récompense. + +Quand arriva cependant l'heure du supplice, Mme Roland paraît avoir +eu comme une soudaine perspective de la vie éternelle. Au pied de +l'échafaud, dit-on, elle demanda «qu'il lui fût permis d'écrire des +pensées extraordinaires qu'elle avait eues dans le trajet de la +Conciergerie à la place de la Révolution. Cette faveur lui fut +refusée[472].» + +[Note 472: P. Faugère, introduction aux _Mémoires de Mme Roland_.] + +J'ai déjà cité quelquefois les _Mémoires_ que Mme Roland eut le courage +et le sang-froid d'écrire dans sa prison. La publication entière de ces +écrits a été funeste à la mémoire de cette femme célèbre. La vanité +de l'auteur, le cynisme de certains détails ont singulièrement fait +descendre Mme Roland du piédestal où l'avaient élevée l'héroïsme de sa +mort et l'illusion de l'histoire contemporaine. Nous voyons aussi dans +ces _Mémoires_ combien peu la femme a été créée pour un rôle public. Mme +Roland se met-elle en scène, prend-elle la pose d'une héroïne, elle est +guindée, prétentieuse; des réminiscences classiques se mêlent dans +son langage à l'enthousiasme obligatoire et par conséquent faux qui +distingue l'école de Rousseau. La femme politique gâte jusqu'à la femme +du foyer qui elle-même se plaît à l'emphase; mais lorsque Mme Roland +veut bien n'être que la femme du foyer, et qu'elle nous épargne +d'étranges confidences, nous la jugeons avec plus de sympathie. Sa +tendresse pour sa mère, ses promenades dans les bois de Meudon lui +dictent des pages simples, touchantes, remplies de fraîches descriptions +et qui parlent vraiment à notre coeur. Nous avons rendu hommage à la +générosité naturelle de ses sentiments. Voyons-la encore se dévouer avec +un intrépide courage à la défense d'un mari pour lequel elle n'a qu'une +affectueuse estime. Entendons enfin cette femme qui la sert dans sa +prison et qui dit à Riouffe, l'un des compagnons de sa captivité: +«Devant vous, elle rassemble toutes ses forces; mais dans la chambre, +elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre à pleurer.» + +«Séparez Mme Roland de la Révolution, elle ne paraît plus la même,» +dit le comte Beugnot qui, lui aussi, la connut en prison. «Personne +ne définissait mieux qu'elle les devoirs d'épouse et de mère, et ne +prouvait plus éloquemment qu'une femme rencontrait le bonheur dans +l'accomplissement de ces devoirs sacrés. Le tableau des jouissances +domestiques prenait dans sa bouche une teinte ravissante et douce; les +larmes s'échappaient de ses yeux, lorsqu'elle parlait de sa fille et de +son mari: la femme de parti avait disparu[473]...» + +[Note 473: _Mémoires_ de Mme Roland, édition de M. Faugère. Appendice +du second volume.] + +Dans ces pleurs, tout n'était pas pour son mari, pour son enfant. Elle +avait au fond du cour une affection qui ne triompha pas de son honneur, +mais qui la fit profondément souffrir. Peut-être le stoïcisme, la +seule foi qu'elle connût, ne lui aurait-il pas suffi pour supporter +courageusement sa captivité, si elle n'avait vu avec joie dans les murs +qui l'enfermaient une barrière qui la protégeait contre sa passion, mais +qui, suivant une déduction bien hasardée et bien périlleuse, la rendait +ainsi plus libre de garder son âme à l'homme qu'elle aimait. + +Comme le comte Beugnot, M. Legouvé a fait remarquer combien en Mme +Roland l'homme d'État est au-dessous de la femme: «Elle a des sensations +politiques au lieu d'idées, et devient la perte de son parti dès qu'elle +en devient l'âme[474].» + +[Note 474: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.] + +Deux autres femmes célèbres ont partagé l'enthousiasme de Mme Roland +pour une république idéale: Charlotte Corday, Olympe de Gouges. +Charlotte Corday, comme Mme Roland, trouve que la liberté «est pour +les âmes fières qui méprisent la mort, et savent à propos la donner.» +Charlotte Corday la donne. Mais alors même que la victime s'appelle +Marat, l'acte qui frappe cet homme est un crime, et ce n'est point par +l'assassinat que triomphent les saintes causes. Charlotte Corday a +écouté la voix d'une passion noble dans son principe, mais coupable dans +son application. Elle a exécuté l'arrêt de la vengeance humaine, non +celui de la justice divine. + +Olympe de Gouges, elle, n'a pas versé le sang. + +Nous retrouverons tout à l'heure en elle l'ardente émancipatrice +politique de la femme. Mais comment elle-même remplit-elle ce rôle +public qu'elle revendique pour la femme? Cette étrange créature qui, +sans savoir lire ni écrire, composa des pièces de théâtre et des +brochures révolutionnaires, n'était républicaine que dans ses +espérances; elle demeurait à son insu royaliste dans ses souvenirs; elle +demanda à défendre Louis XVI; et ce sont les invectives qu'elle lança +contre Robespierre qui la firent condamner à mort. Ainsi que Mme Roland, +Olympe de Gouges eut, avec l'emphase oratoire, quelques éclairs de +véritable éloquence. + +Mme Roland, Charlotte Corday, Olympe de Gouges poursuivaient sinon une +idée, du moins une utopie politique. Mais que dire de ces femmes, de +ces mégères que fit surgir l'émeute, et qui, dans le déchaînement des +passions populaires, dépassèrent encore les hommes en cruauté, d'après +cette loi de la nature qui veut que l'être le plus impressionnable soit, +suivant ses instincts, capable des plus généreuses actions ou des plus +exécrables forfaits! La fièvre de la Révolution avait donné à ces femmes +la soif du sang. Elles venaient à la curée comme ces bêtes fauves qui ne +savent pas pour quelle cause des hommes sont massacrés, mais qui sont +attirées par l'odeur du carnage. + +Dans leur farouche ardeur, ces femmes sont pour la Révolution un +auxiliaire dont elle sent le prix. Mirabeau a dit que les femmes, en +se mettant aux premiers rangs de l'émeute, peuvent seules la faire +triompher. Elles sont capables d'entendre un appel de ce genre, ces +femmes qui trouvent que les hommes ne vont pas assez vite. + +Les femmes forment, au 5 octobre, l'avant-garde de ce peuple parisien, +de cette mer humaine qui roule jusqu'à Versailles ses flots en fureur, +son écume immonde, et qui bat de ses vagues le vieux palais des rois. +Parmi ces femmes, les unes sont poussées par la famine, les autres par +leurs mauvais instincts. Filles perdues et femmes du peuple se coudoient +dans la mêlée. Elles sont armées de bâtons, de coutelas, de fusils; +l'une d'elles bat du tambour, et la horde chante le _Ça ira_. + +Pour séduire les soldats qui défendent Versailles, tout leur est bon, et +les dégoûtants spectacles de l'orgie se mêlent aux scènes du massacre. +Voient-elles de leurs compagnes s'attendrir à la parole du roi, elles +procèdent à la strangulation de ces dernières, ce qui ne les empêchera +pas de céder elles-mêmes au mouvement qui saluera la superbe attitude de +la reine. + +Les femmes de l'émeute ont triomphé: elles ramènent à Paris la famille +royale. Juchées sur des voitures, sur les trains des canons, elles sont +affublées des dépouilles des gardes du corps, et ces étranges soldats +jettent ce cri de sauvage triomphe: «Nous ne manquerons plus de pain, +nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron.» + +Elles demandent à la Commune une récompense, et s'il en faut en croire +Pacquotte, elles l'ont bien méritée: «Sans elles, la chose publique +était perdue.» En dépit des murmures masculins qui accueillent cette +assertion, les femmes obtiennent les honneurs qu'elles sollicitent. +Dans les cérémonies publiques, elles auront une place d'honneur... «et +tricoteront,» ajoute Chaumette, peu partisan, comme nous allons le voir, +de leur émancipation politique. + +Partout où il y aura du sang à flairer, les femmes de l'émeute seront +là, aux Tuileries le 20 juin et le 10 août, dans les prisons aux +massacres de septembre. Elles demandent des piques pour défendre la +Constitution; mais en vérité elles ont bien d'autres armes. Ces femmes +qui endossent le pantalon rouge et qui se coiffent du bonnet rouge, ce +sont les _flagelleuses_; et si, sur la voie publique, elles rencontrent +d'autres femmes dont le civisme leur paraît suspect, elles les +fouettent: outrage ignoble qu'elles font subir sur le parvis de +Notre-Dame aux angéliques soeurs de charité expulsées de leur maison. +Sous la douleur et la honte de cet infâme supplice, les saintes filles +tombent malades, quelques-unes d'entre elles meurent, et l'une d'elles, +qui a voulu se sauver, est jetée dans la Seine. + +Ces femmes forment des clubs. Le plus terrible est celui de la _Société +des femmes révolutionnaires_ qui s'assemblent dans le charnier de +l'église Saint-Eustache. Un charnier convient bien à ces fauves. + +Il y a encore d'autres sociétés parmi lesquelles il faut distinguer +la _Société fraternelle_: c'est une succursale de la Société mère des +Jacobins et celle-ci se charge de diriger cette pépinière. La _Société +fraternelle_ a des affiliations dans tout le pays. Ses membres fomentent +la guerre contre l'Autriche. + +Les femmes ne se contentent pas de leurs clubs; elles assistent et +pérorent aux séances des clubs masculins et de l'Assemblée. On les a +vues envahir l'Assemblée de Versailles, se mêler aux députés, voter avec +eux, encourager les uns, imposer silence aux autres: «Parle, député; +tais-toi, député.» Par d'ignobles menaces, par des actes cyniques, elles +souillent l'asile de la représentation nationale[475]. + +[Note 475: Taine, _les Origines de la France contemporaine. La +Révolution_; Lairtullier, _ouvrage cité_.] + +Robespierre saura se servir du concours de ces femmes. Remplissant les +galeries des Assemblées, elles... tricotent, comme le leur a prescrit +Chaumette, mais en même temps elles prennent aux séances une part +active. Par leurs applaudissements, elles s'associent aux plus cruelles +motions des Jacobins. Elles couvrent de leurs huées la parole des +hommes modérés. «Monsieur le président, faites donc taire ce tas de +_sans-culottes_,» dit l'abbé Maury en désignant les tricoteuses. C'est +ainsi que fut employé pour la première fois ce nom qui devait désigner +les purs Jacobins[476]. + +[Note 476: Lairtullier, _l. c._] + +Dans les comités de salut public et de sûreté générale, les tricoteuses +acclament les dénonciateurs. En prairial, elles ne se bornent pas à +se servir de leurs langues, elles tirent leurs couteaux contre la +Convention. C'est une femme, une folle furieuse qui assassine Féraud +qu'elle a pris pour Boissy-d'Anglas. La cruauté des femmes survivra même +au régime de la Terreur. + +Les mégères se font gloire de ce titre: _les Furies de la guillotine_. +Lorsque le peuple semble las des scènes de l'échafaud, ce sont elles +que l'on enverra aux exécutions pour que leurs hurlements réveillent la +meute populaire. Elles excitent les bourreaux. Avec une âpre volupté, +elles se cramponnent jusqu'à la planche de l'échafaud pour se mieux +repaître de la vue du sang. A leurs grimaçantes attitudes, à leurs +fauves éclats de rire, on les prendrait pour des démons surgissant de +l'enfer. Elles dansent au pied de l'échafaud la hideuse carmagnole. + +Quelques-unes des femmes de l'émeute se sont fait un nom. Je ne parle +pas de cet être allégorique, la Mère Duchesne, Brise-Acier, qui fumant +le schibouk, menaçant de son sabre et tournant sa quenouille, crie aux +femmes: «Vivre libre ou mourir!» Je me contente de nommer la reine +des Halles, reine Audu, qui obtient une couronne pour sa belliqueuse +attitude dans les journées du 5 et du 6 octobre. Rose Lacombe, la +fondatrice de la fougueuse société des femmes révolutionnaires, la +farouche clubiste que je retrouverai tout à l'heure; Rose Lacombe +qui, avec les Marseillais, est allée, aux Tuileries le 10 août, et en +septembre dans les prisons où elle a assouvi ses haines furieuses; Rose +Lacombe qui commande les _flagelleuses_, Rose Lacombe qui, accusant la +Convention de lenteur, dénonce à sa barre les fonctionnaires nobles ou +suspects, et qui, éprise d'un jeune royaliste, se retourne contre les +Jacobins parce qu'ils ne veulent pas élargir l'homme qu'elle aime; Rose +Lacombe enfin qui, après la fermeture des clubs de femmes, tiendra une +humble boutique dans la galerie du Luxembourg. + +Le temps et la bonne volonté me manquent pour m'arrêter devant les +tristes héroïnes des journées révolutionnaires. Il en est une cependant +que je veux signaler comme le type même de la furie démagogique. + +Fille de laboureurs, Théroigne de Méricourt a été aimée d'un jeune +gentilhomme qui l'a abandonnée. Voilà ce qui a fait d'elle l'ennemie des +hautes classes. La villageoise devient courtisane, et pour commencer son +oeuvre de revendication sociale, elle se plaît à ruiner les plus riches +seigneurs. La Révolution éclate. Théroigne se jette dans les luttes de +la rue. En habit d'amazone, elle porte le sabre au côté, des pistolets +à la ceinture; et... dans le pommeau de sa cravache se trouve une +cassolette d'or contenant des sels et des parfums, «en cas de +défaillance et pour neutraliser l'odeur du peuple[477].» La courtisane et +l'émeutière se combinent ici dans un curieux mélange. + +[Note 477: Lairtullier, _l. c._] + +Théroigne participe aux journées de la Révolution. Elle figure au +pillage du dépôt d'armes des Invalides. Elle compte parmi les premiers +assaillants qui ont escaladé les tours de la Bastille, et un sabre +d'honneur est sa récompense. Accusant de tiédeur le club des _Enragés_ +qui a des chefs tels que Maillard, Saint-Huruge, Santerre, elle a jeté +sur Versailles les femmes du 5 octobre. Cette fois son amazone est +rouge, et rouge aussi son panache. Échevelée, armée jusqu'aux dents, +debout sur un canon, elle excite les insurgés. Le 10 août, elle se +bat. Aux massacres de septembre, on la voit à l'Abbaye, à la Force, à +Bicètre; elle a une acolyte qui tient une tête de femme au bout d'une +pique. Elle parle dans les clubs, à l'Assemblée même. Enfin, liée avec +Brissot, elle prêche avec lui la conciliation des partis qu'il faut +réunir contre l'étranger. Brissot est attaqué dans la rue par les +mégères. Théroigne le défend, et l'amazone révolutionnaire subit le +châtiment que savent donner les _flagelleuses_. Cet outrage la rend +folle. On l'enferme. Alors Théroigne la courtisane, Théroigne la +septembriseuse a dans sa folie le double caractère de sa honteuse et +sanguinaire existence. Dépouillée de tout sentiment de pudeur, elle ne +peut supporter aucun vêtement, et dans sa hideuse nudité, elle se traîne +sur le sol, elle mord avec rage celui dont la présence l'irrite; et +recherchant ses aliments dans les ordures, elle ne peut boire que l'eau +boueuse du ruisseau. + + + + CHAPITRE V + + LA FEMME AU XIXe SIÈCLE--LES LEÇONS + DU PRÉSENT ET LES EXEMPLES DU PASSÉ. + + +§I. L'émancipation politique des femmes jugée par l'école +révolutionnaire.--§II. Le travail des femmes. Quelles sont les +professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?--§III. Quelle est +la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence et dans quelle +mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux arts?--§IV. +L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission.--§V. +Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme +peuvent-ils être améliorés?--§VI. Mondaines et demi-mondaines.--§VII. Le +divorce.--§VIII. Où se retrouve le type de la femme française. + + +§I + +_L'émancipation politique des femmes jugée par l'école révolutionnaire._ + +Les honteux spectacles que donnaient les _flagelleuses_, les émeutes que +les femmes des clubs suscitaient dans les rues, devinrent bientôt un +grave embarras pour la République. + +Les hommes de la Révolution avaient bien pu se servir des femmes pour +faire réussir leurs projets, mais ils n'entendaient pas qu'elles dussent +être entre leurs mains autre chose qu'un instrument plus ou moins +conscient de son rôle; ils se souciaient fort peu de les associer à ces +droits politiques que leurs pétitions réclamaient, qu'Olympe de Gouges +défendait et qu'appuyait Condorcet. Mirabeau, qui jetait si volontiers +les femmes à la tête de l'insurrection, les hommes de la Terreur qui +les employaient au service de leurs passions cruelles, ne voulaient la +Révolution que dans l'État et non dans la famille. + +La République se bornait donc à décerner des honneurs aux femmes qui la +servaient; mais, bien loin de leur accorder des droits politiques, elle +leur en enlevait un qu'elles tenaient de la monarchie, et leur retirait +ceux qu'elle leur avait elle-même octroyés: le 22 mars 1791, l'Assemblée +nationale excluait les femmes de la régence; la loi du 20 mai 1793 les +bannit des tribunes de la Convention jusqu'à ce que l'ordre fût rétabli, +et la loi du 26 mai leur interdit l'assistance à toute assemblée +politique. Enfin lorsque, après la chute des Girondins, les Jacobins +n'eurent plus besoin des tricoteuses, la Convention s'inquiéta des +scandales et des émeutes causés par le club de Rose Lacombe; elle jugea +que les femmes étaient incapables d'exercer des droits politiques; +qu'elles étaient «disposées, par leur organisation, à une exaltation +qui serait funeste à la chose publique, et que les intérêts de l'État +seraient bientôt sacrifiés à tout ce que la vivacité des passions peut +produire d'égarements et de désordres[478].» + +[Note 478: Convention nationale, séance du 9 de brumaire. _Moniteur +universel_, 1793.] + +Le 9 brumaire 1793, un décret de la Convention ferma donc les clubs de +femmes. Les citoyennes réclamèrent devant l'Assemblée qui les hua. + +Mais le 27 brumaire, Rose Lacombe jette dans la salle où siège le +conseil général de la Commune son armée de femmes coiffées du bonnet +rouge. Des protestations s'élèvent du sein de l'assemblée. Alors le +même homme qui, naguère, a enjoint aux femmes de tricoter au milieu des +honneurs publics qu'elles revendiquaient, le procureur général Chaumette +se lève et s'écrie: + +«Je requiers mention civique au procès-verbal, des murmures qui viennent +d'éclater. C'est un hommage aux moeurs, c'est un affermissement de la +République! Eh quoi! des êtres dégradés qui veulent franchir et violer +les lois de la nature, entreront dans les lieux commis à la garde des +citoyens, et cette sentinelle vigilante ne ferait pas son devoir! +Citoyens, vous faites ici un grand acte de raison; l'enceinte où +délibèrent les magistrats du peuple doit être interdite à tout individu +qui outrage la nature!... Et depuis quand est-il permis aux femmes +d'abjurer leur sexe, de se faire hommes? Depuis quand est-il d'usage de +voir des femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le berceau de +leurs enfants, pour venir, sur la place publique, dans la tribune aux +harangues, à la barre du Sénat, dans les rangs de nos armées, remplir +les devoirs que la nature a répartis à l'homme seul? A qui donc cette +mère commune a-t-elle confié les soins domestiques? Est-ce à nous? Nous +a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants? A-t-elle assez +assoupli nos muscles pour nous rendre propres aux soins de la hutte, +de la cabane et du ménage? Non, elle a dit à l'homme: sois homme! les +courses, la chasse, le labourage, les soins politiques, les fatigues de +toute espèce, voilà ton apanage. Elle a dit à la femme: sois femme! les +soins dus à l'enfance, les détails du ménage, les douces inquiétudes de +la maternité, voilà tes travaux; mais tes occupations assidues méritent +une récompense; eh bien, tu l'auras; et tu seras la divinité du +sanctuaire domestique; tu régneras sur tout ce qui t'entoure par le +charme invincible de la beauté, des grâces et de la vertu. Femmes +imprudentes, qui voulez devenir des hommes, n'êtes-vous pas assez bien +partagées? Que vous faut-il de plus?... Le législateur, le magistrat +sont à vos pieds; votre despotisme est le seul que nos forces ne +puissent abattre, puisqu'il est celui de l'amour, et, par conséquent, +celui de la nature. Au nom de cette même nature, restez ce que +vous êtes; et, loin de nous envier les périls d'une vie orageuse, +contentez-vous de nous les faire oublier au sein de nos familles, en +reposant nos yeux sur le spectacle enchanteur de nos enfants heureux par +vos soins!» + +Ces mégères, ces _flagelleuses_, perdent leur assurance effrontée. Elles +retirent leurs bonnets rouges et les cachent. Le terrible procureur +général remarque ce mouvement: «Ah! je le vois, dit-il, vous ne voulez +point imiter ces femmes hardies qui ne rougissent plus...» + +Il leur dit quelle néfaste influence politique ont exercée les femmes. +Il leur parle avec dédain d'une Olympe de Gouges, une «virago,» une +«femme-homme.» + +«Nous voulons, ajoute-t-il, que les femmes soient respectées, c'est +pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes. Que diraient +des magistrats à une femme qui se plaindrait des atteintes d'un jeune +étourdi, lorsqu'il alléguerait pour sa défense: J'ai vu une femme avec +les allures d'un homme; je n'ai plus en elle respecté son sexe, j'en ai +agi librement?...» + +«Autant nous vénérons la mère de famille qui met son bonheur à élever, +à soigner ses enfants, à filer les habits de son mari et à alléger ses +fatigues par l'accomplissement de ses devoirs domestiques, autant nous +devons mépriser, conspuer la femme sans vergogne qui endosse la tunique +virile, et fait le dégoûtant échange des charmes que lui donne la nature +contre une pique et un bonnet rouge.» + +On ne pouvait mieux dire. Mais ce n'était pas aux hommes de la Terreur +qu'il appartenait de flétrir les excès qu'ils avaient encouragés et qui +leur avaient été si utiles. Quoi qu'il en fût, le conseil général de la +Commune adopta cette motion de Chaumette: «Je requiers que le Conseil +ne reçoive plus de députations de femmes qu'après un arrêté pris, à cet +effet, sans préjudice aux droits qu'ont les citoyennes d'apporter aux +magistrats leurs demandes et leurs plaintes individuelles[479].» + +[Note 479: Le discours de Chaumette est reproduit en grande partie +dans le _Moniteur universel_, 1793. Commune de Paris. Conseil général. +Du 27 de brumaire. Je l'ai cherché _in extenso_ dans les _Procès-verbaux +de la Commune_. Mais la collection de la Bibliothèque nationale +s'arrêtant à 1790, j'ai recouru au texte cité par M. Lairtullier.] + +Les clubs de femmes étaient morts. Ils devaient revivre. Les mégères +elles-mêmes devaient reparaître mêlées à cette écume que font surgir +toutes les révolutions. 1848 les a vues couper les têtes des gardes +mobiles. En 1871, leurs sinistres et fauves figures nous sont apparues +à la lueur des incendies allumés par ces infernales créatures: les +pétroleuses. + +Le mouvement révolutionnaire, qui jette jusqu'aux femmes dans les luttes +de la rue, a chaque fois aussi fait bouillonner dans leurs cerveaux +l'idée de l'émancipation politique. Malgré le mauvais accueil que les +révolutionnaires de 1789 et de 1793 avaient fait à cette émancipation, +chaque fois que la République s'est établie en France, les mêmes, +revendications se sont produites, et, comme. 1848, 1870 a ramené les +doléances de quelques femmes et les plaidoyers plus ou moins intéressés +de leurs défenseurs. Avant 1848 cependant, les saint-simoniens avaient +prêché l'égalité des deux sexes, l'admissibilité de la femme à toutes +les fonctions publiques. + +Pour défendre l'émancipation, les avocats de cette cause n'ont guère +fait que reproduire les arguments de leurs devanciers. + +De même que Condorcet en 1790, ils prétendent que la femme possède +les mêmes droits naturels que l'homme, et qu'elle est capable de les +exercer. + +Partant de ce principe que les deux sexes sont égaux moralement, voire +même physiquement, les émancipateurs des femmes réclament pour elles, +outre l'égalité des droits civils, l'égalité des droits politiques et le +libre accès à toutes les fonctions publiques. + +Nous parlerons tout à l'heure de l'émancipation civile. Bornons-nous +maintenant à la question des droits de la femme dans l'État. + +Tout d'abord, j'avoue humblement que je ne crois pas que l'homme et la +femme aient les mêmes droits naturels. La femme, ayant d'autres devoirs +à remplir que ceux de l'homme, a aussi d'autres droits. Quant aux +capacités politiques de la femme, je crois avoir suffisamment démontré +qu'elles ne valent assurément pas ses qualités morales. + +Dans l'histoire, de notre pays comme dans les annales de l'antiquité, +nous avons pu constater que le passage de la femme dans la vie politique +d'un peuple, a été le plus souvent désastreux. L'histoire légendaire +d'Hérodote nous parle bien d'une sage et habile reine de Carie, +Artémise, qui fut aussi prudente dans le conseil que vaillante dans le +combat; mais, pour une Artémise, que d'Athalie, d'Olympias, de Livie, +d'Agrippine! Quand ces femmes antiques possédaient le pouvoir, c'était +pour elles le moyen de faire triompher leurs passions ou leurs ambitions +effrénées. Dans notre France chrétienne, ce n'est guère que par la foi +patriotique et religieuse, par la charité sociale, que les femmes ont eu +une influence heureuse sur les destinées de notre pays. Mais ont-elles +exercé le pouvoir politique, cela n'a été que bien rarement pour le +bonheur de la France. En présence de grandes exceptions, telles que +sainte Bathilde, Blanche de Castille, Anne de Beaujeu, voici Frédégonde, +voici Brunehaut dans la seconde partie de sa vie; voici Catherine de +Médicis, Marie de Médicis. Voici encore les femmes politiques de la +Révolution, c'est-à-dire, toujours et partout, le sentiment personnel +substitué à l'idée du droit. + +On me répondra peut-être que pour sacrifier la justice à la passion, il +n'est pas nécessaire d'être femme, et que plus d'un roi, plus d'un homme +politique, n'a vu dans le pouvoir que l'instrument de son bon plaisir. +Oui, sans doute; mais pour les hommes mêmes qui se sont laissé entraîner +par la passion, il est rare qu'ils n'aient pas conservé à travers leurs +défaillances une idée gouvernementale, bonne ou mauvaise, mais enfin une +idée. Chez la femme politique, au contraire, la sensation a remplacé +l'idée. + +On me dira encore que par une éducation virile, on changera tout cela. +Soit. Il restera toujours à la femme la faiblesse physique, et bien +qu'on nous objecte qu'il y a des femmes beaucoup plus fortes que +certains hommes, je répondrai que ce n'est là que l'exception, et que, +dans l'état normal, l'homme a reçu en partage la vigueur, et la femme, +la délicatesse. + +En 1791, la célèbre Olympe de Gouges disait dans sa _Déclaration des +droits de la femme:_ «La femme a le droit de monter à l'échafaud; elle +doit avoir également celui de monter à la tribune.» + +Qu'eût répondu Mme de Gouges si on lui eût opposé ceci: La femme a le +droit d'être atteinte par les obus; elle doit avoir également celui +d'être? soumise à la conscription? + +Olympe de Gouges aurait répondu que la constitution physique de la femme +et les lois de la maternité la dispensaient naturellement du service +militaire. C'est absolument ce que nous pensons au sujet de la +généralité des fonctions publiques; et si l'on ajoute à cette cause +matérielle la cause morale que nous a révélée l'histoire, on aura +répondu à cet autre argument qui appuyait la thèse de Mme de Gouges et +que, de nos jours, on a répété après cette émancipatrice: «La femme +concourt, ainsi que l'homme, à l'impôt public; elle a le droit, ainsi +que lui, de demander compte à tout agent public de son administration.» + +Mais fut-il prouvé que la femme peut avoir le même genre de capacités +intellectuelles que l'homme, fût-il encore prouvé par impossible, +qu'elle a autant de force physique que lui, je trouve qu'il n'y +aurait là aucun argument à faire valoir en faveur de son émancipation +politique. Il ne s'agit pas de savoir si la femme peut agir comme +l'homme; il s'agit de savoir si, en empiétant sur les attributions +masculines, elle peut remplir les fonctions pour lesquelles elle a été +créée, et que révèle jusqu'à son organisation physique. On objecte +qu'une femme peut concilier ses droits politiques avec ses devoirs +domestiques. Je crois que cette opinion ne peut être soutenue que par +les hommes qui ne savent pas ce que c'est qu'un ménage ou par les femmes +qui n'en ont pas. Mais pour qui comprend l'étendue des devoirs que +comporte le rôle domestique de la femme, ce n'est pas trop dire que sa +vie entière y doit être occupée, soit qu'elle vaque elle-même aux soins +multiples du ménage, soit que, dans une situation plus élevée, elle +joigne aux sollicitudes de l'épouse et de la mère l'active surveillance +départie à la maîtresse de la maison. + +Toutes les femmes ne se marient pas, dira-t-on. Sans doute. Mais c'est +la minorité, et parmi les vieilles filles, combien n'ont pas gardé le +célibat pour remplir une mission filiale ou fraternelle qui suffît à +absorber une vie! + +Cependant, il fut au moyen âge un temps où la femme jouit des droits +politiques et civiques. Comme jeune fille, comme veuve, la dame de fief +exerce sans tuteur dans le droit féodal toutes les attributions de la +souveraineté: suzeraine, elle reçoit le serment de ses vassaux. Vassale, +elle prête elle-même ce serment. Dans ses domaines, elle octroie des +chartes, elle donne des lois, elle rend la justice. Selon le droit +coutumier, la bourgeoise peut être choisie pour arbitre. Mais, +répétons-le, ces privilèges n'étaient accordés qu'à la femme qui n'était +pas en puissance de mari; et les plus nombreux étaient restreints à +un petit nombre de femmes, qui, par leur haute situation sociale, +disposaient de loisirs inconnus à la femme du peuple. Puis, si l'on +excepte les très rares occasions où la châtelaine siégeait avec ses +pairs, elle restait à son foyer pour rendre la justice, pour recevoir +l'hommage de ses vassaux. Il n'en serait pas de même pour celles de nos +contemporaines qui visent à remplir le mandat du député, du conseiller +municipal, les fonctions du juge et les autres emplois publics réservés +aux hommes. D'ailleurs le moyen âge lui-même ne maintint pas les +privilèges qui donnaient à la femme des préoccupations étrangères à +celles du foyer, et le droit romain lui retira ses droits politiques et +civiques. Au XVIe et au XVIIe siècles, les doctrines émancipatrices de +Marie de Romieu et de Mlle deGournay se perdent dans le vide. Toujours +la France, avec ce bon sens qui, en dépit de bien de folies passagères, +est au fond de son esprit national, toujours la France a repoussé +l'émancipation. + +L'abaissement de l'homme au profit de la femme[480]. + +[Note 480: Camille Doucet, _l'Avocat de sa cause_, scène VI.] + +D'ailleurs, avant de nous émanciper, il est bien juste que, par ce temps +de suffrage universel, on nous demande s'il nous plaît d'être jetées +dans l'arène publique. Que l'on nous interroge, et toutes celles d'entre +nous qui ont le sentiment de leurs devoirs seront unanimes à repousser +la motion. Pour se détacher d'une immense majorité, il n'y aura que +quelques femmes déclassées, quelques personnalités tapageuses, enfin, +qu'on me passe le mot, quelques fruits secs de la famille. + +Pourquoi donc alors tant de zèle pour nous imposer des privilèges que +nous repoussons? Pourquoi les socialistes d'aujourd'hui réclament-ils +pour la femme les droits politiques que lui déniaient énergiquement les +hommes de 93, ces révolutionnaires dont ils se proclament avec orgueil +les fils et les héritiers? La raison en est simple: la question +politique se double aujourd'hui de la question religieuse. + +Je ne sais si nos émancipateurs sont aussi persuadés qu'ils le disent +de nos capacités politiques, mais il est une autre force qu'ils nous +reconnaissent avec raison: c'est la foi qui assure notre influence +religieuse. Ils savent que la femme est à son foyer la gardienne des +vérités qu'enseigne l'Eglise. S'ils réclament l'affranchissement de la +femme, c'est bien moins pour la délivrer de prétendues chaînes dont elle +ne se plaint pas, que pour l'arracher elle-même à la garde des saintes +croyances. Ils croient savoir aussi que la femme a généralement peu de +goût pour les institutions républicaines[481]. + +[Note 481: Léon Richer. _la Femme libre_.] + +Ils espèrent qu'en faisant miroiter à ses yeux la perspective de +l'émancipation, elle tombera en leur pouvoir. Et c'est si bien un +intérêt de secte qui est ici en jeu, que le plus fidèle avocat de +l'émancipation des femmes désire qu'elles ne jouissent pas immédiatement +du droit de suffrage, très assuré qu'il est que «sur neuf millions de +femmes majeures, quelques milliers à peine voteraient librement: le +reste irait prendre le mot d'ordre au confessionnal[482].» Ce n'est que +lorsque la libre pensée aura émancipé l'esprit des femmes, que leurs +défenseurs les jugeront dignes du droit de suffrage. + +[Note 482: Léon Richer, _la Femme libre_.] + +C'est sans doute aussi pour le même motif que nos aptitudes aux +fonctions d'avocat et de magistrat,--aptitudes parfaitement reconnues +d'ailleurs,--pourront n'être employées que plus tard. Ce sera plus +prudent... pour la libre pensée. + +En attendant, on réclame pour nous l'accès à toutes les autres +fonctions... civiles, bien entendu, car, malgré l'habileté stratégique +que nous reconnaissait au XVIe siècle Marie de Romieu, on s'obstine à ne +point placer au nombre de nos droits celui de défendre notre pays par +les armes: mais cela viendra. + +Et lorsque, cette fois encore, nous demandons comment nous pourrons +accorder nos fonctions publiques avec nos devoirs domestiques, on nous +répond que l'ouvrière quitte bien sa maison le matin pour n'y rentrer +que le soir. Mais que produit cette absence de la femme? M. Jules Simon +va nous le dire. + + +§II + +_Le travail des femmes. Quels sont les emplois et les professions +qu'elles peuvent exercer?_ + + +«Autrefois, dit M. Jules Simon, l'ouvrier était une force intelligente, +il n'est plus aujourd'hui qu'une intelligence qui dirige une force. La +conséquence immédiate de cette transformation a été de remplacer presque +partout les hommes par des femmes, en vertu de la loi de l'industrie, +qui la pousse à produire beaucoup avec peu d'argent, et de la loi des +salaires, qui les rabaisse incessamment au niveau des besoins pour le +travailleur sans talent. On se rappelle les éloquentes invectives de +M. Michelet: «L'ouvrière! mot impie, sordide, qu'aucune langue n'eut +jamais, qu'aucun temps n'aurait compris avant cet âge de fer, et qui +balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès!» «Si on gémit sur +l'introduction des femmes dans les manufactures, ce n'est pas que leur +condition matérielle y soit très mauvaise. Il y a très peu d'ateliers +délétères, et très peu de fonctions fatigantes dans les ateliers, au +moins pour les femmes. Une soigneuse de carderie n'a d'autre tâche que +de surveiller la marche de la carde et de rattacher de temps en temps un +fil brisé. La salle où elle travaille, comparée à son domicile, est un +séjour agréable, par la bonne aération, la propreté, la gaieté. Elle +reçoit des salaires élevés, ou tout au moins très supérieurs à ceux que +lui faisaient gagner autrefois la couture et la broderie. Où donc est le +mal? C'est que la femme, devenue ouvrière, n'est plus une femme. Au lieu +de cette vie cachée, abritée, pudique, entourée de chères affections, +et qui est si nécessaire à son bonheur, et au nôtre même, par une +conséquence indirecte, mais inévitable, elle vit sous la domination d'un +contremaître, au milieu de compagnes d'une moralité douteuse, en contact +perpétuel avec des hommes, séparée de son mari et de ses enfants. Dans +un ménage d'ouvriers, le père, la mère sont absents, chacun de leur +côté, quatorze heures par jour. Donc il n'y a plus de famille. La mère, +qui ne peut plus allaiter son enfant, l'abandonne à une nourrice mal +payée, souvent même à une gardeuse qui le nourrit de quelques soupes. De +là une mortalité effrayante, des habitudes morbides parmi les enfants +qui survivent, une dégénérescence croissante de la race, l'absence +complète d'éducation morale. Les enfants de trois ou quatre ans errent +au hasard dans les ruelles fétides, poursuivis par la faim et le froid. +Quand, à sept heures du soir, le père, la mère et les enfants se +retrouvent dans l'unique chambre qui leur sert d'asile, le père et la +mère fatigués par le travail, et les enfants par le vagabondage, qu'y +a-t-il de prêt pour les recevoir? La chambre a été vide toute la +journée; personne n'a vaqué aux soins les plus élémentaires de la +propreté; le foyer est mort; la mère épuisée n'a pas la force de +préparer des aliments; tous les vêtements tombent en lambeaux: voilà la +famille telle que les manufactures nous l'ont faite. Il ne faut pas +trop s'étonner si le père, au sortir de l'atelier où sa fatigue est +quelquefois extrême, rentre avec dégoût dans cette chambre étroite, +malpropre, privée d'air, où l'attendent un repas mal préparé, des +enfants à demi sauvages, une femme qui lui est devenue presque +étrangère, puisqu'elle n'habite plus la maison et n'y rentre que pour +prendre à la hâte un peu de repos entre deux journées de travail. S'il +cède aux séductions du cabaret, les profits s'y engouffrent, sa santé +s'y détruit; et le résultat produit est celui-ci, qu'on croirait à peine +possible: le paupérisme, au milieu d'une industrie qui prospère[483].» + +[Note 483: Jules Simon, _l'Ouvrière_.] + +M. Jules Simon juge que l'élévation des salaires pour les hommes, la +création de cités ouvrières, la moralisalion du peuple permettraient +de supprimer le travail des femmes dans les manufactures. Ce serait un +grand progrès, mais dont la réalisation semble malaisée au réformateur +lui-même. Les cercles catholiques d'ouvriers ont mis récemment cette +question à l'étude[484]. + +[Note 484: Voir le discours de M. le comte Albert de Mun à la, séance +de clôture de la dernière assemblée générale. _Bulletin de Association +catholique_, 15 mai 1882.] + +La transformation qui s'est opérée dans l'industrie a multiplié une +autre classe de femmes qui ne peuvent rester chez elles: ce sont les +employées de commerce. Les grandes maisons de nouveautés viennent se +substituer à une foule de boutiques que les femmes tenaient sans quitter +leur foyer. Ces vastes établissements occupent un grand nombre de +femmes. Mais ce sont généralement de jeunes filles qui peuvent plus +aisément que la mère de famille chercher le pain quotidien hors de la +maison. Sans doute, il vaudrait mieux que la jeune fille pût rester à ce +foyer paternel où s'abrite si naturellement son innocence. Mais c'est un +rêve irréalisable. Il est évident que la femme seule peut et doit vendre +ce qui se rattache à l'habillement de la femme. Il est ridicule de voir +des hommes remplir cet emploi, et le ridicule touche à l'immoralité +quand il s'agit de vêtements qu'il faut faire essayer[485]. Tout en +déplorant donc que les conditions actuelles du commerce arrachent +tant de femmes au foyer domestique, nous ne pouvons que souhaiter ici +qu'elles occupent dans les magasins une place plus considérable, pourvu +toutefois que ces établissements, réservant aux mères de famille les +travaux qu'elles peuvent faire chez elles, emploient au service de la +vente les femmes qu'un devoir maternel ne fixe pas à la maison. Mais +avec quelle prudence les chefs de ces maisons ne doivent-ils pas veiller +sur les jeunes filles et les jeunes femmes qui se trouvent en contact +journalier avec les commis de magasins, avec les acheteurs! + +[Note 485: Cette remarque s'applique, non-seulement aux commis de +magasin, mais aux _couturiers_, qui, de plus, enlèvent à la femme un des +rares états qui peuvent l'occuper chez elle.--Au XVIIIe siècle, on se +plaignait déjà de voir les hommes empiéter sur le «droit naturel» qu'ont +les femmes «à toute la parure de la femme.» Voir Beaumarchais, _le +Mariage de Figaro_, acte III, scène XVI.] + +L'ouvrière, l'employée de commerce ne sont pas les seules femmes qui +aient à chercher au dehors le pain quotidien. Que de femmes, que de +mères courent le cachet du malin au soir! Il est vrai que la femme +professeur reste dans cette mission éducatrice qui est avant tout +maternelle. Il est vrai aussi qu'elle est moins exposée que l'ouvrière +et l'employée de magasin à des contacts corrupteurs, et encore n'en +est-elle pas toujours préservée. Mais il n'en est pas moins vrai non +plus que si elle est mariée, le ménage souffre de son absence et que ses +enfants sont abandonnés à une garde étrangère. + +Comment remédier à de telles situations? C'est bien difficile. En +admettant même que l'élévation des salaires et des petits traitements +permette à la femme de l'ouvrier ou de l'employé de rester chez elle, +il y a toujours un grand nombre de filles et de veuves qui ne peuvent +subsister que par elles-mêmes. Si la veuve n'a pas d'enfants qui +réclament ses soins, elle est, ici encore comme la jeune fille, plus +libre de vaquer aux occupations extérieures. Mais dans le cas contraire, +quelle situation plus pénible que celle qui la contraint à abandonner +chaque jour ses enfants, afin de leur procurer la nourriture qu'elle +est seule maintenant à leur pouvoir donner! Ainsi fait la mère du petit +oiseau; mais dans le nid où elle le laisse, celui-ci court moins de +dangers que l'enfant dont l'âme, aussi bien que le corps, est soustraite +à la vigilance maternelle. + +La question du travail des femmes est bien complexe, on le voit. Ce +qui semble nécessaire avant tout, c'est de multiplier pour la femme le +nombre des professions sédentaires. Les mille variétés de travaux à +l'aiguille, si mal rétribués et dont il faudrait augmenter le salaire, +les arts professionnels, permettent à la femme de concilier ses devoirs +domestiques avec le besoin de gagner sa vie. Cette faculté existe aussi +pour la maîtresse de pension, pour la directrice de cours, pour toute +femme professeur qui reçoit ses élèves chez elle. Et à ce sujet, qu'il +nous soit permis de regretter que les cours publics d'enseignement +secondaire aient fait à l'enseignement libre une concurrence qui le +paralyse, et qui enlève ainsi à la femme l'une des rares professions +qu'elle pouvait exercer à son foyer. Autrefois, un brevet d'enseignement +était pour elle une ressource. L'usage de faire passer des examens aux +jeunes filles est devenu général; mais en même temps que ce brevet, +instrument de travail pour beaucoup, était répandu à profusion, la +création des cours publics d'enseignement rendait souvent cet outil +improductif. + +Si la femme a perdu sur le terrain de l'enseignement libre, il faut +reconnaître que d'autres professions sédentaires lui ont été largement +ouvertes: les bureaux de poste, de télégraphie, de timbre et de tabacs +comptent nombre de femmes parmi leurs titulaires. + +Les femmes remplissent encore d'autres fonctions publiques; +malheureusement elles ne peuvent s'en acquitter à leur foyer. Ce sont +les fonctions d'inspectrices. Les écoles et les pensionnats de filles, +les établissements pénitentiaires de jeunes détenues, les écoles de +réforme, ne peuvent cependant être inspectés que par des femmes. Mais +si restreint est le nombre des inspectrices que bien peu de femmes sont +exposées à sacrifier à cette mission leurs sollicitudes domestiques. En +général, ces fonctions me paraissent surtout devoir être exercées par +des femmes non mariées et encore par des femmes mariées qui n'ont pas +d'enfants ou qui n'ont plus à veiller sur leur éducation. + +Voici que nous abordons une question bien délicate. La femme peut-elle +être médecin? + +Certes la pudeur exigerait que dans leurs maladies les femmes fussent +soignées par une de leurs soeurs. Mais la femme médecin ne sera-t-elle +pas dominée par l'impressionnabilité nerveuse? Aura-t-elle cette sûreté +de coup d'oeil d'où dépend souvent la vie de celui qui souffre? La femme +est une admirable garde-malade alors qu'il ne s'agit pour elle que +d'exécuter les ordonnances du médecin; mais saura-t-elle toujours les +prescrire elle-même? + +J'admets cependant qu'elle se maîtrise assez pour dompter ses +impressions et pour bien diagnostiquer d'une maladie. Je veux bien que +sa carrière soit sans danger pour la vie physique de ses malades. Mais +cette carrière sera-t-elle sans danger pour sa propre vie morale? Sur +les bancs de l'école ou dans l'amphithéâtre, n'aura-t-elle rien à +craindre du contact des étudiants? Je suppose enfin que, par une faveur +spéciale de la Providence, sa vertu sorte triomphante de cette épreuve. +La jeune fille est reçue docteur en médecine. Elle se marie, elle +devient mère. Désertera-t-elle le berceau de ses enfants pour répondre, +jour et nuit, à l'appel des malades qui la demandent? Mais son premier +devoir est de veiller sur ses enfants. + +Oui, je désirerais qu'il y eût, parmi les femmes, des médecins comme +il y a des soeurs de charité. Mais alors, comme les soeurs de charité, +qu'elles soient formées par un institut spécial, qu'elles ne se marient +pas, et que, sans blesser les lois de la famille, elles se dévouent à +l'humanité souffrante! + + +§ III + +_Quelle est la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence, +et dans quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux +arts?_ + + +J'ai nommé les arts professionnels parmi les travaux qui peuvent occuper +la femme à son foyer. L'art lui-même, l'art dans son expression la plus +élevée, se conciliera aussi avec les devoirs domestiques si la femme +n'oublie pas pour l'idéal la vie réelle. + +Dès l'antiquité grecque, l'art a eu ses ferventes prêtresses. Dans notre +pays, comme partout et toujours d'ailleurs, c'est généralement comme +inspiratrice que la femme a influé sur les destinées de la peinture, +de la sculpture et de l'architecture. Il est juste de rappeler ici que +c'est surtout notre art national que les femmes de France ont encouragé. +Elles-mêmes ont donné à cet art sinon des pages immortelles, du moins +des oeuvres distinguées qui ont mérité l'honneur de figurer au Louvre. +J'aime à redire que les femmes qui ont laissé un nom dans la peinture +française étaient presque toutes, filles, soeurs, épouses d'artistes: +c'est au foyer domestique qu'elles avaient pris leurs leçons. Cette +tradition ne s'est pas perdue, et la plus illustre des femmes artistes +l'a continuée de nos jours. + +Si, de l'art nous passons aux lettres, nous exprimerons, ici encore, le +voeu que la femme ne s'y livre qu'avec prudence. + +Je suis loin de méconnaître la part qu'a eue la femme dans la +littérature depuis l'antiquité la plus reculée. Des femmes comptent +parmi les poètes sacrés dont l'Esprit-Saint a inspiré le génie et dont +la Bible nous a conservé les accents. Chez les peuples païens, les +Indiens, les Grecs, les Romains, les Germains adorent dans des +personnifications féminines les divinités de l'intelligence. Les Indiens +comptent des femmes parmi les auteurs de leurs plus anciens livres +sacrés, les Védas. Les Grecs ont leurs neuf muses terrestres; ils ont +aussi, dans leurs Pythagoriciennes, les apôtres d'une doctrine élevée, +spiritualiste encore au milieu des erreurs de la métempsycose. + +Chez les Romains, la femme fait vibrer la voix du poète et chante +elle-même. Chez les Gallo-Romains, d'humbles religieuses copient, dans +le silence du cloître, les antiques manuscrits, et, à travers les +ténèbres produites par les invasions, elles contribuent ainsi à garder +le flambeau civilisateur auquel l'Evangile a donné une plus pure +lumière. + +Les femmes des envahisseurs apportent à la Gaule une autre tradition +intellectuelle: la farouche tradition des chants du Nord. Lorsque la +langue léguée par Rome à la Gaule est devenue l'interprète du rude +génie des Germains, la femme du moyen âge inspire les mâles accents du +trouvère, mais malheureusement aussi la sensuelle poésie du troubadour. +Poète elle-même et prosatrice aussi, elle dote de fleurs et de fruits +une terre inculte, mais féconde. En éclairant à la lumière de sa +conscience la chronique historique, Christine de Pisan fait apparaître, +pour la première fois, dans une oeuvre française encore bien informe, la +philosophie de l'histoire. Le premier livre français que l'on peut lire +sans dictionnaire est dû à une femme, Marguerite d'Angoulême[486]. Les +femmes, qui ont largement participé au mouvement intellectuel de la +Renaissance, contribuent puissamment, par leurs oeuvres ou par leurs +conversations, à enrichir la langue du XVIe siècle, à épurer celle +du XVIIe. Elles exercent leur influence sur le génie de nos grands +écrivains, les Corneille, les Racine, les La Fontaine. Avec Mme +de Sévigné enfin, la femme prend rang parmi nos meilleurs auteurs +classiques. Et ce n'est pas seulement la langue française qui est +redevable à Marguerite d'Angoulême, à Mme de Sévigné, à tant d'autres +femmes qui n'écrivirent pas, mais qui surent bien parler: c'est l'esprit +français lui-même qui se mire dans les oeuvres des unes, dans la +causerie des autres. + +[Note 486: D. Nisard, _Histoire de la littérature française_.] + +A la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, une autre femme +personnifie l'esprit français, l'esprit français fidèle à ces traditions +spiritualistes dont les femmes de notre pays savent être les gardiennes; +l'esprit français qui, dans son vol élevé, rapide, ne se borne plus à +planer sur notre patrie, mais qui, étendant ses ailes sur le domaine +de l'étranger, saisit entre ses serres puissantes tout ce qu'il peut +s'assimiler. + +J'ai tenu à indiquer le sillon lumineux que la femme a laissé dans les +lettres et particulièrement dans les lettres françaises. Mais qu'il me +soit permis de reprendre cette esquisse à un autre point de vue: la +destinée même de la femme. + +Ces femmes, qui ont exercé dans la littérature une action civilisatrice, +ces femmes ont-elles su être les femmes du foyer? Oui, beaucoup d'entre +elles, et ce sont celles qui m'intéressent le plus. Que Sappho ait dû +sa gloire aux strophes qui ont gardé à travers les siècles la brûlante +empreinte d'une passion criminelle, je le déplore, mais ce n'est pas +elle que je cherche dans le groupe des neuf muses terrestres de la +Grèce: c'est Erinne, la vierge modeste qui célèbre sa _quenouille_. Ce +que je cherche encore dans les lettres helléniques, ce sont les +pages dont on a reporté l'honneur aux Pythagoriciennes, et qui, tout +apocryphes qu'elles puissent être, contiennent des réflexions si justes +et si profondes sur les attributions respectives de l'homme et de la +femme, sur les devoirs domestiques de celle-ci, sur les lumières que +l'instruction lui donne pour mieux remplir sa mission. + +Chez les Romains, ce qui me charme, ce n'est ni la Lesbie de Catulle, ni +la Cynthie de Properce, ni la Corinne d'Ovide, ni la Délie de Tibulle, +ces trop séduisantes inspiratrices de l'amour païen. Mais je m'arrête +avec émotion devant le groupe sévère et charmant des femmes que j'ai +nommées les _Muses du foyer_[487]. + +[Note 487: Voir _la Femme romaine_.] + +Rentrons dans notre pays. J'ai, tout à l'heure, rappelé le nom de +Christine de Pisan. Quel que soit le service qu'elle ait rendu aux +sciences historiques, ce qui m'attire surtout à elle ce sont les +conseils domestiques qu'elle donne aux femmes pour toutes les situations +de la vie et dont sa propre existence leur offrait l'application. + +Quelles sont les ouvres de Marguerite d'Angoulême qui nous attachent le +plus à elle? Je l'ai dit: ce n'est pas la plus parfaite de ses oeuvres +littéraires, les _Contes de la reine de Navarre_. Non, mais ce sont les +poésies et les lettres qui nous montrent dans le charmant et spirituel +écrivain la tendre soeur de François Ier. Et, dans ce même siècle, +qu'est-ce qui a résonné le plus doucement à notre oreille? Est-ce la +lyre passionnée d'une Louise Labé, ou les accents si purs et si voilés +de ces femmes qui, elles aussi, pourraient être nommées _les Muscs du +foyer_? + +Qu'est-ce qui a fait de Mme de Sévigné un grand écrivain sans qu'elle +s'en doutât? l'amour maternel. Si une union mal assortie fit vibrer dans +le génie de Mme de Staël les regrets du bonheur domestique, c'est, du +moins, aux premières tendresses du foyer, à l'amour filial, que nous +devons quelques-unes de ses pages les plus éloquentes. + +De nos jours, une femme s'est élevée, merveilleux écrivain qui demeurera +parmi les maîtres de la langue. Malheureusement elle s'était mise en +dehors des lois sociales et elle voulut, comme son maître, Rousseau, +ériger en système les erreurs de sa vie. Pour rassurer sa conscience, +elle ne vit, dans les lois, dans les moeurs, dans la religion, que des +préjugés. Tout ce qu'il y avait en elle de forces, génie, passion, +magie du style, elle employa tout pour saper les bases éternelles sur +lesquelles repose la famille. J'aurai à signaler bientôt l'influence +délétère qu'elle exerça sur ses contemporaines. + +C'est par le roman que cette femme célèbre a exprimé ses doctrines +sociales ou antisociales. C'est par le roman qu'elle les a propagées. +Lorsqu'elle a voulu les transporter sur la scène, elle y a heureusement +moins réussi: les personnages, qui ne sont que des théories ambulantes, +ne peuvent intéresser au théâtre. + +Dans ces dangereux romans, il y a une tonalité fausse qui décèle que +la femme qui les a écrits se sent elle-même hors du vrai. Mais +écoute-t-elle son coeur et sa conscience, parle-t-elle en honnête femme, +alors son génie s'élève à la plus grande hauteur. C'est par ses romans +champêtres qu'elle a vraiment conquis l'immortalité; c'est dans ces +délicieuses églogues où, peintre admirable de la nature, elle nous fait +respirer, avec les senteurs balsamiques des bois et des champs, le +parfum de la vie domestique et rurale. + +Aucun nom contemporain ne devant figurer dans ce chapitre, je me suis +bornée à désigner par le caractère de ses oeuvres la femme qui a tenu +une si grande place dans notre siècle. Elle y a fait école parmi les +femmes, et, malheureusement, l'auteur des romans à thèses sociales a eu +particulièrement cette influence. + +Mais à côté des femmes qui ont cherché le succès littéraire en ébranlant +les bases de la famille, d'autres défendent les traditions domestiques +et, abritant leur vie à l'ombre du foyer, elles ne livrent que leurs +oeuvres à la publicité. Soit dans la poésie, soit dans les études +morales, soit dans les ouvrages destinés à la jeunesse, plus d'une +s'est fait un nom. C'est ainsi qu'à travers les âges s'est perpétuée la +tradition romaine des _muses du foyer_. + +Mais, alors même que la femme demeure fidèle à ce dernier type, faut-il +encourager chez elle le travail littéraire? Oui, si n'écrivant que pour +remplir une mission moralisatrice, elle sait toujours placer au-dessus +de ses labeurs intellectuels ses sollicitudes domestiques. Il ne suffit +pas qu'elle reste à son foyer; il faut qu'elle y remplisse tous ses +devoirs. Pour la femme, même non mariée, mais qui a à remplir une +mission filiale ou fraternelle, c'est déjà bien difficile; mais pour +l'épouse, surtout pour la mère de famille, c'est, le plus souvent, +presque impossible! + +Que la femme y réfléchisse et qu'elle ait toujours présent à la pensée +ce douloureux aveu échappé à la plus illustre des femmes auteurs: «Pour +une femme, la gloire ne saurait être que le deuil éclatant du bonheur.» + +Pour son repos il vaudrait mieux que la femme pût ne remplir dans les +lettres et dans les arts que le doux rôle d'inspiratrice. De grands +poètes français de noire siècle ont senti cette influence qui a plané +sur leurs berceaux sous les traits d'une mère chérie. Deux des poètes +particulièrement fidèles aux traditions spiritualistes ont été, suivant +la remarque d'une jeune et célèbre Hindoue, «profondément redevables de +la direction de leurs esprits à leurs mères, femmes de prière, d'une +haute intelligence et faisant abnégation d'elles-mêmes[488].». Heureuse la +mère qui a pu dire en se mirant dans les oeuvres de son fils: «Il y dit +précisément ce que je pense; il est ma voix, car je sens bien les belles +choses, mais je suis muette quand je veux les dire, même à Dieu. J'ai, +quand je médite, comme un grand foyer bien ardent dans le coeur, dont +la flamme ne sort pas; mais Dieu, qui m'écoute, n'a pas besoin de mes +paroles: je le remercie de les avoir données à mon fils[489].» + +[Note 488: «Women of prayer, large-minded and self-denying», dit celle +dont j'aime à honorer ici encore la touchante mémoire, et que j'ai +appelée ailleurs la jeune Française des bords du Gange. Toru Dutt, _A +sheaf gleaned in french fields_.] + +[Note 489: M. de Lamartine, _le Manuscrit de ma mère_.] + +Nous avons rappelé qu'autrefois c'était encore par les salons que la +femme exerçait une influence délicate sur les lettres et les arts. Mais +les salons se perdent de plus en plus, et ce n'est que dans un très +petit nombre de ces foyers intellectuels que se gardent les anciennes +traditions de l'esprit français. La femme a abdiqué dans les relations +mondaines sa véritable royauté. Nos contemporaines songent souvent plus +à briller par les oripeaux de leurs couturières que par les charmes de +leur esprit. Isolées des hommes qui, dans les salons, se groupent entre +eux, elles posent plus qu'elles ne causent, et, à vrai dire, on ne leur +demande pas autre chose. Entament-elles une conversation avec leurs +voisines, rien de plus banal que les propos qui s'échangent généralement +et qui ont pour objet les chiffons et les plaisirs, quand ce ne sont pas +les défauts du prochain. + +Déshabitués de la causerie des femmes par la vie du cercle, les hommes +ont contracté dans leur langage, aussi bien que dans leurs allures, un +sans-gêne que plus d'une femme d'ailleurs s'empresse d'imiter. Autrefois +la femme donnait à l'homme sa délicatesse, aujourd'hui elle lui prend la +liberté de son langage et de ses manières. + +Mgr Dupanloup regrettait la disparition des salons d'autrefois. Nous +verrons comment il exhortait les femmes à les faire revivre. + +Mais pour que la femme pût reprendre l'influence sociale qu'elle +exerçait par les salons, il faudrait qu'elle y fût préparée par une +éducation meilleure. + + +§IV + +_L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission._ +_La méthode de Mgr Dupanloup._ + +L'évêque d'Orléans le constatait: il y a aujourd'hui une fièvre de +savoir et il y a aussi un immense besoin de faire passer dans le domaine +des faits les théories spéculatives. Mais ce besoin est d'autant plus +périlleux que le bien et le mal se confondent dans l'ardente fournaise +où se refond la société. Ce sont les principes qui manquent. La femme se +sent portée d'instinct vers ces principes, mais elle ne les distingue +pas toujours nettement. Il faudrait, pour cela, l'_exquis bon sens_ que +Fénelon et Mme de Maintenon formaient dans leurs disciples et qui, nous +le rappelions plus haut avec Mgr Dupanloup, pouvait suppléer chez les +femmes à l'étendue des connaissances. + +Mais aujourd'hui que le bon sens ne dirige guère le courant des idées, +il faut faire revivre par l'étude cette précieuse faculté. Et par +malheur l'instruction que reçoivent généralement les femmes se prête peu +à cette restauration qui, en leur permettant de remplir leurs véritables +devoirs, les aiderait en même temps à sauver les sociétés modernes[490]. + +[Note 490: Mgr Dupanloup, _Lettres sur l'éducation des filles_.] + +Ainsi que le fait remarquer Mgr Dupanloup, ce n'est réellement pas, +comme au temps de Fénelon, l'insuffisance des études qui est le vice +dominant de l'éducation féminine: c'est plutôt, comme dans l'instruction +des hommes, un entassement de connaissances qui, dépourvues de principes +supérieurs, obscurcissent l'intelligence au lieu de l'éclairer. Ce qui +manque, «c'est moins l'étendue des connaissances que la-solidité de +l'esprit.» On orne la mémoire, on néglige le jugement. «On enseigne la +lettre et non pas l'esprit des choses... Des sons au lieu de musique, +des dates au lieu d'histoire, des mots au lieu d'idées.» C'est cette +éducation-là qui produit des pédantes. Quand leur horizon est borné et +qu'elles ne voient rien au delà, les femmes croient tout savoir, alors +qu'elles ignorent tout et ne s'intéressent à rien. + +«Que leur importe, dit M. Legouvé, que Tibère ait succédé à Auguste et +qu'Alexandre soit né trois cents ans avant Jésus-Christ? En quoi cela +touche-t-il au fond de leur vie? La science n'est un attrait ou un +soutien que quand elle se convertit en idées ou se réalise en actions; +car savoir, c'est vivre, ou, en d'autres termes, c'est penser et agir. +Or, pour atteindre ce but, l'éducation des jeunes filles est trop +frivole dans son objet et trop restreinte dans sa durée. Presque jamais +l'étude, pour les jeunes filles, n'a pour fin réelle de perfectionner +leur âme...; tout y est disposé en vue de l'opinion des autres... Rien +pour la pratique solitaire du travail, c'est-à-dire pour le coeur ou +pour la pensée.» M. Legouvé a dépeint ce que le vide de l'esprit donne +à l'imagination de dangereuse puissance, et ce que le dégoût du travail +cause de passion pour le plaisir[491]. + +[Note 491: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.] + +Comme le moraliste, l'évêque d'Orléans s'effrayait des désordres que +peut produire chez la femme une instruction insuffisante. Ces désordres, +le ministère des âmes lui permettait de les voir de près; et la +préoccupation qu'il en éprouva fut dominante pendant les dernières +années de sa vie. Ce n'était pas en vain que dans son discours de +réception à l'Académie française, l'illustre prélat, faisant une +allusion rapide aux devoirs de sa charge épiscopale, ajoutait: «Le soin +d'élever cette jeunesse qui aura été mon premier et mon dernier amour!» +En effet, si son premier grand ouvrage avait été consacré à l'éducation +des hommes, c'est l'éducation des femmes qui lui a inspiré les dernières +pages que revoyait encore sa main déjà glacée par l'agonie: _les Lettres +sur l'éducation des filles_. + +Ce n'était pas pour la première fois que Mgr d'Orléans traitait ce +sujet. Depuis 1866, il avait souvent abordé cette question. Les +_Conseils aux femmes chrétiennes qui vivent dans le monde_, les _Femmes +savantes_ et _Femmes studieuses_, la _Controverse sur l'éducation des +filles_, toutes ces oeuvres offraient déjà le véritable plan d'une +éducation qui devait éloigner la femme aussi bien des écueils du +pédantisme que des tristes suites de l'ignorance et de l'oisiveté, et +qui avait pour idéal ce type généreux et charmant par lequel l'évêque +résuma sa _Controverse sur l'éducation des filles: la femme chrétienne +et française!_ + +Dans ses _Lettres sur l'éducation des filles_, Mgr d'Orléans condensa +tout ce que ses précédents travaux, sa longue expérience et le ministère +des âmes lui avaient fourni de lumières sur ce vaste sujet. + +Ce que furent les âmes pour l'évêque d'Orléans, on le sait. Il ne se +contentait pas de les disputer au mal, de les guérir, de les sauver; il +ne se contentait même pas de les élever à Dieu sur les ailes de l'amour +et de la piété; mais pour les rendre plus dignes de répondre au _Sursum +corda_, il cherchait à développer en elles tout ce que le Créateur avait +départi à chacune d'elles de facultés natives; il voulait qu'elles +pussent réellement concourir au plan divin. De même qu'à la voix du +Tout-Puissant le soleil nous donne tous ses rayons, la fleur tout son +parfum, le fruit toute sa saveur, il veillait à ce que l'âme produisît, +pour la gloire de Dieu et l'honneur de l'humanité, toutes les richesses +que le Créateur lui a confiées et dont le Souverain Juge lui demandera +compte un jour. + +Comment ce zèle des âmes n'aurait-il pas inspiré à notre évêque l'amour +de la jeunesse, et, en particulier, l'amour de l'enfant? L'enfant, c'est +l'âme fraîchement éclose des mains du Créateur; c'est l'âme que n'a pas +encore souillée la poussière d'ici-bas; c'est l'âme qui s'éveille dans +la pureté et dans l'amour; c'est l'âme qui apparaît dans ce doux et naïf +sourire que font naître déjà les baisers d'une mère ou d'un père, +dans ce candide regard qui n'a pas encore vu le mal et ne sait encore +refléter que le ciel. Mais pour notre vénéré prélat, l'enfant, c'est +surtout l'âme qu'il faut à tout prix agrandir et élever, c'est le germe +divin qu'il faut faire éclore aux chauds rayons du soleil de Dieu. + +La femme, telle que l'a faite l'éducation moderne, a-t-elle toujours vu +développer en elle ce germe divin? Toutes ces facultés ont-elles été +cultivées selon le plan du Créateur? Vit-elle de la pleine vie de l'âme? +Non, nous répond avec une profonde tristesse l'évêque d'Orléans, et +il nous prouve que, trop souvent, la femme, même bonne et pieuse, n'a +qu'une bonté d'instinct et une piété sensitive. C'est que Dieu avait +donné à la femme non seulement le coeur, mais l'intelligence qui +doit diriger les mouvements de ce coeur, et c'est cette intelligence +négligée, étouffée, ce sont ces riches facultés inassouvies qui +remplissent de vagues et malsaines rêveries tant de jeunes imaginations, +les dépravent et les pervertissent. En sevrant les jeunes filles +d'études sérieuses, on les livre à la frivolité. En leur refusant les +ouvrages qui traitent du vrai dans l'histoire, dans la littérature, dans +les sciences et les arts, on les livre aux romans qui faussent leur +esprit et corrompent leur coeur. + +«Et que deviennent, dit l'évêque, que font alors celles de ces âmes plus +généreuses, plus riches, plus fortes, et par là même plus malheureuses, +qui sont condamnées à se replier ainsi tristement sur elles-mêmes, et +à déplorer, quelquefois à jamais, leur existence perdue, ou du moins +appauvrie, affaiblie sans retour? Elles souffrent, elles gémissent en +silence ou parfois poussent des cris saisissants...» + +Ce fut par l'un de ces cris qu'une jeune femme apprit un jour à l'évêque +le secret de cette vague souffrance. «C'était une personne pieuse, +élevée très chrétiennement, bien mariée à un homme chrétien comme elle, +ayant d'ailleurs tout ce qu'il faut pour être heureuse. Vous ne l'êtes +pas tout à fait, lui dis-je, mais pourquoi?--Il me manque quelque +chose.--Quoi?--Ah! il y a dans mon âme trop de facultés étouffées et +inutiles, trop de choses qui ne se développent pas et ne servent à rien +ni à personne. + +«Ce mot fut pour moi une révélation: je reconnus alors le mal dont +souffrent bien des âmes, surtout les plus belles et les plus élevées: ce +mal, c'est de ne pas atteindre leur développement légitime, tel que +Dieu l'avait préparé et voulu, de ne pas trouver l'équilibre de leurs +facultés, telles que Dieu les avait créées, de ne pas être enfin +elles-mêmes, telles que Dieu les avait faites.» + +Dans cette _formation incomplète_ du coeur et de l'esprit, est la cause +du mal qui fait souffrir ou pervertit dans la femme la création de Dieu. + +Comment l'évêque, le pasteur des âmes, n'eût-il pas été ému des cris +de détresse que jetaient vers lui ces femmes qui souffraient de leur +inaction? Comment n'eût-il pas gémi de l'apathie, de l'indifférence, de +la chute enfin de celles qui n'avaient plus la force de lutter contre +l'inutilité de leur vie? + +Aussi, devant ce douloureux spectacle, combien le froissent les +railleries que décoche aux femmes instruites le comte Joseph de Maistre, +avec tous les hommes qui, croyant s'inspirer ici de Molière, n'ont +pas établi comme celui-ci une distinction nécessaire entre les femmes +savantes et les femmes studieuses, et ne se sont pas aperçus que c'est +précisément l'instruction véritable qui préserve du pédantisme! + +M. de Maistre dit que la femme doit se borner à faire le bonheur de son +mari et l'éducation de ses enfants; mais, comme le lui répond l'évêque +d'Orléans, c'est justement pour cela qu'il faut des femmes fortes, et +les exemples de l'Écriture sainte nous démontrent que les filles +du peuple élu recevaient une culture intellectuelle qui en faisait +d'admirables épouses et des mères vraiment éducatrices. + +Et si la jeune fille renonce au mariage soit pour se consacrera Dieu, +soit pour se dévouer à sa famille, la valeur individuelle que le +christianisme a donnée à la femme, exige le développement de toutes ses +facultés morales et intellectuelles. L'Église l'a toujours compris, +comme nous le rappelle par d'éclatants exemples Mgr Dupanloup. + +«La femme n'existe-t-elle donc point par elle-même? dit M. Legouvé. +N'est-elle fille de Dieu que si elle est compagne de l'homme? N'a-t-elle +pas une âme distincte de la nôtre, immortelle comme la nôtre, tenant +comme la nôtre à l'infini par la perfectibilité? La responsabilité de +ses fautes et le mérite de ses vertus ne lui appartiennent-ils pas? +Au-dessus de ces titres d'épouses et de mères, titres transitoires, +accidentels, que la mort brise, que l'absence suspend, qui appartiennent +aux unes et qui n'appartiennent pas aux autres, il est pour les femmes +un titre éternel et inaliénable qui domine et précède tout, c'est celui +de créature humaine: eh bien! comme telle, elle a droit au développement +le plus complet de son esprit et de son coeur. Loin de nous ces vaines +objections tirées de nos lois d'un jour! C'est au nom de l'éternité que +vous lui devez la lumière[492]!» + +[Note 492: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.] + +Après avoir établi les droits qu'ont les femmes à la culture +intellectuelle, Mgr Dupanloup déclare que ces droits sont aussi des +devoirs et que ce n'est pas en vain que la femme a reçu de Dieu une âme +immatérielle. «Et Dieu n'a pas plus fait les âmes de femmes que les âmes +d'hommes pour être des terres stériles ou malsaines.» Quand la terre +n'est pas cultivée, l'ivraie étouffe le bon grain. + +Alors, avec une sévérité vraiment épiscopale, le saint pontife rappelle +que la parabole du talent multiplié regarde la femme aussi bien que +l'homme, et qu'au jour du jugement Dieu lui demandera compte, à elle +aussi, du dépôt que lui a fait la Providence. C'est précisément parce +que le travail intellectuel est pour elle un devoir que la privation en +devient une souffrance, un péril. + +Comme dans l'homme, Dieu a allumé dans sa compagne le feu d'une vie +immortelle. «Si vous ne dirigez pas cette flamme en haut, elle dévorera +sur la terre les aliments les plus grossiers... Qui ne sait que la +sensibilité et l'imagination sont très développées, particulièrement +chez les femmes? et c'est par le besoin profond de ces facultés, +qu'elles ont l'instinct de faire de leur vie autre chose qu'un sacrifice +perpétuel aux aveugles préjugés du monde. Et voilà précisément pourquoi +on doit cultiver, éclairer, par la raison, par de sages conseils et +gouverner par l'instruction solide ces facultés si vives. Il leur faut, +comme elles disent parfois, déployer leurs ailes, et sous peine de +souffrir, s'élever de temps en temps au-dessus des intérêts matériels de +la vie: si vous voulez lutter violemment contre de tels élans, vous ne +réussirez pas. Les diriger, voilà ce qu'il faut, et non les étouffer. La +sensibilité et l'imagination sont deux flammes qui, une fois allumées, +ne périssent pas. Elles semblent quelquefois céder en frémissant, mais +ne vous y fiez pas: le feu caché est le plus dangereux de tous; elles +reparaîtront bientôt, menaçantes, ennemies mortelles peut-être de la +paix du coeur et des devoirs austères du foyer. Il fallait en faire, non +des ennemies, mais des alliées.» + +Négliger l'intelligence de la femme, c'est établir une lacune dans le +plan divin qui a assigné à la femme la place qu'elle doit occuper. Mais +quelle est cette place à laquelle elle ne saurait manquer sans causer un +grave désordre dans sa propre vie et dans la vie de l'humanité? +L'évêque d'Orléans va nous le dire. C'est à la Genèse, c'est aux livres +sapientiaux que le vénéré prélat demande ici le secret de Dieu. + +Mgr d'Orléans déroule dans sa rayonnante et sereine majesté le tableau +de la création: l'homme souffrant d'être seul, même en conversant avec +les anges, avec Dieu! le Seigneur lui donnant la compagne, semblable à +lui, qui seule pouvait compléter son existence; et, pour cela, Dieu ne +prenant plus, comme pour la création de l'homme, un vil limon, mais un +ossement choisi tout près du coeur de l'homme; Dieu animant du même +souffle divin que l'homme cette nouvelle créature; et, après l'avoir +_édifiée_ comme le chef-d'oeuvre de sa puissance et de son amour, +présentant à la tendresse et au respect de l'homme celle en qui Adam +reconnaît avec transport _l'os de ses os_ et _la chair de sa chair_! + +«Formée par la délicate opération de Dieu, et d'une nature et d'un corps +qui était déjà le temple de l'Esprit-Saint, elle devra à cette origine +plus noble, comme une spiritualité plus grande, moins dé propension que +l'homme aux satisfactions matérielles, et plus de facilité à s'élever +vers l'idéal et vers l'infini... Elle est, dans les choses du coeur, +plus élevée, elle est, si je puis dire ainsi, plus âme que l'homme.» + +Je voudrais pouvoir citer l'admirable portrait que notre grand évêque +trace de la femme d'après la Genèse et les livres sapientiaux qu'il +commente ici avec les inspirations les plus suaves et les plus vivantes +de ce génie qui, en lui, ne se séparait point de la sainteté. Jamais +plus complet hommage ne fut rendu à la femme; à la religieuse mission +de la fille de Dieu, au dévouement de l'épouse, à l'incomparable +sollicitude de la mère, à la souriante dignité de la reine du foyer. +Jamais plume ne sut mieux dépeindre la femme dans sa douce et touchante +beauté, dans sa grâce aérienne et chaste, dans la délicatesse de ses +sentiments, et, au-dessus de tout, dans cette piété angélique et tendre +qui la transporte si naturellement aux plus hauts sommets de l'amour +divin, et illumine et épure dans son coeur les saintes affections +d'ici-bas. Nul n'a compris avec plus d'émotion cette ardente charité, +ce dévouement intrépide qui donnent à la femme, pour tous ceux qui +souffrent, un coeur de mère ou de soeur. Nul n'a admiré avec plus de +respect cette énergie morale qui, malgré la faiblesse physique de la +femme, la rend souvent plus courageuse que l'homme, et qui, à l'heure +des communes épreuves, lui donne, toute brisée qu'elle soit par la +douleur, la force de se tenir debout auprès de l'homme pour la soutenir. +Qu'il lui est facile de remplir une mission consolatrice, à elle qui +sait si bien s'appuyer sur la foi, s'élever sur les ailes de l'espérance +sainte, se nourrir du feu de la charité! Voilà pour le coeur. Quant à +l'intelligence, l'évêque d'Orléans, le grand éducateur, surprend dans la +femme des _coups d'oeil_, des _coups d'aile_, qui lui font rapidement +atteindre des hauteurs où l'homme ne parvient qu'avec difficulté par le +raisonnement. Et ce n'est pas seulement par une merveilleuse délicatesse +d'intuition, c'est par l'élan, par l'enthousiasme que la femme arrive à +la plus haute lumière intellectuelle. + +Telle est la femme, telle est la compagne de l'homme et la mère de ses +enfants. Et c'est surtout parce qu'elle doit transmettre ses qualités +à ses enfants que l'évêque ne veut pas que cette grandeur d'âme, cette +délicatesse de coeur, cette intuition de l'intelligence demeurent +stériles, et que la faiblesse organique de la femme subsiste seule en +elle. Il faut que les facultés de la femme soient pleinement développées +selon le plan divin, et ici le saint évêque s'élève avec force contre +cette piété mal entendue qui, au lieu de se borner à détruire dans +l'humanité ce qui est nuisible, voudrait aussi étouffer ce qui est +utile. On ne supprime pas impunément les dons de Dieu, et les éducations +comprimées produisent ces natures éteintes dont l'évêque a parlé plus +haut avec une saisissante énergie et une douloureuse pitié. + +Plus que dans les grands hôtels, où trop souvent les distractions du +monde s'opposent aux sérieuses études, c'est au troisième étage que +l'évêque a rencontré la femme fidèle au plan divin. Il a vu là de jeunes +filles, de jeunes femmes dont l'intelligence est «l'honneur, le trésor +de la famille.» Il a vu là aussi des mères vraiment dignes de ce nom, +des mères noblement jalouses de transmettre à leurs enfants la foi et +l'honneur qui, au besoin, font mépriser et sacrifier les biens de la +fortune; des mères qui président à l'éducation de leurs fils, font +elles-mêmes l'éducation de leurs filles, et, après des journées +laborieusement remplies, attendent le retour du chef de famille, qui, +rentrant de ses occupations journalières, se reposera de ses travaux +dans la douce causerie de sa femme, dans les jeux de ses enfants et la +gaieté du foyer. + +Quand l'évêque demande que toutes les facultés de la femme soient +développées, sans doute il a surtout en vue les femmes des classes +aisées, mais il n'oublie pas les femmes des classes populaires: «Un +peuple, bon, honnête, chrétien, dit-il, est comme la base granitique +d'une nation; les classes populaires sont les premières et fortes +assises sur lesquelles tout repose. De même que, dans les couches +profondes du sol, circulent quelquefois de puissants fleuves, qui ne +jaillissent pas toujours à la surface, mais promènent partout où ils +passent la fécondité de la vie; de même dans les familles populaires +chrétiennes Dieu a déposé, comme de grands courants, de merveilleux +trésors d'humbles vertus, qui sont ce qu'un pays a de plus vital et de +plus précieux. Tant que ces trésors se conservent, et que la corruption +n'a pas pénétré là, quand même elle aurait déjà entamé les extrémités +élevées, les classes riches, rien n'est désespéré pour un pays; tant que +le sang du peuple est sain et pur, il peut, infusé dans les veines du +corps social, régénérer encore une société. Mais si ces sources mêmes de +la vie nationale étaient gâtées aussi et corrompues, ce serait dans +un peuple la décadence irrémédiable, la décomposition certaine et +prochaine.» + +S'élevant contre le terme de _classes privilégiées_ qui semble ne faire +résider le bonheur que parmi les riches de la terre, Mgr d'Orléans nous +rappelle que l'ouvrier ou le paysan chrétien qui peut, par le travail, +lutter victorieusement contre la pauvreté, goûte dans sa famille +les joies les plus pures et les plus vives. L'évêque voit Dieu même +s'asseoir à cet humble foyer; et c'est avec une religieuse émotion que +l'illustre prélat a souvent contemplé ce spectacle dans les montagnes de +sa chère Savoie et dans les campagnes de son diocèse. + +Mais, pour que Dieu règne sous ce toit, il faut que la femme sache +soigner et garder la maison. Il faut qu'une bonne et religieuse +éducation, qu'une instruction appropriée à son état, la prépare à sa +rude, douloureuse et bienfaisante mission d'épouse et de mère. Et quand +elle est bien remplie, cette mission, le grand évêque s'incline «avec un +respect infini», devant l'humble et laborieuse femme du peuple, et il +l'élève bien haut au-dessus de la femme du monde, inoccupée, frivole, +qui, non seulement n'est pas utile comme celle-là, mais devient nuisible +à elle-même et aux autres. Cependant, si la femme honnête et active est +pour le paysan ou l'ouvrier le soutien et l'honneur de la vie, quel +fléau est pour cet homme la femme paresseuse et insouciante qui, par son +défaut d'ordre et d'économie, amène la ruine de la famille! + +Dans toute condition, il faut éviter le désoeuvrement; et loin de nuire +aux devoirs de la maîtresse de la maison, le travail intellectuel aide à +les remplir. La piété seule n'y suffit point si elle elle n'a pour base +une solide instruction religieuse. L'étude éclaire la raison, forme le +jugement, fait disparaître les goûts futiles, et par la peine qu'elle +coûte et les habitudes qu'elle impose, fortifie le caractère et imprime +à la vie cette régularité sans laquelle l'existence n'est qu'un rêve et +souvent un mauvais rêve. La femme instruite et sensée devient pour son +mari une sage conseillère qu'il estime, et pour ses enfants un guide +qu'ils vénèrent. Mais il faut alors que l'instruction qu'elle a reçue +ait plus affermi sa raison qu'orné son intelligence. + +La femme appliquée, studieuse, exercera de nos jours plus qu'une +influence domestique, une influence sociale, et ce ne sera pas seulement +comme mère éducatrice. Au lieu d'encourager son mari à l'oisiveté, comme +le font trop de femmes aujourd'hui, elle le poussera vers les nobles +carrières qui lui permettront d'être utile à la patrie, à la religion. +Le travail est une loi divine pour tous. Par la sentence de l'Éden, le +riche y est soumis comme le pauvre. Et aujourd'hui que le socialisme +est l'une de nos plaies, l'évêque fait remarquer combien l'exemple du +travail, exemple donné par les hautes classes, sera bienfaisant pour +l'ouvrier. Celui-ci peut regarder avec une haine envieuse l'oisif qui +jouit de tout sans se donner la peine de rien, tandis que lui, courbé +sur une rude tâche, gagne à la sueur de son front le pain quotidien. +Mais il considérera d'un oeil plus bienveillant l'homme qui ne se croit +pas dispensé du travail par sa fortune. + +C'est aux femmes qu'il appartient de «réhabiliter le travail», dit +l'évêque, qui ajoute: «En cela, comme en toutes choses, il faut que +l'exemple vienne de haut; car en cela, comme en religion et en morale, +les hautes classes doivent à la société et à la patrie une expiation. Le +xviiie siècle, avec sa corruption, ses scandales, son irréligion, pèse +encore sur nous de tout le poids d'un satanique héritage. Comme le péché +originel, ces fautes ont été lavées dans le sang, c'est l'histoire de +tous les grands égarements. Mais il reste à expier le désoeuvrement, +l'inaction, l'inutilité, l'annihilation auxquels on s'est voué et dont +on a donné le funeste exemple.» + +Mgr d'Orléans conseille particulièrement aux femmes d'aider leurs maris +dans les exploitations agricoles. Pour cela, il faudra qu'elles aient +le courage de sacrifier à une existence aussi austère que douce les +plaisirs mondains si enivrants, mais si amers! Aujourd'hui qu'un courant +malsain entraîne vers les villes les populations rurales, il est plus +que jamais utile que les châtelains, demeurant au milieu des paysans et +dirigeant leurs travaux champêtres, leur enseignent par ce grand exemple +que rien n'honore plus l'homme que la culture de la terre, et que la +charrue forme avec la croix et l'épée le plus glorieux symbole d'une +nation. + +L'épée! Naguère, c'étaient les femmes qui en armaient elles-mêmes leurs +fiancés, leurs époux. Aujourd'hui, ce sont elles qui souvent les en +désarment; et cependant c'est aujourd'hui surtout que l'honneur de la +France a besoin d'être gardé par de vaillantes mains. L'évêque adjure +les jeunes filles et leurs familles de ne plus exiger qu'un fiancé +quitte le service militaire. Que la femme s'honore d'être la compagne +d'un officier français; qu'elle le suive dans les villes de garnison; +et si le danger de la patrie l'appelle à la frontière menacée, ou si, +marin, il doit s'exposer aux périls d'une traversée lointaine, qu'elle +sache souffrir les angoisses de la séparation, et qu'elle attende ce +retour dont bien des femmes ont retracé à notre évêque les ineffables +joies. + +Tandis que par sa propre activité et par ses généreux conseils la femme +donnera à son mari l'impulsion des travaux utiles et ne lui fera pas +perdre le goût des nobles carrières, elle aura aussi appris par l'étude +à faire tomber de sa douce voix les préjugés qui, à son foyer, peuvent +s'élever contre la religion. Souffrir, se taire ou s'irriter, c'est +là, en général, tout ce qu'elle peut faire aujourd'hui quand elle voit +attaquer autour d'elle ses plus chères croyances. + +En devenant pour son mari une compagne avec laquelle il sera en pleine +communauté intellectuelle, la femme studieuse le détournera de ces +clubs, où trop souvent l'ennui de vivre avec une femme frivole pousse +bien des hommes. Ainsi, chez les Athéniens, l'ignorance de la femme +honnête préparait le règne de la courtisane lettrée. + +La femme studieuse retiendra aussi près d'elle, par le charme d'une +conversation attachante, les amis de sa famille, qui désertent ces +salons sans vie où ne s'échangent que des paroles vaines. + +Quelle influence sociale peut exercer alors une maîtresse de maison qui +saurait faire circuler autour d'elle un courant d'idées élevées, de +sentiments généreux! On verrait revivre nos salons français d'autrefois +avec leurs conversations exquises. La littérature, les arts +redeviendraient les manifestations du beau dans ce que ce principe a de +plus grand, de plus pur, de plus délicat. Que de forces le matérialisme +perdrait ainsi dans la vie morale, intellectuelle et artistique de notre +pays! + +C'est ainsi que par la femme, une nation redevient laborieuse, croyante +et vraiment forte, grande et glorieuse. Telle est, outre sa mission +domestique, la mission sociale réservée à la femme d'après le plan divin +que lui retrace l'évêque d'Orléans. + +Mais par quels moyens préparera-t-on la jeune fille à remplir sa place +dans le plan divin? Quels sont les principes supérieurs qui illumineront +pour elle cette instruction dans laquelle elle ne voit qu'une suite de +faits et de dates? + +Ces principes supérieurs peuvent être ramenés à un seul: la raison +éclairée par la foi. Ce principe qui substituera à la faiblesse +naturelle de la femme la force morale, dirigera sûrement les élans de +son intelligence et réglera les mouvements de son coeur. La réflexion +dominera l'impressionnabilité; la piété solide, agissante, remplacera la +dévotion superficielle. Ainsi réglée, la vie de l'âme n'en sera que +plus puissante. «Il faut un sol granitique, me disait un jour l'évêque +d'Orléans, ce qui n'empêche pas le regard d'embrasser le plus vaste +horizon.» + +Mais, pour que la mère ou l'institutrice puisse imprimer une pareille +direction à ses élèves, elle doit l'avoir suivie elle-même. Il faut +qu'elle possède la vraie lumière intellectuelle. Si elle ne l'a pas +encore, qu'elle l'acquière. L'évêque rappelle éloquemment aux femmes que +la lumière du monde, c'est Dieu même; et qu'en allant à cette lumière, +c'est à leur divin Maître qu'elles iront. Et, pour les guider vers Dieu, +cette lumière est aussi en elles-mêmes. Avec saint Thomas d'Aquin, Mgr +d'Orléans leur enseigne «que la vraie raison est en nous, comme la +foi, une participation de la lumière divine, une impression sublime de +l'éternelle lumière, l'illumination même de Dieu.» + +Après avoir ainsi développé en elle «le fond divin, le fond éternel», +que Dieu a mis dans la femme, la mère ou l'institutrice saura donner +pour base à l'éducation de son élève la raison dirigée par la foi. Cette +base, il faut la poser dès l'enfance. Il faut habituer la petite fille +à connaître et à pratiquer le devoir, et ne rien lui ordonner qu'au +nom des commandements de Dieu. L'évêque souhaite aussi qu'au lieu +de s'abaisser par un langage enfantin au niveau de ces petites +intelligences on les élève jusqu'à soi par un langage simple sans doute, +mais noble: les enfants comprennent. Dans sa carrière de catéchiste, Mgr +d'Orléans l'a souvent expérimenté. Ce père des âmes savait que, pour +l'enfant comme pour l'homme du peuple, une parole grande et vraie est +l'aimant qui attire les âmes; et, à ce contact magnétique, celles-ci, +s'éveillant ou se réveillant, s'écrient: _Adsumus_, nous voici! Les +âmes d'enfants, ces âmes «encore dans l'innocence baptismale», sont si +promptes à reconnaître dans ce qui est beau et bon le Créateur qui vient +de les mettre à la lumière! Les petites filles surtout, l'évêque le +remarque, «ont la passion du sublime, parce que leur esprit est plus +angélique que celui des petits garçons.» + +Qu'on alimente donc dans ces jeunes âmes cette passion généreuse. Qu'on +leur apprenne les scènes les plus vivantes, les plus majestueuses de +la Bible et de l'histoire de l'Église. Que ces enfants y sentent la +puissance et l'amour de Dieu, et qu'on leur montre aussi à chercher cet +amour et cette puissance dans les spectacles de la belle nature, la +nature, ce livre de Dieu, ce livre où il nous fait lire son nom à chaque +page. L'instruction religieuse et les notions très élémentaires des +sciences physiques formeront la substance de ce petit enseignement +primaire. + +C'est surtout à l'époque de la première communion que le sens du divin +se liera plus facilement, dans l'âme de la jeune fille, à toutes ses +études, à tous ses actes. Quelle lumière dans cette jeune âme qui +possède Dieu! + +Mais, après ces jours bénis, vient une période que l'on a si bien nommée +l'_âge ingrat_. Avec une délicatesse vraiment maternelle, l'évêque donne +ici les moyens de combattre la personnalité inquiète et agitée qui se +manifeste à cet âge et qui peut faire perdre les fruits divins de la +première communion. Pendant cette période si difficile, c'est avec un +redoublement de tendresse que la mère ou l'institutrice doit s'adresser +à la jeune fille. Plus que jamais elle la fortifiera par le plus aimable +langage de la raison, et la consolera par la douce influence de la +piété. Plus que jamais aussi elle évitera que l'instruction soit +mécanique. Que sa parole vivante, aimante et chaleureuse fasse sentir à +l'élève la présence de Dieu dans chaque branche de l'enseignement! Que +l'engourdissement sensitif, si menaçant alors, soit combattu par la +pleine vie de l'âme! + +Et quand la jeune fille aura révolu sa quinzième année, que l'horizon se +développe encore pour elle plus radieux et plus beau! Que l'histoire, +les lettres, et, plus tard, la philosophie dans de certaines limites, +montrent à l'adolescente comment Dieu gouverne les peuples et comment le +Verbe inspire les intelligences. C'est alors que l'on doit étudier les +goûts de la jeune personne et favoriser le penchant qui l'entraîne vers +une étude particulière. Si aucune prédilection ne se manifeste à cet +égard, si la jeune fille a sous ce rapport l'insensibilité de la pierre, +alors, nous dit l'évêque, «qu'une maîtresse approche de ce bloc, +avec feu elle-même, plusieurs spécialités, l'une après l'autre: en +multipliant les essais, il s'en trouvera quelqu'une qui réussira.» Si +l'étincelle a jailli, le feu sacré est allumé. + +Cette expérience peut même se faire plus tôt, mais seulement, ajoute +l'évêque, après la première communion de la jeune fille, parce que, dès +ce moment, «tout tient en elle à la racine du divin,» et que la raison +illuminée par la foi donne à ses élans un sûr point d'appui. + +Dans le soin avec lequel Mgr d'Orléans cherche à connaître et à +favoriser la vocation intellectuelle de la jeune fille, on reconnaît la +méthode qu'il appliquait à l'éducation des hommes. Loin de comprimer les +âmes sous une règle uniforme, il veillait à ce que chacune d'elles se +développât dans le libre épanouissement de ses facultés natives. Divers +sont les parfums des fleurs, et diverses les saveurs des fruits: tel +est l'ordre providentiel. Pour Mgr d'Orléans, l'éducation est bien +réellement la continuation de «l'oeuvre divine dans ce qu'elle a de plus +noble et de plus élevé: la création des âmes[493].» + +[Note 493: Mgr Dupanloup, _De l'éducation_, t. I.] + +Aussi, combien l'évêque se sent attiré vers ces enfants gais, ouverts, +impétueux même qui, d'ordinaire, sont la terreur des maîtres, mais dans +lesquels l'éducateur de génie reconnaît, avec joie cette vie puissante +qui, bien dirigée, donnera aux luttes du bien un combattant de plus! +Parmi les petites filles aussi bien que parmi les petits garçons, Mgr +Dupanloup nourrissait pour ces caractères-là une tendresse particulière. +Par l'expérience qu'il avait pu faire sur lui-même, il savait ce qu'il +y a de généreuses promesses dans ces riches natures, et quels fruits +divins elles peuvent produire. + +Soucieux de conserver à la jeunesse la spontanéité de ses meilleurs +instincts, l'évêque veut que l'on respecte jusqu'à ces belles illusions +que l'expérience de la vie fera tomber d'elles-mêmes. «Vous ne pourrez +jamais, malgré vos leçons et votre tendresse, épargner à votre enfant +toutes les douleurs d'une espérance trompée, d'une illusion évanouie; eh +bien! laissez-la donc jouir de cette joie pure de la jeunesse, s'enivrer +de ce parfum d'espérance qu'exhale devant elle l'avenir; souriez, si +vous le voulez, de ce sourire mélancolique qui est celui d'un âge où +l'on sait plus et mieux, parce qu'on a vu et souffert davantage. Mais si +ces illusions, cet enthousiasme, cette exaltation même ne portent que +sur le bien et le beau; si à côté de l'imagination, le coeur s'est +développé avec plus de force; si le jugement s'appuie sur la vérité; +si l'esprit a reçu l'instruction convenable, et si l'âme travaille à +devenir forte par la pratique de la vertu, ne craignez rien pour votre +fille, et encore une fois, laissez-la jouir et respectez sa joie. C'est +l'oiseau qui, fier de ses plumes nouvelles, bat des ailes comme pour +s'élancer dans l'espace, mais qui bientôt, effrayé de sa faiblesse, se +blottira dans son nid et s'y cachera sous l'aile maternelle.» + +C'est une époque admirable dans la vie que celle où la jeune fille, +enfant de la Vierge immaculée, aime Dieu dans la céleste pureté de +son âme, et où elle voit pleinement en Lui le principe de toutes les +connaissances intellectuelles aussi bien que de toutes les vertus +morales. Comme le dit l'évêque, elle jouit alors de _la béatitude des +coeurs purs, qui est de voir Dieu_. + +C'est là le magnifique résultat de l'éducation qui s'appuie sur la +raison éclairée par la foi; mais cette foi ne doit pas demeurer à l'état +de principe, il faut qu'elle soit pratique. Déjà, en suivant la jeune +fille dès le berceau, l'évêque avait dit quelles prières, quels +exercices de piété conviennent à tel ou tel âge, et comment cette piété +peut et doit aider aux études des enfants et combattre les défauts de +ceux-ci. Mais l'illustre prélat consacre particulièrement les trois +dernières de ses _Lettres sur l'éducation des filles_ à définir ce que +doit être la piété dans une maison d'éducation. Ce qui manque surtout, +même dans les bons pensionnats, ce sont les bases solides de la vraie +instruction chrétienne, et par conséquent les bases solides de la vraie +piété. + +La religion est l'objet d'un cours à peu près semblable aux autres, +et qui, généralement, fatigue l'esprit de la jeune fille alors qu'il +devrait saisir son intelligence et enflammer son coeur. Et quant à la +piété, l'évêque d'Orléans s'est plus d'une fois élevé, avec les maîtres +de la vie chrétienne, contre cette dévotion mal comprise où la lettre +tue l'esprit. En s'adressant un jour aux femmes du monde, il leur +disait: + +«Et parmi les femmes chrétiennes, laissez-moi, Mesdames, vous le dire, +il y en a trop de celles que le monde nomme des dévotes, ce qui veut +dire des personnes qui mettent leur piété plus dans l'extérieur que +dans le fond de l'âme et de la vie, plus dans les formules que dans les +oeuvres. Une telle dévotion n'est pas la vraie, elle manque de solidité; +et loin d'être pour l'âme comme l'est la vraie et solide piété, un +heureux développement, d'où résulte une admirable fécondité d'oeuvres et +de vie, elle la rétrécit plutôt, ne la féconde en rien, n'empêche pas +la vie d'être vide, et ne sauvera pas la femme qui s'annule ainsi, des +sévérités de l'Évangile contre les serviteurs inutiles. Que dis-je? Avec +une telle et si pauvre vie, la piété elle-même n'est pas en sûreté, +et si de grandes chutes ne se rencontrent pas, c'est peut-être que +l'occasion ne s'est pas présentée. La piété doit tout élever et tout +ennoblir dans l'âme. Mais peut-elle être vraiment dans une vie où +les pratiques extérieures seraient tout, et le travail de l'âme sur +elle-même rien? Non, ni les formules de prières ne peuvent suppléer aux +sentiments du coeur; ni les pratiques extérieures de dévotion, surtout +les pratiques surérogatoires, aux actes obligés, aux oeuvres, aux +devoirs[494].» + +[Note 494: Mgr Dupanloup, _Conférences aux femmes chrétiennes_, +publiées par M. l'abbé Lagrange. 1881.] + +En effet, c'est une prière morte que celle que ne suit pas l'effort +courageux qui corrige les défauts et qui dompte les passions. La vraie +piété ne consiste pas à cueillir sans peine sur la route de la vie les +fleurs que l'on offre à Dieu. La vraie piété ressemble à ces instruments +de labour qui sarclent les mauvaises herbes ou qui déchirent la terre +dont le sillon produira le bon grain. Alors la piété est encore, un +travail, celui qui extirpe le mal et féconde le bien. + +Une solide instruction chrétienne permettra seule à la jeune fille +d'acquérir l'énergie morale qui n'est au fond que la piété agissante. + +Et lorsque la jeune fille, après avoir achevé ses études scolaires, +croira avoir terminé son éducation, c'est alors que commence pour elle +cette seconde éducation que l'on se fait à soi-même et qui dure toute +la vie. C'est le moment des fructueuses lectures. L'évêque d'Orléans +conseille aux femmes de donner à ces lectures une place dans le +règlement de leur vie et de ne les faire que la plume à la main. Quel +vaste programme d'études que celui-ci: les classiques du XVIIe siècle, +ces immortels modèles de raison, de bon goût et d'éducation morale; les +plus belles productions de la poésie chrétienne: les idiomes étrangers +à l'aide desquels les femmes pourront lire les plus purs chefs-d'oeuvre +des diverses littératures; le latin, la langue de l'Église; les +meilleures pages de la philosophie antique, cette «préface de +l'Évangile», a dit M. de Maistre; la religion étudiée dans les oeuvres +dé ses éloquents génies et dans les vies de ses saints; l'histoire, et +surtout l'histoire de France. «Soeurs, épouses et mères de Français, il +ne faut pas qu'elles se condamnent à ignorer les grandes choses que Dieu +a faites dans le monde par la France, et ce qu'il peut faire encore[495].» + +[Note 495: Mgr Dupanloup, _la Femme studieuse_.] + +Les sciences n'occuperont qu'une place bien secondaire dans ce +programme. Ce n'est que dans leurs applications aux usages de la vie +qu'elles entrent utilement dans l'éducation des femmes. L'histoire +naturelle, l'agriculture, sont spécialement recommandées par l'évêque, +et nous en savons le motif. Il souhaite aussi que les femmes ne restent +pas étrangères aux questions de droit qui les concernent. Il leur en +conseille l'étude dans la même mesure que Fénelon. + +Comme Fénelon, comme Mme de Maintenon, l'évêque d'Orléans a voulu +former des mères. Comme eux aussi, il s'applique à ces deux résultats +fondamentaux: éclairer la piété, fortifier le jugement, ces deux +résultats qui, nous le redisions après lui, peuvent se ramener à un +seul: la raison éclairée par la foi. Cependant, plus que Fénelon et que +Mme de Maintenon, l'évêque d'Orléans tient compte des facultés de +coeur et d'imagination qu'il faut employer chez la femme, mais en les +gouvernant. Avec M. Legouvé, il donne à ces facultés la nourriture +substantielle qui les empêchera de dévorer les aliments malsains. +Les lettres dans ce qu'elles ont de plus pur et de plus fortifiant, +répondront aux aspirations des femmes vers le beau, vers l'infini. + +Cette éducation, qui se poursuit toute la vie à l'ombre du foyer, est +admirablement appropriée aux facultés individuelles de la femme, à sa +mission domestique et sociale. Elle se rattache non seulement à la +méthode du XVIIe siècle, mais à ces vieilles traditions éducatrices dont +nous avons trouvé les linéaments chez les peuples anciens: les Indiens, +les Romains, certaines races grecques; telles que les Éoliens et les +Achéens. Mais c'est chez les Hébreux que nous avons vu le type de cette +éducation avec ses trois grands caractères: domestique, national, +religieux. Il était naturel que chez le peuple de Dieu l'éducation de la +femme répondit au plan divin. + +Le christianisme fait revivre ce grand type d'éducation et le présente +à nos ancêtres gallo-romains et germains. Les Franks l'accueillent avec +d'autant plus de faveur que les incultes Germains, qui vénéraient dans +leurs compagnes le souffle divin, donnaient à celles-ci la culture +intellectuelle qu'ils se refusaient à eux-mêmes. Les filles des Franks +gardent encore cette suprématie à laquelle les préparent de pieux +monastères qui nourrissent leur esprit en abritant leur pureté. Ces +traditions se perpétuent au moyen âge. Sans doute, la généralité des +femmes n'est pas appelée alors à recevoir un développement supérieur des +facultés de l'esprit; mais une instruction modeste et solide est donnée +à toutes. + +Pendant la Renaissance, la femme ne se maintient pas assez dans le +domaine intellectuel qui lui est propre. L'érudition et ses excès +compromettent quelque peu la cause de l'instruction des femmes. +Toutefois, la belle Cordière et Jean Bouchet rappellent les vrais +principes de l'éducation féminine: remplir le vide que l'ignorance +creuse dans l'existence des femmes; préparer dans la jeune fille la +compagne de l'homme, la mère éducatrice. Ce sont ces principes qui +président à la solide éducation que, du XVIe au XVIIIe siècle, des +familles, fidèles aux anciennes traditions, continuent de donner à leurs +filles. Ce sont ces principes qui ont guidé Fénelon, Mme de Maintenon, à +une époque où le désoeuvrement de la vie mondaine et les railleries de +Molière contre les femmes savantes avaient substitué, pour les jeunes +filles, les périls de l'ignorance aux écueils de la pédanterie. + +Après la tourmente révolutionnaire, les traditions éducatrices se +retrouvent. Lorsque Napoléon Ier fonde la maison d'éducation de la +Légion d'honneur, il demande à Mme Campan, à qui il en confie la +direction: «Que manque-t-il aux jeunes personnes pour être bien élevées +en France?»--«Des mères», répond Mme Campan.--«Le mot est juste. Eh +bien, madame, que les Français vous aient l'obligation d'avoir élevé des +mères pour leurs enfants.» + +C'est ainsi que Mme Campan fit régner à Écouen les principes que Mme de +Maintenon avait appliqués à Saint-Cyr. + +A l'éducation traditionnelle que l'évêque d'Orléans avait élevée à la +hauteur des besoins actuels, et qui est adaptée aux facultés natives +de la femme, on a voulu substituer aujourd'hui une autre éducation: +l'éducation masculine des filles. Ce système n'est pas nouveau. Sparte +l'a expérimenté, et, par la ruine de ses moeurs, elle a appris que ce +n'est pas impunément que l'on change l'ordre des lois naturelles. + +Si la création des lycées de filles par la loi du 21 décembre 1880, +suscita des plaisanteries, elle éveilla également de sérieuses alarmes. +On savait que, parmi ceux qui avaient voté cette loi, beaucoup +poursuivaient le même but que les hommes qui réclamaient pour la femme +l'émancipation politique: arracher la femme à l'Eglise. On se disait +aussi qu'une éducation masculine et sans base religieuse produirait +au lieu de femmes fortes, des hommes manques; au lieu de chrétiennes +simplement fidèles à leurs devoirs, des libres penseuses très portées à +devenir de libres faiseuses. + +Les premiers promoteurs de la loi s'effrayèrent eux-mêmes des suites que +pouvait avoir une éducation qui, ne tenant aucun compte ni des facultés +natives de la femme ni de ses aspirations religieuses, écraserait son +esprit en étouffant son âme. Les programmes adoptés par le conseil +supérieur de l'Instruction publique et qui ont été l'objet d'un arrêté +ministériel du 28 juillet 1882, témoignent que la commission chargée de +les élaborer s'est préoccupée de ces critiques. + +D'une part, les programmes définitifs ont été allégés des matières qui +en surchargeaient le projet primitif. Les travaux à l'aiguille, qui +avaient été écartés de ce projet, figurent dans les programmes qui +comprennent aussi un cours d'économie domestique. + +D'autre part, si la religion révélée n'occupe pas dans ces programmes la +place qui lui est due, la vie future et Dieu n'en ont pas du moins été +exclus; c'est quelque chose à la triste époque où nous vivons; disons-le +à ce sujet comme nous le disions à propos de Rousseau. Il faut savoir +gré aussi à la commission d'avoir fait figurer dans le choix des auteurs +à expliquer et à commenter, Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Massillon. +Quant à Pascal, on aurait pu se contenter de prendre au grand moraliste +un choix de ses _Pensées_, sans demander à l'ardent janséniste quatre +de ses _Provinciales_. Ce choix est particulièrement malheureux +aujourd'hui. Mais n'y eût-il d'autre motif d'exclusion que de prémunir +les femmes contre ces discussions théologiques dont les éloignaient +prudemment Fénelon et Mme de Maintenon, il eût été de bon goût de ne pas +faire lire les _Provinciales_ à de jeunes filles de seize ans. + +Ces mêmes programmes prouvent combien il est difficile de séparer de +l'éducation la foi révélée. Je vois inscrits dans ces programmes ces +mots: _Respect de la personne dans ses croyances, liberté des cultes_. +Comment conciliera-t-on ce respect des croyances en enseignant les +matières suivantes dut programme d'histoire: les Hébreux. _Leur +religion_.--Histoire romaine. _Le christianisme_. _Les catacombes_.--_Le +christianisme en Gaule_.--_L'Église et les ordres monastiques au xie +siècle_.--_La papauté; son influence; lutte avec +l'Empire_.--_La Réforme, ses origines. Différentes formes du +protestantisme_.--_Réorganisation du catholicisme. Le concile de +Trente_, etc., etc. Comment parler des Hébreux et de l'établissement du +christianisme sans tenir compte de la révélation? Si l'on ne traite +de la religion des Hébreux qu'au même titre que du paganisme grec ou +romain, qui ne voit ce que cette neutralité même a de périlleux pour +la foi de la jeune fille et de blessant pour sa conscience? J'en dirai +autant de ce qui se rattache à l'histoire de l'Eglise. On peut objecter +à cela que nul n'est obligé d'envoyer sa fille au lycée, et que les +familles croyantes, à quelque culte qu'elles appartiennent, se garderont +bien d'y conduire leurs enfants. Sans doute, il en sera ainsi pour les +familles qui ont une foi vigoureuse. Mais chez d'autres qui, tout en +gardant certaines habitudes de piété, sont moins fermes dans leurs +principes, il pourra arriver que l'appât d'une bourse leur fera confier +leurs filles aux lycées. Ne prévoit-on pas alors ce qu'un enseignement +neutre pourra apporter de trouble à cette jeune fille de douze ans, qui, +si elle est catholique, par exemple, sera dans toute la fervente piété +de sa première communion? Et aura-t-elle toujours la force morale +nécessaire pour garder sa foi, si elle entend parler du christianisme +comme d'une doctrine purement humaine? Que sera devenu alors le respect +des croyances? Et si, ce que j'appelle de tous mes voeux, la religion +est présentée avec son divin caractère, que sera devenu le principe de +neutralité? Bon gré mal gré, on aura rendu à l'éducation la seule base +qu'elle puisse avoir: la foi. + +Mais est-il nécessaire de tant insister sur les écueils qu'offrent les +lycées de filles? Ces lycées ont bien de la peine à s'établir. Ils +seront toujours impopulaires parmi nous. Leur nom seul suffirait pour +les couvrir de ce ridicule auquel rien ne survit en France. Et ce +nom fût-il même changé, notre esprit national, si antipathique à +l'émancipation politique des femmes, repousserait encore pour le même +motif l'éducation publique des filles. + +Parmi les libres penseurs, plus d'un jugeant comme Rousseau qu'il ne +faut pas faire de la femme un homme, pas même un honnête homme, plus +d'un eût volontiers répété avant la loi de 1880, l'exclamation moqueuse +du philosophe: «Elles n'ont point de collèges! Grand malheur[496]!» Et +même devant les modifications du programme, il se dira encore que la +femme ne doit pas être préparée par l'éducation publique à la vie +modeste qu'elle doit mener à son foyer. Il laissera donc à d'autres +pères le bénéfice de la loi,--Peût-il votée. + +[Note 496: Voir plus haut, page 58.] + +D'ailleurs les études de l'enseignement secondaire ne diffèrent guère de +celles de l'enseignement primaire supérieur, telles qu'elles existent +dans nombre d'institutions et de cours, telles aussi que les consacrait, +il y a quelques années, le programme de la ville de Paris pour +l'obtention du brevet de premier ordre. Ce n'est pas celui-là qu'on +aurait pu opposer au programme des lycées, lorsqu'on a dit que ce +qui distingue l'enseignement secondaire «de l'enseignement primaire +supérieur, c'est la culture littéraire, si propre à élargir et à +assouplir l'esprit[497].» + +[Note 497: _Rapport_ de M. Marion, au nom de la commission chargée +d'examiner le projet d'organisation de l'enseignement secondaire des +filles.] + +En effet, l'ancien programme de la ville de Paris pour le brevet +supérieur accordait à l'élément littéraire une place prédominante qu'il +n'a plus dans le nouveau programme. Celui-ci a supprimé les auteurs +grecs et latins qui, lus dans des traductions, figuraient dans celui-là +à côté des classiques du XVIIe siècle, comme aujourd'hui dans +les programmes de l'enseignement secondaire. C'était surtout à +l'intelligence de l'aspirante que s'adressait l'examinateur. Il lui +demandait quelles avaient été ses lectures littéraires et lui en faisait +rendre compte. Ainsi se développaient dans un délicat épanouissement les +facultés propres à la femme: Mgr Dupanloup eût reconnu là son excellente +méthode. Dans le nouveau programme de renseignement secondaire, le +rapporteur dit très justement qu'il faut «permettre à chaque élève de +chercher sa voie, de choisir selon ses aptitudes et ses besoins.» Cette +méthode, nous l'avons vu, existait déjà. + +Au lieu de créer des lycées de filles, n'aurait-il pas suffi de +reprendre et de généraliser dans toute la France l'ancien programme +de la ville de Paris, en y introduisant certaines études qui ont été +adoptées avec raison pour l'enseignement secondaire [498]? Malheureusement +le nouveau programme de la Ville, très chargé de détails techniques, n'a +admis dans ces derniers temps que l'addition que voici: «A partir de la +session du mois de juillet 1882, les épreuves écrites comprendront une +composition sur l'instruction morale et civique.» + +[Note 498: L'esthétique, par exemple, et aussi les notions de droit +dans leurs rapports avec la condition de la femme. Nous savons que +l'évêque d'Orléans recommandait ces études. La seconde était déjà +demandée par Fénelon, comme nous le remarquions, page 37, en regrettant +qu'elle manquât jusqu'à présent à nos programmes actuels. Les programmes +de l'enseignement secondaire n'avaient pas encore paru au moment où nous +exprimions ce regret.] + +Le brevet supérieur de la ville de Paris n'étant demandé, en dehors +des fonctions d'inspectrices, qu'aux personnes qui veulent diriger des +institutions de premier ordre; la morale civique envahit ainsi jusqu'au +domaine de l'enseignement libre. Mais quelque déplorable que soit ce +fait, l'institutrice libre peut, du moins, donner et faire donner +l'enseignement religieux aux jeunes filles qui lui sont confiées. +Les parents sont libres d'ailleurs d'envoyer leurs enfants dans les +institutions qui leur conviennent le mieux. Il n'en est pas ainsi +toutefois pour les familles populaires qui habitent les localités où +l'école communale subsiste seule. La loi a chassé Dieu de cette école, +et cependant le paysan, l'ouvrier sont contraints d'y envoyer leurs +enfants, eux qui n'ont pas la ressource de les faire élever ailleurs. +C'est ici le caractère le plus effrayant de l'instruction laïque et +obligatoire. + +Naguère, la Convention avait aussi décrété, en d'autres termes, cette +instruction laïque et obligatoire. Elle avait aussi remplacé la +morale chrétienne par la morale civique: étrange morale que celle qui +enseignait aux enfants de huit à dix ans les soins qu'il faut donner à +l'enfant dès que la femme se sent mère[499]! Cet enseignement, tout au +moins précoce pour les petites filles, était-il donné aux garçons? +On sait que la Convention appliquait volontiers les mêmes méthodes +d'enseignement aux deux sexes. C'est ainsi que les filles apprenaient +l'arpentage. Je ne sais si les garçons apprenaient la couture. + +[Note 499: Albert Duruy, _l'Instruction publique et la Révolution_.] + +La Convention ne put guère que décréter l'enseignement laïque et +obligatoire. Pour obliger les pères de famille à envoyer leurs enfants +aux écoles primaires, il aurait fallu que ces écoles existassent, et la +Révolution avait été plus habile à les détruire qu'à les reconstruire. +Les maîtres manquaient d'ailleurs aussi bien que les écoles. Il n'y +avait pas de fonds pour les payer, et le maître ou la maîtresse laïque, +qui a la charge, d'une famille, ne peut avoir le désintéressement des +instituteurs religieux. + +Aujourd'hui, la situation a changé. Les efforts de l'Église et ceux +de l'État s'étaient unis pour propager l'instruction primaire, et cet +enseignement avait reçu une puissante organisation. Maintenant l'État +chasse de l'école l'Église, sa collaboratrice. Et tandis qu'il bannit de +l'école la religion, les municipalités en expulsent jusqu'aux mères des +enfants du peuple, les soeurs de la Charité. + +C'est à la famille, dit-on, qu'il appartient de donner à l'enfant +l'instruction religieuse. Mais si elle ne la possède pas elle-même, ou +si, l'ayant possédée, elle l'a perdue, faut-il aussi en priver l'enfant? +Ah! même parmi les hommes qui se sont éloignés de l'Église, bien peu +consentiront de plein gré à voir se dessécher, à l'ombre glaciale de +l'école athée, cette fleur de piété qui, éclose aux chauds rayons de la +parole de Dieu, venait embaumer leur foyer. Avec le poète, ils aimaient +à dire: + + Ma fille! va prier!--Vois, la nuit est venue. + + C'est l'heure où les enfants parlent avec les anges. + Tandis que nous courons à nos plaisirs étranges, + Tous les petits enfants, les yeux levés au ciel, + Mains jointes et pieds nus, à genoux sur la pierre, + Disant à la même heure une même prière, + Demandent pour nous grâce au Père universel! + + Ce n'est pas à moi, ma colombe, + De prier pour tous les mortels, + Pour les vivants dont la foi tombe, + Pour tous ceux qu'enferme la tombe, + Cette racine des autels! + + Ce n'est pas moi, dont l'âme est vaine, + Pleine d'erreurs, vide de foi, + Qui prierais pour la race humaine, + Puisque ma voix suffit à peine, + Seigneur, à vous prier pour moi! + + Non, si pour la terre méchante + Quelqu'un peut prier aujourd'hui, + C'est toi, dont la parole chante, + C'est toi: ta prière innocente, + Enfant, peut se charger d'autrui! + + Pour ceux que les vices consument, + Les enfants veillent au saint lieu! + Ce sont des fleurs qui le parfument, + Ce sont des encensoirs qui fument, + Ce sont des voix qui vont à Dieu! + + Laissons faire ces voix sublimes, + Laissons les enfants à genoux. + Pécheurs! nous avons tous nos crimes, + Nous penchons tous sur les abîmes, + L'enfance doit prier pour tous[500]! + +[Note 500: Victor Hugo, _les Feuilles d'automne_, la Prière pour +tous.] + +Les limites de mon travail ne me permettent pas de répéter ici ce que +je publiais au mois de mars 1871 pour défendre une cause sacrée: le +maintien de l'élément religieux dans l'enseignement scolaire à tous ses +degrés[501]. Je ne peux détacher de ce travail que ces quelques lignes qui +concernent spécialement l'instruction de la femme. + +[Note 501: _Une Question vitale._] + +«La perspective du néant... suffira-t-elle pour fortifier l'homme qui se +débat contre les difficultés morales et matérielles qu'amène le grand +combat de la vie? Et quant à la femme, si vous ne lui apprenez pas que +le cri de la conscience est l'appel d'un Dieu rémunérateur, quel appui +donnerez-vous à sa vertu? «Une instruction solide, direz-vous, la +prémunira contre toute défaillance.» Oui, une instruction qui repose sur +des principes religieux, est un grand élément de moralisation, et c'est +pourquoi j'appelle de tous mes voeux la régénération intellectuelle +de la femme. Mais une instruction qui n'a point la foi pour base, ne +risque-t-elle pas, au contraire, de donner à l'esprit cette fausse +indépendance qui secoue jusqu'au joug du devoir? Je sais que, parmi +les femmes aussi bien que parmi les hommes, il est des natures si +heureusement douées que, bien qu'elles jugent la morale indépendante +d'un Dieu, elles en pratiquent loyalement les plus sévères obligations. +Mais ce sont là de ces faits isolés qui, d'ailleurs, prouveraient +précisément combien sont ineffaçables les enseignements religieux dont +ces âmes ont subi, à leur insu peut-être, la salutaire influence. +Si donc nous exceptons ces natures d'élite, où la femme incrédule +puisera-t-elle la force nécessaire pour remplir ses devoirs, lorsque, +délaissée par son mari, le mal se présentera à elle sous la dangereuse +et séduisante apparence d'une sympathie consolatrice? La femme tentée ne +sera-t-elle pas exposée à se dire: «Si la loi qui prescrit la fidélité +conjugale, a une origine purement humaine, qu'importe de la braver[502]!» +Voilà ce que, sans le vouloir, vous aurez fait du foyer domestique!» + +[Note 502: Cette pensée n'est-elle pas au fond des romans à thèses +sociales dont nous parlions plus haut?] + +Est-ce le foyer seul qui souffrira de l'éducation athée donnée à la +femme? Consultons les ouvrages pénitentiaires, et nous verrons qu'en +France la criminalité est moindre pour les femmes que pour les +hommes[503]. Ce résultat n'est-il pas dû en grande partie à la pieuse +éducation que reçoit la femme, et surtout au frein salutaire de la +confession? Que l'éducation sans Dieu ait le temps de former une +nouvelle génération de femmes, et les futures statistiques criminelles +nous donneront les fruits de ce système. + +[Note 503: Vicomte d'Haussonville, _les Établissements pénitentiaires +en France et aux colonies_; J. de Lamarque, _la Réhabilitation des +libérés_.] + +Dans un roman malheureusement trop lu à notre époque et qui décrit les +moeurs populaires dans ce qu'elles ont de plus repoussant, l'auteur a +dit: «J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, +dans le milieu empesté de nos faubourgs.»--«Au bout de l'ivrognerie et +de la fainéantise», le romancier voit «le relâchement des liens de la +famille,» les plus infâmes aspects de l'immoralité, «l'oubli progressif +des sentiments honnêtes, puis pour dénouement, la honte et la mort.» Le +romancier matérialiste ne se doute pas que ce hideux tableau est celui +de la famille sans Dieu. + +Au milieu de son récit, après avoir montré une femme coupable qui a +essayé de devenir une honnête épouse, mais qui, voyant son mari tomber +dans la débauche, roule elle-même dans la fange, et ne peut faire de +sa fille qu'un être immonde, l'auteur s'étonne de la courte durée d'un +bonheur domestique dont il avait cru voir l'image. «Il semblait, dit-il, +que quelque chose avait cassé le grand ressort de la famille, la +mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les coeurs à +l'unisson[504].» Ah! certes, la mécanique devait s'arrêter. Et il en est +toujours ainsi quand on supprime le grand moteur, Dieu! + +[Note 504: Zola, _l'Assommoir_.] + + +§V + +_Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme +peuvent-ils être améliorés?_ + +La famille sans Dieu! le grand ressort domestique brisé parce que Dieu +ne le fait plus mouvoir! Hélas! ce spectacle, nous ne le voyons déjà +que trop, même dans les maisons qui ont gardé les apparences du +christianisme, mais qui n'en ont plus l'esprit. + +Et comment Dieu vivrait-il dans ces demeures? Est-ce sa présence que +l'homme a appelée en fondant son foyer? Non, c'est la divinité du jour, +c'est l'or! N'est-ce pas une des phrases courantes de la causerie +mondaine que celle-ci: «Monsieur un tel épouse cinq cent mille francs, +un million, ou plus?» Quel est l'objet des premières informations de +l'homme qui recherche une femme? l'honorabilité de la famille, les +qualités morales ou même les attraits physiques de la jeune fille? Non, +la dot, la dot, toujours la dot. C'est là le caractère qui prédomine +dans les sociétés en décadence pour lesquelles la satisfaction des +jouissances matérielles est tout. Athènes avait connu cette plaie. +En dépit des lois de Solon qui restreignaient la dot, les temps de +corruption amenèrent la vénalité des mariages; la fille pauvre fut +exposée à vivre dans le célibat. Comme nous le rappelions, «il arrivait, +alors déjà, que l'homme avait supputé avec soin les mines, le talents, +les drachmes de la dot; mais dans cette addition, il avait oublié de +compter les qualités ou les défauts de la fiancée. Un jour l'or était +parti, mais la femme restait, et, avec elle, le regret de sa présence: +«J'ai épousé un démon qui avait une dot... Ma maison et mes champs me +viennent d'elle; mais, pour les avoir, il a fallu la prendre aussi, et +c'est le plus triste marché[505]!...» + +[Note 505: G. Guizot, _Ménandre_. Fragments; et mon étude sur _la +Femme grecque_.] + +A Rome, quand le régime dotal remplace l'antique communauté, la femme +richement dotée trouve dans sa fortune la liberté de tout vouloir et de +tout faire. A une époque où la fréquence de divorce permet à la femme de +quitter son mari, l'époux se résigne à la perte de son autorité, à la +perle même de son honneur: ne faudrait-il pas rendre la dot avec la +femme? «J'ai accepté l'argent; j'ai vendu mon autorité pour une dot[506].» + +[Note 506: _Argentum adcepi, dote imperium vendidi._ (Plaute, +_Asinaire_, 89.)] + +L'ancienne France ne connut guère que dans les deux derniers siècles le +fléau des mariages d'intérêt. La vieille communauté germaine y régna +longtemps avec le droit d'aînesse; et même, quand la dotalité romaine +vint se joindre à la communauté coutumière ou la remplacer, la dot fut +modeste, et le droit d'aînesse qui subsistait toujours, rendait fort +rares les riches héritières. Ce ne fut que lorsque la vie des cours +eut créé les besoins factices du luxe et de la vanité que les femmes +commencèrent à être recherchées, les unes pour leur fortune, les autres +pour les honneurs qu'elles apportaient. Déjà convoitées au XVIIe siècle, +les filles de la finance deviennent au XVIIIe siècle l'objet d'un +honteux trafic. Mais c'était surtout la noblesse des cours qui se +livrait à ce négoce matrimonial. Dans la noblesse de province comme +dans la bourgeoisie des villes, bien des hommes ne consultaient pour se +marier que le choix de leurs parents, la bonne renommée de la famille à +laquelle ils désiraient s'allier, les vertus et les grâces de la +jeune fille qu'ils souhaitaient d'associer à leur vie. Ces traditions +s'étaient perpétuées en France dans la première moitié de notre siècle. +Les terribles épreuves de la Révolution qui avaient ruiné tant de +familles et qui avaient fait voir de près le néant des vanités humaines; +la simplicité de vie, d'habitudes et de toilette, qui résultait de cette +disposition morale, avaient fait prédominer dans le mariage la vertu +du désintéressement. Il a fallu les fiévreuses spéculations et le luxe +insensé dont la seconde moitié du XIXe siècle donne l'exemple, pour que +la vénalité du mariage devînt générale. Le mariage n'est guère autre +chose aujourd'hui qu'une opération financière, et la femme n'est plus +qu'une valeur sur le marché matrimonial jusqu'à ce que, le divorce +aidant, cette valeur soit cotée à la Bourse et passe de main en main. +Seulement cette valeur a cela de particulier qu'on ne l'achète pas, mais +qu'on ne daigne l'accepter qu'au plus haut prix. + +Chez certains peuples de l'antiquité et chez les populations musulmanes +de nos jours, l'époux achète l'épouse comme une marchandise. Mais +du moins cette marchandise devient sa propriété. Chez nous, c'est +réellement l'épouse qui achète l'époux, mais, en l'achetant, il faut +qu'elle paye très cher le droit, non de le dominer, mais de lui obéir. + +En employant ce dernier terme, je n'entends pas être l'écho des +doléances qui ont pour objet l'asservissement de la femme à son mari. +Tout d'abord, rien, dans la loi, ne l'oblige à se marier, et, si elle +reste fille, elle demeure libre. En dehors des rapports conjugaux, la +femme a, dans le Code, les mêmes droits civils que ceux de l'homme, à +part quelques exceptions. Ainsi, bien qu'elle puisse être déclarante +dans un acte de l'état civil, elle ne peut en être témoin comme elle +l'était sous l'ancien régime. La loi «hésite encore» à lui rendre le +droit d'arbitrage qu'elle exerçait dans le droit coutumier du moyen âge. +Il ne lui est pas permis de gérer un journal. Elle peut être tutrice +officieuse; mais elle ne sera investie de la tutelle légale que si elle +est la mère ou l'aïeule de l'enfant mineur[507]. Nous ne réclamons pour +elle ni le droit de témoigner dans un acte civil, ni le droit, souvent +périlleux, de gérer un journal. Mais un jour viendra sans doute où, +comme dans le droit féodal, on lui permettra d'être tutrice hors de sa +descendance directe: c'est un droit qu'elle peut revendiquer au nom de +ce coeur de mère que trouvent en elle les orphelins. + +[Note 507: Voir plus loin la tutelle réservée à la femme de +l'interdit.] + +Sur un autre point encore, il serait utile de revenir aux anciennes +traditions. Dans la loi chrétienne comme dans la loi biblique et dans +la loi germaine, le séducteur d'une jeune fille était puni. Le droit +coutumier permettait la recherche de la paternité. Il n'en est pas ainsi +du Code Napoléon qui interdit cette recherche et qui déclare qu'à moins +que la victime n'ait moins de quinze ans, le séducteur ne doit pas être +puni. + +A part ces exceptions, le Code civil a singulièrement amélioré la +condition légale de la femme qui n'est pas en puissance de mari. Elle +a les mêmes droits d'héritage que l'homme. Elle peut administrer ses +biens, en disposer, tenir une maison de commerce ou de banque, s'engager +pour autrui, enfin, témoigner en justice[508]. Comme dans le droit féodal, +l'incapacité légale de la femme n'existe que dans l'état de mariage. +Mais, alors, il faut le reconnaître: si nous nous reportons soit à +nos vieilles institutions françaises du moyen âge, soit même à la +législation romaine, nous trouverons que la condition de la femme mariée +est généralement abaissée dans le Code Napoléon. + +[Note 508: Armand Dalloz jeune. _Dictionnaire général de +jurisprudence_. Femme; Gide, _ouvrage cité_.] + +N'exagérons rien cependant. Aux yeux du législateur moderne, la femme +n'est pas, comme on le prétend, l'esclave de l'homme. Elle est sa +compagne, sa compagne respectée. A son égard, il a des devoirs à remplir +aussi bien que des droits à exercer. «Les époux se doivent mutuellement +fidélité, secours, assistance.» + +L'épouse conseille l'époux; mais c'est lui seul qui décide. En +échange de la protection qu'il doit à sa faiblesse, elle lui doit +l'obéissance[509]. «L'obéissance de la femme est un hommage rendu au +pouvoir qui la protège,» a dit excellemment le comte Portalis, «et +elle est une suite nécessaire de la société conjugale, qui ne pourrait +subsister si l'un des époux n'était subordonné.» + +[Note 509: Code civil, art. 212, 213.] + +L'autorité du chef de la maison est la base même de la famille, telle +que Dieu l'a instituée. Ce n'est pas, comme on l'a dit de nos jours, +un reste des institutions monarchiques[510]. C'est la constitution +patriarcale, la seule, ne l'oublions pas, qui sauvegarde l'existence de +la famille. Cette constitution, nous l'avons vue chez tous les peuples +primitifs, chez les Aryas comme chez les Hébreux, chez les vieux Romains +comme chez les Grecs des temps homériques. Nos ancêtres immédiats, les +Gaulois et les Germains, l'avaient conservée. Elle s'est perpétuée dans +le moyen âge, dans les temps modernes, jusqu'à la fin du siècle dernier, +et bien qu'elle ait subi, elle aussi, le contre-coup de la Révolution, +elle se maintient encore dans bien des familles contemporaines. + +[Note 510: Richer, _ouvrage cité_.] + +Nous reconnaissons hautement l'autorité du chef de la famille; nous +ne voulons signaler que les abus de pouvoir contre lesquels la loi +chrétienne protégeait l'épouse. Mais il nous faut d'abord rappeler les +articles du Code qui définissent le pouvoir que le mari exerce sur la +personne et sur les biens de la femme. + +«La femme est obligée d'habiter avec le mari, et de le suivre partout où +il juge à propos de résider,» dit la première partie de l'article 214. + +La section du Conseil d'État, chargée d'élaborer cet article, avait +prévu ce qu'il pourrait y avoir de cruel pour la femme à être arrachée +au sol natal, aux premières tendresses du foyer; et la section +avait ajouté que si le mari voulait, sans une mission spéciale du +gouvernement, quitter la France, la femme ne pourrait être contrainte à +le suivre. Mais, suivant le témoignage d'un des conseillers d'État qui +concoururent à la rédaction du Code, «l'Empereur dit que l'obligation de +la femme ne peut recevoir aucune modification, et qu'elle doit suivre +son mari toutes les fois qu'il l'exige. On convint de la vérité du +principe, avec quelqu'embarras cependant pour l'exécution, et l'addition +fut retranchée[511].» + +[Note 511: Maleville, _Analyse raisonnée de la discussion du Code +civil au Conseil d'État_. Paris, 1805.] + +«La femme, dit l'article 215, ne peut ester en jugement sans +l'autorisation de son mari, quand même elle serait marchande publique, +ou non commune, ou séparée de biens.» Ce n'est que «lorsque la femme +est poursuivie en matière criminelle ou de police,» que l'article 216 +déclare que «l'autorisation du mari n'est pas nécessaire.» + +Cette même femme mariée sous un autre régime que celui de la communauté, +cette même femme qui a obtenu la séparation de biens, ne peut pas non +plus contracter sans la permission de son mari. Elle «ne peut donner, +aliéner, hypothéquer, acquérir, à titre onéreux ou gratuit, sans le +concours de son mari dans l'acte, ou son consentement par écrit[512].» +(Art. 217.) + +[Note 512: Quant à l'aliénation des biens, il ne s'agit ici que des +immeubles. (Art. 1538.)] + +Cette disposition du Code civil est singulièrement oppressive. Comme l'a +fait remarquer le conseiller d'État que nous citions tout à l'heure: «Il +faut convenir qu'il est bien un peu surprenant que la femme ne puisse +agir sans l'autorisation de son mari, quoique la mauvaise conduite de ce +dernier l'ait forcée à demander la séparation de leurs biens... La femme +alors devrait tout simplement être autorisée par la justice[513],» ainsi +qu'il en arrive pour la femme du mineur, de l'interdit, de l'absent, ou +du condamné à une peine afflictive ou infamante. (Articles 221, 222, +224.) + +[Note 513: Maleville, _ouvrage cité_.] + +Il est vrai que, d'après les articles 218 et 219, si le mari refuse +l'autorisation, le juge peut l'accorder; mais il serait plus simple de +ne pas imposer à la femme séparée la demande de ce consentement. + +Quant à la marchande, quel que soit le régime sous lequel elle est +mariée, elle peut, pour les intérêts de son commerce, s'obliger sans +autorisation de l'époux; et si elle est mariée sous le régime de la +communauté, elle engage même son mari (art. 220). Bizarre anomalie qui +lui confère un pareil privilège quand, d'autre part, la loi lui interdit +d'agir en justice sans le consentement du mari! + +Bien que le Code n'ait été que trop fidèle aux traditions romaines qui +dominaient dans les derniers siècles de la monarchie française, il a +accordé à l'épouse un privilège que lui refusaient plusieurs anciennes +coutumes: elle peut tester sans l'autorisation de son mari. (Art. 226.) + +Sous le régime dotal, c'est l'époux qui administre la dot de l'épouse. +Il dispose des revenus de cette dot; mais il ne peut aliéner le fonds +dotal, même avec le consentement de l'épouse[514]. Quant aux biens +paraphernaux ou extra-dotaux, la femme en a l'administration; mais il +ne lui est permis de les aliéner qu'avec le consentement du mari. (Art. +1549, 1554, 1576.) + +[Note 514: Il y a ici des exceptions que la loi spécifie. (Art. 1555 +et suiv.)] + +Sous le régime de la communauté, l'époux est maître absolu des biens qui +ont été mis dans cette communauté. (Art. 1421.) Il en dispose sans +le consentement de l'épouse. Il peut s'en montrer prodigue pour les +indignes créatures qu'il lui préfère. Il peut même donner à ces femmes +les objets qui appartiennent à sa compagne. Il peut, enfin, la ruiner, +ruiner leurs enfants. La femme a, il est vrai, la ressource d'obtenir la +séparation de biens; mais, comme l'a remarqué M. Legouvé, combien peu +de femmes osent exposer le nom d'un mari au scandale d'une affaire +judiciaire[515]? + +[Note 515: Legouvé, _Histoire morale des femmes_. Ajoutons ici qu'un +projet de loi récemment soumis à la Chambre, amoindrit ce scandale en +interdisant la publicité des détails en matière de séparation de corps.] + +Nous avons déjà vu que la femme de l'interdit, de l'absent, du condamné +à une peine afflictive ou infamante, n'a besoin que d'une autorisation +judiciaire pour plaider ou contracter. La femme de l'absent, celle +de l'interdit, ont la surveillance des enfants, la direction de leur +éducation, l'administration de leurs biens. La femme de l'interdit peut +même avoir la tutelle de son mari. (Art. 507.) + +Conformément au principe qui affranchit la femme en dehors de la +puissance conjugale, la veuve n'a pas besoin d'une autorisation +judiciaire pour plaider ou pour contracter. Elle a sur ses enfants +presque tous les droits du père. On ne restreint pour elle que le droit +de correction: la loi a voulu prémunir l'enfant et la mère elle-même, +contre la promptitude souvent passionnée des résolutions féminines[516]. + +[Note 516: M. Demolombe, cité par M. Gide.] + +Mais si la mère, veuve, a presque toute l'autorité paternelle sur ses +enfants, la loi ne lui accorde aucun droit effectif tant que le mari +est vivant. La mère chrétienne verra donner à ses enfants une éducation +athée, et n'aura aucun moyen légal de s'y opposer. Son consentement +n'est pas non plus nécessaire au mariage de son enfant. En cas de +conflit, le consentement du père suffit. (Art. 148.) + +Certes, redisons-le, l'autorité du chef de la famille est de droit +primordial. L'ébranler, c'est ébranler la société même. D'ailleurs, +l'homme de coeur qui est investi de ce pouvoir sait le tempérer et le +partager avec l'épouse qui en est digne. Mais ne pourrait-on prévoir le +cas où le chef de famille ne saurait faire de son autorité qu'un odieux +despotisme? Ne trouve-t-on pas alors alors que, sous le Code Napoléon, +la femme mariée est généralement entourée de moins de garanties que +la femme du moyen âge et même que l'épouse romaine? Dans les vieilles +coutumes germaniques, la femme était protégée par le conseil de famille +où siégeaient ses proches et qui pouvait limiter l'autorité maritale si +celle-ci devenait tyrannique. Par une belle institution chrétienne qui +protégeait déjà la femme gallo-romaine, l'évêque, l'ancien défenseur de +la cité, demeurait au moyen âge le protecteur de l'épouse malheureuse. +La femme franke avait, dès le début de son mariage, la jouissance de son +douaire. Elle y joignait la libre disposition de la part qu'elle avait +dans les acquêts ou économies du mariage. Quant à la femme romaine, bien +qu'elle ne pût, même avec la permission du mari, engager l'immeuble +dotal, elle en administrait elle-même les revenus. Sous le régime de la +communauté, les biens de cette communauté ne pouvaient être aliénés sans +le consentement de l'épouse. + +En souhaitant aujourd'hui qu'un conseil de famille soit juge des +questions où le despotisme ou la prodigalité du chef de famille serait +un danger pour la femme et pour les enfants, en désirant aussi pour la +femme une plus large part dans l'administration de ses biens, on ne +demande que le retour aux traditions du passé. + +En attendant que cette situation préoccupe le législateur, les parents +pourront y remédier d'abord en étudiant davantage le caractère de +l'époux qu'ils destinent à leur fille, puis en assurant à celle-ci par +contrat de mariage une plus libre administration de ses biens. Mais il +faudrait pour cela que la jeune femme eût reçu une éducation solide qui +la rendit apte au maniement des affaires domestiques et qui la préservât +des folles prodigalités qu'entraînent le luxe et les plaisirs mondains. +Il faudrait enfin que la femme pût être la gardienne du foyer. + + +§ VI + +_Mondaines et demi-mondaines._ + +Pour la femme mondaine, il n'y a pas de foyer domestique. Le foyer, +c'est pour elle une suite de salons qu'elle a fait brillamment décorer, +mais qu'elle n'habite réellement pas. Elle n'en est que l'hôte passager, +et ne les traverse que pour y recevoir la cohue qu'elle retrouvera +le lendemain dans une autre demeure. Si l'on excepte ces jours de +réceptions, elle ne reste chez elle que le temps que le voyageur passe +à l'hôtellerie: les heures consacrées au sommeil, à la toilette, à ceux +des repas qu'elle prend à la maison. Les heures qu'elle pourrait se +réserver dans la matinée n'existent même pas pour elle. Pour la femme +qui, après avoir passé la nuit dans le monde, se lève à midi, et passe +deux heures au moins à sa toilette, la matinée commence à trois heures, +et cette _matinée_, c'est le terme consacré, cette _matinée_ est +employée aux visites, aux achats de luxe, aux courses de chevaux. Les +dîners privés, les soirées, les bals, le théâtre, constituent la soirée. +C'est ainsi que se multiplie à un nombre infini d'exemplaires le type de +la femme qui est toujours sortie[517]. + +[Note 517: V. Sardou, _la Famille Benoîton_.] + +Dans cette vie dévorée que j'appelais ailleurs le tourbillonnement dans +le vide, comment la femme mondaine remplit-elle ses devoirs d'épouse et +de mère? Elle habitue son mari à se passer d'elle. Quant à ses enfants, +il lui suffit de les confier à des soins mercenaires. + +Avec le plaisir, une seule idée la possède: le luxe. + +La fièvre de la spéculation a produit les mariages d'argent. Et la +femme, abaissée, disions-nous, au taux d'une valeur financière, a voulu +représenter cette valeur par un luxe dont les excès ruinent plus d'une +fois le mari qui a cru s'enrichir en épousant une fille bien dotée. +L'expérience date de loin: les Romains l'avaient faite avant nos pères. + +«Je t'ai certainement apporté une dot plus considérable que ta fortune +personnelle. Il est assurément juste de me donner de l'or, de la +pourpre, des servantes, des mulets, des cochers, des valets de pied, de +petits courriers, des voitures dans lesquelles je me fasse traîner[518].» + +[Note 518: _equidem datem ad te adtuli. Majorem multo, tibi quam erat +pecunia, etc._ (Plaute, _Aululaire_, 495-499).] + +Ainsi parlait la Romaine. Depuis, les chevaux ont remplacé les mulets; +mais l'économie domestique n'y a rien gagné. + +Je rappelais tout à l'heure que la première moitié de notre siècle avait +vu renaître la simplicité. En 1814 un auguste exilé, qui revoyait la +France, disait à de nobles dames en parlant d'une sainte princesse dont +la jeunesse avait eu pour palais la prison du Temple: «Ma belle-fille +est d'une grande simplicité; elle ne vous donnera pas l'exemple du +luxe[519].» Pendant près de trente-quatre ans, cette simplicité régna à la +cour de France. + +[Note 519: _Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.] + +Les temps sont changés. Le luxe a reparu. Des influences multiples y ont +contribué. Il faut en signaler quelques-unes. + +A l'aristocratie de race a succédé l'aristocratie d'argent. Il suffisait +à la première de se nommer pour exercer son prestige. Cette ressource +manquant à la seconde, elle ne peut briller que par l'éclat extérieur. +A la suite des idées égalitaires du temps, ce luxe s'est propagé dans +toutes les classes de la société. Dans les rangs les plus modestes, la +femme a voulu rivaliser d'élégance avec la femme opulente; et d'après un +vieil adage, ce qu'elle n'était pas, elle a voulu le paraître. + +C'est dans le luxe que la femme frivole a mis sa gloire. La grande +coquette aimera mieux voir attaquer son honneur que critiquer sa +toilette. + +Pour subvenir à ce luxe, la femme a besoin d'or. Cet or, elle sait où le +chercher. Elle aussi est atteinte par l'épidémie du jour, l'agiotage; et +la soif de l'or a aussi desséché sa poitrine. Elle ne se borne plus aux +paris des courses. + +«Signe des temps! a dit un publiciste. Les femmes apparaissent autour de +la Bourse! Elles franchiront, quelque jour, triomphalement la grille et +ajouteront à tous les droits qu'elles réclament le droit à la ruine!» En +attendant, elles spéculent aux portes du palais. Les voici partagées +en deux groupes, la bohème et l'aristocratie. La bohème, ce sont ces +vieilles femmes collées aux grilles de la Bourse, lisant les journaux +financiers ou tricotant («les tricoteuses de l'agio!»), s'efforçant de +suivre le flux et le reflux de cette mer houleuse. L'aristocratie, ce +sont ces femmes élégantes, femmes du monde et femmes du demi-monde qui, +chez le pâtissier voisin, donnent leurs ordres au commis d'agent de +change qui pénètre, pour leur compte, dans le temple profane d'où elles +sont encore exclues[520]. + +[Note 520: Jules Claretie, _la Vie à Paris_. 1881.] + +Mais le groupe des joueuses de Bourse est encore restreint, Dieu merci. +D'ordinaire, c'est en poussant le mari aux spéculations hasardeuses que +la femme se procure les ressources de son luxe. Plus d'une fois, comme +le disait déjà un écrivain du XVIe siècle, c'est le luxe de la femme qui +non seulement ruine le mari, mais lui fait toucher à l'argent d'autrui +quand le sien est épuisé. Plus d'une fois aussi, c'est pour alimenter ce +luxe que l'homme, placé par les événements publics, entre le souci de +garder des fonctions sociales et la crainte de manquer à son devoir, se +laisse entraîner à de honteuses capitulations de conscience[521]. + +[Note 521: Mézières, _Études morales sur le temps présent. 1869.] + +«Malheureux cet homme, disait naguère Caton le Censeur, malheureux cet +homme, et s'il fléchit, et s'il demeure inexorable! Car, ce que lui-même +n'aura pas donné, il le verra donner par un autre[522].» + +[Note 522: _Miserum illum virum, et qui exoratus, et qui non exoratus +erit! quum, quod ipse non dederit, datum ab alio videbit_. Tite Live, +XXXIV, 4; et mon étude sur _la Femme romaine_.] + +Aujourd'hui, comme au siècle de Caton, le luxe, peut faire de la femme +une courtisane. Il ne lui manque plus que ce dernier trait d'ailleurs +pour appartenir à ce demi-monde qui lui donne à présent la mode et +jusqu'au ton. + +Comme dans toute société en décomposition, la courtisane prend à notre +époque une place considérable. + +Lorsqu'elle a fait son entrée dans la littérature, on l'avait montrée se +purifiant, non comme Madeleine, par les pleurs du repentir et par le feu +de l'amour divin, mais par une dernière chute que lui faisait faire une +passion que l'on proclamait généreuse parce qu'elle n'était plus vénale. +Aujourd'hui on ne se contente plus de cette étrange réhabilitation. Dans +le roman, sur le théâtre, on représente la courtisane dans le triomphe +même du vice. On ne fait même plus battre en elle le coeur de la femme. +C'est bien réellement la fille de marbre, froide, insensible à tout, +excepté au cliquetis de l'or, étalant insolemment sa honte dans les +splendeurs d'un luxe scandaleux, ne possédant souvent ni beauté, ni +jeunesse, ni esprit, n'ayant d'autre attrait que celui du vice, mais par +la puissance de ce vice devenant la reine du jour, reine qui a la +plus considérable liste civile que la vénalité de la femme ait jamais +prélevée sur la corruption d'une époque. + +Éclipsées par ces rivales, des femmes du monde ont voulu savoir par +quels secrets les femmes du demi-monde leur dérobaient leur sceptre, et +comme au XVIe siècle, il en est qui ont mis leur étude à copier ce type +honteux. Elles ont pris à la courtisane ses toilettes, ses allures, son +langage. Et sans doute le triomphe de la grande dame devait lui paraître +complet lorsqu'elle avait réussi à être confondue avec son modèle. + +Cette imitation de la courtisane par la femme du monde a produit un type +qui a reçu un nom trivial que j'hésite à reproduire: la _cocodette_; +et le langage du demi-monde, adopté dans une partie du vrai monde, +recevait, il y a plusieurs années, un nom spécial, la _langue verte_, +langue qui a eu jusqu'à son dictionnaire. + +Nous le voyons: la femme qui a pris les dehors de la courtisane peut +bien, pour jouir de son luxe, se procurer les scandaleuses ressources +dont dispose son modèle. + +Comme je viens de l'indiquer, le roman n'a que trop contribué à faire +envier à la femme honnête, mais frivole, le triomphe de la courtisane. +Et, par malheur, dans la vie activement désoeuvrée de la femme mondaine, +la seule place que celle-ci accorde à la lecture appartient au roman, +non pas même généralement au roman pur, délicat, qui a produit dans +notre siècle des oeuvres exquises, mais au roman immoral dans le fond et +souvent aussi dans la forme. + +Quand l'héroïne de ce dernier roman n'est pas une courtisane, c'est bien +souvent, ou la femme d'instinct que l'on a nommée la _faunesse_, ou +bien c'est une de ces créatures artificielles qui, je l'espère pour nos +contemporaines, n'ont pu sortir que du cerveau du romancier. Je lis peu +de romans; mais lorsqu'il m'arrive d'ouvrir un de ces livres, il me +semble souvent que je suis transportée dans un bal masqué. On me dit que +des femmes sont là; mais je ne les reconnais pas. Derrière le masque +très compliqué que j'ai sous les yeux, je cherche en vain le fond +éternel de la nature humaine, ce fond que je retrouve si aisément +dans la plus haute antiquité. Je plaindrais fort la femme qui ne se +reconnaîtrait pas plutôt dans une Nausicaa, dans une Andromaque, dans +une Pénélope, que dans ces types conventionnels où l'on prétend nous +montrer nos contemporaines. + +Cependant le roman actuel se pique de réalisme. La peinture, très laide +généralement, s'est substituée à l'idée, et la sensation a remplacé +le sentiment. Ce réalisme va jusqu'au plus abject matérialisme dans +certaines oeuvres dont les innombrables éditions attestent l'immense +succès. Et cependant ces ouvrages où la boue se montre à découvert, me +paraissent moins dangereux encore que des romans qui se rattachent à une +autre école, mais qui dissimulent sous un tapis de fleurs la même fange. +Ici le vice ne se montre pas dans cette brutalité qui, après tout, +inspire plus d'horreur que d'attrait; mais ce vice se présente sous +les dehors qui peuvent le mieux séduire les caractères faibles et les +imaginations ardentes. On a fait de l'adultère une vertu, et la vertu la +plus chère au coeur de la femme: le dévouement! La suprême expression +de cette vertu est la violation de la foi conjugale. Si, comme dans +_Jacques_, la femme combat, ce n'est pas pour obéir à des lois +religieuses ou civiles qu'elle ne reconnaît pas, c'est par égard pour +son mari qui, par extraordinaire, est un être d'élite; et lorsqu'enfin +elle tombe, elle souhaite que chaque fois que son complice et elle se +réuniront pour renouveler cet outrage, ils s'agenouillent... et prient +pour le mari qu'ils trompent et déshonorent! Et si ce mari sait +comprendre son rôle, il accepte son malheur avec résignation, il trouve +que sa femme n'a fait «que céder à l'entraînement d'une destinée +inévitable... Nulle créature humaine ne peut commander à l'amour, et nul +n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre[523].» Ce qui, pour ce +mari, constitue la trahison conjugale, ce n'est pas l'infidélité, c'est +le mensonge. Pour lui la femme n'est adultère que lorsqu'elle paraît +témoigner à son mari l'amour qu'elle vient de prouver à son amant. +Comment s'étonner que ce mari philosophe ait un moment la pensée de dire +aux deux complices: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma +fille et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux +et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous, +appelle sur vos amours les bénédictions du ciel[524]?» On croit rêver +quand on lit de telles aberrations. + +[Note 523: Georges Sand, _Jacques_.] + +[Note 524: Ibid.] + +Mais au moment où le mari va demander humblement de s'asseoir à ce foyer +où un autre a usurpé sa place, il est trop tard. La faute de sa femme a +eu des suites qui rendent nécessaire ou la mort de la coupable, ou la +mort du mari. «Tue-la,» dirait alors l'auteur de l'_Homme-femme_. Mais +l'auteur de _Jacques_ aime mieux dire au mari: «Tue-toi.» C'est que +pour ce dernier écrivain, le suicide aussi est un dévouement... comme +l'adultère; et de même qu'on peut se préparer à l'infidélité conjugale +par la prière, on se prépare au suicide comme à la réception d'un +sacrement[525]! + +[Note 525: Georges Sand, _Jacques_. Voir aussi _Indiana_.] + +L'auteur a, du reste, formulé sa théorie dans le même roman, d'où j'ai +extrait mes citations. La soeur de son héros, libre esprit comme lui, +lui propose de fuir avec lui dans le Nouveau-Monde, d'y élever leurs +enfants dans ce qu'elle appelle leurs principes. «Nous les marierons un +jour ensemble à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans +autre prêtre que l'amour; nous aurons formé leurs âmes à la vérité et +à la justice, et il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple +heureux et pur sur la face de la terre[526].» + +[Note 526: _Id._, _Jacques_.] + +Oui, heureux et pur à la manière de l'Émile et de la Sophie de +Rousseau... + +Il est triste de penser que c'est une femme, une femme de génie, qui +a donné aux femmes de semblables enseignements. Comment calculer les +immenses désastres moraux qui ont suivi de telles leçons, alors que la +presse à bon marché les a répandues à profusion dans tous les rangs de +la société? + +Tout conspire ainsi pour perdre la femme: le luxe, les mauvais exemples, +les mauvaises lectures, triple contagion qui sévit jusque chez les +femmes du peuple, et qui, à tous les degrés de l'échelle sociale, +remplit de rêves malsains les imaginations et les coeurs. Et lorsque, +à toutes ces pernicieuses influences, s'ajouteront les résultats de +l'éducation athée, que deviendront nos foyers? Il y aura là des abîmes +de dépravation que l'on ne peut sonder, et sur lesquels nous avons déjà +arrêté nos regards attristés. + +A défaut de la conscience, est-ce la crainte du châtiment qui prémunira +la femme contre la violation de la foi conjugale? Nous en doutons. A +moins que le mari, surprenant sa femme en flagrant délit d'adultère, ne +se soit vengé lui-même, les antiques châtiments réservés à l'infidélité +conjugale ont fait place à des peines infiniment moins sévères. L'épouse +coupable et son complice sont punis correctionnellement d'une détention +de trois mois à deux ans. Si le mari consent à reprendre sa femme, elle +est rendue à la liberté. + +Quant au mari infidèle, il ne peut être poursuivi que s'il a entretenu +sa complice sous le toit conjugal; et encore n'est-il passible que d'une +amende. Certes l'infidélité de la femme a des suites plus graves que +celle du mari, puisque l'épouse adultère peut introduire dans la maison +des enfants étrangers à l'époux et qui porteront son nom. Il est donc +naturel que les lois humaines punissent plus sévèrement l'infidélité de +la femme. Ainsi en jugeaient les anciennes législations. Mais au-dessus +des intérêts humains, il y a les droits de la conscience; au-dessus des +lois humaines, il y a les lois de Dieu, et devant ces lois, l'époux et +l'épouse qui manquent à la foi conjugale sont également coupables: saint +Jérôme le rappelait éloquemment. + + +§ VII + +_Le divorce._ + +A tous les maux qui rongent le foyer domestique, on oppose aujourd'hui +un remède plus dangereux que le mal: c'est par la dissolution de la +famille que l'on prétend combattre sa désorganisation. Le divorce est à +l'ordre du jour. + +Les hommes qui veulent rétablir le divorce, malgré la triste expérience +que la France en a faite de 1792 à 1816, ces hommes croient qu'en le +limitant à de certains cas, il en rendront l'usage moins périlleux. +Mais comment arrêter le torrent lorsque la digue est rompue? Certaines +législations antiques restreignaient aussi la faculté du divorce. +Cependant nous voyons que si la loi du Sinaï avait dû permettre cet +expédient aux Hébreux, «à cause de la dureté de leurs coeurs,» les +Talmudistes en multiplièrent un jour les causes avec une profusion +inconnue à la législation primitive. De même les Romains de la décadence +trouvèrent au divorce des motifs dont leurs ancêtres eussent repoussé +la puérilité[527]. Un jour vient où les matrones «divorcent pour cause de +mariage et se marient pour cause de divorce,» dit Sénèque. En rappelant +ailleurs cette parole, nous ajoutions: «Les matrones ne se bornent pas +à suivre la supputation romaine des années, c'est-à-dire à compter le +nombre des consulats: elles calculent le nombre des années d'après celui +de leurs époux. Mais encore c'est trop peu dire: «Huit maris en cinq +automnes,» dit Juvénal[528].» + +[Note 527: _La Femme biblique_, _la Femme romaine_.] + +[Note 528: _La Femme romaine_.] + +D'ailleurs, sans chercher de si lointains exemples, la loi que la +Chambre des députés vient de voter et que le Sénat n'a pas sanctionnée, +cette loi contient deux articles qui peuvent autoriser sous les plus +faibles prétextes la rupture du lien conjugal: elle admet le divorce +«par consentement mutuel,» ce qui permet aux époux de se quitter d'un +commun accord pour aller former ailleurs de ces liaisons temporaires +que crée le vice[529] et que jusqu'à présent l'on nommait des ménages +irréguliers. Il ne manquait plus à ces immorales associations que d'être +sanctionnées par la loi. + +[Note 529: Fernand Nicolay, _le Divorce, son histoire, son péril_.] + +Quant aux «injures graves,» on a démontré combien la jurisprudence peut +étendre le sens de cette expression. Dans les meilleurs ménages, n'y +a-t-il pas de ces froissements où plus d'une fois, sous l'empire de +la colère, il échappe une parole dont la portée dépasse certainement +l'intention de celui qui l'a proférée? Le caractère plus ou moins +impétueux de l'un des époux ne sera-t-il pas alors une cause de divorce? +Le divorce «pour injures graves» aussi bien que le divorce «par +consentement mutuel,» ne ramènent-ils pas implicitement le divorce pour +incompatibilité d'humeur, ce divorce que le projet de loi a cependant +repoussé? N'est-ce pas compromettre à jamais la paix et le bonheur des +ménages que d'admettre de tels cas de rupture? «Lorsque le mariage est +indissoluble, disions-nous ailleurs, chacun des époux doit, pour son +propre repos, plier son caractère au caractère de l'autre; et l'habitude +de vivre ensemble, l'estime réciproque, et surtout ce lien que nouent +les petites mains des enfants, tout cela contribuera à établir entre le +mari et la femme une harmonie souvent plus solide que celle de l'amour. +Mais quand le divorce a passé dans les moeurs d'un peuple, pourquoi +se donner tant de peine pour arriver à la concorde? N'est-il pas plus +facile de rompre un lien que de chercher à le rendre plus léger? L'époux +quittera donc alors la compagne de sa jeunesse; et, contractant une +autre union, il y trouvera peut-être des déceptions qui lui feront +regretter son premier mariage[530].» + +[Note 530: _La Femme romaine_.] + +Les sévices ou injures graves étant une cause de divorce, ne pourra-t-il +aussi arriver que le mari maltraitera exprès sa femme pour reconquérir +une liberté dont il profitera pour épouser une autre femme plus jeune, +plus belle, plus riche surtout, faut-il dire à une époque où la +spéculation matrimoniale a passé dans nos moeurs? Nous disions plus +haut: «Le mariage n'est guère autre chose aujourd'hui qu'une opération +financière, et la femme n'est plus qu'une valeur sur le marché +matrimonial, jusqu'à ce que, le divorce aidant, cette valeur soit cotée +à la Bourse et passe de main en main.» Je ne savais pas, en écrivant ces +lignes, que des paroles à peu près semblables avaient été prononcées par +un orateur de la Convention, le 2 thermidor, an III: + +«La loi du divorce, disait Mailhe, est plutôt un tarif d'agiotage qu'une +loi; le mariage n'est plus en ce moment qu'une affaire de spéculation; +on prend une femme comme une marchandise, en calculant le profit dont +elle peut être l'objet et l'on s'en défait aussitôt qu'elle n'est plus +d'aucun avantage: c'est là un scandale vraiment révoltant.» + +Dans une autre séance, Mailhe ajoutait: «Vous ne pourrez arrêter trop +tôt le torrent d'immoralité que roulent ces lois désastreuses.» + +Le conventionnel Deleville s'écriait, lui aussi: «Il faut faire cesser +le marché de chair humaine que les abus du divorce ont introduit dans la +société[531]» + +[Note 531: M. Henri Giraud, discours prononcé à la Chambre des +députés, le 6 mai 1882. (_Journal officiel_, 7 mai;) Fernand Nicolay, +_étude citée_.] + +Sur les vingt mille divorces qui eurent lieu à Paris de 1792 à 1796, «il +y en eut plus de sept mille entre les époux qui avaient déjà divorcé +une première, une deuxième ou une troisième fois. Cela ne doit pas nous +étonner, car ceux qui divorcent une première fois sont de mauvais maris +ou de mauvaises épouses qui, probablement dans un autre mariage, ne +seront pas meilleurs.» + +Ces paroles étaient prononcées à la Chambre, le 6 mai dernier, par M. +Henri Giraud qui rappelait aussi que dans l'exposé des motifs du projet +de loi que M. Naquet présentait sur le divorce, ce dernier disait: «On +s'occupe en ce moment de réduire la durée du service militaire, tandis +qu'on veut maintenir l'indissolubilité du mariage.» En citant ce +passage, M. Giraud ajoutait: «Vous voudriez donc qu'on réduisît aussi, +au moyen du divorce, la durée du service matrimonial, et peut-être +admettre le volontariat d'un an.» + +Ainsi que l'affirmait Martial dans son brutal langage, c'est l'adultère +légal. Nous nous acheminons ainsi vers les unions libres[532], tant +prônées par certains romans. Le type hideux de la femme libre +s'épanouira au grand jour. + +[Note 532: Mgr Freppel, discours prononcé à la Chambre des députés; le +13 juin 1882.] + +La loi votée par la Chambre admet cependant de plus sérieuses causes de +divorce que celles que nous avons indiquées: telle est l'infidélité d'un +des deux époux. Ici on ne distingue plus entre la faute du mari et celle +de la femme. Que le mari ait ou non entretenu sa complice sous le toit +conjugal, la femme peut demander le divorce. + +Dans cette loi, le divorce est encore autorisé quand l'un des époux +a été condamné à une peine infamante autre que le bannissement et la +dégradation civique prononcés pour cause politique. + +Ah! nous comprenons ce qu'il peut y avoir de désespoir et de honte dans +l'existence de l'époux ou de l'épouse qui reste seul à son foyer, tandis +que celui ou celle qui porte son nom, mène une vie scandaleuse, ou, +châtié par la société, subit sa peine dans un bagne même. + +«Mais, dirons-nous ici avec Son Ém. le cardinal Donnet, pour quelques +situations dont le divorce serait le remède peut-être, que de +malheureuses conséquences[533]...» + +[Note 533: Lettre de S. E. le cardinal Donnet à M. l'abbé Falcoz, à +propos de son ouvrage: _la Loi sur le divorce devant la raison et devant +l'histoire_.] + +De toutes ces conséquences, la plus terrible est l'écroulement de la +famille, le triste sort des enfants. On nous dit que la séparation de +corps crée les mêmes dangers. Non! D'abord parce que cette séparation ne +permettant pas aux époux de se remarier, est assurément moins fréquente +que ne le serait le divorce. Nous ne pouvons que répéter ici que la +faculté du divorce rendra inutiles les concessions mutuelles. Il est +rare que l'on invente des prétextes pour la séparation, et pour avoir +droit au divorce, on créera, s'il le faut, redisons-le, l'un des motifs +qui le permettent. De récentes affaires judiciaires témoignent que +l'adoption présumée de la, loi a déjà fait prendre à certains hommes, +des précautions de ce genre[534]. Non seulement les sévices, les injures +graves, mais l'infidélité même, tous ces moyens, et d'autres encore, +seront bons pour obtenir le divorce. Les enfants seront donc plus +menacés que jamais de perdre cette pierre du foyer sur laquelle ils +doivent être élevés. Lorsque les parents divorcés se seront remariés, +les enfants reverront auprès de leur mère un autre époux que leur père; +auprès de leur père, une autre femme que leur mère; et s'ils sont +conduits ainsi à plusieurs foyers successifs, quelle idée se feront-ils +de la sainteté de la famille? Que deviendra à leurs yeux l'auréole de la +mère, la majesté du père? Le respect filial n'existera guère davantage +que dans ces sauvages contrées où règne une hideuse promiscuité; et un +jour viendra où les enfants connaîtront moins encore leurs parents que +les animaux qui, du moins, les voient veiller sur eux tant qu'ils en ont +besoin. Que deviendra la sollicitude paternelle ou maternelle chez celui +ou chez celle qui, passant d'un foyer à un autre, aura eu des enfants de +toutes ces unions successives? + +[Note 534: Fernand Nicolay, _étude citée_.] + +Dans la séparation de corps, déjà bien douloureuse cependant et qu'il +faudrait éviter au prix des plus grands sacrifices, un tel spectacle est +généralement épargné aux enfants. Pour qu'un homme ou une femme ose se +montrer aux yeux de ses enfants avec son complice, il faut que cet homme +ou cette femme ait perdu le dernier sentiment qui subsiste dans l'être +le plus dégradé: le respect que lui inspire l'innocence de son enfant. +C'est à un foyer solitaire que l'enfant, qui vit avec l'un de ses +parents, retrouve l'autre quand il le visite. Dans la maison où il est +élevé, la place du père ou de la mère n'est pas occupée: elle manque! Et +lorsque vient un jour où l'enfant a compris qu'un grand malheur a passé +sur son foyer, avec quel redoublement de tendresse, de respect il se +dévoue à celui de ses parents qui a du être à la fois pour lui père et +mère et que sacre à ses yeux la double couronne du malheur et de la +vertu! + +Je ne sais si beaucoup de ménages recourront aux facilités de vie que +leur promet la nouvelle loi. Mais ce que je sais bien, c'est que +les femmes chrétiennes ne les accepteront jamais, et demeureront +inviolablement attachées au principe d'indissolubilité qui est la loi +primordiale de l'humanité et que le Christ a rappelé. + +Il est de ces femmes chrétiennes, et il en est beaucoup, qui, +maltraitées ou trahies par un époux, se refusent même à la séparation +de corps et restent vaillamment à leur poste. Au pied de la Croix +elles acceptent l'épreuve, elles la bénissent. Les enseignements de la +religion leur ont fait savoir que l'épouse fidèle sanctifie l'époux +infidèle; et humbles et silencieux missionnaires, elles remplissent +à leur foyer, par l'exemple de leurs vertus et par leur céleste +résignation, un apostolat que Dieu bénit plus d'une fois sur la terre +par un tendre retour du mari coupable. + +Il y en a de plus héroïques encore: il y en a qui se dévouent à un être +déshonoré, condamné à une peine infamante. Ou elles le croient innocent, +et alors il devient pour elles un martyr, ou bien elles le savent +coupable, et elles lui restent attachées pour le relever et le sauver. + +D'ailleurs, fussent-elles même privées de la foi, les plus délicats +instincts de la pudeur ne leur disent-ils pas qu'elles ne peuvent vivre +avec un autre mari du vivant du premier? Pour l'honneur des femmes de +France, j'espère que l'on en trouvera peu parmi elles qui braveront +cette honte. Comme leur aïeule, la prêtresse gauloise Camma, elles +diront, non en jetant aux pieds de leur mari la tête du centurion +romain, mais en repoussant la loi qui ferait d'elles des courtisanes +légales: «Deux hommes vivants ne se vanteront pas de m'avoir possédée.» + +Certes, répétons-le, c'est rarement en dehors de la religion que la +femme a la magnanimité, la divine compassion qui font d'elle la martyre +du devoir au foyer conjugal. Le christianisme seul nous apprend à +souffrir, et la doctrine positiviste qui cherche à le remplacer +n'apprend qu'à jouir. Aussi les hommes qui proscrivent Dieu de +l'éducation, sont-ils les mêmes qui appellent le divorce. C'est logique. +Ce n'est pas après avoir désarmé le soldat qu'on l'envoie à la bataille. +Ce n'est pas avec la perspective du néant que l'on nous dédommage des +douleurs de cette vie. + + +§VIII + +_Où se retrouve le type de la femme française._ + +L'abaissement du caractère de la femme, la désorganisation du foyer, +voilà ce que nous a surtout montré jusqu'à présent le XIXe siècle. Si la +société française tout entière était gangrenée par cette corruption, il +y aurait de quoi désespérer de notre patrie. Une seule ressource peut +sauver un pays en décadence: c'est la famille avec ses traditions +domestiques, patriotiques, religieuses. Grâce à Dieu, cette ressource +suprême ne nous manque pas encore; et si les mauvaises moeurs sont les +plus apparentes parce qu'elles sont les plus tapageuses, elles ne sont +pas, disons-le bien haut, en majorité parmi nous, A toute époque le mal +a existé, et à toute époque aussi le bien a poursuivi son cours. + +A côté de la femme légère, corrompue même, entraînant les hommes au +mal, on a vu et l'on voit toujours la femme laborieuse, unissant à la +tendresse miséricordieuse le dévouement poussé jusqu'au sacrifice, la +force morale qui fait d'elle pendant l'épreuve, la consolatrice de +l'homme, la conseillère du plus difficile devoir. «On a dit quelquefois, +avec beaucoup d'injustice, qu'au fond de toute faute de la part d'un +homme, il y a une femme. Le contraire est plus près de la vérité. Dans +toute action noble et désintéressée, cherchez bien, vous trouverez votre +mère, ou votre femme, ou votre enfant qui vous inspire, si vous +êtes vraiment un homme de coeur. Mère, épouse, fille ou soeur, oui, +répétons-le, il est des inspirations qui naissent de préférence dans +le coeur des femmes, où le froid calcul, les ambitieuses réserves, les +secrètes convoitises ont toujours moins de prise que sur l'esprit des +hommes, même les meilleurs[535].» + +[Note 535: Cuvillier-Fleury, _Discours de réception à l'Académie +française._] + +Tel est le caractère, telle est l'influence de la femme fidèle au plan +divin. Ce type a existé dans les plus anciennes sociétés patriarcales, +il s'est même retrouvé dans la corruption païenne. Mais il a reçu dans +la femme forte de l'Écriture son expression la plus accomplie avant que +l'Évangile lui eût donné une plus complète puissance de rayonnement et +de tendresse. Ce type, nos vieux ancêtres de Gaule et de Germanie l'ont +adopté avec amour, eux qui reconnaissaient dans la femme quelque chose +de divin. Pour les rudes guerriers du moyen âge, la femme, être +sacré, est une image visible de la Vierge Mère de Dieu; et le respect +chevaleresque qu'elle leur inspire devient l'un des traits de la +civilisation française. + +Ce type, la corruption des siècles l'a épargné. A une civilisation plus +brillante, mais moins pure que celle du moyen âge, la femme française et +chrétienne n'a donné ou pris que les traditions de bon goût littéraire, +d'urbanité sociale, de bonne compagnie enfin, qui s'adaptent si bien à +ses qualités natives: la grâce enjouée, la vivacité d'esprit. C'est par +elle que vivent encore aujourd'hui les rares salons qui ont gardé les +traditions d'autrefois. C'est plus d'une fois par elle que le sentiment +du beau trouve encore de l'écho parmi nous. + +A tous les degrés de l'échelle sociale, le type de la femme française +existe aujourd'hui; et, si dans les classes populaires, une éducation +appropriée à une modeste destinée, lui donne moins d'éclat, ses grandes +lignes subsistent toujours. Par l'élévation des sentiments, la plus +humble femme du peuple a une distinction innée qui frappe souvent +l'attention de l'observateur. + +Dans tous les rangs de la société d'ailleurs, les femmes françaises ont +pour le bien un admirable élan. Enthousiastes de leur nature, elles +ne se bornent cependant pas à se laisser exalter par les grandes +inspirations. Avec cette tendance pratique qui est dans notre caractère +national, elles sentent le besoin de traduire par des actes, les +généreuses émotions qui ont passé dans leurs âmes. La charité n'a pas de +plus actifs missionnaires que les femmes de France. Ce sont les femmes +qui, chaque année, figurent en majorité parmi les lauréats des prix +Monthyon qui récompensent les humbles héroïsmes de la charité. Pauvres +elles-mêmes, elles donnent à de plus pauvres qu'elles leurs soins, leur +pain, leur temps. + +Dans les classes plus élevées de la société, même chaleur d'âme, même +sollicitude. Il y a encore des châtelaines qui, de même qu'au moyen âge, +sont les mères de leurs paysans, et demeurent au milieu d'eux pour les +éclairer, les soutenir, les soigner enfin dans leurs maladies. Au sein +des villes, que de femmes vont porter dans les plus misérables demeures, +les tendres encouragements et les secours matériels de la charité! + +Depuis qu'avec saint Vincent de Paul, la charité est surtout devenue +sociale, les femmes n'ont cessé de participer aux oeuvres fondées par +ce grand apôtre du bien, ou qui, animées de son esprit, sont nées dans +notre siècle. A présent, comme autrefois, les femmes du monde sont les +dignes émules des soeurs de la Charité et de toutes les saintes filles +qui, dans les autres communautés, se dévouent aux oeuvres du bien. +Comment ne pas nommer parmi celles-ci les Petites-Soeurs des pauvres, et +ne pas rappeler qu'elles furent instituées par deux ouvrières et par une +servante? + +Sous l'inspiration de l'Évangile, les femmes de France, quel que soit +leur habit, quelle que soit leur condition sociale, embrassent dans +leur sollicitude l'existence humaine tout entière, depuis le moment où +l'enfant commence sa vie dans le sein de sa mère, jusqu'au temps où +le vieillard se traîne dans la tombe. Sociétés de charité maternelle, +éducation des enfants trouvés ou délaissés, orphelinats, crèches, +asiles, écoles primaires ou professionnelles, ouvroirs, patronage des +jeunes ouvrières valides ou malades, patronage de cercles d'ouvriers, +fourneaux économiques, hospitalité de nuit, hospices de vieillards, +hôpitaux, bagnes, prisons, maisons de détention, de correction, de +préservation, patronage des jeunes filles détenues et libérées, écoles +de réforme pour les petits vagabonds, on retrouve partout la femme de +l'Évangile, excepté dans les écoles et dans les hôpitaux d'où l'on +chasse avec le Dieu qui protège l'enfant et qui secourt le malade, la +sainte fille qui est la mère de l'un et de l'autre. + +Entre toutes les oeuvres que je viens de signaler ici et qui +mériteraient une longue étude que ne me permet pas le cadre restreint +de mon travail, je ne peux résister au désir d'en désigner deux qui +montrent, sous deux aspects caractéristiques, la courageuse charité des +femmes de France. L'une est l'oeuvre des Dames du Calvaire. Elle réunit, +«en une grande famille[536],» les veuves qui cherchent en Dieu et dans la +charité les seules consolations que puisse laisser le déchirement des +affections humaines. Sans former de voeux, sans habit religieux, elles +recueillent des femmes atteintes des plaies les plus repoussantes, les +plus infectes, et ces plaies, ce sont elles qui les pansent de leurs +propres mains. Voilà ce que la charité chrétienne donne de courage +physique! Et voici maintenant ce qu'elle donne de courage moral. + +[Note 536: _Manuel des oeuvres_.] + +Parmi les communautés qui s'occupent spécialement des oeuvres +pénitentiaires et au nombre desquelles j'aime à placer le nom des sours +de Marie-Joseph et de Notre-Dame-du-Bon-Pasteur, «des dominicaines +appartenant aux premières familles de France, ne se bornent pas à +recueillir les libérées des prisons, disais-je ailleurs. Avec une +charité vraiment sublime et qui confond tous nos préjugés humains, elles +ouvrent leurs rangs à celles de leurs protégées qui, après cinq années +d'épreuves, ont été jugées dignes de prendre place parmi les épouses de +Jésus-Christ. C'est au R. P. Lataste qu'est due l'inspiration de cette +oeuvre si bien nommée: l'Oeuvre des Réhabilitées, qui est également +appelée: _la Maison de Béthanie_, admirable souvenir de l'humble demeure +que visitait Jésus, et où notre Sauveur aimait à rencontrer auprès de +Marthe qui n'a jamais failli, Marie qui a péché, mais à qui il sera +beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé[537]!» + +[Note 537: Extrait de mes _Études pénitentiaires_, publiées dans la +_Défense_, en 1878, d'après les documents qui m'avaient été communiqués +par le ministère de l'intérieur.] + +Ce courage qui fait surmonter à la femme française et chrétienne tous +les dégoûts physiques, toutes les répulsions morales, ce courage lui +fait braver tous les périls. Dans les hôpitaux ravagés par le choléra, +sur les barricades, sur les champs de bataille, on voit la cornette de +là soeur de charité; et sous le feu meurtrier des obus aussi bien que +sous le souffle empesté de l'épidémie, elle a trouvé de vaillantes +auxiliaires dans la société laïque. + +Lors de nos récentes calamités nationales, la bravoure et le patriotisme +des femmes de France se sont montrés à la hauteur des exemples du passé. +Si Dieu n'a plus suscité parmi elles une Jeanne d'Arc, du moins elles +ont prouvé qu'elles n'étaient pas indignes d'être nées dans le pays de +l'héroïne. Nous les avons vues à Paris supporter gaiement les rudes +épreuves du siège, la famine, la bombardement. Nous les avons +vues passer les glaciales nuits d'hiver à la queue des boucheries +municipales. Nous les avons vues accepter avec intrépidité la +perspective d'une explosion qui aurait fait périr avec elles +l'envahisseur, et demeurer calmes au milieu des obus qui, en sifflant +sur leurs demeures, leur apportaient peut-être la mort. Lorsqu'un +décret décida que les femmes qu'atteindraient les obus ennemis seraient +considérées comme tombées au champ d'honneur, c'était dignement répondre +à l'enthousiasme avec lequel les assiégées de Paris partageaient, non +seulement les rigueurs, mais les périls de la guerre. Elles pouvaient +avec fierté dire cette parole que je recueillais un jour sur les lèvres +de l'une d'elles: «Eh bien! nous mourrons comme des soldats!» + +Devant le péril de la patrie, la femme s'est senti une âme romaine, et +j'ai vu la mère du soldat faire passer le salut national avant même la +vie de son fils. + +Quand les généreuses émotions de la guerre étrangère firent place aux +poignantes douleurs de la guerre civile, les femmes se montrèrent pour +sauver des proscrits. Heureuses celles qui purent, comme les dames de la +Halle, préserver leur pasteur de la mort! + +Rappelons-le encore ici: c'est, dans l'action de la charité, c'est dans +le courage du patriotisme, c'est dans les interventions qui ont pour +objet d'arracher des innocents à la mort, c'est là surtout la vraie +mission publique de la femme, ou, pour mieux dire, c'est l'extension +même du rôle qu'elle remplit à son foyer. + +Cette mission, sociale et domestique, la femme qui sait la comprendre +n'en réclame pas d'autre. Ce n'est pas elle qui prétend à l'émancipation +politique. Il lui suffit de maintenir à son foyer les traditions de +justice, de désintéressement, d'honneur chevaleresque et de généreux +patriotisme, qui font sacrifier l'intérêt personnel à la voix de la +conscience[538]. Elle sait aussi que la plus sûre manière de servir son +pays est de lui donner dans ses fils de courageux soutiens, dans ses +filles, des femmes qui seront des mères éducatrices. Et lorsqu'elle a +le bonheur d'être unie à un homme digne d'elle, elle n'a pas non plus +à songer à l'émancipation civile. Entourée de sa tendresse et de +son respect, elle vit de sa vie, elle partage avec lui l'autorité +domestique, et si la loi humaine ne lui accorde pas la plénitude de son +droit maternel, elle exerce ce droit au nom d'une loi plus haute: le +_Décalogue_. + +[Note 538: C'est dans ce sens que M. de Tocqueville souhaitait que la +femme ne se désintéressât pas de la vie publique: «J'ai vu cent fois, +dans le cours de ma vie,» écrivait-il à Mme Swetchine, «des hommes +faibles montrer de véritables vertus publiques, parce qu'il s'était +rencontré à côté d'eux une femme qui les avait soutenus dans cette voie, +non en leur conseillant tels ou tels actes en particulier, mais en +exerçant une influence fortifiante sur la manière dont ils devaient +considérer en général le devoir et même l'ambition.»] + +C'est la famille patriarcale telle que Dieu l'a instituée au +commencement du monde, et telle que le Christ l'a restaurée. Elle a +traversé de bien mauvais jours, et peut-être subit-elle maintenant la +crise la plus périlleuse qu'elle ait jamais eu à combattre. Ce n'est +plus seulement, comme autrefois, la corruption des moeurs qui la menace; +c'est l'ébranlement même des principes sur lesquels elle repose: Dieu, +l'indissolubilité du mariage, l'autorité paternelle. Plus que jamais il +appartient à la femme d'être à son foyer la gardienne vigilante de ces +principes. Elle ne remplit pas seulement ainsi ses devoirs d'épouse et +de mère, elle remplit une mission patriotique. Au milieu des ruines qui +nous entourent, elle protège contre l'effondrement général, la seule +pierre qui soit restée debout: la pierre du foyer. C'est sur cette +pierre seulement que pourra se reconstituer la société française. + +FIN + + + +TABLE DES MATIÈRES. + + +CHAPITRE PREMIER +L'ÉDUCATION DES FEMMES--LA JEUNE FILLE LA FIANCÉE +(XVIe-XVIIIe SIÈCLES) + +Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la +femme.--Le courant de la vie mondaine et le courant de la vie +domestique.--Les deux éducations.--Érudition des femmes de la +Renaissance.--Opinion de Montaigne à ce sujet.--Les émancipatrices +des femmes au XVIe siècle.--Les sages doctrines éducatrices et leur +application.--L'instruction des femmes au xviie siècle.--Les femmes +savantes d'après Mlle de Scudéry et Molière.--Suites funestes de la +satire de Molière.--L'ignorance des femmes jugée par La Bruyère, +Fénelon, Mme de Maintenon, etc.--L'éducation comprimée des jeunes +filles.--Réformes éducatrices: le traité de Fénelon sur _l'Éducation des +filles_. Mme de Maintenon à Saint-Cyr.--L'instruction professionnelle +et l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.--Caractère de +l'ignorance des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation +automatique.--Les théories éducatrices de Rousseau et de Mme +Roland.--Les anciennes traditions.--Les résultats de l'éducation +mondaine et ceux de l'éducation domestique.--La jeune fille dans +la poésie et dans la vie réelle.--Les tendresses du foyer.--Mme de +Rastignac.--Le sévère principe romain de l'autorité paternelle.--Les +jeunes ménagères dans une gentilhommière normande.--La fille pauvre, +Mlle de Launay.--Le droit d'aînesse.--Bourdaloue et les vocations +forcées.--Condition civile et légale de la femme.--La communauté et le +régime dotal.--Marche ascendante des dots.--Mariages +d'ambition.--La chasse aux maris.--Les mariages enfantins--Mariages +d'argent.--Mésalliances.--Mariages secrets.--Les exigences du rang et +leurs victimes; une fille du régent; Mlle de Condé.--Mariages d'amour; +Mlle de Blois.--La corbeille.--Cérémonies et fêtes nuptiales.--Le +mariage chrétien. + + +CHAPITRE II +L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE +(XVIe-XVIIIe SIÈCLES) + +La femme de cour.--Le luxe de la femme et le déshonneur du +foyer.--Nouveau caractère de la royauté féminine.--Tristes résultats des +mariages d'intérêt.--Indifférence réciproque des époux.--L'infidélité +conjugale.--Légèreté des moeurs.--Veuves consolables.--Mères +corruptrices.--La femme sévèrement jugée par les moralistes.--Rareté des +bons mariages.--La femme de ménage.--La femme dans la vie rurale.--La +baronne de Chantal.--La maîtresse de la maison, d'après les écrits de la +duchesse de Liancourt et de la duchesse de Doudeauville.--La femme forte +dans l'ancienne magistrature; Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.--La +miséricorde de l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.--La vie +conjugale suivant Montaigne.--Exemples de l'amour dans le mariage.--De +beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de Gisors, la maréchale de +Beauvau.--Dernière séparation des époux.--Hommages testamentaires +rendus par le mari à la vertu de la femme.--Dispositions testamentaires +concernant la veuve.--La mère veuve investie du droit d'instituer +l'héritier.--Autorité de la mère sur une postérité souvent +nombreuse.--La mission et les enseignements de la mère.--La mère de +Bayard.--Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de Liancourt, Mme Le +Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.--L'aïeule.--La mère, soutien de +famille; Mme du Laurens.--Caractère austère et tendre de l'affection +maternelle.--Mères pleurant leurs enfants.--La mère le fils réunis dans +le même tombeau. + + +CHAPITRE III +LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE DE LA FRANCE +(XVIe-XVIIIe SIÈCLES) + +Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.--Leur rôle +littéraire.--Marguerite d'Angoulême.--Les Contes de la reine de Navarre +et la causerie française.--Vie de Marguerite, ses lettres et ses +poésies.--La seconde Marguerite.--_Mémoires_ de la troisième +Marguerite.--Marie Stuart.--Gabrielle de Bourbon.--Jeanne +d'Albret.--Femmes poètes du xvie siècle, la belle Cordière, les dames +des Roches, etc.--Mlle de Gournay, son influence philologique.--Les +salons du xviie siècle.--L'hôtel de Rambouillet; Corneille et les +commensaux de la _chambre bleue_.--La duchesse d'Aiguillon, protectrice +du _Cid_; écrivains et artistes qu'elle reçoit au Petit-Luxembourg.--La +marquise de Sablé et les _Maximes_ de La Rochefoucauld.--Double courant +féminin qui donne naissance aux _Caractères_ de La Bruyère.--Les +conversations d'après Mlle de Scudéry.--Relations littéraires de +Fléchier avec quelques femmes distinguées.--Les protectrices et les +amies de La Fontaine.--Anne d'Autriche protège les lettres et les +arts.--Racine et les femmes.--Productions intellectuelles des femmes du +XVIIe siècle.--Les oeuvres de Mme de la Fayette.--Les lettres de Mme de +Sévigné.--Mme de Maintenon.--Mme Dacier.--Femmes peintres au XVIIe et +au XVIIIe siècles.--Mme de Pompadour.--Femmes de lettres et salons +littéraires au XVIIIe siècle: Mme de Tencin, la cour de Sceaux; Mme de +Staal de Launay, la marquise de Lambert.--Influence des femmes du XVIIIe +siècle sur les travaux des philosophes et des savants.--Mme du Chatelet, +Mlle de Lézardière.--Le salons philosophiques; Mme Geoffrin.--Un salon +du faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.--Les admiratrices de +Rousseau et de Voltaire. + + +CHAPITRE IV +LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS + +Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps +modernes.--Entre le moyen âge et la Renaissance: Jeanne Hachette et +les femmes de Beauvais; Anne de France, dame de Beaujeu; Anne de +Bretagne.--XVIe-XVIIIe siècles: Louise de Savoie et Marguerite +d'Angoulême. Les favorites des Valois. Catherine de Médicis. Élisabeth +d'Autriche. Anne d'Este, duchesse de Guise. La duchesse de Montpensier. +La femme de Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des femmes du +XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes femmes. Marie +de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant la Fronde. Les +collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de Maintenon. Mme de Prie, +Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les conseillères de Gustave III. La +mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. Les martyres et les héroïnes-de +la Révolution. Les femmes politiques de la Révolution: Mme Roland, +Charlotte Corday, Olympe de Gouges. Les mégères. Les _flagelleuses_. +Leurs clubs. Les tricoteuses; les sans-culottes. Les _Furies de la +guillotine_. La Mère Duchesne, Reine Audu, Rosé Lacombe. Théroigne de +Méricourt. + + +CHAPITRE V +LA FEMME AU XIXe SIÈCLE--LES LEÇONS DU PRÉSENT ET LES EXEMPLES DU PASSÉ + +§ I. L'émancipation politique des femmes jugée par l'école +révolutionnaire.--§ II. Le travail des femmes. Quelles sont les +professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?--§ III. Quelle +est la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence et dans +quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux arts?--§ +IV. L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission.--§ +V. Conditions actuelles du mariages. Les droits civils de la femme +peuvent-ils être améliorés?--§ VI. Mondaines et demi-mondaines.--§ VII. +Le divorce.--§ VIII. Où se retrouve le type de la femme française. + + + + + +[Note du transcripteur: Matériel reporté du début du livre.] + + +IMPRIMERIE D. BARDIN ET Cie, A SAINT-GERMAIN.--1771-82 + +DU MÊME AUTEUR + + LA FEMME ROMAINE. Étude de la vie antique. 2e édition. 1 vol. + in-12 3 fr. 50 + + LA FEMME GRECQUE. Étude de la vie antique.--_Ouvrage couronné + par l'Académie française_. 2e édition. 2 vol. in-12. 7 fr. + + LA FEMME BIBLIQUE. Son influence religieuse, sa vie morale et + sociale. Nouvelle édition. 1 vol. in-12 3 fr. 50 + + LA FEMME DANS L'INDE ANTIQUE. _Ouvrage couronné par l'Académie + française_. 1 vol. in-8° 6 fr. + +SOUS PRESSE + + LA FEMME FRANÇAISE AU MOYEN AGE. + +IMPRIMERIE DE BARDIN ET Cie, +A SAINT-GERMAIN.--1771-82. + + +PARIS +LIBRAIRIE ACADÉMIQUE +DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS +35, QUAI DES AUGUSTINS, 35 + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La femme française dans les temps +modernes, by Clarisse Bader + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME FRANÇAISE DANS LES *** + +***** This file should be named 15871-8.txt or 15871-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/5/8/7/15871/ + +Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La femme française dans les temps modernes + +Author: Clarisse Bader + +Release Date: May 20, 2005 [EBook #15871] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME FRANÇAISE DANS LES *** + + + + +Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<p>[Note du transcripteur: Les détails bibliographiques de l'édition +utilisée pour la production de cet "e-Book" ont été reportés à +la fin du document.]</p> +<br><br><br><br> + + +<h1>LA<br> + +FEMME FRANÇAISE<br> + +DANS LES TEMPS MODERNES</h1> + +<h4>PAR</h4> + +<h2>CLARISSE BADER</h2> + +<h3>1883</h3> +<br><br> + + + +<h3>PRÉFACE</h3> + + +<p>J'ai cherché dans mes précédentes études la +place que la femme a occupée dans les sociétés +qui ont laissé leur influence sur notre civilisation. +Je termine aujourd'hui mon travail par +un ouvrage qui a pour objet la condition de la +femme française dans les temps modernes.</p> + +<p>Les quatre premiers chapitres de ce livre disent +ce qu'a été la femme dans la vie domestique, +intellectuelle, sociale et politique de notre +pays, depuis le XVIe siècle jusqu'au XVIIIe inclusivement.</p> + +<p>En pénétrant dans les vieux foyers français je +m'applique surtout à retrouver les principes sur +lesquels repose la famille. Dans cette partie de +mon oeuvre, j'interroge les personnes qui ont +vécu dans ces trois siècles, je recueille leurs +témoignages, ces témoignages que nous livrent +particulièrement les mémoires domestiques, les +correspondances privées, tous les documents +intimes auxquels notre époque attache justement +un si grand prix.</p> + +<p>Pour étudier la part qu'a eue la femme dans +notre vie littéraire et artistique, je ne me suis +arrêtée qu'aux modèles qui représentent vraiment +une influence. Je m'y suis longuement +attardée, comme le voyageur qui, après avoir +rapidement traversé les plaines, s'arrête aux +cimes des montagnes.</p> + +<p>Quant au rôle historique des femmes françaises, +je n'y ai cherché que les éléments de ce +problème très actuel: Dans notre pays, la femme +est-elle apte à la vie politique?</p> + +<p>C'est dans le chapitre suivant, <i>la Femme française +au XIXe siècle</i>, que j'ai essayé de résoudre +ce problème. Dans ce chapitre, le dernier de +l'ouvrage, j'ai successivement abordé les questions +suivantes: <i>L'émancipation politique des +femmes.—Le travail des femmes. Quelles sont +les professions et les fonctions qu'elles peuvent +exercer?—Quelle est la part de la femme dans +les ouvres de l'intelligence, et dans quelle mesure +la femme peut-elle s'adonner aux lettres et +aux arts?—L'éducation des femmes dans ses +rapports avec leur mission.—Conditions +actuelles du mariage. Les droits civils de la +femme peuvent-ils être améliorés?—Mondaines +et demi-mondaines.—Le divorce. Où +se retrouve le type de la femme française.</i></p> + +<p>Ce chapitre, comme l'indique son sous-titre, +rappelle avec <i>les leçons du présent, les exemples +du passé</i>. Ces exemples, je les ai demandés aux +précédentes pages du livre et aussi aux ouvrages +que j'ai déjà écrits sur la condition de la femme +dans les civilisations dont la France est l'héritière. +Le dernier chapitre de mon travail est +donc la conclusion, non seulement de ce livre +même, mais de toutes mes études antérieures +sur la femme.</p> + +<p>Comme j'ai eu particulièrement en vue <i>la condition</i> +de la femme, la partie biographique n'occupe +dans cet ouvrage qu'une place secondaire, +et seulement pour expliquer par un vivant commentaire +ce qui se rapporte à cette <i>condition</i>. La +biographie disparaît même complètement lorsque +j'aborde le XIXe siècle. Je suis du, nombre +de ceux qui croient qu'il est bien difficile de +parler de ses contemporains avec une entière +impartialité. Sans m'interdire quelques allusions +aux femmes qui se sont distinguées à notre époque, +j'ai tenu à n'écrire dans ces pages aucun +nom du XIXe siècle. Ici les personnalités s'effacent, +et les principes seuls apparaissent.</p> + +<p>Il y a vingt ans qu'au sortir de l'adolescence +je commençais l'oeuvre que je termine aujourd'hui. +Ce travail, objet de ma constante sollicitude, +a été interrompu dans ces dernières +années par des épreuves domestiques qui semblaient +m'enlever jusqu'à l'espoir de le reprendre +jamais. C'est avec une profonde tristesse +que je croyais devoir abandonner une oeuvre +qui n'avait été pour moi que la forme d'une +humble mission moralisatrice, et dont les souvenirs +se rattachaient aux radieuses années disparues +pour toujours de mon horizon assombri. +En m'attribuant une part du prix fondé par +une généreuse amie de la France, la célèbre +Mme Botta, l'Académie française m'a accordé un +nouvel et puissant encouragement qui m'a rendue +à mes chères occupations d'autrefois et qui +m'a donné la force de faire plus d'un sacrifice à +l'achèvement de mon oeuvre. J'aurais voulu que +cette conclusion de mes travaux témoignât dignement +de ma reconnaissance; mais pour la +réalisation d'un tel voeu, il ne suffisait pas de +l'effort qui, dans les luttes d'un incessant labeur, +surmonte la peine et brave la fatigue.</p> + +<p>CLARISSE BADER.<br> + +Décembre 1882.</p> +<br><br> + + + +<h2>LA<br> + +FEMME FRANÇAISE<br> + +DANS LES TEMPS MODERNES</h2> +<br><br> +<a name="c1" id="c1"></a> +<h3>CHAPITRE PREMIER</h3> +<br> + +<h3>L'ÉDUCATION DES FEMMES—LA JEUNE FILLE<br> + +LA FIANCÉE</h3> + +<h3>(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)</h3> + +<p>Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la femme.—Le +courant de la vie mondaine et le courant de la vie domestique.—Les +deux éducations.—Érudition des femmes de la Renaissance.—Opinion +de Montaigne à ce sujet.—Les émancipatrices des femmes +au XVIe siècle.—Les sages doctrines éducatrices et leur application.—L'instruction +des femmes au XVIIe siècle.—Les femmes savantes +d'après Mlle de Scudéry et Molière.—Suites funestes de la satire de +Molière.—L'ignorance des femmes jugée par La Bruyère, Fénelon, +Mme de Maintenon, etc.—L'éducation comprimée des jeunes filles.—Réformes +éducatrices: le traité de Fénelon sur <i>l'Éducation des filles</i>; +Mme de Maintenon à Saint-Cyr.—L'instruction professionnelle et +l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.—Caractère de l'ignorance +des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation automatique.—Les +théories éducatrices de Rousseau et de Mme Roland.—Les +anciennes traditions.—Les résultats de l'éducation mondaine et +ceux de l'éducation domestique.—La jeune fille dans la poésie et +dans la vie réelle.—Les tendresses du foyer.—Mme de Rastignac—Le +sévère principe romain de l'autorité paternelle.—Les jeunes +ménagères dans une gentilhommière normande.—La fille pauvre +Mlle de Launay.—Le droit d'aînesse.—Bourdaloue et les vocations +forcées.—Condition civile et légale de la femme.—La communauté +et le régime dotal.—Marche ascendante des dots.—Mariages d'ambition.—La +chasse aux maris.—Les mariages enfantins.—Mariages +d'argent.—Mésalliances.—Mariages secrets.—Les exigences du +rang et leurs victimes; une fille du régent; Mlle de Condé.—Mariages +d'amour; Mlle de Blois.—La corbeille.—Cérémonies et fêtes nuptiales.—Le +mariage chrétien.</p> + + +<p>Dans la famille patriarcale du moyen âge, c'est +surtout la condition domestique de la femme qui +nous apparaît. La châtelaine dans le manoir +féodal, la bourgeoise dans la maison de la cité, la +paysanne dans la chaumière, nous font généralement +revoir ce type, vieux comme le monde: la +femme gardienne du foyer.</p> + +<p>Au XVIe siècle un changement considérable se +produit dans l'existence de la châtelaine. Cette vie, +désormais plus sociale que domestique, devient +d'autant plus brillante qu'elle concentre ses rayons +dans le cercle enchanteur que trace François Ier, +et que l'on nomme la cour de France. Avant ce +roi, Anne de Bretagne avait bien appelé auprès +d'elle les femmes et les jeunes filles de la noblesse, +mais c'était pour les garder à l'ombre d'une austère +tutelle et les former aux moeurs patriarcales +du foyer<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>. Tel ne fut pas, on le sait, le but de +François Ier en attirant les châtelaines à sa cour. +«Une cour sans femmes, avait-il dit, est une année +sans printemps et un printemps sans roses.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>. Anne de Bretagne.</blockquote> + +<p>Sans doute cette apparition des femmes à la +cour de France leur donne, comme nous le verrons +plus tard, une influence souvent heureuse sur les +lettres, sur les arts, et fait éclore la fleur délicate +et brillante de la causerie française. Mais les +moeurs domestiques et l'état social du pays sont +loin de gagner à ce changement. Sur un théâtre +aussi corrompu que séduisant, les femmes perdent +le goût du foyer; elle sacrifient au désir de plaire +leurs devoirs de famille, et jusqu'à leur honneur. +Elles renoncent enfin à ce patronage qu'elles exerçaient +dans leurs terres. La femme de cour, environnée +d'un cercle d'adulateurs, a remplacé la +châtelaine, mère et protectrice de ses paysans. +L'historien et l'économiste s'accordent pour constater +que si la politique qui attira à la cour les familles +dirigeantes, acheva la victoire de la royauté +sur l'esprit féodal, cette même politique prépara +malheureusement aussi la Révolution. Tandis que +la noblesse se corrompt dans la domesticité de la +cour, les paysans, privés des exemples moraux et +de la protection matérielle que leur donnaient +leurs seigneurs, se trouvent ainsi livrés aux sophistes +du XVIIIe siècle, et ils sauront traduire par +des actes d'une sauvage violence les doctrines +antisociales et antireligieuses<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> F. Le Play, <i>La Constitution essentielle de l'humanité</i>; H. +Taine, <i>Les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime.</i></blockquote> + +<p>A partir du XVIe siècle, deux courants vont s'établir +dans les moeurs françaises. D'une part une élégante +corruption envahira le monde de la cour; mais +d'autre part les moeurs patriarcales se conserveront +dans bien des familles nobles ou plébéiennes qui, +soit dans les campagnes, soit encore dans les villes, +n'auront pas subi la contagion immédiate du mal. +A la cour même se retrouveront, aussi bien et plus +encore parmi les femmes que parmi les hommes, de +ces natures fortement trempées à qui le spectacle +du mal donne plus de vigueur encore dans la pratique +du bien.</p> + +<p>L'éducation de la femme se ressentira de cette +double influence. Ici on préparera en elle la gardienne +du foyer, là une femme de la cour. Les +résultats de ces deux éducations ne tarderont pas +à nous apparaître.</p> + +<p>Mais dans les provinces comme à la cour, dans +la bourgeoisie comme dans la noblesse, le mouvement +intellectuel qui produisit la Renaissance +donna une vive impulsion à la culture de l'esprit +chez la femme. Nous aurons à le constater dans +un chapitre spécial réservé à l'influence de la +femme française sur les lettres et sur les arts.</p> + +<p>Chez les femmes de la Renaissance, l'érudition +se joint au talent d'écrire. Et quelle érudition! Les +trois brillantes Marguerite de la cour des Valois +en donnent l'exemple. Elles savent toutes trois le +latin, et les deux premières, le grec. L'hébreu +même n'est pas étranger à la première Marguerite, +soeur de François Ier. La fille d'un Rohan lit la +Bible dans le texte hébraïque. Des femmes traduisent +les anciens; d'autres écrivent elles-mêmes +en latin, en grec; elles abordent jusqu'aux vers +latins. Marie Stuart, dauphine de France, compose +un discours latin dont nous aurons à parler. +Catherine de Clermont, duchesse de Retz, initiée +aux mathématiques, à la philosophie, à l'histoire, +possède à un si haut degré la connaissance du +latin, que la reine Catherine de Médicis la charge +de répondre au discours que lui adressent en cette +langue les ambassadeurs polonais qui, en 1573, +viennent annoncer au duc d'Anjou son élection au +trône de Pologne. La harangue de la duchesse +fut élevée au-dessus des discours que le chancelier +de Birague et le comte de Cheverny firent +aux ambassadeurs au nom de Charles IX et du +nouveau roi de Pologne<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> L'épitaphe du tombeau de la duchesse mentionna le souvenir +de ce discours. Cette inscription se trouve maintenant au musée +historique de Versailles. Guilhermy, <i>Inscriptions de la France, +du Ve siècle au XVIIIe</i>, t. I. Paris,1873, CCCXI.</blockquote> + +<p>Presque toutes ces femmes sont poètes en même +temps qu'érudites. Quelques-unes sont musiciennes +et s'accompagnent du luth pour chanter leurs +vers. Beaucoup sont louées pour avoir allié au +talent, à la science, les sollicitudes domestiques, les +devoirs de la mère<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>. Nous les retrouverons en étudiant +la part qu'eut la femme dans le mouvement +intellectuel de notre pays.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> L. Feugère, <i>les Femmes poètes au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Les filles du peuple ne restent pas étrangères à +l'érudition, témoin la maison de Robert Estienne +où l'obligation de ne parler qu'en latin était imposée +aux servantes mêmes<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Baillet, <i>Jugement des Savants</i>. 1722. T. VI. Enfants célèbres +par leurs études.</blockquote> + +<p>Le besoin du savoir était universel pendant la +Renaissance, époque de recherches curieuses et +qui fut certes moins littéraire qu'érudite et artistique. +Les femmes ne firent donc que participer à +l'entraînement général, et ce ne fut pas sans excès. +Elles ne surent pas toujours se défendre de la pédanterie, +s'il faut en croire Montaigne. Le philosophe +sceptique raille agréablement les femmes +savantes d'alors qui faisaient parade d'une instruction +superficielle: «La doctrine qui ne leur a peu +arriver en l'ame, leur est demeurée en la langue,» +dit-il avec son inimitable accent de malicieuse +naïveté.</p> + +<p>Si les femmes veulent s'instruire, Montaigne +leur abandonne impertinemment la poésie, «art +folastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, +tout en montre, comme elles.» Mais dans +cette page badine, il y a déjà le grand principe de +l'instruction des femmes: Montaigne leur permet +d'étudier tout ce qui peut avoir dans leur vie une +utilité pratique, l'histoire, la philosophie même<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, l. III, ch. iii.</blockquote> + +<p>Cette valeur pratique de l'instruction, Montaigne +l'avait déjà formulée dans un précédent chapitre +des <i>Essais</i>, mais, à vrai dire, il ne croyait +guère que la femme fût capable de trouver dans +l'étude ce bienfait moral. Après avoir cité ce vers +grec: «A quoy faire la science, si l'entendement +n'y est?» et cet autre vers latin: «On nous instruit, +non pour la conduite de la vie, mais pour +l'école,» Montaigne écrit: «Or il ne fault pas +attacher le sçavoir à l'ame, il l'y fault incorporer; +il ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre; +et s'il ne la change, et meliore son estat imparfaict, +certainement il vault beaucoup mieulx le laisser +là: c'est un dangereux glaive, et qui empesche et +offense son maistre, s'il est en main foible, et qui +n'en sçache l'usage...</p> + +<p>«A l'adventure est ce la cause que et nous et la +théologie ne requérons pas beaucoup de science +aux femmes, et que François, duc de Bretaigne, +fils de Jean V, comme on luy parla de son mariage +avec Isabeau, fille d'Escosse, et qu'on luy +adjousta qu'elle avoit esté nourrie simplement et +sans aulcune instruction de lettres, respondit, +«qu'il l'en aymoit mieulx, et qu'une femme estoit +assez sçavante quand elle sçavoit mettre différence +entre la chemise et le pourpoinct de son mary<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, l. I, ch. XXIV. Molière n'oubliera pas ce +dernier trait.</blockquote> + +<p>L'utilité de l'instruction était néanmoins un argument +que ne pouvaient négliger les femmes qui +dès lors défendaient les droits intellectuels de leur +sexe et qui comptaient dans leurs rangs la jeune +et belle dauphine de France, Marie Stuart, prononçant +en plein Louvre, devant la cour assemblée, +cette harangue latine dont j'ai parlé plus +haut, et qu'elle avait composée elle-même; +«soubtenant et deffendant, contre l'opinion commune, +dit Brantôme, qu'il estoit bien séant aux +femmes de sçavoir les lettres et arts libéraux<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.» +Nous ne savons à quel point de vue se plaça ici la +jeune dauphine, si elle faisait de l'instruction une +simple parure pour l'esprit de la femme ou une +force pour son caractère. Mais je pense que la +grâce toute féminine qui distinguait Marie Stuart +la préserva des doctrines émancipatrices qui, à +cette époque déjà, égaraient quelque peu les cerveaux +féminins. Ne vit-on pas alors Marie de Romieu, +répondant à une satire de son frère contre +les femmes, défendre leur mérite avec un zèle +plus ardent que réfléchi, et déclarer que la femme +l'emporte sur l'homme non seulement par les qualités +du coeur, mais encore par les dons intellectuels, +par le maniement des affaires, et même... +par le courage guerrier<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>! Le comte Joseph de +Maistre, qui eut le tort d'exagérer la thèse opposée, +devait, deux siècles plus tard, répondre sans +le savoir à la prétention la plus exorbitante d'une +femme dont le nom et les écrits ne lui étaient sans +doute pas connus: «Si une belle dame m'avait demandé, +il y a vingt ans: «Ne croyez-vous pas, +monsieur, qu'une dame pourrait être un grand +général comme un homme?» je n'aurais pas +manqué de lui répondre: «Sans doute, madame. +Si vous commandiez une armée, l'ennemi se jetterait +à vos genoux comme j'y suis moi-même; personne +n'oserait tirer, et vous entreriez dans la +capitale ennemie avec des violons et des tambourins... +Voilà comment on parle aux femmes, en +vers et même en prose. Mais celle qui prend cela +pour argent comptant est bien sotte<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>. Marie Stuart.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> L. Feugère, <i>les Femmes poètes au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Comte J. de Maistre, <i>Lettres et Opuscules inédits</i>. A Mlle Constance +de Maistre. Saint-Pétersbourg, 1808.</blockquote> + +<p>Mlle de Gournay, elle, devait se contenter de +proclamer l'égalité des sexes. Elle fit bien certaines +petites restrictions pour les aptitudes guerrières; +mais pour la science de l'administration, elle se +garda bien d'admettre que la femme fût quelque +peu inférieure à l'homme<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> L. Feugère, <i>Mlle de Gournay</i> (à la suite des <i>Femmes poètes au +XVIe siècle</i>).</blockquote> + +<p>La cause de l'instruction des femmes fut mieux +plaidée par Louise Labé, la Belle Cordière. Montaigne +avait permis que la femme, si elle le pouvait, +s'instruisît de ce qui lui serait utile;—Louise Labé +nous donne l'une des meilleures applications de ce +précepte, en disant que la femme doit s'instruire +pour être la digne compagne de l'homme<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>: la digne +compagne de l'homme, oui, sans doute; mais +aussi la mère éducatrice, selon la pensée d'un auteur +qui appartient au XVe et au XVIe siècles. Jean +Bouchet, alors qu'il défend Gabrielle de Bourbon, +femme de Louis de la Tremouille, contre ceux +qui reprochent à la noble dame d'avoir écrit. +«Aucuns trouvoyent estrange que ceste dame +emploiast son esprit à composer livres, disant que +ce n'estoit l'estat d'une femme, mais ce legier jugement +procède d'ignorance, car en parlant de telles +matières on doit distinguer des femmes, et +sçavoir de quelles maisons sont venues, si elles +sont riches ou pauvres. Je suis bien d'opinion que +les femmes de bas estat, et qui sont chargées et +contrainctes vacquer aux choses familières et domesticques, +pour l'entretiennement de leur famille, +ne doyvent vacquer aux lectres, parce que c'est +chose repugnant à rusticité; mais les roynes; princesses +et aultres dames qui ne se doyvent, pour la +reverence de leurs estatz, applicquer à mesnager +comme les mecaniques, et qui ont serviteurs et +servantes pour le faire, doyvent trop mieulx appliquer +leurs espritz et emploier le temps à vacquer +aux bonnes et honnestes lectres concernans choses +moralles ou historialles, qui induisent à vertuz +et bonnes meurs, que à oysiveté mère de tous +vices, ou à dances, conviz, banquetz, et aultres +passe-temps scandaleux et lascivieux; mais se +doivent garder d'appliquer leurs espritz aux curieuses +questions de théologie, concernans les +choses secretes de la Divinité, dont le sçavoir appartient +seulement aux prelatz, recteurs et docteurs.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> <i>Id.</i>, même ouvrage.</blockquote> + +<p>«Et si à ceste consideracion est convenable aux +femmes estre lectrées en lectres vulgaires, est encores +plus requis pour un aultre bien, qui en +peult proceder: ce que les enfans nourriz avec +telles meres sont voluntiers plus eloquens, mieulx +parlans, plus saiges et mieulx disans que les nourriz +avec les rusticques, parce qu'ilz retiennent +tousjours les condicions de leurs meres ou nourrices. +Cornelie, mere de Grachus, ayda fort, par +son continuel usaige de bien parler, à l'eloquence +de ses enfans. Cicero a escript qu'il avait leu ses +epistres, et les estime fort pour ouvrage féminin. +La fille de Lelius, qui avait retenu la paternelle +éloquence, rendit ses enfans et nepveux disers<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> Jean Bouchet, <i>le Panegyrie du chevallier sans reproche</i>, +ch. XX.</blockquote> + +<p>En définissant le rôle de l'instruction dans les +devoirs maternels, Jean Bouchet n'a pas oublié +de démontrer que l'étude prémunit aussi la femme +contre les plaisirs du monde et les passions mauvaises. +Le cynique Rabelais a lui-même compris +que les coupables amours ne pouvaient trouver +place dans une âme sérieusement occupée; et par +une charmante allégorie, il a montré Cupidon n'osant +s'attaquer au groupe des muses antiques, et +s'arrêtant surpris, ravi, désarmé, et en quelque +sorte captif lui-même devant leurs graves et +doux accents. L'amour profane ne pouvant les séduire, +est devenu, sous leur influence, l'amour immatériel.</p> + +<p>En joignant les réflexions de Jean Bouchet et +de Rabelais à celles de la Belle Cordière, on ne +saurait mieux définir le rôle de l'instruction chez +la femme, le vide que remplit cette instruction et +la force qu'elle donne pour mieux s'acquitter des +devoirs de l'épouse et de la mère. C'étaient de +tels principes qui, en dépit même de certaines +exagérations, rendaient si solide l'instruction que +possédaient au XVIe siècle des femmes de tout rang. +Dans une famille bourgeoise habitant le midi, +Jeanne du Laurens reçoit la sage culture intellectuelle +qui lui permettra de rédiger avec un si +exquis bon sens, un jugement si sûr, si droit, ce +<i>Livre de raison</i>, récemment publié pour l'honneur +de sa famille et l'édification de notre temps<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Manuscrit publié par M. Charles de Ribbe, dans l'ouvrage +intitulé: <i>Une Famille au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Mais, selon le témoignage de Henri IV, «l'ignorance +prenait cours dans son royaume par la +longueur des guerres civiles.» A cette éblouissante +période de la Renaissance succèdent des +jours sombres où les tempêtes menacent d'éteindre +le flambeau de la vie intellectuelle. Sans +doute cette vie renaîtra plus florissante que jamais +au XVIIe siècle; mais les femmes du monde, déshabituées +de l'étude, se livreront alors pour la +plupart à la frivolité des goûts mondains. Les +femmes instruites deviennent des exceptions brillantes +qui se produisent néanmoins dans divers +rangs de la société.</p> + +<p>De grandes dames comme Mme de la Fayette, +Mme de Sévigné, Marie-Eléonore de Rohan, abbesse +de la Sainte-Trinité, à Caen, plus tard abbesse de +Malnoue<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>, et, dans une sphère moins haute, +Mme des Houlières, Mlle Dupré, ont étudié le +latin. Cette dernière apprend même le grec<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> Huet, <i>Mémoires</i>, livre III.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> M. l'abbé Fabre, <i>De la correspondance de Fléchier avec +Mme Des Houlières et sa fille</i>; <i>la Jeunesse de Fléchier</i>.</blockquote> + +<p>La duchesse d'Aiguillon, élevée dans le Bocage +vendéen, reçoit comme sa grand'mère de Richelieu, +une instruction solide. Elle est même initiée +aux lettres grecques et latines <a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. Huet, le savant +évêque d'Avranches, surprend un jour entra les +mains de Marie-Élisabeth de Rochechouart un +livre que celle-ci lui cache: c'est le texte grec de +quelques opuscules de Platon, et elle achève avec +lui la lecture du Crilon. Instruite et modeste +comme cette jeune fille, sa tante, Gabrielle de +Rochechouart, abbesse de Fontevrault, traduit le +Banquet et fait refondre sa traduction par Racine <a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>. +Dans ce même XVIIe siècle on admirera la science +philologique d'Anne Lefèvre, la célèbre Mme Dacier.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> Bonneau-Avenant, la Duchesse d'Aiguillon.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> Huet, Mémoires, livre VI; Oeuvres de Racine, édition Petitot, +1825. T. IV. Le Banquet de Platon, et la lettre que Racine écrit +à Boileau sur ce travail. Cette lettre est reproduite dans les Oeuvres +de Boileau, édition Berriat-Saint-Prix, 1837.</blockquote> + +<p>Ainsi qu'au XVIe siècle, nulle étude, quelque +aride qu'elle soit, ne rebute quelques femmes. A +la connaissance des langues, Mme de la Sablière +joint l'étude de la philosophie, de la physique, de +l'astronomie, des mathématiques. Les grandes +dames raisonnent sur le cartésianisme. Mme de +Grignan, qui se reconnaît fille de Descartes, écrit +une lettre sur la doctrine du pur amour, professée +par Fénelon. C'était là s'aventurer sur le terrain +théologique dont Fénelon, et avant lui, Jean Bouchet, +avaient prudemment éloigné la femme. L'auteur +de l'<i>Éducation des filles</i> se défiait avec raison de +l'influence féminine dans les questions que doit +seule trancher l'Église. Heureux le doux et saint +pontife s'il n'eût pas été lui-même entraîné par une +femme vers la doctrine contre laquelle s'éleva +l'esprit philosophique de Mme de Grignan!</p> + +<p>Comme au XVIe siècle, l'amour de la science, +quelque circonscrit qu'il fût chez les femmes, devenait +un excès. Si quelques femmes continuaient +d'unir à une forte instruction leurs sollicitudes +domestiques, il sembla que d'autres les aient sacrifiées +à la curiosité et à la vanité du savoir. +L'affectation du bel esprit, la préciosité du langage<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a> +ajoutaient encore à l'antipathie qu'inspiraient ces +femmes. Leurs ridicules furent flagellés par une +femme, une femme qui avait d'autant plus le droit +d'être écoutée que, très instruite, elle n'était point +pédante: c'était Mlle de Scudéry. Elle opposa la +femme savante à la femme instruite, l'une affectant +avec prétention une science qu'elle n'a pas, l'autre +cachant avec modestie l'instruction qu'elle possède; +la première montrant chez elle «plus de livres qu'elle +n'en avoit lu,» la seconde en laissant voir moins +«qu'elle n'en lisoit<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>;» celle-ci employant d'un air +sentencieux de grands mots pour de petites choses, +celle-là disant simplement les grandes choses; la +pédante interrogeant publiquement sur une question +de grammaire, sur un vers d'Hésiode, la femme +instruite qui a le bon goût de se déclarer incompétente. +Mais notons surtout ce contraste: la femme +studieuse et modeste surveillant toute sa maison +avec sollicitude, tandis que sa maladroite imitatrice +dédaigne le soin du ménage. Devant cette femme +oublieuse de ses devoirs, impérieuse, suffisante, +contente d'elle et tranchant de tout, faisant rejaillir +ses ridicules sur les femmes réellement instruites, +Mlle de Scudéry sent déjà bouillonner l'impatience +que traduira si bien l'auteur des <i>Femmes +savantes</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> Sur le rôle des <i>Précieuses</i>, voir plus loin, ch. III.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> V. Cousin, <i>la Société française au XVIIe siècle</i>, d'après le +Grand Cyrus de Mlle de Scudéry.</blockquote> + +<p>Au milieu de ces femmes qui cherchent à pénétrer +les secrets de la nature, se livrent à des dissertations +philologiques, ou pérorent sur les mérites +du platonisme, du stoïcisme, de l'épicuréisme, +du cartésianisme, tandis qu'elles ignorent la science +la plus utile, celle du devoir modestement accompli, +je comprends la mauvaise humeur du maître +de maison; et si, dans sa colère, il dépasse la +mesure en confondant la femme instruite avec la +pédante, je l'excuse quand il s'écrie:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Le moindre solécisme en parlant vous irrite;</p> +<p>Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.</p> +<p>Vos livres éternels ne me contentent pas;</p> +<p>Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,</p> +<p>Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,</p> +<p>Et laisser la science aux docteurs de la ville;</p> +<p>M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans,</p> +<p>Cette longue lunette à faire peur aux gens,</p> +<p>Et cent brimborions dont l'aspect importune;</p> +<p>Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,</p> +<p>Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous,</p> +<p>Ou nous voyons aller tout sens dessus dessous.</p> +<p>Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,</p> +<p>Qu'une femme étudie et sache tant de choses.</p> +<p>Former aux bonnes moeurs l'esprit de ses enfants,</p> +<p>Faire aller son ménage, avoir l'oeil sur ses gens,</p> +<p>Et régler la dépense avec économie,</p> +<p>Doit être son étude et sa philosophie.</p> +<p>Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,</p> +<p>Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,</p> +<p>Quand la capacité de son esprit se hausse</p> +<p>A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.</p> +<p>Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien;</p> +<p>Leurs ménages étaient tout leur docte entretien;</p> +<p>Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,</p> +<p>Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.</p> +<p>Les femmes d'à présent sont bien loin de ces moeurs:</p> +<p>Elles veulent écrire et devenir auteurs.</p> +<p>Nulle science n'est pour elles trop profonde,</p> +<p>Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde:</p> +<p>Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir,</p> +<p>Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.</p> +<p>On y sait comme vont lune, étoile polaire,</p> +<p>Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire;</p> +<p>Et dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,</p> +<p>On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin.</p> +<p>Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,</p> +<p>Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.</p> +<p>Raisonner est l'emploi de toute ma maison.</p> +<p>Et le raisonnement en bannit la raison...!</p> +<p>L'un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire;</p> +<p>L'autre rêve à des vers, quand je demande à boire:</p> +<p>Enfin je vois par eux votre exemple suivi.</p> +<p>Et j'ai des serviteurs et ne suis pas servi.</p> +<p>Une pauvre servante au moins m'était restée,</p> +<p>Qui de ce mauvais air n'était point infectée;</p> +<p>Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,</p> +<p>A cause qu'elle manque à parler Vaugelas<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> Molière, <i>les Femmes savantes</i>, acte II, scène VII.</blockquote> + +<p>Dira-t-on que ce dernier trait sent la charge? +Non. Rien de plus exact que ce détail de moeurs. +Rappelons-nous qu'au XVIe siècle, les servantes +mêmes de Robert Estienne étaient obligées de parler +latin<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>, et reconnaissons la justesse des plaintes +de Chrysale lorsqu'il nous dit:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas,</p> +<p>Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas?</p> +<p>J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes</p> +<p>Elle accommode mal les noms avec les verbes,</p> +<p>Et redise cent fois un bas ou méchant mot.</p> +<p>Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.</p> +<p>Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.</p> +<p>Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,</p> +<p>Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,</p> +<p>En cuisine peut-être auraient été des sots<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> Voir plus haut, page 6.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Molière, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Tout, dans cette oeuvre admirable, est une exacte +peinture d'un certain coin de la société pendant la +première moitié du XVIIe siècle. Les Philaminte, les +Bélise, les Armande n'étaient pas plus rares alors +qu'au XVIe siècle. Après avoir vu ce que Marie de +Romieu écrivait pendant la Renaissance pour défendre +les droits de la femme, trouverons-nous +exagérée la scène dans laquelle les femmes savantes +exposent le plan de leur académie?</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>...Nous voulons montrer à de certains esprits,</p> +<p>Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris,</p> +<p>Que de science aussi les femmes sont meublées;</p> +<p>Qu'on peut faire, comme eux, de doctes assemblées,</p> +<p>Conduites en cela par des ordres meilleurs.</p> +<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> +<p>Nous approfondirons, ainsi que la physique,</p> +<p>Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.</p> +<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p> +<p>Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages;</p> +<p>Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis:</p> +<p>Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> <i>Les Femmes savantes</i>, acte III, scène II.</blockquote> + +<p>Mais le succès de Molière dépassa le but que le +grand comique avait poursuivi. Le ridicule qu'il +jetait sur les femmes savantes allait faire perdre +aux femmes jusqu'à cette modeste instruction qu'il +leur permettait, alors qu'il faisait exprimer par +Clitandre sa véritable pensée:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>...Les femmes docteurs ne sont pas de mon goût.</p> +<p>Je consens qu'une femme ait des clartés de tout:</p> +<p>Mais je ne lui veux point la passion choquante</p> +<p>De se rendre savante afin d'être savante;</p> +<p>Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait,</p> +<p>Elle sache ignorer les choses qu'elle sait:</p> +<p>De son étude enfin je veux qu'elle se cache;</p> +<p>Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,</p> +<p>Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,</p> +<p>Et clouer de l'esprit à ses moindres propos<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> <i>Les Femmes savantes</i>, acte I, scène III.</blockquote> + +<p>On ne saurait mieux dire. C'était ainsi que, plusieurs +années auparavant, Mlle de Scudéry en avait +jugé<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a>, et telle sera toujours l'opinion des esprits +judicieux. Tout dans la femme doit être voilé, +l'instruction comme la beauté. Et c'est avec une +délicatesse infinie que Fénelon a pu dire des jeunes +filles: «Apprenez-leur qu'il doit y avoir, pour leur +sexe, une pudeur sur la science presque aussi délicate +que celle qui inspire l'horreur du vice<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> Cousin, <i>La Société française au XVIIe siècle, d'après le +Grand Cyrus de Mlle de Scudéry</i>; M. l'abbé Fabre, <i>la Jeunesse +de Fléchier</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Fénelon, <i>De l'éducation des filles</i>, ch. VII. La Rochefoucauld +a, lui aussi, trouvé en cette rencontre la note juste. «Une femme, +dit-il, peut aimer les sciences; mais toutes les sciences ne lui conviennent +pas, et l'entêtement de certaines sciences ne lui convient +jamais, et est toujours faux» <i>Maximes diverses</i>, VI.</blockquote> + +<p>Mais le ridicule que Molière jetait sur les femmes +savantes l'emporta sur les réserves qu'il avait +faites. L'éclat de rire qui accueillit sa pièce fut général, +et Boileau en prolongea l'écho en y ajoutant +sa note railleuse<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>. L'instruction fut condamnée +avec le pédantisme, et l'ignorance triompha du +tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> Boileau, <i>Satires</i>, X.</blockquote> + +<p>«Les femmes sous Louis XIV, dit Thomas, +furent presque réduites à se cacher pour s'instruire, +et à rougir de leurs connaissances, comme +dans des siècles grossiers, elles eussent rougi d'une +intrigue. Quelques-unes cependant osèrent se dérober +à l'ignorance dont on leur faisait un devoir; +mais la plupart cachèrent cette hardiesse sous le +secret: ou si on les soupçonna, elles prirent si +bien leurs mesures, qu'on ne put les convaincre; +elles n'avaient que l'amitié pour confidente ou pour +complice. On voit par là même que ce genre de +mérite ou de défaut ne dut pas être fort commun +sous Louis XIV<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> Thomas, <i>Essai sur le caractère, les moeurs, l'esprit des femmes</i>. 1772.</blockquote> + +<p>Avec sa finesse malicieuse, La Bruyère constata +que les défauts des femmes ne s'accordaient que +trop ici avec les préjugés des hommes. «Pourquoi, +dit-il, s'en prendre aux hommes de ce que les +femmes ne sont pas savantes? Par quelles lois, par +quels édits, par quels rescrits, leur a-t-on défendu +d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu'elles +ont lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation, +ou par leurs ouvrages? Ne se sont-elles pas +au contraire établies elles-mêmes dans cet usage de +ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, +ou par la paresse de leur esprit, ou par le +soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté +qui les empêche de suivre une longue étude, ou +par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour +les ouvrages de la main, ou par les distractions +que donnent les détails d'un domestique, ou par un +éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, +ou par une curiosité toute différente de +celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre +goût que celui d'exercer leur mémoire? Mais, à +quelque cause que les hommes puissent devoir +cette ignorance des femmes, ils sont heureux que +les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant +d'endroits, aient sur eux cet avantage de moins.</p> + +<p>«On regarde une femme savante comme on fait +une belle arme: elle est ciselée artistement, d'une +polissure admirable, et d'un travail fort recherché; +c'est une pièce de cabinet que l'on montre aux curieux, +qui n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la +guerre ni à la chasse, non plus qu'un cheval de +manège, quoique le mieux instruit du monde.</p> + +<p>«Si la science et la sagesse se trouvent unies en +un même sujet, je ne m'informe plus du sexe, j'admire; +et, si vous me dites qu'une femme sage ne +songe guère à être savante, ou qu'une femme savante +n'est guère sage, vous avez déjà oublié ce +que vous venez de dire, que les femmes ne sont +détournées des sciences que par certains défauts: +concluez donc vous-mêmes que moins elles auraient +de ces défauts, plus elles seraient sages; et +qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre +à devenir savante, ou qu'une femme savante, +n'étant telle que parce qu'elle aurait pu vaincre +beaucoup de défauts, n'en est que plus sage<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> La Bruyère, <i>Caractères</i>, ch. III, Des Femmes.</blockquote> + +<p>Nous savons, en effet, que les femmes du monde +se tenaient volontiers alors éloignées de l'instruction +la plus élémentaire. Avant que Molière se fût +moqué des pédantes, Mlle de Scudéry constatait, +comme Fénelon devait le faire après le succès des +<i>Femmes savantes</i>, que le danger de la science n'était +pas aussi pressant ni aussi général chez la femme +que le péril de l'ignorance: «Encore que je sois +ennemie déclarée de toutes les femmes qui font les +savantes, je ne laisse pas de trouver l'autre extrémité +fort condamnable, et d'être souvent épouvantée +de voir tant de femmes de qualité avec une +ignorance si grossière que, selon moi, elles déshonorent +notre sexe<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> <i>Le Grand Cyrus</i>, cité par M. Cousin, <i>La Société française au +XVIIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>«Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement», +dira Fénelon. «Il est honteux, mais ordinaire, +de voir des femmes qui ont de l'esprit et de +la politesse ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles +lisent... Elles manquent encore plus grossièrement +pour l'orthographe, ou pour la manière de former ou +de lier les lettres en écrivant: au moins accoutumez-les +à faire leurs lignes droites, à rendre leurs +caractères nets et lisibles<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a> Fénelon, <i>De l'éducation des filles</i>, ch. XII.</blockquote> + +<p>Mlle de Scudéry avait aussi parlé des fautes d'orthographe +grossières que commettaient des femmes +aussi inhabiles à bien écrire qu'habiles à bien parler. +Elles embrouillent à un tel point les caractères +dont elles se servent, qu'une femme reporte à une +autre toutes les lettres que celle-ci lui a écrites de +la campagne, et la prie de les lui déchiffrer elle-même<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>. +Mais ce manque d'orthographe et ce griffonnage +ne se remarquaient-ils pas jusque dans les +lettres d'une spirituelle épistolière comme Mme de +Coulanges<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup>34</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33"> (retour) </a> <i>Le Grand Cyrus</i>, cité par M. Cousin, <i>La Société française au +XVIIe siècle.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34"> (retour) </a> Lettre de Coulanges à Mme de Sévigné, 27 août 1694.</blockquote> + +<p>Montaigne remarquait de son temps que tout, +dans l'éducation des filles, ne tendait qu'à éveiller +l'amour<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup>35</sup></a>. La même observation est faite par Mlle de +Scudéry qui se plaint que le désir de plaire soit la +seule faculté que l'on cultive chez la femme: «Sérieusement,... +y a-t-il rien de plus bizarre que de +voir comment on agit pour l'ordinaire en l'éducation +des femmes? On ne veut pas qu'elles soient +coquettes ni galantes, et on leur permet pourtant +d'apprendre soigneusement tout ce qui est propre +à la galanterie, sans leur permettre de savoir rien +qui puisse fortifier leur vertu ni occuper leur esprit. +En effet, toutes ces grandes réprimandes qu'on leur +fait dans leur première jeunesse... de ne s'habiller +point d'assez bon air, et de n'étudier pas assez les +leçons que leurs maîtres à danser et à chanter leur +donnent, ne prouvent-elles pas ce que je dis? Et ce +qu'il y a de rare est qu'une femme qui ne peut +danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa +vie, en emploie dix ou douze à apprendre continuellement +ce qu'elle ne doit faire que cinq ou six; +et à cette même personne qui est obligée d'avoir +du jugement jusque à la mort et de parler jusques +à son dernier soupir, on ne lui apprend rien du +tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, +ni la faire agir avec plus de conduite; et vu la manière +dont il y a des dames qui passent leur vie, +on diroit qu'on leur a défendu d'avoir de la raison +et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que +pour dormir, pour être grasses, pour être belles, +pour ne rien faire, et pour ne dire que des sottises; +et je suis assurée qu'il n'y a personne dans la compagnie +qui n'en connoisse quelqu'une à qui ce +que je dis convient. En mon particulier,... j'en sais +une qui dort plus de douze heures tous les jours, +qui en emploie trois ou quatre à s'habiller, ou pour, +mieux dire à ne s'habiller point, car plus de la +moitié de ce temps-là se passe à ne rien faire ou à +défaire ce qui avoit déjà été fait. Ensuite elle en +emploie encore bien deux ou trois à faire divers +repas, et tout le reste à recevoir des gens à qui elle +ne sait que dire, ou à aller chez d'autres qui ne +savent de quoi l'entretenir; jugez après cela si la +vie de cette personne n'est pas bien employée!...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, liv. III, ch. V.</blockquote> + +<p>«Je suis persuadée... que la raison de ce peu de +temps qu'ont toutes les femmes, est sans doute que +rien n'occupe davantage qu'une longue oisiveté<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup>36</sup></a>...» +Combien juste et profonde est cette dernière remarque!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36"> (retour) </a> <i>Le Grand Cyrus</i>, cité par M. Cousin, <i>La Société française au +XVIIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>La satire de Molière ne rendra que plus générales +ces nonchalantes habitudes, et la vie inoccupée des +femmes produira avec la paresse, la frivolité, le +goût exagéré du luxe et des plaisirs mondains: +pente fatale qui mène promptement à l'abîme! Ou +bien le désoeuvrement amollira à un tel degré les +femmes et les jeunes filles que, suivant le témoignage +de Mme de Maintenon, elles ne seront plus +capables d'aucun effort, même pour parler, même +pour s'amuser; et que, inertes, apathiques, elles ne +sauront plus que manger, dormir<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup>37</sup></a>! Entre cette vie +et celle de la brute, je ne vois aucune différence; +et, s'il en est une, elle est tout entière à l'avantage +de l'animal qui, du moins, se remue pour chercher +sa pâture.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, éd. du M. Lavallée, +145. Entretien avec les dames de Saint-Louis, 28 juin 1702.</blockquote> + +<p>Il était temps de remédier à l'anémie morale +que nous révèle Mme de Maintenon. Ce fut pour +combattre ce mal que Fénelon écrivit son admirable +traité de l'<i>Éducation des filles</i>, et que Mme de +Maintenon appliqua les théories du saint prélat +dans l'Institut de Saint-Louis, à Saint-Cyr, qu'elle +avait fondé pour les jeunes filles de la noblesse +pauvre<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup>38</sup></a>. Ces théories étaient elles-mêmes le +résultat de l'expérience que Fénelon avait acquise +en dirigeant le couvent des Nouvelles catholiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38"> (retour) </a> Le traité de <i>l'Éducation des filles</i> parut en 1687, deux ans +après la fondation de Saint-Cyr, mais Mme de Maintenon consulta +Fénelon sur l'oeuvre qu'elle créait. Elle collabora avec lui et avec +l'évêque de Chartres pour le traité intitulé: <i>l'Esprit de l'Institut +des filles de Saint-Louis</i>. Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, +52.</blockquote> + +<p>De la pédanterie de quelques femmes, disait +l'abbé Fleury, «on a conclu, comme d'une expérience +assurée, que les femmes n'étaient point +capables d'étudier, comme si leurs âmes étaient +d'une autre espèce que celles des hommes, comme +si elles n'avaient pas, aussi bien que nous, une +raison à conduire, une volonté à régler, des passions +à combattre, une santé à conserver, des +biens à gouverner ou s'il leur était plus facile qu'à +nous de satisfaire à tous ces devoirs sans rien +apprendre<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup>39</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39"> (retour) </a> Fleury, <i>Traité du choix et de la méthode des études</i>, XXXVIII. +Études des femmes.</blockquote> + +<p>S'instruire pour mieux remplir ses devoirs, +pour former son jugement, pour occuper sa vie, +c'est là, en effet, le modèle de l'éducation au XVIe +et au XVIIe siècles, modèle qui ne fut pas suivi par +la généralité des familles, mais qui subsistait toujours. +Mlle de Scudéry avait ainsi défini le rôle de +l'instruction chez la femme. Telle fut aussi la pensée +qui inspira Fénelon et Mme de Maintenon. Mais +tous deux comprirent que pour que leurs réformes +fussent durables, il fallait préparer dans les jeunes +filles des mères éducatrices qui les perpétueraient. +Pour former ces mères, leur plan ne devait pas se +borner à l'instruction des femmes, mais il devait +embrasser la grande et forte éducation qui ne sépare +pas l'enseignement intellectuel de l'enseignement +moral.</p> + +<p>Ces mères éducatrices étaient rares. L'éducation, +si négligée dans bien des familles mondaines, +était en même temps comprimée. Et il faut dire +que ce système de compression dominait aussi, +dès le XVIe siècle, dans les familles les plus austères. +Le principe romain qui régnait alors dans +le droit, passait dans les moeurs, et ce n'était pas à +tort que Fénélon souhaitait pour la jeune fille une +plus douce atmosphère de tendresse. La mère de +Mme de Maintenon n'avait embrassé que deux fois +sa fille! Par contre, ces mères si avares de baisers +étaient prodigues de soufflets, témoin, au XVIe siècle, +cette femme d'ailleurs si digne et si respectable, +Mme du Laurens: «Quant à nous autres +filles qui estions jeunes, ma mère nous menoit +tous-jours devant elle, soit à l'église, soit ailleurs, +prenant garde à nos actions. Que si nous regardions +çà et là, comme font ordinairement les enfans, +elle nous souffletoit devant tous pour nous +faire plus de honte...»<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup>40</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40"> (retour) </a> Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe +<i>Une famille au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Fénelon et Mme de Maintenon étaient témoins +de ce que, sous la surveillance d'une mère grondeuse, +la vie domestique pouvait avoir d'ennuis +pour la jeune personne. «Quelle est, dit Mme de +Maintenon, la fille qui ne travaille pas depuis le +matin jusqu'au soir dans la chambre de sa mère, +et n'en fait pas son plaisir? Elle n'y trouve, le plus +souvent, que de la mauvaise humeur à essuyer, +beaucoup de désagréments, quelquefois même de +mauvais traitements, et personne ne s'avise de la +plaindre et de lui procurer des délassements. La +plupart travaillent assidûment toute la semaine, +et ne se promènent que les fêtes et dimanches.<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup>41</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, 145.</blockquote> + +<p>Il était des mères qui, très mondaines pour leur +compte, et très sévères pour celui de leurs filles, ne +les emmenaient à la cour que dans une attitude +d'esclavage. «Mme la princesse d'Elbeuf, dit Mme de +Maintenon, joue toute la journée avec Mme la duchesse +de Bourgogne; sa fille est assise à son côté +sans dire un seul mot; les jours ouvriers elle +travaille, et les dimanches et fêtes, elle est les bras +croisés à regarder jouer, et à s'intéresser au jeu de +sa mère, et quelquefois, lasse et ennuyée de regarder, +elle ferme les yeux. Mme Colbert, que la +reine aimait beaucoup, et à qui elle faisait l'honneur +de jouer avec elle, avait sa fille debout près +d'elle qui passait sa vie sans parler<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup>42</sup></a>.» Ces mères +n'eussent pas permis à leurs filles de prendre la +parole sans avoir été interrogées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"></a><b>Note 42:</b><a href="#footnotetag42"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>ouvrage cité</i>, 187. Instruction à la classe +verte, 1705.</blockquote> + +<p>Les mères laissaient-elles leurs filles chez elles, +la vie de celles-ci n'était pas mieux dirigée. Une +femme de chambre de la mère devenait la gouvernante +de la fille: «Ce sont ordinairement des +paysannes, ou tout au plus de petites bourgeoises +qui ne savent que faire tenir droite, bien +tirer la busquière, et montrer à bien faire la révérence. +La plus grande faute, selon elles, c'est de +chiffonner son tablier, d'y mettre de l'encre: c'est +un crime pour lequel on a bien le fouet, parce que +la gouvernante a la peine de les blanchir et de les +repasser: mais mentez tant qu'il vous plaira, il +n'en sera ni plus ni moins, parce qu'il n'y a rien +là à repasser ni à raccommoder. Cette gouvernante +a grand soin de vous parer pour aller en +compagnie, où il faut que vous soyez comme une +petite poupée. La plus habile est celle qui sait +quatre petits vers bien sots, quelques quatrains de +Pibrac qu'elle fait dire en toute occasion, et qu'on +récite comme un petit perroquet. Tout le monde +dit: La jolie enfant! la jolie mignonne! La gouvernante +est transportée de joie et s'en tient là. +Je vous défie d'en trouver une qui parle de +raison<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup>43</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"></a><b>Note 43:</b><a href="#footnotetag43"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>ouvrage cité</i>, 156. Instruction aux demoiselles +de la classe verte, mars 1703.</blockquote> + +<p>Dans les familles mondaines, quelle pernicieuse +atmosphère entoure la jeune fille! La grande âme +sacerdotale de Fénelon est saisie de tristesse devant +le spectacle que présentent les désordres et +les discordes de la maison, la vie dissipée de la +mère de famille. «Quelle affreuse école pour des +enfants! s'écrie-t-il. Souvent une mère qui passe +sa vie au jeu, à la comédie, et dans les conversations +indécentes, se plaint d'un ton grave qu'elle +ne peut pas trouver une gouvernante capable d'élever +ses filles. Mais qu'est-ce que peut la meilleure +éducation sur des filles à la vue d'une telle +mère? Souvent encore on voit des parents qui, +comme dit saint Augustin, mènent eux-mêmes +leurs enfants aux spectacles publics, et à d'autres +divertissements qui ne peuvent manquer de les +dégoûter de la vie sérieuse et occupée dans laquelle +ces parents mêmes les veulent engager; +ainsi ils mêlent le poison avec l'aliment salutaire. +Ils ne parlent que de sagesse; mais ils accoutument +l'imagination volage des enfants aux violents +ébranlements des représentations passionnées +et de la musique, après quoi ils ne peuvent +plus s'appliquer. Ils leur donnent le goût des passions, +et leur font trouver fades les plaisirs innocents. +Après cela, ils veulent encore que l'éducation +réussisse, et ils la regardent comme triste et +austère, si elle ne souffre ce mélange du bien et +du mal. N'est-ce pas vouloir se faire honneur du +désir d'une bonne éducation de ses enfants, sans +en vouloir prendre la peine, ni s'assujettir aux +règles les plus nécessaires <a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup>44</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"></a><b>Note 44:</b><a href="#footnotetag44"> (retour) </a> Fénelon, <i>De l'éducation des filles,</i> xiii.</blockquote> + +<p>Devant ces tristes exemples, Fénelon et sa noble +alliée comprennent combien il est urgent d'élever +la femme qui aura elle-même des enfants à +élever un jour. En considérant cette mission aussi +bien que l'influence qu'exercent les femmes, Fénelon +juge même que la mauvaise éducation des +filles est plus dangereuse encore que celle des +hommes<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup>45</sup></a>. Et Mme de Maintenon, alors qu'elle engage +les élèves de Saint-Cyr à ne donner à leurs +compagnes que de bons exemples, les prévient +que par celles d'entre ces jeunes filles qui sont +destinées à devenir mères, la transmission du +bien et du mal s'opérera pendant les siècles des +siècles, et que des fautes commises mille ans +plus tard feront peser une effroyable responsabilité +sur la personne qui aura laissé tomber une +mauvaise semence dans l'âme d'une mère future<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup>46</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"></a><b>Note 45:</b><a href="#footnotetag45"> (retour) </a> Fénelon, <i>De l'éducation des filles</i>, I.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"></a><b>Note 46:</b><a href="#footnotetag46"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, 185. Entretien avec +les demoiselles de la classe bleue, 1705.</blockquote> + +<p>Mme de Maintenon écrit aussi à une dame de +Saint-Louis: «Que vous êtes heureuse, ma chère +fille, de ne pas dire un mot qui ne soit une bonne oeuvre +qui ira plus loin que vous<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup>47</sup></a>!»—«Il y a donc +dans l'oeuvre de Saint-Louis, si elle est bien faite +et avec l'esprit d'une vraie foi et d'un véritable +amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le +royaume la perfection du christianisme,» disait +<i>l'Esprit de l'Institut</i>. Et elle se montrait ainsi la +digne élève de ces Ursulines qui avaient formulé +ce principe: «Il faut renouveler par la petite jeunesse +ce monde corrompu; les jeunes réformeront +leurs familles, leurs familles réformeront +leurs provinces, leurs provinces réformeront le +monde<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup>48</sup></a>.» Les Ursulines s'appliquaient, elles aussi, +à former des institutrices en même temps +que des élèves; mais nous reparlerons des services +qu'elles rendirent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"></a><b>Note 47:</b><a href="#footnotetag47"> (retour) </a> Id. <i>id.</i>, 216. Lettre à Mme de Saint-Périer, 1708.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"></a><b>Note 48:</b><a href="#footnotetag48"> (retour) </a> <i>Chronique des Ursulines</i>, citée par M. Legouvé. <i>Histoire morale +des femmes</i>.</blockquote> + +<p>Fénelon et la fondatrice de Saint-Cyr jugent +que tout dans d'instruction de la mère future +doit concourir à un double but: éclairer la piété, +fortifier la raison. Ils veulent former de solides +chrétiennes, des chrétiennes instruites de leur +religion, des chrétiennes qui, suivant le conseil +de saint François de Sales, sauront sacrifier +les pratiques surérogatoires de la piété à leurs devoirs +essentiels d'épouses et de mères; ils veulent +former aussi des femmes raisonnables qui, +habituées à s'appliquer le fruit de toutes les instructions +qu'elles auront reçues, deviendront de +sûres conseillères, mettront les biens de l'âme au-dessus +des vanités du luxe et du monde; des femmes +laborieuses, charitables, «de bonnes moeurs, +modestes, discrètes, silencieuses,... bonnes, justes, +généreuses, aimant d'honneur, la fidélité, la probité, +faisant plaisir dans ce qu'elles peuvent, ne +fâchant personne, portant partout la paix, ne désunissant jamais, +ne redisant que ce qui peut plaire +et adoucir<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49"><sup>49</sup></a>.» C'est l'idéal de la femme forte, cet +idéal que Fénelon présente à la dernière page de +son livre et qui en est la vraie conclusion. Et pour +que soit pleinement réalisé cet idéal de la femme +forte qui rira encore à son dernier jour, Fénelon +et Mme de Maintenon demandent qu'on laisse s'épanouir +dans la jeune fille cette aimable gaieté +qui annonce la paix de la conscience et qu'étouffait +souvent l'éducation domestique du XVIIe siècle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" name="footnote49"></a><b>Note 49:</b><a href="#footnotetag49"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, 193. Lettre aux +dames de Saint-Louis, 11 février 1706.</blockquote> + +<p>Dans ce système d'éducation, l'instruction proprement +dite devenait un puissant moyen de préparer +la femme forte. Ici encore Mme de Maintenon +semble s'être inspirée de Fénelon en appliquant à +Saint-Cyr la méthode pédagogique de celui-ci, +cette méthode qui, admirablement appropriée +aux besoins de l'enfant, à la curiosité de l'adolescente, +témoignait que l'ancien supérieur des Nouvelles catholiques +avait vu de près se développer +l'intelligence féminine et avait ainsi étudié les +enseignements que comporte chaque âge.</p> + +<p>Cette méthode n'a point vieilli, non plus que les +résultats qu'elle poursuit.</p> + +<p>De même que l'éducation morale, l'éducation +intellectuelle doit tendre à ce double but que nous +avons signalé: former le jugement, éclairer la +piété, et rendre ainsi la femme plus capable de +remplir ses devoirs. Au lieu de cette instruction +qui ne fait qu'encombrer la mémoire, Fénelon et +Mme de Maintenon veulent une instruction vraiment +pratique qui soit une force pour le caractère +en même temps qu'une lumière pour l'esprit.</p> + +<p>Pour la fondatrice de Saint-Cyr, il n'était pas jusqu'aux +leçons d'écriture qui ne servissent à l'éducation +morale, et les exemples que Mme de +Maintenon traçait elle-même sur les cahiers des +élèves étaient des préceptes remplis de cette haute +raison, de cette douce sagesse, de cette délicatesse +de sentiment qui distinguaient cette femme célèbre. +Elle s'appliquait à ce que les jeunes filles +s'assimilassent le suc de toutes les leçons qu'elles +entendaient, et elle les engageait à écrire leurs +réflexions dans un livre spécial<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50"><sup>50</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" name="footnote50"></a><b>Note 50:</b><a href="#footnotetag50"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>. À une époque antérieure, +Jacqueline Pascal, en religion soeur Sainte-Euphémie, +veillait aussi à ce que ses élèves s'appliquassent les fortes lectures +religieuses qu'elle leur faisait, mais qui étaient malheureusement +imbues des doctrines jansénistes. <i>Règlement pour les enfants de +Port-Royal</i>, composé par soeur Sainte-Euphémie en 1657 et imprimé +en 1665, à la suite des <i>Constitutions de Port-Royal</i>. Voir ce +règlement dans l'ouvrage de M. Cousin, <i>Jacqueline Pascal</i>, appendice +n° 2.—M. Cousin fait remarquer que l'enseignement mutuel +était judicieusement appliqué dans ce règlement.</blockquote> + +<p>Certes, ce n'était qu'à un petit nombre de connaissances +que s'appliquait cette méthode. Mais, +selon l'esprit du XVIIe siècle, mieux valait peu +savoir et bien savoir que de posséder superficiellement +un plus grand nombre de connaissances. +Aussi, quelque restreint que fût le programme de +Fénelon, nous dirons, avec Mgr Dupanloup, que +<i>exquis bon sens</i>, qui est l'âme du XVIIe siècle, pouvait +souvent remplacer l'enseignement des livres, +et qu'une instruction très élémentaire pouvait +suffire alors qu'elle s'appuyait sur la base solide +de la raison<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51"><sup>51</sup></a>. Ce bon sens était un guide sûr, +à l'aide duquel les femmes devaient juger sainement +aussi bien des oeuvres de l'esprit que des +choses de la vie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" name="footnote51"></a><b>Note 51:</b><a href="#footnotetag51"> (retour) </a> Mgr Dupanloup, <i>Lettres sur l'éducation des filles</i>.</blockquote> + +<p>Avec une forte instruction religieuse, très justement +éloignée toutefois des controverses théologiques, +Fénelon ne prescrit donc à la jeune fille +que bien peu de connaissances: lire distinctement +et naturellement, écrire avec correction, +parler avec pureté, savoir les quatre règles de +l'arithmétique pour faire les comptes de la maison, +être initiée aux choses de la vie rurale, aux droits +et aux devoirs seigneuriaux, apprendre les éléments +du droit autant que ceux-ci se rapportent +à la condition de la femme, mais éviter cependant +de faire servir ces connaissances à une +humeur processive. Après ces études qui, +pour lui, sont fondamentales et dont la dernière +manque à nos programmes actuels, Fénelon +permet qu'on laisse lire aux jeunes filles des +livres profanes dont la solidité les dégoûtera de la +creuse lecture des romans: «Donnez-leur donc +des histoires grecque et romaine; elles y verront +des prodiges de courage et de désintéressement. +Ne leur laissez pas ignorer l'histoire de France, +qui a aussi ses beautés; mêlez-y celle des pays +voisins, et les relations des pays éloignés judicieusement +écrites. Tout cela sert à agrandir l'esprit +et à élever l'âme à de grands sentiments, pourvu +qu'on évite la vanité et l'affectation<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52"><sup>52</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" name="footnote52"></a><b>Note 52:</b><a href="#footnotetag52"> (retour) </a> Fénelon, Éducation des filles, XII.</blockquote> + +<p>C'est avec les mêmes précautions que le vénérable +auteur souhaite que le latin, la langue des +offices de l'Église, remplace dans l'instruction des +jeunes filles l'italien et l'espagnol qui y figuraient +alors, ces deux idiomes dont l'étude entraîne la +lecture d'ouvrages passionnés, et qui, ne fût-ce +qu'au point de vue littéraire, ne sauraient égaler +la vigoureuse beauté du latin.</p> + +<p>«Je leur permettrais aussi, mais avec un grand +choix, la lecture des ouvrages d'éloquence et de +poésie, si je croyais qu'elles en eussent le goût, +et que leur jugement fût assez solide pour se +borner au véritable usage de ces choses; mais je +craindrais d'ébranler trop les imaginations vives, +et je voudrais en tout cela, une exacte sobriété: +tout ce qui peut faire sentir l'amour, plus il est +adouci et enveloppé, plus il me paraît dangereux.</p> + +<p>«La musique et la peinture ont besoin des +mêmes précautions<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53"><sup>53</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" name="footnote53"></a><b>Note 53:</b><a href="#footnotetag53"> (retour) </a> Id., <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Fénelon souhaitait que, dans l'éducation de la +jeune fille, l'inspiration chrétienne animât la +poésie, la musique, et particulièrement l'alliance +de ces deux arts, le chant. Mais cette bienfaisante +inspiration lui semblait bien difficile à rencontrer +à une époque où la poésie et la musique s'unissaient +pour célébrer l'amour. Nous verrons comment +Racine allait réaliser le voeu de Fénelon.</p> + +<p>Avec ce sentiment du beau qui faisait désirer à +Fénelon que, pour leur parure, les jeunes filles +prissent pour modèle la noble simplicité des statues +grecques, il veut qu'elles étudient le dessin, la +peinture, ne fût-ce que pour exécuter leurs travaux +manuels avec un art plus délicat et pour faire +régner dans certains arts industriels le goût qui +y manque trop souvent.</p> + +<p>Tout est solide dans cette instruction. Nous n'y +trouvons qu'un seul défaut: une trop grande +méfiance à l'endroit des oeuvres littéraires. En éliminant +tout ce qui, dans ces ouvres, enflamme +les passions, il reste encore assez de pages où l'on +peut montrer à la jeune fille la sublime alliance du +beau et du bien. L'émotion même que font naître +les grands sentiments est sans péril lorsqu'elle est +réglée par cette haute raison que cultivaient dans +leurs disciples les deux nobles éducateurs du +XVIIe siècle. Ils leur avaient appris à juger trop +sainement des choses de l'esprit pour que des sentiments +exaltés leur donnassent le dégoût de la vie +réelle.</p> + +<p>Bien que Mme de Maintenon élevât justement +au-dessus de la forme littéraire l'utilité du fond, +elle ne négligeait pas chez les élèves de Saint-Cyr +l'élégante pureté de l'expression. Elle leur enseignait +elle-même ce style épistolaire où elle excellait, +ce style naturel qui, dans sa brièveté, se +borne «à expliquer clairement et simplement ce +que l'on pense.» Elle composa pour ces jeunes +personnes des <i>Proverbes</i>, des <i>Conversations</i> qui, tout +en exerçant leur jugement, les initiaient aux grâces +de la causerie française. Elle fit plus. Après avoir +entendu l'une des «détestables» ouvres dramatiques +que Mme de Brinon, première supérieure de +Saint-Cyr, composait pour ses élèves, «elle la +pria de n'en plus faire jouer de semblables, et de +prendre plutôt quelque belle pièce de Corneille ou +de Racine choisissant seulement celle où il y +aurait le moins d'amour.» <i>Cinna</i> fut représenté +par les demoiselles de Saint-Cyr. Je m'étonne que +l'on n'ait point préféré <i>Polyeucte à Cinna</i>. Ne +semble-t-il pas que le choix de cette dernière pièce +ait été une flatterie ingénieuse à l'endroit du nouvel +Auguste?</p> + +<p><i>Andromaque</i> suivit <i>Cinna</i> sur le théâtre de Saint-Cyr. +Après la représentation, Mme de Maintenon +écrivit à Racine: «Nos petites filles viennent de +jouer votre <i>Andromaque</i>, et l'ont si bien jouée +qu'elles ne la joueront de leur vie, ni aucune autre +de vos pièces.» Elle lui demanda alors de composer +«quelque espèce de poème moral ou historique +dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel +il ne crût pas que sa réputation fût intéressée, +parce que la pièce resterait ensevelie à Saint-Cyr, +ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage +fût contre les règles, pourvu qu'il contribuât aux +vues qu'elle avait de divertir les demoiselles de +Saint-Cyr en les instruisant<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54"><sup>54</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" name="footnote54"></a><b>Note 54:</b><a href="#footnotetag54"> (retour) </a> Mme de Caylus, citée par L. Racine, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>De ce désir de Mme de Maintenon naquirent successivement +<i>Esther</i>, <i>Athalie</i>, ces oeuvres dans +lesquelles on ne saurait dire que la réputation de +Racine ne fût pas «intéressée», et qui, certes, +ne devaient pas demeurer «ensevelies à Saint-Cyr.» +Ainsi, c'est pour l'éducation des femmes +qu'ont été écrites ces pages où l'harmonieux génie +de Racine s'élève à une incomparable grandeur en +traduisant la pensée biblique; ces pages immortelles +qui comptent parmi les gloires les plus pures de la +France et qui témoigneraient au besoin que la foi +a toujours été la meilleure inspiration de la poésie.</p> + +<p>Les tragédies jouées à Saint-Cyr durent charmer +Fénelon qui avait désiré que l'on exerçât +les enfants à représenter, entre eux les scènes les +plus touchantes de la Bible. Et la musique se joignant +à la poésie dans les choeurs d'<i>Esther</i> et +d'<i>Athalie</i>, c'était là encore répondre au voeu du +maître qui avait si vivement souhaité que la +musique et la poésie, ces arts «que l'Esprit de +Dieu même a consacrés», fussent rappelées à une +mission éducatrice qui était leur mission primitive: +«exciter dans l'âme des sentiments vifs et +sublimes pour la vertu<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55"><sup>55</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" name="footnote55"></a><b>Note 55:</b><a href="#footnotetag55"> (retour) </a> Fénelon, <i>Éducation des filles</i>, ch. XII.</blockquote> + +<p>On sait quel éclat eurent les représentations +d'<i>Esther</i>: Louis XIV présidant à l'admission des +invités, en dressant lui-même la liste; et le jour des +représentations, le grand souverain se tenant près +de la porte, levant sa canne pour former une barrière +et ne laissant entrer que les personnes dont les +noms figuraient sur la liste qu'il tenait dans sa main +royale. On sait aussi l'enthousiasme avec lequel +<i>Esther</i> fut accueillie et le charme touchant qu'ajoutaient +à cette oeuvre déjà si émouvante, les jeunes +filles qui l'interprétaient, ces enfants de la noblesse +pauvre, qui vivaient loin de leurs familles, ces +<i>jeunes et tendres fleurs transplantées</i> comme les compagnes +d'Esther<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56"><sup>56</sup></a>. Le grand Condé pleura à ce +spectacle comme il avait pleuré dans son héroïque +jeunesse en entendant Auguste pardonner à Cinna.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" name="footnote56"></a><b>Note 56:</b><a href="#footnotetag56"> (retour) </a> Louis Racine, <i>Mémoires</i>. Les représentations d'<i>Esther</i> eurent +lieu en 1689. La même année, Racine composa pour les demoiselles +de Saint-Cyr quatre cantiques inspirés de l'Écriture sainte. Plusieurs +fois le roi se les fit chanter par ces jeunes personnes.—Racine +et Boileau avaient revu, au point de vue du style, les constitutions +de Saint-Cyr. (Note de M. Lavallée dans son édition des <i>Oeuvres +de Mme de Maintenon</i>.)</blockquote> + +<p>Racine avait dirigé lui-même les répétitions de +sa pièce. Quel maître que celui-là! Combien ce +grand chrétien devait faire pénétrer dans les +jeunes âmes les sublimes enseignements de son +oeuvre: le courage religieux qui fait braver la +mort à une femme jeune et timide, la confiance +dans cette justice souveraine qui, à son heure, +abaisse l'orgueilleux et fait triompher l'innocent +persécuté! Quel maître aussi dans l'art de bien +dire que le merveilleux poète qui initiait ses élèves +aux délicatesses de son style enchanteur! Mme de +Maintenon avait réellement atteint le but qu'elle +poursuivait par ces représentations: remplir de +belles pensées l'esprit des jeunes filles, les habituer +à un pur langage et aussi à ce maintien noble +et gracieux qui est essentiel à la dignité de la +femme, et que Mme de Maintenon enseignait aux +demoiselles de Saint-Cyr avec toutes les bienséances +du monde.</p> + +<p>Mais l'éclat de ces représentations eut des suites +fâcheuses qui compromirent jusqu'à la cause de +l'instruction des femmes. Lorsque, l'hiver suivant, +Racine présenta <i>Athalie</i> à Mme de Maintenon, +des avis donnés tantôt par des personnes bien intentionnées, +tantôt par des rivaux du poète, firent +comprendre à la fondatrice de Saint-Cyr le danger +qu'il y avait à produire de jeunes filles sur un +théâtre et devant la cour. <i>Athalie</i> ne fut donc représentée +que devant le roi et Mme de Maintenon, dans +une chambre sans décors et par les jeunes personnes +revêtues de leurs uniformes de pension.</p> + +<p>Si la réforme s'était arrêtée là, nous n'y aurions +vu aucun inconvénient. Mais Mme de Maintenon +crut s'apercevoir que depuis les représentations +d'<i>Esther</i> les demoiselles de Saint-Cyr n'étaient +plus les mêmes. L'orgueil et les folles vanités du +monde avaient pénétré avec les applaudissements +de la cour dans ce pieux asile. Il n'était pas jusqu'à +cette faculté de raisonner que Mme de Maintenon +avait développée dans ses élèves, qui ne contribuât +à en faire des pédantes. Elles n'avaient aussi que +trop imité ce ton de raillerie qui, chez Mme de +Maintenon, demeurait dans les limites d'un aimable +enjouement, mais qui, chez ces jeunes filles hautaines, +devenait aisément de l'impertinence.</p> + +<p>Mme de Maintenon écrit à Mme de Fontaines, +maîtresse générale des classes: «La peine que +j'ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut réparer +que par le temps et par un changement entier de +l'éducation que nous leur avons donnée jusqu'à +cette heure; il est bien juste que j'en souffre, +puisque j'y ai contribué plus que personne, et +je serai bien heureuse si Dieu ne m'en punit pas +plus sévèrement. Mon orgueil s'est répandu par +toute la maison, et le fond en est si grand qu'il +l'emporte même par-dessus mes bonnes intentions. +Dieu sait que j'ai voulu établir la vertu à +Saint-Cyr, mais j'ai bâti sur le sable. N'ayant +point ce qui seul peut faire un fondement solide, +j'ai voulu que les filles eussent de l'esprit, qu'on +élevât leur coeur, qu'on formât leur raison; j'ai +réussi à ce dessein: elles ont de l'esprit et s'en +servent contre nous; elles ont le coeur élevé, et +sont plus fières et plus hautaines qu'il ne conviendrait +de l'être aux plus grandes princesses; à parler +même selon le monde, nous avons formé leur raison, +et fait des discoureuses, présomptueuses, +curieuses, hardies. C'est ainsi que l'on réussit +quand le désir d'exceller nous fait agir. Une éducation +simple et chrétienne aurait fait de bonnes +filles dont nous aurions fait de bonnes femmes et +de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux +esprits que nous-mêmes, qui les avons formés, ne +pouvons souffrir; voilà notre mal, et auquel j'ai +plus de part que personne<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57"><sup>57</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" name="footnote57"></a><b>Note 57:</b><a href="#footnotetag57"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, 26. 20 septembre +1691.</blockquote> + +<p>Mais pour remédier au mal, Mme de Maintenon +perd cette mesure qui est le trait distinctif de son +caractère. S'imaginant que c'est l'instruction qui +enfle le coeur de ses élèves, elle supprime, dans le +programme d'études l'histoire romaine, l'histoire +universelle. L'histoire de France même trouve à +peine grâce à ses yeux, et encore à la condition de +n'être qu'une suite chronologique des souverains. +Les demoiselles de Saint-Cyr ne seront plus guère +occupées que par les travaux à l'aiguille et par des +instructions sur les devoirs de l'état auquel leur +condition les destine. Peu de lectures, si ce n'est +dans quelques ouvrages de piété; mais ici encore +Mme de Maintenon veille à ce que ces lectures +puissent former le jugement et régler les moeurs, +en même temps qu'elles donneront à la piété un +solide aliment.</p> + +<p>Enfin Mme de Maintenon laisse échapper cette +parole que rediront si souvent les adversaires de +l'instruction des filles: «Les femmes ne savent +jamais rien qu'à demi, et le peu qu'elles savent les +rend communément fières, dédaigneuses, causeuses, +et dégoûtées des choses solides<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58"><sup>58</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" name="footnote58"></a><b>Note 58:</b><a href="#footnotetag58"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, 84. Instruction aux +religieuses de Saint-Louis. Juin 1696.</blockquote> + +<p>Mme de Maintenon aurait pu se dire que, dans +un certain ordre de connaissances, les femmes peuvent +acquérir plus que cette demi-instruction qui +en fait des pédantes. Elle aurait pu se dire aussi +que ce qui avait enorgueilli les demoiselles de +Saint-Cyr, ce n'était pas leur instruction, c'était +la parade qu'on leur avait fait faire de leurs talents.</p> + +<p>Du reste cette réforme était trop exagérée pour +qu'elle fût longtemps appliquée. Selon Mme du +Pérou, dame de Saint-Louis, Mme de Maintenon +n'avait voulu que déraciner le «fond d'orgueil» +de Saint-Cyr, pour établir ensuite un juste milieu +dans les études. La correspondance et les +instructions de la fondatrice semblent prouver qu'il +en fut ainsi. Les tragédies, les <i>Proverbes</i>, les <i>Conversations</i>, +ne figurent plus au premier rang, mais +sont réservés comme récompense du travail après +les devoirs de lecture et d'écriture. L'histoire n'est +plus négligée, à en juger par une leçon d'histoire +contemporaine que Mme de Maintenon octogénaire +envoie à la classe bleue.</p> + +<p>A Paris, dans la maison de l'Enfant-Jésus, +trente jeunes filles nobles étaient élevées d'après +le modèle de l'Institut de Saint-Louis<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59"><sup>59</sup></a>. Mme de la +Viefville, abbesse de Gomerfontaine, et Mme de la +Mairie, prieure de Bisy, voulurent aussi employer +cette méthode dans leurs couvents. Mais ceux-ci +admettant des filles de bourgeois et de vignerons, +la fondatrice de Saint-Cyr rappela à Mme de la Viefville +et à Mme de la Mairie, que si les mêmes principes +moraux et religieux doivent être donnés aux +jeunes filles de condition inférieure, il n'en est pas +ainsi de l'éducation sociale et intellectuelle. Elle +les engage donc à proscrire de l'éducation donnée +à ces enfants, tout ce qui pourrait exalter leur +imagination et leur faire rêver une autre vie que +la modeste existence à laquelle elles sont appelées. +L'instruction professionnelle, voilà ce qu'elle +recommande pour ces jeunes personnes avec +l'enseignement de la lecture, de l'écriture, du +calcul.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" name="footnote59"></a><b>Note 59:</b><a href="#footnotetag59"> (retour) </a> Par une touchante association, c'est dans cette même maison, +que huit cents femmes venaient chercher des secours et du travail. +Cette maison, située dans la rue de Sèvres, est aujourd'hui +occupée par l'hôpital de l'Enfant-Jésus. Sous sa nouvelle destination +de charité, elle a gardé son ancien nom. Guilhermy, <i>Inscriptions +de la France</i>, t. I, CCCLXXXVI.</blockquote> + +<p>Mme de Maintenon se rencontrait encore avec +Fénelon dans ce principe, qu'il faut élever les +filles pour la condition où elles doivent être placées, +pour le lieu même qu'elles doivent habiter. +C'est la véritable éducation professionnelle, sage, +prudente, et qui, au lieu de faire mépriser aux +jeunes filles l'état où elles sont nées, les rend dignes +d'y faire honneur un jour<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60"><sup>60</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" name="footnote60"></a><b>Note 60:</b><a href="#footnotetag60"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>; Fénelon, <i>De l'éducation +des filles</i>, ch. XII.</blockquote> + +<p>L'instruction professionnelle existait donc au +XVIIe siècle et même à une époque antérieure. +Henri Il avait créé à Paris, à l'hôpital de la Trinité, +rue Saint-Denis, une fabrique de tapisserie +de haute et basse lisse, fabrique qui avait pour +jeunes ouvriers les orphelins recueillis dans cette +maison. Il y avait parmi eux trente jeunes filles +qui étaient ainsi initiées et exercées à notre vieil +art national<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61"><sup>61</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" name="footnote61"></a><b>Note 61:</b><a href="#footnotetag61"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>, t. I, ccclxxvi et +note 2. Paul Lacroix (Bibliophile Jacob), <i>les Arts au moyen âge +et à l'époque de la Renaissance</i>.</blockquote> + +<p>Au XVIIe siècle, Mme de Miramion fonde la maison +de la Sainte-Enfance où des religieuses forment +de petites orphelines au travail qui fait +vivre, à la foi qui soutient l'ouvrière. Elle fonde +aussi un atelier où les enfants apprennent, avec +les ouvrages manuels, la lecture, l'écriture, le catéchisme. +Du reste, les travaux de couture étaient +enseignés aux jeunes filles dans ces petites écoles +dont Mme de Miramion grossit considérablement le +nombre, et auxquelles elle prépara, elle aussi, de +dignes maîtresses dans ces saintes filles que le +peuple reconnaissant nomma les <i>Miramionnes</i><a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62"><sup>62</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" name="footnote62"></a><b>Note 62:</b><a href="#footnotetag62"> (retour) </a> Mme de Miramion fonda plus de cent écoles. Bonneau-Avenant, +<i>Madame de Miramion</i>.</blockquote> + +<p>L'instruction primaire poursuivait, en effet, son +cours, et elle continuait de faire une large part à +l'instruction gratuite. Au XVIe siècle elle avait pris +un développement extraordinaire que les guerres +de religion vinrent ralentir, mais qui continua +pendant les deux siècles suivants. L'Église donnait +à ce mouvement une énergique impulsion. +Les archevêques de Bordeaux rappellent dans +tous leurs statuts la nécessité de l'instruction populaire, +et l'un d'eux, Mgr de Rohan, demande à +ses curés de se procurer tous des maîtres et des +maîtresses d'école. En 1682, l'évêque de Coutances +exhorte les pasteurs des paroisses à faire +instruire les filles par quelque pieuse femme qui +se dévouera «à un si saint emploi.» Pour lui la +mission de l'institutrice est, on le voit, un sacerdoce. +En 1696, les curés de Chartres supplient +leur évêque de leur donner des maîtres et des +maîtresses d'école pour moraliser le peuple par +l'instruction gratuite: l'ignorance leur semble la +source principale du vice<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63"><sup>63</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" name="footnote63"></a><b>Note 63:</b><a href="#footnotetag63"> (retour) </a> Allain, <i>l'Instruction primaire avant la Révolution</i>. 1881.</blockquote> + +<p>Des inscriptions du XVIIe et du XVIIIe siècles nous +montrent d'humbles curés de campagne fondant +ou soutenant, dans leurs paroisses, des écoles de +filles aussi bien que des écoles de garçons<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64"><sup>64</sup></a>. Ces +inscriptions attestent aussi que de généreuses +chrétiennes prirent part aux fondations scolaires, +justement regardées comme des oeuvres pies<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65"><sup>65</sup></a>. +Dans le traité de l'<i>Éducation des filles</i>, Fénelon demande +que l'on apprenne aux futures châtelaines +le moyen d'établir de petites écoles dans leurs villages<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66"><sup>66</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" name="footnote64"></a><b>Note 64:</b><a href="#footnotetag64"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>, t. III. DCCCLXXXIV +(Fontenay-sur-Bois); DCCCCXCVII (Genevilliers), etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" name="footnote65"></a><b>Note 65:</b><a href="#footnotetag65"> (retour) </a> Ibid., t. III, DCCCLXXXII, DCCCCXIV, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" name="footnote66"></a><b>Note 66:</b><a href="#footnotetag66"> (retour) </a> Fénelon, <i>Éducation des filles</i>, ch. XII.</blockquote> + +<p>Il serait trop long de citer tous les efforts de +l'Église pour répandre dans les plus humbles rangs +de la société la lumière intellectuelle dont elle est +le foyer. Mais comment ne pas nommer quelques-unes +des communautés religieuses qui se dévouèrent +à l'instruction du peuple? Dès la fin du +XVIe siècle, une femme admirable, Mlle de Sainte-Beuve, +fonde la communauté des Ursulines de +France qui donnent l'instruction gratuite. Elles +enseignent à leurs élèves la lecture, l'écriture, +l'orthographe, le calcul<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67"><sup>67</sup></a>. En 1668, elles avaient +310 de ces pépinières qui, d'après la pensée fondamentale +de l'institut, devaient préparer par l'enfant, +par la jeune fille, la régénération de la famille +et de la société<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68"><sup>68</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" name="footnote67"></a><b>Note 67:</b><a href="#footnotetag67"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, 270. Instruction aux +demoiselles de la classe verte, mai 1714.—De curieux mémoires +récemment publiés, ajoutent une preuve de plus à la solide instruction +et au dévouement des Ursulines. Nous trouvons dans ces +pages le nom d'une fille des Godefroy, Louise-Catherine, en religion +soeur Catherine de l'Assomption, qui, à l'étude des saintes +lettres, joignait celle du latin, de la poésie, de l'arithmétique, et +qui consacrait surtout son zèle aux élèves les moins avancées. <i>Les +savants Godefroy</i>. Mémoires d'une famille pendant les XVIe, XVII, +et XVIIIe siècles, par M. le marquis de Godefroy-Ménilglaise. Paris, +1873.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" name="footnote68"></a><b>Note 68:</b><a href="#footnotetag68"> (retour) </a> Voir plus haut, pages 33, 34.</blockquote> + +<p>En 1789, parmi les autres communautés qui +donnaient aux enfants l'instruction primaire, les +Filles de la Charité avaient 500 maisons: les Soeurs +d'Ernemont, 106 avec 11,660 élèves; les Soeurs +d'Évron recevaient dans leurs 89 établissements +3,000 élèves<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69"><sup>69</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" name="footnote69"></a><b>Note 69:</b><a href="#footnotetag69"> (retour) </a> Chiffres recueillis par M. de Resbecq et cités par M. Allain, +<i>l'Instruction primaire avant la Révolution</i>.—La communauté de +Sainte-Marguerite ou de Notre-Dame-des-Vertus, et les Dames de +la Trinité instruisaient les filles du faubourg Saint-Antoine. +Guilhermy. <i>Inscriptions de la France</i>, t. I, CX-CXL.</blockquote> + +<p>«Il y a ordinairement dans chaque paroisse +deux écoles de charité, une pour les garçons et +l'autre pour les filles,» dit en 1769 un Traité du +gouvernement temporel et spirituel des paroisses<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70"><sup>70</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" name="footnote70"></a><b>Note 70:</b><a href="#footnotetag70"> (retour) </a> Allain, <i>étude citée</i>. Sur les écoles de filles avant 1789, voir le +récent ouvrage de M. Albert Duruy, <i>l'Instruction publique et la +Révolution</i>.</blockquote> + +<p>En chassant les religieux instituteurs de la jeunesse, +en spoliant les petites écoles, la Révolution +allait plonger le peuple dans les ténèbres de l'ignorance. +Et la Révolution accuse de ces ténèbres +ceux qui avaient allumé et fait rayonner depuis +tant de siècles le flambeau qu'elle-même a éteint!</p> + +<p>Si l'enseignement primaire avait poursuivi son +cours au XVIIIe siècle, nous ne saurions en dire +autant de l'instruction donnée aux femmes du +monde. Quelque restreintes que fussent au +XVIIe siècle les connaissances que possédaient les +disciples de Fénelon et de Mme de Maintenon, la +sûreté et la délicatesse de leur jugement pouvaient, +nous l'avons rappelé, suppléer en elles à +l'étendue de l'instruction. Mais ce fond solide, si +rare même alors, manqua de plus en plus. La frivolité +seule domine au XVIIIe siècle. A cette époque +la femme a la pire des ignorances: celle qui veut +décider de tout, en philosophie, en politique, en +religion. Telle grande dame qui n'a lu jusqu'alors +que dans ses Heures, se trouve, en une seule leçon, +une philosophe sans le savoir<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71"><sup>71</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" name="footnote71"></a><b>Note 71:</b><a href="#footnotetag71"> (retour) </a> Taine, <i>Les Origines de la France contemporaine. L'ancien +régime</i>.</blockquote> + +<p>Les femmes les plus frivoles se passionnent +pour la science. Vers 1782, c'est une mode. On a +dans son cabinet «un dictionnaire d'histoire naturelle, +des traités de physique et de chimie. Une +femme ne se fait plus peindre en déesse sur un +nuage, mais dans un laboratoire, assise parmi des +équerres et des télescopes<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72"><sup>72</sup></a>. Les femmes du monde +assistent aux expériences scientifiques, elles suivent +des cours de sciences physiques et naturelles. En +1786, elles obtiennent la permission d'assister aux +cours du collège de France. A une séance publique +de l'Académie des Inscriptions, elles «applaudissent +des dissertations sur le boeuf Apis, sur +le rapport des langues égyptienne, phénicienne et +grecque...» Rien ne les rebute. Plusieurs manient +la lancette et même le scalpel; la marquise de +Voyer voit disséquer, et la jeune comtesse de +Coigny dissèque de ses propres mains<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73"><sup>73</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" name="footnote72"></a><b>Note 72:</b><a href="#footnotetag72"> (retour) </a> Id., <i>Id</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" name="footnote73"></a><b>Note 73:</b><a href="#footnotetag73"> (retour) </a> Id., <i>Id</i>.</blockquote> + +<p>Il y avait là certainement quelques tendances +louables. Nous ne pouvons, par exemple, qu'applaudir +à la décision qui permit aux femmes de +suivre les cours du Collège de France. Mais dans +toutes les démonstrations que provoqua chez la +femme l'engouement de la science, il y a quelque +chose qui sent la parvenue. Elle exhibe ses richesses +avec un étalage qui en rappelle la date trop +fraîche. En dépit de Molière et de Boileau, la pédante +a survécu, et avec la pédante, le préjugé +contre une sage instruction des filles.</p> + +<p>Dans l'épître dédicatoire d'<i>Alzire</i>, adressée à +Mme du Chatelet, Voltaire, ayant à louer l'instruction +de cette femme malheureusement plus savante +que vertueuse, citait des exemples contemporains +qui lui faisaient croire que son siècle ne partageait +plus les préjugés que Molière et Boileau avaient +répandus contre l'instruction des femmes. Mais +Voltaire flattait son siècle, et à part quelques exceptions, +la jeune fille du XVIIIe siècle était élevée en +poupée mondaine. «Une fillette de six ans est serrée +dans un corps de baleine; son vaste panier soutient +une robe couverte de guirlandes; elle porte sur la +tête un savant échafaudage de faux cheveux, de +coussins et de noeuds, rattaché par des épingles, +couronné par des plumes, et tellement haut, que +souvent «le menton est à mi-chemin des pieds;» +parfois on lui met du rouge. C'est une dame en +miniature; elle le sait, elle est toute à son rôle, +sans effort ni gêne, à force d'habitude; l'enseignement +unique et perpétuel est celui du maintien<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74"><sup>74</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" name="footnote74"></a><b>Note 74:</b><a href="#footnotetag74"> (retour) </a> Taine, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Un écrivain du XVIIIe siècle, Mercier, nous dira: +«Le maître de danse, dans l'éducation d'une +jeune demoiselle, a le pas sur le maître à lire, et +sur celui même qui doit lui inspirer la crainte de +Dieu et l'amour de ses devoirs futurs<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75"><sup>75</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" name="footnote75"></a><b>Note 75:</b><a href="#footnotetag75"> (retour) </a> Mercier, <i>Tableau de Paris</i>, 1783. T. VIII, ch. CDX. Petites +filles, Marmots.</blockquote> + +<p>Les quelques notions de catéchisme que la +jeune fille perdait bientôt d'ailleurs dans le courant +philosophique du siècle, n'occupaient, en effet, +qu'un rôle bien secondaire, je ne dirai pas dans +l'éducation, ce serait profaner ce mot, mais dans +le dressage de la jeune fille. Tout y était sacrifié +à l'enseignement du maintien. Lorsque, par une +mesure d'économie, le cardinal de Fleury décide +Louis XV à faire élever ses filles à l'abbaye de +Fontevrault où, trop souvent, gâtées en filles +de roi, elles n'ont guère d'autre règle que celle +de leurs fantaisies, l'une des princesses, Mme Louise +de France, ne connaît pas encore, à douze ans, +toutes les lettres de son alphabet. Un seul professeur +d'art d'agrément a suivi ses royales élèves à +Fontevrault; c'est encore le maître à danser<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76"><sup>76</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" name="footnote76"></a><b>Note 76:</b><a href="#footnotetag76"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires sur la vie de Marie-Antoinette</i>.</blockquote> + +<p>Huit jours avant son mariage, la future duchesse +de Doudeauville, Mlle de Montmirail, âgée de +quinze ans, est mise dans un coin de la salle à +manger, avec une robe de pénitence, pour avoir +mal fait sa révérence à son entrée dans le salon +d'une mère aussi sévère que fantasque<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77"><sup>77</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" name="footnote77"></a><b>Note 77:</b><a href="#footnotetag77"> (retour) </a> Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville.</blockquote> + +<p>Mais empruntons encore à Mercier quelques +traits relatifs à cette éducation qui, «dès la plus +tendre enfance...imprègne, pour ainsi dire, l'âme +des femmes de vanité et de légèreté.» Pour la petite +fille, «la marchande de modes et la couturière sont +des êtres dont elle évalue l'importance, avant d'entendre +parler de l'existence du laboureur qui la +nourrit, et du tisserand qui l'habille. Avant d'apprendre +qu'il y aura des objets qu'elle devra respecter, +elle sait qu'il ne s'agit que d'être jolie, et +que tout le monde l'encensera. On lui parle de +beauté avant de l'entretenir de sagesse. L'art de +plaire et la première leçon de coquetterie sont inspirés +avant l'idée de pudeur et de décence, dont un +jour elle aura bien de la peine à appliquer le vernis +factice sur cette première couche d'illusion.</p> + +<p>«Qu'on daigne regarder avec réflexion ces +marionnettes que l'on voit dans nos promenades, +préluder aux sottises et aux erreurs du reste de +leur vie. Le <i>petit monsieur</i>, en habit de tissu, et la +<i>petite demoiselle</i>, coiffée sur le modèle des grandes +dames, copiant, sous les auspices d'une <i>bonne</i> imbécile, +les originaux de ce qu'ils seront un jour. +Toutes les grimaces et toutes les affectations du +petit maître sont rassemblées chez le <i>petit monsieur</i>. +Il est applaudi, caressé, admiré en proportion des +contorsions qu'il saisit. La <i>petite demoiselle</i> reçoit +un compliment à chaque minauderie dont son +petit individu s'avise; et si son adresse prématurée +lui donne quelque ascendant sur le petit +<i>mari</i>, on en augure, avec un étonnement stupide, +le rôle intéressant qu'elle jouera dans la société<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78"><sup>78</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" name="footnote78"></a><b>Note 78:</b><a href="#footnotetag78"> (retour) </a> Mercier, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>La petite fille grandit dans l'ennui et l'oisiveté +sous ce toit paternel qui souvent n'abrite pour +elle ni caresses ni sourire. Le matin, quand la +mère est à sa toilette, la petite fille vient cérémonieusement +lui baiser la main; elle voit encore +ses parents aux heures des repas<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79"><sup>79</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" name="footnote79"></a><b>Note 79:</b><a href="#footnotetag79"> (retour) </a> <i>Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville</i>; +Taine, <i>les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime</i>.</blockquote> + +<p>La mère aime-t-elle sa fille ou du moins croit-elle +l'aimer, la garde-t-elle dans sa chambre, cette +chambre est, comme au XVIIe siècle, une prison +où l'enfant, privée de tout mouvement, est tour à +tour encensée ou grondée; «toujours ou relâchement +dangereux ou sévérité mal entendue; jamais +rien selon la raison. Voilà comment on ruine le +corps et le coeur de la jeunesse<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80"><sup>80</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" name="footnote80"></a><b>Note 80:</b><a href="#footnotetag80"> (retour) </a> Rousseau, <i>Émile</i>, V.</blockquote> + +<p>Devant cette jeune fille condamnée au rôle d'automate, +Rousseau, l'ennemi, des couvents, se +prend à regretter ces maisons où l'enfant peut se +livrer à ses joyeux ébats, sauter et courir.</p> + +<p>Rousseau parlait ainsi dans le livre par lequel +il crut pouvoir réformer l'éducation, aussi bien +celle des femmes que celle des hommes.</p> + +<p>Au milieu de ses folles utopies, Rousseau établit +néanmoins dans l'<i>Émile</i> un principe que feraient +bien de méditer les émancipateurs actuels +de la femme: c'est qu'il faut élever chaque sexe +selon sa nature, et ne pas faire de la femme un +homme, pas même un honnête homme! Il faut +simplement en faire une honnête femme; «Elles +n'ont point de collèges! s'écrie-t-il. Grand malheur! +Eh! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour +les garçons<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81"><sup>81</sup></a>!» Je n'achève la phrase de Rousseau +que pour compléter la citation, mais non +pour l'approuver jusqu'au bout. Il est certain que +la vie de collège est aussi nécessaire à l'homme, +pour le préparer à la vie publique, qu'elle serait +funeste à la femme qui est destinée à l'existence +du foyer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" name="footnote81"></a><b>Note 81:</b><a href="#footnotetag81"> (retour) </a> Rousseau, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Rousseau dit que l'éducation doit préparer une +femme qui comprenne son mari, une mère qui sache +élever ses enfants. Ce sont là de sages préceptes +que nous trouvions dans les siècles précédents, +mais que le faux jugement de Rousseau +applique fort mal, comme d'habitude. C'est que, +au lieu de reconnaître l'existence du péché originel, +le philosophe admet la bonté absolue de la +nature humaine. Tous les instincts de cette nature +sont bons; il n'y a qu'à les développer. La ruse est +l'instinct naturel de la femme: c'est cette ruse +qu'il faut laisser croître. La grande science de la +femme sera d'étudier le coeur de l'homme pour +chercher adroitement à plaire. Cette étude est la +seule que Rousseau encourage chez la jeune fille. +Il lui permet d'ailleurs d'apprendre sans maître +tout ce qu'elle voudra, pourvu que ses connaissances +se bornent à des arts d'agrément qui la +rendront plus capable de plaire à son mari. C'est +en vain que Rousseau a prêché la réforme de l'éducation; +ses belles théories n'aboutissent qu'à +l'éducation du XVIIIe siècle: l'art de plaire<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82"><sup>82</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" name="footnote82"></a><b>Note 82:</b><a href="#footnotetag82"> (retour) </a> Taine, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Aucune réforme sérieuse n'était possible avec +le système d'un philosophe qui enlevait à l'éducation +de la femme comme à celle de l'homme la seule +base solide: l'éducation religieuse. Rousseau, qui +trouvait qu'il n'est peut-être pas temps encore qu'à +dix-huit ans, l'homme apprenne qu'il a une âme, +Rousseau permet cependant que l'on instruise +plus tôt la femme des vérités religieuses. Il est +vrai que c'est par un motif assez irrespectueux +pour l'intelligence féminine: Jean-Jacques trouve +que si, pour apprendre les vérités religieuses à la +femme, on attend qu'elle puisse les comprendre, +elle ne les saura jamais. Peu importe donc que ce +soit plus tôt ou plus tard.</p> + +<p>La religion de Rousseau, cette religion dont le +Vicaire savoyard est l'éloquent apôtre, est fort +élastique: c'est la religion naturelle. Il est vrai +qu'au temps où nous vivons, il faut savoir gré à +Jean-Jacques de n'avoir biffé ni l'existence de +Dieu ni l'immortalité de l'âme.</p> + +<p>Impuissantes—heureusement—à passer dans +la vie réelle, les rêveries éducatrices de Rousseau +rappellent cependant aux mères qu'elles ont des +filles. Elles ont maintenant le goût de la sensiblerie +maternelle. Mais, incapable de comprendre +que cette enfant représente pour elle un devoir, +la mère ne voit en elle qu'un plaisir. On initie +la petite fille aux grâces du parler élégant. On fait +de cette enfant, qui y est déjà si bien préparée, +une petite comédienne de salon. Elle reçoit pour +maîtres des acteurs célèbres; elle joue dans les +proverbes, dans les comédies, dans les tragédies. +Rousseau n'avait sans doute pas prévu tous ces +résultats, mais n'en avait-il pas préconisé le principe: +l'art de plaire?</p> + +<p>Une disciple de Rousseau, Mlle Phlipon, la future +Mme Roland, parut donner un fondement plus +solide à l'éducation des femmes quand elle écrivit +un discours sur cette question proposée par l'Académie +de Besançon: Comment l'éducation des femmes +pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs. +Suivant la méthode de Rousseau, la jeune philosophe +juge que pour répondre à cette question il +faut suivre les indications de la nature. Cette méthode +lui fait découvrir que c'est par la sensibilité +que les femmes améliorent les hommes et leur +donnent le bonheur: c'est donc la sensibilité qu'il +faut développer et diriger en elles par une instruction +qui éclaire leur jugement. Développer la +sensibilité, c'est-à-dire le foyer le plus ardent et +le plus dangereux qui soit dans le coeur de la +femme! En vain, Mlle Phlipon prétend-elle régler +la marche du feu. Oui, avant l'incendie, on peut +et l'on doit diriger la flamme; mais quand tout +brûle, est-ce possible? Allumer l'incendie et se +croire la faculté de se rendre maître du feu, quelle +utopie!</p> + +<p>Telle est l'éducation par laquelle l'élève de +Rousseau prépare l'épouse et la mère éducatrice. +Tout ici, même l'exercice de la réflexion, doit concourir +à rendre la femme plus aimante et plus aimable. +N'est-ce pas encore; avec une plus généreuse +inspiration, le système de Rousseau: l'art +de plaire? Aussi, bien que Mlle Phlipon accorde à +l'instruction des femmes une place que l'<i>Emile</i> ne +lui avait pas attribuée, ses conclusions ne s'écartent +guère de celles de son maître. Non plus que +Rousseau d'ailleurs, elle ne sait leur donner une +valeur pratique. Elle avoue elle-même à la fin de +son discours qu'elle est «plus prompte à saisir +les principes» qu'elle n'est «habile à détailler les +préceptes <a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83"><sup>83</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" name="footnote83"></a><b>Note 83:</b><a href="#footnotetag83"> (retour) </a> M. Faugère a fait rechercher le manuscrit du discours de +Mme Roland, dans les archives de l'Académie de Besançon. Il a +publié ce travail inédit dans son édition des <i>Mémoires</i> de Mme Roland. +1864.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas dans la prédominance absolue de +la sensibilité, c'est dans l'harmonie du coeur et de +la raison qu'est le secret de la véritable éducation, +mais il n'appartient pas à la philosophie naturelle, +de livrer ce secret.</p> + +<p>Tandis que les philosophes dissertaient sur l'éducation, +tandis que des mères mondaines s'essayaient +à appliquer les théories de Rousseau, +quelques familles, bien rares il est vrai, continuaient +de chercher les traditions éducatrices à +leur véritable source: le christianisme. J'aime à +remarquer ces traditions dans la postérité du +chancelier d'Aguesseau. Un esprit supérieur avait +toujours distingué les femmes de cette famille. La +femme et la soeur du chancelier nous apparaîtront +plus tard. Sa fille aînée, la future comtesse de +Chastellux, reçut chez les dames de Sainte-Marie +de la rue Saint Jacques, une solide instruction. +Rentrée dans sa famille, elle se livra d'elle-même +à de fortes études. Son père l'y encourageait: +«J'espère, lui écrivait-il, que vous humilierez par +vos réponses la vanité de vos frères, qui croient +être d'habiles gens, et que vous leur ferez voir que +la science peut être le partage des filles comme des +hommes.» Ce serait là un avis un peu téméraire +s'il ne trouvait son correctif dans cette autre +phrase: «Ce que je trouve de beau en vous, ma +chère fille, c'est que vous ne dédaignez pas de descendre +du haut de votre érudition, pour vous abaisser +à faire tourner un rouet.» Plus tard, le chancelier +s'intéressait à la prédilection que sa petite-fille, +Mlle Henriette de Fresnes, avait pour l'histoire +ancienne et particulièrement pour ce qui concernait +l'Égypte. Il se plaisait au style de cette jeune +personne, mais il la félicitait aussi de garder le +goût des occupations ménagères: «Je suis ravi +de voir que vous savez <i>pâtisser</i> aussi bien qu'écrire, +et que vous cherchez de bonne heure à imiter +les moeurs des femmes et des filles des patriarches. +Vous me permettrez cependant de préférer toujours +les ouvrages de votre esprit à ceux de vos doigts<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84"><sup>84</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" name="footnote84"></a><b>Note 84:</b><a href="#footnotetag84"> (retour) </a> D'Aguesseau, <i>Lettres inédites</i>. A Mlle d'Aguesseau, 13 octobre +1712; à Mlle Henriette de Fresnes, 4 janvier et 27 février 1745; +et dans le même ouvrage, <i>Essai sur la vie de Mme la comtesse de +Chastellux</i>, par Mme la marquise de la Tournelle, sa fille.</blockquote> + +<p>Mlle Henriette de Fresnes. qui devint la duchesse +d'Ayen, trouvait donc, dans les traditions de sa famille, +une plus sûre méthode d'éducation que +celle de l'<i>Émile</i>. Elle l'applique avec la sollicitude +maternelle la plus éclairée. En élevant ses +cinq filles, la duchesse fortifie leur jugement, +fait planer leurs âmes au-dessus des intérêts terrestres, +et leur apprend qu'il faut tout sacrifier à la +vertu. Elle lit avec ses filles les pages les plus éloquentes +des anciens et des modernes, ainsi que les +plus belles oeuvres de la poésie. Elle forme elle-même +ces admirables mères qui, à travers la tourmente +de la Révolution, gardent ses enseignements +pour les transmettre à notre siècle: Mme de La +Fayette, Mme de Montagu; Mme de Montagu qui disait +à ses filles que «la vérité ne nous est pas donnée +seulement pour orner notre esprit, mais pour être +pratiquée<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85"><sup>85</sup></a>.» Belle définition qui résume tout ce +que la vieille éducation française nous a donné de +meilleur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" name="footnote85"></a><b>Note 85:</b><a href="#footnotetag85"> (retour) </a> Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.</blockquote> + +<p>Du XVIe au XVIIIe siècles, quelles jeunes filles produira +d'une part l'éducation mondaine, de l'autre +l'éducation domestique?</p> + +<p>Au XVIe siècle, la première de ces éducations nous +offre, dans son expression typique, la fille d'honneur +attachée à une reine ou à une princesse. Elle figure +dans les ballets, elle assiste aux tournois; ou, bien, +à cheval, la plume au vent, elle escorte avec ses +compagnes la litière d'une royale voyageuse. Elle +porte gaiement la vie, la mort même; et, vaillante, +elle fait de sa tendresse le prix de la valeur guerrière. +Mais, dans l'<i>escadron volant</i> de Catherine de +Médicis, elle met à moins haut prix son amour, et +sert l'astucieuse politique de la reine pour séduire +les hommes qu'il faut gagner<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86"><sup>86</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" name="footnote86"></a><b>Note 86:</b><a href="#footnotetag86"> (retour) </a> Brantôme, les deux livres des <i>Dames</i>; Marguerite de Valois, +reine de France et de Navarre, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>La légèreté des filles d'honneur pouvait aller +jusqu'à la plus effroyable immoralité. Brantôme +nous en donne des preuves suffisantes. Ne nous +montre-t-il pas de ces jeunes filles buvant dans une +coupe où un prince a fait graver les scènes les +plus immorales! Si quelques-unes de ces jeunes +filles détournent les yeux, d'autres regardent effrontément, +échangent tout haut d'ignobles réflexions, +et osent même étudier les infâmes leçons qui leur +sont présentées<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87"><sup>87</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" name="footnote87"></a><b>Note 87:</b><a href="#footnotetag87"> (retour) </a> Brantôme, <i>Second livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Sous Louis XIV, la dépravation, pour être moins +éhontée, n'en existe pas moins parmi les filles +d'honneur. Elles sont exposées ou s'exposent elles-mêmes +aux hommages outrageants. La maréchale +de Navailles est obligée de faire murer l'escalier +qui mène le jeune roi chez les filles d'honneur.</p> + +<p>Mais dans les familles demeurées patriarcales, +d'autres habitudes préparent dans la jeune fille la +gardienne du foyer. Au sein de l'austère retraite où +la protège l'honneur domestique, elle verra dans +la vie, non cette fête perpétuelle que rêvent les +filles de la cour, mais une rude épreuve à laquelle +elle doit préparer son âme.</p> + +<p>Dans les familles même qui ne prennent de la +cour que l'élégance et qui en repoussent la corruption, +la jeune fille conserve cette grâce suave et +chaste, cette dignité et cette simplicité, cette douceur +et cette force morale que lui avait donnée le +moyen âge. Il s'y joint même quelque chose de +plus dans ce milieu d'une distinction souveraine. +Quand, aux attraits de la vierge chrétienne, venaient +s'unir les dons exquis de l'intelligence, le +charme des nobles manières et du gracieux parler, +on avait dans son expression la plus accomplie le +type de la jeune fille française.</p> + +<p>Au XVIe siècle et au commencement du XVIIe, les +luttes du temps font souvent prédominer chez la +jeune fille la force sur la douceur. Corneille dut +peindre d'après nature ces <i>adorables furies</i> qui, tout +entières à la vengeance d'un père, immolent à cette vengeance +leurs plus tendres sentiments, et sacrifient +à un faux point d'honneur les lois de la miséricorde, +celles de la justice même. Mais, à côté de ces +natures ardentes, le doux type de la jeune fille +subsiste toujours, et des temps plus calmes permettront +de le voir plus souvent dans sa paisible +sérénité. Racine l'avait sous les yeux en dessinant +Iphigénie. Molière le respecta généralement dans +ses comédies. Nobles ou bourgeoises, la plupart de +ses jeunes filles, gracieuses et modestes comme +Iphigénie, ont comme celle-ci la tendresse filiale, +le respect de la volonté paternelle, la force des généreuses +renonciations. Sans doute le poète comique +ne leur demande pas d'immoler leur vie,—ce +n'était pas son rôle,—mais elles savent sacrifier +leurs sentiments les plus chers au souvenir +d'un père, au repos d'un fiancé. Nous retrouverons +encore cette touchante figure de la jeune fille française +dans la société artificielle du XVIIIe siècle, +cette société, tour à tour, et même à la fois, sentimentale +et spirituellement légère; et Bernardin de +Saint-Pierre immortalisera dans sa Virginie ce type +de la tendresse, du dévouement et de la céleste +pureté qui, devant une mort soudaine et terrible, +fait refuser à la jeune fille le salut qui l'alarme +dans les plus intimes délicatesses de sa pudeur.</p> + +<p>Et si nous passons dans la vie réelle, que de ravissantes +figures depuis ces jeunes filles du XVIe siècle +qui allient les plus humbles devoirs domestiques au +culte des lettres, jusqu'à ces nobles créatures du +XVIIe et du XVIIIe siècles, Louise de la Fayette, +Marthe du Vigean, Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, +anges de la terre qui s'envolent vers les +saintes régions du cloître sans que leurs blanches +ailes aient reçu la moindre poussière terrestre! Et, +au milieu de la tourmente révolutionnaire, que de +touchantes physionomies encore, depuis cette <i>Jeune +Captive</i> dont André Chénier recueillit, dans sa poésie +enchanteresse, les mélancoliques regrets et les +invincibles espoirs<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88"><sup>88</sup></a>; jusqu'à Madame Élisabeth de +France et ses glorieuses émules qui, devant l'échafaud, +immolent avec un sublime courage ces mêmes +regrets, ces mêmes espoirs, et prouvent que le pays +de Jeanne d'Arc n'a pas cessé d'enfanter des vierges-martyres!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" name="footnote88"></a><b>Note 88:</b><a href="#footnotetag88"> (retour) </a> Bien que l'héroïne de ce poëme, Mlle de Coigny, n'ait pas +gardé dans la suite de sa vie le charme que nous a révélé André +Chénier, elle est toujours restée, comme l'a dit M. Caro, la jeune +fille immortalisée par le poète, <i>la Jeune captive</i>. Caro, <i>la Fin +du XVIIIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Sans doute, comme nous l'avons remarqué, les +tendresses du foyer seront souvent comprimées +pour la jeune fille. Mais ces tendresses déborderont +plus d'une fois. On verra des Antigones soutenir +leurs parents infirmes<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89"><sup>89</sup></a>. L'amour filial, l'amour +fraternel auront leurs héroïnes, comme la généreuse +soeur de François Ier captif, comme la duchesse +de Sully pendant la Fronde, Mlle de Sombreuil +et Mlle Cazotte pendant la Révolution.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" name="footnote89"></a><b>Note 89:</b><a href="#footnotetag89"> (retour) </a> Mme la baronne d'Oberkirch, <i>Mémoires; les savants Godefroy</i>. +Mémoires d'une famille, etc.</blockquote> + +<p>Mme de Miramion, qui n'avait que neuf ans lorsqu'elle +perdit sa mère, en devint malade de chagrin; +et toute sa vie, sa figure, de même que son +esprit, garda la mélancolique impression de ce +souvenir. Dès le jeune âge où elle fut privée de sa +mère, elle devait regretter de ne l'avoir pas assez +aimée<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90"><sup>90</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" name="footnote90"></a><b>Note 90:</b><a href="#footnotetag90"> (retour) </a> Récit de la vie de Mme de Miramion, écrit par elle-même, +d'après l'ordre de son directeur, M. Jolly, 1677. Bonneau-Avenant, +<i>Mme de Miramion</i>.</blockquote> + +<p>«En aimant ma mère, j'ai appris à aimer la +vertu, dira dans une maladie mortelle Mme de +Rastignac, fille de la duchesse de Doudeauville. +J'ai toujours cru entendre la voix de Dieu quand +elle me parlait, et en lui obéissant, c'est sa volonté +que j'ai cru faire.»</p> + +<p>Les terreurs de la mort agitent la jeune femme: +«Restez avec moi», dit-elle à l'admirable mère qui +a inspiré un tel éloge. «Restez avec moi; près de +vous je n'ai jamais rien redouté.» Comme l'enfant +bercé par sa mère, la malade s'endormait en +sentant veiller sur elle cette tendre sollicitude. +Mais la mort est là et va saisir sa proie. «Je remercie +Dieu en mourant de n'avoir pas eu dans le cours +de ma vie une seule pensée que je ne vous aie fait +connaître», dit Mme de Rastignac à sa mère.</p> + +<p>Elle va recevoir les sacrements: «Ce sera pour +ce soir,» dit-elle au saint prêtre qui l'assiste: «Je +désire épargner ce spectacle à la sensibilité de mes +parents, mais j'ai prié ma mère de s'y trouver, il +lui en coûterait trop de s'éloigner; d'ailleurs, j'ai +besoin de sa présence; elle est mon ange, elle est +ma vie, je croirai n'avoir rien fait de bien sans +elle; je dois à ses soins la prolongation de mes +jours, et mon salut à ses vertus<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91"><sup>91</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" name="footnote91"></a><b>Note 91:</b><a href="#footnotetag91"> (retour) </a> <i>Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville</i>. +Cette scène se passe en 1802; mais nous l'avons rattachée à l'ancienne +France, qui forma Mme de Rastignac.</blockquote> + +<p>Aux premiers temps de sa maladie, elle avait +pressenti sa fin prochaine. Jeune, charmante, adorée, +elle disait: «Je suis résignée à tout ce que +Dieu voudra, mais je conviens qu'il m'en coûterait +de quitter la vie.—Cela est simple, lui répondit-on, +à vingt et un ans, avec tous les avantages qui assurent +le bonheur.—Non, reprit-elle en riant, ce +ne sont pas là des biens, vous ne m'entendez pas.—Mais +vous êtes épouse et mère!—Ah! je +le sens plus vivement que jamais!... et je suis +fille<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92"><sup>92</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" name="footnote92"></a><b>Note 92:</b><a href="#footnotetag92"> (retour) </a> Même ouvrage.</blockquote> + +<p>«Et je suis fille!» Ce fut avec un déchirant +accent que la malade prononça ces paroles qui révélaient +que, pour cette angélique créature, l'amour +filial avait été le sentiment dominant de sa +vie.</p> + +<p>Toutefois le sévère principe romain de l'autorité +paternelle l'emportait généralement sur l'amour +dans les foyers de la vieille France. La tâche de +la jeune fille était particulièrement lourde dans +les familles nobles réduites à la pauvreté. Les +filles du logis tenaient souvent lieu de servantes. +A la ville, elles font le marché; elles travaillent +dans un grenier. A la campagne, elles respirent +du moins le grand air des champs, mais elles joignent +aux travaux du ménage les occupations de +la vie rurale. Il en est qui ont à surveiller «quelques +dindons, quelques poules, une vache, encore +trop heureuses d'avoir à en garder», dit Mme de +Maintenon qui, elle aussi, des sabots aux pieds, +une gaule à la main, avait gardé les dindons d'une +tante riche cependant, mais avare<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93"><sup>93</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" name="footnote93"></a><b>Note 93:</b><a href="#footnotetag93"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Conseils et instructions aux demoiselles +de Saint-Cyr pour leur conduite dans le monde</i>, édition de M. Lavallée. +Instructions de 1706 et de 1707. Mme de Staal de Launay +nous montre aussi ses deux futures belles-filles tenant le ménage +paternel. V. ses <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Une lettre écrite en 1671 et qui nous fait pénétrer +dans une gentilhommière normande, nous +initie à la rude existence que menaient les filles de +la maison:</p> + +<p>...Nous avons esté les mieux receus du monde +tant de M. mon oncle que de Mme ma tante et de +tous mes cousins et cousines... ils sont au nombre +de neuf. L'aisné est un garçon... après suivent +quatre filles... l'aisnée su nomme Nanette, 17 à +18 ans, de taille dégagée, assez grande, passablement +belle, fort adrette; elle fait avec sa cadette +suivante tout l'ouvrage de la maison; encore +dirigent-elles le manoir de la Fretelaye à demi-lieue +de là. Cette cadette, Manon, âgée de 15 ans, +trop grosse pour sa taille, est belle et a bonne +grâce, mais gagneroit à ne pas être tant exposée +au soleil en faisant tout le ménage de la maison. La +troisième, Margot, n'est ni belle ni bonne (13 à +14 ans), la quatrième, Cathos (dix ans), assez +bonne petite fille, presque sourde, a des yeux de +cochon, un nez fort camard, un teint tout taché +de brands de Judas. Suivent deux frères: Jean-Baptiste, +agé de huit ans, gros garçon qui aura +quelque jour bonne mine et promet quelque chose; +François, agé de sept ans, promettant moins et +méchant comme un petit démon, sec comme un +hareng soret... Vient après eux une fille de cinq +ans, nommée Madelon, qui ne sçait pas que nous +soyons partis, car elle en mourrait de déplaisir. +Le dernier, Pierrot, petit démon, a deux ans et +sept mois, tette encore, et donne à sa mère, luy +seul, plus de peyne que tous les autres... Pour +leurs habits, ils sont assez propres et honnestes +suivant que l'on se vestit dans le pays... les deux +filles ont des robes d'estamine de Lude avec des +jupes de serge de Londres fort propre<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94"><sup>94</sup></a>...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" name="footnote94"></a><b>Note 94:</b><a href="#footnotetag94"> (retour) </a> Lettre de Denis III Godefroy, 3 octobre 1671. <i>Les savants +Godefroy</i>. Mémoires d'une famille, etc.</blockquote> + +<p>Au milieu de cette nombreuse famille, de ces +enfants volontaires, on se représente ce qu'était +l'existence des jeunes ménagères! La vie active +qu'elles menaient nous semble au demeurant plus +heureuse que la vie comprimée qui était le partage +des jeunes filles riches.</p> + +<p>Sous l'humble toit paternel la fille du gentilhomme +pauvre était protégée par ces fermes principes +qui, dans leur rigueur même, sauvegardaient +sa dignité. Mais que de déceptions, que +d'amères tristesses pour la jeune fille qui, élevée +dans un milieu aristocratique, tombait dans la +misère sans être entourée d'une famille! Est-il +rien de plus navrant que la détresse de Mlle de +Launay, cette pauvre fille qui, réduite à la domesticité, +subit les humiliations de son nouvel état +devant les hommes même qui l'ont entourée +d'hommages, et essuie jusqu'aux insultants mépris +des autres caméristes qui n'ont ni son instruction, +ni ses talents, et qui se vengent de cette +infériorité en se moquant de son inaptitude à leur +métier<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95"><sup>95</sup></a>? Et que dire des malheureuses enfants qui, +bien plus à plaindre encore que Mlle de Launay, +sont livrées par un père ou par une mère qui exploite +leur honneur<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96"><sup>96</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" name="footnote95"></a><b>Note 95:</b><a href="#footnotetag95"> (retour) </a> Mme de Staal de Launay, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" name="footnote96"></a><b>Note 96:</b><a href="#footnotetag96"> (retour) </a> Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>; Mme Campan, +<i>Souvenirs</i>, portraits, anecdotes.</blockquote> + +<p>Quant aux filles de familles riches, quel sort les +attendait?</p> + +<p>Bien qu'au XVIe siècle le droit romain ait triomphé +du droit germain, le droit d'aînesse échappe à +cette influence, et généralement aussi, les filles +sont, comme les cadets, sacrifiées à l'aîné de leurs +frères, et ne reçoivent qu'une dot<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97"><sup>97</sup></a>. Néanmoins, +cette dot paraît encore trop lourde à bien des familles +qui se débarrasseront de cette charge au +moyen du couvent. C'est avec une généreuse indignation +que Bourdaloue flétrira le crime de ces +parents qui, forçant les vocations, osent jeter à +Dieu des coeurs qu'il n'a pas lui-même appelés: +L'établissement de cette fille coûterait; sans +autre motif, c'est assez pour la dévouer à la religion. +Mais elle n'est pas appelée à ce genre de vie: +il faut bien qu'elle le soit, puisqu'il n'y a point +d'autre parti à prendre pour elle. Mais Dieu ne la +veut pas dans cet état: il faut supposer qu'il l'y +veut, et faire comme s'il l'y voulait. Mais elle n'a +nulle marque de vocation: c'en est une assez +grande que la conjoncture présente des affaires et +la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu'elle +n'a pas cette grâce d'attrait: cette grâce lui viendra +avec le temps, et lorsqu'elle sera dans un lieu +propre à la recevoir. Cependant on conduit cette +victime dans le temple, les pieds et les mains liés, +je veux dire dans la disposition d'une volonté +contrainte, la bouche muette par la crainte et le +respect d'un père qu'elle a toujours honoré. Au +milieu d'une cérémonie brillante pour les spectateurs +qui y assistent, mais funèbre pour la personne +qui en est le sujet, on la présente au prêtre +et l'on en fait un sacrifice qui, bien loin de glorifier +Dieu et de lui plaire, devient exécrable à ses +yeux et provoque sa vengeance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" name="footnote97"></a><b>Note 97:</b><a href="#footnotetag97"> (retour) </a> J'ai longuement étudié la situation de la femme devant le +droit romain et le droit germain dans mon ouvrage: <i>la Femme +française au moyen âge</i>, actuellement sous presse.</blockquote> + +<p>Ah! Chrétiens, quelle abomination! Et faut-il +s'étonner, après cela, si des familles entières sont +frappées de la malédiction divine? Non, non, disait +Salvien, par une sainte ironie, nous ne sommes +plus au temps d'Abraham, où les sacrifices +des enfants par les pères étaient rares. Rien maintenant +de plus commun que les imitateurs de ce +grand patriarche. On le surpasse même tous les +jours: car, au lieu d'attendre comme lui l'ordre du +ciel, on le prévient... Mais bientôt corrigeant sa +pensée: Je me trompe, mes frères, reprenait-il; +ces pères meurtriers ne sont rien moins que les +imitateurs d'Abraham; car ce saint homme voulut +sacrifier son fils à Dieu: mais ils ne sacrifient leurs +enfants qu'à leur propre fortune, et qu'à leur +avare cupidité<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98"><sup>98</sup></a>...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" name="footnote98"></a><b>Note 98:</b><a href="#footnotetag98"> (retour) </a> Bourdaloue, <i>Sermon pour le premier dimanche après l'Épiphanie</i>. +Sur les devoirs des pères par rapport à la vocation de +leurs enfants.</blockquote> + +<p>La Bruyère n'est pas moins énergique: «Une +mère, je ne dis pas qui cède et qui se rend à la +vocation de sa fille, mais qui la fait religieuse, se +charge d'une âme avec la sienne, en répond à +Dieu même, en est la caution: afin qu'une telle +mère ne se perde pas, il faut que sa fille se +sauve<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99"><sup>99</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" name="footnote99"></a><b>Note 99:</b><a href="#footnotetag99"> (retour) </a> La Bruyère, XIV, <i>De quelques usages</i>. Dans l'alinéa suivant +le moraliste parle d'une jeune fille que son père, joueur ruiné, fait +religieuse, et qui n'a d'autre vocation «que le jeu de son père.» +Mme de Maintenon et la duchesse de Liancourt s'élèvent aussi +contre les vocations forcées. Mme de Maintenon, <i>Lettres et Entretiens</i>, +60. Instruction aux demoiselles de la classe bleue, janvier +1695; la duchesse de Liancourt, <i>Règlement donné par une dame de +haute qualité</i> à M*** (Mlle de la Roche-Guyon), <i>sa petite fille, +pour sa conduite et celle de sa maison. Avec un mitre règlement +que cette dame avait dressé pour elle-même.</i> Paris, 1718. (Sans nom +d'auteur.)</blockquote> + +<p>Si les parents ne mettent pas leurs filles au couvent, +ils pourront les empêcher de se marier, dussent-ils, +comme le fit le duc de la Rochefoucauld, +les laisser végéter dans un coin séparé de la demeure +paternelle, et réduire même l'une d'elles à +épouser secrètement un ancien domestique de la +maison, devenu un courtisan célèbre<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100"><sup>100</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" name="footnote100"></a><b>Note 100:</b><a href="#footnotetag100"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, éd. de M. Chérnel, t. II, ch. XXXVII; +VI, XXIII.</blockquote> + +<p>Ces abus n'existaient pas dans les familles où +régnait l'esprit chrétien. Mère de neuf filles, la +maréchale de Noailles né voulut forcer la vocation +d'aucune d'elles. Une seule reçut l'appel divin et +y répondit<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101"><sup>101</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" name="footnote101"></a><b>Note 101:</b><a href="#footnotetag101"> (retour) </a> E. Bertin, <i>les Mariages dans l'ancienne société française</i>.</blockquote> + +<p>Dans ces pieuses familles, les filles sont dotées +par leur père, soit de son vivant, soit par disposition +testamentaire. On en voit même qui, +conformément au droit romain, reçoivent du +testament paternel une part égale à celle de +leurs frères. Tel exemple nous est offert dans +la famille des Godefroy. Nous voyons aussi dans +cette famille une fille tendrement dévouée à ses +parents et qui reçoit de sa mère «en avancement +d'hoirie deux rentes au capital de 10,400 +livres.» Son père lui avait déjà légué «hors part,» +divers domaines; et cependant elle avait des +frères<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102"><sup>102</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" name="footnote102"></a><b>Note 102:</b><a href="#footnotetag102"> (retour) </a> <i>Les savants Godefroy</i>. Mémoires d'une famille, etc.</blockquote> + +<p>A la mort du père, le fils aîné devient chef de la +famille. Plus d'un se souvient que le testament de +son père a légué ses soeurs à sa tendresse. Plus +d'un aussi sans doute, selon la touchante pensée +de Mme du Plessis-Mornay, témoignera à ses soeurs +par son amour fraternel, l'amour filial que lui inspirait +une mère regrettée<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103"><sup>103</sup></a>. Chef de la maison, le +frère aîné dote sa soeur. Dans une famille pauvre +des frères se cotisent pour remplir ce devoir. Par +testament le frère lègue à la soeur des rentes viagères +ou autres<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104"><sup>104</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" name="footnote103"></a><b>Note 103:</b><a href="#footnotetag103"> (retour) </a> Mme du Plessis-Mornay, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" name="footnote104"></a><b>Note 104:</b><a href="#footnotetag104"> (retour) </a> Les frères du Laurens. Manuscrit de Jeanne du Laurens. Ch. +de Ribbe, <i>une Famille au XVIe siècle</i>; id., <i>les Familles et la Société +en France avant la Révolution; les savants Godefroy</i>.</blockquote> + +<p>La fille n'a-t-elle pas de frère et le père a-t-il +désigné dans sa famille un héritier, elle épouse +celui ci, fût-ce un oncle âgé.</p> + +<p>Si le droit d'aînesse a échappé à l'influence du +droit romain, ce dernier domine dans la condition +de la femme, surtout au XVIe siècle. A cette époque +le sénatus-consulte Velléien qui défend à la +femme de s'engager pour autrui, règne aussi bien +dans les pays de droit coutumier que dans les +pays de droit écrit. L'ordonnance de 1606 l'abrogera +implicitement; mais cette ordonnance ne +sera pour ainsi dire appliquée que dans les provinces +du centre. Louis XIV en étendra l'application +sans toutefois la rendre générale<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105"><sup>105</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" name="footnote105"></a><b>Note 105:</b><a href="#footnotetag105"> (retour) </a> Gide, <i>Étude sur la condition privée de la femme dans le +droit ancien et moderne et en particulier sur le sénatus-consulte +Velléien</i>. Paris, 1867.</blockquote> + +<p>Les pactes nuptiaux subissent aussi l'influence +romaine, tout en gardant le principe germain de +la communauté. Suivant que les pays sont de droit +coutumier ou de droit écrit, ce régime prévaut +dans les premiers et le régime dotal dans les seconds<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106"><sup>106</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" name="footnote106"></a><b>Note 106:</b><a href="#footnotetag106"> (retour) </a><p>Un jurisconsulte a établi en France quatre espèces de pays +sous le rapport de la communauté: 1° les pays de droit coutumier, +principalement ceux que régissait la coutume de Paris ou +d'Orléans; «là, la communauté était le droit commun, à défaut +de stipulation contraire...</p> + +<p>«2° D'autres pays coutumiers, tels que ceux de Bretagne, d'Anjou, +du Maine, de Chartres et du Perche; là, la communauté ne +formait le droit commun que si le mariage avait duré <i>an</i> et <i>jour</i>.</p> + +<p>«3° Les pays de droit écrit; là, la communauté n'avait lieu +qu'en cas de stipulation expresse; le régime dotal était le droit +commun;</p> + +<p>«4° Le pays de Normandie, où il n'était pas même permis de +stipuler le régime de la communauté (art. 330, 389 de la coutume). +Armand Dalloz jeune. <i>Dictionnaire général et raisonné de législation +et de jurisprudence</i>, t. I. <i>Communauté</i>.</p></blockquote> + +<p>Nous voyons dans certains contrats la dotalité +romaine se mêler à la communauté coutumière. +Mais c'est la loi romaine qui l'emporte quand elle +défend aux époux, après leur mariage, les dons, +les avantages, les contrats mutuels.</p> + +<p>Comme le remarque M. Gide, l'autorité maritale +s'affaiblit par les restrictions que subit le régime +de la communauté. Cependant les romanistes +d'alors ont une si faible idée de la capacité féminine, +qu'ils s'accommodent d'un élément germain, +le pouvoir marital, «pour en faire une sorte de +tutelle à la romaine.» L'épouse devient une pupille, +non plus, comme dans la communauté coutumière, +à cause de sa faiblesse physique, mais à +cause de l'infériorité morale que lui attribue l'esprit +romain. Cette tutelle est pour la femme, aux +yeux des romanistes, «un droit et un bénéfice.»</p> + +<p>Si l'épouse agit seule, la loi juge que c'est sans volonté +suffisante. La femme elle-même peut «attaquer +le contrat.» Mais la tutelle n'étant plus maintenue +que dans l'intérêt de l'épouse, ne rend plus +le mari maître des biens du ménage, comme il +l'était dans l'ancienne communauté coutumière.</p> + +<p>La communauté n'est donc plus une suite nécessaire +du pouvoir marital. «Elle ne résulta plus +que des conventions nuptiales qui purent, au gré +des parties, la restreindre ou l'exclure<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107"><sup>107</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" name="footnote107"></a><b>Note 107:</b><a href="#footnotetag107"> (retour) </a> Gide, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Tant que les familles vivent sur leurs terres ou +mènent dans les villes une existence modeste, les +dots sont faibles. Au XVIe siècle, 60,000 livres constituent +une dot considérable. Ceux qui alors recherchaient +les grosses dots en furent punis par +les caprices impérieux de leurs riches compagnes: +«Pourtant, dit Montaigne, treuve le peu d'advancement +à un homme de qui les affaires se portent +bien, d'aller chercher une femme qui le charge +d'un grand dot; il n'est point de debte estrangiere +qui apporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs +ont communément suyvi ce conseil bien +à propos, et moy aussi<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108"><sup>108</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" name="footnote108"></a><b>Note 108:</b><a href="#footnotetag108"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, I. II, ch. VIII. Comp. au siècle suivant, +La Bruyère, XIV.</blockquote> + +<p>La mère d'André Lefèvre d'Ormesson reçut en +1559 une dot de 10,000 livres. Son fils, qui nous +l'apprend, dit à ce sujet «que son père avoit recherché +le support et l'alliance, plus que les richesses<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109"><sup>109</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" name="footnote109"></a><b>Note 109:</b><a href="#footnotetag109"> (retour) </a> Cité par M. de Ribbe, <i>les Familles et la Société en France +avant la Révolution</i>.</blockquote> + +<p>Une autre famille de robe, celle des Godefroy, +nous montre la progression des dots depuis le +XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. En 1535, la +fille de Pierre Lourdet, «pourvu d'une charge +dans la maison Royale,» apporte en dot, à Léon +Godefroy de Guignecourt, «un capital de 4,000 livres +tournois, un demi-arpent de vignes à Antony, +le quart d'une maison rue de la Bucherie, +quelques menues rentes, quatre cents livres de +biens meubles et <i>deux robes</i>, l'une d'escarlatte, +l'autre noire. Le contrat lui assure un douaire de +cent soixante livres de rente s'il y a enfants, de +deux cents au cas contraire, rachetable sur le pied +du denier dix.»</p> + +<p>En 1610, Théodore Godefroy épouse Anne +Janvyer, fille d'un conseiller secrétaire du roi, et +celle-ci lui apporte 6,000 livres tournois. Son fils +se marie en 1650 avec la fille d'un écuyer, Geneviève +des Jardins dont la dot, considérée comme +modique, est évaluée à 14,000 livres; il est vrai +que dans ce chiffre ne figurent que 4,000 livres +d'argent comptant; des rentes diverses, des meubles, +du linge, de la vaisselle forment le reste de +la dot. En 1687, la fille de ce Godefroy, Marie-Anne, +a 10,000 livres de dot, plus 1,000 livres de +meubles et de hardes qui lui appartiennent: +«Chacun des époux met un tiers de son apport +dans la communauté. Un préciput de 1,200 livres en +deniers ou meubles est réservé au prémourant. La +veuve aura un douaire de 400 livres de rentes et +l'habitation dans la maison seigneuriale de Champagne.» +Alors que Marie-Anne était toute jeune +fille, un mariage manqua pour elle, faute de +1,000 écus de dot. Son frère, Jean Godefroy +d'Aumont, épouse en 1694 une femme dont la dot +est de 16,000 florins que représentent des terres, +des rentes et quelque peu d'argent comptant. Le +contrat assure une pension à l'époux survivant.</p> + +<p>Au XVIIIe siècle les dots sont beaucoup plus considérables. +En 1720, Claude Godefroy du Marchais, +frère de Marie-Anne et de Jean Godefroy, s'unit +à une fille de robe qui lui apporte, avec une dot de +36,000 livres provenant de la succession paternelle +et de ses épargnes, 15,000 florins que sa mère lui +donne en avancement d'hoirie. Comme son fiancé, +elle met «18,000 livres dans la communauté. Le +survivant pourra prélever sur les meubles un préciput +de 6,000 livres en argent ou en nature +à son choix et après estimation. Si c'est la femme, +elle retirera en plus ses habits, linge, et bijoux, +et aura un douaire de 1,500 livres de rente.» +En 1769, la fille de Godefroy de Maillart a une +dot de 150,000 livres en meubles et en immeubles<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110"><sup>110</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" name="footnote110"></a><b>Note 110:</b><a href="#footnotetag110"> (retour) </a> <i>Les savants Godefroy</i>, Mémoires d'une famille pendant les +XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.</blockquote> + +<p>Ces divers contrats sont d'autant plus curieux +que certains d'entre eux nous offrent la combinaison +de la communauté coutumière et de la dotalité +romaine.</p> + +<p>Nous avons remarqué que c'est une famille de +robe qui nous a offert, avec ces contrats, les +chiffres qui établissent la progression des dots, du +XVIe siècle au XVIIIe. Dans la noblesse de cour, sous +Louis XIV, une dot de 60,000 francs, cette dot qui +était considérable au XVIe siècle, est regardée +comme bien modique. On voit des dots de 200,000, +300,000, 400,000 francs. Mais ces grosses dots +sont néanmoins des exceptions. Aussi les filles qui +les apportent sont-elles ardemment convoitées à +cette époque où le luxe de la vie des cours entraîne +aux folles dépenses. Le gentilhomme endetté recherche +l'héritière. Une fille laide, bossue, mais +grandement dotée, trouve «non seulement un +mari, mais un ravisseur<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111"><sup>111</sup></a>.» Un jeune homme +épousera une vieille femme riche, quitte à la maltraiter +si elle ne meurt pas assez vite après l'avoir +enrichi et l'avoir délivré de ses créanciers<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112"><sup>112</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" name="footnote111"></a><b>Note 111:</b><a href="#footnotetag111"> (retour) </a> Ernest Bertin, <i>les Mariages dans l'ancienne société française</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" name="footnote112"></a><b>Note 112:</b><a href="#footnotetag112"> (retour) </a> La Bruyère, XIV.</blockquote> + +<p>En général cependant, c'est plutôt par ambition +que par avarice que les gentilshommes se marient +au XVIIe siècle. Eux aussi, ils cherchent, comme au +XVIe siècle, «le support et l'alliance», mais c'est +surtout pour parvenir plus rapidement aux honneurs. +Laide et contrefaite, Mlle de Roquelaure +avait été enlevée par un Rohan qui convoitait sa +dot. Laide et contrefaite, la fille du duc de Saint-Simon +est recherchée par un prince de Chimay qui +épouse en elle le crédit de son père. «Cruellement +vilaine» était la seconde fille de Chamillart, +et cependant le pouvoir d'un père ministre lui +donna un attrait qui fit d'elle une duchesse de la +Feuillade. Il est vrai que si le mari qui lui apportait +ce titre avait une laideur plus agréable que la +sienne, il était plus affreux au moral qu'elle ne +pouvait l'être au physique<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113"><sup>113</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" name="footnote113"></a><b>Note 113:</b><a href="#footnotetag113"> (retour) </a> Saint-Simon. <i>Mémoires</i>, t. II, ch. XXVI; IV, XII, XX; Bertin, +<i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Ajoutons cependant qu'au XVIIe et au XVIIIe siècles, +dans la chasse aux maris, les parents des +filles à marier se montrent plus âpres encore que +les hommes à marier. Pour établir une fille, surtout +quand elle est peu ou point dotée, que de +calculs, que d'intrigues! Un homme fût-il vieux, +infirme, laid à faire peur; fût-ce un brutal, un +libertin, un pillard, un déserteur, c'est un mari que +recherchent les plus illustres familles, surtout s'il +est duc, si sa femme doit avoir tabouret à la cour<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114"><sup>114</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" name="footnote114"></a><b>Note 114:</b><a href="#footnotetag114"> (retour) </a> E. Bertin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Pour ne point manquer un parti, on fiance et +l'on marie une enfant. La plus riche héritière de +France, Marie d'Alègre, est fiancée à huit ans au +marquis de Seignelay. Il y a des mariées de douze +ans, de treize ans. La duchesse de Guiche, fille de +Mme de Polignac, sera mère à quatorze ans et un +mois<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115"><sup>115</sup></a>. Il y avait de si petites mariées qu'il fallait +les porter à l'église. On les prenait «au col.» C'est +ainsi que la fille de Sully fut menée en 1605 au +temple protestant. «Présentez-vous cette enfant +pour être baptisée?» demanda malicieusement le +ministre Moulin<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116"><sup>116</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" name="footnote115"></a><b>Note 115:</b><a href="#footnotetag115"> (retour) </a> Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" name="footnote116"></a><b>Note 116:</b><a href="#footnotetag116"> (retour) </a> E. Bertin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Au siècle précédent, Jeanne d'Albret avait ainsi +été portée à l'autel, bien qu'elle fût d'âge à pouvoir +marcher. Brantôme prétend qu'elle en était +empêchée par le poids de ses pierreries et de sa robe +d'or et d'argent. Mais cette petite fille de douze +ans, que l'on avait fouettée tous les jours pour obtenir +son consentement à son mariage, et qui, avec +une énergie précoce, avait publiquement protesté +contre la violence qui lui était faite, pouvait avoir +des motifs particuliers pour ne point aller librement +à l'autel<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117"><sup>117</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" name="footnote117"></a><b>Note 117:</b><a href="#footnotetag117"> (retour) </a> Protestation de Jeanne d'Albret, au sujet de son mariage avec +le duc de Clèves, pièce reproduite par M. Génin, à la suite des +<i>Nouvelles lettres de la reine de Navarre</i>. Paris, 1842; Brantôme, +<i>Premier livre des Dames</i>, Marguerite d'Angoulesme.</blockquote> + +<p>«Madame, votre fille est bien jeune», dit +Louis XIV à la duchesse de la Ferté qui lui soumet +un projet de mariage pour cette enfant âgée de +douze ans.—«Il est vrai, Sire; mais cela presse, +parce que je veux M. de Mirepoix, et que dans +dix ans, quand Votre Majesté connaîtra son mérite, +et qu'Elle l'aura récompensé, il ne voudrait plus +de nous.» En narrant cet épisode à sa fille, Mme de +Sévigné ajoute: «Voilà qui est dit. Sur cela on +veut faire jeter des bans, avant que les articles +soient présentés.» Dans d'autres lettres, la spirituelle +marquise parle de «cette enfant de douze +ans,... toute disproportionnée à ce roi d'Éthiopie.... +La petite enfant pleure; enfin, je n'ai jamais vu +épouser une poupée, ni un si sot mariage: n'était-ce +pas aussi le plus honnête homme de France<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118"><sup>118</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" name="footnote118"></a><b>Note 118:</b><a href="#footnotetag118"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i> à Mme de Grignan, 10, 19, 31 janvier 1689.</blockquote> + +<p>Trop heureuse encore la petite fille que l'on ne +mariait pas à un vieillard perdu de vices<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119"><sup>119</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" name="footnote119"></a><b>Note 119:</b><a href="#footnotetag119"> (retour) </a> E. Bertin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Bien des fois le marié est lui-même un enfant. +Lorsque Mlle de Montmirail, âgée de quinze ans, +mais déjà en plein développement de force et de +beauté, épouse M. de la Rochefoucauld, frêle enfant +de quatorze ans à peine, le pauvre petit marié, +tout en se mettant sur la pointe des pieds, n'atteint +pas à l'épaule de sa belle fiancée; et l'exiguïté de +sa taille fait d'autant plus rire les assistants que +les Cent-Suisses qui figurent à la fête nuptiale sont +pour le moins hauts de six pieds<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120"><sup>120</sup></a>. Plus comique +encore fut ce petit prince de Nassau marié à douze +ans à Mlle de Montbarey, qui en avait dix-huit. +Tandis qu'un poète célébrait dans un épithalame +les transports de l'heureux époux, celui-ci, furieux +d'être marié, repoussait sa femme «avec une +brusquerie d'enfant, mal élevé;» et exaspéré +d'être un objet de curiosité, «pleurait du matin +au soir... Le marié ne voulut pas danser avec sa +femme, au bal; il fallut lui promettre le fouet s'il +continuait à crier comme une chouette, et lui +donner au contraire un déluge d'avelines, de pistaches, +de dragées de toutes sortes, pour qu'il consentît +à lui donner la main au menuet. Il montrait +une grande sympathie pour la petite Louise de +Dietrich, jolie enfant plus jeune encore que lui, +et retournait auprès d'elle aussitôt qu'il pouvait +s'échapper<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121"><sup>121</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" name="footnote120"></a><b>Note 120:</b><a href="#footnotetag120"> (retour) </a> <i>Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" name="footnote121"></a><b>Note 121:</b><a href="#footnotetag121"> (retour) </a> Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Lorsque des enfants étaient ainsi mariés, on ne +les réunissait que plus tard à leurs conjoints. On +connaît la jolie histoire du duc de Bourbon, +l'<i>Amoureux de quinze ans</i>, qui enlève du couvent sa +jeune compagne.</p> + +<p>Bien qu'au XVIIe siècle on recherche plus dans +le mariage l'alliance que la fortune, nous avons +vu que le faste de la cour rendait plus nécessaire +que jamais le besoin d'argent. Alors déjà il y a +des unions vénales qui deviendront de plus en +plus nombreuses dans le XVIIIe siècle. Les filles +nobles n'étant guère dotées pour la plupart, on se +rabat sur les filles de la robe, on descend jusqu'aux +filles de la finance. Quelles proies que ces dots qui +varient de 400,000 livres à un million! Pour les +obtenir, que de bassesses! Les plus grands noms +s'allient à la finance, la fille du financier fût-elle +laide, son père fût-il un escroc! La petite-fille +d'une fruitière, la fille d'une femme de chambre et +d'un charretier enrichi devient duchesse<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122"><sup>122</sup></a>. Elle a +les honneurs du Louvre; à la cour, le tabouret; +sur son carrosse, l'impériale de velours rouge à +galerie dorée; dans sa maison, «le dais et la salle +du dais.» Elle entrera «à quatre chevaux dans +les cours des châteaux royaux.» Le souverain l'embrassera +à sa présentation. Les deuils du roi seront +les siens: «lorsque le roi drape», elle a «le droit +de draper aussi<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123"><sup>123</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" name="footnote122"></a><b>Note 122:</b><a href="#footnotetag122"> (retour) </a> E. Bertin, <i>les Mariages dans l'ancienne France</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" name="footnote123"></a><b>Note 123:</b><a href="#footnotetag123"> (retour) </a> Pour <i>les honneurs du Louvre</i>, voir Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Une ancienne lingère, veuve d'un trésorier et +receveur général, devient duchesse et maréchale, +et par son dernier mariage, non reconnu, il est +vrai, femme d'un roi de Pologne<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124"><sup>124</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" name="footnote124"></a><b>Note 124:</b><a href="#footnotetag124"> (retour) </a> La maréchale de l'Hôpital, remariée secrètement à Jean-Casimir, +roi de Pologne. Saint-Simon, t. VI, ch. xii; E. Bertin, +<i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Dans une lettre adressée à sa fille, Mme de +Sévigné dit de son fils: «Je lui mande de venir +ici; je voudrais le marier à une petite fille qui est +un peu juive de son <i>estoc</i>; mais les millions nous +paraissent de bonne maison<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125"><sup>125</sup></a>.» Malgré son orgueil, +Mme de Grignan était absolument de l'avis de sa +mère. Les millions lui paraissent de très bonne +maison et elle marie son fils à la fille d'un financier, +Mlle de Saint-Amand. «Mme de Grignan, en la +présentant au monde, en faisait ses excuses; et +avec ses minauderies, en radoucissant ses petits +yeux, disait qu'il fallait de temps en temps du +fumier sur les meilleures terres<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126"><sup>126</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" name="footnote125"></a><b>Note 125:</b><a href="#footnotetag125"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i>, 13 octobre 1675.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" name="footnote126"></a><b>Note 126:</b><a href="#footnotetag126"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, t. III, ch. x.</blockquote> + +<p>Nous savons que pour épouser une noble héritière, +un prince ne reculait pas devant un rapt. De +même un gentilhomme enlèvera la fille d'un ancien +laquais, devenu trésorier général: une enfant de +douze ans<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127"><sup>127</sup></a>. Pas plus pour les filles de la finance +que pour celles de la noblesse, l'âge ne saurait +être un obstacle aux vues intéressées de leurs +poursuivants. Un fils de duc, un Villars-Brancas, +âgé de trente-trois ans, a une fiancée de trois ans! +C'est la fille d'un ancien peaussier, André le Mississipien. +Pour toucher la dot, le fiancé n'attend +pas que la fiancée ait l'âge des épousailles. Il +reçoit immédiatement 100,000 écus comptant; une +pension de 20,000 livres lui sera payée jusqu'au +jour du mariage. En cas de rupture, il ne restituera +rien. La dot définitive, promise pour le jour +du mariage, devra se chiffrer par millions. «Mais,» +dit Saint-Simon, «l'affaire avorta avant la fin de +la bouillie de la future épouse, par la culbute de +Law<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128"><sup>128</sup></a>.» La fiancée fut délaissée; mais les +acomptes de la dot restaient aux Brancas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" name="footnote127"></a><b>Note 127:</b><a href="#footnotetag127"> (retour) </a> E. Bertin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" name="footnote128"></a><b>Note 128:</b><a href="#footnotetag128"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, t. XI, ch. xx.i.</blockquote> + +<p>La vanité des familles de robe ou de finance +s'accordait merveilleusement, du reste, avec la +rapacité des grands seigneurs. Les jeunes filles, +les veuves recherchent avec passion le titre qui +fait d'elles des femmes de la cour, et pour l'obtenir, +ce titre, elles ne reculent ni devant les +dégoûts de l'âge ou de l'infirmité, ni devant les +exemples peu encourageants que leur offrent celles +de leurs égales qui ont tenté même aventure, et +qui, plus d'une fois, ont eu à essuyer les dédains +de leurs nouvelles familles.</p> + +<p>Une femme de la robe marie sa fille avec +500,000 francs de dot à un être souillé, mais c'est +un duc, et un duc, fût-il estropié à ne pouvoir +marcher, un duc se vend très cher<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129"><sup>129</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" name="footnote129"></a><b>Note 129:</b><a href="#footnotetag129"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, t. III, ch. xxi; t. VI, ch. xix; E. +Bertin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Toutes les bourgeoises, heureusement, ne pensaient +pas comme cette mère. Lorsque Mlle Crosat +va devenir princesse par son mariage avec le +comte d'Évreux, sa grand'mère maternelle prévoit +les tristes suites de cette alliance; et au milieu de +l'enivrement des siens, elle garde une réserve +modeste dont la fière dignité impressionne jusqu'au +plus orgueilleux des ducs, Saint-Simon<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130"><sup>130</sup></a>. +Comme Mme Jourdain, elle aurait pu dire:</p> + +<p>«Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes +toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne +veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher +ses parents, et qu'elle ait des enfants qui +aient honte de m'appeler leur grand'maman. +S'il fallait qu'elle me vînt visiter en équipage +de grande dame, et qu'elle manquât, par mégarde, +à saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait +pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, +dirait-on, cette madame la marquise qui +fait tant la glorieuse? c'est la fille de monsieur +Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, +de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas +toujours été si relevée que la voilà, et ses deux +grands-pères vendaient du drap auprès de la porte +Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, +qu'ils paient maintenant, peut-être, bien +cher en l'autre monde; et l'on ne devient guère si +riche à être honnêtes gens. Je ne veux point tous +ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui +m'ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire: +Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131"><sup>131</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" name="footnote130"></a><b>Note 130:</b><a href="#footnotetag130"> (retour) </a>Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, t. III, ch. xxxiv.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" name="footnote131"></a><b>Note 131:</b><a href="#footnotetag131"> (retour) </a> Molière, <i>le Bourgeois gentilhomme</i>, acte III, scène XII.</blockquote> + +<p>Ce n'étaient pas seulement les gentilshommes +qui épousaient des filles de robe ou de finance; les +hommes de robe et les financiers épousaient, eux +aussi, des filles nobles et pauvres. Ces mésalliances, +il est vrai, étaient plus rares, parce que, si le gentilhomme +gardait son titre, la femme perdait le +sien<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132"><sup>132</sup></a>. Aussi quels cuisants chagrins pour l'amour-propre +de ces jeunes filles! Quels dédains pour les +familles qu'elles honoraient de leur alliance! L'une +d'entre elles épouse le fils d'un laquais. Une jeune +fille de grande maison est sacrifiée à un magistrat +octogénaire. La première femme de Samuel Bernard +était la fille d'une faiseuse de mouches; les +deux autres sont de noble race, et il a plus de +soixante-dix ans, lorsqu'il épouse la dernière!</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" name="footnote132"></a><b>Note 132:</b><a href="#footnotetag132"> (retour) </a> Duclos, <i>Considérations sur les moeurs</i>, ch. X.</blockquote> + +<p>Les filles de la noblesse pauvre n'étaient pas les +seules que l'on jetait dans les familles de la finance.</p> + +<p>Mme de Soyecourt veut laisser sa fortune à ses fils. +Pour marier sa fille sans dot, elle l'unit au fils d'un +homme méprisé, mais riche. La Providence la châtie +en permettant que, dans une bataille, ses fils +soient tués tous les deux. Le nom et les biens de +ces vaillants jeunes gens passent dans la descendance +plébéienne de leur soeur: spectacle qui indigne +Saint-Simon.</p> + +<p>Il arrivait qu'un financier, en épousant une fille +noble, lui reconnaissait une dot et lui fixait un +douaire.</p> + +<p>Par ces mésalliances, les positions sociales se +mêlent sans cependant se confondre. Le président +Le Coigneux qui, disait-on, avait un potier d'étain +pour ancêtre, tenait par ses alliances à une tête +couronnée et à un apothicaire dont les gelées de +groseille étaient recherchées. De la race de l'apothicaire +sortira une princesse de Lorraine<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133"><sup>133</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" name="footnote133"></a><b>Note 133:</b><a href="#footnotetag133"> (retour) </a> E. Bertin, <i>les Mariages dans l'ancienne société française</i>.</blockquote> + +<p>«Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec +la roture, dit La Bruyère, et a fait évanouir la +preuve des quatre quartiers....</p> + +<p>«Il y a peu de familles dans le monde qui ne +touchent aux plus grands princes par une extrémité, +et par l'autre au simple peuple<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134"><sup>134</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" name="footnote134"></a><b>Note 134:</b><a href="#footnotetag134"> (retour) </a> La Bruyère, ch. XIV, <i>De quelques usages</i>.</blockquote> + +<p>L'amour aussi produisait des mésalliances.</p> + +<p>Le cardinal de Richelieu, léguant son titre de duc +à son petit-neveu, Armand de Wignerod, et à la +descendance de celui-ci, disait dans son testament: +«Je défends à mes héritiers de prendre alliance en +des maisons qui ne soient pas vraiment nobles, les +laissant assez à leur aise pour avoir plus égard à +la naissance et à la vertu qu'aux commodités et +aux biens.»</p> + +<p>Le nouveau duc de Richelieu contracta une +alliance, noble, il est vrai, mais disproportionnée +à son âge et aux ambitions de son rang. Son frère +épousa, lui, la fille d'une femme de chambre de la +reine Anne. La duchesse d'Aiguillon, tante et tutrice +des petits-neveux de Richelieu, fut douloureusement +blessée de leurs mariages. «Mes neveux +vont de pis en pis, disait-elle; vous verrez +que le troisième épousera la fille du bourreau<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135"><sup>135</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" name="footnote135"></a><b>Note 135:</b><a href="#footnotetag135"> (retour) </a> Bonneau-Avenant, <i>la Duchesse-d'Aiguillon</i>.</blockquote> + +<p>L'amour, sentiment rare dans les alliances matrimoniales, +apparaît surtout dans les mariages +clandestins que le monde et les tribunaux mêmes +traitaient avec d'autant plus d'indulgence que l'on +ne savait que trop quelle dure contrainte les parents +faisaient peser sur leurs enfants pour les marier au +gré de leurs ambitions.</p> + +<p>L'amour apparaît aussi, meurtri et sacrifié, chez +ces princesses qui ne peuvent, elles surtout, écouter +la voix du coeur. Ne parlons pas de la grande +Mademoiselle qui, pour son malheur, semble avoir +pu épouser en secret le gentilhomme à qui le roi +lui-même n'avait pu la marier publiquement. Jetons +un regard sur un autre spectacle. Une nuit +d'été, dans le parc de Saint-Cloud, au-dessus de la +cascade, un jeune homme, une jeune fille, «la +plus belle créature que Dieu ait faite», sont agenouillés +l'un près de l'autre. Le jeune homme a noblement +refusé le sacrifice que la jeune fille voulait +lui faire en l'épousant; il lui a juré de ne se marier +jamais et d'aller se faire tuer à l'armée. A son tour, +elle lui fait un serment: c'est de quitter la cour et +de prendre le voile. Il lui baise la main en pleurant. +Tels sont les adieux qu'échangent une fille du régent +et M. de Saint-Maixent.</p> + +<p>«Elle est devenue abbesse de Chelles, et il a reçu +un boulet dans la poitrine, un boulet espagnol. Il +n'avait pas vingt ans!» disait soixante-huit ans +plus tard un ami de M. de Saint-Maixent, un vieux +roué de la Régence, et qui, malgré le cynisme habituel +de son langage, s'attendrissait au souvenir +de ce pur amour<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136"><sup>136</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" name="footnote136"></a><b>Note 136:</b><a href="#footnotetag136"> (retour) </a> Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>. Sur les excentricités de l'abbesse +de Chelles, voir Duclos, <i>Mémoires</i>, éd. de M. Barrière, et l'Introduction +de l'éditeur. Elle mourut saintement.</blockquote> + +<p>Vers la fin de ce même XVIIIe siècle, la princesse +Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, unie par une +tendre affection au marquis de la Gervaisais, s'effraye +lorsqu'elle sent que cette amitié est devenue +de l'amour. Elle dit un dernier adieu à celui qu'elle +aime. Mais, comme le fait remarquer l'éditeur de +ses <i>Lettres intimes</i><a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137"><sup>137</sup></a>, elle offrit à Dieu, non un coeur +tout palpitant d'une affection humaine, mais un +coeur qui avait consommé jusque dans ses dernières +profondeurs l'immolation de son amour: ce coeur +était digne d'être un holocauste<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138"><sup>138</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" name="footnote137"></a><b>Note 137:</b><a href="#footnotetag137"> (retour) </a> <i>Lettres intimes</i> de Mlle de Condé à M. de la Gervaisais (1786-1787), +édition de M. Paul Viollet. Paris, 1878.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" name="footnote138"></a><b>Note 138:</b><a href="#footnotetag138"> (retour) </a> Cf. ma brochure: <i>l'Hôtel de Mlle de Condé</i>, Paris, 1882. +(Extrait de la <i>Revue du Monde catholique</i>)—Dans notre siècle, +la princesse devint la fondatrice des Bénédictines du Temple.</blockquote> + +<p>«De tant de mariages qui se contractent tous +les jours, combien en voit-on où se trouve la sympathie +des coeurs?» demande Bourdaloue qui déclare +énergiquement que les mariages contractés +sans attachement produisent de criminels attachements +sans mariage<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139"><sup>139</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" name="footnote139"></a><b>Note 139:</b><a href="#footnotetag139"> (retour) </a> Bourdaloue, <i>Sermon pour le deuxième dimanche après l'Épiphanie. +Sur l'état du mariage</i>.</blockquote> + +<p>Il fallait des parents chrétiens comme les Noailles, +pour demander à leur fille si son coeur ratifiait +le choix qu'ils avaient fait de son époux. +Écoutons l'accent ému avec lequel le maréchal de +Noailles annonce à sa vieille mère qu'il a fiancé +sa fille au comte de Guiche: «Je vous prie de demander +à Dieu d'y mettre sa bénédiction. Je n'en +ai jamais demandé aucun (mariage) à Dieu particulièrement, +mais seulement celui qui serait le +meilleur pour le salut de ma fille et pour le nôtre; +c'est ce qui me fait croire que c'est sa volonté et +qu'il bénira mes bonnes intentions. Je vous prie +de le bien demander à Dieu. Après avoir proposé +à ma fille tous les jeunes gens à marier et même +ceux à qui nous ne prétendions pas, elle nous dit, +à sa mère et à moi, qu'elle aimait mieux M. le +comte de Guiche et M. d'Enrichemont, et de ces +deux derniers le comte de Guiche; elle s'est mise +à pleurer lorsque nous lui avons dit la chose, et à +témoigner une modestie et une honnêteté dont +tout le monde a été très content: vous l'auriez été +fort, si vous l'aviez vue<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140"><sup>140</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" name="footnote140"></a><b>Note 140:</b><a href="#footnotetag140"> (retour) </a> L'auteur des <i>Mariages dans l'ancienne société française</i>, +M. E. Bertin, a trouvé ce document dans le <i>Recueil des lettres +concernant la famille de Noailles</i>, Bibliothèque nationale, mss. 6919.</blockquote> + +<p>Le coeur se repose quand, au milieu de tous les +scandaleux agissements qui font d'un lien sacré +un marché, l'on entend cette voix paternelle qui +considère dans le mariage le bonheur et la sanctification +des époux. Et, même dans un milieu +moins imprégné de la pensée chrétienne, lorsque +l'on voit une jeune fille, non plus sacrifiée à l'orgueil +de sa famille, mais trouvant dans son mariage +la réalisation de ses voeux, on conçoit le ravissement +avec lequel Mme de Sévigné contemple +ce charmant spectacle: «La cour est toute réjouie +du mariage de M. le prince de Conti et de Mlle de +Blois. Ils s'aiment comme dans les romans. Le +roi s'est fait un grand jeu de leur inclination. Il +parla tendrement à sa fille, et l'assura qu'il l'aimait +si fort, qu'il n'avait point voulu l'éloigner de +lui. La petite fut si attendrie et si aise, qu'elle +pleura. Le roi lui dit qu'il voyait bien que c'est +qu'elle avait de l'aversion pour le mari qu'il lui +avait choisi; elle redoubla ses pleurs: son petit +coeur ne pouvait contenir tant de joie. Le roi +conta cette petite scène, et tout le monde y prit +plaisir. Pour M. le prince de Conti, il était transporté, +il ne savait ni ce qu'il disait ni ce qu'il faisait; +il passait par-dessus tous les gens qu'il trouvait +en chemin, pour aller voir Mlle de Blois. +Mme Colbert ne voulait pas qu'il la vît que le soir; +il força les portes, et se jeta à ses pieds, et lui +baisa la main. Elle, sans autre façon, l'embrassa, et +la revoilà à pleurer. Cette bonne petite princesse est +si tendre et si jolie, que l'on voudrait la manger. +Le comte de Gramont fit ses compliments, +comme les autres, au prince de Conti: «Monsieur, +je me réjouis de votre mariage; croyez-moi, ménagez +le beau-père, ne le chicanez point, ne prenez +point garde à peu de chose avec lui; vivez bien +dans cette famille, et je réponds que vous vous +trouverez fort bien de cette alliance.» Le roi se +réjouit de tout cela, et marie sa fille en faisant des +compliments comme un autre, à M. le prince, à +M. le duc et à Mme la duchesse, à laquelle il demande +son amitié pour Mlle de Blois, disant qu'elle +serait trop heureuse d'être souvent auprès d'elle, +et de suivre un si bon exemple. Il s'amuse à donner +des transes au prince de Conti. Il lui fait dire +que les articles ne sont pas sans difficulté; qu'il +faut remettre l'affaire à l'hiver qui vient: là-dessus +le prince amoureux tombe comme évanoui; la princesse +l'assure qu'elle n'en aura jamais d'autre. +«Cette fin s'écarte un peu dans le don Quichotte», +ajoute la railleuse marquise; «mais dans la vérité +il n'y eut jamais un si joli roman<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141"><sup>141</sup></a>». Roman qui +devait avoir un triste et prosaïque dénouement! +Si la tendresse basée sur l'estime est une condition +essentielle du mariage, il est dangereux d'apporter +dans ce lien sacré les illusions passionnées, +romanesques, que la réalité vient trop souvent détruire. +Peut-être serait-il moins périlleux de ne +ressentir qu'une indifférence que pourraient faire +fondre cette communauté d'existence et cette mutuelle +estime qui produisent à la longue de solides +attachements.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" name="footnote141"></a><b>Note 141:</b><a href="#footnotetag141"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i>, 27 décembre 1679.</blockquote> + +<p>Avant le mariage on exposait les dons qu'avait +reçus la mariée. «On va voir, comme l'opéra, les +habits de Mlle de Louvois: il n'y a point d'étoffe +dorée qui soit moindre que de vingt louis l'aune<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142"><sup>142</sup></a>». +Quand une autre fille de Louvois épouse le duc +de Villeroi, on expose pendant deux mois les superbes +dons nuptiaux. Les Louvois marient-ils +leur fils, M. de Barbezieux, les souvenirs qu'ils offrent +à la fiancée, Mlle d'Uzès, valent plus de +100,000 francs<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143"><sup>143</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" name="footnote142"></a><b>Note 142:</b><a href="#footnotetag142"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i>, 10 novembre 1679.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" name="footnote143"></a><b>Note 143:</b><a href="#footnotetag143"> (retour) </a> Bertin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Dans un contrat de 1675, la corbeille de mariage +donnée par le sire de la Lande comprenait, avec une +splendide croix de diamants et une montre «marquant +les heures et les jours du mois», des pièces +d'argenterie, «une tapisserie d'haulte-lisse pour +une chambre, une tapisserie de cuir doré pour une +autre», des meubles et même un attelage<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144"><sup>144</sup></a>. M. de +la Lande ajoutait galamment à l'apport de sa +fiancée cette belle corbeille dans laquelle les pièces +de ménage et le carrosse à deux chevaux remplaçaient +les robes et les chiffons qui, au XIXe siècle, +forment le luxe d'une corbeille.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" name="footnote144"></a><b>Note 144:</b><a href="#footnotetag144"> (retour) </a> <i>Les savants Godefroy</i>, Mémoires d'une famille, etc.</blockquote> + +<p>Le concile de Trente avait prescrit la publication +des bans avant le mariage, ainsi que la présence +des témoins à la bénédiction nuptiale. L'ordonnance +de Blois fit passer dans la législation française +ces utiles dispositions.</p> + +<p>La solennité religieuse des fiançailles, la cérémonie +nuptiale étaient accompagnées de fêtes qui, +dans les familles riches, avaient parfois un grand +éclat; c'étaient des festins, des bals, des illuminations<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145"><sup>145</sup></a>. +Dans des maisons plus modestes on s'amusait +fort aussi. Une lettre écrite en 1671 par +un gentilhomme de la robe, nous donne de curieux +détails sur une noce parisienne. On danse entre +le déjeuner et le souper, tous deux magnifiques, +et l'on danse encore après ce second repas jusqu'à +deux heures du matin. «Ce que j'ay trouvé de +meilleur, ajoute le jeune invité, c'est qu'après +tous les mets dont il y avait pour nourrir mille +personnes, on a distribué des sacs de papier pour +emporter des confitures chacun à son logis<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146"><sup>146</sup></a>». Ce +dernier trait, essentiellement bourgeois, dénote +bien les habitudes de bonhomie patriarcale qui +se conservaient alors dans bien des familles de +robe.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" name="footnote145"></a><b>Note 145:</b><a href="#footnotetag145"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i>, 29 novembre 1679, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" name="footnote146"></a><b>Note 146:</b><a href="#footnotetag146"> (retour) </a> Lettre du 15 mai 1671, <i>Les savants Godefroy</i>, Mémoires +d'une famille, etc.</blockquote> + +<p>La mariée devait, le lendemain du mariage, recevoir +sur son lit les compliments d'une foule de +gens «connus ou inconnus» et qui accouraient +là comme à un spectacle dont l'inconvenance révolte +justement La Bruyère<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147"><sup>147</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" name="footnote147"></a><b>Note 147:</b><a href="#footnotetag147"> (retour) </a> La Bruyère, <i>Caractères</i>, ch. vii, De la Ville.</blockquote> + +<p>J'aime mieux la touchante pensée qui, à ce lendemain +de noce, plaçait une fête religieuse: l'action +de grâces.</p> + +<p>Dans les familles uniquement préoccupées des +intérêts terrestres, c'était surtout par des plaisirs +que l'on célébrait ces mariages auxquels présidaient +trop souvent la vénalité, l'ambition. Mais, +dans les maisons chrétiennes où l'on veillait avant +tout à unir deux âmes immortelles, les fêtes nuptiales +cédaient le pas aux graves enseignements +que des parents dignes de ce nom donnaient à +leurs enfants. Avant le mariage, le père les rappelait +à son fils<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148"><sup>148</sup></a>. La mère, l'aïeule ou, à défaut de +l'une ou de l'autre, le père écrivait pour sa fille ou +sa petite-fille des conseils fondés sur l'expérience de +la vie et qui initiaient la jeune personne aux grands +devoirs qu'elle était destinée à remplir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149"><sup>149</sup></a>. Le jour +même du mariage, avant le souper, la noble mère +dont j'ai déjà cité le nom, Mme la duchesse d'Ayen, +s'enferme avec sa fille, Mme de Montagu, et, pour +dernière instruction, lui lit des pages de cet admirable +livre de Tobie<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150"><sup>150</sup></a> où les familles pieuses +aiment à chercher leur modèle<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151"><sup>151</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" name="footnote148"></a><b>Note 148:</b><a href="#footnotetag148"> (retour) </a> Lettre du prince de Craon à son fils, le prince de Beauvau, au +moment de son mariage. 10 mars 1745. (Appendice de l'ouvrage +intitulé: <i>Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau</i>, suivis +des <i>Mémoires du maréchal prince de Beauvau</i>, recueillis et mis +en ordre par Mme Standish, née Noailles, son arrière-petite-fille. +Paris, 1872.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" name="footnote149"></a><b>Note 149:</b><a href="#footnotetag149"> (retour) </a> Duchesse de Liancourt, <i>Règlement</i> donné à sa petite-fille, +Mlle de la Roche-Guyon; duchesse de Doudeauville, avis à sa +fille. Voir aussi l'ouvrage de M. de Ribbe, <i>les Familles et la Société +en France avant la Révolution</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" name="footnote150"></a><b>Note 150:</b><a href="#footnotetag150"> (retour) </a> <i>Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" name="footnote151"></a><b>Note 151:</b><a href="#footnotetag151"> (retour) </a> Ch. de Ribbe, <i>la Vie domestique, ses modèles et ses règles</i>, d'après les documents originaux.</blockquote> + +<p>C'est avec une émotion religieuse que le soir +de son mariage, l'époux chrétien écrivait dans son +<i>Livre de raison:</i> «Fasse le ciel que ce soit pour +un heureux establissement et pour l'honneur et +la gloire de Dieu, afin que, s'il me donne des enfants, +ils soient élevés pour l'honorer et le servir<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152"><sup>152</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" name="footnote152"></a><b>Note 152:</b><a href="#footnotetag152"> (retour) </a> <i>Livre de raison</i> de Balthazar de Fresse-Monval, 27 janvier +1684, manuscrit cité par M. de Ribbe, <i>la Vie domestique</i>. Le fils +de Balthazar, Antoine, se sert à peu près textuellement des +mêmes paroles le jour où il se marie. <i>Id.</i></blockquote> + + + +<a name="c2" id="c2"></a> +<br><br> +<h3>CHAPITRE II</h3> +<br> + +<h3>L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE</h3> + +<h3>(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)</h3> + +<p>La femme de cour.—Le luxe de la femme et le déshonneur du foyer.—Nouveau +caractère de la royauté féminine.—Tristes résultats des +mariages d'intérêt.—Indifférence réciproque des époux.—L'infidélité +conjugale.—Légèreté des moeurs.—Veuves consolables.—Mères +corruptrices.—La femme sévèrement jugée par les moralistes.—Rareté +des bons mariages.—La femme de ménage.—La femme +dans la vie rurale.—La baronne de Chantal.—La maîtresse de la +maison, d'après les écrits de la duchesse de Liancourt et de la duchesse +de Doudeauville.—La femme forte dans l'ancienne magistrature; +Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.—La miséricorde de +l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.—La vie conjugale +suivant Montaigne.—Exemples de l'amour dans le mariage.—De +beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de Gisors, la maréchale +de Beauvau.—Dernière séparation des époux.—Hommages testamentaires +rendus par le mari à la vertu de la femme.—Dispositions +testamentaires concernant la veuve.—La mère veuve investie du +droit d'instituer l'héritier.—Autorité de la mère sur une postérité +souvent nombreuse.—La mission et les enseignements de la mère.—La +mère de Bayard.—Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de +Liancourt, Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.—L'aïeule.—La +mère, soutien de famille; Mme du Laurens.—Caractère austère +et tendre de l'affection maternelle.—Mères pleurant leurs enfants.—La +mère et le fils réunis dans le même tombeau.</p> + + +<p>Pour la femme mariée comme pour la jeune +fille, nous savons que les temps qui s'écoulent depuis +la Renaissance jusqu'à la fin du siècle dernier, +nous offrent même contraste: ici dominent +les séductions du monde, là régnent les fermes +principes de la vie domestique.</p> + +<p>Les bals, les spectacles, les concerts, les mascarades, +le jeu, les causeries frivoles et brillantes +ravissent et enivrent les femmes. Elles vont au +plaisir avec la même ardeur que les hommes vont +au combat. La duchesse de Lorges, fille de Chamillart, +se tue à force de plaisirs, et, mourante, +se fait encore transporter à cet étrange champ +d'honneur<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153"><sup>153</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" name="footnote153"></a><b>Note 153:</b><a href="#footnotetag153"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, tome VII, ch. XIV.</blockquote> + +<p>La femme est, à elle seule, un vivant spectacle. +A la beauté, à l'esprit, à la grâce française, ces +charmes souverains qu'elle réunit souvent, elle +ajoute les ressources de la parure. Dans ce moyen +âge où la vie sociale était assez restreinte cependant +pour elle, la femme ne se défendait pas toujours +contre les entraînements du luxe. La femme +se livre plus que jamais à cette passion lorsqu'elle +peut la déployer sur la brillante scène d'une cour.</p> + +<p>Dans les modes variées qu'ils nous offrent, +les portraits du XVIe siècle nous permettent de +juger combien le costume féminin se prêtait alors +à toutes les richesses de la parure. Les perles et les +pierreries serpentent dans les cheveux relevés et +autour du cou. Les perles et les pierreries garnissent +aussi la robe de drap d'or, fourrée d'hermines +mouchetées, qui s'ouvre en carré sur la poitrine.</p> + +<p>Des perles encore serpentent sur le fichu bouillonné +que termine la fraise, et sont disposées entre +les bouillons des manches à crevés. J'emprunte, +il est vrai, ces détails de costume au portrait de +la reine Élisabeth d'Autriche peint par François +Clouet<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154"><sup>154</sup></a>, et à une miniature représentant la duchesse +d'Étampes<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155"><sup>155</sup></a>. Mais d'autres portraits du +XVIe siècle, dus à Clouet ou à son école, témoignent +que les femmes de la cour savaient lutter d'élégance +avec une souveraine légitime ou illégitime.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" name="footnote154"></a><b>Note 154:</b><a href="#footnotetag154"> (retour) </a> Au musée du Louvre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" name="footnote155"></a><b>Note 155:</b><a href="#footnotetag155"> (retour) </a> Miniature citée par M. Frank dans son édition de <i>la Marguerite des Marguerites</i>.</blockquote> + +<p>Des aiguillettes d'or et des plumes ornent la robe +de velours noir que porte Silvie Pic de la Mirandole, +comtesse de la Rochefoucauld; des perles +d'or accompagnent la plume blanche d'une toque +en velours noir posée sur sa blonde chevelure +crêpée; et le petit col plissé qui donne à cette toilette +un caractère de simplicité, n'empêche pas la +jeune comtesse de porter au cou un cercle d'or +ciselé où chatoient les pierreries<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156"><sup>156</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" name="footnote156"></a><b>Note 156:</b><a href="#footnotetag156"> (retour) </a> Au musée du Louvre.</blockquote> + +<p>Les femmes d'alors, peintes aussi bien que +parées<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157"><sup>157</sup></a>, se condamnaient déjà à de véritables supplices +pour obéir à la mode. Comme les contemporaines +de Tibulle, une femme de Paris se fait +«escorcher» pour donner à son visage une nouvelle +peau. On n'avait pas encore inventé <i>l'émaillage</i>. +«Il y en a qui se sont faict arracher des dents +visves et saines, pour en former la voix plus molle +et plus grasse, ou pour les renger en meilleur +ordre. Combien d'exemples du mespris de la douleur +avons nous en ce genre! Que ne peuvent elles, +que craignent elles, pour peu qu'il y ayt d'adgencement +à esperer en leur beaulté<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158"><sup>158</sup></a>!» Montaigne +qui nous révèle avec son indiscrétion ordinaire, +tous ces petits secrets, nous en apprend bien +d'autres. Il a vu des femmes avaler jusqu'à du +sable et de la cendre pour avoir le teint pâle! Il +juge aussi que ce doit être supplice d'enfer que +ces corps de baleine qui serraient la femme «ouy +quelques fois à en mourir.» Ces détails ne sont +malheureusement pas tous pour nous de l'archéologie....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" name="footnote157"></a><b>Note 157:</b><a href="#footnotetag157"> (retour) </a> Marguerite d'Angoulême, l'<i>Heptamèron</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" name="footnote158"></a><b>Note 158:</b><a href="#footnotetag158"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, livre I, ch. XLI.</blockquote> + +<p>Que de temps perdu dans ces soins idolâtres que +la femme prend de sa personne! «Je veoy avecques +despit, en plusieurs mesnages, monsieur +revenir maussade et tout marmiteux du tracas des +affaires, environ midy, que madame est encores +aprez à se coeffer et attiffer en son cabinet: c'est à +faire aux roynes; encores ne sçay je: il est ridicule +et injuste que l'oysifveté de nos femmes soit +entretenue de nostre sueur et travail<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159"><sup>159</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" name="footnote159"></a><b>Note 159:</b><a href="#footnotetag159"> (retour) </a> Id., <i>Id.</i>, livre III, ch. IX.</blockquote> + +<p>Ce luxe, cette oisiveté de la femme amènent la +ruine de la maison, et ce n'est pas seulement la +ruine, c'est le déshonneur, c'est le stigmate infamant +du vol. Écoutons la voix austère du chancelier +de l'Hôpital. «Tandis que la femme s'habille sans +regarder sa fortune, nourrit des troupeaux de serviteurs, +et se promène dans un char comme pour +triompher d'un mari vaincu, celui-ci, qui ne veut +céder en rien à une telle épouse, dépense dans les +plaisirs de la table, de l'amour et d'un jeu honteux, +des biens acquis par le travail de ses parents. +Quand la perversité a épuisé le patrimoine, on ose +mettre la main aux deniers publics, rien ne peut +combler le gouffre avide; la hideuse contagion +gagne les autres citoyens et la république en est +tout entière infectée<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160"><sup>160</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" name="footnote160"></a><b>Note 160:</b><a href="#footnotetag160"> (retour) </a> Ch. de Ribbe, <i>Les Familles et la Société en France, etc.</i></blockquote> + +<p>Sous Louis XIV, le mariage du duc de Bourgogne +fut l'occasion des plus folles dépenses du +luxe. Le roi qui en avait cependant donné l'exemple, +fut lui-même effrayé des ruines qui s'ensuivirent. +Saint-Simon nous apprend que «le roi se +repentit d'y avoir donné lieu, et dit qu'il ne comprenait +pas comment il y avait des maris assez +fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs +femmes; il pouvait ajouter, et par les leurs.» Mais +le noble duc nous dit que «le petit mot lâché de +politique», le roi prit grand plaisir au spectacle de +cette magnificence<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161"><sup>161</sup></a>. Paris avait lutté de splendeur +avec la cour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" name="footnote161"></a><b>Note 161:</b><a href="#footnotetag161"> (retour) </a> Saint-Simon, t. I, ch. XXX.</blockquote> + +<p>On se représente ces robes, ici de point de France, +là d'une étoffe d'or valant au moins vingt louis +l'aune; ces pierreries et ces perles qui se mêlent +aux mille boucles de la chevelure, et qui, à cette +époque où les fraises et les fichus sont supprimés, +n'en ruissellent que plus aisément sur les épaules.</p> + +<p>Au XVIIIe siècle, voici les énormes paniers avec +leurs enguirlandements de fleurs, de fruits, de +perles, de pierreries. Voici encore, avec Marie-Antoinette, +les coiffures que la reine met à la mode, +ces immenses échafaudages de plumes, de gaze, +de fleurs, qui représentent un vaisseau, un bocage, +une ménagerie. Les femmes ne peuvent plus se +tenir droites dans leurs voitures, elles s'y courbent +ou s'y agenouillent.</p> + +<p>Le coiffeur est devenu un artiste qui fait payer +cher ses productions. Mme de Matignon fait avec +Baulard un traité de 24,000 livres par an pour +que, chaque jour, il lui fournisse une coiffure +nouvelle.</p> + +<p>Au Temple, une faiseuse de rouge, Mlle Martin, +en vend le moindre pot un louis. D'autres pots de +qualité supérieure, coûtent jusqu'à soixante et +quatre-vingts louis. Mlle Martin a le privilège de +faire fabriquer à Sèvres des pots de rouge qu'elle +destine aux reines. «A peine une duchesse en obtient-elle +un par hasard.» C'est «une vraie puissance» +nous dit Mme d'Oberkirch.</p> + +<p>C'est une puissance aussi que Mlle Bertin, la +célèbre marchande de modes qui traite «d'égale +à égale avec les princesses.» Admise dans l'intérieur +de la reine Marie-Antoinette, délibérant +avec elle des affaires de la toilette, elle montre +avec suffisance dans sa clientèle, «le résultat» +de son «dernier travail avec Sa Majesté»: mystérieux +conseils dans lesquels la jeune reine puisait +le goût dominant de la parure et excitait ainsi +parmi les femmes de la cour cette rivalité d'ajustements +qui, cette fois, comme toujours, ruinait +les familles et brouillait les ménages.</p> + +<p>Mlle Bertin fit une banqueroute de deux millions. +Ce chiffre se conçoit à une époque où +une jeune femme honnête faisait en dix mois +70,000 francs de dettes, et où la princesse de +Guémenée devait 60,000 livres à son cordonnier<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162"><sup>162</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" name="footnote162"></a><b>Note 162:</b><a href="#footnotetag162"> (retour) </a> <i>Mémoires</i> de Mme d'Oberkirch, de Mme Campan. Taine, <i>les +Origines de la France. L'ancien régime.</i> La plaie du luxe s'étend +partout alors. Le mal a envahi jusqu'aux campagnes, et un curé +de village dit en 1783: «Les servantes d'aujourd'hui sont mieux +parées que les filles de famille ne l'étaient il y a vingt ans.» +Th. Meignan, <i>Les anciens registres paroissiaux</i>, cités par M. de +Ribbe; <i>les Familles, etc</i>.</blockquote> + +<p>Par leur luxe insensé, les femmes croient ajouter +à cette royauté que leur concède l'opinion et +dont le moyen âge leur avait donné le sceptre. +Reines, elles le sont en effet. Les rois eux-mêmes +reconnaissent cette gracieuse majesté. Comme +Louis XII, François Ier, François II font profession +de respecter les dames. Charles IX et Louis XIV +saluent toutes les femmes qu'ils rencontrent, et le +premier de ces deux rois ne souffre pas que l'on +médise d'elles<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163"><sup>163</sup></a>. Le XVIIIe siècle fait de la femme, +non plus seulement une reine, mais une idole à +laquelle il prodigue des hommages aussi peu respectueux +dans le fond qu'ils sont délicats, raffinés +dans la forme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" name="footnote163"></a><b>Note 163:</b><a href="#footnotetag163"> (retour) </a> Brantôme, <i>Second livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Le caractère de la royauté féminine a, en effet, +bien changé depuis le moyen âge. Le chevalier +défendait l'honneur de toutes les femmes, choisissait +la dame de ses pensées et lui gardait sa fidélité. +Défendre l'honneur des dames! Garder à une +seule sa fidélité! Ce n'est point là, tant s'en faut, +le but que poursuit l'homme de cour qui, bien au +contraire, fait son possible pour compromettre +toutes les femmes et ne se pique guère d'être fidèle +à une seule, surtout si cette femme est la sienne. +Il n'est pas de bon ton, d'ailleurs, d'aimer sa +femme.</p> + +<p>La froideur entre les époux est, en effet, le +moindre des maux que la vie de cour entraîne à sa +suite. Au XVIe siècle cependant, par un reste des +bonnes vieilles coutumes, les époux osent encore +s'aimer aux yeux du monde, témoin le charmant +ménage que l'<i>Heptaméron</i> met en scène, Hircan et +Parlamente qui assaisonnent d'un grain d'aimable +taquinerie une affection qui se sent plus encore +qu'elle ne s'exprime. Mais quand l'intérêt est la +cause de tant de mariages, l'indifférence, l'hostilité +même en sont les résultats ordinaires. Si le mari +doit à sa femme de grandes alliances, ou une +grande fortune, elle l'écrasera de cette supériorité. +A-t-elle sur lui des avantages tout personnels, un +mérite dont elle est infatuée, une beauté dont elle +est fière, elle trouvera encore dans les dons qu'elle +possède ou qu'elle s'attribue, des motifs d'orgueil +qui abaisseront d'autant plus son mari à ses yeux +qu'ils l'exalteront elle-même. Il y a des ménages +où la femme paraît tant que le mari ne s'aperçoit +jamais. «Ne pourrait-on point découvrir l'art de +se faire aimer de sa femme?» demande alors La +Bruyère<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164"><sup>164</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" name="footnote164"></a><b>Note 164:</b><a href="#footnotetag164"> (retour) </a> La Bruyère, <i>Caractères</i>, III, <i>Des Femmes</i>.</blockquote> + +<p>Plus d'une femme aurait pu retourner la question +du moraliste. A l'une ou à l'autre de ces questions, +il aurait pu être répondu que, pour trouver l'amour +dans le mariage, il n'aurait pas fallu y chercher +l'intérêt. Et ce reproche là, fallait-il l'adresser à +celui qui avait poursuivi le marché ou à celle qui +en avait été l'objet et souvent la victime?</p> + +<p>Au temps de La Bruyère, il est déjà de mauvais +goût de se montrer en public avec sa femme. Au +XVIIIe siècle, la séparation est totale entre les époux +mondains. Ce n'est pas seulement la vie de cour, +c'est la vie de salon, si animée et si charmante +alors, qui étouffe, à Paris comme à Versailles, la +vie de famille. «Quand les époux sont haut placés, +dit M. Taine, l'usage et les bienséances les +séparent. Chacun a sa maison, ou tout au moins +son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions, +sa société distincte, et, comme la représentation +entraîne la cérémonie, ils sont entre eux, +par respect pour leur rang, sur le pied d'étrangers +polis. Ils se font annoncer l'un chez l'autre; ils se +disent «Madame, Monsieur,» non seulement en +public, mais en particulier; ils lèvent les épaules +quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux +château, ils rencontrent une provinciale assez mal +apprise pour appeler son mari «mon ami» devant +tout le monde.—Déjà divisées au foyer, les deux +vies divergent au delà par un écart toujours croissant. +Le mari a son gouvernement, son commandement, +son régiment, sa charge à la cour, qui le +retiennent hors du logis; c'est seulement dans les +dernières années que sa femme consent à le suivre +en garnison ou en province. D'autant plus qu'elle +est elle-même occupée, et aussi gravement que +lui, souvent par une charge auprès d'une princesse, +toujours par un salon important qu'elle doit +tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active +que l'homme, dans la même carrière, et avec les +mêmes armes, qui sont la parole flexible, la grâce +engageante, les insinuations, le tact, le sentiment +juste du moment opportun, l'art de plaire, de demander +et d'obtenir; il n'y a point de dame de la +cour qui ne donne des régiments et des bénéfices. +A ce titre, la femme a son cortège personnel de +solliciteurs et de protégés, et, comme son mari, ses +amis, ses ennemis, ses ambitions, ses mécomptes +et ses rancunes propres; rien de plus efficace pour +disjoindre un ménage que cette ressemblance des +occupations et cette distinction des intérêts. +Ainsi relâché, le lien finit par se rompre sous l'ascendant +de l'opinion. «Il est de bon air de ne pas +vivre ensemble,» de s'accorder mutuellement toute +tolérance, d'être tout entier au monde. En effet, +c'est le monde qui fait alors l'opinion, et, par elle, +il pousse aux moeurs dont il a besoin.</p> + +<p>«Vers le milieu du siècle, le mari et la femme +logeaient dans le même hôtel; mais c'était tout. +«Jamais ils ne se voyaient, jamais on ne les rencontrait +dans la même voiture, jamais on ne les +trouvait dans la même maison, ni, à plus forte raison, +réunis dans un lieu public.» Un sentiment +profond eût semblé bizarre et même «ridicule,» +en tout cas, inconvenant: il eût choqué comme un +<i>a parte</i> sérieux dans le courant général de la conversation +légère. On se devait à tous, et c'était +s'isoler à deux; en compagnie, on n'a pas droit au +tête-à-tête<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165"><sup>165</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" name="footnote165"></a><b>Note 165:</b><a href="#footnotetag165"> (retour) </a> Taine, <i>Origines de la France contemporaine. L'ancien régime.</i></blockquote> + +<p>De l'indifférence à l'infidélité il n'y a qu'un pas, +et, dans les trois siècles qui nous occupent, ce pas +est souvent franchi par la femme aussi bien que par +l'homme. Eût-elle même été élevée dans une +pieuse maison, l'enivrante atmosphère où elle vit +lui fait trop souvent perdre le sens moral. Ces +spectacles enchanteurs où toutes les harmonies de +la poésie et du chant prêtent à l'amour leurs accents +d'une pénétrante douceur; ces hommages dont le +monde entoure la jeune femme et qui, bien des fois, +contrastent avec la froideur de son mari, les trahisons +même de celui-ci, tout l'entraîne vers ce but +si bien décrit par le poète:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Dans le crime il suffit qu'une fois on débute;</p> +<p>Une chute toujours attire une autre chute.</p> +<p>L'honneur est comme une île escarpée et sans bords:</p> +<p>On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166"><sup>166</sup></a></p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" name="footnote166"></a><b>Note 166:</b><a href="#footnotetag166"> (retour) </a> Boileau, <i>Satires</i>, x. Plus haut le poète, ou plutôt le moraliste +a bien dépeint les dangers qui entouraient la jeune femme.</blockquote> + +<p>Mais si, dans le XVIIe siècle, cette île escarpée a +vu se fixer sur elle les regards désespérés des pécheurs +repentants, le XVIIIe siècle n'a guère connu +ces remords; ce triste XVIIIe siècle où le vice, déchirant +le voile hypocrite sous lequel il s'était caché +à la cour du grand roi vieillissant, éclatait dans les +orgies de la régence et du règne de Louis XV. Sur +vingt seigneurs de la cour, quinze ont, pour d'indignes +créatures, abandonné leurs femmes, qui ne +s'en plaignent guère d'ailleurs, et la ville suit +l'exemple de la cour.</p> + +<p>Depuis la Renaissance, le monde, très complaisant +pour les fautes du mari, ne trouve pas mauvais +que la femme se venge de l'infidèle en le trompant. +Tel n'est pas toujours l'avis du mari offensé. +Comme certain personnage de l'<i>Heptaméron</i>, s'il +veut que toutes les femmes soient légères, il en +excepte la sienne; et, comme le comte Almaviva le +sera en plein xviiie siècle, il est à la fois volage +et jaloux, jaloux jusqu'à faire reparaître dans le +courtisan le justicier du moyen âge, jaloux jusqu'à +séquestrer, à tuer, à empoisonner la coupable. Ces +fureurs tragiques, qui appartiennent au xvie siècle, +se perdent dans les siècles suivants. Boileau rend +un ironique hommage aux Parisiens:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Gens de douce nature, et maris bons chrétiens<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167"><sup>167</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" name="footnote167"></a><b>Note 167:</b><a href="#footnotetag167"> (retour) </a> Boileau, <i>Satires</i>, x.</blockquote> + +<p>Au XVIIIe siècle surtout, en dépit d'Almaviva, «un +mari qui voudrait seul posséder sa femme, dit Montesquieu, +serait regardé comme un perturbateur de +la joie publique, et comme un insensé qui voudrait +jouir de la lumière du soleil à l'exclusion des autres +hommes.» D'ailleurs la jalousie est de mauvais ton. +Un mari outragé, un duc, vient se plaindre à sa +belle-mère de sa femme qui l'a déshonoré. La belle-mère, +qui a de bonnes raisons pour excuser les +fautes de cette espèce, répond à son gendre avec +le plus grand sang-froid: «Eh! monsieur, vous +faites bien du bruit pour peu de chose; votre père +était de bien meilleure compagnie<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168"><sup>168</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" name="footnote168"></a><b>Note 168:</b><a href="#footnotetag168"> (retour) </a> Montesquieu, <i>Lettres persanes</i>, lv; Mme d'Oberkirch, +<i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Beaucoup de maris sont, en vérité, de fort +«bonne compagnie» dans ces trois siècles de +corruption. L'un se laisse trahir avec candeur par +une femme tristement habile à ce jeu<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169"><sup>169</sup></a>. Un autre +ferme les yeux sur les désordres de sa femme +pour qu'elle lui passe les siens. Plus méprisables +encore, des époux acceptent un déshonneur qui +leur vaut d'infâmes honneurs. On connaît la patience +conjugale des ducs de Soubise et de Roquelaure, +qui, trouvant que «la beauté heureuse» +était sous Louis XIV, suivant l'expression du duc +de Saint-Simon, «la dot des dots<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170"><sup>170</sup></a>,» mettent en +pratique cette étrange leçon:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Un partage avec Jupiter</p> +<p>N'a rien du tout qui déshonore;</p> +<p>Et, sans doute, il ne peut être que glorieux</p> +<p>De se voir le rival du souverain des dieux<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171"><sup>171</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" name="footnote169"></a><b>Note 169:</b><a href="#footnotetag169"> (retour) </a> La Bruyère, <i>Caractères</i>, iii, <i>Des Femmes.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" name="footnote170"></a><b>Note 170:</b><a href="#footnotetag170"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, tome III, ch. xvii.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" name="footnote171"></a><b>Note 171:</b><a href="#footnotetag171"> (retour) </a> Molière, <i>Amphitryon</i>, acte III, sc. xi.</blockquote> + +<p>Certains maris sont plus abjects encore; ils ne +se laissent pas seulement indemniser de leur +honte, ils proposent eux-mêmes le marché: faits +bien dignes de ces temps où un père, une mère +vendaient leurs filles.</p> + +<p>Brantôme dit qu'à son époque l'immoralité avait +gagné les provinces, et que des maris envoyaient +leurs femmes à Paris pour plaider leur cause devant +les juges.</p> + +<p>On aime à opposer à ces indignes époux le marquis +de Montespan, portant le deuil de la femme +qui a mieux aimé être la maîtresse d'un roi que la +fidèle compagne d'un gentilhomme.</p> + +<p>Quant à la femme que sa honte élève si haut, +elle n'a guère que l'orgueil de sa nouvelle situation. +Pour une La Vallière, moins coupable assurément, +puisqu'elle n'avait pas de mari à déshonorer, +pour «une <i>petite violette qui se cachait sous +l'herbe</i>, et qui était honteuse d'être maîtresse, d'être +mère, d'être duchesse,» voici une marquise de +Montespan, voyant légitimer les enfants nés d'un +double adultère, et, reine aux yeux de tous, montrant +à la cour, sous les flots de ses dentelles et les +feux de ses pierreries, «une triomphante beauté +à faire admirer à tous les ambassadeurs<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172"><sup>172</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" name="footnote172"></a><b>Note 172:</b><a href="#footnotetag172"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i>, à Mme de Grignan, 29 juillet 1676 +1er septembre 1680.</blockquote> + +<p>Le règne qui suivit celui de Louis XIV n'était +pas fait pour effacer de tels scandales. La place de +la reine de France est alors occupée par des femmes +tombées assurément de moins haut que Mme de +Montespan. Faut-il nommer Jeanne Poisson, +marquise de Pompadour de par la faveur royale? +Faut-il abaisser encore plus nos regards et chercher +Jeanne Vaubernier dans une fange si épaisse +que pour la comtesse du Barry, c'est monter de +quelques degrés dans la boue que de faire succéder +le roi <i>à toute la France!</i></p> + +<p>Et ces femmes ne seront pas seulement les +maîtresses de Louis XV. Par lui, elles gouverneront +et déshonoreront la France.</p> + +<p>Quand l'ignominie est publique et triomphe, +comment s'étonner de cette phrase de La Bruyère: +«Il y a peu de galanteries secrètes; bien des +femmes ne sont pas mieux désignées par le nom +de leurs maris que par celui de leurs amants.» +S'il est, on effet, des femmes qui, joignant le sacrilège +au vice, cachent leurs désordres sous le +voile de la dévotion, d'autres ne savent même plus +rougir; et, comme les matrones de la Rome impériale, +elles se disputent honteusement des comédiens, +des danseurs, des musiciens.</p> + +<p>Pour mieux lutter avec la courtisane, de grandes +dames du xvie siècle lui demandent des leçons.</p> + +<p>La courtisane! Son règne commence alors et +ne cesse de s'étendre. La plus célèbre fait revivre +pendant les deux derniers tiers du XVIIe siècle le +type de l'hétaïre grecque, aussi séduisante par +l'esprit que par la beauté. Ninon de Lenclos, celle +dangereuse créature qui fait perdre à ses adorateurs +jusqu'à la foi religieuse, exerce son pouvoir +sur trois générations, fut-ce dans la même +famille.</p> + +<p>Le règne de la courtisane croît avec les scandales +du XVIIIe siècle. Mme d'Oberkirch se plaint +que la cour et les coulisses se mêlent beaucoup +trop. Les filles de théâtre prennent une importance +extraordinaire. Pour couvrir d'or et de bijoux +d'indignes créatures, les hommes se ruinent. La +maison de Mlle Dervieux «vaut la rançon d'un +roi. La cour et la ville y ont apporté leur tribut.» +Fragonard commence un plafond pour la demeure +de la danseuse Guimard, et David l'achève. La +grande dame visite comme un musée la maison +de la courtisane. Elle ne lui en veut pas toujours +du tort que celle-ci lui fait. La princesse d'Hénin +que son mari délaisse pour une actrice, +Mlle Arnould, est enchantée que le prince ait «des +occupations.»—«Un homme désoeuvré est si +ennuyeux.»</p> + +<p>La légèreté et parfois la dépravation du langage +sont au niveau des moeurs qui dominent du +XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. Une femme que +Brantôme qualifie d'<i>honnête</i>, écrit un conte pour +narrer d'ignobles aventures qui lui sont personnelles. +La morale de ce récit est que le plaisir de +tromper un mari ajoute du prix à la faute commise.</p> + +<p>Bussy-Rabutin conseille à Mme de Sévigné d'agréer +la cour du prince de Conti, et lui demande +impertinemment la survivance. Le mariage du +duc de Ventadour est l'objet de propos aussi légers +que spirituels<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173"><sup>173</sup></a>. On peut se faire une idée de la +liberté de langage qui régnait alors en lisant ce +qu'écrivaient au XVIe siècle Marguerite d'Angoulême, +et au XVIIe, avec une crudité moindre, +Mme de Sévigné; et cependant ces deux charmants +écrivains étaient d'honnêtes femmes. Au XVIIIe siècle, +Mme d'Oberkirch, élevée dans les moeurs sévères +de l'Alsace, est si étonnée de la désinvolture +de langage avec laquelle s'exprime Mme de Clermont-Tonnerre, +que celle-ci s'arrête court. En +rappelant ce fait, Mme d'Oberkirch ajoute: «Je ne +puis me faire à ces manières <i>élégantes</i>, et je crois +que je ne m'y ferai jamais<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174"><sup>174</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" name="footnote173"></a><b>Note 173:</b><a href="#footnotetag173"> (retour) </a> Bussy-Rabutin, à Mme de Sévigné, 10 juin 1654; Mme de Sévigné, +à Mme de Grignan, 27 février 1671; Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" name="footnote174"></a><b>Note 174:</b><a href="#footnotetag174"> (retour) </a> Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Les grandes dames n'étaient pas plus réservées +dans leurs lectures que dans leurs conversations. +Les contes de La Fontaine sont lus par d'honnêtes +femmes. Au temps des Valois, un horrible ouvrage +est acheté son pesant d'or par des femmes +du monde. Nous savons déjà qu'à la même époque +les plus infâmes gravures n'effrayaient ni les jeunes +filles ni les femmes de la cour. Deux siècles plus +tard, les provocantes peintures de Boucher n'effaroucheront +pas les belles dames.</p> + +<p>Ces femmes mondaines ne sauront bien souvent +faire respecter en elles ni la dignité de la veuve, +ni l'autorité de la mère. Cette femme qui, à la +mort de son mari, semble ou dans la défaillance +de l'agonie, ou dans la folie du désespoir, joue +plus d'une fois une triste comédie. «Or, après +tous ces grands mystères jouez, et ainsi qu'un +grand torrent, après avoir fait son cours et violent +effort, se vient à remettre et retourner à son berceau, +comme une rivière qui a aussi esté desbordée, +ainsi aussi voyez-vous ces veufves se remettre +et retourner à leur première nature, reprendre +leurs esprits, peu à peu se hausser en joie, songer +au monde. Au lieu de testes de mort qu'elles portoient, +ou peintes, ou gravées et eslevées; au lien +d'os de trespassez mis en croix ou en lacs mortuaires, +au lieu de larmes, ou de jayet ou d'or +maillé, ou en peinture; vous les voyez convertir +en peintures de leurs marys portées au col, accommodées +pourtant de testes de mort et larmes +peintes en chiffres, en petits lacs; bref, en petites +gentillesses, desguisées pourtant si gentiment, +que les contemplant pensent qu'elles les portent +et prennent plus pour le deuil des marys que pour +la mondanité. Puis, après tout, ainsi qu'on voit les +petits oiseaux, quand ils sortent du nid, ne se +mettre du premier coup à la grande volée, mais, +vollelant de branche en branche, apprennent peu +à peu l'usage de bien voler; ainsi les veufves, +sortant de leur grand deuil désespéré, ne le monstrent +au monde si-tost qu'elles l'ont laissé, mais +peu à peu s'esmancipent, et puis tout à coup jettent +et le deuil et le froc de leur grand voile sur +les orties, comme on dit, et mieux que devant reprennent +l'amour en leur teste...»<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175"><sup>175</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" name="footnote175"></a><b>Note 175:</b><a href="#footnotetag175"> (retour) </a> Brantôme, <i>l. c.</i> Comp. Montaigne, <i>Essais</i>, livre II, ch., XXXV.</blockquote> + +<p>Plus d'une femme n'a vu en effet, dans le veuvage, +que la liberté qui lui est donnée. Le veuvage! +c'est le triomphe de la grande coquette: Molière +ne l'a pas oublié.</p> + +<p>Et quel respect peuvent inspirer à leurs enfants +ces femmes mondaines qui n'ont pas su être mères, +ou qui ne se sont souvenues de ce titre que pour +exercer sur leurs filles une influence corruptrice?</p> + +<p>Devant des moeurs, ici légères, là dépravées, +faut-il s'étonner des rigoureux jugements que +portent sur les femmes les moralistes du XVIe et du +XVIIe siècles? Faut-il s'étonner qu'au XVIIIe siècle, +l'auteur de l'<i>Esprit des lois</i> ait prononcé cet arrêt +sévère: «La société des femmes gâte les moeurs<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176"><sup>176</sup></a>?» +Trouverons-nous désormais étrange que Montaigne +parle trop souvent de la femme comme d'une +esclave de harem, et qu'il la méconnaisse au point +de dire qu'elle est plus portée que l'homme à la +sensualité<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177"><sup>177</sup></a>? Grave erreur que celle-là, et dans laquelle +a été bien loin de tomber un auteur qui, +de nos jours, a dit cependant beaucoup de mal des +femmes<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178"><sup>178</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" name="footnote176"></a><b>Note 176:</b><a href="#footnotetag176"> (retour) </a> Montesquieu, <i>Esprit dos lois</i>, livre XIX, ch. viii.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" name="footnote177"></a><b>Note 177:</b><a href="#footnotetag177"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, livre II, ch. xv: livre III. ch. v.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" name="footnote178"></a><b>Note 178:</b><a href="#footnotetag178"> (retour) </a> A. Dumas, <i>l'Homme-femme</i>.</blockquote> + +<p>Suivant Montaigne, la chasteté de la femme n'est +que grimace, ou plutôt c'est une coquetterie de plus. +Ainsi en juge La Rochefoucauld. Il est vrai que ce +paradoxal écrivain donne d'autres mobiles encore +à la vertu des femmes: la vanité, la honte, le goût +du repos, le souci de la réputation, la froideur naturelle, +ou bien quelque aversion pour l'homme +qui les aime. Ailleurs il dira plus insolemment +encore: «La plupart des honnêtes femmes sont +des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce +qu'où ne les cherche pas».—«Il y a peu d'honnêtes +femmes qui ne soient lasses de leur métier.» +C'est odieux, mais l'indignation que causent de +telles maximes, ne diminue-t-elle pas quand on +sait quelles femmes les hommes de cour avaient +trop souvent sous les yeux? Elles prouvaient au +moraliste qu'il y avait peu de femmes dont le mérite +survécût à la beauté<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179"><sup>179</sup></a>. Ce n'est pas à dire +qu'il faille recueillir comme un renseignement statistique, +le chiffre que Boileau nous donne quant +au nombre des femmes fidèles:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>...Et dans Paris, si je sais bien compter,</p> +<p>Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" name="footnote179"></a><b>Note 179:</b><a href="#footnotetag179"> (retour) </a> La Rochefoucauld, <i>Maximes</i>, 204, 205, 220, 333, 307, 368, 474.</blockquote> + +<p>Boileau a pris soin de nous avertir que ce n'était +là qu'une figure de rhétorique, et qu'il ne fallait +pas «prendre les poètes à la lettre<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180"><sup>180</sup></a>». Quoi qu'il en +soit, il est évident que ce qui a frappé notre poète, +ce n'est pas le grand nombre des honnêtes femmes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" name="footnote180"></a><b>Note 180:</b><a href="#footnotetag180"> (retour) </a> Boileau, <i>Satires</i>, et note de 1713; Lettres à Brossette, 5 juillet 1706</blockquote> + +<p>Suivant La Rochefoucauld, la femme a un tel +fond de coquetterie qu'elle n'en connaît pas elle-même +la mesure; elle la dompte plus difficilement, +que la passion; et c'est cette coquetterie qu'elle +prend souvent pour de l'amour. La Bruyère n'est +pas tout à fait de cet avis. Il remarque que dans +l'amour, la femme a plus de tendresse que +l'homme. En revanche, il déclare qu'elle lui est +inférieure en amitié. Sur ce dernier point il ne +s'éloigne guère de LaRochefoucauld<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181"><sup>181</sup></a>. Montaigne, +lui non plus, ne croyait pas la femme capable +d'amitié<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182"><sup>182</sup></a>. Une femme dont le fidèle attachement le +suivit au delà du tombeau, Mme de Gournay lui +prouva qu'il s'était trompé. Mme de Sablé et +Mme de la Fayette donnèrent aussi à La Rochefoucauld +un démenti analogue<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183"><sup>183</sup></a>. Et où donc se trouverait +l'amitié, sinon dans le coeur de la femme, +ce coeur qui a besoin de se dévouer jusqu'au sacrifice?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" name="footnote181"></a><b>Note 181:</b><a href="#footnotetag181"> (retour) </a> La Rochefoucauld, <i>Maximes</i>, 241, 277, 332, 334, 440. La +Bruyère, <i>Caractères</i>, iii.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" name="footnote182"></a><b>Note 182:</b><a href="#footnotetag182"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, livre I, ch. xxvii.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" name="footnote183"></a><b>Note 183:</b><a href="#footnotetag183"> (retour) </a> Voir plus loin, ch. iii.</blockquote> + +<p>Jugée peu digne de s'élever aux hauteurs de +l'amitié, la femme ne mérite guère non plus la +confiance, s'il faut eu croire La Bruyère, qui la +suppose plus fidèle à garder son secret que celui +d'autrui. Il semble au contraire que la femme se +trahit plus facilement elle-même qu'elle ne trahit +les autres. Mais il est vrai que La Bruyère juge +de la femme d'après les coquettes de son temps, ou +plutôt, les coquettes de tous les temps. Et les Célimènes +ne manquaient pas au xviie siècle. Malgré +le stigmate vengeur dont Molière avait marqué ce +type, il ne cessa de faire école, triste école à laquelle +le XVIIIe siècle fournit le plus d'élèves.</p> + +<p>Aux yeux de La Bruyère, la femme est extrême +en tout, dans le bien comme dans le mal. Nous n'y +contredirons pas. Suivant ce moraliste, la plupart +des femmes n'ont guère de principes: «elles se +conduisent absolument par le coeur et dépendent +pour leurs moeurs de ceux qu'elles aiment<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184"><sup>184</sup></a>.» La +Bruyère n'étend heureusement pas à la totalité +des femmes un semblable jugement. Sans doute, +en matière d'opinion, et en toute chose qui n'intéresse +pas la conscience, la femme se laisse plutôt +guider par des sentiments que par des idées; mais +quant aux moeurs et aux croyances dont elle a +reçu les immuables principes dans une solide éducation +chrétienne, elles ne les sacrifiera jamais à +ses plus vives tendresses mêmes; loin de là, c'est +elle qui en fera régner autour d'elle la bienfaisante +influence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" name="footnote184"></a><b>Note 184:</b><a href="#footnotetag184"> (retour) </a> La Bruyère, <i>Caractères</i>, iii, Des Femmes.</blockquote> + +<p>D'ailleurs, même considérée comme une créature +toute d'impression, la femme est-elle bien +souvent aussi passive que le pense La Bruyère? +Montaigne n'en était pas très persuadé. Il ne la +juge pas si prompte à se ranger à l'avis d'autrui, +témoin l'amusante histoire de la Gasconne. Certes +il se garde bien de nier l'impressionnabilité de la +femme; mais suivant lui, cette impressionnabilité +est moins passive qu'active; et toujours, d'après +le vieux sceptique, la femme s'exaspère d'autant +plus que la contradiction lui est opposée par le +froid raisonnement.</p> + +<p>Devant la femme impérieuse, acariâtre, que +Montaigne dépeint et qui servira de modèle à Boileau<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185"><sup>185</sup></a>, +je comprends que le premier ait accepté +cet idéal du mariage: un mari sourd, une femme +aveugle. Il me semble cependant que, dans cette +définition, tout n'est pas à la charge de la femme, +puisque la cécité de l'épouse n'est pas moins indispensable +à la paix du mariage que la surdité de +l'époux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" name="footnote185"></a><b>Note 185:</b><a href="#footnotetag185"> (retour) </a> <i>Satires</i>, x.</blockquote> + +<p>Montaigne ne nous paraît pas très convaincu ici +du bonheur que peut apporter le mariage, le mariage +qu'il considère comme «un marché qui n'a +que l'entrée libre». Pour La Rochefoucauld «il +y a de bons mariages; mais il n'y en a point de +délicieux».</p> + +<p>Heureusement, à côté de ces portraits peu flatteurs +de la femme, à côté de ces tableaux peu enchanteurs +de la félicité conjugale, nous trouverons, +sinon dans La Rochefoucauld, du moins dans Montaigne, +dans La Bruyère, dans Montesquieu, d'autres +traits qui témoignent que, dans un monde +corrompu, il y avait encore d'honnêtes femmes et +de bons ménages.</p> + +<p>La démoralisation avait, du reste, été progressive. +Le père de Montaigne lui disait que de son +temps, à peine y avait-il dans toute une province, +une femme de qualité «mal nommée.» Un écrivain +qui n'aimait pas les femmes vertueuses et +qui, regardant leur vie patriarcale d'autrefois +comme un état de grossièreté primitive, considérait +comme un progrès la brillante corruption qui +les y avait arrachées, Brantôme, l'immoral Brantôme, +constatait que, parmi ses contemporaines, +le nombre des honnêtes femmes l'emportait sur le +nombre des autres<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186"><sup>186</sup></a>. Il est vrai que pour Brantôme +le titre d'honnête femme était singulièrement élastique. +Nous en avons cité une preuve<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187"><sup>187</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" name="footnote186"></a><b>Note 186:</b><a href="#footnotetag186"> (retour) </a> Brantôme, <i>l. c.</i>; Montaigne; I, xxvii; II, xxxi, xxxii; III, +v, etc.; La Rochefoucauld, <i>Maximes</i>, 113.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" name="footnote187"></a><b>Note 187:</b><a href="#footnotetag187"> (retour) </a> Voir plus haut, page 122.</blockquote> + +<p>Comme au moyen âge, les femmes d'intérieur, +les femmes de ménage, existaient toujours au +XVIe siècle, bien que Montaigne en restreignît le +nombre: «La plus utile et honnorable science et +occupation à une mère de famille, dit-il, c'est la +science du mesnage. J'en veoy quelqu'une avare; +de mesnagières, fort peu: c'est sa maistresse qualité, +et qu'on doibt chercher avant toute aultre, +comme le seul douaire qui sert à ruyner ou à sauver +nos maisons.... Selon que l'expérience m'en a +apprins, je requiers d'une femme mariée, au dessus +de toute aultre vertu, la vertu oeconomique. +Je l'en mets au propre, luy laissant par mon +absence tout le gouvernement en main<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188"><sup>188</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" name="footnote188"></a><b>Note 188:</b><a href="#footnotetag188"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, III, ix.</blockquote> + +<p>L'ordre, l'économie, c'est là ce que recommande +à la nouvelle mariée un père soucieux de l'avenir +du jeune ménage<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189"><sup>189</sup></a>. C'est toujours l'idéal de la +femme forte qui domine dans les familles chrétiennes, +surtout dans la vie rurale. En parlant de +l'agriculteur, Olivier de Serres voit, comme Montaigne, +dans la femme vigilante la fortune de la +maison; mais il s'inspire directement de la Sainte-Écriture +pour traduire cette pensée. Il dit avec un +sentiment tout biblique: «Ce lui sera un grand support +et aide, que d'estre bien marié, et accompagné +d'une sage et vertueuse femme, pour faire leurs +communes affaires avec parfaite amitié et bonne +intelligence. Et si une telle lui est donnée de +Dieu, que celle qui est descrite par Salomon, se +pourra dire heureux, et se vanter d'avoir rencontré +un bon thrésor: estant la femme l'un des plus +importans ressorts du mesnage, de laquelle la conduite +est à préférer à toute autre science de la culture +des champs. Où l'homme aura beau se morfondre +à les faire manier avec tout art et diligence, +si les fruicts en provenant, serrés dans les greniers, +ne sont par la femme gouvernés avec raison. Mais +au contraire, estans entre les mains d'une prudente +et bonne mesnagere, avec honorable libéralité +et louable espargne, seront convenablement +distribués: si qu'avec toute abondance, les vieux +se joindront aux nouveaux, avec vostre grand et +commun profit, et louange. Aussi,</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>On dict bien vrai qu'en chacune saison</p> +<p>La femme fait ou défait la maison.»</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" name="footnote189"></a><b>Note 189:</b><a href="#footnotetag189"> (retour) </a> Nicolas Pasquier, <i>Lettres</i>, l. V, lettre ix.</blockquote> + +<p>Avec Xénophon, Olivier de Serres rappelle dans +un autre chapitre, que la femme doit vaquer au +gouvernement de la maison pendant que le mari +dirige l'exploitation agricole. Mais il faut qu'il y +ait entre les époux «communication de conseil +requise à tout mesnage bien dressé: estant quelques fois +à propos, selon les occurrences, que +l'homme die son avis et se mesle des moindres +choses de la maison, et la femme des plus sérieuses<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190"><sup>190</sup></a>. +Le temps passé, quand on vouloit louer un +homme, on le disoit bon laboureur. C'estoit aussi +lors la plus grande gloire de la femme que d'estre +estimée bonne mesnagère: laquelle louange, le +temps n'ayant peu esteindre, est-elle encores en +telle réputation, que celui qui se veut marier, +après les marques de crainte de Dieu, et pudicité, +par dessus toutes autres vertus, cherche en sa +femme le bon mesnage, comme article nécessaire +pour la félicité de sa maison. Plus grande richesse +ne peut souhaitter l'homme en ce monde, après +la santé, que d'avoir une femme de bien, de bon +sens, bonne mesnagère. Telle conduira et instruira +bien la famille, tiendra la maison remplie de tous +biens, pour y vivre commodément et honorablement. +Depuis la plus grande dame, jusques à la +plus petite femmelette, à toutes, la vertu du mesnager +reluit par dessus toute autre, comme instrument +de nous conserver la vie. Une femme mesnagère +entrant en une pauvre maison, l'enrichit: +une despencière, ou fainéante, destruit la riche. +La petite maison s'aggrandit entre les mains de +ceste là: et entre celles de ceste-ci, la grande +s'appétisse. Salomon fait paroistre le mari de la +bonne mesnagère, entre les principaux hommes de +la cité: dict que la femme vaillante est la couronne +de son mari: qu'elle bastit la maison: qu'elle +plante la vigne: qu'elle ne craint ni le froid, ni la +gelée... que la maison et les richesses sont de +l'héritage des pères, mais la prudente femme est +de par l'Eternel.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" name="footnote190"></a><b>Note 190:</b><a href="#footnotetag190"> (retour) </a> Nicolas Pasquier, dans la lettre citée à la page précédente, +note 2, dit à sa fille de ne rien faire sans l'avis du mari: «C'est +le moyen en obeïssant, d'apprendre à luy commander: je veux +dire, que quand il recognoistra cette humble obeïssance, il ne fera +plus rien que ce que vous desirez, et vous abandonnera la libre +disposition de tout le mesnage.»</blockquote> + +<p>«A ces belles paroles profitera nostre mère-de-famille, +et se plaira en son administration, si elle +désire d'estre louée et honorée de ses voisins, révérée +et servie de ses enfans,... si elle prend plaisir +de voir tousjours sa maison abondamment pourveue +de toutes commodités, pour s'en servir au vivre +ordinaire, au recueil des amis, à la nécessité des +maladies, à l'advancement des enfans, aux aumosnes +des pauvres.»</p> + +<p>Olivier de Serres qui rappelle à la ménagère les +récompenses de la femme forte, dit aussi, dans le +chapitre d'où nous avons extrait notre première +citation, quelles incomparables félicités attendent +les époux qui s'unissent dans une affectueuse estime +pour diriger leur maison: «Par telle correspondance +la paix et la concorde se nourrissans en la +maison, vos enfans en seront de tant mieux instruicts, +et vous rendront tant plus humble obéissance, +que plus vertueusement vous verront vivre +par ensemble.</p> + +<p>«Cela mesme vous fera aussi aimer, honorer, +craindre, obéir, de vos amis, voisins, sujets, serviteurs. +Et par telle marque estant vostre maison recogneue +pour celle de Dieu; Dieu y habitera, y +mettant sa crainte: et la comblant de toutes sortes +de bénédictions, vous fera prospérer en ce monde, +comme, est promis en l'escriture<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191"><sup>191</sup></a>...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" name="footnote191"></a><b>Note 191:</b><a href="#footnotetag191"> (retour) </a> Olivier de Serres, <i>le Théâtre d'agriculture et Mesnage des +champs</i>, 1er lieu, ch. vi; 8e lieu, ch. i.</blockquote> + +<p>Tel fut le ménage du baron et de la baronne de +Chantal. Et le rôle de la ménagère contribua puissamment +à préparer dans la noble dame la sainte +que l'Église devait placer sur ses autels.</p> + +<p>Lorsque M. de Chantai se maria, il remit le gouvernement +de la maison à sa jeune compagne qui +s'effrayait de cette responsabilité. Mais avec la +douce autorité de l'époux chrétien, il voulut +«qu'elle se résolût à porter ce fardeau,» disant, +lui aussi, «que la femme sage édifie sa maison, et +que celles qui méprisent ce soin, détruisent les +plus riches.» Et il mit sous les yeux de la +jeune femme, comme un exemple, le type de la +baronne de Chantal, son héroïque mère. Saisie +d'une généreuse émulation, «elle ceignit ses reins +de force et fortifia son bras» pour se dévouer à la +mission domestique que lui imposait son mari. +«Elle mit ordre à l'ordinaire et aux gages des +serviteurs et servantes, le tout avec un esprit +si raisonnable que chacun était content. Elle +ordonna que tous les grangers, sujets, receveurs +et autres, avec lesquels on aurait à traiter, s'adresseraient +immédiatement à elle pour toutes les +affaires.»</p> + +<p>«Dès le jour qu'elle prit le soin de la maison, +elle s'accoutuma à se lever de grand matin, et avait +déjà mis ordre au ménage, et envoyé ses gens au +labeur, quand son mari se levait. De fortifiantes +lectures, <i>la Vie des Saints, les Annales de la France,</i> +rafraîchissaient son âme au milieu de tant d'occupations +matérielles....</p> + +<p>Elle ne portait habituellement que des vêtements +de camelot et d'étamine; mais l'élégance innée de +la grande dame la faisait paraître plus charmante +sous ces humbles habits que d'autres sous leurs +tissus d'or et de soie. Lorsqu'elle avait à représenter, +elle se parait de ses vêtements de noces ou de +ses ajustements de jeune fille. Elle savait accueillir +avec la grâce modeste de la femme chrétienne les +amis de son mari qui se réunissaient chez lui pour +la chasse et d'autres divertissements. Mais lorsque +son mari était absent, il n'y avait pour elle ni réception, +ni parure. «Les yeux à qui je dois plaire, +disait-elle, sont à cent lieues d'ici; ce serait inutilement +que je m'agencerais.» Elle était pour les +pauvres une servante. Pendant une famine, elle +les réunissait chaque jour, leur versait du potage +dans leurs écuelles, leur présentait les morceaux +de pain qui s'entassaient dans les corbeilles. Alors +déjà elle secourait ces malades que, dans son austère +veuvage, elle devait soigner avec une héroïque +charité.</p> + +<p>Pour un délit qu'elle jugeait véniel, un paysan +était-il renfermé dans l'humide prison du château, +elle l'en faisait secrètement sortir le soir, lui +donnait un lit, «et, le lendemain, de grand matin, +pour ne pas déplaire à son mari, elle remettait le +prisonnier dans la prison, et, en allant donner le +bonjour à M. de Chantal, elle lui demandait si amiablement +congé d'ouvrir à ces pauvres gens et les +mettre en liberté, que quasi toujours elle l'obtenait.»</p> + +<p>Elle donnait aux paysans les exemples de la +piété; elle instruisait elle-même dans la religion +ses serviteurs que la prière en commun réunissait +matin et soir autour de la châtelaine. Sévère pour +le vice, elle était indulgente pour les fautes auxquelles +les domestiques s'étaient laissé entraîner +par la faiblesse et non par la volonté; et, ici encore, +sa miséricordieuse influence plaidait auprès du +châtelain en faveur du coupable.</p> + +<p>«C'est une grande marque de sa prudence et +douce conduite, qu'en huit ans qu'elle a demeuré +mariée, et neuf ans au monde après son veuvage, +elle n'a presque point changé de serviteurs et de +servantes, excepté deux qu'elle congédia pour ne +les pouvoir faire amender de quelques vices auxquels +ils étaient adonnés. Elle n'était point crieuse +ni maussade parmi ses domestiques; sa vertu la +faisait également craindre et aimer. Bref, sa maison +était le logis de la paix, de l'honneur, de la +civilité et piété chrétienne, et d'une joie vraiment +noble et innocente<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192"><sup>192</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" name="footnote192"></a><b>Note 192:</b><a href="#footnotetag192"> (retour) </a> Mère de Changy. <i>Mémoires sur la vie et les vertus de sainte +Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal</i>; comp. <i>Bulle du Pape</i> +Clément XIII pour la canonisation de la bienheureuse.</blockquote> + +<p>Sans connaître alors le grand évêque qui devait +être son guide dans la sainteté, Mme de Chantal +appliquait dans son ménage les conseils que saint +François de Sales donnait aux femmes pour qu'elles +unissent à leurs devoirs religieux, à leur apostolat, +à leurs oeuvres de miséricorde, les occupations de +la femme forte: «le soin de la famille, avec les +oeuvres qui dépendent d'iceluy», ainsi que «l'utile +diligence» qui ne permet pas à l'oisiveté de +prendre la place destinée au travail<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193"><sup>193</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" name="footnote193"></a><b>Note 193:</b><a href="#footnotetag193"> (retour) </a> Saint François de Sales, <i>Introduction à la vie décote</i>. 111e +partie, ch. XXXV.</blockquote> + +<p>Dans la vie rurale, les nobles dames veillent aux +intérêts de l'exploitation agricole et n'en dédaignent +pas l'humble détail. La châtelaine envoie ses +serviteurs aux champs et garnit leur besace. Lorsque +Sully était à la cour, sa femme vendait le blé +et les autres récoltes.</p> + +<p>A une époque postérieure, Laure de Fitz-James, +marquise de Bouzolz, fille du maréchal de Berwick, +n'avait jamais, dit-on, les mains inoccupées; et, +cette grande dame ne couchait que dans les draps +dont sa main patricienne avait filé la toile<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194"><sup>194</sup></a>. Les +quenouilles dites <i>de mariage</i>, que l'on voit au musée +dé Cluny et qui datent du XVIe siècle, rappelaient +aux femmes, dans leurs riches sculptures, l'histoire +de ces femmes fortes qui filaient la laine et le lin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" name="footnote194"></a><b>Note 194:</b><a href="#footnotetag194"> (retour) </a> <i>Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.</i></blockquote> + +<p>Deux femmes, entrées par le mariage dans la +famille de La Rochefoucauld, donnèrent au XVIIe +et au XVIIIe siècles l'exemple de la femme forte, de +la ménagère, aussi bien à la ville qu'aux champs. +C'est au XVIIe siècle, Jeanne de Schomberg, duchesse +de Liancourt; c'est, dans le siècle suivant, +Augustine de Montmirail, duchesse de Doudeauville, +dont l'existence se prolongea jusque dans le +XIXe siècle. Dans leur conduite, dans les conseils +que l'une écrivit pour sa fille, l'autre pour sa petite-fille; +dans le règlement que Mme de Liancourt traça +pour elle-même, nous voyons combien important +était pour les plus grandes dames le gouvernement +de la maison, et par quelles fortes et douces vertus +elles soutenaient leurs foyers.</p> + +<p>Ce gouvernement domestique est vaste. La femme +surveille les affaires de la maison, et elle en soumet +l'ensemble à son mari, le chef respecté de la communauté. +Elle vérifie les dépenses de la veille, +celles de la semaine; elle arrête le compte du mois. +A l'aide de conseils éclairés, elle revoit le compte +général de l'année. Lorsqu'elle l'a signé en double +expédition, elle le fait placer avec les pièces justificatives +dans une cassette de bois qui est déposée +«au trésor des papiers». Pour l'année suivante, +elle fait un état général des dépenses, par estimation, +et d'après la moyenne des trois à quatre +années précédentes. Elle y fait figurer le train de +la maison de ville et les dépenses de la vie rurale. +Elle tient compte aussi des dépenses imprévues. +La femme chrétienne payera exactement ses serviteurs, +ses fournisseurs. Faire des dettes, c'est +retenir injustement le bien d'autrui. La noble dame +évitera le luxe des habits, des meubles, de la table. +Bonne et hospitalière d'ailleurs, elle établira l'ordre +dans la bienséance et dans la générosité. Elle n'oubliera +pas non plus qu'il faut donner aux pauvres +le superflu de son bien.</p> + +<p>La châtelaine peut également être associée aux +affaires extérieures du châtelain: le choix des officiers +qui rendent la justice seigneuriale<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195"><sup>195</sup></a>, le contrôle +de leurs actes; elle aussi veillera au bien des +orphelins, des hôpitaux, des fabriques; à l'entretien +des ponts et des chemins sur lesquels les +seigneurs sont voyers, à la conservation des communes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" name="footnote195"></a><b>Note 195:</b><a href="#footnotetag195"> (retour) </a> En l'absence de M. de Gondi, sa femme choisit des officiers +probes pour administrer la justice dans ses terres. Chantelauze, +saint Vincent de Paul et les Gondi. Paris. 1882.</blockquote> + + +<p>Elle aide son mari dans la conduite d'un procès, +et préside avec lui le conseil domestique des gens +d'affaires. Dans les conseils que la duchesse de +Liancourt donne à sa petite-fille, on reconnaît la +noble femme qui, soucieuse avant tout du droit, +fournissait à ses adversaires même le moyen de +plaider contre elle, et gardait pour leurs personnes +les affectueux ménagements de la charité<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196"><sup>196</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" name="footnote196"></a><b>Note 196:</b><a href="#footnotetag196"> (retour) </a> Mme la duchesse de Liancourt, <i>Règlement donné par une dame +de qualité, etc.</i></blockquote> + +<p>La duchesse de Doudeauville fut plus qu'associée +au gouvernement de la maison. Pendant l'émigration +de M. de Doudeauville, elle s'acquitta +si bien de cette administration que, de retour, le +duc la lui laissa tout entière<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197"><sup>197</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" name="footnote197"></a><b>Note 197:</b><a href="#footnotetag197"> (retour) </a> <i>Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville</i>.</blockquote> + +<p>Quant aux charges officielles dont le mari est +revêtu, la femme y demeurera étrangère. Mais +commet-il une injustice, elle doit l'avertir en secret +et avec prudence. C'est le droit, c'est le devoir +de l'épouse conseillère.</p> + +<p>En toute circonstance d'ailleurs où le mari s'écarte +du devoir, l'épouse doit lui en indiquer le +chemin. Mais elle prêche surtout d'exemple. Après +dix-huit années d'une action lente et bienfaisante, +Mme de Liancourt arrache son mari aux séductions +du monde.</p> + +<p>Si l'épouse, si la mère ont charge d'âmes, la +maîtresse de la maison a aussi cette responsabilité. +Comme la baronne de Chantal, elle veille aux besoins +spirituels de ses serviteurs et à leurs intérêts +temporels. Maîtresse attentive, elle les récompense +de leurs bons services, les soigne dans leurs maladies, +leur assure le pain dans leur vieillesse. La +duchesse de Liancourt, cette grande dame qui, +dans le monde, mesure ses égards au rang des +personnes, considère dans son cour ses domestiques +comme ses égaux devant Dieu, «des égaux +que, dit-elle à Mlle de La Roche-Guyon, Dieu a +réduits en ce monde dans l'état de servitude pour +aider notre infirmité durant que vous remédiez à +leur misère.... Ils doivent gagner le Ciel par cette +humiliation, comme vous devez le gagner par le +soin que vous prendrez de leur conduite. Dieu +nous oblige donc ainsi à des devoirs mutuels les +uns envers les autres.»</p> + +<p>Un règlement était nécessaire pour que la maîtresse +de la maison pût s'acquitter de la charge +qui pesait sur elle, charge si lourde qu'elle rappelait +à la plus grande dame la sentence de l'Eden: +«Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.» +Aussi, avant d'assumer une telle responsabilité, +elle invoquait l'Esprit-Saint pour pouvoir agir avec +prudence et fermeté.</p> + +<p>En prenant le fardeau du gouvernement domestique, +la noble dame voudra, non dominer sur autrui, +mais obéir: obéir au mari qui, occupé par +de grands emplois, ne pourrait surveiller lui-même +la maison; obéir à Dieu qui, selon la belle pensée +de Mme de Liancourt, ne donne à l'homme que la +garde d'un bien que celui-ci doit transmettre fidèlement +à autrui. C'est le talent que Dieu lui confie et +dont il lui demandera compte au jugement dernier.</p> + +<p>Partout la maîtresse de la maison cherche la +volonté de Dieu. Comme la châtelaine du moyen +âge, son premier labeur est de distribuer la tâche +à ses serviteurs, mais sa première pensée est d'adorer +le Seigneur qui lui a donné un jour de plus +pour le servir. C'est à lui qu'elle consacre toute +sa journée. Avant toute action, avant tout plaisir +même, elle se demande si cette action, si ce plaisir +peuvent être offerts au Dieu de justice et de +pureté.</p> + +<p>Généreusement dévouée à ses amis, elle leur +sacrifie son repos, son bonheur, mais sa conscience, +jamais! Le nombre de ses relations sera d'ailleurs +restreint, et toujours soumis à la volonté du mari. +Quant aux devoirs du monde, aux visites, elle ne +leur donnera que ce qui ne se peut refuser à la +plus stricte bienséance. Elle apporte dans toutes +ses conversations une parole sobre, aimable, indulgente, +ennemie de toute discussion opiniâtre, +nourrie de bonnes lectures<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198"><sup>198</sup></a>; une influence bienfaisante, +mais toujours exercée avec prudence. Fut-elle +même entourée de caractères difficiles, elle +fait régner partout la paix, et pour cela elle l'a +d'abord établie dans son âme en domptant ses passions, +ses caprices, son humeur<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199"><sup>199</sup></a>. Quelle paix, en +effet, dans une âme qui s'est rendue maîtresse +d'elle-même! Tout peut crouler, Dieu reste<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200"><sup>200</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" name="footnote198"></a><b>Note 198:</b><a href="#footnotetag198"> (retour) </a> Pendant que la duchesse de Liancourt est à sa toilette, elle se +fait faire une bonne lecture pour que les personnes qui l'entourent +alors puissent en profiter. Elle les fait parler sur cette lecture et +attire leur attention sur l'enseignement qu'elles en peuvent tirer.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" name="footnote199"></a><b>Note 199:</b><a href="#footnotetag199"> (retour) </a> Mme la duchesse de Liancourt, <i>l. c.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" name="footnote200"></a><b>Note 200:</b><a href="#footnotetag200"> (retour) </a> <i>Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville</i>.</blockquote> + +<p>La douceur est la souveraine expression de cette +paix intérieure. La douceur! c'était la vertu perpétuelle +que saint François de Sales recommandait +à la femme.</p> + +<p>La femme forte, bonne ménagère, douce et sûre +conseillère, se retrouvait particulièrement au sein +de la magistrature. Dans ce milieu sévère où les +principes sur lesquels repose l'ordre social sont +chaque jour rappelés, les femmes vivent généralement +selon les principes dont leurs maris sont les +gardiens. Elles mènent l'existence de la matrone +romaine qui file la laine et garde la maison. Un +jurisconsulte d'Aix raconte que, sous le règne de +Louis XIII, les magistrats «n'estoient vus qu'aux +rues conduisant au palais, et ils vivoient chez eux +en si grande simplicité qu'au feu de la cuisine, +quand le mouton tournoit à la broche, le mari se +préparoit pour le rapport d'un procès, et la femme +avoit la quenouille»<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201"><sup>201</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" name="footnote201"></a><b>Note 201:</b><a href="#footnotetag201"> (retour) </a> Ch. de Ribbe, <i>Les Familles +et la Société en France, etc.</i></blockquote> + +<p>C'est à la robe qu'appartient par sa naissance et +par son mariage Mme de Nesmond, cette jeune +femme de quinze ans que sa sainte mère, Mme de Miramion, +installe dans sa nouvelle famille en demandant +que cette enfant soit chargée de l'administration +de ses biens. La nouvelle mariée obtient ce +privilège et s'en montre digne<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202"><sup>202</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" name="footnote202"></a><b>Note 202:</b><a href="#footnotetag202"> (retour) </a> Bonneau-Avenant, <i>Madame de Miramion</i>.</blockquote> + +<p>Dans la magistrature se rencontraient des types +respectables et attachants. Il pouvait sans doute +arriver que l'austérité fût ridicule et intolérante +comme chez Mme Omer Talon, que Fléchier a +peinte avec une verve si piquante et si malicieuse +dans <i>les Grands-Jours d'Auvergne</i><a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203"><sup>203</sup></a>. Mais à la sévérité +morale s'alliaient généralement la douceur des +affections domestiques et l'amabilité des relations. +Quelle noble et sympathique figure que Mme de +Pontchartrain, née Meaupou, cette femme sensée +et spirituelle, étincelante de gaîté et remplie en +même temps de dignité, sachant, comme aurait +pu le faire une femme de vieille race, accueillir +ses hôtes avec toutes les nuances de distinction +que comporte leur état, présidant enfin aux réceptions +officielles comme nulle femme de ministre ne +savait le faire; et avec toutes ces brillantes séductions, +possédant l'active et chaleureuse bonté qui +lui inspire de charitables fondations, et qui fait +d'elle une amie aussi fidèle que généreuse. Chez +Mme d'Aguesseau, femme du chancelier et belle-fille +de la bienfaisante Mme Henri d'Aguesseau, même +mélange de grâce aimable et de noble vertu que +chez Mme de Pontchartrain. Et toutes deux réalisent +le type de l'épouse conseillère: Saint-Simon +nous dit que Pontchartrain ne se trompa jamais +tant qu'il écouta les avis de sa femme. Quant à +Mme d'Aguesseau, qui ne connaît le mot romain +qu'elle adressa au chancelier dans la périlleuse +circonstance où il allait exposer sa position, sa +liberté: «Elle le conjura, en l'embrassant, d'oublier +qu'il eût femme et enfants, de compter sa +charge et sa fortune pour rien, et pour tout son +honneur et sa conscience<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204"><sup>204</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" name="footnote203"></a><b>Note 203:</b><a href="#footnotetag203"> (retour) </a> M. l'abbé Fabre, <i>la Jeunesse de Fléchier</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" name="footnote204"></a><b>Note 204:</b><a href="#footnotetag204"> (retour) </a> Saint-Simon, t. VII, ch. v, xxvi; <i>Discours sur la vie et la +mort de M. d'Aguesseau</i>, conseiller d'État, par M. d'Aguesseau +chancelier de France.</blockquote> + +<p>La vertu et la grâce, la force morale, la prudence, +la bonté, la charité, la douceur, c'étaient là les +qualités de la femme française au moyen âge. Nous +voyons qu'en dépit des influences corruptrices +amenées par la vie mondaine, ces qualités s'étaient +conservées dans les trois siècles que nous étudions. +Ajoutons-y la miséricordieuse charité avec laquelle, +comme au moyen âge aussi, plus d'une femme +pardonne à l'époux qui lui est infidèle: noble contraste +que l'on est heureux d'opposer à la femme +qui se venge de l'adultère par l'adultère!</p> + +<p>«Avec le silence vous viendrez à bout de tout; +il ne faut parler de cette sorte de peine qu'à Dieu +seul», disait à une épouse trahie une jeune femme +qui connaissait personnellement cette douleur: +c'était la sainte duchesse de Montmorency, compagne +du brillant et chevaleresque Henri de Montmorency, +époux à la fois tendre et volage qui, +tout en gardant à sa femme sa meilleure affection, +offrait à d'autres ses capricieux hommages de +grand seigneur. La duchesse se taisait; mais ses +souffrances se lisaient sur son expressif visage; +son mari le remarqua: «Êtes-vous malade, mon +amie? lui demanda-t-il; vous êtes changée!—«Il +est vrai, mon visage est changé, mais mon coeur ne +l'est pas», répondit la jeune femme. Le duc devina +la secrète douleur que trahissaient ces paroles, et, +devant les larmes qu'il faisait couler, il ne put que +s'agenouiller avec émotion et promettre à sa +femme une fidélité qu'il n'eut pas, hélas! la force +de lui garder. Mais dans les âmes pures, l'amour +qui est plus fort que la mort, est plus fort aussi +que l'offense qui le blesse. Par la puissance de son +dévouement, Mme de Montmorency s'éleva au-dessus +des jalousies humaines; et l'on a même dit +qu'au fond du coeur elle ne pouvait se défendre +d'une indéfinissable sympathie pour les femmes +qui aimaient l'objet de son unique passion<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205"><sup>205</sup></a>. Cet +amour si désintéressé n'appartenait déjà plus à la +terre quand la tête chérie sur laquelle il planait +tomba sous la hache du bourreau. Alors cet amour +monta plus haut encore; et par un héroïque effort, +Mme de Montmorency le sacrifia à Dieu. La veuve +de la grande victime devint l'épouse de Jésus-Christ.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" name="footnote205"></a><b>Note 205:</b><a href="#footnotetag205"> (retour) </a> Amédée Renée, <i>Madame de Montmorency</i>.</blockquote> + +<p>Mais voici un exemple de magnanimité conjugale +qui nous paraît plus extraordinaire. Que +Mme de Montmorency ait aimé avec une passion +aussi généreuse le noble duc qui, par son grand +coeur, par sa bravoure, par sa loyauté, soulevait, +malgré ses faiblesses, une enthousiaste admiration, +nous comprenons ce sentiment. Mais qu'une +femme d'élite, mariée à un être indigne, traître à +sa patrie, déserteur, escroc même, ait encore à +supporter l'abandon du misérable qui, par ce mariage, +a échappé à un public déshonneur; et que +cette épouse si cruellement outragée, lui garde encore +son amour, voilà un fait qui semblerait inexplicable +si l'on ne savait quels trésors de miséricordieuse +tendresse peut receler un coeur de femme. +Cet homme se nommait le comte de Bonneval, et +c'est Mlle de Biron qui s'était dévouée à lui avec +toute la force d'une affection qui s'appuie sur le +devoir. Lorsque son mari l'a abandonnée, elle lui +écrit: «Je me suis attachée à vous en bien peu de +temps, de bonne foi; je suis sincère; cette tendresse +m'a été un sujet de beaucoup de peines, +mais elles n'ont point effacé une prévention qui +me fera toujours également désirer votre amitié +comme la seule chose qui puisse me rendre heureuse.» +Les lettres mêmes de la jeune femme demeurent +sans réponse, s'il faut en juger par cette +prière navrante de la noble délaissée: «Je vous +prie seulement de dire une fois tous les huit jours +à votre valet de chambre que vous avez une femme +qui vous aime, et qui demande qu'on lui apprenne +que vous êtes en bonne santé».</p> + +<p>Cette femme si éprouvée ne laisse pas soupçonner +au monde ses amères tristesses. Elle voile +les fautes de son mari, mais c'est avec fierté qu'elle +salue les actions d'éclat que l'on trouve mêlées à +de si honteuses turpitudes chez le comte de Bonneval, +cet étrange aventurier qui, à la fin de sa +vie, devait trahir son Dieu comme il avait trahi sa +patrie, son foyer, et qui, renégat, soldat de Mahomet +armé contre les chrétiens, devait avoir son +tombeau à Constantinople<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206"><sup>206</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" name="footnote206"></a><b>Note 206:</b><a href="#footnotetag206"> (retour) </a> Saint-Simon, tome III, ch. xxii; tome IX, ch. iii; Bertin +<i>les Mariages dans l'ancienne société française</i>.</blockquote> + +<p>Dans son délaissement, Mme la duchesse de Chartres, +mère du roi Louis-Philippe, garde une touchante +tendresse au volage époux qui lui porte +le coup le plus cruel qu'une femme puisse recevoir +en lui enlevant la consolation d'élever ses enfants +et en confiant ce soin à la rivale qu'il lui préfère. +Malgré son cuisant chagrin elle ne perd cependant +pas à l'extérieur cette gaieté d'enfant que conserve +si naturellement la candeur de l'âme<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207"><sup>207</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" name="footnote207"></a><b>Note 207:</b><a href="#footnotetag207"> (retour) </a> Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>La vertu, soutien de l'épouse malheureuse, devient +dans l'harmonie d'un beau ménage, le titre le +plus sûr de la femme à l'attachement de son mari. +Cette harmonie conjugale, nous allons le voir, se +retrouve dans les siècles de corruption plus souvent +qu'on ne le croit. Elle nous est déjà apparue +alors que nous esquissions les devoirs et les vertus +de la femme. Arrêtons-nous quelques instants devant +le pur tableau de l'affection conjugale, de +cette affection qui réalise si bien les conditions +qu'un grand évoque de nos jours donnait aux attachements +d'ici-bas: le respect dans l'amour, et +l'amour dans le respect<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208"><sup>208</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" name="footnote208"></a><b>Note 208:</b><a href="#footnotetag208"> (retour) </a> Mgr Dupanloup, <i>Conférences aux femmes chrétiennes</i>, publiées +par M. l'abbé Lagrange. Paris, 1881.</blockquote> + +<p>Nous avons entendu Montaigne interpréter, +comme ses plus religieux contemporains, la pensée +biblique en considérant la femme forte comme +la fortune d'une maison. Maintenant ce philosophe +à l'esprit sceptique, à la morale facile, va nous +faire entendre sur le respect dû au mariage, des +accents où, malgré une note railleuse, domine +une religieuse gravité: «Un bon mariage,—s'il +en est, ajoute-t-il avec sa malicieuse bonhomie,—refuse +la compaignie et conditions de +l'amour.» (Montaigne parle ici de l'amour païen): +«il tasche à représenter celles de l'amitié.» Ailleurs +il est vrai, Montaigne, l'éternel douteur, +croit que la femme, étant incapable d'amitié, ne +saurait apporter ce sentiment dans le mariage. +Mais poursuivons: «C'est une doulce société de +vie, pleine de constance, de fiance et d'un nombre +infiny d'utiles et solides offices, et obligations mutuelles.» +Il dit aussi fort justement qu'aucune +femme unie à l'homme qu'elle aime, ne voudrait +lui inspirer d'autres sentiments que cette amitié +calme et dévouée. «Si elle est logée en son affection +comme femme, elle y est bien plus honnorablement +et seurement logée.» Pour celui-là même +qui trahit sa femme, Montaigne juge qu'elle reste +un être tellement sacré que si on lui demandait +«à qui il aymeroit mieulx arriver une honte, +ou à sa femme, ou à sa maistresse? de qui la desfortune +l'affligeroit le plus? à qui il désire plus de +grandeur? ces demandes n'ont aulcun doubte en +un mariage sain.</p> + +<p>«Ce qu'il s'en veoid si peu de bons, est signe +de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et +à le bien prendre, il n'est point de plus belle pièce +en nostre société.... Tout licentieux qu'on me +tient, j'ay en vérité plus sévèrement observé les loix +de mariage, que je n'avoy ny promis ny esperé<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209"><sup>209</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" name="footnote209"></a><b>Note 209:</b><a href="#footnotetag209"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, III, v.</blockquote> + +<p>Le respect du foyer se maintenait donc toujours. +L'amour d'un roi n'éblouit pas toutes les femmes +et n'aveugle pas tous les maris. La femme de Jean +Séguier repousse Henri IV, et à ce même roi qui +demande au maréchal de Roquelaure d'amener à +la cour sa belle compagne, le rusé Gascon, prétextant +la pauvreté de sa famille, répond en patois: +«Sire, elle n'a pas de <i>sabattous</i> (souliers)<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210"><sup>210</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" name="footnote210"></a><b>Note 210:</b><a href="#footnotetag210"> (retour) </a> Tallemant des Réaux, <i>le Maréchal de Roquelaure</i>.</blockquote> + +<p>Au respect du mariage se joignait souvent +l'amour conjugal le plus tendre. La famille biblique +est l'idéal que poursuit la pieuse famille française. +«J'ai regardé ma femme comme un autre +moi-même,» dit Pierre Pithou dans son testament +daté du 15 novembre 1587<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211"><sup>211</sup></a>. Et que d'exemples +analogues nous trouverons dans les <i>livres de raison</i>, +dans les mémoires du temps! Quels ménages +nous offrent M. et Mme de Chantal, M. et Mme +de Miramion, le maréchal duc de Schomberg et sa +belle et fière compagne Marie de Hautefort; le +duc de Bouillon et sa femme, Mlle de Berghes, célèbre +par son courage, par sa beauté, et tendrement +unie à son mari; M. et Mme de Gondi si étroitement +attachés l'un à l'autre qu'après la mort de +sa femme, le veuf, incapable de recevoir aucune +consolation humaine, se fait prêtre de l'Oratoire, +lui, général des galères<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212"><sup>212</sup></a>. Le duc de Charost, petit-fils +de Fouquet, entoure de la plus constante +sollicitude sa femme qui, dit Saint-Simon, mourut +«à cinquante-et-un ans, après plus de dix ans de +maladie, sans avoir pu être remuée de son lit, voir +aucune lumière, ouïr le moindre bruit, entendre ou +dire deux mots de suite, et encore rarement, ni +changer de linge plus de deux ou trois fois l'an, et +toujours à l'extrême-onction après cette fatigue. Les +soins et la persévérance des attentions du duc de +Charost dans cet état, furent également louables +et inconcevables; et elle le sentait, car elle conserva +sa tête entière jusqu'à la fin avec une patience, +une vertu, une piété, qui ne se démentirent pas +un instant, et qui augmentèrent toujours<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213"><sup>213</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" name="footnote211"></a><b>Note 211:</b><a href="#footnotetag211"> (retour) </a> Ch. de Ribbe, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" name="footnote212"></a><b>Note 212:</b><a href="#footnotetag212"> (retour) </a> Chantelauze, <i>Saint Vincent de Paul et les Gondi</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" name="footnote213"></a><b>Note 213:</b><a href="#footnotetag213"> (retour) </a> Saint-Simon. <i>Mémoires</i>, tome VI, ch. XXIII.</blockquote> + +<p>Et Saint-Simon lui-même, qui rend hommage +à ce dévouement conjugal, Saint-Simon jouit avec +sa femme de la plus complète félicité domestique. +Elle fit «uniquement et tout entier» le bonheur +de sa vie. Par son angélique douceur, par la muette +puissance de ses larmes, elle sut obtenir de lui +jusqu'au «sacrifice vraiment sanglant» de l'une de +ces haines que son irascible époux gardait d'ordinaire +à un ennemi avec une passion acharnée. +Aussi a-t-il reconnu en elle le don «du plus excellent +conseil» dans ce testament où, avec une émotion +si touchante sous cette plume inexorable, il +rappelle les «incomparables vertus» de la morte, +son aimable et solide piété; «la tendresse extrême +et réciproque, la confience sans réserve, l'union +intime parfaite sans lacune,» qui furent les bénédictions +de Dieu sur cette alliance. Pour lui cette +noble et douce créature était «la Perle unique» +dont il goûtait «sans cesse l'inestimable prix», +la femme forte dont la perte lui rendit «la vie à +charge» et fit «le plus malheureux de tous les +hommes» de celui qui, par son mariage, en avait +été «le plus heureux!» Cette union, il veut qu'elle +subsiste jusque dans la tombe, et il ordonne que +le cercueil de sa femme et le sien soient attachés +«si ettroitement ensemble et si bien rivés, qu'il +soit impossible de les séparer l'un, de l'autre sans +les briser tous deux<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214"><sup>214</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" name="footnote214"></a><b>Note 214:</b><a href="#footnotetag214"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, t. I, ch. XV, XI, XXVI, XLII, <i>Testament +olographe</i>.</blockquote> + +<p>Quelle harmonie domestique nous trouvons aussi +dans la famille de Belle-Isle! Le maréchal qui, à +quarante-cinq ans, a épousé une veuve de vingt +et un ans, lui fait oublier cette différence d'âge +par sa tendresse et son amabilité. Dans ses lettres +si simples et si affectueuses, il nomme sa femme +«son cher petit maître<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215"><sup>215</sup></a>.» Leur fils, le comte +de Gisors, ce grand coeur, ce vaillant soldat, +chérit la jeune femme qui l'a épousé à l'âge +de treize ans et qu'il appelle familièrement <i>Huchette</i> +ou <i>Mme de la Huche</i>. Avec quelle grâce +caressante et grondeuse il lui écrit de l'armée +au sujet d'une affaire qui concerne les rapports +de l'archevêque de Paris et du Parlement et +à laquelle la jeune comtesse semble avoir mêlé +son beau-père, le maréchal de Belle-Isle, alors ministre: +«Je suis, en vérité, fort votre serviteur, +madame <i>de la Huche</i>, mais d'amitié je vous dirai +à l'oreille qu'il ne vous convient pas d'aller apostiller +la lettre d'un ministre, lequel, s'il prend de +mes conseils, ne laissera jamais approcher à deux +toises de son bureau un petit furet qui renverseroit +et farfouilleroit tous les traités de l'Europe +pour chercher le projet de quelque réponse à +M. l'archevêque sur un fait arrivé dans la paroisse +de Saint-Étienne-du-Mont. Ah! messieurs les ministres, +méfiez-vous de toutes ces petites mères +de l'Église. Nous autres particuliers pouvons vivre +avec elles en essuyant le débordement de leurs <i>si</i>, +de leurs <i>mais</i>, de leurs <i>car</i>, et de toute leur politique; +ce torrent-là écoulé, on retrouve en elles +des femmes aimables, gentilles, et dont le temporel +dédommage du spirituel; mais vous, messieurs, +gardez-vous-en... Si elles vous caressent, +ces petites mères, c'est pour vous séduire, et, +dans l'instant où elles vous verront enchantés +d'elles, vous donner des conseils relatifs à leurs +fins. Est-ce là votre portrait, ma commère? Dites-le +de bonne foi? Je vous connois comme si je vous +avois fait; vous devriez aussi me bien connoître, +<i>Huchette</i>, car il me semble que je ne vis que depuis +que mon sort est attaché au vôtre et que nous ne +faisons qu'un. Il n'y a que sur la guerre et les +affaires de l'Église que le moi qui est à Paris et le +moi qui est à Halberstadt se séparent...<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216"><sup>216</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" name="footnote215"></a><b>Note 215:</b><a href="#footnotetag215"> (retour) </a> Camille Rousset, <i>le Comte de Gisors</i>, 1732-1758. Paris, 1868.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" name="footnote216"></a><b>Note 216:</b><a href="#footnotetag216"> (retour) </a> 21 octobre 1757. Archives du dépôt de la guerre. Lettre reproduite +par M. Camille Housset, <i>le comte de Gisors</i>.</blockquote> + +<p>L'année suivante le comte de Gisors, blessé +mortellement à la bataille de Crefeld, mourait en +héros chrétien. Il laissait veuve, à vingt et un ans, +la jeune femme qu'il avait adorée, et qui donna à +Dieu et aux pauvres l'amour dont le plus cher +objet lui manquait ici-bas.</p> + +<p>C'est dans le siècle où il était ridicule d'aimer +sa femme, c'est en plein XVIIIe siècle que le comte +de Gisors écrivait à sa jeune compagne la délicieuse +lettre que nous venons de citer. C'est aussi, +au XVIIIe siècle, que l'on revit Philémon et Baucis. +Philémon était M. de Maurepas, «la légèreté en +personne,» dit Mme d'Oberkirch, et pourtant le +modèle des époux fidèles. La pensée de sa femme +était la seule idée sérieuse qui se pût loger en sa +tête, ajoute la spirituelle baronne. «Quand il a été +ministre, il eût volontiers mis la politique en +chansons, et une larme de Mme de Maurepas le +rendait triste pendant des mois entiers... Ils sont +très vieux l'un et l'autre, et certainement ils ne se +survivront pas et s'en iront ensemble<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217"><sup>217</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" name="footnote217"></a><b>Note 217:</b><a href="#footnotetag217"> (retour) </a> Mme d'Oberkirch, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Au même temps Philémon et Baucis se retrouvaient +dans un ménage plus grave, celui du maréchal +prince de Beauvau et de la digne compagne +qui était sa <i>lumière</i>, sa <i>consolation</i>, le <i>charme de sa +vie</i>. Après s'être aimés pendant six ans, ils avaient +pu s'unir, et leur tendresse n'avait cessé de croître +avec les années. Dans leur beau domaine du Val, +à Saint-Germain, ils avaient tenu à consacrer le +souvenir du célèbre couple de la fable en plantant +près d'une chaumière les deux arbres qui rappelaient +la métamorphose des vieux époux. Par une +nouvelle métamorphose le maréchal se voyait dans +le chêne, et sa compagne dans le tilleul<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218"><sup>218</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" name="footnote218"></a><b>Note 218:</b><a href="#footnotetag218"> (retour) </a> <i>Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau.</i> publiés par +Mme Standis, née de Noailles.</blockquote> + +<p>C'est près de cette chaumière, située dans la +partie la plus élevée du parc, que Mme de Beauvau +se plaçait pour attendre le cher absent qui allait +revenir. Il la voyait, il pressait le pas pour la rejoindre. +«Nous nous embrassions comme si nous +avions été longtemps séparés,» dit la princesse, +«et nous ne l'étions que depuis vingt-quatre +heures.» Comment ne pas nous souvenir ici du +joli mot de la princesse de Poix, fille du maréchal +et belle-fille de Mme de Beauvau, cette charmante +personne de dix-sept ans à qui l'on défendait de +lire des romans: «Défendez-moi donc de voir +mon père et ma mère.»</p> + +<p>Dans sa modestie, Mme de Beauvau trouvait que +son mari chérissait en elle l'image qu'il s'était formée +d'elle. «Oui, c'est lui qui m'avait créée; c'était +telle qu'il m'avait faite qu'il me voyait; cet effet +de tendresse, il en a joui, il m'en a fait jouir jusqu'à +son dernier moment.»</p> + +<p>Il faudra les cruelles impressions de la Terreur +pour faire oublier aux nobles époux le vingt-neuvième +anniversaire de leur mariage. «Il s'en souvint +le premier, dit la maréchale. Le lendemain, +dès que je fus éveillée, il me le rappela avec une +expression si douloureuse et si tendre, que je crois +voir, que je crois entendre encore, et son air et +ses paroles: l'impression que j'en reçus, lui fit regretter +de l'avoir excitée.—Deux mois après, il +n'était plus.»</p> + +<p>Ils avaient confondu leurs vies, ils auraient +voulu confondre leurs morts. Pendant cette première +année de la Terreur, qui leur avait fait oublier +le meilleur souvenir de leur existence, ils +eurent un instant l'espoir d'exhaler ensemble +l'unique souffle qui animait leurs deux vies. Le +maréchal parut menacé. «Il vit que j'étais résolue +à ne pas le quitter. Ah! me dit il, ne craignez pas +que je vous éloigne, je vous appellerois. Ces paroles +pénétrèrent mon cour, et de toutes les +preuves d'amour que j'ai reçues de lui, c'est celle +dont le souvenir m'est le plus cher<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219"><sup>219</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" name="footnote219"></a><b>Note 219:</b><a href="#footnotetag219"> (retour) </a> <i>Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau</i>, et l'introduction +de cet ouvrage, par Mme de Noailles-Standish.</blockquote> + +<p>Le bonheur de mourir ensemble leur fut refusé. +Pendant treize années, celle qu'un maître a nommée: +<i>Une Artémise au XVIIIe siècle</i><a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220"><sup>220</sup></a>, eut la douleur de +vivre «dédoublée,» de sentir «cet abandon, cette +chute, pour ainsi dire, d'une âme qui, accoutumée +à s'appuyer sur une autre, s'affaisse et perd +son ressort en perdant son appui<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221"><sup>221</sup></a>»: peine d'autant +plus irrémédiable que nulle espérance ne vient +en adoucir l'amertume. Mme de Beauvau croit +que son mari se survit en elle; elle vit en sa présence, +elle lui soumet tous ses actes pour savoir +s'ils sont dignes de lui, elle s'applique à l'imiter +pour qu'il ait en elle une digne continuation d'existence; +mais cette prolongation de la vie après la +mort est la seule à laquelle elle croie. Imbue des +funestes doctrines du XVIIIe siècle, elle n'a pas foi +en l'âme immortelle; elle attend, non la fusion +des âmes dans le ciel, mais la réunion des cendres +dans un même tombeau. «Son âme est vide de +croyances religieuses, et son coeur est rebelle aux +célestes espérances. Elle croit à la tombe où tout +finit. Elle a la religion du sépulcre... Qu'on aimerait +à voir, par instants, dans ces pages assombries +par une si persévérante angoisse, et par-dessus ce +champ des morts où l'infortunée ne regarde que +la terre, quelque coin d'azur du côté du ciel!<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222"><sup>222</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" name="footnote220"></a><b>Note 220:</b><a href="#footnotetag220"> (retour) </a> Cuvillier-Fleury, <i>Posthumes et revenants</i>. Paris, 1879.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" name="footnote221"></a><b>Note 221:</b><a href="#footnotetag221"> (retour) </a> <i>Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" name="footnote222"></a><b>Note 222:</b><a href="#footnotetag222"> (retour) </a> Cuvillier-Fleury, <i>Posthumes et revenants</i>.</blockquote> + +<p>Combien plus douces sont les images que nous +présentent, du XVIIe au XVIIIe siècle, ces nombreux +tombeaux où sont réunis des époux, grands seigneurs, +bourgeois ou simples paysans! Leurs effigies +sont reproduites sur la pierre, et leurs mains +qui se joignent dans l'attitude de la prière nous +disent que ce n'est pas seulement dans ce froid +sépulcre qu'ils ont espéré la réunion suprême<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223"><sup>223</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" name="footnote223"></a><b>Note 223:</b><a href="#footnotetag223"> (retour) </a> Voir de nombreux exemples dans les <i>Inscriptions de la +France</i> recueillies par M. de Guilhermy.</blockquote> + +<p>Tantôt la femme est partie la première, bénissant +son mari, ses enfants, et fatiguée de la +route, s'est endormie dans la paix du Christ après +avoir rempli sa mission. La duchesse de Liancourt, +dont nous avons souvent remarqué les +fortes pensées, va quitter celui qui, pendant cinquante-quatre +ans, a été son compagnon de route, +celui qui d'abord a marché dans la voie mondaine +et qu'elle a ramené dans le sentier du Seigneur. +Tous deux alors, suivant un exemple que nous +avons souvent constaté dans la Gaule chrétienne +et pendant le moyen âge, n'ont plus voulu être que +frère et soeur.</p> + +<p>Lorsqu'elle sent approcher la mort, Mme de Liancourt, +cette vaillante chrétienne, se fait porter au +lieu où sa sépulture est marquée; et avant de fermer +les yeux elle dit à son mari: «Je m'en vas; +apparemment nous ne serons pas séparés longtemps; +car à l'âge où nous sommes, le survivant +suivra bientôt. Je pars donc dans l'espérance de +vous revoir. Ce qu'il y a de sensible dans l'amitié +des chrétiens, n'est rien. Il n'y a de grand que la +charité, qui demeure toujours, et qui est bien plus +parfaite dans le ciel que sur la terre. C'est par elle +que nous serons toujours inséparablement unis.. +Et si Dieu me fait miséricorde, je le prierai qu'il +nous réunisse bientôt.» Le duc fondait en larmes, +ainsi qu'un prêtre qui était près de la mourante. +Et elle, s'étonnant de voir pleurer l'homme de Dieu, +qui, croyait-elle, devait consoler son mari, elle +lui témoignait sa surprise et ajoutait: «Pour moi, +grâce à Dieu, je suis en paix. Peut-on être fâchée +d'aller voir Jésus-Christ? Si l'on a quelque chose à +mettre sur ma tombe, il faut que ce soit: «Je crois +que mon Rédempteur est vivant, et que je le +verrai en ma chair<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224"><sup>224</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" name="footnote224"></a><b>Note 224:</b><a href="#footnotetag224"> (retour) </a> <i>Règlement donné par une dame de haute qualité</i>, etc. Avertissement +placé en tête de l'ouvrage.</blockquote> + +<p>Dans un projet de testament dressé vers 1678, +un membre de la famille Godefroy, un historiographe +de France, directeur de la Chambre des +comptes de Lille, recommande son âme à Dieu et +lui offre un voeu touchant au sujet de la digne +femme qui lui survit:</p> + +<p>«Je prie Dieu de tout mon coeur de vouloir +estre sa toute puissante consolation après mon +trespas, de la bénir et luy donner les forces et le +courage de supporter chrestiennement nostre séparation +dans l'espoir de se retrouver unis en la patrie +céleste, et de la vouloir conserver encore quelque +temps, s'il luy plaist, pour l'éducation et la +protection des enfans provenus de nostre mariage<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225"><sup>225</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" name="footnote225"></a><b>Note 225:</b><a href="#footnotetag225"> (retour) </a> <i>Les savants Godefroy</i>. Mémoires d'une famille pendant les +XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.</blockquote> + +<p>En 1736, après la mort d'une femme de bien, le +veuf écrit dans son Livre de raison: «Dieu veuille +la recevoir dans son saint paradis! Qu'il récompense +par une éternité de gloire ses bonnes qualités +et la tendresse qu'elle a eue toujours pour +moy et pour mes enfans<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226"><sup>226</sup></a>.» Dix-sept ans après, +l'un de ces enfants, un fils, veuf, lui également, +exprime aussi dans son chagrin les espérances de +la vie éternelle: «L'union tendre, sincère et inaltérable, +qui avoit toujours régné entre nous, sa +piété, ses vertus et l'attachement inexprimable +qu'elle avoit pour moy, me la rendoient infiniment +chère. Elle faisoit tout mon plaisir et toute ma +consolation. Le Seigneur ne pouvoit me frapper +par un endroit plus sensible. Que sa sainte volonté +soit faite! Je le prie de luy faire miséricorde et de +me donner la consolation dont j'ay besoin. Qu'il +me fasse la grâce de nous rejoindre l'un et l'autre +dans son paradis, pour le bénir et le louer éternellement. +Ainsi soit-il<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227"><sup>227</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" name="footnote226"></a><b>Note 226:</b><a href="#footnotetag226"> (retour) </a> Livre de raison de Jean Laugier, cité par M. de Ribbe, <i>les +Familles et la Société française avant la Révolution</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" name="footnote227"></a><b>Note 227:</b><a href="#footnotetag227"> (retour) </a> Livre de raison de Jean-Baptiste Laugier, cité dans le même +ouvrage.</blockquote> + +<p>Heureux ceux qui, dans leur deuil, avaient ces +perspectives sur l'infini! C'est là qu'était la force de +la veuve chrétienne, la veuve vraiment veuve, dont +le type austère et touchant se conservait toujours.</p> + +<p>Bien des femmes, pendant les trois siècles qui +nous occupent, ne voulurent plus, dans leur veuvage, +que servir Dieu et les pauvres. Il en est +qui, dans une bien tendre jeunesse, se vouent à +cette mission, comme cette comtesse de Gisors +que j'ai nommée, et avant elle, comme la sainte +marquise de Grignan qui, toute à la prière, à la +charité, à l'étude, ne sortait que pour aller à +l'église; et se renfermait dans le logis solitaire où +elle ne recevait personne, mais où une belle bibliothèque +offrait à son esprit cultivé les seules distractions +dont elle pût jouir<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228"><sup>228</sup></a>. Et comment ne pas +rappeler ici le nom de Mme de Chantal qui, après +avoir été broyée aux pieds de Dieu par son veuvage, +s'éleva à l'héroïsme de la charité et au plus +haut sommet de la sainteté?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" name="footnote228"></a><b>Note 228:</b><a href="#footnotetag228"> (retour) </a> Saint-Simon, <i>Mémoires</i>, éd. Chéruel, t. III, ch. x.</blockquote> + +<p>Les derniers adieux des époux, les dispositions +testamentaires du mari, témoignent du respect, de +la reconnaissance, de la confiante tendresse que la +femme chrétienne inspirait au chef de la famille. +Quelle émotion contenue, quelle gravité religieuse +dans ces paroles que, sur son lit de mort, La Boétie +adresse à sa femme: «Ma semblance, dit il (ainsi +l'appelloit il souvent, pour quelque ancienne alliance +qui estoit entre eulx), ayant esté joinct à +vous du sainct noeud de mariage, qui est l'un des +plus respectables et inviolables que Dieu nous ait +ordonné çà bas pour l'entretien de la société humaine, +je vous ay aymée, chérie et estimée autant +qu'il m'a esté possible; et suis tout asseuré que vous +m'avez rendu reciproque affection, que je ne sçaurois +assez recognoistre. Je vous prie de prendre de +la part de mes biens ce que je vous donne, et vous +en contenter, encores que je sçache bien que c'est +bien peu au prix de vos mérites<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229"><sup>229</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" name="footnote229"></a><b>Note 229:</b><a href="#footnotetag229"> (retour) </a> <i>Montaigne</i>, Lettre I, à monseigneur de Montaigne.</blockquote> + +<p>C'est surtout quand le mourant laisse des enfants +que ses dernières recommandations témoignent +de sa vénération pour sa femme. Comme le +souverain qui, en expirant, laisse le pouvoir à son +successeur, le chef de famille transmet à la mère +de ses enfants le gouvernement de la maison, la +tutelle des mineurs, l'administration de leurs biens, +l'usufruit de leur patrimoine. Suivant une coutume +de Provence, il dispense la mère de famille +de tout inventaire, de toute reddition de comptes<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230"><sup>230</sup></a>. +Les enfants fussent-ils même majeurs, le père +peut stipuler que la mère gardera l'administration +du bien qu'il laisse<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231"><sup>231</sup></a>. Il fait plus: il ne se contente +pas de lui donner une part d'enfant, il la nomme +héritière universelle, à la charge de régler elle-même +la succession paternelle selon le mérite de +ses enfants. Un paysan provençal dit dans son testament, +daté du 12 janvier 1664, qu'il en agit ainsi +«pour donner à sa femme plus de subject de se +faire porter l'honneur et le respect qu'un enfant +doit porter à sa mère<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232"><sup>232</sup></a>.» Vers 1678, dans un projet +de testament que j'ai déjà cité, un Godefroy institue +héritière universelle «sa chère femme dont il +a continuellement éprouvé la fidélité et l'affection.» +En priant Dieu de la laisser encore sur la terre +pour élever et protéger leurs enfants, il ajoute: +«Je désire et entends qu'elle ait seule la garde et la +conduite de nos dits enfans, et qu'elle soit la seule +tutrice ainsy qu'elle est bonne mère; qu'elle ait +l'entière administration et disposition de tout le +peu que je laisse de biens au monde, qui ne sçauroit +jamais estre en meilleures mains ny sous un +plus seur gouvernement. Je recommande et en charge +sur toute chose selon Dieu à tous mes dits +enfans d'obéir à leur bonne mère, la servir, lui +déférer, la respecter et l'honorer en toutes choses, +sans luy faire jamais de desplaisir ny désobéissance... +ne perdant jamais la mémoire et la reconnaissance +de tant de faveurs et bontés qu'ils en +ont continuellement ressenti<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233"><sup>233</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" name="footnote230"></a><b>Note 230:</b><a href="#footnotetag230"> (retour) </a> «En Provence la dispense d'inventaire est établie à l'état de +coutume, et elle est à peu près sans exceptions. La mère de famille +est si haut placée, que prohibition absolue est faite à tous juges, +officiers de justice, gens d'affaires, de lui demander aucun compte +de son administration et de lui créer la moindre difficulté. Si, +malgré les intentions les plus formelles du mari, on s'avisait de la +quereller, elle aura à titre de legs tout ce pour quoi elle serait recherchée.» +Ch. de Ribbe, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" name="footnote231"></a><b>Note 231:</b><a href="#footnotetag231"> (retour) </a> S'il n'y a pas de testament, des fils respectueux laissent à +leur mère l'administration de leurs biens. Id., <i>id.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" name="footnote232"></a><b>Note 232:</b><a href="#footnotetag232"> (retour) </a> Testament d'Antoine Poutet, travailleur au lieu de Rognes +(B.-du-R.). Cité par M. de Ribbe, <i>id.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" name="footnote233"></a><b>Note 233:</b><a href="#footnotetag233"> (retour) </a> <i>Les savants Godefroy</i>. Mémoires d'une famille, etc.</blockquote> + +<p>Et pour la femme qui avait été laborieusement +associée à la vie de son mari, c'était justice qu'elle +lui succédât dans le bien acquis ou conservé par +une commune sollicitude. Ainsi pensait ce magistrat +de Provence, testant le 15 octobre 1593. Il déclare +«vouloir récompenser celle qui, depuis son +mariage, a souffert en tous ses biens et adversités, +s'est employée à l'augment de sa maison, et, se +confiant à son intégrité et à l'amour qu'elle porte +et portera à ses enfans, il entend qu'elle soit +dame, maistresse, administratrice de tout son bien, +ainsi qu'elle estoit de son vivant, que ses enfans +la respectent, comme s'il estoit encore en vie.»</p> + +<p>Par l'ordre, par l'activité, par l'économie, la +veuve savait d'ailleurs ajouter au patrimoine de +ses enfants<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234"><sup>234</sup></a>. Néanmoins, Montaigne s'effrayait +du pouvoir qu'avait la veuve d'instituer l'héritier. +Très peu confiant, nous le savons, dans le mérite +des femmes, il ne croyait pas à la clairvoyance +des mères. Mais Bodin en jugeait autrement. Il +pensait que l'amour d'un père ou d'une mère est +assez grand pour que la loi puisse présumer qu'ils +mesureront leur pouvoir<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235"><sup>235</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" name="footnote234"></a><b>Note 234:</b><a href="#footnotetag234"> (retour) </a> Testament de Jean Duranti, Livre de raison de François +Ricard. Ch. de Ribbe, <i>l. e.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" name="footnote235"></a><b>Note 235:</b><a href="#footnotetag235"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, II, VIII; Ch. de Ribbe. <i>l. e.</i></blockquote> + +<p>Tout en regrettant que la mère pût disposer +entre ses enfants du patrimoine de son mari, Montaigne +trouve juste qu'elle ait la tutelle de ses enfants. +Il déclare avec raison que l'autorité maternelle +est la seule suprématie que la femme doive +avoir sur l'homme. Cette autorité est d'ailleurs +de droit divin. Le Seigneur l'a formulée dans le +Décalogue: «Tes père et mère honoreras afin de +vivre longuement.» Ce précepte sacré, le catéchisme +de Trente le consigne à la fin du XVIe siècle.</p> + +<p>Le sire de Pibrac le répète dans les célèbres quatrains +où il a condensé le suc de la morale chrétienne +et de l'honneur français, et qui servirent +longtemps à l'éducation des enfants:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Dieu tout premier, puis père et mère honore.</p> + </div> </div> + +<p>C'est la base même de la famille patriarcale. Et +saint François de Sales rappelait avec force le +commandement divin en écrivant à sa mère: +«Commandez librement à vos enfans, car Dieu +le veut.»</p> + +<p>Soit que la mère partage avec le père cette autorité +souveraine, soit qu'il la lui laisse tout entière +en mourant, les enfants, devenus même chefs de +famille, s'inclinent devant cette douce et majestueuse +délégation de la puissance divine. Au +XVIe et au XVIIe siècles, l'autorité maternelle est +généralement ferme, peut-être même plus souvent +sévère que tendre. Mais au XVIIIe siècle, la sentimentalité +des nouvelles doctrines pénétrera dans bien +des foyers; et l'excessive familiarité des parents +avec les enfants constituera un danger plus grand +encore que celui d'une sévérité outrée. Le principe +de l'autorité domestique une fois sapé, la famille +s'écroulera, et quand cette pierre fondamentale +d'une nation vient à manquer, la nation elle-même +est près de sa chute<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236"><sup>236</sup></a>. Mais pour la ressource de +l'avenir, il restait encore au XVIIIe siècle bien des +maisons où se conservait en même temps que la +fermeté des principes l'affection qui les applique +avec douceur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" name="footnote236"></a><b>Note 236:</b><a href="#footnotetag236"> (retour) </a> Cuvillier-Fleury, <i>la Famille dans l'Éducation</i>. (<i>Études et +portraits</i>, deuxième série, 1868)</blockquote> + +<p>C'était souvent sur une véritable tribu que +s'exerçait l'autorité maternelle. On ne peut voir +sans émotion sur les pierres funéraires des +siècles que nous étudions, les époux défunts entourés +de leurs nombreux enfants agenouillés autour +d'eux comme pour implorer de Dieu le salut +éternel des parents qui les ont mis au monde et +chrétiennement élevés. Il y a là des familles de +douze, treize enfants, et même plus<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237"><sup>237</sup></a>. Depuis les +paysans jusqu'aux grands seigneurs, les pères et +les mères aiment à paraître devant Dieu dans la +sainte gloire d'une belle postérité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" name="footnote237"></a><b>Note 237:</b><a href="#footnotetag237"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>.</blockquote> + +<p>C'est dans ces temps que l'on voyait la maréchale +de Noailles entourée de ses cinquante-deux +descendants<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238"><sup>238</sup></a>. On n'avait pas généralement alors +la crainte d'augmenter les charges de la famille +par le nombre des enfants. Mme de Toulongeon +exprimait cependant cette crainte, et sa mère, +sainte Chantal, l'en reprenait avec force et lui +disait que le Seigneur, qui envoie les enfants, +sait bien pourvoir à leur avenir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" name="footnote238"></a><b>Note 238:</b><a href="#footnotetag238"> (retour) </a> Mme de Simiane, <i>Lettres</i>. Au marquis de Caumont. 20 février.</blockquote> + +<p>Comme au moyen âge, ce que la mère chrétienne +voit surtout dans ses enfants, ce sont des +âmes qu'il faut préparer à la vie qui se commence +sur la terre, et qui doit se continuer dans les cieux. +La femme forte pouvait dire comme Mme de Gondi: +«Je souhaite bien plus faire de ceux que Dieu m'a +donnés, et qu'il peut me donner encore, des saints +dans le ciel que des grands seigneurs sur la +terre<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239"><sup>239</sup></a>». Selon la forte pensée de la duchesse de +Liancourt, ceux qui n'élèvent leurs enfants que +pour la terre ne se distinguent pas des animaux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" name="footnote239"></a><b>Note 239:</b><a href="#footnotetag239"> (retour) </a> Chantelauze, <i>Saint Vincent de Paul et les Gondi</i>.</blockquote> + +<p>Aussi, dès qu'une chrétienne se sent mère, elle +offre à Dieu son enfant par la Vierge Marie. +Lorsqu'il est né, ravie d'avoir mis au monde un +chrétien, elle le bénit, elle demande au Seigneur +de ne le laisser vivre que s'il doit le servir ici-bas, +et tous les jours elle renouvellera cette prière, +digne d'une Blanche de Castille<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240"><sup>240</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" name="footnote240"></a><b>Note 240:</b><a href="#footnotetag240"> (retour) </a> Voir les enseignements maternels de la duchesse de Liancourt +et de Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, et les +vies de Mme de Miramion, de Mme la duchesse de Doudeauville, de +Mme la marquise de Montagu.</blockquote> + +<p>On se croirait encore au siècle de saint Louis, +quand on voit une inscription tumulaire consacrée +en plein XVIIIe siècle à la femme d'un magistrat, +morte à trente-quatre ans, après avoir nourri le +fils premier-né «qu'elle avoit demandé à Dieu +pour estre un saint prestre et un deffenseur de la +vérité.»</p> + +<p>Le veuf qui dédie cette épitaphe, y ajoute ces +lignes si simples et si touchantes: «Agréez, Seigneur, +l'acquiescement que fait icy le mari au +voeu de cette pieuse femme et octroyez lui que +l'enfant y corresponde. Qu'elle repose en paix<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241"><sup>241</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" name="footnote241"></a><b>Note 241:</b><a href="#footnotetag241"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>, t. II, DXVI, Charonne, église paroissiale de Saint-Germain, 1736.</blockquote> + +<p>Cette sollicitude qui, avant même la naissance +de l'enfant, prépare en lui un défenseur de la vérité, +suit la mère dans toute sa mission, quel que +soit l'état auquel cet enfant puisse être destiné. La +mère le guide par sa parole, plus encore par +l'exemple de sa vie, cette vie qui, pour lui, «est +une vive image de bien vivre<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242"><sup>242</sup></a>.» La mère ne croit +pas sa mission terminée lorsque son enfant quitte +le foyer paternel, ni même lorsqu'elle aura cessé +de vivre. Elle donne à son fils, comme à sa fille, des +conseils où elle a résumé son enseignement; elle +les écrit même dans quelqu'un de ces admirables +mémoires que j'ai déjà bien des fois cités.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" name="footnote242"></a><b>Note 242:</b><a href="#footnotetag242"> (retour) </a> Du Vair, <i>Actions et Traitez oratoires</i>, passage cité par M. de +Ribbe, <i>les Familles et la Société eu France, etc.</i></blockquote> + +<p>Le jeune Bayard va s'éloigner de ses parents +pour se mettre au service d'un prince. Son père +l'a béni.</p> + +<p>«La povre dame de mère estoit en une tour du +chasteau qui tendrement ploroit; car combien +qu'elle feust joyeuse dont son filz estoit en voye de +parvenir, amour de mère, l'admonnestoit de larmoyer. +Toutesfois, après qu'on luy feust venu dire: +«Madame, si vous voulez venir veoir vostre filz, il +est tout à cheval, prest à partir,» la bonne gentil +femme sortit par le derrière de la tour, et fist venir +son filz vers elle, auquel elle dit ces parolles:</p> + +<p>«Pierre, mon amy, vous allez au service d'ung +gentil prince. D'autant que mère peult commander +à son enfant, je vous commande trois choses tant +que je puis; et si vous les faictes, soyez asseuré +que vous vivrez triumphamment en ce monde.</p> + +<p>«La première, c'est que, devant toutes choses, +vous aymez, craingnez et servez Dieu, sans aucunement +l'offenser, s'il vous est possible; car +c'est celluy qui tous nous a créez, c'est luy qui +nous faict vivre, c'est celluy qui nous saulvera; +et sans luy et sa grâce, ne sçaurions faire une +seulle bonne oeuvre en ce monde. Tous les matins +et tous les soirs, recommandez-vous à luy, et il +vous aydera.</p> + +<p>«La seconde, c'est que vous soyez doulx et +courtois à tous gentilz-hommes, en ostant de vous +tout orgueil. Soyez humble et serviable à toutes +gens, ne soyez maldisant ne menteur, maintenez-vous +sobrement quant au boire et au manger; +fuyez envye, car c'est ung villain vice; ne soyez ne +flatteur ne rapporteur, car telles manières de +gens ne viennent pas voulentiers à grande perfection. +Soyez loyal en faictz et dictz; tenez vostre +parolle; soyez secourable à vos povres veufves et +orphelins, et Dieu le vous guerdonnera.</p> + +<p>«La tierce, que des biens que Dieu vous donnera +vous soyez charitable aux povres nécessiteux; +car donner pour l'honneur de luy n'apovrit +oncques homme; et tenez tant de moy, mon enfant, +que telle aulmosne que pourrez-vous faire, qui +grandement vous prouffittera au corps et à l'ame.</p> + +<p>«Velà tout ce que je vous en charge. Je croy +bien que vostre père et moy ne vivrons plus +guères. Dieu nous fasse la grâce à tout le moins, +tant que nous serons en vie, que tousjours puissions +avoyr bon rapport de vous!»</p> + +<p>«Alors le bon Chevallier, quelque jeune aage +qu'il eust, luy respondit: «Madame ma mère, de +vostre bon enseignement, tant humblement qu'il +m'est possible, vous remercie; et espère si bien +l'ensuyvre que, moyennant la grâce de Celluy en +la garde duquel me recommandez, en aurez contentement.»</p> + +<p>«Alors la bonne dame tira hors de sa manche +une petite boursette, en laquelle avoit seulement +six escus en or et ung en monnoye, qu'elle donna +à son filz, et appela ung des serviteurs de l'évesque +de Grenoble, son frère, auquel elle bailla une +petite malette en laquelle avoit quelque linge +pour la nécessité de son filz...<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243"><sup>243</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" name="footnote243"></a><b>Note 243:</b><a href="#footnotetag243"> (retour) </a> <i>Très joyeuse, plaisante et recréative histoire du bon Chevallier +sans paour et sans reproche</i>. (Collection de MM. Michaud et +Poujoulat.)</blockquote> + +<p>Servir Dieu, lui demander le chemin du devoir, +se dévouer au prochain, défendre les faibles, secourir +les pauvres, être vrai, loyal, fidèle à sa +parole, bienveillant, courtois, c'est encore, au +temps de Charles VIII, l'idéal de la chevalerie. +Gomment s'étonner que de tels enseignements, +passant par les lèvres d'une mère, aient formé le +<i>chevalier sans peur et sans reproche</i>, qui certes vécut +<i>triumphamment en ce monde?</i></p> + +<p>Plus tard, c'est le jeune du Plessis-Mornay +qui s'éloigne de sa mère pour compléter son +éducation par un grand voyage. Sa mère lui +donne par écrit plus que des conseils, un puissant +exemple: la vie de son père, le célèbre du Plessis-Mornay, +celui que l'on nommait le pape des huguenots, +mais qui apporta dans l'erreur une forte +conviction qu'il ne sacrifia jamais à aucun intérêt +humain, L'honneur fut le signe distinctif de cette +vie; et c'est cet honneur que Mme du Plessis-Mornay +propose à son fils comme un grand modèle.</p> + +<p>«Afin encores que vous n'y ayés point faute de +guide, en voicy un que je vous baille par la main, +et de ma propre main, pour vous accompagner, +c'est l'exemple de vostre père, que je vous adjure +d'avoir tousjours devant vos yeux (pour l'imiter, +duquel j'ay pris la peine de vous discourir) ce que +j'ay peu connoistre de sa vie, nonobstant que +nostre compagnie ait esté souvent interrompue +par le malheur du temps.... Je suis maladive et ce +m'est de quoy penser que Dieu ne me veille laisser +long-temps en ce monde; vous garderés cest escrit +en mémoyre de moy; venant aussy, quand Dieu le +voudra, à vous faillir, je désire que vous acheviez +ce que j'ay commencé à escrire du cours de nostre +vie. Mais surtout, mon Filz, je croiray que vous +vous souviendrez de moy quand j'oiray dire, en +quelque lieu que vous aillez, que vous servez Dieu, +et ensuivez vostre Père; j'entreray contente au +sépulchre, à quelque heure que Dieu m'appelle, +quand je vous verray sur les erres d'avancer son +honneur, en un train asseuré soit de seconder +vostre Père,... soit de le faire revivre en vous, +quand par sa grâce, il le vous fera survivre<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244"><sup>244</sup></a>....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" name="footnote244"></a><b>Note 244:</b><a href="#footnotetag244"> (retour) </a> <i>Mémoires</i> de Mme de Mornay, publiés par Mme de Witt, née +Guizot.</blockquote> + +<p>M. et Mme du Plessis-Mornay devaient survivre +à leur enfant. Là mère malade, languissante, +allait être précédée dans la tombe par le fils, plein +de jeunesse, mais frappé à mort dans un combat.</p> + +<p>Voici maintenant au XVIIe siècle et au XVIIIe, +deux mères catholiques: la duchesse de Liancourt, +que nous connaissons déjà, et Mme Le Guerchois, +née Madeleine d'Aguesseau, la soeur du chancelier. +L'une élève un gentilhomme de grande race, +l'autre, un fils de magistrat; et, toutes deux ont +laissé des écrits qui nous font connaître la direction +de leur enseignement<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245"><sup>245</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" name="footnote245"></a><b>Note 245:</b><a href="#footnotetag245"> (retour) </a> Mme de Liancourt a exposé dans le règlement qu'elle écrivit +pour sa petite-fille, les principes qu'une mère doit mettre en pratique +dans l'éducation de son fils. Elle les avait elle-même appliqués. +<i>Règlement donné par une dame de qualité</i>, etc., ouvrage +cité. Voir aussi l'avertissement mis en tête de cet ouvrage. Pour +Mme Le Guerchois, voir ses ouvrages publiés, comme le livre de la +duchesse de Liancourt, après la mort de l'auteur et sous le voile +de l'incognito: <i>Avis d'une mère à son fils</i>, 2e éd. Paris, 1743; +<i>Avis d'une mère à son fils sur la sanctification des fêtes</i>, etc. +Paris, 1747. Elle écrivit aussi pour elle-même des <i>Pratiques pour +se disposer à la mort</i>.</blockquote> + +<p>La grande dame et la femme du magistrat édifient +l'une et l'autre l'éducation de l'homme sur la +forte base religieuse qui seule soutient les vertus +publiques et privées. Madeleine d'Aguesseau conseille +à son fils, avec la lecture quotidienne du +Nouveau Testament, l'étude de la religion, mais +une élude pratique d'où il puisse se former des +principes «sur toutes les règles de vérités mises +en conduite.»</p> + +<p>Et la duchesse de Liancourt donne pour précepte +fondamental à l'éducation de son fils la +maxime suivante: «La seule règle de ce qu'on +doit au monde, est ce qu'on doit à Dieu; et la +droite raison consiste à tirer de ce premier et +unique devoir, l'idée de la véritable grandeur, du +vrai courage, de la valeur, de l'amitié, de la fidélité, +de la libéralité, de la fermeté, et de toutes les +vertus dont les gens de qualité se piquent le +plus.»</p> + +<p>Enseigner aux jeunes gens ce qu'ils devaient à +Dieu, c'était donc leur enseigner ce qu'ils devaient +à la patrie, au roi, à leurs parents, au prochain, ce +qu'ils se devaient à eux-mêmes. Une telle direction +mettait dans le coeur du jeune homme, les sentiments +forts, généreux, raisonnables, dont Mme de +Liancourt voulait qu'il se nourrît. Humble devant +le Créateur, il comprend que la vraie dignité de +l'homme consiste, non dans les dons extérieurs, +mais dans le signe divin que lui a imprimé le +christianisme. Il soumet ses passions à sa raison, +et sa raison à Dieu. Il ne se glorifie même pas de sa +vertu et ne voit dans les fautes d'autrui que la +faiblesse humaine à laquelle, lui aussi, est sujet +et dont la grâce de Dieu l'a préservé. Respectueux +du pouvoir comme d'une délégation de +Dieu, il garde l'indépendance de sa conscience. +Ami dévoué, il sacrifie tout à l'amitié, hors cette +conscience. Désintéressé, il est d'autant plus serviable. +Miséricordieux, il pardonne l'offense. Il +ne se bat pas en duel. Précepte bien utile dans +ces temps où la mère qui apprenait la mort +glorieuse de son fils tué à l'ennemi, disait au +milieu de sa douleur: «La volonté de Dieu soit +faicte! Nous l'eussions peu perdre en un düel, et +lors quelle consolation en eussions nous peu prendre?» +C'est le cri de Mme du Plessis-Mornay, c'est +aussi le cri de sainte Chantal<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246"><sup>246</sup></a>. La mère catholique +et la mère protestante s'unissent ici dans la même +terreur de ces combats singuliers qui auraient enlevé +à leurs enfants plus que la vie du corps, la +vie de l'âme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" name="footnote246"></a><b>Note 246:</b><a href="#footnotetag246"> (retour) </a> Mme de Mornay, <i>Mémoires</i>; Mère de Chaugy, <i>Vie de sainte +Chantal</i>, deuxième partie, ch. XIX.</blockquote> + +<p>Mais n'y a-t-il pas à craindre que l'on n'attribue +à la lâcheté le refus de se battre? Pour éviter un +tel jugement, la duchesse de Liancourt veut que, +de bonne heure, on envoie le jeune homme à l'armée +et qu'il déploie, devant l'ennemi, ce courage +du chrétien qui, sûr de l'éternité, ne redoute pas +la mort. Ainsi agit-elle pour son fils, M. de la +Roche-Guyon, qui fut tué en combattant comme +volontaire au poste le plus périlleux. C'est ainsi +que les femmes de France savaient préparer dans +leurs fils un gentilhomme et un soldat.</p> + +<p>Comme la duchesse de Liancourt, Madeleine +d'Aguesseau donne à son fils un flambeau qui le +guide vers le ciel en éclairant sa marche sur la +terre. A la différence de Mme de Liancourt, qui +élevait son fils pour le métier des armes, elle ne sait +pas quelle profession choisira le sien. Sans doute +elle juge bon qu'un jeune homme suive la carrière +paternelle; mais elle désire avant tout que l'on +tienne compte de la vocation de son fils, cette vocation +sur laquelle il priera Dieu de l'éclairer et +consultera aussi ses parents. Toutefois, ce n'est +pas à la vie des camps que Mme Le Guerchois le +prépare, c'est à cette vie d'étude que la duchesse +de Liancourt recommandait aussi à son fils et +dont Madeleine d'Aguesseau trouvait l'exemple +dans cette famille de magistrats qui l'avait vue +grandir. Mais nous savons qu'elle donne à cette +studieuse carrière la même inspiration que Mme de +Liancourt insufflait à la vie plus militante de M. de +la Roche Guyon: la pensée toujours présente du +devoir que Dieu prescrit. Le fils de Madeleine +d'Aguesseau s'instruira pour employer sa science +au service de sa foi. Il offrira à Dieu l'âpreté même +de son travail comme la rançon que le Seigneur a +imposée à l'humanité déchue. La noble femme dit +éloquemment que nous sommes «condamnés à +manger avec peine le pain de l'esprit aussi bien +que le pain du corps.» Mais en imposant à son +fils le devoir de s'instruire, elle le prémunit contre +l'enflure du faux savoir. Par suite de la déchéance +de l'homme, «quelque étendue que puissent avoir +nos connaissances, ce que nous ignorons est infini +en comparaison de ce que nous savons.» Nos facultés +viennent de Dieu, notre faiblesse est innée. Il +nous faut donc parler modestement de ce que nous savons, +et rapporter à Dieu nos progrès dans +l'étude.</p> + +<p>Quand son fils sera entré dans le monde, Mme Le +Guerchois l'exhorte à se souvenir que ses parents +sont ses meilleurs conseillers, ses amis les plus +sûrs. Elle lui rappelle avec force l'honneur qu'il +doit leur rendre, la confiance pleine de tendresse +qu'ils doivent lui inspirer. La duchesse de Liancourt, +elle aussi, voulait que le fils confiât tout à +sa mère, même ses fautes.</p> + +<p>Madeleine d'Aguesseau guide son fils dans les +amitiés qu'il nouera. Elle en restreint le nombre, +mais elle les veut fidèles, dévouées. Elle exhorte +le jeune homme au bon choix et à la paternelle direction +des domestiques. Elle lui donne des règles +pour les distractions du monde, pour la causerie +même. Sans doute, il y a chez Madeleine d'Aguesseau, +comme chez Mme de Liancourt d'ailleurs, +tout le rigorisme janséniste. Elle n'établit pas une +distinction suffisante entre les plaisirs permis et +ceux qui ne le sont pas. En proscrivant absolument +le théâtre, elle ne fait aucune exception +pour certaines oeuvres où, comme dans les tragédies +de Corneille, par exemple, un jeune homme +ne peut que respirer le souffle de l'honneur et de +la vertu. Les limites qu'elle trace à la causerie +sont aussi trop étroites. S'imposer, par pénitence, +le sacrifice d'une parole spirituelle, quelque innocente +qu'elle puisse être, c'est là une exagération +janséniste qui ne devait pas rendre fort animés les +salons où elle se produisait. Si beaucoup d'aimables +esprits s'étaient imposé de semblables privations, +que serait devenue la vieille causerie française, +cette école d'urbanité, de grâce et de bon +goût? En lisant ces pages de Mme Le Guerchois, il +semble que l'on se trouve transporté au sein d'une +rigide demeure de l'ancienne magistrature, dans +quelque salon glacial où de rares visiteurs laissent +de temps en temps tomber quelque parole qui ne +rencontre pas d'écho. Peut-être par leur solennel +ennui, ces salons contribuèrent-ils à jeter dans le +tourbillon mondain plus d'un jeune homme, plus +d'une jeune femme qu'une vie moins comprimée +eût laissé fidèles aux vieilles traditions domestiques +de la robe.</p> + +<p>Si, de même que la duchesse de Liancourt, +Madeleine d'Aguesseau pense plus aux châtiments +éternels qu'aux miséricordes du Seigneur, ce n'est +que pour soi-même qu'elle exige la sévérité, et +elle ne demande pour le prochain que la plus aimable +indulgence. Pas plus que Mme de Liancourt, +elle ne se plaît aux controverses religieuses qui +amènent l'aigreur et non la persuasion; et tout en +faisant d'une austère piété l'inspiration de la vie, +elle veut que cette piété ne s'affiche pas à l'extérieur +et ne se révèle que dans les actions qui la +traduisent.</p> + +<p>En somme, c'est la digne fille de Henri d'Aguesseau, +c'est la digne soeur du grand chancelier qui +nous apparaît dans ces conseils. C'est une femme +forte, c'est, dit l'éditeur de ses ouvrages, «une mère +vraiment chrétienne...; une mère qui, à l'exemple +de Tobie, donne des avis à son fils, pour le rendre +digne d'une vie meilleure que celle-ci, et veut lui +laisser pour héritage des règles de conduite, +comme des biens infiniment plus précieux que +tous ceux qu'il pourrait trouver dans sa succession...»</p> + +<p>Près de la duchesse de Liancourt et de Madeleine +d'Aguesseau, j'aime à placer une autre +mère, la spirituelle marquise de Lambert dont +la vie se partage entre le XVIIe et le XVIIIe siècles. +Sans doute, malgré l'élévation de sa pensée, la +délicatesse de ses sentiments, son inspiration +est moins haute que celle des deux mères qui +viennent de nous occuper. En s'adressant à son +fils, le jeune colonel de Lambert, elle le prépare +plutôt à la vie du monde qu'à la vie éternelle<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247"><sup>247</sup></a>, +et le but qu'elle lui montre, ce n'est pas la gloire +céleste, c'est la gloire humaine, mais une gloire +pure, généreuse, qui, en donnant à l'homme, au +soldat, un grand nom, consiste moins encore dans +cette brillante renommée que dans le témoignage +que sa conscience lui rendra en lui disant qu'il a +fait son devoir. D'ailleurs, dans les avis qu'elle +donne à son fils, aussi bien que dans les conseils +non moins élevés qu'elle adresse à sa fille, elle assigne +pour principe à la vie la morale évangélique. +Elle trouve que, sans les vertus chrétiennes, «les +vertus morales sont en danger<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248"><sup>248</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" name="footnote247"></a><b>Note 247:</b><a href="#footnotetag247"> (retour) </a> Après avoir écrit ces lignes, je vois que toi était aussi l'avis +de Fénelon. Voir dans les <i>Oeuvres</i> de la marquise de Lambert la +lettre de l'illustre prélat.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" name="footnote248"></a><b>Note 248:</b><a href="#footnotetag248"> (retour) </a> Mme de Lambert, <i>Avis d'une mère à son fils</i>. <i>Avis d'une mère +à sa fille</i>.</blockquote> + +<p>Si les mères forment dans leurs fils des hommes +d'honneur, elles préparent aussi dans leurs filles +de vigilantes ménagères. Nobles dames et bourgeoises +s'y appliquent également, la baronne +de Chantal comme Mme du Laurens, la duchesse +de Liancourt et la duchesse de Doudeauville comme +Mme Acarie. Alors que je retraçais l'existence de la +grande dame ménagère, je ne faisais que m'inspirer +des conseils écrits que Mme de Liancourt donnait +à sa petite-fille, et Mme de Doudeauville à sa +fille. Cette aïeule, cette mère, n'avaient qu'à regarder +en elles-mêmes pour reproduire dans leur +postérité la femme forte de l'Écriture, cette femme +forte qui, de même que l'homme d'honneur, trouve +dans sa foi la lumière du devoir et l'énergie du bien.</p> + +<p>La duchesse de Liancourt nous a montré que, +dans la mission maternelle, la grand'mère remplace +la mère qui n'est plus. Dans l'ancienne +France, quel type auguste que celui de l'aïeule, +l'aïeule joignant à l'autorité maternelle la majesté +des ans; l'aïeule qui, plus près de la tradition patriarcale, +la personnifie en quelque sorte! Quelle +grande figure d'aïeule que la duchesse de Richelieu, +mère du cardinal! Veuve, elle a élevé ses +cinq enfants, et lorsque meurt sa fille, Mme de +Pontcourlay, elle recommence sa tâche auprès des +enfants de la morte. En recevant sous son toit le +cardinal, elle lui présente cette chère postérité que +Richelieu, l'homme d'État inflexible, bénit en pleurant. +Que l'aïeule est touchante alors, et sous +quelle religieuse auréole elle nous apparaît, quand, +le soir, dans la salle du vieux château, elle réunit +ses enfants, ses petits-enfants, ses serviteurs, dans +la commune prière dont elle est l'interprète +vénéré!<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249"><sup>249</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" name="footnote249"></a><b>Note 249:</b><a href="#footnotetag249"> (retour) </a> Bonneau-Avenant, <i>la Duchesse d'Aiguillon</i>.</blockquote> + +<p>La mère vit-elle encore, quel guide sûr elle +trouve dans sa propre mère pour l'éducation de +ses enfants et le soin de leur avenir! Comme cette +mère l'instruit par son propre exemple! Au XVIe +siècle, Mme de Laurens recommande à sa fille +Jeanne de bien élever ses enfants, et de leur faire +apprendre une profession. «Ayant cela et la +crainte de Dieu, ils ont assez. Qu'est-ce qui manque +à vos frères? Quand je fus veufve avec tant +d'enfans, je n'avois après Dieu que mes voisins +et amis; car de parens je n'en avois point icy.» +Elle racontait à sa fille que ses amis lui conseillaient +de mettre au couvent quelques-uns de ses +dix enfants pour assurer un sort plus favorable aux +autres. Mais la pieuse femme ne voulut pas de +vocations forcées. C'eût été acheter trop cher son +repos. Elle demanda à Dieu la force de suffire à sa +tâche et se mit vaillamment à l'oeuvre. Dans sa +pauvreté elle trouva moyen de faire instruire ses +huit fils et de leur faire subir les épreuves du doctorat. +Sa fille nous apprend à quel prix: «Vous +me direz: Comment est-ce qu'elle pouvoit faire +estudier et passer docteurs ses enfans, nostre père +ayant laissé si peu de rentes? Je responds qu'il +avoit acquis et laissé quelques pièces (de terre) +dont ma mère se secouroit. Car, quand elle vouloit +faire passer docteur quelqu'un de ses enfans, +ou le faire estudier, elle vendoit l'une de ces pièces, +en mettoit l'argent dans une bourse, et de cela +les faisoit apprendre ou graduer, sans rien emprunter<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250"><sup>250</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" name="footnote250"></a><b>Note 250:</b><a href="#footnotetag250"> (retour) </a> Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe: +<i>Une Famille au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Dieu bénit cette mère dans ses sacrifices, dans +ses sollicitudes. Elle maria honorablement ses +deux filles. Ses huit fils, tous reçus docteurs, donnèrent +à cette humble maison bourgeoise deux +archevêques, un provincial des capucins, un avocat +général qui illustra le Parlement de Provence, +un avocat de mérite, trois médecins dont l'un, attitré +auprès de Henri IV, acquit de la célébrité. +Telle fut la couronne de cette mère.</p> + +<p>La mère de famille a le dévouement, l'activité +féconde, la foi agissante qui font d'elle une admirable +éducatrice; mais dans ce siècle où, suivant +la remarque que nous avons déjà faite, les principes +romains régnent dans la famille, l'affection +maternelle est souvent sévère, et la force du caractère, +la grandeur morale, l'autorité imposante +prédominent sur la tendresse. Mais cette tendresse, +pour être contenue, n'en est pas moins +profonde, et comme parfois elle s'épanche! Quelles +larmes répand la mère de Bayard au moment où +elle va donner ses derniers conseils à son fils qui +s'éloigne du foyer! Quel amour maternel, quel +abandon plein de charme dans les lettres que +Mme de Sévigné écrit à sa fille absente! Et lorsqu'une +mère a devant elle, non plus une séparation +momentanée, mais l'éternelle séparation d'ici-bas, +que d'amertume dans la douleur de survivre +à son enfant! Mme du Plessis-Mornay, la mère austère +et ferme, ne peut longtemps proférer une parole +lorsque son mari lui annonce que leur fils a +été tué. Elle s'est résignée à la volonté de Dieu; +mais, dit-elle, «le surplus se peut mieux exprimer +à toute personne qui a sentiment par un +silence. Nous sentismes arracher noz entrailles, +retrancher noz espérances, tarir noz desseins et +noz désirs. Nous ne trouvions un long temps que +dire l'un à l'autre, que penser en nous mesmes, +parce qu'il estoit seul, après Dieu, nostre pensée; +toutes nos lignes partoient de ce centre et s'y rencontroient. +Et nous voyions qu'en luy Dieu nous +arrachoit tout, sans doute pour nous arracher +ensemble du monde, pour ne tenir plus à rien, à +quelque heure qu'il nous appelle...<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251"><sup>251</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" name="footnote251"></a><b>Note 251:</b><a href="#footnotetag251"> (retour) </a> <i>Mémoires</i> de Mme du Plessis-Mornay.</blockquote> + +<p>Et quand Mme de Longueville, convertie, apprend +dans sa retraite religieuse la mort de son +fils tué au passage du Rhin, comme le désespoir +de la mère fait explosion dans ce coeur que la pénitence +a déjà broyé! Mme de Sévigné nous a dépeint +cette scène navrante; et ici la spirituelle +marquise n'a plus qu'un coeur de mère pour faire +vibrer l'écho d'un inénarrable désespoir. «Tout +ce que la plus vive douleur peut faire, et par des +convulsions, et par des évanouissements, et par +un silence mortel, et par des cris étouffés, et par +des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et +par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout +éprouvé... Pour moi, je lui souhaite la mort, ne +comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle +perte<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252"><sup>252</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" name="footnote252"></a><b>Note 252:</b><a href="#footnotetag252"> (retour) </a> Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 20 juin 1672.</blockquote> + +<p>Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, +avait succombé à semblable douleur. Son mari, +son fils, avaient accompagné François Ier dans son +expédition d'Italie. Le jeune prince fut l'une des +glorieuses victimes de la bataille de Marignan. +C'est dans un cercueil qu'il rentra au château de +ses pères. Quelle scène que celle où l'évêque de +Poitiers annonce à la pauvre mère la mort de son +enfant et l'arrivée du funèbre cortège! En vain le +prélat fera-t-il appel aux sentiments héroïques, à +la foi ardente de Gabrielle de Bourbon, la mère +ne pourra supporter la terrible nouvelle. «Madame, +dist l'evesque, j'ay reçu des lettres de +Italie.—Et puis, dist-elle, comment se porte mon +fils?—Madame, dist l'evesque, je pense qu'il se +porte mieulx que jamais, et qu'il est au cercle de +héroïque louange et au lieu de gloire infinie.—Il +est donc mort? dist-elle.—Madame, ce n'est +chose qu'on vous puisse celler, voire de la plus +honneste mort que mourut one prince ou seigneur; +c'est au lict d'honneur, en bataille permise +pour juste querelle, non en fuyant, mais en +bataillant, et navré de soixante deux playes, en la +compaignée et au service du Roy, bien extimé de +toute la gendarmerie, et en la grâce de Dieu, car +luy bien confessé est decedé vray crestien<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253"><sup>253</sup></a>,»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" name="footnote253"></a><b>Note 253:</b><a href="#footnotetag253"> (retour) </a> Jean Bouchet, <i>le Panegyrie du chevallier sans reproche</i>.</blockquote> + +<p>Alors commence pour Mme de la Tremouille une +agonie qui dure trois ans.</p> + +<p>Pour arracher son fils à la mort, la mère donne +sa propre vie. Une belle épitaphe de la dernière +année du XVIIe siècle nous montre une «femme +forte» succombant à la maladie contagieuse qu'elle +a gagnée en soignant son fils que la mort, plus +forte que son amour, a enlevé de ses bras. Elle a +rejoint son fils, et voici que sa fille, qui ne peut +vivre sans elle, l'accompagne dans le tombeau. +C'est à une famille de robe qu'appartient ce monument +funéraire<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254"><sup>254</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" name="footnote254"></a><b>Note 254:</b><a href="#footnotetag254"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>, t. I, CXCIV. Paris, +Saint-Séverin, 1699.</blockquote> + +<p>Il y eut une mère plus héroïque encore dans +sa tendresse que cette femme qui mourut en +soignant son enfant; c'est Mme de Chalais accompagnant +son fils jusqu'au pied de l'échafaud pour +l'aider à bien mourir. Après l'avoir enfanté à la +vie terrestre, elle l'enfante de nouveau, dans +d'autres douleurs plus terribles, hélas! que les +premières, pour la vie qui naît de la mort, la vie +sans fin. Je ne sais rien de plus grand que cette +figure de mère qui apparaît à un condamné entre +la terre qu'il va quitter et l'éternité qui l'attend.</p> + +<p>Nous jetions tout à l'heure un regard ému sur +ces tombes où se réunissent les époux. D'autres +monuments funéraires nous montrent aussi la +mère et l'enfant déposés dans le même tombeau. +L'homme même qui a sacrifié au service de Dieu +et de la charité sa vie entière et toute sa puissance +d'affection, le prêtre qui a renoncé par son +austère vocation aux titres d'époux et de père, +n'oublie pas qu'il est fils, et dans la mort il aime +à dormir son dernier sommeil sur le sein maternel +qui a été son berceau. La cathédrale de Troyes +contient plusieurs tombes où les chanoines sont +représentés près de leurs mères. Près de Paris, à +Longpont, dans l'église prieurale et paroissiale de +Notre-Dame, se voit, au milieu de la nef, une +tombe du XVIe siècle. Sur la pierre sont gravées +deux figures: une femme simplement vêtue porte +à la ceinture un grand chapelet avec la croix; près +d'elle est un prêtre. C'est le curé de Longpont et +sa mère<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255"><sup>255</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" name="footnote255"></a><b>Note 255:</b><a href="#footnotetag255"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>, t. III, MCCCXVII.</blockquote> + + + +<a name="c3" id="c3"></a> +<br><br> +<h3>CHAPITRE III</h3> +<br> + +<h3>LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE<br> +DE LA FRANCE</h3> + +<h3>(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)</h3> + +<p>Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.—Leur rôle littéraire.—Marguerite d'Angoulême.—Les <i>Contes</i> de la reine de Navarre +et la causerie française.—Vie de Marguerite, ses lettres et ses +poésies.—La seconde Marguerite.—<i>Mémoires</i> de la troisième Marguerite. +—Marie Stuart.—Gabrielle de Bourbon.—Jeanne d'Albret.—Femmes +poètes du XVIe siècle, la belle Cordière, les dames des +Roches, etc.—Mlle de Gournay, son influence philologique.—Les +salons du XVIIe siècle.—L'hôtel de Rambouillet; Corneille et les +commensaux de la <i>chambre bleue</i>.—La duchesse d'Aiguillon, protectrice +du <i>Cid</i>; écrivains et artistes qu'elle reçoit +au Petit-Luxembourg.—La marquise de Sablé et les <i>Maximes</i> de La Rochefoucauld.—Double courant féminin qui donne naissance aux <i>Caractères</i> de La +Bruyère.—Les conversations d'après Mlle de Scudéry.—Relations +littéraires de Fléchier avec quelques femmes distinguées.—Les protectrices +et les amies de La Fontaine.—Anne d'Autriche protège les +lettres et les arts.—Racine et les femmes.—Productions intellectuelles +des femmes du XVIIe siècle.—Les oeuvres de Mme de la Fayette.—Les +lettres de Mme de Sévigné.—Mme de Maintenon.—Mme Dacier.—Femmes +peintres au XVIIe et au XVIIIe siècles.—Mme de Pompadour.—Femmes +de lettres et salons littéraires au XVIIIe siècle: +Mme de Tencin, la cour de Sceaux; Mme de Staal de Launay, la marquise +de Lambert.—Influence des femmes du XVIIIe siècle sur les +travaux des philosophes et des savants.—Mme du Chatelet, Mlle de +Lézardière.—Les salons philosophiques; Mme Geoffrin.—Un salon +du faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.—Les admiratrices +de Rousseau et de Voltaire.</p> + + +<p>Le mouvement qui, depuis le règne de François +Ier, attire à la cour les châtelaines et leurs +familles, affaiblit, disions-nous, l'action domestique +de la femme, mais développe son action sociale. +Nous allons étudier cette action sur les lettres, +sur les arts, et même sur cette forme inimitable +de l'esprit français: la causerie. Nous examinerons +dans le chapitre suivant ce que fut l'influence +de la femme dans un autre domaine: celui qui +embrasse à la fois les événements historiques et +les ouvres collectives de la charité.</p> + +<p>En cherchant quelle fut la part de la femme +dans la vie intellectuelle de la France, nous entrons +tout d'abord dans cette époque brillante que +l'on a si improprement nommée: la Renaissance. +Les esprits impartiaux le constatent; les lettres, +les arts, les sciences, n'avaient pas à renaître, +puisqu'ils vivaient toujours<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256"><sup>256</sup></a>. Il est vrai qu'au +moyen âge, c'était surtout la vie de l'âme qui les +animait, tandis que, sous l'influence païenne du +XVIe siècle, ce fut surtout la vie matérielle qui fit +ruisseler dans leurs branches une sève plus riche +que bienfaisante.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" name="footnote256"></a><b>Note 256:</b><a href="#footnotetag256"> (retour) </a> Voir M. Guizot, <i>Histoire de France</i>, t. III.</blockquote> + +<p>L'Italie avait opéré cette transformation en initiant +la France aux traditions grecques et romaines +interprétées par elle. Malheureusement ce +que la cour voluptueuse des Valois demandait aux +écoles italiennes, ce n'était pas l'idéale pureté ou +la grandeur biblique de leurs plus nobles génies, +c'était le sensualisme qui dominait alors dans ces +écoles, c'était aussi le faux goût avec lequel elles +donnaient souvent à la beauté antique ce fard +trompeur que produisent les civilisations raffinées.</p> + +<p>La France cependant ne subit qu'à des degrés +divers l'influence antique modifiée ou dénaturée +par l'Italie. Dans cette première période de la +Renaissance qu'avaient ouverte, sous Charles VIII +et Louis XII, les premières guerres d'Italie, le +génie français, mesuré, simple, vif et sévère à la +fois, n'avait pris de l'influence nouvelle que ce qui +pouvait le féconder. Et lorsque, dans la seconde +période de la Renaissance, sous François Ier et ses +successeurs, l'influence italienne devint prépondérante, +et que, poètes, artistes, lui empruntèrent +la grâce voluptueuse et maniérée de la forme, la +pompe affectée de l'expression, la recherche alambiquée +de la pensée, les traditions nationales se +maintenaient toujours, et c'était à ces traditions, +vivifiées par le génie antique pris à sa source +même, que devait revenir le bon sens du pays. +Heureuse si, dans cette évolution, la France eût +retrouvé une part précieuse de son patrimoine, +ces vieilles épopées que lui avait fait mépriser la +dédaigneuse Renaissance!</p> + +<p>Quelles que soient nos réserves, il nous faut +reconnaître que si la Renaissance n'eût rien à +ressusciter en France, elle imprima du moins un +prodigieux mouvement aux intelligences, surtout +dans le domaine de l'art et dans celui de l'érudition. +Nous savons combien, dans ce dernier domaine, +la femme se distingua<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257"><sup>257</sup></a>. Ajoutons ici qu'au +double point de vue artistique et littéraire, elle +exerça une influence considérable. Il ne s'agissait +plus, comme autrefois pour la châtelaine, d'inspirer +de loin en loin le trouvère, le troubadour, +l'artiste. La femme se mêle activement au mouvement +intellectuel dont la cour est le centre. Nous +la voyons encourager à la fois les traditions italiennes +et les traditions françaises; mais il nous +semble qu'en général, ce sont ces dernières qu'elle +a surtout favorisées. Nous le remarquerons particulièrement +pour les deux arts qui ont le plus +gardé à cette époque le caractère national: la +sculpture qui unit alors à la puissante expression +morale de l'école française la pureté des lignes +grecques; l'architecture qui marie aux ordres antiques +rajeunis par l'esprit nouveau, les dentelles +de pierre de ses vieilles cathédrales, ses élégantes +tourelles, ses clochetons à jour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" name="footnote257"></a><b>Note 257:</b><a href="#footnotetag257"> (retour) </a> Voir notre premier chapitre.</blockquote> + +<p>Aux lueurs de la première Renaissance, la reine +Anne avait fait exécuter par Michel Colomb l'un +des plus purs et des plus nobles monuments de la +sculpture française: le tombeau des ducs de Bretagne.</p> + +<p>A Chambord, cette merveilleuse expression de +l'architecture et de la sculpture françaises, la +femme inspire le ciseau du statuaire: dans les +cariatides du château se reconnaissent les traits de +la comtesse de Chateaubriand et ceux de la duchesse +d'Étampes, la duchesse d'Étampes, «la plus belle +des savantes et la plus savante des belles», la +duchesse d'Étampes qui tient le sceptre de la +royauté artistique avant qu'il lui soit ravi par la +séduisante duchesse de Valentinois, Diane de +Poitiers.</p> + +<p>A Fontainebleau, où règne l'école italienne, la +duchesse d'Étampes protège dans le Primatice la +peinture et l'architecture italiennes. Mais quant à +la sculpture, Mme d'Étampes a compris que l'art +antique ne pouvait que perdre à l'influence de l'Italie. +Quand Benvenuto Cellini expose son Jupiter +d'argent au milieu de toutes les statues antiques +que le Primatice a groupées dans la galerie de +François Ier, le roi admire avec enthousiasme +l'oeuvre du sculpteur italien; mais la belle duchesse +ne souscrit pas à ce jugement. «Il semble, dit-elle, +que vous soyez aveugles, et que vous ne voyiez pas +ces statues antiques, ces figures de bronze. Voilà +où est le vrai modèle de l'art, et non dans ces bagatelles +modernes.» Mais peut-être y avait il dans +les paroles de Mme d'Étampes autre chose que +l'expression du goût classique; peut-être vengeait-elle +contre l'impétueux Benvenuto un rival qu'il +détestait: le Primatice.</p> + +<p>Comme la duchesse d'Étampes, la duchesse de +Valentinois protège le Primatice. Elles encourageaient +du moins dans ce peintre un artiste dont +le goût n'était pas indigne d'influer sur ce génie +français avec lequel il n'était pas sans affinité. Le +Primatice avait d'ailleurs été formé à l'école d'un +élève de Raphaël. Malheureusement, dans cette +école, celle de Jules Romain, on avait oublié +l'idéal du Sanzio pour ne se souvenir que de sa +grâce puissante<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258"><sup>258</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" name="footnote258"></a><b>Note 258:</b><a href="#footnotetag258"> (retour) </a> Comte de Laborde, <i>la Renaissance des arts à la cour de +François Ier;</i> Henri Martin, <i>Histoire de France</i>, t. VIII, etc.</blockquote> + +<p>A Fontainebleau, dans cette galerie de Henri II +où le Primatice n'ayant plus, comme dans la galerie +de François Ier, à continuer l'oeuvre du Rosso, +put s'abandonner librement à sa verve, tout rappelle +le souvenir de Diane de Poitiers. Le chiffre +de la duchesse, enlacé à celui de Henri II; le croissant, +attribut de la déesse dont elle porte le nom; +Diane chasseresse représentée de diverses manières, +une fois même sous les traits de la favorite, +voilà un frappant exemple de ce divorce entre le +beau et le bien, divorce qui ne fut que trop fréquent +à la cour des Valois.</p> + +<p>Le chiffre enlacé de Henri II et de Diane se +retrouve, non seulement dans les palais royaux, +mais dans les demeures seigneuriales de ce temps. +Et la ligure de la duchesse est reproduite aussi +bien par l'école française que par l'école italienne. +Jean Goujon et Germain Pilon la font apparaître +dans leurs sculptures. Jean Cousin, sur ses vitraux, +Léonard de Limoges, sur ses émaux, évoquent +la souriante image.</p> + +<p>La duchesse de Valentinois avait paru favoriser +à Fontainebleau la peinture et l'architecture italiennes. +Mais dans son château d'Anet, elle protège +plus particulièrement les deux arts français: l'architecture +et la sculpture. Philibert Delorme éleva +cette délicieuse résidence, que décorèrent Jean +Goujon et Jean Cousin. Toutefois, l'art italien se +montre encore ici dans la célèbre Nymphe de +Fontainebleau, due au ciseau de Benvenuto Cellini.</p> + +<p>Issue d'une race qui avait le culte délicat des +lettres et des arts, Catherine de Médicis ne protège +pas seulement les artistes italiens, ses compatriotes; +mais la princesse qui goûtait Amyot et +Montaigne, demeure fidèle à la tradition française +pour nos deux arts nationaux. Elle fait élever les +Tuileries par Philibert Delorme et par Jean Bullant, +et l'hôtel de Soissons par le premier. Celui-ci +raconte que la reine, douée d'un goût particulier +pour l'architecture, jetait elle-même sur le papier +les plans et les profils des édifices qu'elle faisait +construire<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259"><sup>259</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" name="footnote259"></a><b>Note 259:</b><a href="#footnotetag259"> (retour) </a> Brantôme. <i>Premier livre des Dames;</i> Imbert de Saint-Amand, +<i>Les Femmes de la cour des Valois</i>.</blockquote> + +<p>Catherine fit exécuter par Germain Pilon le +groupe des <i>Trois Grâces</i>, pour supporter l'urne qui +renfermait le coeur de Henri II. Les pieux Célestins +à qui elle confia la garde de ce monument +n'acceptèrent pas ce symbolisme païen, et pour +eux les Trois Grâces devinrent les Trois Vertus +théologales<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260"><sup>260</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" name="footnote260"></a><b>Note 260:</b><a href="#footnotetag260"> (retour) </a> Guilhermy, <i>Inscriptions de la France</i>, tome I, cclix-ccx-ccxi.—Françoise +de Birague, marquise de Néelle, avait aussi fait +exécuter par Germain Pilon, la statue de son père, le cardinal de +Birague. Henry Barbet-de-Jouy, <i>Musée du Louvre. Description +des sculptures modernes</i>.</blockquote> + +<p>Une princesse, Française de coeur comme de +naissance, Marguerite d'Angoulême, soeur de François +Ier, avait, elle aussi, favorisé l'art national. +Si, avec son frère, elle avait visité les travaux du +Primatice, pénétré dans l'atelier de Benvenuto Cellini, +et défendu celui-ci contre celui-là; si elle +avait pensionné l'architecte Sébastien Serlio, elle +avait fortement encouragé dans Clouet l'école +française. Marguerite protégeait aussi notre orfèvrerie +qui produisait alors ces oeuvres merveilleuses +que nous admirons dans nos musées, et où +le cristal de roche, les pierreries, prenant les +formes les plus gracieuses, s'enchâssent dans d'admirables +ciselures d'or. Le vieil art français, la +tapisserie, la compte parmi ses protectrices, et +même, comme les châtelaines du moyen âge, +parmi ses artistes. Deux <i>broderesses</i> de Paris, Renée +Serpe et Jehanne Chaudière, lui envoient leurs +oeuvres, <i>les Enfants dans la fournaise</i>, <i>le Jugement de +Daniel</i>. Elle-même prend l'aiguille, et, entourée +de ses femmes, elle produit de belles tapisseries. +On lui en attribue une qui avait pour sujet le +<i>Saint sacrifice de la messe</i>, et que défigura avec toute +la passion d'une sectaire, la fille de Marguerite, +Jeanne d'Albret<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261"><sup>261</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" name="footnote261"></a><b>Note 261:</b><a href="#footnotetag261"> (retour) </a> Goutte de La Ferrière-Percy, <i>Marguerite d'Angoulême.—Son +livre de dépenses.—</i>(1540-1549), etc.</blockquote> + +<p>Mais Marguerite d'Angoulême appartient surtout +à l'histoire des lettres, et, comme les femmes +de la Renaissance, c'est là qu'elle a tracé le plus +large sillon.</p> + +<p>J'ai mentionné plus haut<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262"><sup>262</sup></a> la vaste instruction +qu'avait reçue Marguerite. Initiée au latin, au +grec, elle lisait Sophocle dans le teste hellénique, +et se fit enseigner l'hébreu par le Canosse. Elle +avait la passion de la science. Malheureusement +elle porta cette passion jusque dans la théologie, +et nous verrons que ce fut là un écueil aussi bien +pour sa foi qui pencha vers la Réforme, que pour +son talent littéraire qu'altéra souvent l'abus des +dissertations religieuses.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" name="footnote262"></a><b>Note 262:</b><a href="#footnotetag262"> (retour) </a> Voir chapitre Ier.</blockquote> + +<p>Marguerite aide de ses conseils François Ier +pour la fondation du Collège de France. C'est +d'après son avis que le roi porte de quatre à douze +le nombre des chaires qu'il y a établies. Elle le +guide dans le choix des professeurs. Par elle, la +chaire d'hébreu est donnée à son professeur le +Canosse. Elle alloue une pension à l'orientaliste +Postel.</p> + +<p>Duchesse d'Alençon et de Berry, apanage qu'elle +garde lorsqu'elle épouse en secondes noces le roi +de Navarre, Marguerite fait fleurir l'université de +Bourges. Elle y donne la chaire de grec à Amyot, +l'inimitable traducteur qui fait passer dans la langue +du XVIe siècle, déjà si riche, si abondante, les tours +et les expressions de l'idiome hellénique. La soeur +de François Ier favorise aussi la fondation de l'université +de Nîmes. Aux frais de Marguerite plusieurs +pensionnaires sont entretenus dans les +écoles de France, d'Allemagne même.</p> + +<p>Nous avons vu Marguerite entrer avec le roi, +son frère, dans l'atelier de l'artiste. Elle accompagne +aussi François Ier lorsqu'il visite, dans l'atelier +de la rue Jean-de-Beauvais, Robert Estienne, +le savant imprimeur qui s'applique à répandre les +livres des anciens.</p> + +<p>Si malheureusement elle ne se refuse pas à chercher +dans Rabelais l'esprit gaulois jusque dans son +cynisme, c'est la grâce délicate et enjouée de l'esprit +français qu'elle aime dans Clément Marot, cet +homme du peuple devenu son valet de chambre. +Elle fait plus que d'accepter son poétique +hommage, et, traitant avec lui d'égal à égal, +elle lui écrit en vers. C'est qu'elle parle à chacun +dans sa propre langue, au poète comme au savant, +comme au diplomate, et comme aussi, par malheur, +au théologien, témoin la correspondance de +la princesse avec Guillaume Briçonnet.</p> + +<p>Ne redisons pas encore les hommages reconnaissants +qu'offrirent à Marguerite les esprits les +plus distingués. Nous comprendrons mieux encore +ces hommages quand nous aurons vu la princesse +enrichir de ses propres travaux cette vie intellectuelle +qu'elle honorait en la protégeant.</p> + +<p>L'oeuvre à laquelle Marguerite a attaché son +nom d'une manière impérissable, est l'<i>Heptaméron</i>, +plus connu sous cet autre titre: <i>les Contes de la +reine de Navarre</i>. Elle s'y est peinte elle-même, et +elle y a peint son siècle. On trouve dans cette +oeuvre toutes les tendances contradictoires du +XVIe siècle: les souvenirs du moyen âge et les impressions +de la Renaissance païenne, le sensualisme +avec l'amour chaste, l'amour chevaleresque, +l'amour qui s'immole au devoir; la profondeur du +sentiment avec la légèreté de l'esprit et du langage; +la raillerie qui se défie de l'attendrissement +et qui sourit en essuyant une larme; la licence +gauloise des vieux fabliaux et la grâce délicate +qu'une société plus corrompue, mais mieux policée, +jette comme un voile sur la crudité de la +pensée; la foi naïve et profonde d'autrefois avec +la libre pensée de la philosophie nouvelle et les +préjugés du protestantisme, et aussi avec cette +préoccupation théologique qui, familière à Marguerite, +passionne facilement les conversations +aux temps des luttes religieuses.</p> + +<p>Les personnages de l'<i>Heptaméron</i>, ces seigneurs +et ces belles dames que l'inondation du Gave +retient dans une abbaye, ces aimables causeurs +qui, chaque jour, sur le pré, se content des histoires +(et souvent quelles histoires!), entendent +tous les matins leur présidente, dame Oisille, leur +expliquer la Bible avec une éloquence qui les touche +profondément. D'après les travaux de la critique +contemporaine, dame Oisille en qui l'on avait cru +reconnaître Marguerite elle-même, serait sa mère, +Louise de Savoie<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263"><sup>263</sup></a>, non telle qu'elle était, mais +telle que la voyait la piété filiale. Au commencement +de la huitième journée, dame Oisille commente +l'Apocalypse, «à quoy elle s'acquicta si très-bien, +qu'il sembloit que le Sainct-Esperït, plein +d'amour et de doulceur, parlast par sa bouche; et, +tous enflambez de ce feu, s'en allèrent ouyr la +grand messe<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264"><sup>264</sup></a>...» Ils ne manquent pas, du reste, +d'assister chaque matin au saint sacrifice... Et ils +osent invoquer l'inspiration du Saint-Esprit pour +leurs étranges récits! Est-ce là, de la part de Marguerite, +une raillerie protestante? Ne serait-ce pas +encore un signe de ces temps où le mélange si +fréquent du mal et du bien produit la perversion +du sens moral? Je ne le crois pas. Si les contes de +la reine de Navarre sont bien des fois licencieux, +la conclusion en est souvent honnête. Comme dans +ses poésies, Marguerite y joue volontiers le rôle +d'un prédicateur. En faisant demander par les interprètes +de sa pensée l'assistance du Saint-Esprit, +elle ne se souvenait que du but qu'elle poursuivait, +elle oubliait par quels périlleux sentiers elle +y conduisait. Mais nous reviendrons sur cette délicate +question.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" name="footnote263"></a><b>Note 263:</b><a href="#footnotetag263"> (retour) </a> D'après la clef que M. Frank a donnée dans son édition de +l'<i>Heptaméron</i>. 1879.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" name="footnote264"></a><b>Note 264:</b><a href="#footnotetag264"> (retour) </a> <i>Heptaméron</i>, édition citée. Huictième journée. Prologue.</blockquote> + +<p>D'ordinaire, ce sont les hommes qui, dans l'<i>Heptaméron</i>, +narrent les anecdotes les plus scandaleuses, +surtout lorsqu'elles dévoilent les ruses, la +fragilité, la néfaste influence des filles d'Ève. Les +femmes s'en vengent bien d'ailleurs, et dans leurs +récits l'homme est généralement abaissé, la femme +grandie. Ce sont des femmes, Oisille et Parlamente, +c'est-à-dire, avec Louise de Savoie, Marguerite +elle-même<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265"><sup>265</sup></a>, qui élèvent le plus haut la +gloire de leur sexe. Une jeune femme unie à un +vieil époux et lui demeurant fidèle en renonçant +au monde, en vivant au service de Dieu; une autre +sacrifiant sa vie à son honneur; une troisième, secrètement +mariée à l'homme qu'elle aime, et souffrant +mille tourments pour lui, même quand cet +homme la trahit; une noble fille du peuple défendant +sa vertu contre un grand seigneur «qu'elle +aymoit plus que sa vie, mais non plus que son honneur<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266"><sup>266</sup></a>», +tels sont les tableaux où nos charmantes +conteuses aiment à faire resplendir le mérite des +femmes. Quant aux hommes qui figurent dans les +récits féminins, ce sont très souvent des ingrats, +des perfides, des hypocrites. Mais, dans le camp +des hommes, et même dans le camp des dames, il +y a des transfuges. De galants chevaliers sont du +côté des femmes; et une femme, faut-il le dire, +passe à l'ennemi et lui livre traîtreusement les +ruses de son sexe; il est vrai qu'elle n'en est que +plus digne de foi lorsqu'elle célèbre les vertus de +la femme. Les plus terribles adversaires des belles +causeuses, Saffredant et Simontault<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267"><sup>267</sup></a>, ne sont +pas eux-mêmes tout à fait incrédules au mérite +des femmes. Le premier montre une jeune +femme qui, mariée à un homme âgé, sacrifie à son +devoir un amour partagé, et meurt de ce sacrifice. +Il est vrai que le narrateur ne l'approuve guère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" name="footnote265"></a><b>Note 265:</b><a href="#footnotetag265"> (retour) </a> Clef de M. Frank, <i>l. e.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" name="footnote266"></a><b>Note 266:</b><a href="#footnotetag266"> (retour) </a> Nouvelle XLII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" name="footnote267"></a><b>Note 267:</b><a href="#footnotetag267"> (retour) </a> D'après la clef de M. Frank, Saffredant pourrait représenter +Jean de Montpezat et Simontault serait François de Bourdeille, +père de Brantôme. Ennasuicte, la transfuge à laquelle j'ai fait allusion +quelques lignes plus haut, serait Anne de Vivonne, fille de +la sénéchale de Poitou et femme de François de Bourdeille.</blockquote> + +<p>Quant à Simontault, c'est lui qui dit la touchante +histoire d'une héroïne de l'amour conjugal. Cette +femme a suivi avec son mari le capitaine Robertval +qui emmenait au Canada une colonie française. +Pendant la traversée, la pauvre femme voit +condamner son mari à la peine de mort pour +crime de haute trahison. Par ses pleurs et par le +souvenir des services qu'elle a rendus à l'équipage, +elle obtient que la peine soit commuée, et que son +mari et elle soient déposés dans une île que hantent +seuls les fauves. Elle aide le proscrit à élever +une demeure; elle se tient à côté de lui pour éloigner +à coups de pierres les bêtes sauvages, ou +pour tuer les animaux dont la chair peut servir de +nourriture. La pieuse femme soutient l'âme de +son mari par la lecture du Nouveau Testament. +Est-il malade, elle est à la fois son médecin, son +confesseur. Il meurt. C'est elle qui l'enterre, et +qui, à l'aide d'une arquebuse, éloigne de ces restes +bien-aimés les bêtes de proie. Pendant quelques +années sa vie s'écoule dans la prière. Un vaisseau +la recueille, elle revient au milieu des vivants. +Alors les mères la donnent pour institutrice à +leurs filles. Elle leur apprend à lire, à écrire; et à +tous ceux qui l'approchent, cette grande chrétienne +enseigne une autre science, celle-là même qui l'a +soutenue dans son héroïque conduite: l'amour de +Notre-Seigneur et la confiance en lui<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268"><sup>268</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" name="footnote268"></a><b>Note 268:</b><a href="#footnotetag268"> (retour) </a> Nouvelle LXVII.</blockquote> + +<p>A la suite de chaque histoire, les personnages +de l'<i>Heptaméron</i> commentent le récit qui leur a +été fait. On dirait une cour d'amour du moyen-âge. +Dans leurs jugements, les interlocuteurs ne démentent +pas les principes, ou l'absence de principes, +que nous remarquons dans leurs récits. Les hommes +sont pour la plupart légers dans leurs +appréciations. Hors Dagoucin<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269"><sup>269</sup></a> qui, fidèle aux traditions +chevaleresques, aimerait mieux mourir que +de voir la dame de ses pensées lui sacrifier son +honneur; hors Geburon, qui éprouve un sentiment +analogue, les seigneurs forment d'autres voeux, et +quand l'un d'eux souhaite que toutes les femmes +soient peccables..., à l'exception de la sienne, +Simontault est de cet avis. Ce dernier gentilhomme +déclare ailleurs que la femme ne doit pas écouter +sa conscience, et Saffredant s'imagine qu'elle n'a +de vertu qu'autant que l'homme a de respect pour +elle. Nous savons que La Rochefoucauld ne pensera +pas autrement<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270"><sup>270</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" name="footnote269"></a><b>Note 269:</b><a href="#footnotetag269"> (retour) </a> Dagoucin, serait Nicolas Dangu, et Geburon le seigneur de +Burie. Clef de M. Frank.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" name="footnote270"></a><b>Note 270:</b><a href="#footnotetag270"> (retour) </a> Voir plus haut, pages 125 126.</blockquote> + +<p>Le mariage même n'est pas toujours respecté +par nos libres causeurs. Ils s'amusent fort de la +vengeance conjugale qui ajoute le déshonneur d'un +des deux époux au déshonneur de l'autre. Heureusement +des femmes sont là pour défendre les +droits de la morale et la dignité du mariage. +Mme Oisille exalte le pouvoir de l'esprit sur le +corps, la nécessité de demander à toute heure l'assistance +du Saint-Esprit, pour enflammer en nous +cet amour divin que nous devons toujours élever +au-dessus de tout, même des affections légitimes.</p> + + +<p>Parlamente, qui trouve justes les plus terribles +châtiments réservés à l'épouse infidèle, Parlamente +veut que le mariage, lien sacré, soit contracté +d'après les conseils éclairés des parents, et +que l'honneur et la vertu en soient la base. Elle +résume en trois mots l'honneur de la femme: +douceur, patience et chasteté. La femme doit être +victorieuse d'elle-même. Pour la noble narratrice +qu'il nous est particulièrement doux ici de voir +identifier avec Marguerite, l'amour n'est pas ce +plaisir profane que vantent trop souvent ses compagnons +de voyage. C'est la recherche de la vertu +dans l'être aimé, recherche que rien ne satisfait +ici-bas, et qui ne trouve son but que dans l'amour +divin. Plus le cour est pur, plus il est capable +d'amour. «Le cueur honneste envers Dieu et les +hommes, ayme plus fort que celluy qui est vitieux, +et ne crainct point que l'on voye le fonds de son +intention.» Parlamente juge que la femme seule +est capable de cette chaste tendresse: «L'amour +de la femme, bien fondée et appuyée sur Dieu et +sur honneur, est si juste, et raisonnable, que celluy +qui se départ de telle amitié, doibt être estimé +lasche et meschant envers Dieu et les hommes<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271"><sup>271</sup></a>.» +Parlamente unit ici à la doctrine platonicienne +l'inspiration qu'au moyen âge l'Évangile donna à +l'amour chevaleresque.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" name="footnote271"></a><b>Note 271:</b><a href="#footnotetag271"> (retour) </a> Nouvelles XIX, XXI, XL, etc.</blockquote> + +<p>Bien que les compagnes d'Oisille et de Parlamente +n'aient pas, en général, leur élévation de +pensée, leur sûreté de jugement, l'une d'elles, +Longarine<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272"><sup>272</sup></a>, peut aussi faire de sages réflexions. +Elle déclare que l'épouse dédaignée doit triompher +par la patience; mais pourquoi faut-il que ce sage +conseil suive une histoire passablement légère +où la narratrice a fait rire aux dépens des maris? +Ailleurs, ce que Longarine dit de la réputation +est vraiment d'une honnête femme: «Quand +tout le monde me diroit femme de bien, et je sçaurois +seule le contraire, la louange augmenteroit +ma honte et merendroit en moy-mesme plus +confuse. Et aussi, quand il me blasmeroit et je +sentisse mon innocence, son blasme tourneroit à +mon contentement<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273"><sup>273</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" name="footnote272"></a><b>Note 272:</b><a href="#footnotetag272"> (retour) </a> Aymée Motier de la Fayette, dame de Longrai, dite la baillive +de Caen. Clef de M. Frank.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" name="footnote273"></a><b>Note 273:</b><a href="#footnotetag273"> (retour) </a> Nouvelle X.</blockquote> + +<p>Dans les discussions aimables qui ont lieu entre +les seigneurs et les dames, brille déjà le diamant +de la causerie française. Marguerite se plaît à en +faire miroiter les facettes. La galanterie est le ton +obligé des hommes, même de ceux qui ne disent +le plus de mal des femmes que parce qu'ils en +pensent peut-être le plus de bien. La vieille courtoisie +française respire dans les gracieuses et spirituelles +attaques que Simontault, grondeur et +charmant, dirige contre ses belles ennemies. Saffredant +lui-même, qui affiche la mauvaise opinion +qu'il a des femmes, avoue qu'il mourra d'un désespoir +d'amour. Il est vrai qu'autour de lui on +sait à quoi s'en tenir sur ce genre de trépas. +Mme Oisille, malgré sa gravité, dira très bien une +autre fois: «Dieu mercy! ceste maladie ne tue +que ceulx qui doyvent morir dans l'année<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274"><sup>274</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" name="footnote274"></a><b>Note 274:</b><a href="#footnotetag274"> (retour) </a> Nouvelle L.</blockquote> + +<p>Rien de plus amusant que la petite guerre +que se font ces deux époux, Hircan et Parlamente, +ou, pour mieux dire, Henri de Navarre<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275"><sup>275</sup></a> +et Marguerite. Au fond de leurs malicieuses taquineries, +que de tendresse encore! Et cependant, bien +que la jeune femme ne paraisse pas prendre trop +au sérieux les infidélités de son mari, on voit déjà +dans Ja légèreté de ce grand seigneur du XVIe siècle +la cause des chagrins que le roi de Navarre fera +éprouver à sa femme. Hircan est faible, il l'avoue. +Il nous dit qu'il s'est «souventes fois confessé, +mais non pas guères repenty», de ses profanes et +changeantes amours. Il ajoute: «Le péché me +desplait bien et suis marry d'offenser Dieu, mafs +le plaisir me plaist tousjours.» Toutefois cet +homme qui reconnaît sa fragilité, sait bien que si +la créature humaine est portée au mal, elle est +uniquement préservée par la grâce de «Celluy +à qui l'honneur de toute victoire doibt estre +renduz.» Oisille et Parlamente ne diront pas +autre chose.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" name="footnote275"></a><b>Note 275:</b><a href="#footnotetag275"> (retour) </a> Clef de M. Franck, <i>l. c</i>.</blockquote> + +<p>Ne croyons pas trop Hircan, lorsqu'il paraît +traiter légèrement jusqu'à la dignité du foyer. Il +est ravi de l'aimable vertu que personnifie sa compagne, +et, ainsi que tous les hommes présents, +même les plus cyniques en paroles, il se plaît à +voir Parlamente donner pour fondement au mariage +l'honneur et la vertu. Il faut en conclure +que nous ne devons pas prendre trop à la lettre +les maximes perverses que la reine de Navarre +met sur les lèvres de quelques-uns de ces person +nages. D'eux aussi l'on pourrait dire qu'ils sont +des fanfarons de vices.</p> + +<p>Il ne me reste plus qu'à regretter que la plume +d'une femme aussi vertueuse que Marguerite ait +retracé plus d'une conversation où la licence du +langage ne traduit que trop l'immoralité de la +pensée. Que d'expressions malsonnantes elle, +femme, fait employer ici non seulement devant +les femmes, mais par la femme même<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276"><sup>276</sup></a>! Je ne reconnais +pas ici le chaste langage des lettres et des +poésies de Marguerite; et, en remarquant ce +contraste, je me suis demandé s'il ne faudrait pas +accuser les premiers éditeurs de l'<i>Heptaméron</i> d'avoir +prêté à la reine de Navarre la licence de leur +style. Les dernières recherches de la science bibliographique +sont venues confirmer mon impression: +les endroits les plus immoraux de l'<i>Heptaméron</i> +sont dus à Gruget<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277"><sup>277</sup></a>. Toutefois, il existe +encore à l'actif de Marguerite des pages trop nombreuses +dont j'aimerais fort à lui voir disputer +aussi la maternité. A la décharge de la princesse, +nous avons besoin de nous rappeler qu'habituée à +l'excessive liberté qui caractérise la langue du +XVIe siècle, elle ne remarquait pas toujours peut-être +les images qui nous choquent si vivement +aujourd'hui dans ses contes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" name="footnote276"></a><b>Note 276:</b><a href="#footnotetag276"> (retour) </a> Témoin les scandaleux propos de Nomerfide (Mme de Montpezat-Corbon, +suivant la conjecture de M. Frank).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" name="footnote277"></a><b>Note 277:</b><a href="#footnotetag277"> (retour) </a> M. Frank, notes de l'<i>Heptaméron</i>.</blockquote> + +<p>Nous l'avons vu. Si la causerie française scintille +pour la première fois dans les contes de la +reine de Navarre avec sa vivacité piquante, sa +grâce enjouée, courtoise, elle n'a pas encore cette +réserve, cette délicatesse que les femmes lui donneront +plus tard à l'hôtel de Rambouillet et que +leur seule présence imposera dès lors à la bonne +compagnie.</p> + +<p>En dépit de toutes ces réserves, c'est déjà le +salon français qui nous apparaît dans ce livre, «le +premier ouvrage en prose qu'on puisse lire sans +l'aide d'un vocabulaire,» a dit M. Nisard<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278"><sup>278</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" name="footnote278"></a><b>Note 278:</b><a href="#footnotetag278"> (retour) </a> D. Nisard, <i>Histoire de la littérature française</i>.</blockquote> + +<p>La poésie de Marguerite est inférieure à sa +prose, ou plutôt, comme on l'a dit, c'est de la +prose versifiée. Il n'en pouvait être différemment +à une époque où la langue française n'était pas +encore pliée au rythme poétique. Nous ne retrouvons +guère dans les poèmes de Marguerite la +gaieté de ses contes. Nous n'y retrouvons pas non +plus, Dieu merci! la crudité de langage et la légèreté +de l'<i>Heptaméron</i>. C'est bien la femme chaste +et dévouée que nous voyons dans le recueil poétique +qui, malgré les défauts de la versification, +l'abus et le mysticisme protestant du langage +théologique nous fait pénétrer dans le coeur +même de Marguerite, ce coeur que remplit le plus +tendre et le plus généreux amour fraternel<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279"><sup>279</sup></a>. Je +retrouve encore cette admirable soeur dans la +correspondance qu'elle entretint avec son frère et +dans les lettres que, pendant la captivité du roi, +elle écrivait aussi bien à Montmorency qu'à François +Ier. C'est la prose de l'<i>Heptaméron</i> au service +des sentiments les plus purs de l'âme humaine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" name="footnote279"></a><b>Note 279:</b><a href="#footnotetag279"> (retour) </a> Faut-il relever ici le soupçon qu'avait fait naître de nos jours +une lettre écrite par Marguerite à François Ier captif, et dont les +termes obscurs couvraient une grave négociation politique? Détournées +de leur sens, les expressions de cette lettre avaient fait +supposer à des érudits que Marguerite avait eu à lutter toute sa +vie contre un sentiment criminel, sans toutefois y succomber. La +vérité des faits est aujourd'hui rétablie, et Marguerite demeure +un type sacré de la soeur.</blockquote> + +<p>La tendresse fraternelle fut la vie même de +Marguerite. Certes, l'amour filial y tint aussi une +grande place: Louise de Savoie, malgré ses actes +criminels, aimait ses deux enfants et en était +aimée.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ce m'est tel bien de sentir l'amitié</p> +<p>Que Dieu a mise en nostre trinité<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280"><sup>280</sup></a></p> + </div> </div> + +<p>disait Marguerite. Mais lorsqu'elle parle du sentiment +qui confond sa vie dans celle de son frère, +alors, c'est plus que la trinité: c'est l'unité.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ce n'est qu'ung cueur, ung vouloir, ung penser.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" name="footnote280"></a><b>Note 280:</b><a href="#footnotetag280"> (retour) </a> Cité par M. Frank, <i>Marguerite d'Angoulême</i>. (<i>Les Marguerites +de la Marguerite des princesses</i>.)</blockquote> + +<p>Suivant l'énergie passionnée de son expression, +elle aurait un pied au sépulcre qu'une lettre affectueuse +de son frère la ressusciterait. Ce frère, elle +le voit beau, chevaleresque, généreux, héroïque; +elle ne connaît que ses brillantes qualités, elle +ignore ses vices. Il est son roi, son maître, son +père, son frère, son ami, son Christ même! «Mes-deux +Christs,» dit-elle<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281"><sup>281</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" name="footnote281"></a><b>Note 281:</b><a href="#footnotetag281"> (retour) </a> Nouvelles lettres de la reine de Navarre, publiées par M. Génin. +Paris,1842. Au roi, janvier, 1544. Comp. les Marguerites de la +Marguerite des princesses, texte de l'édition de 1547, publié, +par M. Frank, t. III.</blockquote> + +<p>Dans le poème intitulé: la Coche, la monotonie +de ce long «débat d'amour» disparaît quand +Marguerite fait surgir l'image de François Ier. L'éloge +de ce frère bien-aimé éclate dans un chaleureux +lyrisme.</p> + +<p>C'est pendant la captivité de François Ier que la +tendresse de Marguerite se déploie dans toute sa +puissance. Ainsi, l'affection grandit par l'épreuve. +Marguerite appartient ici à l'histoire, et ce n'est +pas dans ce chapitre que nous devrions la suivre. +Mais comment nous résigner à séparer en deux +cette séduisante figure? Et d'ailleurs, comment le +pourrions-nous? Les apparitions de Marguerite dans +le domaine de l'histoire sont dues, non à +l'intrigue politique, mais à l'amour fraternel, et +les sentiments qui lui ont dicté cette intervention +généreuse ont laissé un si vif reflet dans ses poésies +et dans sa correspondance, que la Marguerite +de l'histoire appartient elle-même aux lettres +françaises.</p> + +<p>C'est cette grande affection de soeur qui fait de +Marguerite une ambassadrice pour obtenir, la délivrance +du roi prisonnier de Charles-Quint. Sa +merveilleuse intelligence, son habileté, sa finesse, +son éloquente parole, tous ces dons de Dieu, elle +les emploiera à la délivrance de son frère. Comme +elle le dira sur la route de Madrid:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Mes larmes, mes souspirs, mes criz,</p> +<p>Dont tant bien je sçay la pratique,</p> +<p>Sont mon parler et mes escritz,</p> +<p>Car je n'ay autre rhétorique<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282"><sup>282</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" name="footnote282"></a><b>Note 282:</b><a href="#footnotetag282"> (retour) </a> Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litière durant +la maladie du Roy. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses, +édition citée.)</blockquote> + +<p>Son dévouement fraternel lui fera braver «la +mer doubleuse,» les fatigues d'un voyage d'Espagne +pendant les grandes chaleurs. Mais que ne +ferait-elle pas, elle qui, pour sauver son frère, +jetterait au vent la cendre de ses os, elle qui, mourant +pour cette cause, croirait gagner «double +vie!» Une existence inutile à son frère lui semblerait +«pire que dix mille morts.» Il connaissait +bien ce dévouement, ce roi captif et malade +qui appelait sa Marguerite. En attendant qu'elle +puisse le rejoindre, elle lui écrit des lettres remplies +de foi et de tendresse. Soeur, elle le console. +Chrétienne, elle le soutient et lui montre, dans +l'épreuve, la source de l'espérance: plus cette +épreuve grandit, plus le secours du ciel est +proche.</p> + +<p>Et durant cette pénible attente, Marguerite n'oublie +pas de veiller sur le royaume de François Ier. +Allégeant pour la reine mère le poids de la régence, +elle s'applique surtout à lui gagner les +coeurs.</p> + +<p>Comme elle prie Dieu de bénir son voyage! +Quelle hâte d'entendre ce mot: «Partez!» Enfin +elle l'a entendu ce mot. Elle est en route. «Je ne +vous diray point la joye que j'ay d'aprocher le lieu +que j'ay tant désiré, écrit-elle à Montmorency, +mais croyés que jamais je ne congneus que c'est +d'ung frère que maintenant; et n'eusse jamais +pensé l'aimer tant<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283"><sup>283</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" name="footnote283"></a><b>Note 283:</b><a href="#footnotetag283"> (retour) </a> A mon cousin M. le maréchal de Montmorency (1525). Voir +dans les <i>Lettres</i> de Marguerite d'Angoulême et dans les <i>Nouvelles +lettres</i>, publiées, les unes et les autres, par M. Génin, la correspondance +de la princesse à cette époque.</blockquote> + +<p>Dans ce voyage, que d'angoisses! Son frère +est bien malade, mourant peut-être. Le reverra-t-elle?</p> + +<p>Sur la route d'Espagne, sur la route poudreuse +et brûlante, «elle voloit,» dit le légat du pape, +le cardinal Salviati qui la rencontra. Mais elle, +elle trouvait que sa litière n'avançait pas.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Le désir du bien que j'attens</p> +<p>Me donne de travail matiere;</p> +<p>Un heure me dure cent ans,</p> +<p>Et me semble que ma litiere</p> +<p>Ne bouge, ou retourne en arriere:</p> +<p>Tant j'ay de m'avancer desir,</p> +<p>O qu'elle est longue la carriere</p> +<p>Où à la fin gist mon plaisir!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Je regarde de tous costez</p> +<p>Pour voir s'il arrive personne,</p> +<p>Priant sans cesser, n'en doutez,</p> +<p>Dieu, que santé à mon Roy donne.</p> +<p>Quand nul ne voy, l'oeil j'abandonne</p> +<p>A pleurer; puis sur le papier</p> +<p>Un peu de ma douleur j'ordonne:</p> +<p>Voilà mon douloureux mestier.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>O qu'il sera le bienvenu</p> +<p>Celuy qui frappant à ma porte,</p> +<p>Dira: Le Roy est revenu</p> +<p>En sa santé tresbonne et forte!</p> +<p>Alors sa soeur plus mal que morte</p> +<p>Courra baiser le messager</p> +<p>Qui telles nouvelles apporte,</p> +<p>Que son frère est hors de danger.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Avancez vous, homme et chevaux,</p> +<p>Asseurez moy, je vous supplie,</p> +<p>Que nostre Roy pour ses grands maux</p> +<p>A receu santé accomplie.</p> +<p>Lors seray de joye remplie.</p> +<p>Las! Seigneur Dieu, esveillez vous,</p> +<p>Et vostre oeil sa douceur desplie,</p> +<p>Sauvant vostre Christ et nous tous!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Sauvez, Seigneur, Royaume et Roy,</p> +<p>Et ceux qui vivent en sa vie!</p> +<p>. . . . . . . . . . . . . . . .</p> +<p>Vous le voulez et le povez:</p> +<p>Aussi, mon Dieu, à vous m'adresse;</p> +<p>Car le moyen vous seul sçavez</p> +<p>De m'oster hors de la destresse.</p> +<p>. . . . . . . . . . . . . . . .</p> +<p>Changez en joye ma tristesse,</p> +<p>Las! hastez vous, car plus n'en puis<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284"><sup>284</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" name="footnote284"></a><b>Note 284:</b><a href="#footnotetag284"> (retour) </a> <i>Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litiere, durant +la maladie du Roy</i>. Ed. citée.</blockquote> + +<p>C'est une princesse française qui prie en même +temps qu'une soeur, et, dans ce coeur généreux et +tendre, la double pensée de la patrie et de la famille +se joint à la foi ardente qui la vivifie: cette +foi est encore la foi catholique, nous allons le +voir.</p> + +<p>Dieu, le roi, la France, voilà ce qui va donner +à Marguerite d'Angoulême l'une des plus sublimes +inspirations que l'histoire ait eu à enregistrer.</p> + +<p>La princesse est auprès de son frère. Mais l'émotion +de cette entrevue a mis le roi à l'agonie. +Un jour vient où il ne voit plus, n'entend plus, ne +parle plus. Alors Marguerite fait célébrer le saint +sacrifice de la messe près du lit de l'agonisant. Un +archevêque français officie; des Français remplissent +la chambre de leur roi, et sa soeur prie pour +lui.</p> + +<p>L'archevêque s'approche du mourant. Il l'adjure +de porter son regard sur le Saint-Sacrement. Et +le roi se réveille, il demande la communion et dit: +«Dieu me guérira l'âme et le corps». L'hostie +est partagée entre le frère et la soeur.</p> + +<p>Au royal captif que tuait la nostalgie, Marguerite +a rendu «sa famille dans sa soeur, la France +dans ses compagnons, son peuple dans cette foule +agenouillée..., Dieu lui-même, Dieu consolateur +dans le prêtre qui prie pour sa délivrance<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285"><sup>285</sup></a>,» et, +ajoutons-le, dans le Verbe incarné, dans le Rédempteur +qui fait revenir des portes du tombeau. +Le frère de Marguerite, le roi de France, le roi +très chrétien, est revenu à la vie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" name="footnote285"></a><b>Note 285:</b><a href="#footnotetag285"> (retour) </a> Legouvé, <i>Histoire morale des femmes</i>.</blockquote> + +<p>François Ier aimait à reconnaître que «sa +Marguerite», «sa mignonne», l'avait sauvé et +il n'ignorait pas qu'il ne pourrait la payer que par +la tendresse qu'il promettait de lui garder toute +sa vie.</p> + +<p>Après avoir rendu la santé au mourant, Marguerite +a encore une mission à remplir: celle de délivrer +le captif. Cette mission d'amour fraternel, +elle l'accomplit avec la fierté d'une princesse française. +Elle s'arme d'une noble indignation pour reprocher +à l'empereur de maltraiter son suzerain, +de n'avoir aucune pitié d'un prince généreux et +bon. Elle lui rappelle que ce n'est pas ainsi qu'il +gagnera le coeur de son rival et que, le fît-il mourir +par ses mauvais traitements, le roi de France +laissera des fils qui vengeront leur père<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286"><sup>286</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" name="footnote286"></a><b>Note 286:</b><a href="#footnotetag286"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Marguerite impressionna Charles-Quint, et plus +encore les conseillers de l'empereur. Sa grâce, sa +beauté, sa douleur rendaient plus pénétrante son +éloquence déjà si persuasive. Il fallut que Charles-Quint +défendît au duc de l'Infantado et à son fils +de parler à Marguerite. En mandant ce détail au +maréchal de Montmorency, la princesse ajoutait: +«Mais les dames ne me sont défendues, à quy je +parleray au double<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287"><sup>287</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" name="footnote287"></a><b>Note 287:</b><a href="#footnotetag287"> (retour) </a> Marguerite d'Angoulême, <i>Lettres</i>. A Montmorency, novembre +1525.</blockquote> + +<p>Elle savait, en effet, leur parler «au double», +témoin le succès avec lequel elle intéressa à la +cause de son frère la propre soeur de Charles-Quint. +En «brassant» le mariage de François Ier +avec Éléonore, elle fit de l'empereur le geôlier de +son beau-frère. La délivrance du roi était proche.</p> + +<p>Mais Marguerite n'eut pas la joie de ramener +elle-même son frère en France. Elle avait déjà +éprouvé une poignante douleur quand elle avait +dû le quitter pour se rendre auprès de Charles-Quint. +Elle aurait voulu que ce calice s'éloignât +d'elle, mais sa foi vaillante avait prononcé le <i>Fiat</i>. +Toute une nuit après cette séparation, elle avait +rêvé qu'elle tenait la main de son frère dans la +sienne. Elle ne voulait plus se réveiller<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288"><sup>288</sup></a>. Son +chagrin se renouvela quand, sa mission terminée, +elle dut remonter seule dans cette litière où elle +aurait voulu garder son cher convalescent. Elle +souhaitait ardemment que son frère la rappelât; +mais toujours forte et résignée dans son affliction, +elle soutenait encore le captif par de pieuses pensées +et lui écrivait que le Dieu qui l'avait guéri, +saurait bien le délivrer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" name="footnote288"></a><b>Note 288:</b><a href="#footnotetag288"> (retour) </a> <i>Lettres</i>. Au roy, 20 novembre 1525.</blockquote> + +<p>L'empereur croyait que Marguerite emportait +un acte qui ne faisait plus de François Ier qu'un +prisonnier ordinaire: l'abdication du roi. Il voulut +faire arrêter la princesse. Marguerite accéléra sa +marche. Franchissant les Pyrénées, elle revit la +France; mais de Montpellier elle écrivait à son +frère que le travail des grandes journées d'Espagne +lui était plus supportable que le repos de +France<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289"><sup>289</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" name="footnote289"></a><b>Note 289:</b><a href="#footnotetag289"> (retour) </a> <i>Nouvelles lettres</i>. Au roy, fin de février 1526.</blockquote> + +<p>Ce qu'elle appelait le repos était encore l'activité +du dévouement fraternel. Après le retour de +François Ier, nous la voyons travailler la Guyenne +pour que la noblesse de ce pays revienne sur le +refus de contribuer à la rançon du roi. Marguerite +est alors remariée au roi de Navarre; elle brave +les fatigues d'une grossesse pour être utile à son +frère.</p> + +<p>Elle aime son mari, elle aimera sa fille, Jeanne +d'Albret; mais ces affections seront toujours subordonnées +à son attachement fraternel. Elle-même +le dit: elle n'aime mari et enfant qu'autant qu'animés +de son esprit, ils seront prêts comme elle à +mourir pour le roi.</p> + +<p>François Ier lui confiait volontiers de grandes +affaires diplomatiques. Elle s'en chargeait pour le +soulager, mais avec tant de discrétion qu'il serait +difficile de préciser ce qu'a été ici son influence. +Ses lettres nous la montrent parcourant la Provence, +la Bretagne, la Picardie pour servir les +intérêts du roi.</p> + +<p>En rendant compte à François Ier de l'état où +elle a trouvé le camp d'Avignon en 1536, Marguerite +d'Angoulême laisse éclater un patriotique +enthousiasme. Elle voudrait que l'empereur vînt +assaillir le camp alors qu'elle y serait. Même ardeur +en Guyenne l'année suivante. Si Charles-Quint +menaçait le pays, Marguerite n'en partirait +qu'après avoir chassé l'envahisseur<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290"><sup>290</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" name="footnote290"></a><b>Note 290:</b><a href="#footnotetag290"> (retour) </a> <i>Lettres</i>. Au roy, 1536; été de 1537.</blockquote> + +<p>Devant l'arrogance et la déloyauté de Charles-Quint, +elle dit que toute femme voudrait être +homme pour abaisser l'orgueil de l'empereur. +Combien elle voudrait pouvoir y aider, cette soeur +qui, après le roi, a «plus porté que son fais de +l'ennuy commua à toute créature bien née<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291"><sup>291</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" name="footnote291"></a><b>Note 291:</b><a href="#footnotetag291"> (retour) </a> <i>Lettres</i>. Au roy, automne de 1536.</blockquote> + +<p>En 1537, Marguerite regrette avec énergie de +n'être pas au camp de son frère: «Car en tous +vos affaires où femme peult servir, despuis vostre +prison, vous m'avez fait cet honneur de ne m'avoir +séparée de vous...» Elle souhaiterait d'être une +hospitalière du camp; elle va même plus loin. +Naguère, pendant la captivité du roi, elle avait +réclamé l'office de laquais auprès de sa litière. +A présent elle renoncerait volontiers «le sang +réal» pour servir de «chamberiere» à la lavandière +du roi: «Et vous promets ma foy, Monseigneur, +que sans regretter ma robe de drap d'or, +j'ay grant envie en habit incongnu m'essayer à +fere service à vous, Monseigneur, qui, en toutes +vos tribulations, n'avez jamais tant tenu de rigueur +que de séparer de vostre présence et du +désiré moyen de vous fere service.</p> + +<p>«Vostre très humble et très obéissante subjecte +et mignonne</p> + +<p>«Marguerite<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292"><sup>292</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" name="footnote292"></a><b>Note 292:</b><a href="#footnotetag292"> (retour) </a> <i>Nouvelles lettres</i>. Au roy, septembre ou octobre 1537.</blockquote> + +<p>Ne pouvant suivre le roi à la guerre, elle prie +pour lui, elle ordonne pour lui des prières publiques. +Elle lui adresse aussi de prudents conseils.</p> + +<p>Charles-Quint assiège Landreçies. François Ier +qui fait ravitailler la ville, conduit à'Cateau-Cambrésis +trente et quelques mille hommes. Marguerite +s'effraye d'autant plus que, connaissant la valeur +du roi chevalier, elle sait que cette bravoure +l'exposera à tous les périls. «Je suis seure, écrit-elle +à François Ier, que vous n'avez au camp pionnier +dont le corps porte plus de travail que mon +esprit.» Dans une poétique épître au roi, elle nous +redit ses angoisses, nous voyons ses larmes, nous +entendons ses prières. Puis, lorsque l'empereur +s'est éloigné, quelle ivresse! Malade, la reine de +Navarre entraîne son mari à l'église pour le +<i>Te Deum</i> de la victoire.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>De tous mes maux receu au paravant</p> +<p>Je n'en sens plus, car mon Roy est vivant<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293"><sup>293</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" name="footnote293"></a><b>Note 293:</b><a href="#footnotetag293"> (retour) </a> <i>Epistre III de la Royne de Navarre au Roy François, son +frere. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses</i>, éd. citée.)</blockquote> + +<p>Partout et toujours les émotions de son frère +font frémir sa plume ou vibrer sa lyre. Aux heures +de tristesse, François Ier aurait pu lui adresser les +beaux vers qu'elle place sur les lèvres d'un prisonnier:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Las! sans t'ouyr bien presumer je peux</p> +<p>Que toy et moy n'ayans qu'un coeur tous deux,</p> +<p>Si dens mon corps l'une moitié labeure,</p> +<p>L'autre moitié dedens le tien en pleure<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294"><sup>294</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" name="footnote294"></a><b>Note 294:</b><a href="#footnotetag294"> (retour) </a>> <i>Complainte pour un détenu prisonnier. (Id.)</i></blockquote> + +<p>L'allégresse, comme la douleur, tout lui est +commun avec son frère.</p> + +<p>Après dix ans de mariage, la bru de François Ier, +Catherine de Médicis, donne-t-elle le jour à un fils +premier-né, Marguerite s'associe au bonheur de +l'aïeul jeune encore, et mêle ses larmes à celles +que, de loin, elle lui voit répandre.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Un Filz! un Filz<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295"><sup>295</sup></a>!.....</p> + </div> </div> + +<p>s'écrie-t-elle dans son délire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" name="footnote295"></a><b>Note 295:</b><a href="#footnotetag295"> (retour)</a> <i>Épistre de la Royne de Navarre au Roy, etc</i>. (Id.)</blockquote> + +<p>Il se trouva une occasion où cette douce créature +ne sut point pardonner: son frère était l'offensé. +Qu'il est bien plus facile, en effet, de pardonner +à nos ennemis personnels qu'aux ennemis +de ceux qui nous sont chers!</p> + +<p>Et c'était cette même femme qui se jetait aux +pieds de son frère pour lui demander la grâce +d'hommes qui l'avaient outragée!</p> + +<p>L'influence de Marguerite sur le roi fut toujours +une influence de paix et de douceur. Alors que, +venu à La Rochelle pour dompter une révolte, +le souverain ne sait que donner aux rebelles un +coeur de père et pleurer avec eux, qui donc a mis +dans son coeur cette tendresse miséricordieuse? +Sa soeur, sa soeur qui lui écrit combien elle est +heureuse de sa magnanimité. Alors qu'il fait grâce +à des protestants que les supplices attendaient, +c'est encore Marguerite qui a intercédé pour eux. +Elle-même abrite les proscrits dans son royaume +de Navarre et dans son duché d'Alençon. Malheureusement +elle ne se borna pas à cette intervention +généreuse, et si son amour fraternel l'empêcha +d'embrasser ouvertement le luthéranisme, nous +avons déjà remarqué qu'elle adopta à une époque +de sa vie les erreurs de ceux qu'elle défendait. +Elle y était entraînée par son libre esprit, avide +de nouveautés, et par l'attrait qui la poussait vers +la théologie. J'ai remarqué plus haut que cette +dernière passion fut un péril non seulement pour +sa foi, mais pour son talent d'écrivain. Cette influence +gâta souvent sa poésie, et dans sa correspondance +avec Briçonnet, fit tomber dans le galimatias +sa prose d'ordinaire si précise, si claire. +Ses poésies mystiques, surtout <i>le Miroir de l'âme +pécheresse</i>, sont d'une lecture assez fatigante. Toutefois, +malgré la monotonie de la pensée et le style +alambiqué de certains passages, on y sent palpiter +le tendre coeur de Marguerite, avec son humilité +chrétienne, son amour pour le Christ, sa confiance +dans la miséricorde du bon Pasteur. On reconnaît +aussi dans ces pages un esprit nourri de la Bible, +et l'on y découvre par moments une heureuse inspiration +des Livres saints. La grandeur infinie de +Dieu, la misère de l'homme y sont quelquefois dépeintes +en traits saisissants. Dans le poème intitulé: +<i>Discord estant en l'homme par la contrariété de +l'esprit et de la chair et paix par vie spirituelle</i>, Marguerite +développe cette admirable pensée:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Noble d'Esprit, et serf suis de nature.</p> + </div> </div> + +<p>Comme Racine le fera plus tard, elle s'inspire de +saint Paul pour représenter le combat de l'esprit +contre la chair.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Je ne fais pas le bien que je veux faire;</p> +<p>.........................................</p> +<p>Et qui pis est, plustost fais le contraire:</p> +<p>..........................................</p> +<p>Et de ce vient que bataille obstinée</p> +<p>Est dedens l'homme, et ne sera finée</p> +<p>Tant qu'il aura vie dessus la terre<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296"><sup>296</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" name="footnote296"></a><b>Note 296:</b><a href="#footnotetag296"> (retour) </a> <i>Les Marguerites de la Marguerite des princesses</i>, éd. citée.</blockquote> + +<p>Avec toute la supériorité de son incomparable +harmonie, Racine dira:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Mon Dieu, quelle guerre cruelle!</p> +<p>Je trouve deux hommes en moi:</p> +<p>L'un veut que plein d'amour pour toi</p> +<p>Mon cour te soit toujours fidèle:</p> +<p>L'autre à tes volontés rebelle</p> +<p>Me révolte contre ta loi<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297"><sup>297</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" name="footnote297"></a><b>Note 297:</b><a href="#footnotetag297"> (retour) </a> «Madame, voilà deux hommes que je connais bien,» dit +Louis XIV en se tournant vers Mme de Maintenon, lorsque les +jeunes personnes de Saint-Cyr chantèrent devant le roi, ce cantique +qui avait été composé pour elles. Louis Racine, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Les <i>Comédies</i> religieuses de Marguerite, intitulées: +<i>la Nativité de Jésus-Christ, l'Adoration des +Trois Roys, les Innocents, le Désert</i>, sont en quelque +sorte les quatre actes d'un même drame sacré. On +y sent une fraîcheur d'inspiration qui rappelle les +vieux Noëls. Le culte que Marguerite y professe +pour la sainte Vierge, contraste avec les idées +luthériennes que nous retrouvons jusque dans +cette partie de ses oeuvres.</p> + +<p>Un critique a dit de Marguerite qu'elle avait +dans ses poèmes le <i>mouvement</i> et le <i>cri</i>.<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298"><sup>298</sup></a> Ce mouvement, +ce cri, nous les surprenons plus d'une +fois dans les scènes que Marguerite fait passer sous +nos yeux. La <i>Nativité</i> est remplie de pittoresque +animation, de grandeur religieuse et de simplicité +pastorale. Joseph et Marie cherchant un abri à +Bethléem, le refus des hôteliers, l'étable sur laquelle +veillent Dieu et les anges, la prière de la +sainte Vierge, son ineffable émotion en mettant +au monde le Verbe fait chair; puis le colloque des +bergers, le <i>Gloria in excelsis</i> que chantent les esprits +célestes et auquel répond le Noël des pasteurs, +les naïves offrandes que ceux-ci portent à +l'Enfant-Dieu, les combats que Satan livre à leur +pauvreté et dont triomphe leur foi, tout cela nous +charme, nous émeut, et nous ne pouvons que regretter +que l'inspiration du poète ne se soutienne +pas jusqu'à la fin de ce délicieux Noël.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" name="footnote298"></a><b>Note 298:</b><a href="#footnotetag298"> (retour) </a> Frank, <i>ouvrage cité</i>, introduction.</blockquote> + +<p>Je remarque dans <i>l'Adoration des Trois Roys</i> la +majesté d'un début où la reine de Navarre imite +heureusement Job et le Psalmiste.</p> + +<p>L'oeuvre dramatique des <i>Innocents</i> contient aussi +des beautés de détails. Quelle confiance religieuse +dans ces paroles de la sainte Vierge fuyant vers +l'Égypte avec le divin Enfant:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Dieu est ma force et mon courage,</p> +<p>Parquoy en luy me sents sy forte</p> +<p>Que sans travail en ce voyage</p> +<p>Porteray celuy qui me porte.</p> + </div> </div> + +<p>Dans ce poème, Marguerite a noblement fait interpréter +par une des femmes d'Israël la fierté de +la mère qui est l'ouvrière du «grand facteur» +pour produire l'homme créé à l'image de Dieu:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Il n'est ennuy que la femme n'oublie</p> +<p>Quand elle voit que le hault Createur</p> +<p>De tel honneur l'a ainsi anoblie,</p> +<p>Que l'ouvrouer elle est du grand facteur,</p> +<p>Dedens lequel luy de tout bien aucteur</p> +<p>Forme l'enfant à sa similitude.</p> + </div> </div> + +<p>C'est au moment où les pieuses femmes exaltent +leur maternité que leurs enfants sont massacrés +dans leurs bras. Marguerite a bien rendu leur déchirante +douleur. C'est encore par une heureuse +idée qu'elle nous montre l'enfant d'Hérode tué +avec les nouveau-nés: Hérode l'apprend alors +qu'il croit triompher du nouveau roi qu'il redoutait, +et sa douleur paternelle vengerait le désespoir +des pauvres mères, si l'ambition satisfaite ne +domptait son chagrin. Marguerite fait ensuite entendre +les plaintes de Rachel. Mais que ces plaintes +sont froides! Pourquoi tant de théologie? Ah! que +j'aime bien mieux la sublime concision de l'Évangile: +«C'est Rachel pleurant ses enfants et ne +voulant pas être consolée parce qu'ils ne sont +plus.»</p> + +<p>Marguerite est mieux inspirée lorsqu'elle fait +retentir au paradis le choeur des <i>Innocents</i>, et lorsque +dans le <i>Désert</i>, des vers remplis de fraîcheur +et de grâce évoquent le groupe de la sainte Vierge +servie par les anges.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Reçoy ces fleurs, ô blanche fleur de lis<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299"><sup>299</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" name="footnote299"></a><b>Note 299:</b><a href="#footnotetag299"> (retour) </a> <i>Comédie du desert</i>. (<i>Les Marguerites, etc</i>., éd. citée.)</blockquote> + +<p>La reine de Navarre est bien catholique dans +ces hommages rendus à la Mère de Dieu. Elle l'est +aussi à cette heure de suprême angoisse où, prosternée +dans l'église de Bourg-la-Reine, elle implore +du Seigneur la guérison de sa fille mourante +et qu'elle entend une voix intérieure qui lui dit +que son enfant est sauvée. Elle est catholique +lorsqu'elle honore les reliques des saints, lorsqu'elle +protège les filles de sainte Claire, lorsqu'elle +fonde le monastère de Tusson où elle passe +des retraites et où elle exerce même au choeur les +fonctions d'abbesse<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300"><sup>300</sup></a>. Elle est catholique enfin lorsqu'elle +reconnaît l'efficacité de la prière pour les +morts. Suivons la reine de Navarre quand, sur le +déclin de sa vie, et conduisant dans l'église de +Pau le jeune capitaine de Bourdeille, elle l'arrête +sur une pierre tombale et, lui prenant la main, +lui adresse ces expressives paroles: «Mon cousin, +ne sentez-vous point rien mouvoir sous vous et +sous vos pieds?»—«Non, madame.»—«Mais +songez-y bien, mon cousin.»—Madame, j'y ai +bien songé, mais je ne sens rien mouvoir; car +je marche sur une pierre bien ferme.» Mais la +reine reprit: «Or, je vous advise que vous estes +sur la tombe et le corps de la pauvre Mlle de La +Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous +avez tant aimée; et puis que des âmes ont du sentiment +après nostre mort, il ne faut pas douter +que cette honneste créature, morte de frais, ne se +soit esmue aussi-tost que vous avez esté sur elle; +et si vous ne l'avez senti à cause de l'espaisseur +de la tombe, ne faut douter qu'en soy ne se soit +esmue et ressentie; et d'autant que c'est un pieux +office d'avoir souvenance des trespassés, et mesme +de ceux que l'on a aimez, je vous prie lui donner +un <i>Pater noster</i> et un, <i>Ave Maria</i>, et un <i>De profundis</i>, +et l'arrousez d'eau bénite...<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301"><sup>301</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" name="footnote300"></a><b>Note 300:</b><a href="#footnotetag300"> (retour) </a> Comte de la Ferrière-Percy, <i>Marguerite d'Angoulême.—Son +livre de dépenses</i>; Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>; Frank, +notice citée.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" name="footnote301"></a><b>Note 301:</b><a href="#footnotetag301"> (retour) </a> Brantôme, <i>Second livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Demander pour une morte les prières de l'homme +qui l'avait aimée et oubliée, c'était là une de ces +pensées délicates qui ne pouvaient naître que d'un +coeur de femme. Mais ne nous y arrêtons pas; remarquons +seulement que la femme qui réclamait +pour une trépassée le secours de la prière n'était +plus une disciple de Luther, et qu'elle ne ressemblait +pas non plus à cette philosophe que +Brantôme nous montre ailleurs, doutant de la vie +éternelle, se tenant auprès d'une mourante pour +chercher avoir s'exhaler le souffle immortel. Je +ne nie pas que Marguerite n'ait eu quelques fugitifs +éclairs de scepticisme. Nous en retrouvons +un à la fin d'un de ses rares poèmes qui aient l'allure +légère de ses contes: Trop, Prou, Peu, Moins. +Mais ce n'étaient là que les écarts d'une imagination +à reflets multiples qui n'avait pas reçu en vain +l'influence d'un siècle où l'esprit «merveilleusement +ondoyant et divers» s'habituait à cette +question: «Que sçay-je?» Néanmoins, sous une +forme agitée, mobile, l'âme de Marguerite était naturellement +croyante, et Brantôme nous dit que la +reine de Navarre réprimait ses doutes par l'humble +acte de foi qui la soumettait à Dieu et à l'Église. +A la mort de son frère, nous verrons que les espérances +de la vie éternelle furent son unique soutien, +et que la foi de sa jeunesse était devenue la +consolation de ses dernières années. Mais alors +même qu'elle fut catholique de coeur, elle continua +d'implorer la grâce des persécutés. C'était le même +sentiment de charité évangélique qui lui avait fait +prendre en Navarre le titre et l'office de ministre +des pauvres, et qui lui avait fait fonder ou encourager +des établissements de bienfaisance. Elle +crée à Paris l'hôpital des Enfants-rouges pour +les orphelins; elle fonde à Essai, dans l'ancien +château de plaisance des ducs d'Alençon, une maison +de filles pénitentes; elle dote les hôpitaux +d'Alençon et de Mortagne.</p> + +<p>Toute sa vie elle mérita l'éloge funèbre que devait +faire d'elle Charles de Sainte-Marthe: «Marguerite +de Valois, soeur unique du roy François, +estoit le soutien et appuy des bonnes lettres, et +la défense, refuge et réconfort des personnes désolées<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302"><sup>302</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" name="footnote302"></a><b>Note 302:</b><a href="#footnotetag302"> (retour) </a> Génin, Frank, notices citées.</blockquote> + +<p>Ce fut par cette double influence que sa tendresse +donna à François Ier tout ce qu'il eut de +bon en lui. Il dut particulièrement à cette influence +son surnom de <i>Père des lettres</i>.</p> + +<p>Bien que Marguerite prétendît lui être redevable +de tout, hors d'amour, le roi ne mérita pas toujours +cette reconnaissance. Il immola à la politique +l'amour maternel de Marguerite pour Jeanne +d'Albret, et fit élever loin d'elle cette fille, unique +enfant qui lui restât.</p> + +<p>Mais dans les dernières années de François Ier, +quand tout se décolora autour de lui, il sentit plus +que jamais le prix de cette affection qui ne s'était +jamais démentie. Malade de corps, désenchanté de +la vie, il appela à lui, comme autrefois dans sa +captivité, sa soeur, sa meilleure amie. Il se reprit +à l'existence en retrouvant l'âme de sa vie. De +nouveau, le frère et la soeur s'unirent dans le culte +de l'art. Ils recommencèrent les douces causeries +d'autrefois. Ce fut pendant sa convalescence qu'au +château de Chambord, le roi, appuyé sur le bras +de Marguerite, et entendant sa soeur exalter le +mérite des femmes, écrivit sur la vitre avec le +diamant de sa bague:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Souvent femme varie,</p> +<p>Mal habil qui s'y fie!</p> + </div> </div> + +<p>C'était l'amant de la duchesse d'Étampes qui +jugeait ainsi de la femme, ce n'était pas le frère +de Marguerite. Les folles amours sont passagères; +la tendresse fraternelle demeure.</p> + +<p>Marguerite était revenue en Navarre. Elle était +dans son monastère de Tusson, quand, une nuit, +le roi lui apparut en rêve. Il était pâle, il l'appelait: +«Ma soeur, ma soeur!» La reine, saisie d'un +douloureux pressentiment, envoie à Paris courrier +sur courrier. Elle redisait alors, non plus dans la +forme poétique qu'elle avait employée sur la route +de Madrid, mais dans une prose que sa trivialité +ne rendait que plus touchante: «Quiconque viendra +à ma porte m'annoncer la guérison du roy +mon frère, tel courrier, fust-il las, harassé, fangeux +et mal propre, je l'iray baiser et accoller, +comme le plus propre prince et gentilhomme de +France; et quand il auroit faute de lict, et n'en +pourroit trouver pour se délasser, je lui donnerois +le mien, et coucherois plustost sur la dure, pour +telles bonnes nouvelles qu'il m'apporteroit<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303"><sup>303</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" name="footnote303"></a><b>Note 303:</b><a href="#footnotetag303"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Mais le messager de joie ne devait pas venir. +François Ier était mort. On le cachait à Marguerite: +un mot d'une folle le lui apprit. Elle tomba +à genoux; elle accepta le sacrifice..., mais elle +devait en mourir.</p> + +<p>Dès lors plus de joyeux devis: l'<i>Heptaméron</i> +demeure inachevé. Marguerite ne sait plus que +faire sangloter sa douleur dans ce rythme poétique +qu'elle a si souvent employé autrefois. Partout +ici-bas elle voit tristesses, douleurs. Son mari +qui sentira après sa mort combien elle lui était +chère et de bon conseil, son mari ne la rend pas +heureuse. Sa fille, élevée hors de sa garde, n'a +pour elle que de l'indifférence. Elle est seule.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Je n'ay plus ny Pere, ny Mere,</p> +<p>Ny Seur, ny Frere,</p> +<p>Sinon Dieu seul auquel j'espere<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304"><sup>304</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" name="footnote304"></a><b>Note 304:</b><a href="#footnotetag304"> (retour) </a> <i>Chansons spirituelles</i>. (<i>Les Marguerites, etc.</i>, éd. citée.)</blockquote> + +<p>De la terre, elle n'a plus que des souvenirs. +Amère consolation, comme Ta si bien dit le poète +dont Marguerite répète le gémissement:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Douleur n'y a qu'au temps de la misère</p> +<p>Se recorder de l'heureux et prospere,</p> +<p>Comme autrefoys en Dante j'ay trouvé,</p> +<p>Mais le sçay mieulx pour avoir esprouvé</p> +<p>Félicité et infortune austere<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305"><sup>305</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" name="footnote305"></a><b>Note 305:</b><a href="#footnotetag305"> (retour) </a> Comte de la Ferrière-Percy, Frank, notices citées.</blockquote> + +<p>Chrétienne alors dans toute l'acception du mot, +Marguerite s'appuie sur la croix:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Je cherche aultant la croix et la desire</p> +<p>Comme aultrefoys je l'ay voulu fuir.</p> + </div><div class="stanza"> + </div><div class="stanza"> +<p>Adieu, m'amye,</p> +<p>Car je m'en vois</p> +<p>Cercher la vie</p> +<p>Dedens la croix<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306"><sup>306</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" name="footnote306"></a><b>Note 306:</b><a href="#footnotetag306"> (retour) </a> <i>Chansons spirituelles</i>. (<i>Les Marguerites</i>, éd. citée.</blockquote> + +<p>Cette reine, qui n'a plus qu'un amour, Dieu, +qu'un appui, la croix, n'a plus qu'une espérance: +la mort qui la réunira à son frère. Cette mort, +elle l'attend, elle l'appelle. Elle aspire à goûter +«l'odeur de mort.» Elle avait peur de la mort +autrefois. Mais la mort est</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>.........la porte et chemin seur</p> +<p>Par où il fault au créateur voler<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307"><sup>307</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" name="footnote307"></a><b>Note 307:</b><a href="#footnotetag307"> (retour) </a> Rondeau. <i>Chansons spirituelles</i>. (<i>La Marguerite, etc.</i>)</blockquote> + +<p>Détachée de tout ici-bas, Marguerite aspire au +seul lien qui ne se rompe jamais: l'union de +l'âme avec Notre-Seigneur. Elle attend les noces +éternelles.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Seigneur, quand viendra le jour</p> +<p>Tant désiré,</p> +<p>Que je seray par amour</p> +<p>A vous tiré.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Ce jour des nopces</p> +<p>Seigneur,</p> +<p>Me tarde tant,</p> +<p>Que de nul bien ny honneur</p> +<p>Ne suis content;</p> +<p>Du monde ne puys avoir</p> +<p>Plaisir ny bien:</p> +<p>Si je ne vous y puys voir,</p> +<p>Las! je n'ay rien!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Essuyez des tristes yeux</p> +<p>Le long gémir,</p> +<p>Et me donnez pour le mieux</p> +<p>Un doux dormir<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308"><sup>308</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" name="footnote308"></a><b>Note 308:</b><a href="#footnotetag308"> (retour) </a> <i>Chansons spirituelles</i>. (<i>Id.</i>)</blockquote> + +<p>Deux ans après la mort de son frère, le jour +des noces éternelles arriva pour Marguerite. Elle +eu eut quelque effroi, mais elle se résolut au suprême +sacrifice.</p> + +<p>Ainsi disparut de la terre la <i>Perle des Valois</i>. +Vivante, les écrivains, qui l'appelaient leur Mécène, +l'avaient entourée de leurs hommages, et se plaisaient +à lui dédier leurs oeuvres<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309"><sup>309</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" name="footnote309"></a><b>Note 309:</b><a href="#footnotetag309"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames.</i></blockquote> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Esprit abstraict, ravy et estatic,</p> + </div> </div> + +<p>dit Rabelais en dédiant à cet esprit le troisième +livre de <i>Pantagruel</i>.</p> + +<p>Mais l'éloge de Marot dut plus sourire à la protectrice +du poète:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Corps féminin, coeur d'homme et teste d'ange.</p> + </div> </div> + +<p>Érasme qui envoie à Marguerite des épîtres +latines, loue en elle «prudence digne d'un philosophe, +chasteté, modération, piété, force d'âme invincible, +et un merveilleux mépris de toutes les +vanités du monde.»</p> + +<p>Etienne Dolet s'adresse à Marguerite comme à +«la seule Minerve de France.»</p> + +<p>«Tu seras, lui dit-il, recommandée à la postérité +par les louanges de cette troupe illustre des +fils de Minerve, qui se sont abrités sous ta protection +au loin répandue.»</p> + +<p>A la mort de Marguerite, l'un des plus intéressants +hommages qui furent rendus à sa mémoire, +arriva d'Angleterre. Trois jeunes Anglaises, trois +filles des Seymour, écrivirent cent distiques latins +en l'honneur de la reine de Navarre<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310"><sup>310</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" name="footnote310"></a><b>Note 310:</b><a href="#footnotetag310"> (retour) </a> Génin, notice citée. M. Génin a traduit aussi dans la correspondance +de Marguerite les lettres d'Érasme et l'ode de Dolet.</blockquote> + +<p>Mais de toutes les voix poétiques qui chantèrent +l'illustre morte, nulle ne fut mieux inspirée que +celle de Ronsard. Pour célébrer cette exquise créature +au simple et gracieux parler, le poète oublia la +boursoufflure ordinaire de son style, et devint naturel +et touchant comme avait su l'être Marguerite.</p> + + +<p>Ronsard ne veut pas qu'on lui élève un fastueux +tombeau, et, dans des accents d'une ravissante +fraîcheur, il en indique un autre:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>L'airain, le marbre et le cuyvre</p> +<p>Font tant seulement revivre</p> +<p>Ceulx qui meurent sans renom:</p> +<p>Et desquelz la sepulture</p> +<p>Presse sous mesme closture</p> +<p>Le corps, la vie et le nom.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mais toi dont la renommée</p> +<p>Porte d'une aile animée</p> +<p>Par le monde tes valeurs,</p> +<p>Mieux que ces pointes superbes</p> +<p>Te plaisent les douces herbes,</p> +<p>Les fontaines et les fleurs.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Vous, pasteurs que la Garonne</p> +<p>D'un demi tour environne</p> +<p>Au milieu de vos prez vers,</p> +<p>Faictes sa tumbe nouvelle,</p> +<p>Et gravez l'herbe suz elle</p> +<p>Du long cercle de ces vers:</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Icy la Royne sommeille</p> +<p>Des Roynes la nonpareille</p> +<p>Qui si doucement chanta,</p> +<p>C'est la Royne Marguerite,</p> +<p>La plus belle fleur d'eslite</p> +<p>Qu'oncque l'Aurore enfanta.</p> + </div> </div> + +<p>Je me suis attardée à la suite de Marguerite. J'ai +subi l'attraction que la séduisante princesse exerce +depuis trois siècles. On l'a dit avec raison: Marguerite +d'Angoulême, comme Marie Stuart, est +l'une de ces rares créatures qui ont le privilège de +l'éternelle jeunesse, et que, par delà les siècles, +nous aimons comme si nous les avions connues. +En m'étendant ainsi sur ce qui concerne la reine +de Navarre, je n'ai pas oublié non plus qu'en elle +s'est personnifié pour la première fois complètement +l'esprit français dans sa grâce, dans sa +finesse enjouée, dans sa délicate sensibilité, enfin +dans ses mélancolies<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311"><sup>311</sup></a>, ces mélancolies que l'on dit +modernes, mais qui datent du moyen âge et de +plus loin encore, et qui n'ont disparu pendant +deux siècles de notre littérature que sous l'influence +croissante de l'école classique. Pour une +femme, ce n'est pas un mince honneur que d'avoir +été le premier miroir où s'est réfléchi dans ses faces +multiples l'esprit d'une nation. C'est une gloire +que je ne pouvais manquer d'enregistrer à l'actif +de la femme française.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" name="footnote311"></a><b>Note 311:</b><a href="#footnotetag311"> (retour) </a> D. Nisard. <i>Histoire de la littérature française</i>; Imbert de +Saint-Amand, <i>les Femme de la cour des Valois</i>; Frank, notice +citée.</blockquote> + +<p>Pour les lettrés délicats, l'<i>Heptaméron</i> seul doit +être compté à Marguerite comme titre littéraire. +Si j'écrivais une histoire de la littérature française, +je ne pourrais que souscrire à ce jugement +des maîtres. Mais dans une étude consacrée à la +femme, on me permettra, au point de vue de la +beauté morale, d'élever au-dessus de ces contes +les oeuvres où Marguerite nous fait respirer, avec +le parfum de sa tendresse fraternelle, ce souffle de +spiritualisme qui ne se trouve que çà et là dans +l'<i>Heptaméron</i>.</p> + +<p>Les dons de l'esprit furent héréditaires dans +la race des Valois. L'impulsion féconde que les +femmes de cette maison donnèrent aux lettres +se propagea même à l'étranger, témoin une autre +Marguerite, nièce de la première, fille de François +Ier, sage et savante comme la Minerve dont le +nom lui fut aussi bien donné qu'à sa tante, et +qui, duchesse de Savoie, attira dans sa nouvelle +patrie les écrivains qu'elle avait encouragés en +France. En appelant à Turin les jurisconsultes +les plus éminents, elle donna à l'étude du droit +une direction lumineuse, et vraiment digne de +l'équitable princesse qui fut surnommée la <i>Mère +des peuples</i>.</p> + +<p>Une troisième Marguerite, la fille de Henri II, +moins pure que les deux autres, avait leurs brillantes +facultés intellectuelles. Comme Marguerite +d'Angoulême, elle fit des vers, et comme sa grand-tante +aussi, elle dut la célébrité à une oeuvre en +prose. Dans ses <i>Mémoires</i>, elle nous a laissé un +modèle exquis des productions de ce genre. Elle +ne s'y est pas seulement dépeinte avec cette naïveté, +cette ressemblance qui donnent aux autobiographies +du XVIe siècle un si puissant attrait +psychologique. Mais la langue française apparaît +déjà, dans cette oeuvre, non plus avec l'abondance +parfois excessive de cette époque, mais avec cette +précision, cette élégante sobriété qui s'unissent à +la grâce et au naturel dans la prose du XVIIe +siècle<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312"><sup>312</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" name="footnote312"></a><b>Note 312:</b><a href="#footnotetag312"> (retour) </a> Saint-Marc Girardin, <i>Des Mémoires au XVIe siècle</i>, à la suite +du <i>Tableau de la littérature française au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Ne quittons pas les femmes des Valois sans +nommer une princesse étrangère de naissance à +leur race, mais qui y fut alliée par le mariage et +qui occupa un moment le trône de France.</p> + +<p>Élevée dans notre pays, Marie Stuart était bien +réellement une princesse française. Ce fut à cette +patrie adoptive qu'elle dut la forte instruction qui +lui permettait jusqu'à la composition du discours +latin<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313"><sup>313</sup></a>. Ce fut la France qui lui donna la langue +qu'elle écrivait et parlait avec art. Elle maniait +la prose avec éloquence et mêlait ses chants lyriques +à ceux des poètes qu'elle aimait: Ronsard, +du Bellay. Elle chanta les regrets de son veuvage et +les douleurs plus poignantes de son exil. En vain +la critique discutera-t-elle l'origine de la plus célèbre +de ses poésies, c'est, toujours sur les lèvres +de la jeune et belle reine que la postérité aimera à +placer ces strophes si touchantes et demeurées si +populaires.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" name="footnote313"></a><b>Note 313:</b><a href="#footnotetag313"> (retour) </a> Voir plus haut, chapitre premier.</blockquote> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Adieu, plaisant pays de France,</p> +<p class="i6">O ma patrie</p> +<p class="i6">La plus chérie.</p> +<p>Qui as nourri ma jeune enfance!</p> +<p>Adieu, France, adieu mes beaux jours!</p> +<p>La nef qui disjoint nos amours</p> +<p>N'a si de moi que la moitié:</p> +<p>Une part te reste, elle est tienne;</p> +<p>Je la fie à ton amitié</p> +<p>Pour que de l'autre il te souvienne.</p> + </div> </div> + +<p>La France a répondu à ce voeu plein de larmes, +et, dans notre pays, Marie Stuart trouvera toujours +quelles qu'aient pu être ses fautes, des plaidoyers +qui vengeront sa mémoire, des yeux qui pleureront +ses malheurs.</p> + +<p>La maison de Bourbon qui allait monter sur le +trône avec Henri IV, comptait, elle aussi, des princesses +qui donnèrent l'exemple du labeur intellectuel. +Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, +qui vécut à la fin du XVe siècle et au commencement +du XVIe, ne regardait les lettres que comme +un apostolat qui lui permettait de mieux remplir +ses devoirs domestiques et d'étendre au delà du +foyer l'influence de la femme chrétienne. Avec +des ouvrages de piété, elle écrivit un traité intitulé: +<i>Instruction des jeunes filles</i>. Sans vouloir pénétrer +dans le domaine de la théologie, elle aimait les +saintes Écritures, et c'est dans la Bible qu'elle +puisait certainement la tendre sollicitude qu'elle +avait pour les âmes, et cette cordiale charité qui, +selon le témoignage de Jean Bouchet, la rendait +«consolative, confortative<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314"><sup>314</sup></a>»; cette charité qui +faisait d'une princesse de Bourbon, si imposante +par le grand air de sa race, la femme la plus douce +et la plus accessible.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" name="footnote314"></a><b>Note 314:</b><a href="#footnotetag314"> (retour) </a> Jean Bouchet, <i>le Panegyrie du chevallier sans reproche</i>, +ch. XX. Sur Mme de La Tremouille, voir le chapitre précédent.</blockquote> + +<p>Les lettres eurent aussi pour adeptes la femme +du premier Henri de Condé, et Jeanne d'Albret, +qui entra dans la maison de Bourbon par le mariage. +La fille de Marguerite d'Angoulême protégea +les savants, les poètes et correspondit avec +l'un de ceux-ci: Joachim du Bellay.</p> + +<p>Dans tous les rangs de la société, au XVIe siècle, +les femmes, redisons-le, partagent avec ardeur les +occupations qui passionnent les intelligences. +Mais, en général, elles fuient la publicité.</p> + +<p>Les Lyonnaises se distinguent par leurs talents; +mais c'est surtout à la Renaissance païenne qu'elles +appartiennent par leurs oeuvres. Elles chantent +l'amour à la manière des lyriques grecs dont la +langue est d'ailleurs familière à plus d'une, comme +il convenait dans cette Renaissance où la poésie +même était érudite. Chez la plus célèbre des muses +lyonnaises, Louise Labé, la belle Cordière, +poète et prosatrice, l'influence hellénique est visible, +bien qu'altérée par le mauvais goût italien. +On sent frémir dans ses poèmes quelque chose de +la verve passionnée que possédait Sappho, la poétesse +hellénique dont le surnom lui fut donné, à +elle comme à tant d'autres qui le méritaient +moins! Mais quel que soit le paganisme poétique +de la belle Cordière, l'ineffable tendresse que +l'Évangile a mise au coeur de la femme n'est pas +étouffée en elle, et donne parfois à sa lyre des accents +pleins de mélancolie.</p> + +<p>Si Louise Labé rappelle Sappho par son lyrisme, +son héroïque conduite au siège de Perpignan nous +fait souvenir d'une autre Grecque célèbre, Télésilla, +poétesse et guerrière.</p> + +<p>Comme les auteurs antiques, Louise Labé eut +l'honneur d'avoir son glossaire; elle l'eut même +de son vivant!</p> + +<p>Auprès de Louise Labé se rangent son amie +Clémence de Bourges, Pernette du Guillet, toutes +deux poètes et musiciennes comme l'avait été la +belle Cordière. Pernette du Guillet chante avec +l'amour la pure amitié. Ses oeuvres sont caractérisées +dans leur ensemble par une noble élévation +et un sentiment moral vraiment philosophique. Ne +séparons pas du groupe lyonnais la fougueuse +émancipatrice dont nous parlions plus haut<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315"><sup>315</sup></a>, +Marie de Romieu, la <i>Vivaraise</i>, qui se fit remarquer +par l'animation de sa poésie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" name="footnote315"></a><b>Note 315:</b><a href="#footnotetag315"> (retour) </a> Chapitre premier.</blockquote> + +<p>Clémence de Bourges, Pernette du Guillet, Marie +de Romieu unissaient la vertu au talent. Il en +fut ainsi chez une Toulousaine, GabrielLe de Coignard. +Mais à la différence des femmes poètes du +Midi, elle chercha, ailleurs que dans les lettres antiques, +la source de sa poésie: son inspiration fut +toute chrétienne. Gabrielle de Coignard prélude +déjà aux grands accents de la poésie religieuse +du XVIIe siècle. La direction que cette pieuse +mère éducatrice donna à son talent, la rapproche +de ces femmes du Nord et du Centre qui célèbrent +généralement dans leurs vers les affections +domestiques, les sentiments religieux, +et chez lesquelles la raison l'emporte sur la passion<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316"><sup>316</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" name="footnote316"></a><b>Note 316:</b><a href="#footnotetag316"> (retour) </a> Léon Feugère, <i>les Femmes poètes au XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Dans ce dernier groupe, qui va nous arrêter +quelque peu, les dames des Roches, Madeleine +Neveu et sa fille, Catherine de Fradonnet, chantent, +l'une l'amour maternel, l'autre l'amour filial; +elles s'inspirent et se dédient réciproquement leurs +oeuvres. Poète tour à tour énergique et gracieux, +Catherine écrivait mieux que sa mère, et cependant +elle n'avait d'autre but que de contribuer à +la gloire de cette mère adorée. Leur salon de Poitiers +était, comme on l'a nommé, <i>une académie de +vertu et de science</i>, qui devança l'hôtel de Rambouillet +et où l'on ne séparait pas de l'expression +du beau la pensée du bien. Étienne Pasquier fut +le commensal de cette maison et lui consacra un +poétique souvenir.</p> + +<p>La mère et la fille, la fille surtout, se firent remarquer +par leur érudition. Livrée avec ardeur à +l'étude du grec, Catherine traduit avec sa mère le +poète Claudien; et, seule, les <i>Vers dorés</i> de Pythagore. +Elle cherche même à imiter Pindare.</p> + +<p>Ainsi que sa mère, Catherine de Fradonnet défend +la cause de l'instruction des femmes. Et elle +avait quelque droit de le faire, cette noble fille qui, +tout entière au dévouement filial, joignait les occupations +du foyer aux labeurs de l'esprit. Elle +s'était plu à traduire l'admirable portrait de la +femme forte; et, de même qu'Erinne, la vierge +grecque, elle célébra la quenouille, la quenouille +qu'elle maniait comme la plume.</p> + +<p>Cette mère et cette fille qui s'aimaient si tendrement, +vécurent de la même vie, et, comme l'avait +prophétisé l'une d'elles, moururent de la même +mort.</p> + +<p>L'amour filial inspira une autre femme poète +que Catherine de Fradonnet. Camille de Morel +consacra son meilleur poème à la mémoire de son +père. Modeste et instruite, elle écrivit, ainsi que +ses deux soeurs, des vers français et latins. Toutes +trois héritières du talent poétique qui distinguait +leur père et leur mère, elles furent nommées <i>les +trois perles du</i> XVIe <i>siècle</i>.</p> + +<p>Avec leur mère Antoinette de Loynes, elles appartiennent +à la pléiade de femmes poètes que +Paris ne pouvait manquer d'avoir aussi bien que +Lyon et où se confondent grandes dames et bourgeoises.</p> + +<p>Je ne peux nommer toutes les femmes que leur +mérite littéraire fit remarquer soit à la ville, soit à +cette cour de France où brillèrent les plus célèbres, +Marguerite d'Angoulême et sa petite-nièce. Je citerai +cependant Anne de Lautier, «douée des +grâces de la vertu et du savoir;» Henriette de Nevers, +princesse de Clèves, à qui pouvait s'appliquer +le même éloge; la belle et spirituelle Mme de +Villeroi, qui traduisit les <i>Épîtres</i> d'Ovide; la mère +de l'avocat général Servin, Madeleine Deschamps, +qui versifiait en français, écrivait en latin et en +grec; la duchesse de Retz, dont j'ai mentionné plus +haut la célèbre harangue latine, et qui s'illustra +plus encore par son immense érudition que par +ses vers<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317"><sup>317</sup></a>; Nicole Estienne et Modeste Dupuis, +apologistes de leur sexe. La seconde prit pour +thème: <i>Le mérite des femmes</i>, sujet que devait immortaliser +un poète plus rapproché de nous.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" name="footnote317"></a><b>Note 317:</b><a href="#footnotetag317"> (retour) </a> Voir plus haut, chapitre premier.</blockquote> + +<p>Au groupe parisien appartient aussi Jacqueline +de Miremont, qui défendit dans ses vers la foi catholique +contre le protestantisme. En ces temps de +luttes religieuses, la poésie même devenait une +arme de combat que les femmes manièrent dans +diverses régions de la France. Anne de Marquets, +religieuse de Poissy, célébrée par Ronsard, compta +avec Jacqueline de Miremont parmi les champions +du catholicisme. Chez les protestants se distingua +Catherine de Parthenay, l'héroïne du siège de La +Rochelle, la savante grande dame qui avait entretenu +avec sa mère une correspondance latine, et +qui possédait assez bien le grec pour traduire un +discours d'Isocrate; mais les loisirs de l'étude ne +passèrent pour elle qu'après l'éducation de ses enfants. +Elle y réussit, et les filles qu'elle eut d'un +Rohan sont connues par l'héroïsme de leur conduite +et par la culture de leur esprit. L'une d'elle +lisait la Bible en hébreu<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318"><sup>318</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" name="footnote318"></a><b>Note 318:</b><a href="#footnotetag318"> (retour) </a> Voir plus haut, chapitre premier; L. Feugère, E. Bertin, <i>ouvrages cités</i>.</blockquote> + +<p>Mais, bien loin des controverses, dans la suave +atmosphère du sentiment religieux qu'appuie +une foi absolue, une plus douce influence était +réservée à notre sexe. C'est pour diriger l'âme élevée, +délicate, de la femme, que le plus aimable des +saints écrivit tant de lettres exquises, parmi lesquelles +celles qu'il adressa à Mme de Charmoisy +formèrent l'<i>Introduction à la vie dévote</i>. Dans cet admirable +traité, la plus haute spiritualité se mêle +au sens pratique de la vie, ou plutôt c'est par cette +spiritualité même que saint François de Sales +donne, pour toutes les conditions de la vie, une +règle de conduite plus que jamais nécessaire au +milieu du chaos moral qu'avait produit le XVIe siècle<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319"><sup>319</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" name="footnote319"></a><b>Note 319:</b><a href="#footnotetag319"> (retour) </a> D. Nisard, <i>Histoire de la Littérature française</i>.</blockquote> + +<p>Nous avons déjà indiqué le profit que les femmes +pouvaient tirer de ces fortes et douces leçons +qui leur apprenaient que la piété des gens +mariés ne doit pas être la piété monacale des religieux, +et que c'est une fausse dévotion que celle +qui nous fait manquer aux devoirs de notre état. +Divers sont les sentiers qui mènent à la vie éternelle; +mais sur chacun d'eux, saint François de +Sales fait luire le divin rayon qui, en illuminant +au-dessus de nos têtes un vaste pan du ciel, éclaire +notre route sur la terre et nous permet même de +cueillir les fleurs que la bonté de Dieu a semées +jusqu'au milieu des rochers. Ce rayon conducteur, +c'est l'amour, l'amour qui cherche Dieu dans son +essence adorable et dans les âmes qu'il a créées. +C'est ainsi, avec l'amour de Dieu, l'amour de la +famille; c'est l'amitié, c'est la charité. Saint +François de Sales consacra un traité à l'<i>Amour de +Dieu</i>; et pour publier cette oeuvre, que de pressants +appels il reçut de l'âme sainte qui, avant de +se confondre au ciel avec la sienne, s'y était unie +ici-bas dans le grand et religieux sentiment qui +était le sujet de ce pieux ouvrage! On a nommé +sainte Chantal, sainte Chantal à qui l'évêque de +Genève adressa ses plus touchantes lettres. Saint +François de Sales trouva ainsi dans les femmes +qu'il dirigeait, l'inspiration ou l'encouragement de +ces oeuvres dont la haute et salutaire doctrine +emprunte à la nature les plus ravissantes images, +à la langue du XVIe siècle les tours les plus naïfs +et les plus gracieux, pour faire pénétrer dans les +âmes ses enseignements<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320"><sup>320</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" name="footnote320"></a><b>Note 320:</b><a href="#footnotetag320"> (retour) </a> Voir les <i>Lettres</i> de saint François de Sales.</blockquote> + +<p>Dans cet ordre de la Visitation que saint François +de Sales avait fondé avec Mme de Chantal; +dans la maison mère d'Annecy, la Mère de Chaugy +devait écrire, sur la sainte fondatrice, des mémoires<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321"><sup>321</sup></a> +qui appartiennent par leur date et par leur +style au xviie siècle, mais qui ont gardé du siècle +précédent la grâce vivante que saint François avait +transmise à ses filles spirituelles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" name="footnote321"></a><b>Note 321:</b><a href="#footnotetag321"> (retour) </a> Mère de Chaugy, <i>Mémoires cités</i>.</blockquote> + +<p>Parmi les femmes qui furent en correspondance +avec saint François de Sales, se trouvait Mlle de +Gournay, l'émancipatrice qui, plus haut, nous a +fait sourire; Mlle de Gournay, la savante «fille +d'alliance» de Montaigne, et dont la studieuse +jeunesse fut le rayon qui éclaira les derniers jours +du philosophe. «Je ne regarde plus qu'elle au +monde,» dit celui-ci avec un attendrissement bien +rare sous sa plume. «Si l'adolescence peult donner +presage, cette ame sera quelque jour capable des +plus belles choses, et entre aultres, de la perfection +de cette très saincte amitié, où nous ne lisons +point que son sexe ayt peu monter encores<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322"><sup>322</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" name="footnote322"></a><b>Note 322:</b><a href="#footnotetag322"> (retour) </a> Montaigne, <i>Essais</i>, II, xvii.</blockquote> + +<p>Mlle de Gournay vengea son sexe en gardant à +Montaigne, au delà du tombeau, le plus tendre +dévouement. Après la mort de son vieil ami, elle +ne se contenta pas d'aller le pleurer avec sa femme +et sa fille, et de braver pour cela les fatigues et les +dangers d'un long voyage accompli en pleine guerre +civile. Elle prépara avec des soins infinis une nouvelle +édition des oeuvres de son maître, édition +qu'elle devait faire réimprimer quarante ans après. +Cette jeune fille qui, élevée par une mère ignorante +dont l'unique souci était de la confiner dans +les soins du ménage, avait appris sans maître, +sans grammaire, la langue latine, en comparant +des versions à des textes, et qui avait aussi étudié +les éléments du grec; cette jeune fille se servit +d'abord de son instruction si péniblement acquise +pour traduire tous les passages grecs, latins, italiens, +que Montaigne avait cités; elle en indiqua +la provenance, soin que n'avait pas pris l'auteur. +Enfin, elle se dévoua à la gloire de son ami, avec +cette puissance d'affection qu'il lui avait naguère +reconnue et qui était pour elle un besoin. Ne disait-elle +pas elle-même que l'amitié est surtout +nécessaire aux esprits supérieurs?</p> + +<p>La chaleur de son âme se répandait sur tous ses +travaux. Elle y joignait un profond sentiment moral, +et cherchait bien moins dans les oeuvres littéraires +la perfection du style que le fond même des +idées. Aussi ses auteurs préférés étaient-ils les +philosophes, les moralistes, parmi lesquels cependant, +par un bizarre contraste, elle avait voué une +si tendre admiration à l'illustre écrivain dont le +doute universel était en complet désaccord avec +les fermes principes de sa «fille d'alliance.»</p> + +<p>Les sentiments élevés et profonds de Mlle de +Gournay se révèlent dans tous ses écrits, et pour +elle, comme pour Mme de la Tremouille, les lettres +n'étaient qu'un apostolat. Française, elle chanta +dignement Jeanne d'Arc. Catholique de coeur et +d'action, elle flétrit la fausse dévotion. Femme +destinée à vieillir et à mourir sans avoir reçu les +titres d'épouse et de mère, elle comprit l'amour +maternel. C'est elle qui a dit: «L'extrême douleur +et l'extrême joie du monde consistent à être +mère.»</p> + +<p>L'étude, on le voit, n'avait pas desséché son +coeur. Comme la tendresse, l'enthousiasme lui +était naturel. Elle s'éleva avec force contre les critiques +qui ne savaient que dénigrer et jamais admirer. +Par malheur son style ne fut que rarement +à la hauteur de ses pensées: il est souvent alambiqué.</p> + +<p>Mlle de Gournay avait vécu dans un temps qui +fut pour la langue une époque de transition. La +«fille d'alliance» de Montaigne ne marcha pas +avec ce XVIIe siècle pendant lequel s'écoula la +plus grande partie de sa vie<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323"><sup>323</sup></a>. Elle garda les +traditions du siècle précédent. Contraire à la réforme +qu'opérait Vaugelas, elle eut le tort de ne +pas comprendre que l'épuration de la langue était +nécessaire; mais, en combattant pour le maintien +de toutes les anciennes formes du langage, elle +eut du moins le mérite de protéger et de sauver +bien des mots que l'exagération habituelle aux +novateurs voulait supprimer, et qui sont demeurés +dans notre langue. Il est à regretter que Mlle de +Gournay n'ait pas réussi à en conserver davantage. +M. Sainte-Beuve a justement remarqué que +l'école romantique de 1830 se servit d'arguments +analogues à ceux de Mlle de Gournay, pour que la +langue ne perdît aucune des richesses qu'elle avait +acquises.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" name="footnote323"></a><b>Note 323:</b><a href="#footnotetag323"> (retour) </a> Née en 1565, elle mourut en 1645. Pour tout ce qui concerne +Mlle de Gournay, cf. l'étude que lui a consacrée M. Feugère, à la +suite de son ouvrage: <i>Les Femmes poètes du XVIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Les femmes du XVIe siècle avaient contribué à +enrichir la langue et aussi à l'épurer. Après +M. Nisard, je rappelais plus haut que l'<i>Heptaméron</i> +était le premier ouvrage français que l'on pût lire +sans l'aide d'un vocabulaire. Il était naturel que +ce fût l'oeuvre d'une femme qui offrît pour la première +fois cette langue déjà moderne, et qu'une +autre femme, la troisième Marguerite, devait +manier avec l'élégante brièveté qui annonce le +XVIIe siècle: Vaugelas n'a point constaté en vain +l'heureuse influence de la femme sur la formation +de notre idiome. Cette influence s'était déjà produite +au moyen âge.</p> + +<p>Charles IX avait semblé reconnaître cette dette +de la langue française, alors que, fondant une +espèce d'Académie qui s'occupait de littérature +aussi bien que de musique, il y admettait les +femmes.</p> + +<p>Mlle de Gournay avait une précieuse ressource +pour défendre ses vues grammaticales: l'Académie +française, dit-on, l'Académie, alors naissante, +se réunissait quelquefois chez elle; et il semble +que, dans les séances de la docte compagnie, +l'opinion de Mlle de Gournay n'était pas dédaignée<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324"><sup>324</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" name="footnote324"></a><b>Note 324:</b><a href="#footnotetag324"> (retour) </a> Duc de Noailles, <i>Histoire de Mme de Maintenon</i>.</blockquote> + +<p>On croit que cette femme distinguée parut dans +le salon célèbre qui eut, lui aussi, une action sur +la langue française: la <i>chambre bleue</i> de la marquise +de Rambouillet.</p> + +<p>Dans les conversations que nous offrent les +<i>Contes de la Reine de Navarre</i>, nous avons pu voir, +avec la charmante vivacité de l'esprit français, une +galanterie qui manquait souvent de délicatesse. +Les libres propos n'effrayent pas trop les gaies +causeuses, et elles ne se bornent pas toujours à +les écouter. Les guerres civiles qui marquent tristement +la seconde moitié du XVIe siècle, et qui +firent de la France un vaste camp, ajoutèrent encore +à la vieille licence gauloise la grossièreté des +allures soldatesques. D'ailleurs, le dérèglement +du langage ne répondait que trop à celui des +moeurs. Aux heures de crise nationale, ceux qui +ont vécu longtemps en face de la mort suivent +deux tendances bien opposées: les uns se détachent +plus aisément des choses d'ici-bas pour reporter +vers le ciel leurs pensées attristées, et ne +s'occupent de la terre que pour soulager les malheurs +que la guerre a amenés. Nous verrons dans +le chapitre suivant que ces âmes furent nombreuses +au XVIIe siècle. Mais pour beaucoup d'autres, il +semble qu'une fois le péril passé, elles cèdent à +une réaction qui les précipite dans les terrestres +plaisirs: l'amour sensuel, qui déjà dominait sous +les Valois, régnait sous Henri IV.</p> + +<p>Ce n'était pas seulement le ton d'une galanterie +soldatesque qui prévalait alors, c'était aussi la +rudesse du langage ordinaire. Pour nous qui +avons vécu dans les temps où la guerre civile ou +la guerre étrangère menaçait jusqu'à nos foyers, +nous savons combien l'héroïsme des sentiments se +développe alors, mais combien aussi le langage +devient aisément dur et même trivial pour traduire +les impressions violentes que causent l'âpreté de +la lutte, l'imminence du péril, la lâcheté des uns, +la barbarie des autres. Toutes nos énergies sont +alors décuplées, mais nous perdons la grâce, la +délicatesse, la mesure du savoir-vivre.</p> + +<p>«La grandeur était en quelque sorte dans l'air +dès le commencement du XVIIe siècle,» dit M. Cousin. +«La politique du gouvernement était grande, +et de grands hommes naissaient en foule pour +l'accomplir dans les conseils et sur les champs de +bataille. Une sève puissante parcourait la société +française. Partout de grands desseins, dans les +arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la +philosophie. Descartes, Poussin et Corneille s'avançaient +vers leur gloire future, pleins de pensers +hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était +tourné à la grandeur. Tout était rude, même un peu +grossier, les esprits comme les coeurs. La force +abondait; la grâce était absente. Dans cette vigueur +excessive, on ignorait ce que c'était que le +bon goût. La politesse était nécessaire pour conduire +le siècle à la perfection. L'hôtel de Rambouillet +en tint particulièrement école.</p> + +<p>«Il s'ouvre vers 1620, et subsiste à peu près +jusqu'en 1648.... Le beau temps de l'illustre hôtel +est donc sous Richelieu et dans les premières années +de la régence. Pendant une trentaine d'années, +il a rendu d'incontestables services au goût +national<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325"><sup>325</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" name="footnote325"></a><b>Note 325:</b><a href="#footnotetag325"> (retour) </a> Cousin, <i>la Jeunesse de Mme de Longueville</i>.</blockquote> + +<p>Il était digne d'une femme de remplir une mission +qui avait à la fois pour but de spiritualiser +les moeurs et d'épurer le langage. C'est l'honneur +de la marquise de Rambouillet d'avoir entrepris +cette tâche et d'y avoir fait concourir tous les +avantages qu'elle possédait: la naissance, la fortune, +une imposante beauté, un esprit cultivé, un +caractère plein de noblesse. Elle fut admirablement +secondée dans son oeuvre par ses filles, surtout +par la plus célèbre de toutes, Julie d'Angennes, +plus tard Mme de Montausier.</p> + +<p>Alors dominaient en France deux influences +étrangères qui altéraient l'originalité, toujours +vivante cependant, de l'esprit national. Les reines +issues des Médicis «avaient introduit parmi nous +le goût de la littérature italienne. La reine Anne +apporta ou plutôt fortifia celui de la littérature espagnole. +L'hôtel de Rambouillet prétendit à les +unir<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326"><sup>326</sup></a>.» Fille d'une noble Romaine et d'un ambassadeur +de France à Rome, née dans la ville éternelle, +femme d'un grand seigneur français qui avait représenté +notre pays en Espagne, Mme de Rambouillet +devait naturellement se plaire à combiner +avec l'esprit français les deux éléments étrangers +qui lui étaient familiers.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" name="footnote326"></a><b>Note 326:</b><a href="#footnotetag326"> (retour) </a> Cousin, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>«Le genre espagnol, c'était, au début du +XVIIe siècle, la haute galanterie, langoureuse et +platonique, un héroïsme un peu romanesque, un +courage de paladin, un vif sentiment des beautés +de la nature qui faisait éclore les églogues et les +idylles en vers et en prose, la passion de la musique +et des sérénades aussi bien que des carrousels, +des conversations élégantes comme des divertissements +magnifiques. Le genre italien était +précisément le contraire de la grandeur, ou, si +l'on veut, de l'enflure espagnole, le bel esprit +poussé jusqu'au raffinement, la moquerie, et un +persiflage qui tendaient à tout rabaisser. Du mélange +de ces deux genres sortit l'alliance ardemment +poursuivie, rarement accomplie en une +mesure parfaite, du grand et du familier, du grave +et du plaisant, de l'enjoué et du sublime.</p> + +<p>«A l'hôtel de Rambouillet, le héros seul n'eût +pas suffi à plaire: il y fallait, aussi le galant +homme, l'honnête homme, comme on l'appela +déjà vers 1630, et comme on ne cessa pas de +l'appeler pendant tout le XVIIe siècle; l'honnête +homme, expression nouvelle et piquante, type +mystérieux qu'il est malaisé de définir, et dont le +sentiment se répandit avec une rapidité inconcevable. +L'honnête homme devait avoir des sentiments +élevés: il devait être brave, il devait être +galant, il devait être libéral, avoir de l'esprit et +de belles manières, mais tout cela sans aucune +ombre de pédanterie, d'une façon tout aisée et +familière. Tel est l'idéal que l'hôtel de Rambouillet +proposa à l'admiration publique et à +l'imitation des gens qui se piquaient d'être comme +il faut<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327"><sup>327</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" name="footnote327"></a><b>Note 327:</b><a href="#footnotetag327"> (retour) </a> Cousin, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Les femmes étaient reines à l'hôtel de Rambouillet; +on les y nommait les <i>illustres</i>, les <i>précieuses</i>, +nom qui alors n'avait rien que d'honorable. +Elles font revivre cet amour qu'avait exalté le +moyen âge, et qui n'avait jamais totalement disparu, +même à la cour des Valois: l'amour pur, +chevaleresque, l'amour inspirateur des grandes et +valeureuses actions. Mais, au lieu de le chercher +dans nos vieilles moeurs françaises, les précieuses +le prennent dans les livres espagnols, qui leur +offrent, avec l'héroïsme des beaux sentiments, +l'enflure du faux point d'honneur. Pour elles, la +plus grande gloire consiste à voir se consumer +dans les flammes d'un amour platonique le plus +grand nombre d'adorateurs, y eût-il même parmi +eux un prétendant noble et loyal qui n'aspirât +qu'à devenir un fidèle époux. Il ne tint pas à +Mlle de Rambouillet que l'honnête Montausier ne +subît ce triste sort, et si la belle Julie n'avait enfin +cédé aux instances de sa mère et de ses amies, il +n'eût pas suffi d'une attente de quatorze années +pour obtenir sa main.</p> + +<p>C'était la marquise de Sablé qui avait fait goûter +aux précieuses la fierté castillane. «Elle avoit +conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols +avaient apprise des Maures. Elle étoit +persuadée que les hommes pouvoient sans crime +avoir des sentiments tendres pour les femmes; +que le désir de leur plaire les portoit aux plus +grandes et aux plus belles actions, leur donnoit +de l'esprit et leur inspiroit de la libéralité, et toutes +sortes de vertus: mais que, d'un autre côté, les +femmes, qui étoient l'ornement du monde et +étoient faites pour être servies et adorées des hommes, +ne dévoient souffrir que leurs respects <a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328"><sup>328</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" name="footnote328"></a><b>Note 328:</b><a href="#footnotetag328"> (retour) </a> Mme de Motteville, <i>Mémoires</i>, 1611.</blockquote> + +<p>Situation périlleuse cependant que celle-là! Une +noble habituée de l'hôtel de Rambouillet, la duchesse +d'Aiguillon, s'en aperçut, elle qui, pour +terminer l'éducation de son neveu, le duc de +Richelieu, lui avait, suivant l'usage du temps, +inspiré une passion platonique pour une honnête +jeune femme, et avait ainsi préparé la mésalliance +qui la fit tant souffrir! Et ce n'était pas toujours +le mariage qui était le plus grand écueil de ces +passions d'origine idéale.</p> + +<p>Dans cet hôtel de Rambouillet, où grands seigneurs, +nobles dames, écrivains célèbres se rencontraient, +les rangs étaient confondus et l'esprit +seul était roi. Ne nous arrêtons pas à ces brillants +causeurs qui, sans en excepter Voiture, n'ont pu +transmettre à la postérité toutes ces pointes, toutes +ces spirituelles saillies dont le sens est aujourd'hui +perdu pour nous. Ne donnons même qu'une rapide +attention à Balzac, qui, bien oublié de nos +jours, eut cependant le mérite de mettre au service +de la morale son éloquence artificielle, et +dont les écrits présentent la forme définitive de la +langue française<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329"><sup>329</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" name="footnote329"></a><b>Note 329:</b><a href="#footnotetag329"> (retour) </a> D. Nisard, <i>Histoire de la littérature française</i>.</blockquote> + +<p>Parmi les esprits d'élite qui reçurent l'influence +de l'hôtel de Rambouillet, je ne fais que nommer +à présent deux femmes célèbres que nous retrouverons +tout à l'heure, Mme de Sévigné, Mme de la +Fayette. Mais ne nous retirons pas de la <i>chambre +bleue</i> sans y avoir salué trois hommes qui personnifient +dans des sphères différentes la véritable +grandeur: Corneille, Bossuet, et, entre eux, l'héroïque +vainqueur de Rocroy: Condé!</p> + +<p>Les tragédies de Corneille étaient lues à l'hôtel +de Rambouillet, et certes, c'était là, de la part du +poète, un hommage reconnaissant. Si son génie, +si la trempe romaine de son caractère n'appartenaient +qu'à lui, il respirait dans le salon de la +marquise l'atmosphère des sentiments héroïques; +il y apprenait la langue ferme et vigoureuse des +hommes d'État qui s'y groupaient; ajoutons qu'il +y prenait aussi le goût des pointes italiennes, des +rodomontades espagnoles, et parfois d'une fausse +exagération de l'honneur; mais, somme toute, la +grandeur dominait dans ce cercle d'élite, et lorsque +Corneille y parlait des sacrifices de la passion au +devoir, il avait devant lui des auditrices dignes de +le comprendre, et même de l'inspirer.</p> + +<p>L'influence de la marquise de Rambouillet s'étendit +jusque sur l'architecture et les arts décoratifs. +Jeune femme, elle avait dessiné elle-même le +plan de l'hôtel qu'elle se faisait construire rue +Saint-Thomas-du-Louvre. Elle y fit deux innovations +qui furent adoptées par l'architecture. Pour +augmenter l'étendue de ses salons, elle fit placer à +l'un des coins de l'hôtel l'escalier qui avait toujours +figuré au milieu des constructions de ce +genre; puis, à la façade postérieure donnant sur +le jardin, des fenêtres occupant toute la hauteur +du rez-de-chaussée, ajoutaient de vastes perspectives +de verdure aux salons où elles faisaient ruisseler +à flots l'air et la lumière. En vraie fille de +l'Italie, la jeune marquise avait aimé cette belle +lumière jusqu'au jour où une cruelle infirmité +l'obligea de se renfermer dans l'alcôve dont la +ruelle devint le rendez-vous des beaux esprits. La +célèbre chambre bleue de Mme de Rambouillet était +elle-même chose nouvelle. Jusqu'alors le rouge et +le tanné étaient les seules couleurs employées pour +décorer les appartements. La belle marquise fut +la première qui donna à sa chambre une tenture +de velours bleu ornée d'or et d'argent. Avec les +grands vases de cristal où s'épanouissaient les +gerbes de fleurs, avec les portraits des personnes +qu'aimait la marquise et les tablettes sur lesquelles +se rangeaient ses livres, on distinguait encore chez +elle des lampes d'une forme particulière qui ne +nous est pas connue<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330"><sup>330</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" name="footnote330"></a><b>Note 330:</b><a href="#footnotetag330"> (retour) </a> Mlle de Montpensier et Mlle de Scudéry, citées par M. Cousin, +<i>la Société française au XVIIe siècle</i>, d'après le Grand Cyrus.</blockquote> + +<p>Mais quittons l'hôtel de Rambouillet avant sa +décadence littéraire. Un jour vint où l'affectation +du bel esprit, défaut qui n'avait jamais été étranger +à la <i>chambre bleue</i>, domina dans le cercle +de la marquise, et surtout dans les salons qui +s'étaient formés sur ce modèle, salons où de fausses +précieuses, exagérant jusqu'au ridicule les +scrupules d'une fausse délicatesse, méritèrent la +satire de Molière<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331"><sup>331</sup></a>. Mais d'autres cercles échappèrent +à ce reproche. Dans sa résidence du Petit-Luxembourg +que peuplaient des statues antiques, +des tableaux de Léonard de Vinci, du Pérugin, de +Rubens, de Dürer, la duchesse d'Aiguillon groupait +avec Corneille, Saint-Evremond, Racan, et +les beaux esprits qu'elle rencontrait à l'hôtel de +Rambouillet, les grands artistes de l'école française, +le Poussin, «le peintre de l'idée,» Le Sueur, +«le peintre du sentiment,» surtout du sentiment +chrétien, austère et tendre à la fois; le Lorrain, +le paysagiste idéaliste, «le peintre de la lumière.» +La nièce de Richelieu avait défendu auprès de son +oncle l'auteur du Cid, et le grand poète l'en remercia +en lui dédiant ce chef-d'oeuvre<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332"><sup>332</sup></a>. Elle protégea +aussi Molière. La ferme raison de la duchesse +la prémunissait contre l'exagération de la +préciosité et ne permettait pas que les défauts de +l'hôtel de Rambouillet fussent contagieux dans +son salon<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333"><sup>333</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" name="footnote331"></a><b>Note 331:</b><a href="#footnotetag331"> (retour) </a> Cousin, <i>ouvrage cité</i>; M. l'abbé Fabre, <i>la Jeunesse de +Fléchier</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" name="footnote332"></a><b>Note 332:</b><a href="#footnotetag332"> (retour) </a> <i>Le Cid</i>. Épître dédicatoire. A Mme la duchesse d'Aiguillon</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" name="footnote333"></a><b>Note 333:</b><a href="#footnotetag333"> (retour) </a> Bonneau-Avenant, <i>la Duchesse d'Aiguillon</i>.</blockquote> + +<p>C'était encore une école de bon goût que le salon +d'une autre élève de Mme de Rambouillet, cette +spirituelle marquise de Sablé qui avait répandu +en France la mode de la galanterie castillane<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334"><sup>334</sup></a>. +Quand vint la vieillesse, Mme de Sablé, devenue +janséniste, réunit, dans son salon de Port-Royal, +Arnauld, Nicole, Pascal et sa soeur Mme Périer, +le duc de la Rochefoucauld, Mme de la Fayette, +Saint-Evremond sans doute, si c'est bien lui qui, +sous un pseudonyme, dédia à Mme de Sablé ses +premières études; la duchesse de Liancourt dont +j'ai cité les mémoires domestiques; sa belle-soeur, +Marie de Hautefort, maréchale de Schomberg, la +duchesse d'Aiguillon, M. et Mme de Montausier, +des princes du sang parmi lesquels le grand Condé. +Dans ce cercle, «dans ce coin de Port-Royal, on +cultivait, de préférence, la théologie, la physique +elle-même et aussi la métaphysique, surtout la morale +prise dans sa signification la plus étendue<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335"><sup>335</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" name="footnote334"></a><b>Note 334:</b><a href="#footnotetag334"> (retour) </a> Voir plus haut, pages 261, 262.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" name="footnote335"></a><b>Note 335:</b><a href="#footnotetag335"> (retour) </a> Cousin, <i>Madame de Sablé</i>.</blockquote> + +<p>C'était sous la forme des maximes que la morale +se condensait dans ce milieu. La maîtresse de la +maison en donnait l'exemple. L'abbé d'Ailly, Jacques +Esprit, le jurisconsulte Domat, cédèrent à +cette influence. M. Cousin a conjecturé que Pascal +même avait pu écrire plusieurs de ses pensées +pour le salon de Mme de Sablé. Mais ce fut assurément +le cercle de la marquise qui produisit les +<i>Maximes</i> de La Rochefoucauld. A l'honneur de +Mme de Sablé et des femmes de sa compagnie disons +que, tout en appréciant le mérite de La Rochefoucauld, +elles ne se plaisaient pas à le voir +considérer l'amour-propre comme le mobile de +toutes les actions. Quelques-unes d'entre elles réfutèrent +avec esprit et délicatesse le duc misanthrope. +Mme de Sablé, malgré son indulgente affection +pour son ami, ou plutôt, à cause même de +cette affection, ne put entendre, sans protester, +cette indigne maxime: «L'amitié la plus désintéressée +n'est qu'un trafic où notre amour-propre +se propose toujours quelque chose à gagner.» +Elle y répondit par d'autres maximes où elle établissait +le caractère de la véritable amitié avec une +élévation de sentiments à laquelle ne répondait +cependant pas toujours la vigueur de l'expression: +«L'amitié est une espèce de vertu qui ne peut +être fondée que sur l'estime des personnes que +l'on aime, c'est-à-dire sur les qualités de l'âme, +comme la fidélité, la générosité et la discrétion, et +sur les bonnes qualités de l'esprit.—Il faut aussi +que l'amitié soit réciproque, parce que dans l'amitié +l'on ne peut, comme dans l'amour, aimer +sans être aimé.—Les amitiés qui ne sont pas +établies sur la vertu et qui ne regardent que l'intérêt +et le plaisir ne méritent point le nom d'amitié. +Ce n'est pas que les bienfaits et les plaisirs que +l'on reçoit réciproquement des amis ne soient des +suites et des effets de l'amitié; mais ils n'en doivent +jamais être la cause.—L'on ne doit pas aussi +donner le nom d'amitié aux inclinations naturelles, +parce qu'elles ne dépendent point de notre +volonté ni de notre choix, et, quoiqu'elles rendent +nos amitiés plus agréables, elles n'en doivent pas +être le fondement. L'union qui n'est fondée que +sur les mêmes plaisirs et les mêmes occupations +ne mérite pas le nom d'amitié, parce qu'elle ne +vient ordinairement que d'un certain amour-propre +qui fait que nous aimons tout ce qui nous est semblable, +encore que nous soyons très imparfaits, +ce qui ne peut arriver dans la vraie amitié, qui ne +cherche que la raison et la vertu dans les amis. +C'est dans cette sorte d'amitié où l'on trouve les +bienfaits réciproques, les offices reçus et rendus, +et une continuelle communication et participation +du bien et du mal qui dure jusqu'à la mort sans +pouvoir être changée par aucun des accidents qui +arrivent dans la vie, si ce n'est que Ton découvre +dans la personne que l'on aime moins de vertu ou +moins d'amitié, parce que l'amitié étant fondée +sur ces choses-là, le fondement manquant, l'on +peut manquer d'amitié.—Celui qui aime plus +son ami que la raison et la justice, aimera plus en +quelque autre occasion son plaisir ou son profit +que son ami.—L'homme de bien ne désire jamais +qu'on le défende injustement, car il ne veut point +qu'on fasse pour lui ce qu'il ne voudrait pas faire +lui-même<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336"><sup>336</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" name="footnote336"></a><b>Note 336:</b><a href="#footnotetag336"> (retour) </a> Manuscrits de Conrart, cités par M. Cousin, <i>Madame de +Sablé</i>. Cette femme distinguée avait aussi écrit des réflexions sur +l'éducation des enfants.</blockquote> + +<p>De telles maximes ne répondent-elles pas victorieusement +aux moralistes qui ont cru la femme +incapable d'amitié?</p> + +<p>Tandis qu'à Port-Royal Mme de Sablé donnait +naissance à la littérature des maximes, Mlle de +Montpensier, la grande Mademoiselle, mettait à +la mode les portraits. Ce double courant produisit +les <i>Caractères</i> de La Bruyère.</p> + +<p>Une femme célèbre, qui figurait à l'hôtel de +Rambouillet, au Petit-Luxembourg, et qui avait +elle-même des réceptions littéraires, mais plus +bourgeoises, <i>les samedis</i>, Mlle de Scudéry a largement +payé son tribut à la mode des portraits, en +peignant dans ses immenses romans les personnages +qu'elle voyait dans le monde. Elle nous a +aussi donné dans ces volumes, le modèle des conversations +qui se tenaient dans les ruelles des +précieuses. Ces romans, qui semblaient ridicules +lorsque l'on croyait y voir la peinture travestie des +moeurs perses ou romaines, ont acquis un véritable +intérêt depuis que M. Cousin a retrouvé une +clef qui nous fait reconnaître dans les personnages +du <i>Grand Cyrus</i> et de la <i>Clélie</i> les brillants contemporains +de la féconde romancière, leurs sentiments +héroïques, leur langage noble, délicat et poli. +Mlle de Scudéry écrivit en outre dix volumes de +<i>Conversations</i> sur des sujets de morale et qui reproduisent +aussi le langage de la bonne compagnie +d'alors. En recevant une partie de ces <i>Conversations</i>, +Fléchier, à cette époque évêque de Lavaur, écrivait +à Mlle de Scudéry: «Tout est si raisonnable, si poli, +si moral, et si instructif dans ces deux volumes +que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, qu'il +me prend quelque envie d'en distribuer dans mon +diocèse, pour édifier les gens de bien et pour +donner un bon modèle de morale à ceux qui la +prêchent.»</p> + +<p>Ainsi que le fait remarquer M. l'abbé Fabre, ce +passage «rappelle assez exactement l'enthousiasme +excessif de Mascaron»; Mascaron qui écrivait +à la célèbre romancière qu'en préparant des +sermons pour la cour, il la plaçait auprès de saint +Augustin et de saint Bernard. «Mais, ajoute +M. l'abbé Fabre, c'est vraiment la gloire de Mlle de +Scudéry, d'avoir su, dans un genre frivole et gâté +par tant d'autres écrivains, développer des sentiments +assez purs et des idées assez généreuses +pour mériter l'approbation d'évêques également +recommandables par leurs lumières et leurs vertus<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337"><sup>337</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" name="footnote337"></a><b>Note 337:</b><a href="#footnotetag337"> (retour) </a> M l'abbé Fabre <i>la Jeunesse de Fléchier</i>.</blockquote> + +<p>Fléchier avait connu, à Paris, Mlle de Scudéry. +Il avait pu même y figurer parmi ses commensaux +avec Conrart, Huet, Chapelain, Montausier, et ce noble +Pellisson qu'unissait à Mlle de Scudéry l'amitié +la plus pure et la plus généreusement +dévouée.</p> + +<p>Le futur évêque de Nîmes était l'hôte assidu d'un +autre salon, celui de Mme des Houlières, le poète gracieux +qui en faisait les honneurs, aidée de sa +charmante fille. Fléchier rencontrait dans cette +maison, avec quelques habitués des <i>samedis</i>, Mascaron, +le duc de La Rochefoucauld, et une élite +de grands seigneurs. L'attachement que Mlle des +Houlières inspira à Fléchier dicta à celui-ci des +lettres où se reconnaît l'auteur des <i>Grands-Jours +d'Auvergne</i>, l'auteur, mondain encore, qui, dans +l'allure mesurée, élégante et souvent maniérée de +sa phrase, décoche, avec une grâce infinie, les +traits piquants et les malices aimables. Par le précieux +qui se mêle à ses qualités si françaises, +Fléchier nous fait bien voir qu'il n'avait pas impunément +respiré l'atmosphère des ruelles. Une autre +influence féminine lui avait fait composer son étincelant +ouvrage des <i>Grands-Jours d'Auvergne</i>: il céda, +en l'écrivant, au désir de Mme de Caumartin<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338"><sup>338</sup></a>, cette +aimable et spirituelle femme qui avait aussi décidé +le cardinal de Retz à composer ses <i>Mémoires</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" name="footnote338"></a><b>Note 338:</b><a href="#footnotetag338"> (retour) </a> M. l'abbé Fabre, <i>De la correspondance de Fléchier avec +Mme des Houlières et sa fille</i>, et <i>la Jeunesse de Fléchier</i>.</blockquote> + +<p>Partout, dans le XVIIe siècle, la femme apparaît +derrière les oeuvres de l'intelligence; mais le plus +souvent, ce n'est que pour les inspirer ou les encourager. +Qui ne connaît la sollicitude avec +laquelle de zélées protectrices, la duchesse de +Bouillon, Marguerite de Lorraine, duchesse douairière +d'Orléans, Mme de la Sablière, Mme Hervart, +pourvurent à l'existence de l'insoucieux La Fontaine +et permirent ainsi à son génie un libre essor? +Mme Montespan, Mme de Thianges protègent +aussi le poète. Mais, il faut le dire, toutes les +bienfaitrices de La Fontaine n'encouragent pas +seulement en lui, comme Mme de la Sablière, +le fabuliste qui donnait une conclusion souvent +moralisatrice à ces petits chefs-d'oeuvre où l'esprit +français se joue avec une grâce et une naïveté inimitables; +c'est l'auteur des <i>Contes</i>, l'auteur licencieux, +qu'encourage à ses débuts la duchesse de +Bouillon. Au déclin de sa vie, lorsque la pure influence +de Mme de la Sablière avait puissamment +contribué à ce que le poète renonçât à cette littérature +corruptrice, une autre femme dont je ne +pourrais tracer le nom qu'avec dégoût, obtint de +La Fontaine qu'il revînt, aux écrits immoraux qui +flattaient les vices de cette indigne créature.</p> + +<p>La Fontaine témoignait à ses bienfaitrices toute +sa reconnaissance en leur offrant l'hommage de +ses ouvres. Ce n'était naturellement que des +fables qu'il dédiait à Mme de la Sablière.</p> + +<p>Élevons-nous nos regards sur le trône de France, +nous y verrons encore la femme protéger les lettres, +les arts. Anne d'Autriche accepte la dédicace +de <i>Polyeucte</i>; elle fait construire, d'après les dessins +de Mansard, l'abbaye du Val-de-Grâce, dont +Lemuet continuera l'église et élèvera le superbe +dôme. La reine envoie à Rome un religieux de +l'ordre des Feuillants, pour y faire dessiner les +monuments les plus célèbres de l'antiquité. Puget, +alors inconnu, accompagne ce religieux.</p> + +<p>A la suite d'un rêve, Anne d'Autriche inspire à +Lebrun la composition du Crucifix aux anges. Sa +belle-mère, Marie de Médicis, avait aussi-encouragé +la peinture. Elle avait confié à Rubens la décoration +d'une galerie du Luxembourg. Mais la +princesse, qui donne à l'illustre Flamand ce témoignage +d'estime, n'oublie pas l'art français: le +peintre Fréminet lui doit le cordon de Saint-Michel<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339"><sup>339</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" name="footnote339"></a><b>Note 339:</b><a href="#footnotetag339"> (retour) </a> Villot, <i>Notice des tableaux du musée du Louvre</i>.</blockquote> + +<p>Sur la première marche du trône de Louis XIV, +Henriette d'Angleterre est proclamée l'arbitre du +goût à la cour de France, par l'harmonieux Racine +qui lui dédie <I>Andromaque</i>. J'ai rappelé dans un chapitre +de ce livre comment Mme de Maintenon fit +éclore <i>Esther</i> et <i>Athalie</i>. Mais ce fut la femme, la +femme en général, qui inspira à Racine ses plus +vivantes créations, ces types immortels qui ont +fait de lui «le peintre des femmes.» Ce n'était +plus alors la forte génération des contemporaines +de Corneille qui posait devant lui; et si, plus d'une +fois, il fit voir dans ses héroïnes la beauté morale +unie à cette exquise tendresse de coeur qu'il savait +si bien traduire, il se plut aussi à peindre dans ses +types féminins un spectacle que ne lui offrait que +trop la cour de Louis XIV: la victoire de la passion +sur le devoir.</p> + +<p>Je remarquais tout à l'heure que, dans les lettres +et les arts du XVIIe siècle, la femme inspire +plus qu'elle ne produit. Le talent n'a cependant +pas manqué alors aux femmes.</p> + +<p>A propos des cercles littéraires, j'ai cité deux +femmes de lettres distinguées: Mlle de Scudéry, +Mme des Houlières. J'ai à nommer encore une +grande dame pour qui la littérature fut, non une +profession, mais un passe-temps, Mme de la Fayette; +et, au-dessus d'elle, la seule de toutes les femmes +du XVIIe siècle qu'ait couronnée l'auréole du génie, +bien qu'elle n'y prétendit pas, ou plutôt parce +qu'elle n'y prétendait pas: Mme de Sévigné.</p> + +<p>Mme de la Fayette et Mme de Sévigné reçurent +toutes deux l'influence de l'hôtel de Rambouillet; +mais elles n'en conservèrent que la délicatesse de +goût. Un naturel exquis les prémunit contre l'affectation +de la préciosité.</p> + +<p>Comme Mme de Motteville qui apporte dans ses +souvenirs une remarquable élévation morale, +comme la grande Mademoiselle, Mme de la Fayette +a écrit d'intéressants mémoires historiques. Mais +elle est surtout connue par ses romans. Elle excelle +dans l'analyse psychologique dont Mlle de Scudéry +avait donné l'exemple; mais aux interminables romans +de sa devancière, elle fait succéder des ouvrages +d'imagination ayant un caractère tout nouveau: +la mesure. Pour elle un ouvrage valait plus +encore par ce qui n'y était pas que par ce qui y +était. Elle disait: «Une période retranchée d'un +ouvrage vaut un louis d'or, un mot, vingt sous.» +M. Sainte-Beuve a fait ici cette remarque: «Cette +parole a Loule valeur dans sa bouche, si l'on songe +aux romans en dix volumes dont il fallait avant +tout sortir. Proportion, sobriété, décence, moyens +simples et de coeur substitués aux grandes catastrophes +et aux grandes phrases, tels sont les traits de +la réforme, ou, pour parler moins ambitieusement, +de la retouche qu'elle fit du roman; elle se montre +bien du pur siècle de Louis XIV en cela<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340"><sup>340</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" name="footnote340"></a><b>Note 340:</b><a href="#footnotetag340"> (retour) </a> Sainte-Beuve, <i>Madame de la Fayette. (Portraits de femmes)</i>.</blockquote> + +<p><i>La Princesse de Clèves</i> est l'expression la plus +achevée de cette méthode. Mais sous une forme +nouvelle, c'est toujours l'idéal de l'hôtel de Rambouillet, +l'idéal de Corneille: la passion sacrifiée +au devoir. Et dans quelles conditions! Mariée sans +amour au prince de Clèves, Mlle de Chartres a +inspiré, dès la veille de son mariage, au beau duc +de Nemours, une vive passion qui, à son insu, a +pénétré dans son propre coeur. Épouse, elle lutte de +toute la force de sa vertu contre une affection coupable; +mais un jour, elle ne trouve d'autre moyen +de salut que de fuir le lieu du combat, de quitter la +cour. Le prince de Clèves s'y oppose. Alors a lieu +dans le parc de Coulommiers, entre le mari et la +femme, une suprême explication qui n'a d'autre +témoin qu'un homme qui se cache et dont les deux +époux ne soupçonnent pas la présence, un homme +qui ne sait pas et qui ne doit pas savoir que la +femme qu'il aime répond à sa tendresse.</p> + +<p>Le duc de Nemours entend le prince de Clèves +supplier sa femme de lui dire pourquoi elle veut +se retirer du monde. Mais laissons Mme de la +Fayette nous raconter elle-même la scène extraordinaire +qui est demeurée célèbre.</p> + +<p>«Ah! madame! s'écria M. de Clèves, votre air et +vos paroles me font voir que vous avez des raisons +pour souhaiter d'être seule; je ne les sais point, +et je vous conjure de me les dire. Il la pressa +longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y +obliger; et, après qu'elle se fut défendue d'une +manière qui augmentoit toujours la curiosité de +son mari, elle demeura dans un profond silence, +les yeux baissés; puis tout d'un coup, prenant la +parole et le regardant: Ne me contraignez point, +lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai +pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu +plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la +prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, +et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au +milieu de la cour. Que me faites-vous envisager, +madame, s'écria M. de Clèves! je n'oserois vous +le dire de peur de vous offenser. Mme de Clèves ne +répondit point; et son silence achevant de confirmer +son mari dans ce qu'il avoit pensé: Vous ne +me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne +me trompe pas. Eh bien! monsieur, lui répondit-elle +en se jetant à ses genoux, je vais vous faire +un aveu que l'on n'a jamais fait à un mari; mais +l'innocence de ma conduite et de mes intentions +m'en donne la force. Il est vrai que j'ai des raisons +pour m'éloigner de la cour, et que je veux éviter +les périls où se trouvent quelquefois les personnes +de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque +de foiblesse, et je ne craindrois pas d'en laisser +paroître, si vous me laissiez la liberté de me retirer +de la cour, ou si j'avais encore Mme de Chartres +pour aider à me conduire. Quelque dangereux que +soit le parti que je prends, je le prends avec joie +pour me conserver digne d'être à vous. Je vous +demande mille pardons si j'ai des sentiments qui +vous déplaisent: du moins, je ne vous déplairai +jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce +que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime +pour un mari que l'on n'en a jamais eu: +conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi +encore, si vous pouvez.</p> + +<p>«M. de Clèves étoit demeuré, pendant tout ce +discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de +lui-même, et il n'avoit pas songé à faire relever +sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il la +vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et +d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, +et l'embrassant en la relevant: Ayez pitié de +moi, vous-même, madame, lui dit-il, j'en suis +digne, et pardonnez si dans les premiers moments +d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je +ne réponds pas comme je dois à un procédé comme +le vôtre. Vous me paroissez plus digne d'estime +et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu +de femmes au monde; mais aussi, je me trouve +le plus malheureux homme qui ait jamais +existé....<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341"><sup>341</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" name="footnote341"></a><b>Note 341:</b><a href="#footnotetag341"> (retour) </a> Mme de la Fayette, <i>la Princesse de Clèves</i>, troisième partie.</blockquote> + +<p>M. de Clèves pressera vainement sa femme de +lui faire connaître le nom de l'homme qui trouble +le repos de la princesse. Elle ne le lui dira pas; +mais par les détails de la conversation, le mystérieux +spectateur de cette scène a appris à la fois +que son amour était partagé et que cet amour était +sans espoir.</p> + +<p>Plus tard d'injustes soupçons causeront au +prince de Clèves un chagrin dont il mourra. +Veuve, Mme de Clèves pourra épouser celui qu'elle +aime autant qu'il l'adore. Mais elle voit en lui +l'homme qui a innocemment causé la mort de son +mari: elle brisera leurs deux coeurs pour offrir ce +sacrifice à la mémoire de l'époux qu'elle se reproche +de n'avoir pu aimer, et à qui elle gardera +du moins la fidélité d'un pieux souvenir. Elle appelle +à son aide le suprême appui et la suprême +consolation des grandes douleurs: la religion. +«Sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples +de vertu inimitables.»</p> + +<p>Mme de Clèves n'est-elle pas digne de figurer à +côté de la Pauline de Corneille dans la galerie des +héroïnes du devoir?</p> + +<p>Comme pour montrer dans quel abîme peuvent +tomber les femmes qui n'ont pas eu la vaillance de +Mme de Clèves pour combattre la passion, Mme de la +Fayette a écrit, deux autres romans: <i>la Princesse +de Montpensier</i> et <i>la Comtesse de Tende</i>. Mme de Montpensier, +coupable d'intention, Mme de Tende, coupable +de fait, endurent avec le mépris d'elles-mêmes +le châtiment de leurs fautes; et si la +seconde avait eu le courage de faire à son mari +un aveu semblable à celui de la princesse de +Clèves, la malheureuse femme se serait épargné +la honte d'un aveu autrement terrible: celui qui +suit la chute.</p> + +<p>En dessinant de tels tableaux, Mme de la Fayette +offrait d'utiles leçons à des contemporaines qui +en avaient souvent besoin. Mais elle le fit simplement, +sans vouloir donner elle-même une conclusion +morale à ses récits, et laissant ce soin aux +poignantes situations qu'elle évoquait. Il appartenait +à une femme d'avertir ainsi ses soeurs des +catastrophes qu'entraîne la passion triomphante et +débordante, et d'opposer ces catastrophes aux généreux +sacrifices qu'exige l'accomplissement du +plus austère devoir.</p> + +<p>Mme de la Fayette exerça donc une influence +littéraire et une action moralisatrice, ou, pour +mieux dire, elle fit servir la première à la seconde. +C'était là un but que devait naturellement poursuivre +la noble femme qui mérita que La Rochefoucauld +dit d'elle qu'elle était <i>vraie</i>. Elle fut vraie, +en effet, aussi bien dans ses délicates peintures du +coeur humain que dans les actions de sa vie privée. +La Rochefoucauld avait pu juger de la sincérité +de ses affections, et, pendant plus de vingt-cinq +ans, l'amitié de Mme de la Fayette fut pour le +coeur blessé du misanthrope, un refuge où il trouvait +tout ce qu'il pouvait goûter encore de paix et +de bonheur.</p> + +<p>Les deux amis s'aidaient de leurs conseils; +Mme de la Fayette perfectionna le style du noble +duc qui, sans cette influence, aurait eu peut-être +la phrase incorrecte, bien que superbe, d'un Saint-Simon. +Avec cette charmante modestie qui sied à +la femme, Mme de la Fayette ne convenait que de +la dette intellectuelle qu'elle avait elle-même contractée +à l'égard de son ami, et ne se reconnaissait +sur lui qu'une influence morale: «M. de la Rochefoucauld +m'a donné de l'esprit, disait-elle, +mais j'ai réformé son coeur.» Était-elle bien sûre +de cette dernière assertion? Pour nous en convaincre +nous-mêmes, il aurait fallu que l'auteur des +<i>Maximes</i> modifiât son système, et c'est ce que le duc +ne fit pas. Il est néanmoins touchant que le tendre +coeur de Mme de la Fayette se soit uni à cet esprit +amer, comme pour le persuader par un vivant +commentaire que la vraie définition de l'amitié se +trouvait plutôt dans les maximes de Mme de Sablé +que dans les siennes.</p> + +<p>Mais les limites de cet ouvrage ne me permettent +pas de m'arrêter aux talents secondaires, +quelque, remarquables qu'ils soient. Il me faut +marcher rapidement et ne faire halte que devant +les talents supérieurs qui ont exercé une influence +marquée sur notre littérature. C'est à ce titre que +Marguerite d'Angoulême m'a si longtemps retenue +devant son attachante physionomie; c'est à ce +titre encore que Mme de Sévigné me fera ralentir +ma course. Toutes deux personnifient l'esprit français +dans sa grâce la plus aimable, la plus sympathique, +et, en même temps, elles sont restées délicieusement +femmes. Elles se sont données tout +entières aux affections du foyer. Marguerite a été +la plus dévouée des soeurs, Mme de Sévigné la plus +passionnée des mères. Elles ont, l'une et l'autre, +exagéré l'expression des sentiments les plus légitimes. +On l'a dit et redit: Mme de Sévigné a trop +souvent fait parler à la tendresse maternelle un +langage d'amant. Si Marguerite d'Angoulême +voyait dans son frère, dans François Ier, le Christ +de Dieu, Mme de Sévigné n'est pas bien loin de cette +idolâtrie en ce qui concerne sa fille, Mme de Grignan. +L'amour maternel est pour son esprit «cette +pensée habituelle» que l'amour de Dieu est pour +les âmes pieuses. Mme de Sévigné méritera que le +grand Arnauld l'appelle «une jolie païenne».</p> + +<p>Comme l'amour fraternel pour Marguerite, l'amour +maternel est la vie de Mme de Sévigné: +«Ma fille, aimez-moi donc toujours: c'est ma +vie, c'est mon âme que votre amitié.»—«La +tendresse que j'ai pour vous, ma chère bonne, +me semble mêlée avec mon sang, et confondue +dans la moelle de mes os; elle est devenue moi-même.»—«Adieu, +ma fille, adieu, la chère tendresse +de mon coeur.»—«Adieu, ma chère enfant, +l'unique passion de mon coeur, le plaisir et la +douleur de ma vie.»—«Aimez mes tendresses, +aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en accommode +fort bien. Je les aime bien mieux que des +sentiments de Sénèque et d'Épictète. Je suis +douce, tendre, ma chère enfant, jusques à la folie; +vous m'êtes toutes choses, je ne connais que +vous<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342"><sup>342</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" name="footnote342"></a><b>Note 342:</b><a href="#footnotetag342"> (retour) </a> Mme de Sévigné, <i>Lettres</i>. A Mme de Grignan, 9 février, 18 et 31 mai 1671; +8 janvier 1674, 8 novembre 1680.</blockquote> + +<p>Il y a là, sans doute, quelque chose de trop. +Marguerite d'Angoulême est plus dans la nature +lorsqu'elle prodigue à son frère les témoignages +d'une adoration passionnée, parce que François Ier +étant à la fois pour elle roi, père et frère, elle n'abaisse +pas sa dignité en se courbant devant celui +qui, pour elle, a la double délégation de l'autorité +royale et de l'autorité domestique. Mais en se +mettant pour ainsi dire aux pieds de sa fille, +Mme de Sévigné sacrifie trop son droit maternel, +et au temps où la place de la mère était si élevée +dans les foyers chrétiens, certaines expressions +de l'aimable épistolière nous choquent comme de +fausses notes.</p> + +<p>De là à conclure que Mme de Sévigné n'était pas +sincère dans l'expression de son attachement maternel, +il y a loin; et ceux qui lui adressent ce reproche +ne le lui feraient pas, s'ils avaient attentivement +recueilli dans ses lettres tant de passages +où le coeur d'une mère déborde avec une naturelle +effusion.</p> + +<p>Et, d'ailleurs, ne soyons pas trop sévères pour +cette passion maternelle à laquelle nous sommes +redevables de tant de pages ravissantes. Souvent +séparée de Mme de Grignan, Mme de Sévigné, de +même qu'elle ne peut converser qu'avec les personnes +à qui elle parle de sa fille, ne retrouve +qu'en lui écrivant la pleine liberté de son aimable +esprit. Pour les autres, sa plume lui pèse et «laboure»; +mais, pour sa fille, cette plume trotte «la +bride sur le cou» et l'on sent bien la vérité de cette +phrase si connue: «Je vous donne avec plaisir le +dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de +mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, +de mon écritoire, et puis le reste va comme il peut<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343"><sup>343</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" name="footnote343"></a><b>Note 343:</b><a href="#footnotetag343"> (retour) </a> 1er décembre 1675.</blockquote> + +<p>Dans ses lettres, Mme de Sévigné est le plus fidèle +miroir de son époque; miroir brillant dont le +grand siècle avait lui-même d'ailleurs poli la glace +et taillé les facettes, mais qui devait une grande +partie de son éclat à sa propre nature.</p> + +<p>Mme de Sévigné avait, en effet, la radieuse imagination +des gens qui sont nés pour le bonheur; +et Mme de la Fayette avait raison de lui dire dans +le portrait qu'elle traça d'elle: «La joie est l'état +véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus +contraire qu'à personne du monde<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344"><sup>344</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" name="footnote344"></a><b>Note 344:</b><a href="#footnotetag344"> (retour) </a> <i>Portrait de la marquise de Sévigné</i>, par Mme la comtesse de +la Fayette, sous le nom d'un inconnu.</blockquote> + +<p>Cependant Mme de Sévigné put d'autant moins +éviter le chagrin que l'unique objet en qui s'était +concentrée toute sa puissance d'affection, devint +pour cette femme «naturellement tendre et passionnée<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345"><sup>345</sup></a>» +une cause presque continuelle de douleur. +Souvent éloignée de Paris, souvent malade +et d'humeur inégale, Mme de Grignan faisait souffrir +sa mère tantôt par son absence, tantôt, malgré +sa filiale affection, par sa présence même. Mais +quand le caractère est gai, la tristesse peut bien +déposer son amertume dans le coeur, le sourire +garde si naturellement son pli qu'il rayonne encore +au milieu des larmes. Aussi, bien que le souffle +de la douleur vînt parfois ternir le miroir enchanté +dont je parlais tout à l'heure, l'ombre disparaissait, +et dans le miroir apparaissait avec un +merveilleux relief tout ce qui venait s'y réfléchir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" name="footnote345"></a><b>Note 345:</b><a href="#footnotetag345"> (retour) </a> <i>Id</i>.</blockquote> + +<p>Avec l'imagination qui reproduit les tableaux +qui s'y sont fixés, Mme de Sévigné avait le goût +éclairé qui les choisit. Elle avait aussi la vivacité +et la mobilité d'impression qui faisaient d'elle +l'écho de tous les bruits du monde, écho tour à +à tour joyeux ou attendri, grave ou léger. Avec +elle nous devenons ses contemporains. Voici les +fêtes que remplit le majestueux éclat du Roi-Soleil, +les batailles qui vont répandre au loin la gloire de +son nom; voici les petites intrigues et les grands +événements, les aventures galantes de la cour, et, +devant le règne officiel des favorites, la foudroyante +éloquence de l'orateur sacré qui tonne contre l'adultère; +les spirituels caquets du monde et les +grandes leçons de l'histoire; les mariages souvent +basés sur l'intérêt, mais parfois illuminés d'un +rayon d'amour; les morts des grands capitaines, +«ce canon chargé de toute éternité» qui enlève +Turenne au-milieu des cris et des pleurs de ses +soldats ivres de vengeance, et qui conduit le cercueil +du héros dans la royale nécropole de Saint-Denis, +au milieu d'une pompe funèbre transformée +en pompe triomphale par les populations éperdues +et pleurant le suprême espoir de la France; puis +c'est le grand Coudé montrant, à l'heure de sa +mort, à l'heure des derniers combats, le calme, la +sérénité que l'on admirait en lui aux jours de bataille...</p> + + +<p>L'imagination de Mme de Sévigné est si riche de +son propre fonds que pour s'animer elle n'a pas +besoin du mouvement de Paris ou de Versailles. +Les habitudes de la province, la retraite même +dans une austère campagne ne l'assombrissent pas. +C'est avec entrain que Mme de Sévigné nous décrit +les États de Bretagne avec leurs plaisirs assurément +moins délicats que bruyants, et ces interminables +repas qui lui font désirer de mourir de +faim et de se taire. En avant, les paysans bretons +avec leurs costumes pittoresques et leurs âmes +«plus droites que des lignes, aimant la vertu +comme naturellement les chevaux trottent<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346"><sup>346</sup></a>!» Avec +quel charme rustique Mme de Sévigné nous dépeint +la fenaison! A Vichy, elle nous fera rire avec elle +de la bourrée d'Auvergne; une autre fois, elle +nous fera frissonner du spectacle que présente une +forge avec les «démons» qui s'agitent dans cet +enfer, «tous fondus de sueur, avec des visages +pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, +des cheveux longs et noirs<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347"><sup>347</sup></a>.» En voyage, tout +l'occupe, tout l'amuse, la nuit passée sur la paille, +le carrosse qui verse. Mais elle se plaît surtout aux +beaux aspects de la route, car elle aime la nature; +elle l'aime du moins à la manière de nos trouvères +du moyen âge qui, d'accord en cela avec +Homère, n'indiquent que d'un trait rapide et gracieux +le paysage qui les enchante<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348"><sup>348</sup></a>. La nature +plaît à Mme de Sévigné dans ses aspects les plus variés, +les plus opposés même. Aux Rochers, la sombre +«horreur» de sa chère forêt la fait rêver. Elle +regrette seulement d'y entendre, le soir, le hibou au +lieu de «la feuille qui chante», cette feuille dont +la mélodie ne devait pas lui manquer à Livry, +alors que dans ce riant séjour où elle trouvait +«tout le triomphe du mois de mai» elle disait: +«Le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert +le printemps dans nos forêts<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349"><sup>349</sup></a>». C'est encore à +Livry que Mme de Sévigné regardait le brocart d'or +des feuilles d'automne avec un oeil d'artiste qui le +trouvait plus beau encore que le vert naissant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" name="footnote346"></a><b>Note 346:</b><a href="#footnotetag346"> (retour) </a> 21 juin 1680.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" name="footnote347"></a><b>Note 347:</b><a href="#footnotetag347"> (retour) </a> Gien, 1er octobre 1677.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" name="footnote348"></a><b>Note 348:</b><a href="#footnotetag348"> (retour) </a> M. Léon Gautier, <i>les Épopées françaises</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" name="footnote349"></a><b>Note 349:</b><a href="#footnotetag349"> (retour) </a> 29 avril 1671, 26 juin 1680.</blockquote> + +<p>Jusqu'aux jours de pluie à la campagne, tout +est bon à ce charmant et solide esprit. N'est-ce +pas alors le moment d'aller chercher sur les tablettes +de son petit cabinet les livres substantiels +dont elle se nourrit? Que de fois elle nous initie +aux lectures que lui donnent, parmi les auteurs +anciens, Virgile, Tacite, Lucien, Plutarque, +Josèphe, les Pères de l'Église; puis des écrivains +modernes: Montaigne, Pascal, Nicole, Malebranche, +Bossuet, Bourdaloue qu'elle nomme «le +grand Pan», Fléchier, Mascaron, les historiens de +l'Église et de la France; Corneille enfin, Corneille +à qui elle restera fidèle toute sa vie et qu'elle élèvera +au-dessus de Racine: «Vive donc notre vieil ami +Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en +faveur des divines et sublimes beautés qui nous +transportent; ce sont des traits de maître qui sont +inimitables<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350"><sup>350</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" name="footnote350"></a><b>Note 350:</b><a href="#footnotetag350"> (retour) </a> 16 mars 1672.</blockquote> + +<p>Mme de Sévigné goûtait naturellement La Fontaine: +leurs esprits étaient de même race, c'est-à-dire +de la vieille trempe française. Malheureusement +l'enjouée marquise ne s'en tint pas aux fables +du poète. Elle ne raya pas plus de ses lectures +françaises les Contes de La Fontaine qu'elle n'avait +excepté de ses lectures italiennes les Contes de +Boccace. J'aime mieux rappeler ici l'attrait qu'avait +pour elle Le Tasse.</p> + +<p>Mme de Sévigné avait conservé, au milieu même +de ses plus solides occupations intellectuelles, la +passion des romans de cape et d'épée. Son goût se +moquait du style de ces ouvrages; mais son imagination +se laissait prendre «à la glu» des aventures +héroïques et des beaux sentiments.</p> + +<p>De l'hôtel de Rambouillet, elle avait gardé, avec +ce faible, une insurmontable aversion pour les +compagnies ennuyeuses. Elle excellait à s'en défaire, +et appelait cela: écumer son pot. On se souvient +de cette lunette d'approche qui, par l'un de +ses bouts, faisait voir les gens à deux lieues de soi, +et qu'elle dirigeait si volontiers dans ce sens pour +regarder une compagnie déplaisante où figurait +Mlle du Plessis. En ce qui concerne cette pauvre +fille qui, malgré ses ridicules, avait de bons sentiments, +on ne peut s'empêcher de trouver Mme de +Sévigné bien cruelle dans les railleries dont elle +l'accable. La charité est plus d'une fois absente, +d'ailleurs, de ses lettres trop spirituelles pour +n'être pas quelquefois méchantes. Malgré les conseils +de modération qu'elle donne à sa fille, on +peut l'accuser aussi d'avoir trop vivement épousé +les querelles des Grignan. Elle mérita bien qu'un +jour son confesseur lui refusât l'absolution pour +avoir gardé trop de rancune à l'évêque de Marseille. +Mais ces colères ne furent dans sa vie que +de passagers accidents. La bonté, le dévouement, +voilà ce qui y domine. Les chagrins d'autrui la +trouvaient profondément sensible. Elle a retracé +avec une naturelle et communicative émotion les +déchirements des pertes domestiques: Mme de +Longueville pleurant son fils, Mlle de la Trousse se +jetant sur le corps de sa vieille mère qui vient +d'expirer; Mme de Dreux, avide de revoir sa mère +en sortant de prison, et apprenant avec un poignant +désespoir que le chagrin de sa captivité a +tué cette mère chérie. Mme de la Fayette voit-elle +mourir son vieil ami, le duc de la Rochefoucauld: +«Rien ne pouvait être comparé à la confiance et +aux charmes de leur amitié,» dit Mme de Sévigné... +«Tout se consolera, hormis elle<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351"><sup>351</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" name="footnote351"></a><b>Note 351:</b><a href="#footnotetag351"> (retour) </a> 17 et 26 mars 1680.</blockquote> + +<p>Ce mot révèle une âme qui connaissait l'amitié. +Mme de Sévigné fut, on le sait, une amie dévouée +jusqu'au sacrifice. Elle n'hésita pas à se compromettre +pour de chers proscrits. Avec quelle ardente +sollicitude elle suit le procès de Fouquet, le «cher +malheureux!» Jamais elle ne fera une cour plus +empressée à M. de Pomponne et à sa famille que +dans la disgrâce de ce ministre, et avec quelle délicatesse! +«Je leur rends des soins si naturellement, +que je me retiens, de peur que le vrai n'ait +l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: +ils sont contents de moi<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352"><sup>352</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" name="footnote352"></a><b>Note 352:</b><a href="#footnotetag352"> (retour) </a> 29 novembre 1679.</blockquote> + +<p>Dans ce noble coeur vit aussi la passion pour la +gloire de la France. Quelle patriotique fierté dans +le récit de l'entrevue de Louis XIV avec l'ambassadeur +de Hollande! «Le roi prit la parole, et dit +avec une majesté et une grâce merveilleuse, qu'il +savait qu'on excitait ses ennemis contre lui; qu'il +avait cru qu'il était de sa prudence de ne se pas +laisser surprendre, et que c'est ce qui l'avait obligé +à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, +afin d'être en état de se défendre; qu'il lui restait +encore quelques ordres à donner, et qu'au printemps +il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux +pour sa gloire, et pour le bien de son État; +et fit comprendre ensuite à l'ambassadeur, par +un signe de tête, qu'il ne voulait point de réplique<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353"><sup>353</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" name="footnote353"></a><b>Note 353:</b><a href="#footnotetag353"> (retour) </a> 5 janvier 1672.</blockquote> + +<p>Ce signe de tête nous fait rêver au Jupiter olympien +d'Homère. Où est le temps où la France avait +le droit et le pouvoir de manifester ainsi sa volonté +à l'Europe?</p> + +<p>Mme de Sévigné aime aussi la France dans ses +soldats. Avec quel vif plaisir elle dit après le passage +du Rhin: «Les Français sont jolis assurément: +il faut que tout leur cède pour les actions +d'éclat et de témérité; enfin il n'y a plus de rivière +présentement qui serve de défense contre leur +excessive valeur<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354"><sup>354</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" name="footnote354"></a><b>Note 354:</b><a href="#footnotetag354"> (retour) </a> 3 juillet 1672.</blockquote> + +<p>Enfin, à la mort de Turenne, quelle patriotique +douleur! Nous en avons déjà entendu l'écho.</p> + +<p>C'est ici le lieu d'aborder une question délicate. +On a accusé Mme de Sévigné d'avoir traité avec une +cruelle légèreté ce qu'il y a de plus poignant pour +le sentiment national: la guerre civile et les terribles +répressions qu'elle entraîne. C'est à l'occasion +des troubles de Bretagne que Mme de Sévigné +a encouru ce grave reproche. Il me paraît +utile de bien pénétrer ici la pensée de la marquise.</p> + +<p>Sans doute, dans plus d'un endroit de ses lettres, +Mme de Sévigné s'exprime avec une étrange désinvolture +sur les exécutions qui remplissaient d'horreur +la Bretagne. Mais il ne faut pas oublier que, +liée avec le gouverneur de Bretagne, et écrivant à +Mme de Grignan, femme du lieutenant général du +roi en Provence, elle est obligée à une grande circonspection +de langage. S'exprimer autrement, +alors qu'une lettre pouvait être décachetée en +route, n'était-ce pas faire perdre à son fils l'appui +de M. de Chaulnes, n'était-ce pas aussi compromettre +aux yeux du roi la chère correspondante à +qui elle aurait confié les sentiments de réprobation +que soulevaient dans son cour des ordres iniques? +Ces sentiments ne se font-ils pas jour çà et là? Je +ne sais si je m'abuse; mais sous l'apparente légèreté +avec laquelle Mme de Sévigné parle des malheurs de +la Bretagne, je crois voir non de l'indifférence, mais +une ironie amère. Les véritables sentiments de la +marquise paraissent se trahir plus d'une fois: «Je +prends part à la tristesse et à la désolation de toute +la province... Me voilà bien Bretonne, comme vous +voyez; mais vous comprenez bien que cela tient à +l'air que l'on respire, <i>et aussi à quelque chose de plus</i>; +car, de l'un à l'autre, toute la province est affligée.<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355"><sup>355</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" name="footnote355"></a><b>Note 355:</b><a href="#footnotetag355"> (retour) </a> 20 octobre 1675.</blockquote> + +<p>Quelles réflexions seraient plus éloquentes que +ce tableau: «Voulez-vous savoir des nouvelles de +Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes, +car il en est encore venu de Nantes. On a fait une +taxe de cent mille écus sur les bourgeois; et si on +ne trouve point cette somme dans vingt-quatre +heures, elle sera doublée, et exigible par des soldats. +On a chassé et banni toute une grande rue, +et défendu de les recueillir sur peine de la vie; de +sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes +accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au +sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir +de nourriture; ni de quoi se coucher. Avant-hier +on roua un violon qui avait commencé la danse et +la pillerie du papier timbré; il a été écartelé après +sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre +coins de la ville... On a pris soixante bourgeois; +on commence demain à pendre.» Malheureusement, +pour faire passer ces paroles où frémit une +indignation contenue, Mme de Sévigné ajoute des +lignes qui lui sont peut-être inspirées aussi par la +crainte des insultes auxquelles serait exposée sa +fille si la Provence se révoltait comme la Bretagne.</p> + +<p>«Cette province est d'un bel exemple pour les +autres, et surtout de respecter les gouverneurs et +les gouvernantes, de ne leur point dire d'injures, +et de ne point jeter de pierres dans leur jardin<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356"><sup>356</sup></a>.» +Telles étaient, en effet, les avanies qu'avaient eu à +souffrir le duc et la duchesse de Chaulnes. Mais ne +semble-t-il pas que le ton qu'emploie Mme de Sévigné +dénote qu'elle trouve la rigueur du châtiment +bien disproportionnée à la gravité de l'offense? Ne +dit-elle pas plus tard: «Rennes est une ville comme +déserte; les punitions et les taxes ont été cruelles<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357"><sup>357</sup></a>?» +Ailleurs encore, elle dira les atrocités de la répression. +Je reconnais cependant que je voudrais une +moins prudente réserve et une plus vigoureuse indignation +dans la petite-fille de sainte Chantal, dans +la femme qui tentait d'arracher un galérien à ce +supplice qu'elle se représentait sous de si vives +couleurs. Il est vrai que, même en demandant la +grâce d'un forçat, la marquise dissimule un sourire; +il est vrai aussi que la description du bagne +frappe plus son imagination que son coeur, et +qu'elle se promet un plaisir d'artiste à voir un tel +spectacle: «Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, +touche ma curiosité; je serai fort aise de +voir cette sorte d'enfer. Comment! des hommes +gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs +chaînes?» Elle exprime par un vers italien l'étrange +attrait qu'aurait pour elle ce tableau:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>«E' di mezzo l'orrore esce il diletto<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358"><sup>358</sup></a>.»</p> +<p><i>Et du milieu de l'horreur naît le plaisir.</i></p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" name="footnote356"></a><b>Note 356:</b><a href="#footnotetag356"> (retour) </a> 30 octobre 1675.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" name="footnote357"></a><b>Note 357:</b><a href="#footnotetag357"> (retour) </a> 13 novembre 1675.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" name="footnote358"></a><b>Note 358:</b><a href="#footnotetag358"> (retour) </a> 13 mai 1671.</blockquote> + +<p>Ne nous pressons pas trop de conclure que +Mme de Sévigné était insensible aux généreuses +émotions de la charité chrétienne. Peut-être les +vertus dont on parle le plus ne sont-elles pas toujours +celles que l'on pratique le mieux.</p> + +<p>Il m'est plus difficile d'excuser la légèreté avec +laquelle Mme de Sévigné rapporte certaines anecdotes +ou juge certaines situations. Nous n'aimons +pas à l'entendre raconter à sa fille de scandaleuses +aventures. Nous ne lui pardonnons pas surtout de +dire à cette même fille qu'elle conseillerait à une +femme trahie de jouer <i>quitte à quitte</i> avec son mari. +C'étaient là de ces propos mondains auxquels +elle ne réfléchissait sans doute pas, elle qui, +dans la même situation, était demeurée fidèle au +devoir.</p> + +<p>Dans d'autres circonstances, Mme de Sévigné +fait preuve d'un jugement plus sain. Cette femme +qui semble tout au présent a compris le néant de +ce qui passe. Mais elle ne veut de la philosophie +qu'autant que celle-ci est chrétienne. Bien que +des impressions jansénistes viennent se mêler à +sa foi, cette foi reste humble et soumise. La +petite-fille de sainte Chantai voit en tout les desseins +de la Providence; elle s'abandonne avec une +confiante sérénité à la souveraine puissance qui +nous guide. Lorsqu'un fils est né à Mme de Grignan, +elle dit, à celle-ci avec l'accent d'une mère chrétienne: +«Ma fille, vous l'aimez follement; mais +donnez-le bien à Dieu, afin qu'il vous le conserve... +Donnez-le à Dieu, si vous voulez qu'il vous le +donne<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359"><sup>359</sup></a>.» Elle a beau ajouter à ce conseil une note +rieuse, elle sait bien qu'une chose seule est nécessaire: +la direction de la vie vers le salut éternel.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" name="footnote359"></a><b>Note 359:</b><a href="#footnotetag359"> (retour) </a> 13 décembre 1671.</blockquote> + +<p>Et cependant avec quelle confusion elle s'accuse +de se laisser détourner de cette pensée!</p> + +<p>C'est encore une forte chrétienne qui a écrit à +M. de Coulanges cette superbe lettre sur la mort +de Louvois et sur le conclave:</p> + +<p>«Je suis tellement éperdue de la nouvelle de +la mort très subite de M. de Louvois, que je ne sais +par où commencer pour vous en parler. Le voilà +donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, +qui tenait une si grande place; dont le +<i>moi</i>, comme dit M. Nicole, était si étendu; qui +était le centre de tant de choses: que d'affaires, +que de desseins, que de projets, que de secrets, +que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, +que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs +à faire et à conduire! Ah, mon Dieu! donnez-moi +un peu de temps; je voudrais bien donner un +échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange; +non, non, vous n'aurez pas un seul, un +seul moment...» Sous une forme familière, +n'est-ce pas ici la haute inspiration de Bossuet?</p> + +<p>«Quant aux grands objets qui doivent porter +à Dieu, poursuit Mme de Sévigné, vous vous trouvez +embarrassé dans votre religion sur ce qui se +passe à Rome et au conclave; mon pauvre cousin, +vous vous méprenez. J'ai ouï dire qu'un homme +d'un très bon esprit tira une conséquence toute +contraire au sujet de ce qu'il voyait dans cette +grande ville: il en conclut qu'il fallait que la religion +chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse +de subsister ainsi par elle-même au milieu +de tant de désordres et de profanations; faites +donc comme lui, tirez les mêmes conséquences, +et songez que cette même ville a été autrefois baignée +du sang d'un nombre infini de martyrs; +qu'aux premiers siècles toutes les intrigues du +conclave se terminaient à choisir entre les +prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et +de force pour soutenir le martyre; qu'il y eut trente-sept +papes qui le souffrirent l'un après l'autre, +sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni +refuser une place où la mort était attachée, et quelle +mort! Vous n'avez qu'à lire cette histoire, pour +vous persuader qu'une religion subsistante par un +miracle continuel, et dans son établissement et +dans sa durée, ne peut être une imagination des +hommes... Lisez saint Augustin dans sa <i>Vérité de +la Religion</i>... Ramassez donc toutes ces idées, et +ne jugez pas si légèrement; croyez que, quelque +manège qu'il y ait dans le conclave, c'est toujours +le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il +est le maître de tout, et voici comme nous devrions +penser: j'ai lu ceci en bon lieu: <i>Quel mal peut-il +arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et +qui aime tout ce que Dieu fait?</i> Voilà sur quoi je vous +laisse, mon cher cousin<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360"><sup>360</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" name="footnote360"></a><b>Note 360:</b><a href="#footnotetag360"> (retour) </a> 26 juillet 1691.</blockquote> + +<p>Cette chrétienne qui savait si bien juger du +néant des choses humaines, et qui croyait avec +une si ferme confiance que rien de mal ne +peut arriver à la créature qui voit en tout la volonté +d'un Dieu paternel, cette chrétienne avait +cependant redouté la mort: «Je trouve la mort si +terrible, écrivait-elle, que je hais plus la vie parce +qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est +semée<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361"><sup>361</sup></a>.» Mais les solides lectures dont Mme de +Sévigné se nourrissait, les enseignements religieux +qu'elle s'appliquait de plus en plus affermirent +son âme, et elle mourut avec le courage +chrétien. Elle acheva sa vie auprès de ce qu'elle +avait de plus cher au monde: cette fille bien-aimée +qui fut l'occasion de sa gloire littéraire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" name="footnote361"></a><b>Note 361:</b><a href="#footnotetag361"> (retour) </a> 16 mars 1672.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas sans tristesse que nous voyons disparaître +la noble et charmante femme. En nous +initiant à ses sentiments, à ses occupations, elle +nous fait vivre de sa propre vie, et lorsqu'elle +nous quitte, il nous semble qu'elle emporte quelque +chose de notre propre vie.</p> + +<p>Si une exquise civilisation a seule pu produire +Mme de Sévigné, l'illustre épistolière a bien rendu +à la société ce qu'elle lui devait. C'est sur les +femmes principalement qu'elle a exercé une +grande influence. Sans doute, elle ne pouvait +leur léguer ce génie naturel qui donne à ses +lettres le trait profond et juste de la pensée, +la grâce piquante et le tour inimitable de l'expression. +Mais elles ont appris de ce merveilleux +modèle que le secret de l'art épistolaire est +de laisser parler avec naturel et simplicité un +cour aimant, un esprit solidement et délicatement +cultivé.</p> + +<p>Avec moins d'abandon, Mme de Maintenon donne +aux femmes un enseignement analogue. Nous +l'avons vu dans le chapitre où l'éducation de Saint-Cyr +nous a longuement occupée. La solidité est +plus apparente dans les lettres de Mme de Maintenon +que dans celles de Mme de Sévigné. Aussi +l'esprit pratique de Napoléon Ier accordait-il aux +premières la préférence qu'une viande substantielle +lui paraissait devoir mériter sur «un plat +d'oeufs à la neige.» J'avoue humblement que +malgré ma sympathique admiration pour la fondatrice +de Saint-Cyr, et en dépit même des réserves +que j'ai faites en parlant de Mme de Sévigné, +celle-ci a toute ma prédilection, et que je ne +sais me dérober à ce charme fascinateur qu'elle +exerce comme Marguerite d'Angoulême: la vivacité +de l'esprit français unie à la sensibilité d'un +coeur de femme.</p> + +<p>Au point de vue littéraire, c'est faire une lourde +chute que de quitter le style gracieux, ailé de +Mme de Sévigné, pour la prose massive de Mme Dacier. +Le nom de cette dernière ne saurait cependant +être omis dans un chapitre consacré à l'influence +intellectuelle de la femme. Par ses publications +et ses traductions d'auteurs anciens, elle +a rendu de réels services aux lettres françaises. +Quels que soient les défauts de son style, son +manque de goût, la fausse élégance qu'elle prête +parfois à Homère, ou l'allure bourgeoise par +laquelle elle traduit l'inimitable naïveté du poète, +quelle que soit aussi la violence de la polémique +qu'elle soutint pour le défendre, elle contribua +puissamment à remettre en honneur les antiques +modèles du beau, et sa version de l'<i>Iliade</i> et de +l'<i>Odyssée</i>, la meilleure qui eût paru jusqu'alors, est +demeurée populaire. Malheureusement elle voulut +se montrer trop virile, et en pareil cas, la femme +perd sa grâce native sans acquérir la force de +l'homme<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362"><sup>362</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" name="footnote362"></a><b>Note 362:</b><a href="#footnotetag362"> (retour) </a> Egger, <i>Mémoires de littérature ancienne</i>; M. l'abbé Fabre, +<i>la Jeunesse de Fléchier</i> les lettres inédites de Mme Dacier, publiées +dans l'appendice de cet ouvrage.</blockquote> + +<p>Les femmes du XVIIe siècle laissèrent leur empreinte +non seulement sur les lettres, mais aussi +sur les arts. Nous avons dit la protection éclairée +qu'au XVIIe siècle de grandes dames, des princesses, +des reines, accordèrent à la peinture, à la sculpture, +à l'architecture, aux arts industriels. Des femmes, +appartenant pour la plupart aux familles de peintres +éminents, honorèrent par leurs propres travaux +les noms qu'elles portaient. Telles furent +Mme Restout, née Madeleine Jouvenet, soeur et +élève de Jean Jouvenet, et les deux soeurs des +frères Boulogne, Geneviève et Madeleine qui, +toutes deux, furent reçues à l'Académie royale de +peinture et de sculpture. C'est un fait touchant +que celui de ces soeurs s'unissant à leurs frères +dans le culte de l'art.</p> + +<p>Au XVIIIe siècle, plusieurs femmes appartinrent +aussi à l'Académie de peinture et de sculpture. +L'une d'elles était la femme et l'élève d'un peintre +renommé, Vien<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363"><sup>363</sup></a>. Une autre est demeurée célèbre +par ses portraits; c'est Mme Vigée-Lebrun.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" name="footnote363"></a><b>Note 363:</b><a href="#footnotetag363"> (retour) </a> Villot, <i>Notice des tableaux du Louvre</i>. École française.</blockquote> + +<p>La marquise de Pompadour se fit remarquer +comme graveur. Protectrice des arts, elle encouragea +naturellement le voluptueux pinceau de +Boucher. Il y a loin de cette influence à celle de +la duchesse d'Aiguillon protégeant le noble et religieux +génie des Le Sueur et des Poussin. C'est +toute la différence du XVIIe siècle au XVIIIe.</p> + +<p>Avec l'art, nous sommes entrée dans le XVIIIe +siècle. C'est par les salons que se font désormais +les renommées littéraires, et plusieurs des femmes +qui président à ces cercles y brillent par leur +mérite personnel. Toute déconsidérée qu'elle fût, +Mme de Tencin réunissait autour d'elle des hommes +d'esprit et de talent qu'elle appelait irrévérencieusement +<i>ses bêtes</i>: c'était Montesquieu, Fontenelle.</p> + +<p>Chose étrange, Mme de Tencin, l'une des femmes +qui concoururent le plus effrontément à la corruption +de la Régence, a laissé des romans où ses +moeurs sont bien loin de se refléter. Le libertinage +de sa vie contraste avec les sentiments ingénus +et délicats qui respirent dans son chef-d'oeuvre: +<i>les Mémoires du comte de Comminges</i>, «le +plus beau titre littéraire des femmes dans le XVIIIe +siècle», a dit M. Villemain<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364"><sup>364</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" name="footnote364"></a><b>Note 364:</b><a href="#footnotetag364"> (retour) </a> M. Villemain, <i>Tableau de la littérature au XVIIIe siècle</i>. +Onzième leçon.</blockquote> + +<p>Les assises du bel esprit se tenaient aussi à +Sceaux, chez la duchesse du Maine. A sa cour apparaissaient +Voltaire, Fontenelle, Chaulieu, La +Motte, puis des femmes distinguées qui devaient +avoir un nom ou une influence littéraire, Mlle de +Launay et deux grandes dames qui tinrent des +salons renommés: la marquise de Lambert, la +marquise du Deffand.</p> + +<p>Les <i>Mémoires</i> de Mlle de Launay, a dit M. Villemain, +«sont curieux à plus d'un titre, et surtout +parce qu'ils marquent une époque de la langue et +du goût, un certain art de simplicité mêlée de +finesse, d'élégance discrète et de bienséance ingénieuse. +C'était le ton de la cour de Sceaux. +C'était le style net et fin qui plaît dans La Motte, +auquel Fontenelle ajouta de nouvelles grâces, que +Mairan, Mme de Lambert, Maupertuis employèrent +avec goût, que Montesquieu mêla parfois à son +génie, et dont quelques nuances se retrouvent +dans la concision piquante de Duclos et dans la +subtilité prétentieuse de Marivaux. Sous la plume +de Mlle de Launay, ce style est à son point de perfection, +poli, enjoué, facile, et parfois, lorsque son +cour est engagé dans ce qu'elle raconte, vif et coloré, +en dépit de la modestie de l'expression<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365"><sup>365</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" name="footnote365"></a><b>Note 365:</b><a href="#footnotetag365"> (retour) </a> Villemain, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Malheureusement le souffle des plus amères déceptions +avait desséché le cour de Mlle de Launay, +sans que ce pauvre coeur pût se retremper à la +source de ces consolations religieuses qu'elle était +loin pourtant de méconnaître. Ses <i>Mémoires</i> ne +laissent dans l'âme du lecteur qu'une sensation de +vide et de découragement.</p> + +<p>Bien différente est l'impression que produisent +les écrits de la marquise de Lambert à qui M. Villemain +reconnaît un style de même race que +celui de Mlle de Launay. On sent que, disciple de +Fénelon, elle a passé une partie de sa vie dans le +XVIIe siècle, et la pensée chrétienne donne à ses +écrits l'élévation morale et la douce chaleur du +sentiment.</p> + +<p>Moraliste aimable, elle n'avait écrit que pour ses +enfants, et ce fut malgré elle que ses oeuvres +furent livrées à la publicité. Ne nous en plaignons +pas, nous qui avons respiré dans ces pages exquises +les plus généreux sentiments d'honneur +chevaleresque, de pureté morale, de tendresse +contenue. J'ai cité plus haut les <i>Avis</i> que Mme de +Lambert donna à son fils et à sa fille<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366"><sup>366</sup></a>. Comme Cicéron, +elle écrivit un traité sur l'<i>Amitié</i>, un autre +sur la <i>Vieillesse</i><a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367"><sup>367</sup></a>. Si les limites de mon ouvrage me +le permettaient, je citerais plus d'une page du +traité de l'<i>Amitié</i>. Peut-être même ces pages qui +expriment sous une forme plus délicate et plus +châtiée, des pensées analogues à celles que j'ai +empruntées à Mme de Sablé, auraient-elles plus +mérité que les maximes de cette dernière une +citation spéciale dans mon étude. Mais en accordant +cette place aux réflexions de Mme de Sablé, je +ne pouvais oublier qu'elle a en quelque sorte créé +la littérature des <i>Maximes</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" name="footnote366"></a><b>Note 366:</b><a href="#footnotetag366"> (retour) </a> Voir notre chapitre II.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" name="footnote367"></a><b>Note 367:</b><a href="#footnotetag367"> (retour) </a> On lui doit aussi des <i>Réflexions sur les femmes</i> et d'autres opuscules.</blockquote> + +<p>Le marquis d'Argenson a rendu un digne hommage +à Mme de Lambert, à son caractère, à l'influence +qu'elle exerça et qui fit de son salon le +seuil de l'Académie française<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368"><sup>368</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" name="footnote368"></a><b>Note 368:</b><a href="#footnotetag368"> (retour) </a> Marquis d'Argenson, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Ce salon était encore un héritage du XVIIe siècle +par les goûts littéraires de la marquise, par ses +croyances religieuses, et même par le <i>précieux</i> +dont elle aurait gardé quelque reste s'il faut en +croire, non ses écrits parfaitement naturels, mais +le témoignage de son ami le marquis d'Argenson.</p> + +<p>Les salons qui devaient succéder à ce cercle +ont un autre caractère et sont bien du XVIIIe siècle.</p> + +<p>Foncièrement ignorantes de tout, les femmes +du XVIIIe siècle parlent de tout, raisonnent ou déraisonnent +sur tout, mais toujours avec cette grâce +piquante qui distingue la conversation du XVIIIe +siècle. Ce qui domine alors, c'est le trait d'esprit, +c'est le brillant, vrai ou faux, peu importe, pourvu +que le stras miroite. Au milieu de tout ce clinquant +et de tout ce cliquetis de paroles, le marquis +d'Argenson regrettait la causerie grave et noble +de l'hôtel de Rambouillet, cette causerie dont +le salon de Mme de Lambert lui apportait sans doute +un dernier écho.</p> + +<p>Cependant, quelle que soit sa nouvelle allure, +rapide et brillante, la causerie a plus que jamais +les caractères distinctifs de l'esprit français, la +clarté, la précision. Et les salons qui seuls, comme +je le rappelais plus haut, donnent la célébrité aux +oeuvres de l'intelligence, les salons demandent au +savant, comme au littérateur, que dans ses écrits +même il parle leur langue. Dépouillant l'appareil +doctrinal, la science se fait aimable pour se présenter +aux belles dames.</p> + +<p>«Point de livre alors, dit M. Taine, qui ne soit +écrit pour des gens du monde et même pour des +femmes du monde. Dans les entretiens de Fontenelle +sur <i>la Pluralité des mondes</i>, le personnage +central est une marquise.» Voltaire, qui a dédié +<i>Alzire</i> à Mme du Chatelet, écrit pour elle <i>la Métaphysique</i> +et <i>l'Essai sur les moeurs</i>. C'est pour +Mme d'Épinay que Rousseau compose <i>l'Émile</i>.</p> + +<p>«Condillac écrit <i>le Traité des sensations</i>, d'après les +idées de Mlle Ferrand, et donne aux jeunes filles +des conseils sur la manière de lire sa <i>Logique</i>. Baudeau +adresse et explique à une dame son <i>Tableau +économique</i>. Le plus profond des écrits de Diderot +est une conversation de Mlle de l'Espinasse avec +d'Alembert et Bordeu. Au milieu de son <i>Esprit +des lois</i>, Montesquieu avait placé une invocation +aux Muses. Presque tous les ouvrages sortent +d'un salon, et c'est toujours un salon qui, avant +le public, en a les prémices<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369"><sup>369</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" name="footnote369"></a><b>Note 369:</b><a href="#footnotetag369"> (retour) </a> Taine, <i>les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime</i>.</blockquote> + +<p>Les femmes trouveront-elles, dans le courant +scientifique qui les enveloppe, l'instruction que +ne leur a pas donnée leur première éducation? +Non; les connaissances qu'elles acquièrent +dans le commerce superficiel du monde, et qui +manquent de base, ces connaissances faussent +plus leur jugement qu'elles ne le fortifient. Les +femmes n'auront guère ajouté que la pédanterie à +l'ignorance. Nous trouverons cependant des exceptions. +L'une nous sera donnée par le monde +des salons, dans la personne de Mme du Chatelet, +qui écrit <i>les Institutions de physique</i>, <i>l'Analyse de la +philosophie de Leibnitz</i>, et qui traduit <i>les Principes +de Newton</i>. Nous rencontrerons encore un autre +exemple de vaillant labeur intellectuel, bien loin +des salons parisiens, au fond d'une province, +dans ce château vendéen où une jeune fille, Mlle de +Lézardière, s'imposait une tâche écrasante: <i>la +Théorie des lois politiques de la monarchie française</i>. +M. Augustin Thierry lui a reproché d'avoir nié +l'influence romaine dans la monarchie franke et +d'avoir groupé d'après les besoins de sa thèse, +les vieux monuments législatifs qu'elle cite; mais +il ne peut s'empêcher d'admirer dans l'oeuvre de +Mlle de Lézardière, l'enchaînement des idées, le +soin avec lequel les documents les plus arides ont +été compulsés, la sagacité que l'auteur apporte +souvent pour traiter des questions ardues. M. Augustin +Thierry avoue que si la Révolution n'avait +pas entravé la publication de ce livre, il eût pu +faire secte<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370"><sup>370</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" name="footnote370"></a><b>Note 370:</b><a href="#footnotetag370"> (retour) </a> Augustin Thierry, <i>Considérations sur l'histoire de France</i>.</blockquote> + +<p>Les femmes du XVIIIe siècle embrassent avec +ardeur les principes de la philosophie nouvelle, +triste philosophie qui, en sapant toutes les +croyances, allait amener l'effondrement social de +notre pays. Les femmes rivalisent avec les hommes +pour monter à l'assaut des vérités religieuses. +Elles font gloire de leur athéisme. L'une traite +Voltaire de bigot parce qu'il est déiste<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371"><sup>371</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" name="footnote371"></a><b>Note 371:</b><a href="#footnotetag371"> (retour) </a> Caro, <i>la Fin du XVIIIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Mme Geoffrin, femme peu instruite, mais «riche +vaniteuse<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372"><sup>372</sup></a>,» donne de célèbres soupers philosophiques +grâce auxquels elle devient pendant quarante +ans «une manière de dictateur de l'esprit, +des talents, du mérite et de la bonne compagnie<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373"><sup>373</sup></a>.» +Les encyclopédistes qui se réunissent +chez elle, se retrouvent aussi chez Mlle de l'Espinasse, +cette brillante transfuge du salon de Mme du +Deffand.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" name="footnote372"></a><b>Note 372:</b><a href="#footnotetag372"> (retour) </a> Cuvillier-Fleury, <i>Une reine de Saba de la rue Saint-Honoré</i>. +(<i>Posthumes et revenants</i>.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" name="footnote373"></a><b>Note 373:</b><a href="#footnotetag373"> (retour) </a> Témoignage d'un annotateur de Montesquieu, cité dans l'ouvrage +ci-dessus.</blockquote> + +<p>En dépit de sa liaison avec Voltaire, la marquise +du Deffand a de l'antipathie pour les philosophes; +mais elle n'a pas respiré en vain le souffle +d'incrédulité qui émane de leurs doctrines. Elle +voudrait croire, elle ne le peut. Aussi, bien que +son salon du couvent de Saint-Joseph<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374"><sup>374</sup></a> fût l'un des +plus aristocratiques et des plus spirituels de Paris, +bien que, vieille et aveugle, elle fit de sa vie +une fête perpétuelle, l'ennui est au fond de son +âme, ennui mortel, incurable, que laissent à leur +place les croyances disparues. Elle le caractérisait, +cet ennui, par l'un de ces traits profonds +qui distinguent sa correspondance: «La société +présente est un commerce d'ennui; on le donne, +on le reçoit, ainsi se passe la vie<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375"><sup>375</sup></a>.» Elle écrivait +cela à la duchesse de Choiseul, l'amie et la protectrice +de l'abbé Barthélemy, la femme ravissante +que nous avaient fait connaître les témoignages +enthousiastes de ses contemporains, et que nous +révèlent mieux encore ses lettres remplies de vivacité +et de charme sympathique. Elle aussi, cependant, +la noble et généreuse femme, elle cherchait +ailleurs que dans le christianisme le principe +de sa tendre charité. Tout en détestant Rousseau, +elle n'avait d'autre religion que la profession de +foi du vicaire savoyard<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376"><sup>376</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" name="footnote374"></a><b>Note 374:</b><a href="#footnotetag374"> (retour) </a> Actuellement le ministère de la guerre. Marquis de Saint-Aulaire, +<i>Correspondance complète de Mme du Deffand</i>, 1877.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" name="footnote375"></a><b>Note 375:</b><a href="#footnotetag375"> (retour) </a> Lettre du 31 août 1772.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" name="footnote376"></a><b>Note 376:</b><a href="#footnotetag376"> (retour) </a> Marquis de Saint-Aulaire, notice précédant la correspondance +de Mme du Deffand.</blockquote> + +<p>Rousseau, qui avait soulevé parmi les femmes +un ardent enthousiasme, dut perdre plus d'une +admiratrice par ses <i>Confessions</i>. Plus d'une, en effet, +devait partager le sentiment de la comtesse de +Boufflers écrivant à Gustave III: «Je charge, +quoiqu'avec répugnance, le baron de Cederhielm +de vous porter un livre qui vient de paraître: ce +sont les infâmes mémoires de Rousseau, intitulés +<i>Confessions</i>. Il me paraît que ce peut être celles +d'un valet de basse-cour, au-dessous même de cet +état, maussade en tout point, lunatique et vicieux +de la manière la plus dégoûtante. Je ne reviens +pas du culte que je lui ai rendu (car c'en était un); +je ne me consolerai pas qu'il en ait coûté la vie à +l'illustre David Hume, qui, pour me complaire, +se chargea de conduire en Angleterre cet animal +immonde<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377"><sup>377</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" name="footnote377"></a><b>Note 377:</b><a href="#footnotetag377"> (retour) </a> La comtesse de Boufflers à Gustave III. Lettre du 1er mai +1782, reproduite d'après les papiers d'Upsal, par M. Geffroy, <i>Gustave III +et la cour de France</i>, Appendice.</blockquote> + +<p>Plût à Dieu que toutes les femmes eussent partagé +ici l'indignation de Mme de Boufflers et que +les <i>Confessions</i> de Rousseau n'eussent point enfanté +les <i>Mémoires particuliers</i> de Mme Roland! Contraste +bizarre! La légère comtesse de Boufflers s'indigne +du cynisme des <i>Confessions</i>, et l'honnête Mme Roland +imite ce cynisme dans ses <i>Mémoires</i>, ces +<i>Mémoires</i> où l'enthousiasme qui porte à faux, l'esprit +d'utopie, la déclamation, la pose théâtrale, +sont bien aussi de l'école de Rousseau, et font regretter +que Mme Roland ne se soit pas plus souvent +montrée elle-même dans les fraîches et douces +inspirations qui échappent parfois de son cour et +de sa plume.</p> + +<p>L'influence de Rousseau avait été immense sur +les femmes. Il avait fait succéder à l'esprit de sarcasme +et de dénigrement la sensiblerie et l'enthousiasme. +Nous avons vu la sensiblerie à l'oeuvre +dans l'éducation des jeunes filles. Elle se +traduit jusque dans la parure et produit la robe <i>à +la Jean-Jacques Rousseau</i>, le pouf <i>au sentiment</i>. Elle +préside à toutes les actions de la vie et a particulièrement +son emploi dans les salons littéraires. +En écoutant Trissotin, les fausses précieuses du +XVIIe siècle disaient qu'elles se pâmaient d'aise; +les femmes sentimentales du XVIIIe siècle font +mieux que de le dire en entendant un auteur lire +sa pièce: elles se pâment réellement. Les sanglots, +les syncopes, tels sont leurs applaudissements.</p> + +<p>En mettant à la mode l'enthousiasme et les larmes +d'admiration, Rousseau préparait, sans qu'il +s'en doutât, le triomphe de Voltaire: «Il est d'usage, +surtout pour les jeunes femmes, de s'émouvoir, +de pâlir, de s'attendrir, et même en général +de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire; +on se précipite dans ses bras, on balbutie, on +pleure, on est dans un trouble qui ressemble à +l'amour le plus passionné.» Faut-il rappeler ici +qu'au retour de Voltaire, des femmes françaises +participèrent à l'ovation indescriptible qui lui fut +faite et où vibra ce cri antinational: «Vive l'auteur +de <i>la Pucelle</i>!<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378"><sup>378</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" name="footnote378"></a><b>Note 378:</b><a href="#footnotetag378"> (retour) </a> Témoignages recueillis par M. Taine, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>N'enveloppons pas toutefois dans la même réprobation +tous les élans d'enthousiasme qui se +produisirent dans les dernières années de l'ancien +régime. Il y eut alors au sein de la vieille noblesse +française de généreux tressaillements. Longtemps +comprimés par le scepticisme, les bons instincts +de la nature humaine cherchaient à réagir. Les +théories humanitaires circulaient. Des femmes s'en +firent les éloquents interprètes et les propagèrent +à l'étranger, comme nous le verrons dans le chapitre +suivant.</p> + +<p>Si tant de nobles élans devaient demeurer stériles, +c'est qu'en général ils ne cherchaient pas +dans l'Évangile l'inspiration et la règle. En vain +croit-on travailler au bonheur des peuples quand +on y travaille sans Dieu ou contre Dieu: «Si le +Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c'est en +vain que travaillent ceux qui la bâtissent.»</p> + +<p>Toutes les belles théories philanthropiques du +XVIIIe siècle allaient aboutir aux pages sanglantes +de la Terreur.</p> + +<p>La pensée religieuse, sinon toujours la foi, vivait +cependant encore dans quelques-uns de ces +coeurs qui battaient pour la liberté. Je me plais à +nommer ici une femme qui rappela dans ses oeuvres +immortelles, que l'homme ne peut se passer +de Dieu et du culte qu'il doit lui rendre. Née protestante, +mais catholique d'instinct, les religieuses +traditions que l'on gardait dans sa famille, prémunirent +Mme de Staël contre les dangereuses doctrines +qu'elle rencontrait chez les hôtes que réunissait +le célèbre salon de sa mère, la pieuse et +charitable Mme Necker. Si, comme les femmes de +son temps, Mme de Staël admira Rousseau, du +moins le déisme du Vicaire savoyard ne lui suffisait +pas; et bien que son ardente imagination +s'élançât au delà des limites que le dogme prescrit, +son coeur aimant et souffrant sentait le besoin de +la foi qui soutient et console.</p> + +<p>Fervente disciple d'un père qu'elle adorait, elle +aima, comme Necker, la liberté telle qu'elle crut +la voir apparaître à l'ouverture des États généraux<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379"><sup>379</sup></a>. +Lorsque cette liberté fut devenue la plus +odieuse des tyrannies, Mme de Staël, dans un magnifique +élan, prit la défense de la reine qui allait +consommer son martyre sur l'échafaud.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" name="footnote379"></a><b>Note 379:</b><a href="#footnotetag379"> (retour) </a> Mme de Staël à Gustave III, lettre du 11 novembre 1791, reproduite +par M. Geffroy d'après les papiers d'Upsal. <i>Gustave IIIe +et la cour de France</i>.</blockquote> + +<p>Malgré de cruelles déceptions, la liberté fut +toujours, pour Mme de Staël, l'âme de son génie, +merveilleux génie qui excella dans l'observation +de la vie sociale<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380"><sup>380</sup></a>. Cette liberté, Mme de Staël la +voulait, non seulement pour les peuples, mais +pour les lettres. La littérature française lui paraissait +alors emprisonnée dans le cercle d'une tradition +qui devenait de plus en plus étroite. Elle lui +ouvrit les larges horizons des littératures germaniques +pour que le génie national pût leur demander +ce qui s'appropriait le mieux à son essence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" name="footnote380"></a><b>Note 380:</b><a href="#footnotetag380"> (retour) </a> Villemain, <i>Tableau de la littérature au XVIIIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Ici Mme de Staël n'appartient plus au XVIIIe siècle. +Mais je n'ai pas voulu quitter cette époque +sans y saluer dans l'aurore de son génie la plus +grande des femmes qui ont tenu en France le +sceptre de l'intelligence.</p> + + + + +<a name="c4" id="c4"></a> +<br><br> +<h3>CHAPITRE IV</h3> +<br> + +<h3>LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS</h3> + + + +<p>Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps modernes.—Entre +le moyen âge et la Renaissance: Jeanne Hachette et les +femmes de Beauvais; Anne de France, dame de Beaujeu; Anne de +Bretagne.—XVIe-XVIIe siècles: Louise de Savoie et Marguerite d'Angoulême. +Les favorites des Valois. Catherine de Médicis. Elisabeth +d'Autriche. Anne d'Este, duchesse de Guise. La duchesse de Montpensier. +La femme de Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des +femmes du XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes +femmes. Marie de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant +la Fronde. Les collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de +Maintenon. Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les conseillères +de Gustave III. La mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. +Les martyres et les héroïnes de la Révolution. Les femmes politiques +de la Révolution: Mme Roland, Charlotte Corday, Olympe de Gouges. +Les mégères. Les <i>flagelleuses</i>. Leurs clubs. Les tricoteuses; les +sans-culottes. Les <i>Furies de la guillotine</i>. La Mère Duchesne, Reine +Audu, Rose Lacombe. Théroigne de Méricourt.</p> + + +<p>Souvent heureuse dans les oeuvres de l'intelligence, +quelle a été l'influence de la femme française +dans le domaine des événements de l'histoire?</p> + +<p>Depuis le XVIe siècle, il faut le dire, cette influence +a été généralement néfaste. Il n'en avait pas été +ainsi au moyen âge. Lorsque les femmes intervenaient +à cette époque dans les scènes de l'histoire, +c'était parfois, il est vrai, pour le malheur du pays, +mais c'était le plus souvent pour sa gloire. Sainte +Clotilde, sainte Bathilde, Blanche de Castille, +Jeanne d'Arc comptent parmi les bienfaiteurs de +la France. Les trois premières lui ont donné la +royauté chrétienne, et l'une de celles-ci a contribué +à son unité nationale; la quatrième l'a miraculeusement +délivrée de l'étranger. Mais ce qui a +fait leur force, c'est une grande inspiration, de foi +patriotique et religieuse, c'est pour les unes le profond +sentiment d'une mission maternelle, c'est pour +Jeanne d'Arc l'appel direct du ciel. Ces femmes ont +agi dans la mesure des attributions réservées à +leur sexe, et, dans ces attributions, je ne comprends +pas seulement les vertus domestiques de la +femme et les vertus morales qui lui sont communes +avec l'homme, je mets au premier rang les vertus +patriotiques, je n'ai pas dit les talents politiques. +Et cependant ces talents n'ont pas manqué à +Blanche de Castille; mais placée dans la situation +exceptionnelle de régente, elle se servait de son +habileté dans les affaires publiques pour laisser à +son fils un pouvoir fort et respecté. Elle fut une +grande reine, parce qu'elle fut une grande mère.</p> + +<p>Mais ce qui, dans les conditions ordinaires, rend +funeste l'intrusion politique de la femme, c'est que, +créature essentiellement impressionnable, elle fait +souvent servir son pouvoir à ses ambitions, ou +bien à ses sentiments de tendresse et de haine. Plus +absorbée que l'homme par les affections du foyer, +ces affections, en devenant exclusives, l'aveuglent +facilement, et elle leur sacrifie d'instinct les intérêts +du pays. Si elle paraît favoriser ceux-ci, c'est qu'ils +se seront accordés avec ses sentiments personnels. +D'ailleurs, et nous l'en félicitons, elle est rarement +douée des facultés de l'homme d'État. Ce n'est pas +pour cette mission que la Providence l'a créée. Sans +doute, lorsqu'une sage et forte éducation l'a habituée +à faire dominer en elle la voix de la conscience, +elle peut, nous le redirons plus tard avec M. de +Tocqueville, inspirer utilement à son foyer l'homme +d'État, non en lui conseillant des combinaisons +politiques, mais en le fortifiant dans le culte du +devoir. Touche-t-elle directement aux affaires publiques, +elle risque de remplacer par l'esprit d'intrigue +les qualités politiques qui lui manquent.</p> + +<p>Donc, la passion personnelle pour guide, l'intrigue +pour moyen, c'est le caractère dominant de +l'influence politique exercée par la femme. On en +vit quelques exemples au moyen âge, mais ils devinrent +fréquents dès ce XVIe siècle où s'affaiblissent +les principes élevés auxquels avaient obéi +des princesses chrétiennes; ce XVIe siècle qui, en +faisant naître la cour de France, fortifiera l'esprit +d'intrigue.</p> + +<p>Dans la période intermédiaire qui suit le moyen +âge et qui précède la Renaissance, nous retrouverons +encore cependant une imitatrice de Jeanne +d'Arc, Jeanne Hachette; une héritière de Blanche +de Castille, Anne de France, dame de Beaujeu.</p> + +<p>C'est à l'heure du péril national que Jeanne Hachette +et ses vaillantes compagnes s'arrachent à +l'ombre du foyer pour défendre leur ville menacée. +Comme Jeanne d'Arc, elles ne séparent pas du +patriotisme la foi qui le vivifie. Quand, pour repousser +Charles le Téméraire, elles marchent au +rempart, elles ont pour enseigne la châsse de sainte +Angadresme, patronne de leur ville. Les unes apportent +des munitions aux défenseurs du rempart; +d'autres font pleuvoir sur les ennemis des flots bouillants +d'huile et d'eau, ou les écrasent sous les +grosses pierres qu'elles font rouler sur leurs têtes. +Les assaillants ont commencé à gravir le rempart; +un porte-étendard plante déjà la bannière de Bourgogne +sur la muraille; il la tient encore, mais +Jeanne Hachette la lui arrache.</p> + +<p>L'ennemi fut repoussé. Parmi les récompenses +que Louis XI donne aux habitants de Beauvais, de +nobles privilèges sont accordés aux femmes. Le roi +les dispense des lois somptuaires. Elles ont le pas +sur les hommes à la procession annuelle que +Louis XI institue en l'honneur de sainte Angadresme; +elles forment comme une garde d'honneur +autour de la châsse qui a été leur force et +leur point de ralliement pour sauver leur cité. +J'ai nommé, dans Anne de France, une héritière +des grandes pensées de Blanche de Castille. Tutrice +de son frère Charles VIII, elle accomplit, comme +soeur, une mission politique analogue à celle que +Blanche avait remplie comme mère. Ainsi que la +souveraine du XIIIe siècle, elle poursuit avec une +prudente fermeté l'oeuvre de l'unité française. Elle +a les qualités politiques de Louis XI sans en avoir +la cruauté; et, par sa générosité, par sa munificence, +elle rend au pouvoir royal l'éclat que lui +avait enlevé la mesquinerie de son père<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381"><sup>381</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" name="footnote381"></a><b>Note 381:</b><a href="#footnotetag381"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>. Anne de France.</blockquote> + +<p>Cette jeune femme de vingt-deux ans avait, dit +un historien, «la ténacité, la dissimulation et la +volonté de fer du feu roi; aussi disait-il d'elle, +avec sa causticité accoutumée, que c'était «la +moins folle femme du monde, car, de femme sage, +il n'y en a point.» «Elle prouva qu'il y en avait +une; car elle poursuivit, avec une sagacité et une +énergie admirables, tout ce qu'il y avait eu de national +dans les plans de Louis XI.» «Elle eût été +digne du trône par sa prudence et son courage, si +la nature ne lui eût refusé le sexe auquel est dévolu +l'empire.» «Ce jugement d'un contemporain +est celui de la postérité<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382"><sup>382</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" name="footnote382"></a><b>Note 382:</b><a href="#footnotetag382"> (retour) </a> Henri Martin, <i>Histoire de France</i>, tome VII.</blockquote> + +<p>Anne de France mérite cet hommage comme tutrice +de Charles VIII, mais nous verrons un peu +plus tard que la belle-mère du connétable de Bourbon +n'en sera plus digne. Quel que soit le génie +politique dont la nature ait exceptionnellement +doué une femme, quelle que soit la force d'âme avec +laquelle elle se possède, il est bien rare qu'à certain +moment la passion ne vienne obscurcir en elle la +notion du sens patriotique. Mais nous ne sommes +pas encore arrivés à cette dernière apparition de +madame de Beaujeu dans l'histoire.</p> + +<p>Aux États généraux qu'Anne de France consent +à réunir, les paysans libres sont appelés pour la +première fois; et, tout en fortifiant le Tiers-État, +la princesse continue à défendre le pouvoir royal +contre les envahissements de la féodalité. Elle résiste +victorieusement à la nouvelle ligue du Bien +public que dirige contre elle le duc d'Orléans. +Comme nous venons de le rappeler, l'unité de la +France la compte, elle aussi, parmi ses fondateurs. +Cette unité lui doit encore une force considérable: +la réunion de la Bretagne à la France, «le plus +grand acte qui restât encore à accomplir pour la +victoire définitive et la constitution territoriale de +la nationalité française<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383"><sup>383</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" name="footnote383"></a><b>Note 383:</b><a href="#footnotetag383"> (retour) </a> Guizot, <i>Histoire de France</i>, tome II.</blockquote> + +<p>Anne prépare peu à peu son frère à prendre le +pouvoir, et quand ce moment est venu, elle se +retire; elle se livre, dans sa retraite, à ses devoirs +domestiques. Elle ne garde plus que le droit de +conseiller discrètement son frère. Si Charles VIII +l'avait écoutée, il n'aurait pas entraîné la France +dans ces guerres d'Italie qui furent si préjudiciables +au pays.</p> + +<p>Pourquoi faut-il qu'Anne de France ait terni, sa +pure gloire quand, à ses derniers moments, les injustices +dont François Ier accablait le mari de sa +fille, le connétable de Bourbon, lui firent perdre +le sentiment français, et qu'elle recommanda à +son gendre de s'allier à la maison d'Autriche! +Tout viril que fût son caractère, elle était demeurée +femme pour subordonner aux intérêts de sa +maison son influence politique. Soeur et tutrice de +Charles VIII, elle sert la France. Belle-mère du +connétable de Bourbon, elle la trahit. Mais n'oublions +pas que ce fut à l'heure des défaillances de +la mort. N'oublions pas non plus que lorsqu'elle +était au pouvoir, elle suivit une politique vraiment +nationale, quelle qu'en fût l'inspiration: Si l'on +excepte Anne d'Autriche, elle est la seule qui ait +droit à cet éloge entre toutes les princesses qui, +depuis le xve siècle, ont exercé une influence sur +les destinées de notre pays. C'est qu'elle était la +seule aussi qui fût fille de France.</p> + +<p>L'une des causes qui, en effet, rendirent le plus +désastreuse l'intervention politique des reines, +c'est que, nées dans des cours étrangères, elles +apportaient généralement sur le trône de France +l'amour de leur pays natal. Une contemporaine de +Madame de Beaujeu en donna le triste exemple. +C'est en mariant Charles VIII à l'héritière de la +Bretagne qu'Anne de France avait réuni cette belle +province à notre patrie; et peu s'en fallut que la +reine, Bretonne avant d'être Française, n'enlevât +à notre pays le don qu'elle lui avait apporté. A +peine Charles VIII est-il mort, qu'Anne de Bretagne +se retire dans son duché. Cependant un traité +l'oblige à ne se remarier qu'à un roi de France +ou à l'héritier présomptif de celui-ci. Louis XII +lui demande sa main, et elle la lui accorde. Mais +le roi lui abandonne la jouissance de son bien et +de son duché, et toujours la duchesse de Bretagne +l'emporte sur la reine de France<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384"><sup>384</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" name="footnote384"></a><b>Note 384:</b><a href="#footnotetag384"> (retour) </a> Voir les histoires de France de MM. Henri Martin, Trognon.</blockquote> + +<p>De son mariage avec Louis XII, Anne de Bretagne +n'a que deux filles. La seconde, Claude de +Francs, héritière du duché de Bretagne, doit +épouser l'héritier du trône, François d'Angoulême. +Mais la reine déteste Louise de Savoie, +mère de ce prince, et plutôt que de voir passer la +Bretagne entre les mains du fils de son ennemie, +elle presse Louis XII de fiancer la princesse +Claude à Charles d'Autriche, le futur Charles-Quint: +mariage désastreux qui démembrait la +France. Le comté de Blois, le Milanais, Gênes, +Asti, furent joints plus tard à la dot de la fiancée; +et si le roi mourait sans héritier mâle, le duché de +Bourgogne devait passer, avec la princesse +Claude, à la maison d'Autriche! Voilà ce qu'Anne +de Bretagne avait arraché à l'âme si française de +Louis XII! Mais à quel prix! Les regrets, les remords +accablent le roi. Il tombe malade. Le cardinal +d'Amboise, les autres conseillers du prince, +lui rappellent ses devoirs de roi. Alors Anne ne +résiste plus. Louis XII stipule dans son testament +que lorsque sa fille Claude sera en âge d'être mariée, +elle épousera François-d'Angoulême. Mais +tant que la reine vécut, ce mariage n'eut pas lieu.</p> + +<p>Une précédente maladie de Louis XII avait fait +prévoir à la reine un second veuvage. Sa première +pensée fut de se retirer en Bretagne après la mort +du roi et d'y emmener sa fille Claude pour la soustraire +aux partisans de François d'Angoulême. +Elle se hâta d'envoyer ses bagages à Nantes par la +Loire. Le gouverneur de François d'Angoulême, +le maréchal de Gié, les fit saisir entre Saumur et +Nantes. Le roi se rétablit, et la reine, qui gardait +sur lui son influence, se souvint de l'injure du maréchal. +Il ne lui suffit pas de le faire chasser de la +cour. Elle veut le déshonorer. Elle suscite contre +lui des témoins qui l'accusent de concussion et +d'autres crimes encore. Ce n'est pas la mort du +maréchal qu'elle poursuit. Non, la mort serait +pour lui la délivrance, et ce que la reine lui prépare, +c'est la lente agonie du vieillard qui a été +heureux, justement honoré et qui, dépouillé de +ses emplois, traînera une existence misérable: +«la mort ne luy dureroit qu'un jour, voire qu'une +heure, et ses langueurs qu'il auroit le feroient +mourir tous les jours.</p> + +<p>«Voylà la vengeance de ceste brave reyne,» +ajoute Brantôme<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385"><sup>385</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" name="footnote385"></a><b>Note 385:</b><a href="#footnotetag385"> (retour) </a> Brantôme, <i>l.c.</i></blockquote> + +<p>Anne de Bretagne était-elle donc un monstre? +Non, dans sa vie privée, elle était généreuse, charitable. +Elle aimait ses serviteurs et faisait du bien +à ceux du roi. Vertueuse et digne, elle faisait régner les +bonnes moeurs dans cette cour où, la +première, elle attira les femmes et les jeunes filles. +Louis XII était fier de lui envoyer les ambassadeurs +qu'elle recevait avec sa grâce royale et son +éloquente parole. Elle protégea les lettres, les +arts<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386"><sup>386</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" name="footnote386"></a><b>Note 386:</b><a href="#footnotetag386"> (retour) </a> Voir le chapitre précédent.</blockquote> + +<p>Mais au milieu de toutes ces qualités, Anne de +Bretagne était impérieuse et ne souffrait pas la +contradiction; elle était passionnée dans ses ressentiments +et elle y apportait la ténacité de la +vieille race bretonne. Lorsqu'une femme, belle, +séduisante, aimée, a au service de ses haines +une influence politique, que devient pour elle +l'intérêt de ce pays au milieu duquel d'ailleurs elle +se considère comme une étrangère!</p> + +<p>L'ennemie d'Anne de Bretagne, Louise de Savoie, +anima aussi de ses passions ses actes politiques. +Lorsque, pour la cause de François d'Angoulême, +le maréchal de Gié a encouru l'inimitié +de la reine, Louise de Savoie compte parmi les +faux témoins qui accusent le fidèle soutien de son +fils: C'est qu'au prix de cette lâcheté elle conquiert +la faveur de la reine. C'est pour son fils, sans +doute, qu'elle boit cette honte, car cette femme +profondément corrompue a un grand amour au +coeur, et c'est avec la plus vive exaltation que, +dans son journal, elle nomme son fils «mon roi, +mon seigneur, mon César et mon Dieu<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387"><sup>387</sup></a>.» Mais +cet amour, ce n'est que l'instinct qui se fait entendre +au coeur même des fauves; ce n'est pas +l'amour intellectuel que connaît la mère chrétienne +et qui fait d'elle la mère éducatrice par excellence. +Au lieu d'élever vers le bien l'âme de son +fils, Louise de Savoie la pervertit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" name="footnote387"></a><b>Note 387:</b><a href="#footnotetag387"> (retour) </a> <i>Journal de Louise de Savoie</i>, date du 25 <i>de janvier</i> 1501.</blockquote> + +<p>Elle se sert tantôt de son influence sur François +Ier, tantôt de son pouvoir de régente, pour faire +triompher ses vives tendresses ou ses implacables +ressentiments. Du duc de Bourbon qu'elle aime, +elle fait un connétable de France; et du nouveau +connétable qui dédaigne son amour, elle fait un +persécuté qui devient un traître à la patrie.</p> + +<p>Pour perdre Lautrec, gouverneur du Milanais, +elle s'empare des deniers que lui envoyait le surintendant +Semblançay; et elle laisse ainsi échapper +à la France le duché de Milan. Et comme Semblançay +déclare que c'est la reine mère qui a pris +cette somme, Louise de Savoie poursuit de sa +haine le surintendant. Cinq années après, François +Ier sacrifie à sa mère le noble vieillard qu'il +appelait son père et qui a administré les finances +sous les deux règnes précédents et sous le sien. +Il laisse Louise de Savoie ourdir avec son digne +complice, le chancelier Duprat, le procès qui se +terminera par un sinistre spectacle: le vieux surintendant +pendu au gibet de Montfaucon!</p> + +<p>A un moment de sa vie pourtant, Louise de +Savoie eut, à l'intérieur et à l'extérieur<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388"><sup>388</sup></a>, une politique +utile à la France: c'est que, régente alors +pendant la captivité de François Ier, son devoir se +trouva d'accord avec son amour maternel. Pour +délivrer son fils, c'est avec une haute habileté diplomatique +qu'elle détache l'Angleterre de l'alliance +de Charles-Quint. Nous savons avec quel +sublime dévouement la fille de Louise, Marguerite +d'Angoulême, travailla, de son côté, au salut du +royal et bien-aimé captif. La mission qu'elle remplit +en Espagne, ainsi que ses autres apparitions +si discrètes dans le domaine de l'histoire, furent, +comme nous le disions, les effets du sentiment +unique qui fit de sa vie un long acte d'amour fraternel. +Mais dans cette âme généreuse et vraiment +française, cette tendresse, tout exclusive qu'elle +fut, ne l'aveugla jamais sur les besoins du pays, et +Marguerite ne la fit servir qu'au bonheur et à la +gloire de la France, à la pacification des esprits, +au soulagement de toutes les infortunes<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389"><sup>389</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" name="footnote388"></a><b>Note 388:</b><a href="#footnotetag388"> (retour) </a> M. Mignet, <i>Rivalité de François Ier et de Charles-Quint</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" name="footnote389"></a><b>Note 389:</b><a href="#footnotetag389"> (retour) </a> Voir le chapitre précédent.</blockquote> + +<p>Si, pour délivrer François Ier, Louise de Savoie +avait dignement concouru avec sa fille au relèvement +de la France, le dernier traité auquel la +reine mère mit la main, fut une honte pour notre +pays: c'était le traité de Cambrai qui, préparé par +Louise de Savoie et par Marguerite d'Autriche, +fut nommé <i>la paix des Dames</i>, et qui, abaissant la +France aux pieds de Charles-Quint, infligeait à +notre patrie la plus cruelle des humiliations: le +sacrifice de tous ses alliés «à l'ambition et à la +vengeance impériales<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390"><sup>390</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" name="footnote390"></a><b>Note 390:</b><a href="#footnotetag390"> (retour) </a> A. Trognon, <i>Histoire de France</i>, t. III.</blockquote> + +<p>Nommerons-nous maintenant les favorites des +Valois? Triste influence que celle qu'eurent dans +nos annales ces dangereuses sirènes! C'est pour +plaire à Mme de Chateaubriand que François Ier a +donné à Lautrec, frère de celle-ci, le gouvernement +du Milanais; et l'incapacité de ce général s'est +jointe à la trahison de la reine mère pour faire +perdre cette conquête à la France. La duchesse +d'Étampes sous François Ier, Diane de Poitiers +sous Henri II, remplissent de leurs créatures les +hautes charges du royaume. S'il n'est pas prouvé +que Mme d'Étampes ait trahi la France pour Charles-Quint, +il est malheureusement vrai que Diane +de Poitiers décida Henri II à conclure le traité de +Cateau-Cambrésis qui, après des combats où notre +pays avait dignement répondu à son antique +renommée, lui imposa des conditions aussi humiliantes +que s'il avait été vaincu. C'est que la paix +est nécessaire à Diane: les Guises, ses créatures, +s'élèvent trop haut à son gré; et pour contrebalancer +leur pouvoir, elle a besoin de voir revenir +à la cour Montmorency et Saint-André, prisonniers +en Espagne.</p> + +<p>Détournons nos regards de ces femmes que de +royales faiblesses rendent souveraines. Levons +les yeux jusque sur le trône, et voyons surgir la +figure énigmatique et terrible de Catherine de +Médicis.</p> + +<p>Elle ne semble pas née pour le crime, cette +femme qui se montre d'abord la tendre belle-fille +de François Ier, la patiente épouse d'un prince qui +est l'esclave d'une vieille femme, puis l'inconsolable +veuve de ce mari infidèle, la mère qui se dévoue à +ses enfants avec d'autant plus d'amour que l'espérance +de la maternité lui a été longtemps refusée.</p> + +<p>On a dit d'elle que si elle n'avait pas eu à subir +la redoutable épreuve du pouvoir, elle aurait pu +ne laisser après elle que le parfum des vertus domestiques<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391"><sup>391</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" name="footnote391"></a><b>Note 391:</b><a href="#footnotetag391"> (retour) </a> Imbert de Saint-Amand, <i>les Femmes de la cour des Valois</i>.</blockquote> + +<p>Avant la mort de Henri II, Catherine n'était +qu'en de rares circonstances sortie de sa retraite +pour exercer une action publique. Le roi, son +mari, partant pour l'expédition d'Allemagne, l'avait +nommée régente, mais en restreignant son +pouvoir. Plus tard, après que le désastre de Saint-Quentin +fait redouter que l'ennemi n'entre dans +Paris, la reine a, en l'absence de son mari, un +mouvement d'une noble spontanéité. Elle se rend +à l'Hôtel de Ville, ou au Parlement d'après une +autre version. Les cardinaux, les princes, les +princesses la suivent. Avec une persuasive éloquence, +elle demande un subside de trois cent +mille livres qui permette au roi de soutenir la +guerre. Elle l'obtient, et sa reconnaissance se traduit +en paroles d'une exquise douceur<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392"><sup>392</sup></a>. Par cette +intervention que lui dictent le péril du pays et les +plus purs sentiments domestiques, Catherine est +vraiment dans ses attributions de femme et de reine. +Aux premiers temps de son veuvage, la reine +mère s'ensevelit dans son deuil. Le moment n'est +pas venu pour elle de prendre le pouvoir. La +belle et intéressante Marie Stuart, adorée de son +jeune époux, le gouverne avec ses oncles de +Guise. Catherine de Médicis attend.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" name="footnote392"></a><b>Note 392:</b><a href="#footnotetag392"> (retour) </a> Brantôme, <i>Premier livre des Dames</i>, Catherine de Médicis; +les histoires de France de MM. Guizot et Henri Martin.</blockquote> + +<p>François II meurt. Son jeune frère Charles IX +lui succède. La reine mère est régente. Heure +fatale que celle où Catherine prend le pouvoir! Il +ne s'agit plus ici de céder à un magnanime mouvement +pour demander au cour de la France le +secours qui permettra de repousser l'étranger. +C'est une autre guerre, une guerre fratricide qui +va déchirer le sein de la France. Les luttes religieuses +qui grondent sourdement vont faire explosion, +soulevant les passions populaires et ravivant +dans l'aristocratie les révoltes féodales. Pour +diriger l'État dans ces graves conjonctures, îe +gouvernement n'est représenté que par une femme +douée d'une merveilleuse habileté, habituée par +l'épreuve à une longue dissimulation, mais qui, +dépourvue de principes supérieurs, ne se laisse +guider que par les impressions de la peur, par +l'intérêt de sa famille, et enfin par l'amour du +pouvoir, ce sentiment qui dominera chez elle avec +d'autant plus de force qu'il a été plus longtemps +comprimé dans une âme orgueilleuse. Déjà, sous +François II, quelque réservée que fût son attitude, +elle avait, dans une lettre adressée à son gendre +Philippe II, laissé entrevoir son caractère altier. +Ce qui la rendait hostile à la convocation des États +généraux, c'était la pensée que, par leurs réformes, +ils la réduiraient «à la condition d'une +chambrière.» A ce moment déjà, la vanité égoïste +l'emportait chez elle sur toute pensée patriotique. +Pendant la minorité de Charles IX, l'intérêt de +l'État et celui de sa famille s'accordant, Catherine +exerce sur les partis une action modératrice, +peu ferme malheureusement, mais qui s'unit à la +généreuse tolérance du chancelier de l'Hôpital, le +noble magistrat qui, sous François II déjà, a dû +à la reine mère son élévation.</p> + +<p>Si, par une politique incertaine, indécise, la +reine se sert tour à tour de chaque parti pour contenir +l'autre, c'est que tous deux lui paraissent +redoutables. La neutralité lui est d'autant plus +facile que la religion n'est pour elle qu'un moyen +politique. On connaît le mot qu'elle prononça +quand les premières nouvelles de la bataille de +Jarnac lui firent croire au triomphe des protestants: +«Eh bien! nous prierons Dieu en français.»</p> + +<p>Après avoir conclu le traité d'Amboise qui mécontente +également catholiques et huguenots, +Catherine suit une politique généreuse que ses intérêts +lui commandent. Elle unit les deux partis +dans une pensée patriotique et donne à leur belliqueuse +ardeur un but vraiment français: la recouvrance +du Havre que leurs querelles ont livré à +l'Anglais. La reine elle-même conduit l'armée. +Avec la grâce et la dextérité qui font d'elle une +admirable écuyère, elle monte à cheval «s'exposant +aux harquebusades et canonnades comme un +de ses capitaines, voyant faire tousjours la batterie, +disant qu'elle ne seroit jamais à son ayse +qu'elle n'eust pris ceste ville et chassé ces Anglois +de France, haussant plus que poison ceux +qui la leur avoient vendue. Aussy fit elle tant +qu'enfin elle la rendit françoise<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393"><sup>393</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" name="footnote393"></a><b>Note 393:</b><a href="#footnotetag393"> (retour) </a> Brantôme, <i>l. c.</i> Catherine déploya le même courage devant +Rouen assiégé. Id., <i>id</i>.</blockquote> + +<p>C'est encore une sage mesure que prend Catherine +lorsque, exerçant à la majorité de son fils +une autorité plus grande que jamais, elle fait +voyager le jeune roi pendant deux années dans +les provinces, surtout dans celles qu'enflamme le +plus l'ardeur des luîtes religieuses. Catholiques et +huguenots se pressent aux fêtes du voyage, ces +fêtes où se déploient tous les enchantements d'une +cour brillante. Mais Catherine a déjà commencé à +employer pour soutenir sa cause une force peu +avouable: l'<i>escadron volant</i> de ses cinquante filles +d'honneur qui déploient toutes leurs séductions +pour attirer à la reine les personnages les plus +influents des deux causes.</p> + +<p>De ce voyage entrepris dans un but élevé, résulte +pour Catherine une politique nouvelle. Elle +a constaté l'infériorité numérique du parti huguenot: +c'est assez pour qu'elle n'ait plus à le ménager. +Lorsque, sur la Bidassoa, le duc d'Albe lui +a donné de sanguinaires conseils, la reine était +préparée à les recevoir.</p> + +<p>Catherine de Médicis apportera dans la violence +la même dissimulation, les mêmes atermoiements +que dans la modération. C'est dans l'ombre qu'elle +dirigera ses premiers coups, non sans tenter +encore des démarches pour la paix. Jetant enfin +le masque, elle fait renvoyer L'Hôpital, elle défend +sous peine de mort l'exercice du culte protestant. +Mais son habileté est mise en défaut, et la +France catholique n'est pas prête pour la lutte. +Seuls, les protestants sont sous les armes.</p> + +<p>Dans la lutte qui s'engage, la reine mère n'a en +vue ni la défense de la religion, ni même l'intérêt +du roi. Ce qu'elle cherche dans cette guerre, c'est +le moyen de faire briller le duc d'Anjou, son fils +préféré. Elle avance et recule tour à tour. Après +avoir fait confisquer les biens de Coligny, après +avoir mis à prix la tête de l'amiral, elle accueille +ses propositions de paix lorsqu'il marche sur Paris. +Le traité de Saint-Germain est signé.</p> + +<p>Catherine se souvient-elle toujours de l'avis que +lui avait naguère donné le duc d'Albe: «Un bon +saumon vaut mieux que cent grenouilles?» Est-ce +pour mieux prendre Coligny dans ses filets qu'elle +s'est rapprochée de lui? Il semble difficile de prononcer +en pareille matière: rien ne ressemble plus +à la fausseté que cette indécision qui fait passer +d'une résolution à une autre. Quoi qu'il en soit, +c'est bien à cette période de la vie de la reine que +peut s'appliquer ce mot de Charles IX à Coligny: +«C'est la plus grande brouillonne de la terre.»</p> + +<p>L'ascendant que l'amiral prend sur le roi devient +pour lui une sentence de mort. La reine +mère ne souffrira pas qu'une influence étrangère +lui enlève sa domination. Catherine tente de faire +assassiner Coligny. L'amiral n'est que blessé et +cet événement redouble la filiale vénération que +le roi lui témoigne. Les Guises seuls sont accusés +de cette tentative de meurtre; mais si la grande +victime guérit, la reine se sent perdue.</p> + +<p>C'est alors qu'avec son complice, Henri d'Anjou, +elle ourdit la trame de la Saint-Barthélemy. Avec +quel art perfide elle cherche à surprendre le consentement +du roi! Elle connaît ce caractère faible, +violent, orgueilleux. Elle montre à Charles IX +l'amiral armant contre lui les huguenots; elle lui +rappelle qu'une fois, dans son enfance, lui, le roi, +a dû fuir devant ces «sujets révoltés.» Enfin, elle +frappe le dernier coup: elle nomme à son fils les +véritables assassins de l'amiral: «Les huguenots +demandent vengeance sur les Guises. Eh bien! +vous ne pouvez sacrifier les Guises; car ils se disculperont +en accusant votre mère et votre frère!... +et ils nous accuseront à juste titre.... C'est nous +qui avons frappé l'amiral pour sauver le roi! +Il faut que le roi achève l'oeuvre, ou lui et nous +sommes perdus!...»</p> + +<p>D'abord ivre de fureur, Charles tombe dans un +profond accablement. Cependant il résiste toujours: +«Mais mon honneur!... mais mes amis! +l'amiral!» Ces mots entrecoupés trahissaient les +angoisses du malheureux prince. Et Catherine +poursuivait son oeuvre infernale. Après avoir demandé +à son fils la permission de se séparer de +lui, elle lui jette cette insultante parole: «Sire, +est-ce par peur des huguenots que vous refusez?» +Sous cet outrage le roi bondit: «Par la mort +Dieu, puisque vous trouvez bon qu'on tue l'amiral, +je le veux; mais aussi tous les huguenots de +France, afin qu'il n'en demeure pas un qui puisse +me le reprocher après. Par la mort Dieu, donnez-y +ordre promptement<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394"><sup>394</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" name="footnote394"></a><b>Note 394:</b><a href="#footnotetag394"> (retour) </a> Henri Martin, <i>Histoire de France</i>, t. IX.</blockquote> + +<p>Ces mots, prononcés dans le délire de la fureur, +sont l'arrêt de mort des protestants qui s'endorment +dans la fausse sécurité que leur inspire le +mariage du roi de Navarre avec la soeur de +Charles IX. La jeune mariée ignore les sinistres +projets qui auront leur dénouement le lendemain. +Catherine sacrifie maintenant jusqu'à sa fille à +son ambition! Malgré les larmes de la duchesse +de Lorraine, soeur de Marguerite, elle envoie la +jeune femme auprès de son mari afin d'éloigner +tout soupçon. Elle l'expose ainsi aux représailles +des huguenots<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395"><sup>395</sup></a>; mais que lui importe! Voilà ce +que la politique a fait de cette mère autrefois si +pleine de sollicitude pour ses enfants!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" name="footnote395"></a><b>Note 395:</b><a href="#footnotetag395"> (retour) </a> Marguerite de Valois, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>C'est la nuit. Bientôt la cloche du Palais va annoncer +les sanglantes matines de Paris. Le roi et +ses deux conseillers, Catherine et le duc d'Anjou, +sont au portail du Louvre, vers Saint-Germain-l'Auxerrois. +Ils vont assister au prélude de l'horrible +tragédie dont ils sont les auteurs. Suivant +une version, Charles IX se serait senti faiblir, et +alors la reine mère, pour prévenir un contre-ordre, +aurait avancé le signal et fait sonner la grosse +cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois. D'après le +duc d'Anjou, une autre scène aurait eu lieu. En +entendant un coup de feu tiré dans la nuit, les +trois complices, pris d'épouvante, auraient mesuré +les effroyables proportions de leur crime, et +tous trois auraient donné un contre-ordre, venu +trop tard: la boucherie avait commencé<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396"><sup>396</sup></a>. Si le +récit du duc d'Anjou est exact, il concorde bien +avec le caractère vacillant de la reine mère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" name="footnote396"></a><b>Note 396:</b><a href="#footnotetag396"> (retour) </a> Henri Martin, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Tandis que Catherine, entraînant le roi à une +fenêtre, le repaissait de la vue du sang, une douce +et pure jeune femme dormait dans son appartement +du Louvre: c'était la reine de France, Élisabeth +d'Autriche. Elle ignorait tout, et lorsqu'à +son réveil elle apprit ce qui se passait: «Helas! +dit-elle soudain, le roy, mon mary, le sçait-il?—Ouy, +Madame, répondit-on, c'est luy-mesmes qui +le fait faire.—O mon Dieu! s'escria-t-elle, qu'est +cecy? et quels conseillers sont ceux-là qui luy ont +donné tel advis? Mon Dieu! je te supplie et te +requiers de luy vouloir pardonner: car, si tu n'en +as pitié, j'ay grande peur que ceste offense luy soit +mal pardonnable.» Et soudain demanda ses heures +et se mit en oraison, et à prier Dieu la larme à +l'oeil<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397"><sup>397</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" name="footnote397"></a><b>Note 397:</b><a href="#footnotetag397"> (retour) </a> D. Brantôme, <i>Second livre des Dames</i>, passage transposé au +<i>Premier livre</i> par quelques éditeurs.</blockquote> + +<p>Cette pieuse jeune femme qui supplie le Christ +d'être miséricordieux aux bourreaux, voilà le seul +spectacle qui nous repose de tant d'horreurs. Avec +Élisabeth d'Autriche, nous entendons l'unique +protestation qui, dans ce palais souillé, fasse vibrer +la voix de l'Évangile. Grâce à Dieu, cette +protestation était due à une femme, à une femme +restée femme, et que nous aimons à opposer à la +femme politique qui imprimait sur la race des +Valois la tache sanglante que rien ne saurait effacer +de l'histoire, mais que les pleurs et les prières +d'Élisabeth essayaient d'effacer devant Dieu.</p> + +<p>Catherine de Médicis a sacrifié la paix de l'État, +le sang des Français, à sa peur, à son égoïsme, +enfin à sa préférence maternelle pour le duc d'Anjou. +Devenu roi, c'est, par un juste retour de la +Providence, ce fils même qui la châtiera. Elle +l'a reproduit à son image, elle lui a donné son +égoïsme, sa dissimulation; il retournera contre elle +les vices qu'elle lui a inculqués<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398"><sup>398</sup></a>. Il l'éloignera +de ses conseils. Elle le verra déshonorer la royauté +par sa lâche attitude; cette royauté que Charles IX +a fait nager dans le sang, Henri III la plongera +dans la boue. Catherine de Médicis est réduite à +reporter ses dernières espérances sur la Ligue +que dirigent les mortels ennemis de ce fils tant +aimé naguère. Mais avec la Ligue, elle a une lointaine +perspective de domination. La duchesse de +Lorraine est sa fille, et si un fils de cette princesse +succède à Henri III, l'aïeule pourra encore gouverner. +Dans la tumultueuse journée des Barricades, +c'est Catherine qui négocie la paix avec le +duc du Guise: dernière consolation qui reste à +son amour-propre tant humilié d'ailleurs! Mais +bientôt Henri III fait assassiner les Guises; et +le cardinal de Bourbon, fait prisonnier, jette à la +face de Catherine la responsabilité de tous ces +malheurs. Bouleversée, la vieille reine meurt de +saisissement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" name="footnote398"></a><b>Note 398:</b><a href="#footnotetag398"> (retour) </a> A. Trognon, <i>Histoire de France</i>, tome III.</blockquote> + +<p>Suivant la remarque d'un historien moderne, +Catherine de Médicis, quand ses intérêts ne s'y +opposaient pas, avait voulu poursuivre un double +but qu'il ne lui fut pas donné d'atteindre: l'abaissement +de la maison d'Autriche, l'abaissement de +la féodalité. Mais en poursuivant ce but par des +moyens bas et perfides, en le subordonnant surtout +à ses passions, à son égoïsme, elle le manqua<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399"><sup>399</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" name="footnote399"></a><b>Note 399:</b><a href="#footnotetag399"> (retour) </a> Henri Martin, <i>Histoire de France</i>, tome IX.</blockquote> + +<p>Qu'est-ce que Catherine de Médicis a donné à +la France? Deux assassins,—c'étaient ses fils,—et +la Saint-Barthélemi,—c'était son oeuvre. Que +de crimes lui eussent été épargnés, que de deuils +et de hontes eussent été épargnés à la France si +elle n'avait jamais eu entre les mains l'arme du +pouvoir!</p> + +<p>Au XVIe siècle, la violence est le caractère dominant +de l'influence qu'exercent les femmes. Cette +violence ne fût-elle pas dans leur caractère, elle y +est mise par les luttes auxquelles elles sont mêlées. +En voici une, douce et généreuse entre toutes: +Anne d'Este, femme du duc François de Guise. +Après la conspiration d'Amboise, elle n'a pu supporter +l'horrible spectacle auquel la cour se délecte: +le supplice des conspirés. Elle s'éloigne en +sanglotant, et comme la reine mère lui demande +pourquoi elle se livre à une telle douleur: «J'en +ay, respondict-elle, toutes les occasions du monde. +Car je viens de voir la plus piteuse tragédie et +estrange cruauté à l'effusion du sang innocent, et +des bons subjects du roy que je ne doubte point +qu'en bref un grand malheur ne tombe sur nostre +maison, et que Dieu ne nous extermine de tout +pour les cruautés et inhumanités qui s'exercent<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400"><sup>400</sup></a>.» +C'est une fervente catholique qui pleure sur les +huguenots persécutés; c'est une épouse, une +mère qui redoute le châtiment que la Providence +fait tomber sur les persécuteurs; et c'est peut-être +aussi une fille qui se souvient de sa mère: +la duchesse de Guise était née d'une protestante: +Renée de France, duchesse de Ferrare.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" name="footnote400"></a><b>Note 400:</b><a href="#footnotetag400"> (retour) </a> Regnier de la Planche, <i>Histoire de l'Estat de France</i>.</blockquote> + +<p>Lorsque le duc François prépare des mesures +rigoureuses contre Orléans, la généreuse duchesse +va vers lui pour le fléchir. Mais en allant la voir +dans un château situé près du camp, le duc est +frappé par un assassin. Il est transporté auprès de +sa femme. A cet aspect, l'épouse a un cri de +vindicative douleur. François de Guise lui rappelle +qu'à Dieu seul appartient la vengeance, et, +dans son admirable mort de héros chrétien, il n'a +que des paroles de miséricorde et de paix. Mais +la duchesse, elle, ne pardonne pas. Ce n'est plus +la femme magnanime qui détourne ses regards +d'une sanglante exécution et qui intercède pour +des vaincus. Non, c'est une épouse tout entière à +la vengeance de son mari. Le supplice de l'assassin +ne lui suffit pas: derrière Poltrot de Méré, elle voit +Coligny, qui n'a pas fait commettre le crime cependant, +mais qui en connaissait le projet et n'en a pas +empêché l'exécution. Même remariée au duc de +Nemours, la duchesse de Guise poursuit la vengeance +de son premier mari. Elle est la complice +de la reine mère pour la tentative d'assassinat qui +précède la Saint-Barthélemi. Un de ses fils juge +que de sa propre main elle tuerait l'amiral!</p> + +<p>Elle apporte dans sa tendresse maternelle toute +la passion de son âme. Elle anime Henri de Guise, +son fils, dans l'oeuvre qu'il poursuit: la formation +de la Ligue. Quand les Guises sont assassinés, elle +est prisonnière, et cependant elle jette à Henri III +toutes les malédictions qu'une mère peut fulminer +contre les meurtriers de ses fils. Rendue à la liberté +pour être une messagère de paix auprès des +chefs de la Ligue, elle leur transmet les propositions +dont elle est chargée, mais lorsque son fils, +le duc de Mayenne, lui demande si elle lui conseille +de les accepter, elle l'exhorte à ne prendre +conseil que de son coeur et de sa conscience. Il la +comprend<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401"><sup>401</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" name="footnote401"></a><b>Note 401:</b><a href="#footnotetag401"> (retour) </a> Brantôme, <i>Second livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Et sa fille, la duchesse de Montpensier, l'âme +de la Ligue! Elle s'est vantée de porter à la ceinture +les ciseaux qui devaient donner à Henri III, +successivement roi de Pologne et roi de France, +une troisième couronne! Quand ses frères ont été +assassinés, elle fait plus. C'est elle qui arme le +bras de Jacques Clément. Et sa mère et elle, parcourant +dans leur carrosse les rues de Paris, annoncent +elles-mêmes au peuple la bonne nouvelle: +l'assassinat du roi. La duchesse de Montpensier a +donné auparavant un chef à cette Ligue qu'avait +exaltée le spectacle de sa douleur fraternelle. C'est +elle qui a cherché à Dijon Mayenne, son frère, +et elle l'a conduit à Paris en triomphe. S'il l'avait +écoutée, il aurait saisi la couronne de France.</p> + +<p>Même farouche énergie chez les femmes des +huguenots. Elles ne savent pas seulement mourir +avec héroïsme, elles animent à la lutte les combattants. +Qui décide Coligny à vaincre l'horreur que +lui inspire la guerre civile? Une femme, une +femme d'un grand coeur cependant, mais qu'anime +l'ardent esprit des sectaires. Une nuit l'amiral est +réveillé par les sanglots de sa compagne, Charlotte +de Laval: «Je tremble de peur que telle prudence +soit des enfans du siècle, et qu'estre tant sage +pour les hommes ne soit pas estre sage à Dieu qui +vous a donné la science de capitaine: pouvez-vous +en conscience en refuser l'usage à ses enfans?... +L'espee de chevalier que vous portez est-elle pour +opprimer les affligez ou pour les arracher des ongles +des tyrans?... Monsieur, j'ai sur le coeur +tant de sang versé des nostres; ce sang et vostre +femme crient au ciel vers Dieu... contre vous, que +vous serez meurtrier de ceux que vous n'empeschez +point d'estre meurtris.»—«Mettez la main +sur vostre sein, répondit l'amiral, sondez à bon +escient vostre constance, si elle pourra digerer +les desroutes generalles, les opprobres de vos +ennemis et ceux de vos partisans, les reproches +que font ordinairement les peuples quands ils +jugent les causes par les mauvais succez, les +trahisons des vostres, la fuitte, l'exil en païs +estrange...; vostre honte, vostre nudité, vostre +faim, et, ce qui est plus dur, celle de vos enfans: +tastez encores si vous pouvez supporter vostre mort +par un bourreau, après avoir veu vostre mari trainé +et exposé à l'ignominie du vulgaire: Et pour fin +vos enfans infames vallets de vos ennemis... Je +vous donne trois semaines pour vous esprouver; et +quand vous serez à bon escient fortifiée contre tels +accidens, je m'en irai périr avec vous et avec nos +amis.»—L'Admiralle repliqua, Ces trois semaines +sont achevées, vous ne serez jamais vaincu +par la vertu de vos ennemis, usez de la vostre; et +ne mettez point sur vostre teste les morts de trois +semaines: Je vous somme au nom de Dieu de ne +nous frauder plus, ou je serai tesmoin contre vous +en son jugement<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402"><sup>402</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" name="footnote402"></a><b>Note 402:</b><a href="#footnotetag402"> (retour) </a> D'Aubigné, <i>Histoires</i>, t. I, livre III, ch. II.</blockquote> + +<p>Certes, Charlotte de Laval soutenait une funeste +cause; mais comment ne pas admirer la scène superbe +que nous a fait connaître d'Aubigné!</p> + +<p>Dans le parti huguenot encore, la reine de +Navarre, Jeanne d'Albret, fille de Marguerite +d'Angoulême et femme d'Antoine de Bourbon; +Élisabeth de Roye, mariée au prince de Condé, +encouragent leurs époux à embrasser ouvertement +et activement le protestantisme<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403"><sup>403</sup></a>. Lorsque Antoine +de Bourbon revient au catholicisme et qu'il veut +contraindre sa femme à suivre son exemple, elle +résiste. Il l'éloigne de lui et lui prend son fils pour +le faire élever dans la religion catholique; mais, +avant de partir, Jeanne adjure l'enfant de ne point +aller à la messe, le menaçant de le renoncer pour +son fils s'il lui désobéit. Dans les seigneuries des +Pyrénées qui lui restent soumises, elle prête son +appui aux protestants de la Guyenne. Bientôt elle +devient veuve. Sa foi intolérante éclate avec violence, +elle interdit l'exercice du culte catholique +dans son royaume de Navarre, elle chasse les prêtres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" name="footnote403"></a><b>Note 403:</b><a href="#footnotetag403"> (retour) </a> Duc d'Aumale, <i>Histoire des princes de Condé</i>, tome I.</blockquote> + +<p>Son fils, Henri de Navarre, n'a pas quinze +ans et déjà elle l'arme de sa main, elle le conduit +à La Rochelle auprès du prince de Condé. Elle-même +soutient énergiquement la lutte.</p> + +<p>Après l'assassinat du prince de Condé, Jeanne +se montre dans une plus touchante attitude. Elle +amène devant les huguenots réunis à Tonnai-Charente, +son fils et son neveu, le fils de la victime; +et les présente à cette armée comme les +vengeurs de Condé. La harangue qu'elle leur +adresse joint à une énergie virile la séduction +qu'exercent les larmes d'une femme. Son fils jure +d'être fidèle à la cause proscrite, et le serment du +jeune prince est répété par les voix enthousiastes +des soldats. Henri est proclamé chef de l'armée, et +Jeanne consacre ce souvenir par une médaille d'or +portant la double effigie de la mère et du fils. +«<i>Pax certa, victoria integra, mors honesta</i>.» Paix +assurée, victoire entière, mort honorable, disait la +légende: noble devise que, plus tard, devait rappeler +à son fils une autre mère, l'une des héroïnes +que la maison de Rohan donna au siège de La Rochelle. +Cette devise était digne de cette fière Jeanne +d'Albret qui, alors que le mariage de son fils avec +la soeur du roi de France était négocié, déclarait +éloquemment qu'elle sacrifierait sa vie à l'État, +mais non pas l'âme de son fils à la grandeur de sa +maison. Elle se trompait dans la croyance à laquelle +elle se dévouait, mais dans ce siècle où tant +de passions égoïstes étaient en jeu, elle obéissait +du moins à ce principe qui met au-dessus de toutes +les ambitions humaines les intérêts de l'âme +immortelle. En déplorant les erreurs de Jeanne +d'Albret, n'oublions pas que nous devons Henri IV +à une mère qui lui apprit à devenir un grand +homme en le nourrissant de la lecture de Plutarque; +redisons, avec d'Aubigné, qu'elle n'avait +«de femme que le sexe, l'ame entière aux choses +viriles, l'esprit puissant aux grands affaires, le +coeur invincible aux adversitez<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404"><sup>404</sup></a>,» et ajoutons cependant +qu'avec Charlotte de Laval et Élisabeth +de Roye, elle n'apparut dans la vie politique de la +France que pour attiser le feu de la guerre civile.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" name="footnote404"></a><b>Note 404:</b><a href="#footnotetag404"> (retour) </a> D'Aubigné, <i>Histoires</i>, tome II, livre I, ch. II.</blockquote> + +<p>Ce n'était pas seulement dans les luttes religieuses +que la violence se rencontrait chez les +femmes. Cette violence se respirait dans l'air. A +une époque où les combats singuliers devenaient +une plaie pour la France, on vit la veuve d'un +gentilhomme tué en duel, poursuivre avec une +implacable persévérance la mort du meurtrier. +Celui-ci est traîné au supplice, et, à ce moment +même, la grâce royale le sauve. Alors la veuve va +se jeter aux pieds du roi, et, lui présentant son +petit enfant: «Sire, dit-elle, au moins puis que +vous avez donné la grâce au meurtrier du père de +cet enfant, je vous supplie de la luy donner dès +cette heure, pour quand il sera grand, il aura eu +sa revenche et tué ce malheureux.» «Du depuis, +à ce que j'ay ouy dire, la mere tous les matins venoit +esveiller son enfant; et, en lui monstrant la +chemise sanglante qu'avoit son père lorsqu'il fut +tué, et luy disoit par trois fois: «Advise-la bien: +et souviens-toi bien, quand tu seras grand, de venger +cecy: autrement je te deshérite.»—«Quelle +animosité!» s'écrie Brantôme. Mais pourquoi s'en +étonnait-il? Ne voyait-il pas ses contemporaines se +jouer de la vie des hommes, fût-ce même pour satisfaire +un caprice insensé? L'une, en passant devant +la Seine, laisse tomber son mouchoir à l'eau +et le fait chercher par M. de Genlis «qui ne sçavoit +nager que comme une pierre.» Une autre +jette son gant au milieu des lions que François Ier +fait combattre devant la cour, et elle prie le vaillant +M. de Lorges de le lui rapporter. Celui-ci y va +bravement, mais si la dame de ses pensées a +éprouvé son courage, elle a, du même coup, perdu +son affection, s'il faut en croire la tradition suivant +laquelle il lui aurait jeté son gant au visage. Brantôme +dit avec raison que ces femmes eussent +mieux fait de se servir de leur pouvoir pour envoyer +leurs chevaliers sur un glorieux champ de +bataille. Ainsi fit Mlle de Piennes, l'une des filles +d'honneur de la reine. Pendant que Catherine de +Médicis encourage de sa présence les opérations +du siège de Rouen, Mlle de Piennes donne son +écharpe à M. de Gergeay. Il se fait tuer en la portant. +A la bataille de Dreux, M. des Bordes, envoyé +à un poste périlleux, dit en y allant: «Ha! je +m'en vais combattre vaillamment pour l'amour de +ma maistresse, ou mourir glorieusement.» «A +ce il ne faillit, car, ayant percé les six premiers +rangs, mourut au septiesme...»</p> + +<p>Un autre gentilhomme déclarait qu'il se battait +bien moins pour le service du roi ou par ambition +«que pour la seule gloire de complaire à sa +dame.»</p> + +<p>Ce sont là de ces traits que nous a souvent +offerts le moyen âge et que nous aimons à retrouver +dans cette cour païenne des Valois qui n'avait +guère de chevaleresque que ses brillants dehors. +Ainsi que le juge Brantôme, les belles et honnêtes +femmes aiment les hommes vaillants, qui, seuls, +peuvent les défendre, et les hommes braves aiment, +eux aussi, les femmes courageuses qui n'ont jamais +manqué au pays de Jeanne d'Arc et de Jeanne +Hachette. Même à cette époque d'affaissement moral, +la France continuait à enfanter des héroïnes. +Les femmes faisaient «les actes d'un homme,... +montoient à cheval,... portoient le pistolet à l'arçon +de la selle, et le tiroient, et faisoient la guerre +comme un homme.» Si le triste champ de bataille +des guerres religieuses fut témoin de ce courage +guerrier, la lutte contre l'étranger lui donna un +plus digne emploi. Les femmes de Saint-Riquier +et celles de Péronne imitent glorieusement Jeanne +Hachette et ses compagnes. Mme de Balagny concourt +vaillamment à la défense de Cambray et +meurt de chagrin quand elle voit tomber au pouvoir +de Charles-Quint la ville qu'elle regarde comme +sa principauté. Suivant une autre version, elle se +serait tuée: le suicide ternirait alors la mort de +cette héroïne. En expirant, elle disait à son mari: +«Apprens donc de moy à bien mourir et ne survivre +ton malheur et ta dérision.»—«C'est un +grand cas, dit Brantôme, quand une femme nous +apprend à vivre et mourir<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405"><sup>405</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" name="footnote405"></a><b>Note 405:</b><a href="#footnotetag405"> (retour) </a> Brantôme, <i>Second livre des Dames</i>.</blockquote> + +<p>Le règne réparateur de Henri IV ferme les plaies +des guerres civiles et rend la France prospère à +l'intérieur, respectée à l'extérieur. Mais ce grand +prince est assassiné, et la régence du royaume est +confiée à une femme qui, par l'étroitesse de ses +idées, le peu d'élévation de son âme, la faiblesse +et la violence de son caractère, est indigne de soutenir +l'héritage politique de Henri IV, et qui remplacera +la fermeté absente par l'entêtement d'un +esprit aveuglé.</p> + +<p>Au moment où Marie de Médicis devient veuve, +un terrible soupçon pèse sur elle: on ne la croit +pas étrangère à l'assassinat du roi. Elle pleure son +mari cependant; mais, avant tout, elle cherche à +assurer son pouvoir de régente, et, pour y parvenir, +elle relève la féodalité que domptait Henri IV, +elle comble d'honneurs et d'argent les grands du +royaume et leur livre le trésor royal que la sage +administration de Sully avait enrichi. Par ses prodigalités, +la régente contiendra-t-elle au moins les +grands seigneurs? Non, elle les exaspère par la +faveur exorbitante qu'elle a accordée à un aventurier +italien marié à sa femme de chambre. Complètement +étranger au métier des armes, cet aventurier, +Concini, le nouveau marquis d'Ancre, est +maréchal de France. Cette femme de chambre, +Léonora Galigaï, trafique honteusement de tous +les emplois. Par trois fois les princes se révoltent, +et si, la seconde fois, la reine trouve assez d'énergie +pour marcher avec le jeune roi à la rencontre +des rebelles, ceux-ci ont trouvé dans la première +de leur révolte et trouveront encore dans la troisième, +les titres les plus puissants pour obtenir +de nouvelles faveurs.</p> + +<p>Marie de Médicis détruit aussi bien à l'extérieur +qu'à l'intérieur, l'oeuvre de Henri IV, et ses sympathies +sont, acquises à cette maison d'Autriche +dont le feu roi a poursuivi l'abaissement.</p> + +<p>Louis XIII fait assassiner Concini. La maréchale +d'Ancre est exécutée; Marie de Médicis, +éloignée de la cour. Luynes, le favori du roi, a +remplacé Concini. Cette fois encore, les princes se +révoltent; mais, cette fois, la reine est leur appui, +et elle va plonger le pays dans la guerre civile. +Après une escarmouche, la paix se rétablit. La +mère et le fils se réconcilient.</p> + +<p>Le duc de Luynes meurt. Marie de Médicis reprend +quelque influence, et ce n'est pas tout d'abord +pour le malheur du pays. Elle ramène au +pouvoir l'évêque de Luçon, Richelieu, qu'avant sa +disgrâce elle avait fait nommer secrétaire d'État +et qui l'a suivie dans sa retraite. Tant que son +protégé ne lui porte pas ombrage, elle s'associe à +la politique vraiment nationale de Richelieu, et +sacrifie au ministre jusqu'à ses sympathies espagnoles. +Mais bientôt l'irascible princesse regrette +la toute-puissance de Richelieu et se plaint de son +ingratitude. Assez influente alors pour que le +roi, avant de partir pour l'expédition d'Italie, lui +confie la régence des provinces situées au nord de +la Loire, elle n'a pu réussir cependant à empêcher +une guerre qui lui est pénible. Plus tard, elle +voudra la paix à tout prix avec la maison d'Autriche. +Mais l'influence de Richelieu l'emporte +heureusement pour que cette paix soit faite à +l'honneur de la France.</p> + +<p>Contre le ministre, Marie de Médicis a trouvé +une alliée dans sa belle-fille Anne d'Autriche. Au +retour de la guerre d'Italie, Louis XIII, dangereusement +malade, est entouré des tendres soins +de sa mère et de sa femme: toutes deux profitent +de la reconnaissance du roi pour perdre le cardinal. +Marie de Médicis touche à son triomphe, et +quand, revenue à Paris, elle reçoit dans son palais +du Luxembourg la visite de Louis XIII, elle tente +un dernier assaut. Tout à coup elle voit apparaître +à la porte de sa chambre la robe rouge du cardinal. +Sa colère éclate plus violente que jamais. Marie +de Médicis somme le roi de choisir entre la reine, +sa mère, et le cardinal: le ministre, l'homme de +vieille race, qu'elle ose nommer un valet.</p> + +<p>Le lendemain, la reine mère a reçu les premiers +gages de la faveur du roi: le maréchal de +Marillac, son protégé, est nommé au commandement +de l'armée d'Italie. Le chancelier de Marillac, +le successeur que Marie de Médicis veut donner +à Richelieu, reçoit, lui seul, l'ordre de suivre +à Versailles le roi qui s'y rend. La foule des courtisans +se porte au Luxembourg.</p> + +<p>Mais le soir, on apprend que le cardinal a ressaisi +son influence sur Louis XIII, et les courtisans +abandonnent le Luxembourg pour le Louvre. +C'est la fameuse journée des Dupes.</p> + +<p>Toute à sa vengeance, la reine mère intrigue +même avec l'ambassadeur d'Espagne. Exilée à +Moulins, elle se réfugie dans les Pays-Bas. Elle y +est rejointe par son fils préféré, Gaston d'Orléans, +bien digne d'elle par l'esprit d'intrigue, de révolte, +mais bien plus coupable qu'elle. Malgré ses graves +défauts, Marie de Médicis n'eut pas, du moins, +comme Gaston, la lâcheté de livrer ses amis à +Richelieu. Mise en demeure de le faire, elle ne +voulut pas acheter à ce prix la cessation de son +exil. Elle eut d'ailleurs des amis qui répondirent +à sa fidélité par un dévouement qu'ils payèrent de +leur existence: le maréchal de Marillac, le duc de +Montmorency.</p> + +<p>Richelieu qui faisait remonter jusqu'à l'exilée +la responsabilité des complots ourdis contre sa +vie, Richelieu fut inflexible pour elle. Une humble +démarche qu'elle fit auprès du roi, et même auprès +du ministre, pour rentrer en France, ne fut +pas plus accueillie que les interventions diplomatiques +qu'elle mit en mouvement. Elle mourut +dans l'exil, dans la pauvreté, mais, à ce moment +suprême, elle voyait de plus haut les choses de ce +monde. Ce n'est plus une ambitieuse qui s'agite +dans les intrigues politiques, dans les passions +mesquines qui ont troublé la France: c'est une +femme chrétienne qui meurt dans d'humbles sentiments +et qui pardonne à Richelieu même<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406"><sup>406</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" name="footnote406"></a><b>Note 406:</b><a href="#footnotetag406"> (retour) </a> Trognon, <i>Histoire de France</i>, t. IV.</blockquote> + +<p>Pendant la vie de Louis XIII, Anne d'Autriche +a été, comme sa belle-mère, associée à plus +d'un complot tramé contre Richelieu. Elle a +même trahi la France pour renverser le cardinal. +Et cependant, lorsque, après la mort de Louis XIII, +elle est devenue régente, elle s'arrête, dit-on, +devant le beau portrait de Richelieu par Philippe +de Champaigne, et prononce ces paroles: «Si cet +homme vivait, il serait aujourd'hui plus puissant +que jamais!»</p> + +<p>Et lorsque les anciens amis d'Anne d'Autriche, +ceux qui ont souffert pour elle la prison, l'exil, +reviennent et croient triompher avec elle, la régente +les écarte, et c'est au continuateur de Richelieu +qu'elle accorde sa confiance.</p> + +<p>Est-ce seulement parce qu'en prenant le pouvoir, +la reine a compris que de graves responsabilités +s'imposaient à elle, et qu'elle se devait avant +tout, sinon à cette France qu'elle avait trahie, au +moins à ce jeune roi, à ce fils bien-aimé dont il +lui fallait conserver l'héritage? Je crois que l'amour +maternel put avoir cette influence sur Anne +d'Autriche, mais je crois aussi que si Mazarin +n'avait pas été là pour la guider avec toute la puissance +que donne une affection partagée, Anne +d'Autriche aurait été exposée à n'avoir d'autre +histoire que celle d'une Marie de Médicis.</p> + +<p>Tout en reconnaissant que pour la gloire de la +France, Anne d'Autriche fit sagement de suivre +les inspirations de Mazarin, il est permis de regretter +la dureté avec laquelle elle sacrifia à ce +ministre quelques-uns des amis qui s'étaient dévoués +à elle dans sa disgrâce. Il est vrai que pour +dédommager plusieurs d'entre eux des emplois +qu'elle leur refusait, elle leur prodigua des largesses +dont le Trésor faisait malheureusement les +frais. On pourrait encore dire pour atténuer l'ingratitude +de la régente, que la haine persévérante +que ses anciens amis gardaient à Mazarin, ne pouvait +qu'irriter sa royale amie. Mais le manque de +reconnaissance n'était pas pour Anne d'Autriche +un défaut de fraîche date. A moins qu'une grande +passion n'occupât son coeur, l'égoïsme y dominait +facilement. A l'époque où elle était persécutée, +elle ne recula pas plus pour se sauver elle-même, +devant l'abandon de ceux qui exposaient leur vie +pour la défendre, qu'elle ne recula devant le sacrilège +en faisant un faux serment sur l'Eucharistie. +Il y avait dans son caractère un bizarre +mélange de grandeur et de bassesse, d'ingratitude +et de dévouement.</p> + +<p>Mazarin ne connut que ce dévouement qui ne +cessa de s'élever à la hauteur de l'épreuve. La +reine lui en donna un premier témoignage quand +il vit son existence menacée par le complot de +Beaufort: ce fut à ce moment que la régente se +déclara pour son ministre en danger.</p> + +<p>En s'associant à la sage politique de Mazarin, +Anne d'Autriche contribua puissamment à la grandeur +de notre pays. «La France, dit M. Cousin, +ne compte pas dans son histoire d'années plus +glorieuses que les premières années de la régence +d'Anne d'Autriche et du gouvernement de Mazarin, +tranquille au dedans par la défaite du parti +des Importants, triomphante sur tous les champs +de bataille, de 1643 à 1648, depuis la victoire de +Rocroy jusqu'à celle de Lens, liées entre elles par +tant d'autres victoires et couronnées par le traité +de Westphalie<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407"><sup>407</sup></a>». Comment rappeler aujourd'hui +sans une profonde tristesse que c'est à la régence +d'Anne d'Autriche que nous devons le traité qui +donna l'Alsace à la France!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" name="footnote407"></a><b>Note 407:</b><a href="#footnotetag407"> (retour) </a> Cousin, <i>la Jeunesse de Mme de Longueville</i>.</blockquote> + +<p>A ces belles et radieuses années de la Régence +succèdent des temps de trouble. Après les généreuses +émotions de la guerre extérieure, voici les +intrigues et les luttes civiles de la Fronde.</p> + +<p>Au début de la guerre civile, la figure d'Anne +d'Autriche prend un relief extraordinaire. Dans +ses qualités comme dans ses défauts apparaît une +énergique personnalité. La vivacité du sentiment, +toujours quelque peu compromettante pour l'administration +politique des femmes, peut, aux +heures de crise où les mesures ordinaires ne suffisent +pas, leur inspirer les fières attitudes, les résolutions +héroïques qui les font triompher dans la +lutte. Ce n'est pas à l'art de la politique qu'est due +cette gloire, c'est à l'inspiration du coeur, et c'est +pourquoi les femmes apparaissent généralement +si grandes dans les périls publics ou privés. Anne +d'Autriche eut dans la Fronde une âme vraiment +royale. Cette princesse, naguère si humble et si humiliée +devant Richelieu, est maintenant une vraie +fille des rois d'Espagne «bien digne de ses grands +aïeux», c'est une reine à qui «le sang de Charles-Quint» +donne «de la hauteur<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408"><sup>408</sup></a>», et qui, suivant +l'expression de Mazarin, est «vaillante comme un +soldat qui ne connaît pas le danger».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" name="footnote408"></a><b>Note 408:</b><a href="#footnotetag408"> (retour) </a> Mme de Motteville, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Toutefois, dans cette généreuse attitude même, +elle se laisse emporter par la passion au delà de la +mesure; et si l'on a pu dire qu'elle seule montra +alors de la noblesse et du courage, on doit ajouter +que ses emportements irritèrent la révolte.</p> + +<p>Profondément imbue du principe du pouvoir +absolu, Anne d'Autriche ne souffre pas que, dans +des questions de finance qui, à vrai dire, ne regardent +pas le Parlement, l'autorité royale soit limitée +et contrôlée par des gens de robe, «cette canaille», +a-t-elle dit avec cette violence de langage que +nous retrouverons plus d'une fois sur ses lèvres. +L'orgueil de la reine paraît l'emporter jusque sur +l'amitié qu'elle a vouée à Mazarin: elle semble +rebelle aux conseils du prudent ministre, et va +même jusqu'à flétrir du nom de lâcheté cet esprit +de conciliation. Mais ne nous y méprenons pas. +N'est-ce pas la discrète Mme de Motteville qui nous +dit que le cardinal encourageait secrètement l'ardeur +de la reine pour mieux faire ressortir sa +propre modération<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409"><sup>409</sup></a>? Ici encore Anne d'Autriche +était d'intelligence avec lui. C'était pour lui qu'elle +s'exposait. Si l'allégation de Mme de Motteville est +vraie, il faut convenir que les sentiments de +Mazarin ne répondaient guère, en cette circonstance, +à la générosité de la reine, et que la fable +de <i>Bertrand et Raton</i> eut ici une application anticipée +qui faisait plus d'honneur à la princesse +qu'à son ministre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" name="footnote409"></a><b>Note 409:</b><a href="#footnotetag409"> (retour) </a> Mme de Motteville, <i>Mémoires</i>, 1648.</blockquote> + +<p>La nouvelle de la victoire de Lens a encore +exalté l'orgueil d'Anne d'Autriche. Elle mène son +fils à Notre-Dame pour le <i>Te Deum</i> célébré devant +soixante-treize drapeaux ennemis déposés devant +l'autel. Le régiment des gardes forme la haie sur +le passage du cortège royal et a reçu l'ordre de +demeurer sous les armes. Après avoir demandé à +Dieu de bénir les projets qu'elle médite, la reine +sort de la cathédrale et dit tout bas au lieutenant +de ses gardes: «Allez, et Dieu veuille vous assister<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410"><sup>410</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" name="footnote410"></a><b>Note 410:</b><a href="#footnotetag410"> (retour) </a> Id., <i>Id</i>.</blockquote> + +<p>L'entreprise commandée par la régente, est l'exil +de trois magistrats, l'arrestation du conseiller +Broussel et de deux présidents du Parlement.</p> + +<p>Anne d'Autriche est de retour au Palais-Royal. +Elle y apprend que Paris se soulève pour réclamer +la délivrance du populaire Broussel.</p> + +<p>A pied, à travers la foule mugissante, un évêque, +avec son rochet et son camail, se fraye un passage +jusqu'à la résidence royale: c'est Paul de Gondi, +le coadjuteur de Paris, le futur cardinal de Retz. +Anne comprend qu'il désire la voir céder au mouvement +insurrectionnel qu'elle le soupçonne d'avoir +encouragé, et la colère de la souveraine lui fait +oublier sa dignité: «Vous voudriez que je rendisse +la liberté à Broussel! Je l'étranglerais plutôt +avec ces deux mains, et ceux qui...» Et ces mains +royales menaçaient le coadjuteur. Il était temps +que le cardinal ministre intervînt!</p> + +<p>Chargé par Mazarin de négocier la paix moyennant +la délivrance de Broussel, le coadjuteur a +réussi à calmer l'émeute. Mais quand il revient +au palais pour annoncer à la régente le succès +de sa mission, et la prie de souscrire aux promesses +de Mazarin; quand le maréchal de la Meilleraye, +qui l'a accompagné, atteste le grand service +que le coadjuteur a rendu à la reine, Anne d'Autriche +n'a d'autre parole de reconnaissance que +cette moqueuse recommandation: «Allez vous +reposer, monsieur, vous avez bien travaillé!» +Ce fut une faute, une grande faute. Jusque-là, +bien que Gondi n'eût guère d'autre vocation que +celle du conspirateur, il était demeuré fidèle à la +reine. Mais déjà blessé par la mordante ironie de +la princesse, il apprend qu'un coup d'État se trame +pour le lendemain et le menace des premiers. Anne +d'Autriche a fait d'un de ses amis un puissant +conspirateur.</p> + +<p>Elle peut le comprendre, le lendemain, devant +les douze cents barricades qui obstruent les rues +de Paris. Au bruit de la mousqueterie, le Parlement +en corps, précédé de ses huissiers, se dirige +vers le Palais-Royal pour réclamer ceux de ses +membres qui lui ont été enlevés. «Vive le Parlement! +vive Broussel!» crie le peuple qui ouvre +les barricades aux magistrats.</p> + +<p>Tout tremble à la cour, excepté la reine qui, +superbe de courroux, tient tête à l'orage et répond +avec hauteur à la harangue du premier président.</p> + +<p>Elle cède enfin à la pression qu'exercent sur elle +Mazarin, le chancelier Séguier et l'admirable président +Molé. Elle veut bien remettre Broussel en +liberté si le Parlement consent à reprendre ses +séances.</p> + +<p>Le Parlement quitte la reine pour se rendre au +Palais-de-Justice. Mais il est arrêté dans sa marche +par les insurgés qui ne se contentent pas des promesses +de la régente. Ce qu'ils veulent, c'est +Broussel lui-même. Devant les furieuses menaces +qui ont succédé à une ovation enthousiaste, des +magistrats s'enfuient. Molé ramène au Palais-Royal +ceux qui ne l'ont pas abandonné et qui +forment le plus grand nombre. Il expose à la reine +les dangers qui la menacent et qui planent jusque +sur la tête de son fils. Le courage d'Anne d'Autriche +croît avec le péril. Elle se refuse à abaisser +devant l'insolence du peuple la majesté royale.</p> + +<p>Alors, dans le cercle de la reine, une parole +s'éleva pour l'avertir des dangers que son opiniâtreté +faisait courir au trône: cette voix était celle +d'une grande victime des révolutions, Henriette-Marie, +cette fille de Henri IV qui allait être bientôt +la veuve du roi d'Angleterre, Charles Ier! Elle +dit à la reine de France que la révolution d'Angleterre +avait ainsi commencé. Anne d'Autriche +était mère: elle comprit la leçon. «Que messieurs +du Parlement voient donc ce qu'il y a à faire pour +la sûreté de l'État», dit-elle avec une morne résignation. +Et elle ordonna la délivrance des magistrats +prisonniers, le rappel de ceux qu'elle avait +exilés.</p> + +<p>Malgré ces concessions, l'énergie de la princesse +ne fléchissait pas. Pendant l'orageuse soirée du +lendemain, alors que tous ceux qui l'entourent +sont en proie à la terreur, elle reste calme, héroïque; +et à sa fierté de race se joint un sentiment +plus touchant. Mère et chrétienne, elle espère dans +le Dieu qui bénit les petits enfants: «Ne craignez +point, dit-elle, Dieu n'abandonnera pas l'innocence +du roi; il faut se confier à lui<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411"><sup>411</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" name="footnote411"></a><b>Note 411:</b><a href="#footnotetag411"> (retour) </a> Mme de Motteville, <i>Mémoires</i>, 1648.</blockquote> + +<p>Bientôt, à Saint-Germain, une humiliation suprême +lui est imposée. Elle a cru, mais en vain, +pouvoir s'appuyer sur l'épée de Condé. Alors, +avec des larmes d'indignation, elle signe un acte +qui consacre les décisions du Parlement et qu'elle +appelle «l'assassinat de la royauté».</p> + +<p>L'agitation, un moment calmée, se produit encore. +Cette fois la régente a obtenu l'appui de +Condé. Elle s'est de nouveau rendue à Saint-Germain, +et de là, elle envoie au Parlement l'ordre +de se retirer à Montargis. Condé assiège Paris.</p> + +<p>Maintenant, le cardinal s'associe ouvertement à +l'inflexible résistance de la reine. Anne d'Autriche +sort victorieuse de l'épreuve, et quand, après la +paix de Rueil, nous la voyons rentrer dans Paris, +Mazarin, si impopulaire jusque-là, Mazarin est +auprès d'elle et partage l'accueil sympathique +qu'elle reçoit. C'était là un de ces brusques revirements +dont le peuple de Paris a donné tant +d'exemples. On en vit un nouveau témoignage le +jour où la régente se rendit à Notre-Dame. Les +harengères, «qui avoient tant crié contre elle», +se jetaient sur elle dans des transports d'amour et +de repentir; elles touchaient sa robe et furent près +de l'arracher de son carrosse<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412"><sup>412</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" name="footnote412"></a><b>Note 412:</b><a href="#footnotetag412"> (retour) </a> Mme de Motteville, <i>Mémoires</i>, 1649.</blockquote> + +<p>Condé, l'ennemi de Mazarin, s'aliène la régente +par sa hauteur. Elle se réconcilie avec le coadjuteur, +et, forte de son alliance avec la vieille Fronde, +elle fait arrêter Condé, son frère de Conti, le duc +de Longueville, son beau-frère. Alors naît une +nouvelle Fronde: la révolte suscitée par les partisans +des princes. Anne d'Autriche demeure intrépide, +elle accompagne le jeune roi et Mazarin à +Bordeaux qui a pris le parti des rebelles. Mais la +paix que lui imposent ses nouveaux alliés froisse +son orgueil; elle aussi, employant une expression +de Catherine de Médicis, elle dit qu'elle a été +traitée en chambrière. Elle se sépare des anciens +frondeurs.</p> + +<p>Le Parlement réclame la liberté des princes et +l'obtient. Il réclame aussi l'exil de Mazarin, et si +la reine y consent, c'est que le cardinal veut lui-même +s'éloigner; mais elle s'apprête à quitter +furtivement Paris avec le roi. La trahison déjoue +ce projet. Le coadjuteur fait battre dans Paris le +tambour d'alarme. Le peuple envahit le Palais-Royal. +Anne d'Autriche montre aux insurgés le +jeune roi endormi dans son lit. A ce doux aspect, +les hommes qui avaient envahi cette chambre avec +des sentiments de fureur, n'ont que des paroles +de paix et de bénédiction. Le danger avait été +grand: la reine mère n'avait eu que le temps de +faire recoucher le petit prince qui allait monter à +cheval.</p> + +<p>Mazarin exilé garde sur la régente un pouvoir +absolu. C'est toujours lui qui gouverne par elle.</p> + +<p>Condé prend les armes contre le gouvernement. +La reine mère entre vaillamment en campagne, +marche sur Mme de Longueville, la chasse de +Bourges et se dirige sur Poitiers. Mazarin rejoint +Anne d'Autriche. Il est témoin de son attitude +après la déroute de Bléneau: la régente, pleine de +sang-froid et d'énergie au milieu de la cour éperdue, +n'interrompt pas même la toilette qu'elle +avait commencée avant la désastreuse nouvelle.</p> + +<p>Pendant le combat du faubourg Saint-Antoine, +sous Paris, Anne d'Autriche est vraiment dans son +rôle de femme. Tandis que le canon gronde, elle +est agenouillée devant le Saint-Sacrement, chez +les Carmélites de Saint-Denis. Elle ne quitte l'autel +que pour recevoir les courriers qui lui apportent +des nouvelles du combat, et la reine de France +a des larmes pour tous ceux qui sont tombés, amis +ou ennemis.<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413"><sup>413</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" name="footnote413"></a><b>Note 413:</b><a href="#footnotetag413"> (retour) </a> Mme de Motteville, <i>Mémoires</i>, 1652.</blockquote> + +<p>Anne devait voir Mazarin s'éloigner une seconde +fois; mais cet exil n'était pas de longue durée et +n'était destiné qu'à hâter la conclusion de la paix. +Condé, le duc d'Orléans, son allié, demandèrent +à envoyer leurs députés au roi. Mais la régente +refusa avec hauteur, «s'étonnant qu'ils osassent +prétendre quelque chose avant d'avoir posé les +armes, renoncé à toute association criminelle et +fait retirer les étrangers;» les étrangers dont le +vainqueur de Rocroy avait accepté la criminelle +alliance!</p> + +<p>En 1653, la Fronde était vaincue. L'autorité +royale triomphait. En dépit de quelques imprudences, +Anne d'Autriche avait, nous l'avons rappelé, +joué le rôle le plus noble dans cette guerre +civile. A la paix, elle rentre dans l'ombre. Son fils +est majeur. Mazarin exerce hautement le pouvoir +jusqu'à sa mort, événement après lequel Louis XIV +gouverne par lui-même<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414"><sup>414</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" name="footnote414"></a><b>Note 414:</b><a href="#footnotetag414"> (retour) </a> Trognon, <i>Histoire de France</i></blockquote> + +<p>La petite-fille de Charles-Quint avait fidèlement +servi la politique anti-espagnole de Henri IV et de +Richelieu. Elle avait achevé, à l'intérieur du pays, +l'oeuvre de ces deux grands génies: la victoire de +la royauté sur la féodalité. Mais nous savons que +ce fut Mazarin qui la dirigea dans l'exercice du +pouvoir, et que les qualités personnelles qu'elle +déploya dans sa régence étaient non des qualités +politiques, mais des qualités morales: le courage +qui brave le danger, la foi qui soutient dans le +péril, l'amour maternel, et cette tendresse dévouée, +généreuse, qu'Anne d'Autriche n'apporta, il est +vrai, que dans une seule amitié.</p> + +<p>Elle eut dans l'âme plus de hauteur que de véritable +grandeur. Cette hauteur avait pour origine +la fierté du sang, et préparait Anne d'Autriche +à représenter dignement ce pouvoir absolu +qui était encore nécessaire à la France pour dompter +la féodalité. La reine mère en légua la tradition +à son fils, et quand Louis XIV disait: «L'État +c'est moi,» il était bien réellement le fils d'Anne +d'Autriche.</p> + +<p>Le jeune roi dut aussi à sa mère ces traditions +de courtoisie chevaleresque qui contribuèrent à +l'éclat de son règne. Ce n'est pas la moindre gloire +d'Anne d'Autriche que d'avoir donné à la France +un Louis XIV.</p> + +<p>L'exemple de cette princesse a démontré, une +fois de plus, que la femme a besoin d'être elle-même +dirigée lorsqu'elle tient les rênes du gouvernement. +Les contemporaines d'Anne d'Autriche +furent une vivante leçon de ce que devient la +femme lorsque, dans les choses de la politique, +elle est, ou mal conseillée, ou livrée à ses propres +impressions. Nulle des conspiratrices de la cabale +des Importants ou des luttes de la Fronde n'est +conduite par la raison d'État. L'amour, l'amitié, la +haine, tels furent les mobiles qui entraînèrent ces +femmes à fomenter la guerre civile, à trahir même +leur pays pour l'étranger. Pour rendre cette trahison +moins odieuse, elles n'avaient pas, comme certaines +reines, l'excuse d'être elles-mêmes étrangères +de naissance. Le plus pur sang de France +coulait dans leurs veines.</p> + +<p>Entre toutes les femmes qui apparaissent dans +les troubles de la régence, une seule attire notre +sympathie: c'est cette noble et touchante princesse +de Condé, qui ne se mêle courageusement à la +lutte que pour servir la cause d'un cher prisonnier; +l'époux qui l'a dédaignée!</p> + +<p>Quant aux autres femmes de la Fronde, malgré +les talents qu'elles ont déployés, je ne peux voir en +elles que des aventurières. Si le long repentir de +la duchesse de Longueville nous fait oublier +que, jetée dans la Fronde par son amour pour +La Rochefoucauld, elle y entraîna jusqu'à un +Condé, jusqu'à un Turenne, comment accorder +une semblable indulgence à une duchesse de Chevreuse? +Je me sépare ici, à regret, de l'illustre +écrivain aux yeux duquel est apparue comme une +héroïne et un grand politique, la femme audacieuse +qui, pour nous, n'est que la pire des intrigantes: +celle qui met la politique au service de +ses volages amours.</p> + +<p>Ce n'est ni l'amour ni l'intrigue politique qui +jettent Mlle de Montpensier dans les luttes civiles: +c'est le désir, romanesque de jouer à l'héroïne. +C'est ainsi que, s'introduisant seule par la brèche +dans Orléans, elle conquiert la ville par cet acte +de bravoure. C'est ainsi que, dans le combat du +faubourg Saint-Antoine, elle tirera le canon de la +Bastille.</p> + +<p>Une brillante étrangère, la princesse palatine, +Anne de Gonzague, nous apparaît dans ces guerres +civiles, non à travers la fumée des combats, mais +dans les mystérieux arcanes de la diplomatie. +Pour délivrer Condé, c'est elle qui a réuni la nouvelle +Fronde à l'ancienne. Condé libre, elle lui a +donné des conseils de modération: c'est qu'alors +Mazarin l'a regagnée. Depuis, elle demeure fidèle +au cardinal et sert même par son intervention diplomatique +les intérêts de la France. Mais, en réunissant +les deux Frondes, elle avait contribué à +fomenter les troubles, à amener cette nuit d'émeute +pendant laquelle Anne d'Autriche montra aux +Frondeurs son fils endormi et à la suite de laquelle +Mathieu Molé prononçait, avec douleur, +cette parole: «M. le Prince est en liberté, et le +roi, le roi notre maître, est prisonnier!»</p> + +<p>Mais il me tarde de quitter les femmes de la +Fronde. Quelques-unes, d'ailleurs, ont déjà été +peintes par la main d'un maître. Et, à ces aventurières, +ou à ces intrigantes qui, en semant la +guerre civile, ont contribué aux misères du peuple, +je vais opposer les femmes qui se sont généreusement +dévouées à soulager ces mêmes misères.</p> + +<p>Dès 1635, la guerre avec la maison d'Autriche +avait fait connaître à la Lorraine les fléaux que la +Fronde ramena surtout pour la Champagne et la +Picardie. Rien de plus effroyable que le tableau, +que les contemporains nous ont tracé de la misère +qui désola ces trois provinces. On vit alors ce que +c'était que ces guerres «soit civiles, soit étrangères +où, disait Fléchier, le soldat recueille ce que le +laboureur avait semé...» Et l'orateur sacré +ajoutait: «Souvenez-vous de ces années stériles, +où, selon le langage du prophète, le ciel fut d'airain +et la terre de fer<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415"><sup>415</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" name="footnote415"></a><b>Note 415:</b><a href="#footnotetag415"> (retour) </a> Fléchier, <i>Oraison funèbre de madame Marie-Magdeleine de +Wignerod, duchesse d'Aiguillon</i>.</blockquote> + +<p>La dysenterie, la gale, la peste se joignent à +la guerre et à la famine. Fuyant leurs demeures +occupées par la soldatesque étrangère, les paysans +meurent dans les bois ou sur les grands chemins, +ou bien, rentrant dans leurs villages après le départ +de l'ennemi, ils retrouvent leurs demeures +pillées, brûlées, leurs champs dévastés. Abattus +par la maladie, dépouillés jusqu'à la chemise, ils +n'ont d'autre lit que la terre, d'autre matelas que +de la paille pourrie et n'osent, dans leur état de +nudité, se soulever de cette horrible couche. Leur +nourriture, c'est l'herbe, ce sont les racines des +champs, c'est l'écorce des arbres; les lézards, la +terre même, tout leur est bon. S'il leur reste quelques +haillons, ils les lacèrent pour les avaler; et, +à défaut de ces étranges aliments, ils se rongent +les bras et les mains «et meurent dans ce désespoir.» +D'autres disputent aux loups les restes +d'une hideuse curée: les débris pourris des chiens +et des chevaux; ou bien, eux-mêmes seront, fût-ce +avant qu'ils n'expirent, la pâture des bêtes de +proie.</p> + +<p>Vivants et morts gisent pêle-mêle. L'enfant qui +a survécu, est demeuré sur la mère qui est morte, +bien certainement en lui donnant sa dernière bouchée +de nourriture.</p> + +<p>En Lorraine, à Saint-Mihiel, dit un missionnaire, +«il y en a plus de cent qui semblent des squelettes +couverts de peau, et si affreux que, si Notre-Seigneur +ne me fortifiait je ne les oserais regarder; +ils ont la peau comme du marbre basané, et tellement +retirée que les dents leur paraissent toutes +sèches et découvertes, et les yeux et le visage tout +refrognés. Enfin, c'est la chose la plus épouvantable +qui se puisse jamais voir.»</p> + +<p>Toutes les classes participent à cette misère. Le +noble compte parmi les pauvres honteux. Le curé +s'attelle à une charrue pour remplacer le cheval +qui manque. L'homme qui ne peut se plier à la +honte de mendier son pain est trouvé mort sur sa +couche pour n'avoir pas osé «demander sa vie!»</p> + +<p>Les orphelins sont abandonnés; les jeunes filles, +exposées à quelque chose de plus terrible que +la mort, le déshonneur. Les unes sont près de +succomber à l'effroyable tentation; d'autres se cachent +dans des cavernes pour fuir la brutalité des +soldats. Les églises sont pillées, les prêtres persécutés, +dépouillés.</p> + +<p>En Lorraine, les soldats eux-mêmes, pressés +par la faim et la maladie, sont couchés le long +des routes et sur les grands chemins, sans assistance +religieuse, «sans consolation humaine<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416"><sup>416</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" name="footnote416"></a><b>Note 416:</b><a href="#footnotetag416"> (retour) </a> Lettres des prêtres de la Mission, recueillies dans la <i>Vie de +saint Vincent de Paul</i>, par le lazariste qui s'abrita sous le nom +d'Abelly. Sur l'origine de cet ouvrage, voir le livre récent de +M. Chantelauze, <i>Saint Vincent de Paul et les Gondi</i>.</blockquote> + +<p>Pendant la Fronde, des masses d'émigrants arrivent +à Paris et ajoutent le fardeau de leur misère +au poids des calamités qui écrasent la ville.</p> + +<p>Tels furent les désastres dans lesquels la guerre +étrangère et la guerre civile plongèrent quelques +parties de la France. Mais, au milieu de toutes ces +calamités, une armée se lève, l'armée de la charité! +Saint Vincent de Paul la commande, et les +femmes marchent à l'avant-garde.</p> + +<p>Les dames de la Charité de Paris donnent leur +or, elles quêtent pour les provinces désolées. Saint +Vincent de Paul et ses collaboratrices recueillent +près d'un million six cent mille livres qui sont +distribuées dans la Lorraine et jusque dans l'Artois +ravagé par la guerre. Pendant les malheurs +amenés par la Fronde, ces nobles femmes envoient +à la Champagne et à la Picardie plus de seize mille +livres par mois<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417"><sup>417</sup></a>. L'imminence du danger provoquait +les plus grands sacrifices, et les généreuses +femmes qui avaient eu à souffrir personnellement +de la ruine générale, calculaient, non leurs ressources, +mais les misères qu'il fallait soulager. +Leur présidente, la duchesse d'Aiguillon, qui, +avec Mlle de Lamoignon et Mme de Hersé, la protectrice +spéciale des pauvres soldats, a recueilli +des sommes immenses pour les victimes de la +guerre, la duchesse d'Aiguillon vend jusqu'à une +partie de son argenterie. Mme de Miramion vend +son collier de perles pour nourrir les pauvres de +Paris. Elle leur fait distribuer plus de deux mille +potages par jour. Charité bien digne de la sainte +femme qui, à Paris encore, fera subsister les +pauvres pendant les plus rigoureux hivers et à +qui l'on devra, en 1682, l'origine des fourneaux +économiques<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418"><sup>418</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" name="footnote417"></a><b>Note 417:</b><a href="#footnotetag417"> (retour) </a> <i>Vie de saint Vincent de Paul</i>, citée plus haut; <i>Lettres</i> de saint Vincent de Paul, publiées par les prêtres de la Mission, 1882. +333. Lettre à M. Martin, supérieur à Turin, 20 juillet 1656.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" name="footnote418"></a><b>Note 418:</b><a href="#footnotetag418"> (retour) </a> Bonneau-Avenant, <i>Mme de Miramion</i>, et <i>la Duchesse d'Aiguillon</i>.</blockquote> + +<p>Le 11 février 1649, M. Vincent éloigné de Paris, +écrivait aux Dames de la Charité, dans une +lettre récemment publiée: «De vérité il semble +que les misères particulières vous dispensent du +soin des publiques, et que nous aurions un bon +prétexte, devant les hommes, pour nous retirer de +ce soin; mais certes, mesdames, je ne sais pas +comment il en irait devant Dieu, lequel nous +pourrait dire ce que saint Paul disait aux Corinthiens... +«Avez-vous encore résisté jusqu'au +sang?» ou pour le moins avez-vous encore +vendu une partie des joyaux que vous avez? Que +dis-je? Mesdames, je sais qu'il y en a plusieurs +d'entre vous (et je crois le même de tant que vous +êtes) qui avez fait des charités, lesquelles seraient +trouvées très grandes, non seulement en des personnes +de votre condition, mais encore en des +reines<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419"><sup>419</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" name="footnote419"></a><b>Note 419:</b><a href="#footnotetag419"> (retour) </a> Saint Vincent de Paul, <i>Lettres</i>, 135.</blockquote> + +<p>En d'autres circonstances encore, les femmes +se privent de leurs joyaux. Anne d'Autriche qui +a appelé saint Vincent de Paul dans ses conseils, +Marie-Anne Martinozzi, princesse de Conti, donnent +de tels exemples.</p> + +<p>Pour les provinces désolées, cet or, ces perles +se convertissaient en pain, en vêtements, en médicaments, +en outils même<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420"><sup>420</sup></a>. En soulageant les misères +de l'heure actuelle, on prévoyait l'avenir. On +donnait aux laboureurs du grain, des haches, des +serpes, des faucilles; aux paysannes, du chanvre, +des rouets. On recueillait les orphelins, on leur +enseignait un état. Les jeunes filles étaient préservées +du déshonneur dans les pieux abris qui +s'ouvraient à elles. Les pauvres honteux recevaient, +avec des secours, les hommages de respect +qui leur rendaient moins amer le pain de l'aumône. +Les églises et leurs pasteurs étaient secourus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" name="footnote420"></a><b>Note 420:</b><a href="#footnotetag420"> (retour) </a> Les maisons des Dames de la Charité étaient devenues d'immenses +magasins.</blockquote> + +<p>Les femmes dont nous énumérons les bienfaits +et qui composaient ce qu'on appelait l'Assemblée +générale des Dames de la Charité, formaient +comme un conseil supérieur chargé de recueillir, +de centraliser et de répartir les dons de la charité. +Ce n'était cependant pas dans ce but que l'Assemblée +générale avait été instituée.</p> + +<p>Au début de sa carrière, quand saint Vincent +de Paul évangélisait les campagnes par ces missions +dont sa première collaboratrice, Mme de +Gondi, avait inspiré la fondation, il avait établi +dans les campagnes des confréries de la Charité, +composées de femmes qui allaient assister spirituellement +et corporellement les pauvres malades. +L'oeuvre se propagea, et de 1629 à 1631, s'établit +dans presque toutes les paroisses de Paris et des +faubourgs. La mission de ces confréries était toute +paroissiale.</p> + +<p>Une femme de bien, la présidente Goussault, +eut la pensée de créer une compagnie de dames +qui aurait spécialement le soin des malades de +l'Hôtel-Dieu. Elle soumit le projet de cette création +à M. Vincent qui l'agréa. Les plus grandes +dames de France se firent gloire d'appartenir à +cette association. Ceignant un tablier, les nobles +infirmières allaient porter aux femmes malades +des secours, des consolations, des enseignements, +et leur donnaient avec affection le nom de +soeurs.</p> + +<p>Ce fut ainsi que se constitua l'Assemblée générale +des dames de la Charité. Plus tard elle +agrandit sa mission. Nous l'avons vue se charger +de l'assistance des provinces désolées que +ses bienfaits sauvèrent. A l'assemblée générale +et extraordinaire qui se tint au Petit-Luxembourg, +chez la duchesse d'Aiguillon, le 11 juillet +1657, saint Vincent de Paul rendit un éclatant +hommage à ses dévouées collaboratrices: «C'est +une chose presque sans exemple, dit-il, que des +dames s'assemblent pour assister des provinces +réduites à l'extrême nécessité, en y envoyant +de grandes sommes d'argent, et de quoi nourrir +et vêtir une infinité de pauvres de toute condition, +de tout âge et de tout sexe. On ne +lit point qu'il y ait jamais eu de telles personnes +associées qui, d'office, comme vous, mesdames, +aient fait quelque chose de semblable<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421"><sup>421</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" name="footnote421"></a><b>Note 421:</b><a href="#footnotetag421"> (retour) </a> Abelly, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Les attributions de l'Assemblée de Charité +s'étendent de plus en plus. À la visite de l'Hôtel-Dieu, +à l'assistance des provinces désolées, se +joignent d'autres charges.</p> + +<p>La charité et le patriotisme s'unissaient dans +les bienfaits que les Dames de la Charité répandaient +sur les victimes de la guerre et des fléaux +qui l'avaient suivie. Le patriotisme trouve aussi +son compte dans l'oeuvre apostolique qu'elles accomplissent +en favorisant les missions étrangères +qui vont porter au loin, avec la connaissance de +l'Évangile, le nom de la France. La duchesse +d'Aiguillon est là encore au premier rang, et ses +principales collaboratrices sont Mme de Miramion, +Mme de Lamoignon<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422"><sup>422</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" name="footnote422"></a><b>Note 422:</b><a href="#footnotetag422"> (retour) </a> Pour Mlle de Lamoignon, voir les vers que lui a consacrés +Boileau. <i>Poésies diverses</i>, xvi. (Éd. Berriat-Saint-Prix.)</blockquote> + +<p>Mme d'Aiguillon a une grande part à la fondation +du séminaire des Missions étrangères. La +duchesse crée des missions dans l'Extrême Orient, +un séminaire à Siam. Elle achète les consulats de +Tunis et d'Alger; elle suscite la fondation d'un +hôpital dans cette dernière ville pour y recueillir +les Français malades et abandonnés. Enfin reprenant +la pensée d'une autre femme de grand coeur, +Mme de Guercheville, elle établit une colonie française +et catholique au Canada<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423"><sup>423</sup></a>, cette Nouvelle-France +qui, aujourd'hui, garde plus que jamais à +la mère-patrie malheureuse, un amour dévoué, +enthousiaste, chevaleresque.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" name="footnote423"></a><b>Note 423:</b><a href="#footnotetag423"> (retour) </a> Fléchier, <i>Oraison funèbre de Mme d'Aiguillon</i>; Bonneau-Avenant, +<i>la Duchesse d'Aiguillon</i>. Ce dernier écrivain nomme +une humble cabaretière, Marie Rousseau, qui seconda la duchesse +d'Aiguillon dans la fondation de cette colonie.</blockquote> + +<p>Voilà ce que les femmes du XVIIe siècle ont fait +pour le salut des provinces dévastées, pour la +grandeur de la France et la gloire de l'Église. +Leurs bienfaits ne s'arrêtent pas là.</p> + +<p>Saint Vincent avait fondé un hôpital pour les +pauvres vieillards. Les dames de la Charité, notamment +la duchesse d'Aiguillon, le pressèrent de +donner plus d'extension à cette oeuvre. Devant les +quarante mille mendiants qui, à Paris, peuplaient +<i>onze cours de miracles</i>, il fallait un immense dépôt +de mendicité. Ce fut saint Vincent qui eut à modérer +ici le zèle de ses collaboratrices; mais il ne +refusa pas ses conseils à la duchesse d'Aiguillon +qui fonda la Salpêtrière avec le concours de la +reine, de Mazarin et des princesses. A un moment +où les ressources manquèrent à l'hôpital, Mme de +Miramion, âgée, malade, quêta plus de cinquante +mille francs en un mois pour soutenir cette création.</p> + +<p>Comme le vieillard délaissé, l'enfant abandonné +a rencontré dans les dames de la Charité, des +mères tendres et secourables. Est-il nécessaire de +rappeler le triste sort de ces enfants trouvés que +l'on déposait à la Couche, ce hideux local de la +rue Saint-Landry où une veuve, assistée d'une +ou de deux servantes, recevait ces pauvres petits +êtres? Il ne se passait guère de jour que l'on n'en +recueillît un. Les ressources manquaient pour +donner des nourrices à ces enfants. Les uns mouraient +de faim; d'autres étaient tués par des soporifiques +que les servantes leur faisaient prendre +pour se débarrasser de leurs cris en les endormant. +«Ceux qui échappaient à ce danger, étaient ou +donnés à qui les venait demander, ou vendus à si +vil prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a payé +que vingt sous. On les achetait ainsi, quelquefois +pour leur faire teter des femmes gâtées, dont le +lait corrompu les faisait mourir; d'autres fois pour +servir aux mauvais desseins de quelques personnes +qui supposaient des enfants dans les familles... +Et on a su qu'on en avait acheté (ce qui fait horreur) +pour servir à des opérations magiques et +diaboliques; de sorte qu'il semblait que ces pauvres +innocents fussent tous condamnés à la mort, +ou à quelque chose de pire, n'y ayant pas un seul +qui échappât à ce malheur, parce qu'il n'y avait +personne qui prît soin de leur conservation. Et +ce qui est encore plus déplorable, plusieurs mouraient +sans baptême, cette veuve ayant avoué +qu'elle n'en avait jamais baptisé, ni fait baptiser +aucun».</p> + +<p>Ainsi parle un compagnon de la vie apostolique +du saint; et celui-ci même racontait que depuis +cinquante ans, on n'avait pas entendu dire qu'un +seul enfant trouvé eût vécu!</p> + +<p>Témoin de cette navrante misère, saint Vincent +l'expose aux dames de charité établies sur la paroisse +de Saint-Nicolas du Chardonnet, la première +de ces confréries qui se fût formée à Paris. Il savait +bien, cet homme évangélique, que pour aimer et +secourir l'enfance malheureuse, toute femme sent +tressaillir en elle un coeur de mère. Les généreuses +chrétiennes à qui saint Vincent faisait appel, ne +purent d'abord sauver qu'une douzaine de ces +pauvres innocents, «bien plus à plaindre que ceux +qu'Hérode fit massacrer». Il fallut les tirer au +sort! (1638.)</p> + +<p>Les associées du bon saint augmentent peu à +peu le nombre de leurs enfants d'adoption. Elles +essayent même de les sauver tous. Puis, un jour, +les ressources manquent. C'est alors que, dans une +assemblée générale tenue vers 1648, a lieu cette +scène incomparable qui a été tant de fois retracée, et +que, néanmoins, je me garderai bien de ne point +placer ici parmi les plus beaux titres d'honneur de +la femme française.</p> + +<p>Saint Vincent de Paul «mit en délibération si +la Compagnie devait cesser, ou bien continuer à +prendre soin de la nourriture de ces enfants, étant +en sa liberté de s'en décharger, puisqu'elle n'avait +point d'autre obligation à cette bonne oeuvre que +celle d'une simple charité. Il leur proposa les raisons +qui pouvaient les dissuader ou persuader; il +leur fit voir que jusqu'alors, par leurs charitables +soins, elles en avaient fait vivre jusqu'à cinq ou six +cents, qui fussent morts sans leur assistance; dont +plusieurs apprenaient métier, et d'autres étaient +en état d'en apprendre; que par leur moyen tous +ces pauvres enfants, en apprenant à parler, avaient +appris à connaître et à servir Dieu; que de ces +commencements elles pouvaient inférer quelle +serait à l'avenir la suite de leur charité. Et puis +élevant un peu la voix, il conclut avec ces paroles: +«Or sus, mesdames, la compassion et la charité +vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos +enfants; vous avez été leurs mères selon la grâce, +depuis que leurs mères selon la nature les ont +abandonnés; voyez maintenant si vous voulez aussi +les abandonner. Cessez d'être leurs mères, pour +devenir à présent leurs juges, leur vie et leur mort +sont entre vos mains; je m'en vais prendre les voix +et les suffrages: il est temps de prononcer leur +arrêt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de +miséricorde pour eux. Ils vivront, si vous continuez +d'en prendre un charitable soin; et au contraire, +ils mourront et périront infailliblement si +vous les abandonnez: l'expérience ne vous permet +pas d'en douter<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424"><sup>424</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" name="footnote424"></a><b>Note 424:</b><a href="#footnotetag424"> (retour) </a> Abelly, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>L'émotion qui vibrait dans la voix du saint +«faisait assez connaître quel était son sentiment». +La sentence des juges ne pouvait se traduire que +par des larmes et par les plus généreux sacrifices. +L'oeuvre des Enfants-Trouvés était définitivement +fondée.</p> + +<p>Collectivement ou isolément, les femmes s'associent +à toutes les oeuvres de saint Vincent de Paul. +Elles assistent les galériens dont leur guide a soulagé +les tortures physiques et les misères morales. +Avant même qu'il y eût des Dames de la Charité, +Mme de Gondi s'était occupée de faire évangéliser +les galériens par M. Vincent et ses missionnaires. +Plus tard, la duchesse d'Aiguillon qui fait donner +à notre saint l'aumônerie générale des galères, +obtient de son oncle, le cardinal de Richelieu, la +fondation d'un hôpital pour les galériens, à Marseille, +et y contribue par sa munificence. Les premières +protectrices des Enfants-Trouvés, les dames +de la Charité de Saint-Nicolas du Chardonnet, concourent +aussi à cette oeuvre. Ce sont elles encore +qui visitent dans leurs infectes et sépulcrales prisons +les galériens de Paris. Mme de Miramion suit +cet exemple; elle porte aux prisonniers des secours, +des consolations, de douces paroles de relèvement. +Mme de Maignelais, soeur de M. de Gondi, visite +aussi les galériens, et assiste jusqu'aux condamnés +à mort.</p> + +<p>Mme de Maignelais fonde une maison de filles repenties +sous le vocable de sainte Madeleine, la +grande pécheresse rachetée par l'amour divin. Les +établissements de ce genre n'étaient pas nouveaux, +mais, plus que jamais, ils devenaient nécessaires à +une époque où, comme nous le disions plus haut, +la licence régnait dans les villes, qui étaient devenues +des camps.</p> + +<p>Mme de Miramion, animée de l'esprit de saint +Vincent, fonde une maison analogue, mais elle lui +donne une grande extension; elle crée le refuge +de la Pitié pour les femmes de mauvaise vie que +l'autorité y fait enfermer de force, et le refuge de +Sainte-Pélagie pour les femmes repentantes qui, +de leur propre mouvement, viennent y mener une +vie de pénitence. Pour sauver ces âmes malades, +Mme de Miramion avait le suprême remède, la miséricordieuse +tendresse du Bon Pasteur qui ramène +sur son épaule la brebis égarée.</p> + +<p>La Pitié et Sainte-Pélagie deviennent des établissements +publics. Pour les fonder, Mme de Miramion +avait rencontré parmi ses appuis, le grand +coeur de Mme d'Aiguillon.</p> + +<p>Nous savons ce que Mme de Miramion avait fait +pour l'instruction primaire des enfants du peuple, +et aussi pour leur instruction professionnelle. Sous +ce dernier rapport, les dames de la Charité ont +aussi mérité nos hommages, elles qui faisaient +apprendre un état à leurs chers enfants trouvés.</p> + +<p>Le rôle des femmes du monde est immense au +XVIIe siècle dans les oeuvres du bien. Quels résultats +que ceux-ci: le salut des provinces ruinées, la +régénération des campagnes par les missions à l'intérieur, +l'évangélisation des contrées lointaines +avec l'extension de l'influence française, le soulagement +des malades, l'assistance des pauvres et +surtout des vieillards, l'instruction primaire et +professionnelle des enfants du peuple, l'enfance +exercée au devoir en même temps qu'au travail, la +jeune fille préservée du vice, la pécheresse ramenée +au bien; le forçat lui-même obligé de bénir +dans la main qui le secourt et dans le coeur qui le +plaint, la vertu efficace de la sublime religion que +rien, quoi qu'on fasse, ne saura jamais remplacer +pour inspirer de tels actes!</p> + +<p>Cette inspiration chrétienne avait eu ici à son +service la force que donne l'association. C'était là +l'un des rares bienfaits produits par la transformation +sociale qui avait amené les familles nobles à +Paris. Naguère la charité avait été surtout une +action individuelle: elle devenait désormais une +puissance sociale. Mais si, dans les circonstances +exceptionnelles, comme le désastre de quelques +provinces, il fallait le concours de cette grande +charité sociale, nous n'en regretterons pas moins +que, dans les circonstances normales de la vie, les +châtelaines aient trop souvent privé leurs paysans +de la protection maternelle qui était le doux apanage +de leurs aïeules. Sans parler, bien entendu, +des émigrations forcées que provoqua la ruine de +trois provinces, Paris ne serait pas devenu le refuge +de tous les misérables si, comme au moyen âge, +ceux-ci avaient trouvé dans le pays natal les secours +de leurs seigneurs.</p> + +<p>Les oeuvres de saint Vincent de Paul, ces oeuvres +auxquelles les femmes du XVIIe siècle donnaient +une impulsion vigoureuse, n'auraient pas été possibles, +si pour les accomplir, il n'y avait eu, avec +les vaillants prêtres de la Mission, ces admirables +femmes dont je vais enfin prononcer le nom: les +soeurs de la Charité, les filles de saint Vincent!</p> + +<p>Leur ordre était né des confréries même de la +Charité. Lorsque ces confréries s'étaient répandues +à Paris, et que des femmes de condition s'y étaient +enrôlées, celles-ci avaient bien le zèle généreux, le +dévouement qui ne calcule pas, mais leurs devoirs +domestiques et sociaux ne leur permettaient pas +de veiller assidûment les malades. Ce fut alors que +l'on proposa à M. Vincent de consacrer spécialement +au service des pauvres malades, de pieuses +filles de la campagne qui, avec toute la charité de +leurs coeurs et toute la vigueur de leurs forces +physiques, se dévoueraient à Jésus-Christ dans +les êtres souffrants. L'active promotrice des confréries +de la Charité, Mme Le Gras, fut l'institutrice +de ces saintes filles qui vénèrent en elle et dans +saint Vincent de Paul les fondateurs de leur ordre.</p> + +<p>La maison que Mlle Le Gras occupait sur la paroisse +de Saint-Nicolas du Chardonnet, fut la première +communauté des filles de la Charité. Leurs +premières bienfaitrices furent Mlle Lamy, fille d'un +administrateur de l'hôpital général, et Mme de Miramion. +Et comme le nom de la duchesse d'Aiguillon +était destiné à être revendiqué par toutes +les grandes oeuvres du XVIIe siècle, ce fut encore à +la prière de la noble duchesse que l'archevêque de +Paris accorda aux soeurs de la Charité le privilège +nécessaire pour que leur association fût érigée en +communauté.</p> + +<p>Obligées d'aller à la recherche de toutes les misères, +les filles de la Charité ne pouvaient mener +la vie claustrale de ces saintes Carmélites qui, introduites +en France par Mme Acarie, offraient aux +âmes contemplatives ou aux coeurs blessés de la +vie, leur inviolable asile de paix, de prière et de +pénitence. Les soeurs de la Charité ne pouvaient être +et n'étaient pas des religieuses. Dans la règle qu'il +leur donna, saint Vincent de Paul disait: «Elles +considéreront qu'encore qu'elles ne soient pas dans +une religion, cet état n'étant pas convenable aux +emplois de leur vocation, néanmoins parce qu'elles +sont beaucoup plus exposées que les religieuses +cloîtrées et grillées, n'ayant pour monastère que +les maisons des malades; pour cellule, quelque +pauvre chambre, et bien souvent de louage; pour +chapelle, l'église paroissiale; pour cloître, les rues +de la ville; pour clôture, l'obéissance; pour grille, +la crainte de Dieu; et pour voile, la sainte modestie. +Pour toutes ces considérations, elles doivent +avoir autant ou plus de vertu que si elles étaient +professes dans un ordre religieux<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425"><sup>425</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" name="footnote425"></a><b>Note 425:</b><a href="#footnotetag425"> (retour) </a> Abelly. <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Ces pieuses filles deviennent les ministres de +l'Assemblée générale des dames de la Charité. +A elles l'assistance spirituelle et corporelle du +malade, soit dans le logis de la misère, soit à l'hôpital! +A elles la maternité de l'enfant trouvé et du +vieillard délaissé! A elles l'éducation des enfants +du peuple! Elles pansent les plaies morales comme +les plaies physiques; la plus hideuse lèpre de +l'âme ou du corps les attire au lieu de les repousser. +Elles soignent les pestiférés, et les galériens +les voient se pencher sur eux dans leurs blanches +auréoles comme des anges qui apparaîtraient aux +damnés au milieu des supplices de l'enfer.</p> + +<p>Dans les calamités publiques elles sont là. Ce +sont elles qui, à Paris, pendant la Fronde, distribuent +aux pauvres, aux réfugiés, la nourriture +quotidienne. Le 21 juin 1652, saint Vincent de +Paul écrit à propos des charges qui pèsent sur sa +famille spirituelle: «Les pauvres filles de la Charité +y ont plus de part que nous, quant à l'assistance +corporelle des pauvres. Elles font des distributions +de potage tous les jours, chez Mlle Le +Gras, à treize cents pauvres honteux, et dans le +faubourg Saint-Denis à huit cents réfugiés, et +dans la seule paroisse de Saint-Paul quatre ou +cinq de ces filles en donnent à cinq mille pauvres, +outre soixante ou quatre-vingts malades qu'elles +ont sur les bras. Il y en a d'autres qui font ailleurs +la même chose».</p> + +<p>Deux jours après, soit que M. Vincent ait été +plus amplement informé, soit que le nombre des +pauvres assistés se soit accru, c'est à huit mille de +ces malheureux que les Soeurs de la paroisse de +Saint-Paul donnent la nourriture<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426"><sup>426</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" name="footnote426"></a><b>Note 426:</b><a href="#footnotetag426"> (retour) </a> <i>Lettres</i> de saint Vincent de Paul à M. Lambert, date citée +dans le texte. Aux soeurs de charité, à Valpuiseau, 23 juin 1652</blockquote> + +<p>Ainsi que les prêtres de la Mission, elles tombent +victimes de leur chrétienne et patriotique charité. +A Réthel, à Calais, on les verra se dévouer aux +soldats blessés ou malades. A l'hôpital de Calais, +quatre filles de la Charité ont la charge de cinq ou +six cents militaires. Elles succombent à la tâche; +toutes sont malades, deux d'entre elles meurent. +En les recommandant aux prières de ses missionnaires, +leurs dignes frères d'armes, M. Vincent +disait: «La reine nous a fait l'honneur de nous +écrire pour nous mander d'en envoyer d'autres à +Calais, afin d'assister ces pauvres soldats. Et voilà +que quatre s'en vont partir aujourd'hui pour cela. +Une d'entre elles, âgée d'environ cinquante ans, +me vint trouver vendredi dernier à l'Hôtel-Dieu, +où j'étais, pour me dire qu'elle avait appris que +deux de ses soeurs étaient mortes à Calais, et qu'elle +venait s'offrir à moi pour y être envoyée à leur +place, si je le trouvais bon; je lui dis: Ma soeur, +j'y penserai: et hier elle vint ici pour savoir la +réponse que j'avais à lui faire. Voyez, messieurs +et mes frères, le courage de ces filles à s'offrir de +la sorte, et s'offrir d'aller exposer leur vie, comme +des victimes, pour l'amour de Jésus-Christ et le +bien du prochain: cela n'est-il pas admirable? +Pour moi, je ne sais que dire à cela, sinon que ces +filles seront mes juges au jour du jugement. +Oui, elles seront nos juges, si nous ne sommes +disposés comme elles à exposer nos vies pour +Dieu<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427"><sup>427</sup></a>...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" name="footnote427"></a><b>Note 427:</b><a href="#footnotetag427"> (retour) </a> Abelly, <i>l. c.</i> Comp. <i>Lettres</i>. A ma soeur Hardemont, 10 août 1658.</blockquote> + +<p>Pour rendre hommage à de tels actes, la parole +d'ordinaire si simple de l'apôtre a des accents où +vibre un religieux enthousiasme. Et c'est justice. +Que, dans l'enivrement du combat, le drapeau du +régiment échappe à une main mourante, nous +comprenons l'ardeur avec laquelle des bras généreux +s'étendent pour soutenir le symbole de l'honneur +français. Mais que, dans un hôpital, la place +des héroïques victimes de l'épidémie soit revendiquée +comme un poste d'honneur, c'est là un de +ces faits sublimes que nous offrent souvent les +annales des filles de saint Vincent, et qui attestent +que dans la vaillante race des femmes françaises, +la soeur de charité a plus que le courage du soldat, +la vocation du martyr.</p> + +<p>Les Dames de la Visitation, fondées par saint +François de Sales et sainte Chantal, prêtent aussi +leur concours aux oeuvres de saint Vincent de Paul, +supérieur de leur maison de Paris. Ce fut leur +exquise douceur qui fit désirer à M. Vincent +qu'elles se dévouassent aux pécheresses. Elles +comprenaient certainement cette mission, les filles +spirituelles du saint docteur de <i>l'Amour de Dieu</i>, +les religieuses parmi lesquelles allait bientôt surgir +la bienheureuse qui montra à notre pays ce que +le Coeur d'un Dieu peut renfermer de tendre pardon. +Nous aimons à voir les filles de saint François de +Sales et les filles de saint Vincent de Paul se rencontrer +dans la communion de la charité. Nous +aimons à les voir servir le Dieu des miséricordes +au lieu de ce Dieu sombre et jaloux que les jansénistes +présentaient à leurs adeptes, et particulièrement +à ces austères religieuses de Port-Royal, +qui mirent au service de l'erreur une +intrépidité digne d'une meilleure cause. Nous aimons +encore à opposer la charité active que pratiquaient +les collaboratrices de saint Vincent à ce +quiétisme qu'allait bientôt prêcher une autre +femme, Mme Guyon.</p> + +<p>Après avoir parlé des femmes politiques qui, +par leurs intrigues, contribuèrent à la ruine de la +France, je me suis arrêtée avec bonheur devant +les femmes de bien qui la relevèrent parla puissance +de leur charité. C'est qu'en effet, la vraie +mission sociale de la femme est dans les oeuvres +du bien, et non dans les intrusions politiques. +Mme de Maintenon en est un exemple de plus. +Généreusement associée aux bonnes oeuvres de +Mme de Miramion, elle-même fondatrice de l'Institut +de Saint-Cyr, son rôle est moins heureux +lorsqu'elle touche aux affaires publiques. Sans +doute elle n'eut pas, dans la révocation de l'édit +de Nantes, la part qu'on lui a attribuée<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428"><sup>428</sup></a>. Elle ne +voulait pas de conversion forcée, et pour elle la +douce et persuasive éloquence d'un Fénelon ou +d'un Fléchier, la puissante dialectique d'un Bourdaloue +étaient les meilleurs instruments de propagande. +Mais s'il faut effacer de son rôle politique +cette participation à une funeste mesure, il +est d'autres circonstances où son immixtion dans +les affaires d'État fut malheureuse. Il n'est pas +jusqu'à sa sensibilité féminine qui ne devînt néfaste +au pays quand, par ses larmes, elle obtint +de Louis XIV qu'il reconnût le fils de Jacques II +pour roi d'Angleterre. C'est par l'influence de +Mme de Maintenon que l'inepte Chamillart a la +double succession d'un Louvois et d'un Colbert, +et que le présomptueux Villeroi est investi du +commandement qui fait de lui le prisonnier de +Crémone et le vaincu de Ramillies.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" name="footnote428"></a><b>Note 428:</b><a href="#footnotetag428"> (retour) </a> Duc de Noailles, <i>Histoire de Mme de Maintenon</i>.</blockquote> + +<p>Il est toutefois une intervention politique dans +laquelle Mme de Maintenon attire notre sympathie, +parce qu'elle n'y figure que dans ses attributions +de femme et dans ses sentiments de +chrétienne. C'est lorsque, en 1693, elle inspire à +Louis XIV, victorieux encore, une généreuse pitié +pour les misères du peuple et lui fait désirer la +paix. Nous retrouvons alors en elle l'amie de Fénelon +et de Mme de Miramion.</p> + +<p>En dépit de regrettables erreurs, l'influence de +Mme de Maintenon est celle d'une femme honnête. +Mais que dire du rôle que jouent au VIIIe siècle +Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry: +Mme de Prie, vraie reine de France de par la grâce du +duc de Bourbon, et mettant au service de l'Angleterre +une influence salariée; Mme de Pompadour +qui, tout en n'ayant pas été, comme on le croyait +jusque dans ces derniers temps, la première instigatrice +de la guerre de Sept ans <a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429"><sup>429</sup></a>, la favorise de +toutes ses forces pour plaire à la grande souveraine +étrangère dont les prévenances la flattent; +Mme de Pompadour, élevant ou précipitant les +ministres, faisant donner à un Soubise le bâton +de maréchal, mérité par Chevert; et, pour se +venger de la juste sévérité des jésuites à son +égard, poussant le roi à la suppression de leur +ordre; Mme du Barry enfin, dont le nom souillerait +ici pour la seconde fois notre étude s'il n'était, +cette fois encore, marqué d'un stigmate flétrissant <a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430"><sup>430</sup></a>; +Mme du Barry à qui la France dut la destruction +de ses parlements et le triste ministère d'un +duc d'Aiguillon.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" name="footnote429"></a><b>Note 429:</b><a href="#footnotetag429"> (retour) </a> M. le duc de Broglie a rétabli sur cette question la vérité historique dans son récent ouvrage, le Secret du roi.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" name="footnote430"></a><b>Note 430:</b><a href="#footnotetag430"> (retour) </a> Voir plus haut, chapitre III.</blockquote> + +<p>Devant le règne honteux de cette dernière favorite, +quelques coeurs de femmes battirent d'une +noble indignation. A la fin du chapitre précédent +j'ai fait allusion à des Françaises qui propagèrent +à l'étranger les idées humanitaires et les belles +utopies que vit éclore la fin du XVIIIe siècle: c'étaient +les correspondantes du roi de Suède, Gustave III, +qui nous sont connues par la récente publication +de leurs lettres, conservées dans les papiers +d'Upsal<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431"><sup>431</sup></a>. A la mort de Louis XV, l'une de +ces amies de Gustave III, la comtesse de Boufflers, +lui écrit les détails de cette mort, lui parle des +huées qui accompagnèrent le cercueil sur la route +de Saint-Denis; et cette femme qui, cependant, +n'était pas de moeurs irréprochables, ne peut +s'empêcher de voir dans ces démonstrations de +mépris, une revendication de la conscience publique +outragée par l'ignominieuse puissance de +Mme du Barry: «Rien n'est plus inhumain que le +Français indigné, dit-elle, et, il faut en convenir, +jamais il n'eut plus sujet de l'être; jamais une nation +délicate sur l'honneur et une noblesse naturellement +fière n'avaient reçu d'injure plus insigne +et moins excusable que celle que le feu roi nous a +faite lorsqu'on l'a vu, non content du scandale +qu'il avait donné par ses maîtresses et par son sérail +à l'âge de soixante ans, tirer de la classe la +plus vile, de l'état le plus infâme, une créature, la +pire de son espèce, pour l'établir à la cour, l'admettre +à table avec sa famille, la rendre la maîtresse +absolue des grâces, des honneurs, des récompenses, +de la politique et des lois, dont elle a +opéré la destruction, malheurs dont à peine nous +espérons la réparation. On ne peut s'empêcher de +regarder cette mort soudaine et la dispersion de +toute cette infâme troupe comme un coup de la +Providence. Toutes les apparences leur promettaient +encore quinze ans de prospérité, et, si leur +attente n'eût été déçue, jamais peut-être les moeurs +et l'esprit national n'auraient pu s'en relever<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432"><sup>432</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" name="footnote431"></a><b>Note 431:</b><a href="#footnotetag431"> (retour) </a> A. Geffroy, <i>Gustave III et la cour de France</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" name="footnote432"></a><b>Note 432:</b><a href="#footnotetag432"> (retour) </a> La comtesse de Boufflers à Gustave III. Lettre publiée par +M. Geffroy, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Bien opposée à l'influence de Mme du Barry est +celle que cherchent à exercer sur Gustave III, +Mme de Boufflers et les autres correspondantes +du jeune roi, la comtesse de Brionne, née princesse +de Rohan-Lorraine, la comtesse d'Egmont et +sa digne amie Mme Feydeau de Mesmes, la comtesse +de la Marck. Nous venons d'entendre l'une d'elles +flétrir la faiblesse royale qui livrait la dignité de +la France aux caprices d'une immonde créature. +La conduite du roi arrache de superbes accents à la +comtesse d'Egmont, cette intéressante jeune femme +dont Gustave III portait les couleurs et qui, mourante, +se servait de la respectueuse tendresse qu'elle +avait inspirée à son royal chevalier, pour lui faire +entendre des paroles telles que celles-ci: «Je suis +loin de me plaindre que vous ne m'ayez pas écrit +plus tôt. Votre gloire est mon premier bonheur, vous +le savez; c'est ainsi que je vous aime: préférez-moi +le plus léger besoin du dernier de vos sujets...<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433"><sup>433</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" name="footnote433"></a><b>Note 433:</b><a href="#footnotetag433"> (retour) </a> La comtesse d'Egmont à Gustave III, 1er octobre. 1772. Lettre +publiée par M. Geffroy, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Avis bien digne de la femme qui conseillait à +Gustave III de faire planter la Dalécarlie en +pommes de terre pour le soulagement de son +peuple!</p> + +<p>Toutes les amies de Gustave s'appliquent à +faire de lui le roi d'un peuple libre, heureux, bénissant +dans son souverain la paternelle bonté +d'un Henri IV. Ce type royal, la comtesse d'Egmont +se désespère de ne pouvoir le trouver dans +Louis XV. «Votre Majesté m'accuse de ne pas +aimer le roi. Hélas! ce n'est pas ma faute, et le +regret de ne pouvoir jouir des sentiments les plus +nobles me fait seul soutenir avec tant de chaleur +l'opinion que vous me reprochez.» Elle ajoute +qu'en assistant récemment à une pièce qui lui paraissait +remplie de sentiments français, le <i>Bayard</i>, +de Debelloy, elle aurait acheté de son sang «une +larme du roi.» Elle croit que les Français pourraient +encore devenir les sujets «les plus soumis +et les plus fidèles.... Un mot, un regard leur suffit +pour répandre jusqu'à la dernière goutte de leur +sang; mais <i>ce mot n'est pas dit!</i>... Après Bayard, +exaltée par la pitié, irritée de la froideur des assistants, +je courus chez Mme de Brionne parler en +liberté. Nous relûmes votre lettre et nous répétâmes +mille fois: Voilà donc un roi qu'on peut +aimer! Nous l'avons vu; il produirait des Bayard, +il ferait revivre Henri IV; il existe, et ce n'est pas +pour nous: Dites encore que nous sommes républicaines<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup>434</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" name="footnote434"></a><b>Note 434:</b><a href="#footnotetag434"> (retour) </a> La comtesse d'Egmont à Gustave III, Lettre publiée par +M. Geffroy, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>A travers le ton de sensibilité et d'enthousiasme +qui dénote l'école de Rousseau, il est impossible +de méconnaître ce qu'il y a de bonté et d'humanité +dans ces accents. Comme la plupart des correspondantes +de Gustave III, comme d'ailleurs +une grande partie de la noblesse de ce temps, la +comtesse d'Egmont voulait la liberté, mais la cherchait +malheureusement en dehors de l'Évangile: +erreur fatale qui, en se propageant dans le peuple, +amena la Révolution. Cette noblesse française devait +chèrement payer l'imprudente ardeur avec laquelle +elle ébranlait le trône et l'autel<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435"><sup>435</sup></a>. Mais, à +ces gentilshommes et à ces grandes dames qui +voulaient le bien en se méprenant sur les moyens +de le faire, nous devons appliquer le mot de +l'Évangile: «Paix sur la terre aux hommes de +bonne volonté.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote435" name="footnote435"></a><b>Note 435:</b><a href="#footnotetag435"> (retour) </a> Caro, <i>la Fin du XVIIIe siècle</i>.</blockquote> + +<p>Je me suis plu à rendre hommage aux intentions +que révèle la correspondance de quelques +Françaises avec Gustave III, parce que j'y ai généralement +trouvé moins une intervention politique +que le désir de faire triompher ces principes de +justice, d'honneur et d'humanité auxquels les femmes +ne doivent pas demeurer étrangères. Le don +de conseil, qui appartient à la femme forte, trouve +ici encore son emploi, pourvu qu'il soit exercé avec +prudence<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436"><sup>436</sup></a>. Pour l'épouse, pour la mère, le droit de +conseiller est particulièrement un devoir, un devoir +que sait remplir auprès de son fils la sainte mère de +Louis XVI, quand elle rappelle au jeune prince que +les rois doivent représenter Dieu sur la terre par +leur majesté, par leur action bienfaisante, par la +pureté de leur vie, et que, «plus ils auront de ressemblance +avec ce divin modèle, plus ils s'assureront +les hommages des peuples.» Saint Louis, +c'est là le type qu'elle présentait au futur roi martyr!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote436" name="footnote436"></a><b>Note 436:</b><a href="#footnotetag436"> (retour) </a> Disons ici que toutes les correspondantes de Gustave III +n'ont pas échappé au reproche de pédantisme; et que, tout en +s'excusant de sa témérité avec une modestie féminine, Mme de +Boufflers semble plus régenter le roi que le conseiller. Voir les +lettres publiées par M. Geffroy.</blockquote> + +<p>Heureuse Marie-Antoinette si, comme la mère +de Louis XVI, elle avait pu n'exercer son influence +que dans la limite que lui prescrivaient les devoirs +de la femme forte! Mais, entraînée dans la mêlée +des compétitions politiques et des luttes révolutionnaires, +l'auguste reine allait témoigner que si +le pouvoir est pour la femme une arme qu'elle +rend facilement dangereuse au pays, cette arme, +hélas! peut la tuer elle-même.</p> + +<p>Ah! ce pouvoir, Marie-Antoinette ne l'a pas +cherché! Lorsque, presque enfant encore, elle est +venue en France dans le charme de sa ravissante +beauté et de sa grâce aérienne, dans l'irrésistible +attrait d'une nature expansive qui a besoin d'être +aimée et qui appelle la tendresse, un long cri d'amour +a éclaté sur son passage. Cet enthousiasme +populaire qu'elle soulève et dont les enivrantes +émotions ne la rassasieront jamais, c'est là sa puissance, +c'est là sa royauté. Et cette royauté, qu'elle +est heureuse de la devoir au pays de France! +Française, elle l'est par son éducation, par les +élans spontanés de sa généreuse nature, par la vivacité +de son esprit, par l'étourderie et la gaieté +de son caractère, et la frivolité même de ses goûts. +Aussi avec quelle indulgence elle excuse les défauts +de ses <i>chers vilains sujets</i>: leur légèreté, la +mobilité d'impression avec laquelle, après s'être +laissés aller aux mauvaises suggestions, ils reviennent +si aisément au bien! «Le caractère est bien +inconséquent, mais n'est pas mauvais, écrit-elle à +sa mère; les plumes et les langues disent bien des +choses qui ne sont point dans le coeur.» Et +comme elle se plaît en même temps à faire ressortir +tout ce qu'il y a dans ce pays de bonne volonté +pour le bien! «Il est impossible que mon frère +n'ait pas été content de la nation d'ici, car, pour +lui qui sait examiner les hommes, il doit avoir vu +que, malgré la grande légèreté qui est établie, il y +a pourtant des hommes faits et d'esprit, et en +général un coeur excellent et beaucoup d'envie de +bien faire<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437"><sup>437</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote437" name="footnote437"></a><b>Note 437:</b><a href="#footnotetag437"> (retour) </a> Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 22 juin 1775, 14 janvier +1776, 14 juin 1777. <i>Marie-Antoinette, reine de France. Sa correspondance +avec Marie-Thérèse, etc.</i> Ouvrage publié par M. d'Arneth +et M. Geffroy.</blockquote> + +<p>Mais la jeune reine n'avait point alors la pensée +que ce dût être à elle de «bien mener,» non pas +que déjà elle ne fût entraînée par ses affections à +se mêler de ces affaires auxquelles répugnait sa +vive et juvénile nature. Mais elle ne prétendait pas +agir sur la marche générale de la politique. Elle +avait au coeur une bien autre ambition. Pouvait-elle +oublier ce beau titre de nos souveraines: <i>reine +de France et de charité?</i> Certes, elle le méritait, ce +titre, la généreuse femme. Ils en témoignent, ce +paysan blessé qu'elle secourt, ce vieux serviteur +qu'elle panse de ses mains, ces humbles ménages +qu'elle recueille au Petit-Trianon, ces filles pauvres +qu'elle dote, ces femmes âgées pour lesquelles +elle fonde un hospice; cette société de charité maternelle +qui se crée sous son patronage!</p> + +<p>La reine étend plus loin sa puissance. Les +vieilles gloires françaises reçoivent son hommage; +elle les honore dans les hommes dont le nom les +rappelle. Par son intervention, le petit-neveu de +Corneille, père de famille plongé dans la misère, +obtient du roi une gratification de 1,200 livres. En +entendant louer l'action du chevalier d'Assas, +elle s'étonne du long oubli où est demeuré ce fait +sublime et veut savoir si le héros a laissé une famille. +Cette famille existe, et elle obtient une +pension héréditaire.</p> + +<p>Les gloires du passé ne font pas oublier à +Marie-Antoinette les besoins du présent, s'il faut +en croire la tradition suivant laquelle, dès les premiers +temps du règne de Louis XVI, la jeune +reine aurait voulu que la cour et le gouvernement +fussent transférés à Paris. De grands travaux +d'utilité publique, l'achèvement du Louvre, la +transformation de ce palais en un musée, tous ces +projets que d'autres temps devaient voir se réaliser, +se seraient rattachés au plan de cette jeune reine +qui ne semblait occupée que de ses plaisirs. M. de +Maurepas aurait fait échouer ce plan<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438"><sup>438</sup></a>. Hélas! +c'est comme prisonnière que la famille royale devait +un jour habiter les Tuileries.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote438" name="footnote438"></a><b>Note 438:</b><a href="#footnotetag438"> (retour) </a> Edmond et Jules de Goncourt, <i>Histoire de Marie-Antoinette</i>.</blockquote> + +<p>Rappelons encore un autre fait qui, celui-là, est +complètement historique: l'acte de généreux patriotisme +par lequel la reine, pour doter la France +d'un vaisseau, renonça au superbe collier de diamants +que le roi lui offrait et qui devint l'origine +du procès célèbre dont les péripéties furent si +douloureuses à Marie-Antoinette.</p> + +<p>Faire le bien, c'était la préoccupation de la +reine. Malheureusement la prudence ne modérait +pas toujours les élans de son coeur, et, comme +nous l'avons déjà dit, ce fut le besoin d'obliger +ceux qu'elle aimait qui lui fit toucher d'une main +souvent imprudente aux affaires de l'État.</p> + +<p>En devenant reine de France, elle n'a pas oublié +que c'est au duc de Choiseul qu'elle doit sa couronne, +et que c'est le duc d'Aiguillon qui a fait +exiler ce ministre. Elle s'efforce de ramener au +pouvoir M. de Choiseul. Elle y échoue, mais, du +moins, elle obtient son rappel de l'exil et le renvoi +du duc d'Aiguillon. Plus tard, elle fera exiler +celui-ci non seulement parce qu'il l'espionne et +tient contre elle de mauvais propos, mais parce +qu'il est hostile à M. de Guines que protège M. de +Choiseul; M. de Guines, cet ambassadeur de +France à Londres, qui a un procès déshonorant +que la reine fait reviser<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439"><sup>439</sup></a>. La reine, il faut l'ajouter, +aime à se dire qu'en obligeant M. de Choiseul, +elle fait remplir un grand acte de justice. +Elle pense de même pour la revision d'un autre +procès, celui de MM. de Bellegarde, condamnés +à un long emprisonnement par une condamnation +que M. de Choiseul juge inique. C'est avec des +larmes de joie que la reine a obtenu de Louis XVI +la revision de ces deux procès. Lorsque MM. de +Bellegarde, qui lui doivent plus que la liberté, +l'honneur, viennent avec leurs familles se jeter +aux pieds de leur libératrice, la reine, modérant les +transports de cette reconnaissance, dit «que la +justice seule leur avait été rendue; qu'elle devait +en ce moment même être félicitée sur le bonheur +le plus réel qui fût attaché à sa position, celui de +faire parvenir jusqu'au roi de justes réclamations<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440"><sup>440</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote439" name="footnote439"></a><b>Note 439:</b><a href="#footnotetag439"> (retour) </a> Le comte de Mercy à Marie-Thérèse, 15 juillet 1774; Marie-Antoinette +au comte de Rosemberg, 13 juillet 1775. D'Arneth et +Geffroy, <i>recueil cité</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote440" name="footnote440"></a><b>Note 440:</b><a href="#footnotetag440"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Mais le chaleureux appui que la reine accorde +à M. de Guines a de déplorables conséquences: +Turgot et Malesherbes sont, eux aussi, contraires +à ce diplomate. La reine qui leur garde déjà rancune +de n'avoir pas appuyé ceux de ses protégés +qu'elle voulait faire entrer dans le cabinet, la +reine, faisant violence à la conscience du roi, se +joint à la cabale qui renverse ces deux honnêtes +ministres. Peut-être Marie-Antoinette s'imaginait-elle +que la France désirait ce changement. +Mais pour venger M. de Guines, elle montra une +âpreté bien étrangère à sa générosité habituelle. +Elle aurait voulu que Turgot fût envoyé à la +Bastille le jour même où, par elle, M. de Guines +était nommé duc! Voilà ce qu'écrit avec douleur +à l'impératrice Marie-Thérèse, l'ambassadeur +d'Autriche, le comte de Mercy-Argenteau. Lui-même +le constate: la jeune reine n'aime pas M. de +Guines; mais elle soutient en lui l'ami de M. de +Choiseul<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441"><sup>441</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote441" name="footnote441"></a><b>Note 441:</b><a href="#footnotetag441"> (retour) </a> Le comte de Mercy à Marie-Thérèse, 16 mai 1776, etc. +D'Arneth et Geffroy, <i>recueil cité</i>. Voir aussi l'introduction.</blockquote> + +<p>Le 11 mai 1776, Marie-Antoinette écrivait à sa +mère: «M. de Malesherbes a quitté le ministère +avant-hier... M. Turgot a été renvoyé ce même +jour... J'avoue à ma chère maman que je ne suis +pas fâchée de ces départs, mais je ne m'en suis +pas mêlée<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442"><sup>442</sup></a>.» La reine ignorait que Marie-Thérèse +savait à quoi s'en tenir sur la sincérité de cet +aveu; mais la jeune femme mentait comme une +écolière qui a peur d'être grondée. Elle se souvenait +des reproches que sa mère lui avait faits au +sujet de ses premières imprudences politiques. +L'empereur Joseph II, tendrement attaché à sa +soeur Marie-Antoinette, lui avait écrit alors une +lettre si dure que Marie-Thérèse crut devoir en +empêcher l'envoi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote442" name="footnote442"></a><b>Note 442:</b><a href="#footnotetag442"> (retour) </a> Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 15 mai 1776. D'Arneth et +Geffroy, <i>recueil cité</i>.</blockquote> + +<p>Dans son français germanique, Joseph II avait +adressé à la reine des avertissements tels que +ceux-ci: «De quoi vous mêlez-vous, ma chère +soeur, de déplacer les ministres, d'en faire envoyer +un autre sur ses terres, de faire donner tel département +à celui-ci ou à celui-là, de faire gagner un +procès à l'un, de créer une nouvelle charge dispendieuse +à votre cour, enfin de parler d'affaires, +de vous servir même de termes très peu convenables +à votre situation? Vous êtes-vous demandé +une fois, par quel droit vous vous mêlez des affaires +du gouvernement et de la monarchie française? +Quelles études avez-vous faites? Quelles connaissances +avez-vous acquises, pour oser imaginer +que votre avis ou opinion doit être bonne à +quelque chose, surtout dans des affaires qui exigent +des connaissances aussi étendues? Vous, +aimable jeune personne, qui ne pensez qu'à la frivolité, +qu'à votre toilette, qu'à vos amusements +toute la journée, et qui ne lisez pas, ni entendez +parler raison un quart d'heure par mois, et ne +réfléchissez, ni ne méditez, j'en suis sûr, jamais, +ni combinez les conséquences des choses que vous +faites ou que vous dites? L'impression du moment +seule vous fait agir, et l'impulsion, les paroles +mêmes et arguments, que des gens que vous protégez, +vous communiquent, et auxquels vous +croyez, sont vos seuls guides<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443"><sup>443</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote443" name="footnote443"></a><b>Note 443:</b><a href="#footnotetag443"> (retour) </a> Joseph II an Marie-Antoinette, juillet 1775. <i>Marie Antoinette, +Joseph II und Leopold II. Ihr Briefwechsel</i> herausgegeben +von Alfred Ritter von Arneth. Leipzig, 1866.</blockquote> + +<p>Mais Marie-Thérèse et Joseph II étaient loin de +vouloir que la reine n'eût aucune action politique. +Ils voulaient seulement qu'elle prît au sérieux +cette influence et la fît servir non à ces «petites +passions» comme les appelait le comte de Mercy, +mais à des choses utiles. Ils n'oubliaient pas ici +leurs intérêts, et l'alliance autrichienne est surtout +ce qu'ils recommandent aux soins de Marie-Antoinette. +C'est pour que cette alliance ne soit pas +compromise après le partage de la Pologne, que +Marie-Thérèse, abaissant sa dignité maternelle, +avait naguère reproché à la dauphine de France +d'afficher pour Mme du Barry le mépris que «la +créature» lui inspirait. Froissée dans les plus +fières délicatesses de son âme, la jeune archiduchesse +résistait à sa mère: «Vous pouvez être +assurée, lui écrivait-elle, que je n'ai pas besoin +d'être conduite par personne pour ce qui est de +l'honnêteté<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444"><sup>444</sup></a>.» Pour obtenir de la pure jeune +femme une parole banale que celle-ci adresse +enfin à Mme du Barry, il faut que sa mère l'adjure +de sauver l'alliance entre son pays natal et son +futur royaume.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote444" name="footnote444"></a><b>Note 444:</b><a href="#footnotetag444"> (retour) </a> Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 13 octobre 1774. D'Arneth +et Geffroy, <i>recueil cité</i>.</blockquote> + +<p>En 1778 éclate l'affaire de la succession de Bavière. +Après que Joseph II a illégalement envahi +ce pays, la famille de Marie-Antoinette la supplie +d'obtenir que la France intervienne en faveur de +l'Autriche. La reine est alors, on le sait, toute-puissante +sur Louis XVI. A l'empire qu'elle exerce +sur lui et qui a succédé à la froideur avec laquelle il +la traitait naguère, se joint le tendre intérêt qu'inspire +l'espoir de sa première maternité. En lisant les +appels émouvants que lui adressent cette mère qui, +dit-elle, mourra de chagrin si l'alliance est rompue; +ce frère tant aimé qui, en lui reprochant de +ne pas l'aider, lui déclare que du moins elle n'aura +pas à rougir de lui dans les prochains combats, la +jeune femme se trouble. Sa pâleur, ses larmes, +trahissent son angoisse. La vue de sa douleur déchire +le coeur de Louis XVI; il pleure avec elle, +mais c'est avec ses ministres qu'il agit, et le devoir +du roi l'emporte sur la tendresse de l'époux<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445"><sup>445</sup></a>. +Ce devoir et cette tendresse se concilient du jour +où la France, investie du beau rôle de médiatrice, +termine le conflit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote445" name="footnote445"></a><b>Note 445:</b><a href="#footnotetag445"> (retour) </a> Voir dans le recueil de MM. d'Arneth et Geffroy, les lettres +de l'année 1778.</blockquote> + +<p>Plus tard, lorsque Joseph II voulait que la Hollande +lui livrât la libre navigation de l'Escaut, la +reine intervint avec une persévérante énergie pour +que la France soutînt son frère<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446"><sup>446</sup></a>. Par son traité +avec l'Autriche, la France s'était engagée à +fournir à son alliée, en cas de juste guerre, une +somme de quinze millions, ou bien une armée de +vingt-quatre mille hommes. La reine demandait +que ce dernier mode de secours fût adopté. «Je ne +pus l'obtenir, dit-elle à Mme Campan, et M. de +Vergennes, dans un entretien qu'il eut avec moi à +ce sujet, mit fin à mes instances en me disant +qu'il répondait à la mère du dauphin et non à la +soeur de l'empereur<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447"><sup>447</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote446" name="footnote446"></a><b>Note 446:</b><a href="#footnotetag446"> (retour) </a> Voir dans le recueil de M. d'Arneth, <i>Marie Antoinette, +Joseph II und Leopold II</i>, les lettres échangées en 1784 et 1785.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote447" name="footnote447"></a><b>Note 447:</b><a href="#footnotetag447"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Les quinze millions dont l'Autriche n'avait pas +besoin, furent expédiés à Vienne d'une manière +qui fit croire au peuple que la reine vidait pour sa +famille les coffres de l'État! C'est par de tels faits +que la reine voyait se propager dans les classes populaires +l'injurieux surnom qu'à son arrivée en +France on lui avait donné en haut lieu: <i>l'Autrichienne</i>. +Et cependant la critique impartiale l'a +constaté: les sentiments domestiques de la reine +ne furent pas ici nuisibles à la France. Devant la +puissance grandissante et menaçante de la Prusse, +le moment était venu d'abandonner la vieille politique +antiautrichienne. Qui donc aujourd'hui +oserait dire le contraire?</p> + +<p>En agissant comme fille, comme soeur, et sagement +contenue d'ailleurs en cette circonstance +par le gouvernement de Louis XVI, la reine n'avait +donc pas exercé une influence répréhensible. +Il n'en fut pas de même lorsque d'autres sentiments +la jetèrent dans les luttes politiques.</p> + +<p>Pendant les années où son mari ne lui avait témoigné +que de l'indifférence, la jeune femme avait +reporté sur l'amitié le besoin de tendresse qui était +refoulé dans son coeur. Elle s'était créé, en dehors +de son cercle officiel, un cercle intime qu'elle se +plaisait à retrouver au Petit-Trianon. Dans cette +délicieuse résidence, elle échappait aux rigoureux +détails d'une étiquette que lui rendait si odieuse +l'éducation patriarcale qu'elle avait reçue à Vienne. +Rousseau avait mis à la mode le goût des bergeries. +Au milieu des élégantes rusticités d'une nature +artificielle, la reine de France est ravie +d'échanger le sceptre contre la houlette.</p> + +<p>Marie-Antoinette a fui le tracas des affaires; +elle a cherché dans une paisible retraite les joies +si pures de l'amitié. Elle a cru trouver là non des +courtisans, mais des amis. Et c'est par ce volontaire +dépouillement de sa grandeur, c'est par ce +besoin d'une douce intimité et d'une affection désintéressée, +qu'elle se voit entraînée dans le conflit +des ambitions de cour. L'amitié si tendre qui +unit Marie-Antoinette à Mme de Polignac, devient +un instrument de domination pour la coterie qui +entoure la favorite et que la reine rencontre journellement +chez son amie. Sous cette influence, +Marie-Antoinette nomme les ministres. Si certains +choix sont bons, tels que ceux de M. de Ségur +et de M. de Castries, que dire des motifs qui +décident la reine à faire désigner M. d'Adhémar +pour l'ambassade de Londres: il ennuie la reine, +c'est là son titre à ce brillant éloignement de Versailles<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448"><sup>448</sup></a>. +On arrache à Marie-Antoinette, malgré +ses répugnances, la nomination de Calonne; et +bien qu'elle n'encourage pas les dilapidations de +ce ministre, bien qu'elle le fasse même renvoyer, on +la rend responsable de l'état où il a mis les finances. +<i>Madame Déficit</i>, tel est le nom cruel dont la +baptisent les Halles. Un jour viendra où Marie-Antoinette +dira «que si les reines s'ennuient dans +leur intérieur, elles se compromettent chez les +autres<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449"><sup>449</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote448" name="footnote448"></a><b>Note 448:</b><a href="#footnotetag448"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote449" name="footnote449"></a><b>Note 449:</b><a href="#footnotetag449"> (retour) </a> Id., <i>id</i>.</blockquote> + +<p>C'est encore à une amitié qu'elle cède quand, +à la prière de son précepteur, l'abbé de Vermond, +elle fait donner pour successeur à Calonne l'inepte +Brienne. C'est en 1787. Date funeste pour le repos +de Marie-Antoinette! Par la faiblesse du roi, +par le peu de confiance que le nouveau ministre +inspire à Louis XVI, la reine est obligée d'intervenir +directement dans la conduite des affaires. Jusque-là +son influence réelle s'est bornée au choix +plus ou moins heureux de quelques personnages +officiels. Maintenant c'est à la direction même de +la politique que la condamnent son dévouement +d'épouse et aussi sa prévoyance de mère.</p> + +<p>«Elle s'affligeait souvent de sa position nouvelle, +et la regardait comme un malheur qu'elle +n'avait pu éviter, dit Mme Campan. Un jour que je +l'aidais à serrer des mémoires et des rapports que +des ministres l'avaient chargée de remettre au +roi: «<i>Ah!</i> dit-elle en soupirant, <i>il n'y a plus de +bonheur pour moi depuis qu'ils m'ont faite intrigante.</i>» +Je me récriai sur ce mot. «Oui, reprit la reine, +c'est bien le mot propre; toute femme qui se mêle +d'affaires au-dessus de ses connaissances, et hors +des bornes de son devoir, n'est qu'une <i>intrigante</i>; +vous vous souviendrez au moins que je ne me +gâte pas, et que c'est avec regret que je me donne +moi-même un pareil titre; les reines de France ne +sont heureuses qu'en ne se mêlant de rien, et en +conservant un crédit suffisant pour faire la fortune +de leurs amis et le sort de quelques serviteurs zélés.» +Hélas! la reine ne se rendait pas compte que +c'était justement son désir de «faire la fortune» +de ses amis, qui l'avait fatalement entraînée aux +affaires, et que les faveurs inouïes dont elle les +avait comblés, avait contribué à son impopularité! +Mais poursuivons le récit de Mme Campan.</p> + +<p>«Savez-vous,» ajouta cette excellente princesse, +que sa conduite plaçait, malgré elle, en contradiction +avec ses principes, «savez-vous ce qui m'est +arrivé dernièrement? Depuis que je vais à des comités +particuliers chez le roi, j'ai entendu, pendant +que je traversais l'Oeil-de-boeuf, un des musiciens +de la chapelle dire assez haut pour que je +n'en aie pas perdu une seule parole: <i>Une reine qui +fait son devoir reste dans ses appartements à faire +du filet</i>.</p> + +<p>«J'ai dit en moi-même: <i>Malheureux, tu as raison; +mais tu ne connais pas ma position: je cède à la +nécessité et à ma mauvaise destinée</i>.»</p> + +<p>La voici donc, cette pauvre reine, en proie à là +fatalité qui pèse sur elle. Avec son inexpérience, +comment pourrait-elle guider la royauté dans la +crise la plus effroyable que la France ait traversée? +Est-ce une main novice qui peut saisir le +gouvernail à l'heure où la tempête va faire sombrer +le navire?</p> + +<p>Marie-Antoinette a les vertus morales, le courage +héroïque, la générosité, le dévouement, la +grandeur enfin. Près d'un roi qui aurait eu un caractère +plus ferme que Louis XVI, elle n'aurait eu +à déployer que ces qualités, qui se résument en +celle-ci: la magnanimité. Mais obligée de vouloir +pour le roi, de décider pour lui, la reine n'a pas +été préparée à ce nouveau rôle, et ceux qui prétendent +la guider ne le font que d'après leurs intérêts +personnels. En prenant ouvertement le +pouvoir, Marie-Antoinette en assume les terribles +responsabilités, et augmente la somme de haines +qui s'amasse contre elle.</p> + +<p>Quand il faut «accorder au désespoir de la nation +entière<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450"><sup>450</sup></a>» la disgrâce de Brienne, Marie-Antoinette +montre, cette fois encore, l'imprudente +générosité de son coeur. Elle donne de hautes +marques de son estime au ministre qu'a justement +fait tomber l'indignation publique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote450" name="footnote450"></a><b>Note 450:</b><a href="#footnotetag450"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>Autrefois elle a été tour à tour favorable et +hostile à Necker. Maintenant c'est elle qui le prie +d'accepter le pouvoir. A ce moment elle semble +disposée aux réformes que le roi peut accorder +sans abaisser la dignité royale. Nous la voyons +accueillir le projet d'une double représentation du +Tiers-État. Plus tard, lorsque la crise révolutionnaire +aura éclaté, la reine semblera accepter le +concours de Mirabeau; elle écoutera avec sympathie +les conseils de Barnave, et elle paraîtra +croire que l'essai loyal de la Constitution est la +suprême ressource de la monarchie; mais ne nous +y méprenons pas! La reine alors n'est plus libre, +elle est obligée de cacher sa véritable pensée. Ce +n'est qu'en frémissant qu'elle supporte le joug et +avec le secret espoir de le voir briser. Combien +sa fière et loyale nature souffre de cette dissimulation +que lui impose la nécessité: toujours l'implacable +nécessité! Avec quelle confusion elle est +obligée de démentir par un billet chiffré la lettre +que Barnave lui a fait écrire à Léopold II pour lui +proposer de reconnaître la Constitution<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451"><sup>451</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote451" name="footnote451"></a><b>Note 451:</b><a href="#footnotetag451"> (retour) </a> Marie Antoinette an den Grafen Mercy, 29 et 31 juillet 1791; +an Leopold II, 30 juillet 1791, etc. D'Arneth, <i>Marie Antoinette +Joseph II und Leopold II. Ihr Briefwechsel</i>.</blockquote> + +<p>La liberté, elle la veut, mais dans une sage mesure; +elle la veut, mais telle que le roi a toujours +désiré la donner, non telle que l'a imposée sous +de hideuses conditions une populace qui se dit le +peuple. La reine dit qu'il faut «bien épier le moment» +ou la France semblera disposée à recevoir +de son roi cette liberté. Même après de sanglantes +journées révolutionnaires, elle croit que le peuple +n'est qu'égaré, et qu'en lui témoignant de la confiance, +on le ramènera<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452"><sup>452</sup></a>. Vaine illusion!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote452" name="footnote452"></a><b>Note 452:</b><a href="#footnotetag452"> (retour) </a> Marie Antoinette an Leopold II, 29 mai et 7 novembre 1790. <i>Id</i>.</blockquote> + +<p>Deux solutions étaient désormais en présence.</p> + +<p>Devant l'intrépide courage de Marie-Antoinette, +Mirabeau, frappé d'admiration, avait dit: «Le roi +n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il n'y a de sûreté +pour elle que dans le rétablissement de l'autorité +royale. J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de +la vie sans sa couronne; mais ce dont je suis bien +sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle ne +conserve pas sa couronne.</p> + +<p>«Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra +essayer ce que peuvent une femme et un enfant à +cheval; c'est pour elle une méthode de famille<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453"><sup>453</sup></a>.» +Cette fière attitude était bien celle qui convenait à +la digne fille de Marie-Thérèse; mais, ce que Mirabeau +proposait, c'était l'appel à une guerre civile +devenue d'ailleurs inévitable. La reine de France +recula devant l'horreur d'une lutte fratricide. C'est +alors qu'elle tenta ce qu'on lui a si amèrement reproché: +l'appel à l'intervention étrangère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote453" name="footnote453"></a><b>Note 453:</b><a href="#footnotetag453"> (retour) </a> Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour, 20 juin +1790. <i>Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de +la Marck</i>, publiée par M. de Bacourt.</blockquote> + +<p>Lorsque la famille royale se préparait à fuir, la +reine avait écrit à l'empereur Léopold, son frère: +«Nous devons aller à Montmédy. M. de Bouille +s'est chargé des munitions et des troupes à faire +arriver en ce lieu, mais il désire vivement que vous +ordonniez un corps de troupes de huit à dix mille +hommes à Luxembourg, disponible à notre réclamation +(bien entendu que ce ne sera que quand +nous serons en sûreté) pour entrer ici, tant pour +servir d'exemple à nos troupes, que pour les contenir<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454"><sup>454</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote454" name="footnote454"></a><b>Note 454:</b><a href="#footnotetag454"> (retour) </a> Marie Antoinette an Leopold II, 22 mai 1791. D'Arneth, +<i>recueil cité</i>.</blockquote> + +<p>L'entrée de troupes étrangères en France pendant +que la famille royale y était, exposait celle-ci +aux terribles représailles de la Révolution. C'est +pourquoi la reine ne voulait pas que cette éventualité +se produisît avant que son mari et ses +enfants fussent à l'abri. C'est pourquoi aussi +elle blâmait énergiquement le parti de l'émigration. +C'est pourquoi encore, après son retour +de Varennes, elle ne demandait plus, comme +Barnave, que ce congres armé qui permît «aux +hommes modérés, aux partisans de l'ordre, aux +propriétaires, de relever la tête et de se rallier +contre l'anarchie autour du trône et des +lois,» dit M. Taine en démontrant que ce ne +fut pas la royauté, mais l'Assemblée législative +qui appela sur la France la coalition des +rois.</p> + +<p>Une fois la guerre déclarée par l'Assemblée, la +reine, il est vrai, seconda activement l'intervention +étrangère, et je voudrais pouvoir effacer de sa vie +ce billet chiffré par lequel elle fit connaître à l'ambassadeur +d'Autriche la marche des armées françaises<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455"><sup>455</sup></a>. +Mais comment oserait-on lui faire un crime +de ce qui ne fut qu'un aveuglement trop légitime, +hélas!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote455" name="footnote455"></a><b>Note 455:</b><a href="#footnotetag455"> (retour) </a> Marie Antoinette an den Grafen Mercy, 26 mars 1792. Ganz +in Chiffern; die Auflôsung von Mercy's Hand liegt bei. D'Arneth, +<i>recueil cité</i>.</blockquote> + +<p>Marie-Antoinette est femme, elle est épouse et +mère, elle est chrétienne, elle est fille des empereurs +d'Allemagne et femme du roi de France, et, +dans toutes ces situations, elle est cruellement +atteinte. Femme, elle subit d'indignes outrages.</p> + +<p>Elle ne peut paraître à sa fenêtre sans risquer de +recevoir d'immondes injures. Depuis la fuite +de Varennes, elle est surveillée même pendant la +nuit, et il faut que sa chambre à coucher reste +ouverte pour que, de la pièce précédente, l'officier +de garde puisse observer ce qui se passe chez elle. +Odieuse inquisition qui révolte toutes les délicatesses +de sa pudeur! Épouse, elle voit abaisser +son mari, elle voit couler les larmes que lui +arrache cette humiliation; mère, elle tremble +pour la vie du roi, pour la vie de ses enfants. +Pour la sienne, peu lui importerait! Chrétienne, +elle voit persécuter l'Eglise. Fille des Césars, +elle sent ruisseler dans ses veines un sang que +l'outrage fait bouillonner et qui la rend impatiente +du frein. Reine, elle sait que la vraie France +n'est pas avec la Révolution sanglante; elle a +entendu, en pleurant, ces voix qui sont montées +jusqu'à ses fenêtres: «Ayez du courage, Madame, +les bons Français souffrent pour vous et avec +vous<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456"><sup>456</sup></a>,» et elle a voulu sauver la partie saine de +la nation.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote456" name="footnote456"></a><b>Note 456:</b><a href="#footnotetag456"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>N'oublions pas non plus que c'était de son frère +que Marie-Antoinette attendait le secours qui, suivant +elle, devait sauver sa famille et la France, et, +redisons avec M. Cuvillier-Fleury: «Le patriotisme +l'accusait; la démagogie l'a condamnée; +l'humanité l'absout<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457"><sup>457</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote457" name="footnote457"></a><b>Note 457:</b><a href="#footnotetag457"> (retour) </a> Cuvillier-Fleury, <i>Études et portraits</i>. Première série. <i>Marie-Antoinette</i>.</blockquote> + +<p>Et d'ailleurs, même dans cette guerre où ses +voeux semblaient être avec l'étranger, comme son +coeur restait français! «Oui, dit Mme Campan, +non seulement Marie-Antoinette aimait la France, +mais peu de femmes eurent plus qu'elle ce sentiment +de fierté que doit inspirer la valeur des Français. +J'aurais pu en recueillir un grand nombre de +preuves; je puis du moins citer, deux traits qui +peignent le plus noble enthousiasme national. La +reine me racontait qu'à l'époque du couronnement +de l'empereur François II ce prince, en faisant +admirer la belle tenue de ses troupes à un officier +général français, alors émigré, lui dit: <i>Voilà de +quoi bien battre vos sans-culottes!—C'est ce qu'il faudra +voir, Sire</i>, lui répondit à l'instant l'officier. La +reine ajouta: «Je ne sais pas le nom de ce brave +Français, mais je m'en informerai; le roi ne doit +pas l'ignorer.» En lisant les papiers publics, peu +de jours avant le 10 août, elle y vit citer le courage +d'un jeune homme qui était mort en défendant +le drapeau qu'il portait, et en criant: <i>Vive la +nation!</i> «Ah! le brave enfant! dit la reine; quel +bonheur pour nous si de pareils hommes eussent +toujours crié <i>vive le roi!</i>»</p> + +<p>Aussi que de déchirements dans ce noble coeur +quand on l'accusait de ne pas aimer la France! +«Deux fois, dit Mme Campan, je l'ai vue prête à +sortir de son appartement des Tuileries pour se +rendre dans les jardins et parler à cette foule immense +qui ne cessait de s'y rassembler pour l'outrager: +«Oui, s'écriait-elle en marchant à pas +précipités dans sa chambre, je leur dirai: Français, +on a eu la cruauté de vous persuader que je n'aimais +pas la France! moi! mère d'un dauphin qui +doit régner sur ce beau pays! moi! que la Providence +a placée sur le trône le plus puissant de +l'Europe! Ne suis je pas de toutes les filles de +Marie-Thérèse celle que le sort a le plus favorisée? +Et ne devais-je pas sentir tous ces avantages? Que +trouverais-je à Vienne? Des tombeaux! Que perdrais-je +en France? Tout ce qui peut flatter la +gloire et la sensibilité<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458"><sup>458</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote458" name="footnote458"></a><b>Note 458:</b><a href="#footnotetag458"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<p>La crainte de soulever une émeute arrêtait de +tels élans, qui témoignent que si la reine se trompait +dans ses vues politiques, c'était du moins de +bonne foi qu'elle errait.</p> + +<p>Le malheur de Marie-Antoinette, comme celui +de bien des femmes qui ont exercé le pouvoir, est +de s'être trop laissé gouverner par ses impressions +et de n'avoir pas suffisamment distingué de l'intérêt +de l'État l'intérèt de sa famille. L'instinct du coeur +trompe souvent dans les matières politiques qui +exigent une profonde connaissance des hommes et +des choses; mais, du moins, cet instinct ne déçut +jamais la reine quand il la porta à ces actes de courage +moral dont la femme est peut-être plus capable +que l'homme aux heures de suprême péril.</p> + +<p>Par sa fière attitude devant l'émeute sanglante +et menaçante, la reine arrache des cris d'admiration +à ses insulteurs même. Voyons-la à Versailles +dans les journées d'octobre 1789. Dès le 5, +une horde de femmes a été le sinistre avant-coureur +de l'armée parisienne. Ce qu'elles sont venues +demander, ces femmes, ce sont les «boyaux» de +la reine pour en faire des «cocardes.» Comme de +hideuses sorcières, elles veulent «les foies» de la +reine pour les «fricasser.» Marie-Antoinette n'a +pas peur: «J'ai appris de ma mère à ne pas craindre +la mort, et je l'attendrai avec fermeté,» +dit-elle. L'émeute est venue chercher la reine jusque +dans son palais. Marie-Antoinette a dû se jeter +hors de son lit pour échapper au couteau des assassins. +La reine, la reine, c'est elle que, dans la +journée du 6, le peuple mande au balcon du palais. +Elle s'y montre, protégée par ses deux enfants. +«Point d'enfants!» crie la foule. Alors, repoussant +ses enfants, la fille des Césars, la reine s'avance. +Elle croise ses mains sur sa poitrine et attend le +martyre. Et les voix délirantes qui demandaient +sa mort, s'unissent dans ce cri enthousiaste: +«Vive la reine!»</p> + +<p>Elle aurait voulu faire passer dans l'âme de tous +ceux qui l'entouraient la fière énergie qui la soutenait. +Devant les défaillances des uns, le mauvais +vouloir des autres, elle écrivait en 1791: «Je vous +assure qu'il faut bien plus de courage à supporter +mon état que si on se trouvait au milieu d'un +combat... Mon Dieu, est-il possible que, née avec +du caractère, et sentant si bien le sang qui coule +dans mes veines, je sois destinée à passer mes +jours dans un tel siècle et avec de tels hommes? +Mais ne croyez pas pour cela que mon courage +m'abandonne; non pour moi, pour mon enfant je +me soutiendrai, et je remplirai jusqu'au bout ma +longue et pénible carrière. Je ne vois plus ce que +j'écris. Adieu<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459"><sup>459</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote459" name="footnote459"></a><b>Note 459:</b><a href="#footnotetag459"> (retour) </a> Marie-Antoinette an den Grafen Mercy, 12 septembre 1791. +D'Arneth, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Ce superbe courage n'aura jamais de défaillance. +Marie-Antoinette ne quittera jamais auprès +de son mari, auprès de ses enfants, le poste du +danger. Mourir avec eux ou pour eux, c'est là +désormais son voeu. Le 20 juin la verra impassible +sous les infâmes outrages et les épouvantables +menaces de ces hordes qui, défilant devant elle, +lui présentent des verges, une guillotine, une potence. +Elle arrache des larmes à la mégère qui lui +a jeté à la face d'horribles imprécations et qu'elle +subjugue par l'incomparable majesté de sa douce +et maternelle parole<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460"><sup>460</sup></a>. Par la généreuse confiance +qu'elle témoigne aux gardes nationaux, elle les +émeut, et l'un d'eux lui saisit la main et y appuie +ses lèvres avec respect. «Peu s'en fallut que la +multitude n'applaudît<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461"><sup>461</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote460" name="footnote460"></a><b>Note 460:</b><a href="#footnotetag460"> (retour) </a> Mme Campan, <i>Mémoires</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote461" name="footnote461"></a><b>Note 461:</b><a href="#footnotetag461"> (retour) </a> Comte de Falloux, <i>Louis XVI</i>.</blockquote> + +<p>Au 10 août, même intrépidité. C'est la reine +qui, foudroyant Pétion sous son regard, le contraint +de signer l'ordre de combattre par la force +l'émeute qu'il a contribué à préparer. C'est elle +qui fait passer au roi la revue des troupes, et s'il +avait eu le secret de ces paroles qui changent le +coeur d'une multitude, peut-être la royauté et la +France étaient-elles sauvées.</p> + +<p>Maintenant tout est fini. La reine qui, plutôt +que de quitter les Tuileries, voulait se faire clouer +aux murs du palais, la reine a été contrainte de +suivre son mari aux Feuillants. Louis XVI est +suspendu de ses fonctions royales, sa famille est +prisonnière.</p> + +<p>«Nous sommes perdus, dit-elle; nous voilà +arrivés où l'on nous a menés depuis trois ans par +tous les outrages possibles; nous succomberons +dans cette horrible révolution; bien d'autres périront +avec nous. Tout le monde a contribué à notre +perte; les novateurs comme des fous, d'autres +comme des ambitieux pour servir leur fortune; +car le plus forcené des jacobins voulait de l'or et +des places, et la foule attend le pillage. Il n'y a pas +un patriote dans toute cette infâme horde; le parti +des émigrés avait ses brigues et ses projets; les +étrangers voulaient profiter des dissensions de la +France: tout le monde a sa part dans nos malheurs.» +Et comme le dauphin entrait avec sa +soeur: «Pauvres enfants! dit la reine, qu'il est +cruel de ne pas leur transmettre un si bel héritage, +et de dire: Il finit avec nous<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462"><sup>462</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote462" name="footnote462"></a><b>Note 462:</b><a href="#footnotetag462"> (retour) </a> Mme Campan, Mémoires.</blockquote> + +<p>La vie de la reine est terminée. Dans la prison +du Temple Marie-Antoinette n'a plus que la majesté +du malheur. Mais l'épouse a toujours son +tendre dévouement, la mère exerce toujours cette +mission dont elle a constamment pratiqué les +grands devoirs. Ici elle n'appartient plus à l'histoire. +Elle ne paraîtra plus dans la vie publique +que pour monter aux dernières stations de son chemin +de croix.</p> + +<p>Alors elle aura enduré tout ce qu'une créature +humaine peut supporter de douleur. Du jour où +la tête de son amie, la princesse de Lamballe, lui a +été présentée au bout d'une pique, jusqu'à cette +déchirante soirée où le roi s'est arraché de ses +bras, à la veille de monter sur l'échafaud, il semblait +que la coupe d'amertume eût été vidée par +elle jusqu'au fond. Non, il y avait encore une lie +que pouvait seule y déposer la main criminelle +d'un démon: il fallait que la reine, cette «grande +mère<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463"><sup>463</sup></a>,» s'entendît publiquement accuser d'avoir +corrompu l'innocence de son fils; il fallait que l'on +eût arraché à ce pauvre enfant, après l'avoir abruti, +l'accusation qui faisait jaillir du coeur de la reine ce +mot sublime: «Si je n'ai pas répondu, c'est que la +nature se refuse à répondre à une pareille question +faite à une mère. J'en appelle à toutes celles qui +peuvent se trouver ici.» Remuées jusqu'au fond +des entrailles, les mégères elles-mêmes frémissaient.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote463" name="footnote463"></a><b>Note 463:</b><a href="#footnotetag463"> (retour) </a> C'est ainsi que la nomme M. de Lescure.</blockquote> + +<p>Sous la poignante étreinte de toutes les tortures +physiques et de tous les supplices du coeur, Marie-Antoinette +garde l'amour de ce pays où elle les +souffre. Elle fait des voeux pour le bonheur de la +France, fût-ce au détriment du bonheur de son +fils. Elle n'a pour ses bourreaux que des paroles +de miséricorde, et dans l'admirable lettre qu'elle +écrit à Madame Élisabeth avant de monter sur +l'échafaud, elle exhorte son fils à ne pas venger sa +mort. C'est bien la femme magnanime qui avait +dit au lendemain du 6 octobre: «J'ai tout vu, +tout su, tout oublié.»</p> + +<p>Lorsque, au milieu d'une foule vociférante qui +ne sait même pas respecter la majesté de la mort, +la reine gravit les degrés de L'échafaud avec la +même dignité souveraine qu'elle montait naguère +les marches du trône, elle a depuis longtemps secoué +la poussière des luttes politiques. Il n'y a +plus en elle qu'une martyre qui atteint enfin le +sommet du Calvaire.</p> + +<p>«Il était nécessaire qu'un homme mourût pour +le salut de tous,» avait écrit Marie-Antoinette sur +l'immortel plaidoyer que M. de Sèze avait fait pour +le roi. A elle aussi pouvait s'appliquer cette parole, +à elle et à toutes les grandes victimes qui surent, +avec elle, faire à Dieu le sacrifice de leur vie. +Si, aux yeux de la miséricorde divine, la France de +1793 put être rachetée, c'est par tout le sang innocent +qui, répandu alors, criait non pas vengeance +contre les bourreaux, mais miséricorde pour eux.</p> + +<p>Les femmes eurent leur large part dans cette +rédemption nationale. Et, en même temps qu'elles +expiaient par leur martyre le crime des uns, la lâcheté +des autres, que de sublimes exemples de +dévouement et de courage elles donnaient à leur +époque! C'est Madame Elisabeth demeurant volontairement +au poste du péril pour mourir avec +sa famille, Madame Elisabeth ne voulant pas qu'on +détrompe les assassins qui la prennent pour la +reine, et, à l'heure du supplice, ne connaissant +d'autre crainte que celle que lui dicte une céleste +chasteté; ce sont ces filles, ces épouses, +bravant le trépas pour sauver un père, une mère; +un mari; prenant la place d'un être aimé ou +mourant avec lui; c'est Mlle de Sombreuil acceptant, +pour sauver la vie de son père, le verre +de sang qu'on lui présente<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464"><sup>464</sup></a>; c'est Mlle Cazotte +fléchissant les septembriseurs en faveur de son +père, mais ne réussissant qu'une fois à l'arracher +à la mort; c'est la princesse de Lamballe accourant +de l'étranger pour partager le péril +de la reine et lâchement assassinée; c'est cette +humble femme de chambre répondant à l'appel +du nom de sa maîtresse pour être jetée dans la +Loire; c'est Mme Bouquet recueillant cinq proscrits, +partageant avec eux sa ration pendant un mois de +famine, et montant avec eux sur l'échafaud; ce +sont ces chrétiennes qui, au prix de leur vie, abritent +Notre-Seigneur dans le prêtre proscrit; ce +sont ces Carmélites de Compiègne allant au supplice +en chantant le <i>Veni Creator</i> et le <i>Te Deum</i>, se +disputant la première place sous le couperet de la +guillotine, tandis que leur supérieure veut mourir +la dernière pour soutenir le courage de ses filles. +Rendons hommage encore à Mme de Staël dont la +plume éloquente défend Marie-Antoinette; à +Mme Tallien qui soustrait des victimes à la hache +du bourreau; enfin, à ces quinze à seize cents +femmes qui présentent à la Convention une pétition +pour demander la grâce des prisonniers. Admirons +encore dans leur patriotisme ces femmes et +ces filles d'artistes qui, devant la pénurie du Trésor, +offrent à l'Assemblée constituante leurs bijoux +pour contribuer à payer la dette publique; ces +femmes de Lille qui aident à repousser l'envahisseur; +cette mère Spartiate qui, à Saint-Mithier, +entourée de ses enfants, s'assoit dans sa boutique +sur un baril de poudre, et, un pistolet à chaque +main, menace de faire sauter sa demeure si l'ennemi +y pénètre; ces émules de Jeanne Hachette, +ces engagées volontaires qui se battent auprès +d'un père, d'un frère, d'un mari; ces héroïques +enfants de l'Alsace, Mlles Fernig, âgées l'une +de treize ans, l'autre de seize, et qui, voyant +leur père courir sus aux Autrichiens, se jettent +dans la mêlée, combattent à Valmy, à Nerwinde, +à Jemmapes, sous Dumouriez qui, pour se servir +de l'ascendant magnétique qu'elles exercent sur +leurs compatriotes, leur a donné des commissions +d'officiers d'état-major, et qui les voit attacher +leurs noms à des faits de guerre dignes d'illustrer +<i>de vieux guerriers</i><a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465"><sup>465</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote464" name="footnote464"></a><b>Note 464:</b><a href="#footnotetag464"> (retour) </a> M. de Pontmartin, qui a connu l'héroïne, croit qu'au moment +où Mlle de Sombreuil allait boire le verre de sang, les bourreaux, +«saisis d'un mouvement d'horreur ou de pitié.... le répandirent à +ses pieds.» <i>Mes Mémoires.</i> Enfance et jeunesse, 1882.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote465" name="footnote465"></a><b>Note 465:</b><a href="#footnotetag465"> (retour) </a> Lairtullier, <i>les Femmes célèbres de</i> 1789 à 1795.</blockquote> + +<p>C'est dans ces généreux élans de courage, de +dévouement et de patriotisme, que nous aimons à +suivre les femmes; mais faut-il étudier leur rôle +politique dans les annales révolutionnaires, nous y +trouverons une nouvelle preuve des illusions et +de l'impressionnabilité qu'elles apportent dans les +affaires publiques.</p> + +<p>Mme Roland nous dira bien que Plutarque l'a +disposée à devenir républicaine. Mais eût-il suffi à +ce résultat si d'autres influences n'y avaient aidé? +Cette noble dame qui appelle <i>mademoiselle</i> la vénérée +grand'mère de Mme Roland, cette financière +qui invite la famille de la jeune philosophe pour la +faire manger à l'office, n'ont-elles pas soulevé cette +fière nature contre un ordre social qui permettait +de telles distinctions de rang? Lorsque la jeune +fille va à Versailles, et qu'elle y endure d'autres +humiliations, que répond-elle à sa mère qui lui +demande si elle est contente de son voyage: +«Oui, pourvu qu'il finisse bientôt; encore quelques +jours, et je détesterai si fort les gens que je +vois, que je ne saurai que faire de ma haine.—Quel +mal te font-ils donc?—Sentir l'injustice et +contempler à tout moment l'absurdité<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466"><sup>466</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote466" name="footnote466"></a><b>Note 466:</b><a href="#footnotetag466"> (retour) </a> Mme Roland, <i>Mémoires</i>, édition de M. P. Faugère. <i>Mémoires particuliers</i>.</blockquote> + +<p>Si Mme Roland était née dans les classes privilégiées +qui lui inspiraient de telles rancunes, il est +probable qu'elle s'en serait tenue au libéralisme +des grandes dames du XVIIIe siècle, ou qu'elle aurait +apporté dans ses opinions politiques la mobilité +qui distingua ses croyances religieuses ou +philosophiques. N'avait-elle point, disait-elle, +passé par le jansénisme, le cartésianisme, le +stoïcisme, pour arriver au patriotisme? N'y avait-il +pas eu dans son ardente jeunesse un moment où +elle avait rêvé le martyre religieux avec le même +enthousiasme qu'elle souffrit plus tard le martyre +politique?</p> + +<p>Mais dans la vie de Mme Roland, tout se réunissait +pour rendre cette femme plus fidèle à ses +opinions politiques qu'à ses croyances religieuses. +Dans le rôle que joue son mari, elle voit le moyen +d'établir cette république idéale dont l'illusion a +caressé sa jeunesse. Disons ici à son honneur que, +malgré la prétention théâtrale avec laquelle elle se +montre dans ses <i>Mémoires</i>, elle a grand soin de +nous avertir qu'elle n'est jamais sortie de ses attributions +de femme, qu'elle n'a jamais pris une +part active aux discussions politiques qui avaient +lieu chez son mari, mais que, dans l'attitude modeste +qui convient à son sexe, elle se bornait à +écouter. «Ah, mon Dieu! s'écrie-t-elle, qu'ils +m'ont rendu un mauvais service ceux qui se sont +avisés de lever le voile sous lequel j'aimais à demeurer! +Durant douze années de ma vie, j'ai travaillé +avec mon mari, comme j'y mangeais, parce +que l'un m'était aussi naturel que l'autre<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467"><sup>467</sup></a>.» Elle +reconnaît donc qu'elle a été pour Roland un secrétaire, +mais un secrétaire intelligent dont elle +avoue elle-même la collaboration. Nous savons +que ce n'est pas sa main seulement qui a écrit la +lettre, plus éloquente que généreuse et juste, que +Roland adressa à Louis XVI et qui le fit sortir de +ce cabinet où le 10 août devait le faire rentrer. +Dans diverses dépêches officielles de Roland se retrouvent +la plume et l'esprit de sa femme. Et, en +effet, pour le malheur des Girondins, Mme Roland +fut bien réellement l'inspiratrice de ce parti qui, +avec son esprit d'utopie, crut pouvoir se servir des +Jacobins pour faire le 10 août contre la royauté, +vota pour la mort de Louis XVI et, entre ces deux +actes, désavoua avec indignation les massacres de +septembre: étrange illusion que de s'étonner du +carnage quand on a lâché la bête féroce! Ceux qui +la déchaînent en sont eux-mêmes les victimes: +Mme Roland et les Girondins l'éprouvèrent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote467" name="footnote467"></a><b>Note 467:</b><a href="#footnotetag467"> (retour) </a> Mme Roland, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Dès le moment de son arrestation, Mme Roland +reconnaît les illusions de sa vie politique. Elle dit +aux commissaires qui la conduisent à l'Abbaye: +«Je gémis pour mon pays, je regrette les erreurs +d'après lesquelles je l'ai cru propre à la liberté, au +bonheur...» Dans sa captivité, apprend-elle l'arrestation +des Girondins: «Mon pays est perdu!...» +s'écrie-t-elle. «Sublimes illusions, sacrifices généreux, +espoir, bonheur, patrie, adieu! Dans les +premiers élans de mon jeune coeur, je pleurais à +douze ans de n'être pas née Spartiate ou Romaine; +j'ai cru voir dans la Révolution française l'application +inespérée des principes dont je m'étais +nourrie: la liberté, me disais-je, a deux sources: +les bonnes moeurs qui font les sages lois et les lumières +qui nous ramènent aux unes et aux autres +par la connaissance de nos droits<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468"><sup>468</sup></a>...» Eh bien, +Mme Roland a vu ce qu'a produit une liberté à +laquelle elle ne donne, même dans ses déceptions, +qu'une base humaine; et dans ses <i>Dernières +pensées</i>, et plus amplement dans son <i>Projet de défense</i>, +elle dit avec amertume: «La liberté! Elle +est pour les âmes fières qui méprisent la mort, et +savent à propos la donner,» ajoute-t-elle avec +cette persévérante illusion classique qui, malgré +la répulsion que lui inspire le sang versé, lui fait +toujours saluer dans le poignard de Brutus la délivrance +de son pays<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469"><sup>469</sup></a>. Cette liberté, poursuit +Mme Roland, «n'est pas pour ces hommes faibles +qui temporisent avec le crime, en couvrant +du nom de prudence leur égoïsme et leur lâcheté. +Elle n'est pas pour ces hommes corrompus qui +sortent» de la fange du vice,«ou de la fange de la +misère pour s'abreuver dans le sang qui ruisselle +des échafauds. Elle est pour le peuple sage qui chérit +l'humanité, pratique la justice, méprise les flatteurs, +connaît ses vrais amis et respecte la vérité. +Tant que vous ne serez pas un tel peuple, ô mes +concitoyens! vous parlerez vainement de la liberté; +vous n'aurez qu'une licence dont vous +tomberez victimes chacun à votre tour; vous demanderez +du pain, on vous donnera des cadavres<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470"><sup>470</sup></a>, +et vous finirez par être asservis.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote468" name="footnote468"></a><b>Note 468:</b><a href="#footnotetag468"> (retour) </a> Mme Roland, <i>Mémoires</i>. <i>Notices historiques</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote469" name="footnote469"></a><b>Note 469:</b><a href="#footnotetag469"> (retour) </a> Sur les illusions classiques des révolutionnaires, voir l'ouvrage +de M. E. Loudun, <i>le Mal et le Bien</i>, tome IV, <i>la Révolution</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote470" name="footnote470"></a><b>Note 470:</b><a href="#footnotetag470"> (retour) </a> Dans les notes des <i>Mémoires</i> de Mme Roland, édités par lui, +M. Faugère fait remarquer qu'il y a ici une réminiscence d'un +discours de Vergniaud.</blockquote> + +<p>En pleurant sur ses illusions perdues, Mme Roland +honore ceux qui les ont partagées avec elle, +«républicains déclarés mais humains, persuadés +qu'il fallait par de bonnes lois faire chérir la république +de ceux même qui doutaient qu'elle put se +soutenir; ce qui effectivement est plus difficile +que de les tuer,» ajoute-t-elle avec une superbe +ironie. «L'histoire de tous les siècles a prouvé +qu'il fallait beaucoup de talents pour amener les +hommes à la vertu par de bonnes lois, tandis qu'il +suffit de la force pour les opprimer par la terreur +ou les anéantir par la mort.»</p> + +<p>Ce sont là de nobles regrets, et l'on aime à entendre +ces graves et généreux accents dans ces +pages où la déclamation remplace trop souvent +l'éloquence, comme il arrive fréquemment d'ailleurs +dans les écrits des femmes politiques. Mais +dans ces lignes, Mme Roland parle bien moins la +langue de la politique que celle de la conscience +outragée.</p> + +<p>Mme Roland sut mourir. «Vous pouvez m'envoyer +à l'échafaud, avait-elle dit dans son premier +interrogatoire: vous ne sauriez m'ôter la joie +que donne une bonne conscience, et la persuasion +que la postérité vengera Roland et moi en vouant +à l'infamie ses persécuteurs<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471"><sup>471</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote471" name="footnote471"></a><b>Note 471:</b><a href="#footnotetag471"> (retour) </a> Mme Roland, <i>Projet de défense</i>, <i>Notes sur son procès</i>, etc.</blockquote> + +<p>Sans doute un appareil théâtral se mêle aux +derniers jours de Mme Roland. Le courage stoïcien +n'a pas la sublime simplicité du courage +chrétien. Comme l'acteur qui se drape dans les +plis de son vêtement pour mourir avec noblesse, +aux applaudissements du public, le stoïcien meurt +en regardant le monde auquel il demande la +gloire. Le chrétien ne regarde que le ciel dont il +attend sa récompense.</p> + +<p>Quand arriva cependant l'heure du supplice, +Mme Roland paraît avoir eu comme une soudaine +perspective de la vie éternelle. Au pied de l'échafaud, +dit-on, elle demanda «qu'il lui fût permis +d'écrire des pensées extraordinaires qu'elle avait +eues dans le trajet de la Conciergerie à la place +de la Révolution. Cette faveur lui fut refusée<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472"><sup>472</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote472" name="footnote472"></a><b>Note 472:</b><a href="#footnotetag472"> (retour) </a> P. Faugère, introduction aux <i>Mémoires de Mme Roland.</i></blockquote> + +<p>J'ai déjà cité quelquefois les <i>Mémoires</i> que +Mme Roland eut le courage et le sang-froid d'écrire +dans sa prison. La publication entière de +ces écrits a été funeste à la mémoire de cette +femme célèbre. La vanité de l'auteur, le cynisme +de certains détails ont singulièrement fait descendre +Mme Roland du piédestal où l'avaient élevée +l'héroïsme de sa mort et l'illusion de l'histoire +contemporaine. Nous voyons aussi dans ces <i>Mémoires</i> +combien peu la femme a été créée pour un +rôle public. Mme Roland se met-elle en scène, +prend-elle la pose d'une héroïne, elle est guindée, +prétentieuse; des réminiscences classiques se +mêlent dans son langage à l'enthousiasme obligatoire +et par conséquent faux qui distingue +l'école de Rousseau. La femme politique gâte jusqu'à +la femme du foyer qui elle-même se plaît à +l'emphase; mais lorsque Mme Roland veut bien +n'être que la femme du foyer, et qu'elle nous +épargne d'étranges confidences, nous la jugeons +avec plus de sympathie. Sa tendresse pour sa +mère, ses promenades dans les bois de Meudon +lui dictent des pages simples, touchantes, remplies +de fraîches descriptions et qui parlent +vraiment à notre coeur. Nous avons rendu hommage +à la générosité naturelle de ses sentiments. +Voyons-la encore se dévouer avec un +intrépide courage à la défense d'un mari pour +lequel elle n'a qu'une affectueuse estime. Entendons +enfin cette femme qui la sert dans sa prison +et qui dit à Riouffe, l'un des compagnons de sa +captivité: «Devant vous, elle rassemble toutes +ses forces; mais dans la chambre, elle reste quelquefois +trois heures appuyée sur sa fenêtre à +pleurer.»</p> + +<p>«Séparez Mme Roland de la Révolution, elle ne +paraît plus la même,» dit le comte Beugnot qui, +lui aussi, la connut en prison. «Personne ne définissait +mieux qu'elle les devoirs d'épouse et de +mère, et ne prouvait plus éloquemment qu'une +femme rencontrait le bonheur dans l'accomplissement +de ces devoirs sacrés. Le tableau des jouissances +domestiques prenait dans sa bouche une +teinte ravissante et douce; les larmes s'échappaient +de ses yeux, lorsqu'elle parlait de sa fille et +de son mari: la femme de parti avait disparu<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473"><sup>473</sup></a>...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote473" name="footnote473"></a><b>Note 473:</b><a href="#footnotetag473"> (retour) </a> <i>Mémoires</i> de Mme Roland, édition de M. Faugère. Appendice +du second volume.</blockquote> + +<p>Dans ces pleurs, tout n'était pas pour son mari, +pour son enfant. Elle avait au fond du cour une +affection qui ne triompha pas de son honneur, +mais qui la fit profondément souffrir. Peut-être le +stoïcisme, la seule foi qu'elle connût, ne lui aurait-il +pas suffi pour supporter courageusement sa +captivité, si elle n'avait vu avec joie dans les murs +qui l'enfermaient une barrière qui la protégeait +contre sa passion, mais qui, suivant une déduction +bien hasardée et bien périlleuse, la rendait +ainsi plus libre de garder son âme à l'homme +qu'elle aimait.</p> + +<p>Comme le comte Beugnot, M. Legouvé a fait +remarquer combien en Mme Roland l'homme d'État +est au-dessous de la femme: «Elle a des +sensations politiques au lieu d'idées, et devient la +perte de son parti dès qu'elle en devient l'âme<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474"><sup>474</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote474" name="footnote474"></a><b>Note 474:</b><a href="#footnotetag474"> (retour) </a> Legouvé, <i>Histoire morale des femmes</i>.</blockquote> + +<p>Deux autres femmes célèbres ont partagé l'enthousiasme +de Mme Roland pour une république +idéale: Charlotte Corday, Olympe de Gouges. +Charlotte Corday, comme Mme Roland, trouve que +la liberté «est pour les âmes fières qui méprisent +la mort, et savent à propos la donner.» Charlotte +Corday la donne. Mais alors même que la victime +s'appelle Marat, l'acte qui frappe cet homme est +un crime, et ce n'est point par l'assassinat que +triomphent les saintes causes. Charlotte Corday +a écouté la voix d'une passion noble dans son +principe, mais coupable dans son application. +Elle a exécuté l'arrêt de la vengeance humaine, +non celui de la justice divine.</p> + +<p>Olympe de Gouges, elle, n'a pas versé le sang.</p> + +<p>Nous retrouverons tout à l'heure en elle l'ardente +émancipatrice politique de la femme. Mais comment +elle-même remplit-elle ce rôle public qu'elle +revendique pour la femme? Cette étrange créature +qui, sans savoir lire ni écrire, composa des pièces +de théâtre et des brochures révolutionnaires, n'était +républicaine que dans ses espérances; elle +demeurait à son insu royaliste dans ses souvenirs; +elle demanda à défendre Louis XVI; et ce sont les +invectives qu'elle lança contre Robespierre qui la +firent condamner à mort. Ainsi que Mme Roland, +Olympe de Gouges eut, avec l'emphase oratoire, +quelques éclairs de véritable éloquence.</p> + +<p>Mme Roland, Charlotte Corday, Olympe de +Gouges poursuivaient sinon une idée, du moins +une utopie politique. Mais que dire de ces femmes, +de ces mégères que fit surgir l'émeute, et qui, +dans le déchaînement des passions populaires, +dépassèrent encore les hommes en cruauté, d'après +cette loi de la nature qui veut que l'être le +plus impressionnable soit, suivant ses instincts, +capable des plus généreuses actions ou des plus +exécrables forfaits! La fièvre de la Révolution +avait donné à ces femmes la soif du sang. Elles +venaient à la curée comme ces bêtes fauves +qui ne savent pas pour quelle cause des hommes +sont massacrés, mais qui sont attirées par l'odeur +du carnage.</p> + +<p>Dans leur farouche ardeur, ces femmes sont +pour la Révolution un auxiliaire dont elle sent le +prix. Mirabeau a dit que les femmes, en se mettant +aux premiers rangs de l'émeute, peuvent +seules la faire triompher. Elles sont capables +d'entendre un appel de ce genre, ces femmes qui +trouvent que les hommes ne vont pas assez vite.</p> + +<p>Les femmes forment, au 5 octobre, l'avant-garde +de ce peuple parisien, de cette mer humaine qui +roule jusqu'à Versailles ses flots en fureur, son +écume immonde, et qui bat de ses vagues le vieux +palais des rois. Parmi ces femmes, les unes sont +poussées par la famine, les autres par leurs mauvais +instincts. Filles perdues et femmes du peuple +se coudoient dans la mêlée. Elles sont armées de +bâtons, de coutelas, de fusils; l'une d'elles bat du +tambour, et la horde chante le <i>Ça ira</i>.</p> + +<p>Pour séduire les soldats qui défendent Versailles, +tout leur est bon, et les dégoûtants spectacles +de l'orgie se mêlent aux scènes du massacre. +Voient-elles de leurs compagnes s'attendrir à la +parole du roi, elles procèdent à la strangulation +de ces dernières, ce qui ne les empêchera pas de +céder elles-mêmes au mouvement qui saluera la +superbe attitude de la reine.</p> + +<p>Les femmes de l'émeute ont triomphé: elles +ramènent à Paris la famille royale. Juchées sur +des voitures, sur les trains des canons, elles sont +affublées des dépouilles des gardes du corps, et +ces étranges soldats jettent ce cri de sauvage triomphe: +«Nous ne manquerons plus de pain, nous +ramenons le boulanger, la boulangère et le petit +mitron.»</p> + +<p>Elles demandent à la Commune une récompense, +et s'il en faut en croire Pacquotte, elles +l'ont bien méritée: «Sans elles, la chose publique +était perdue.» En dépit des murmures masculins +qui accueillent cette assertion, les femmes obtiennent +les honneurs qu'elles sollicitent. Dans les +cérémonies publiques, elles auront une place d'honneur... +«et tricoteront,» ajoute Chaumette, peu +partisan, comme nous allons le voir, de leur +émancipation politique.</p> + +<p>Partout où il y aura du sang à flairer, les femmes +de l'émeute seront là, aux Tuileries le 20 juin et le +10 août, dans les prisons aux massacres de septembre. +Elles demandent des piques pour défendre +la Constitution; mais en vérité elles ont bien +d'autres armes. Ces femmes qui endossent le +pantalon rouge et qui se coiffent du bonnet rouge, +ce sont les <i>flagelleuses</i>; et si, sur la voie publique, +elles rencontrent d'autres femmes dont le civisme +leur paraît suspect, elles les fouettent: outrage +ignoble qu'elles font subir sur le parvis de Notre-Dame +aux angéliques soeurs de charité expulsées +de leur maison. Sous la douleur et la honte de +cet infâme supplice, les saintes filles tombent malades, +quelques-unes d'entre elles meurent, et +l'une d'elles, qui a voulu se sauver, est jetée dans +la Seine.</p> + +<p>Ces femmes forment des clubs. Le plus terrible +est celui de la <i>Société des femmes révolutionnaires</i> qui +s'assemblent dans le charnier de l'église Saint-Eustache. +Un charnier convient bien à ces fauves.</p> + +<p>Il y a encore d'autres sociétés parmi lesquelles +il faut distinguer la <i>Société fraternelle</i>: c'est une +succursale de la Société mère des Jacobins et +celle-ci se charge de diriger cette pépinière. La <i>Société +fraternelle</i> a des affiliations dans tout le pays. +Ses membres fomentent la guerre contre l'Autriche.</p> + +<p>Les femmes ne se contentent pas de leurs clubs; +elles assistent et pérorent aux séances des clubs +masculins et de l'Assemblée. On les a vues envahir +l'Assemblée de Versailles, se mêler aux +députés, voter avec eux, encourager les uns, +imposer silence aux autres: «Parle, député; tais-toi, +député.» Par d'ignobles menaces, par des +actes cyniques, elles souillent l'asile de la représentation +nationale<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475"><sup>475</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote475" name="footnote475"></a><b>Note 475:</b><a href="#footnotetag475"> (retour) </a> Taine, <i>les Origines de la France contemporaine. La Révolution</i>; +Lairtullier, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Robespierre saura se servir du concours de ces +femmes. Remplissant les galeries des Assemblées, +elles... tricotent, comme le leur a prescrit Chaumette, +mais en même temps elles prennent +aux séances une part active. Par leurs applaudissements, +elles s'associent aux plus cruelles motions +des Jacobins. Elles couvrent de leurs huées +la parole des hommes modérés. «Monsieur le +président, faites donc taire ce tas de <i>sans-culottes</i>,» +dit l'abbé Maury en désignant les tricoteuses. +C'est ainsi que fut employé pour la première +fois ce nom qui devait désigner les purs +Jacobins<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476"><sup>476</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote476" name="footnote476"></a><b>Note 476:</b><a href="#footnotetag476"> (retour) </a> Lairtullier, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Dans les comités de salut public et de sûreté +générale, les tricoteuses acclament les dénonciateurs. +En prairial, elles ne se bornent pas à se servir +de leurs langues, elles tirent leurs couteaux +contre la Convention. C'est une femme, une folle +furieuse qui assassine Féraud qu'elle a pris pour +Boissy-d'Anglas. La cruauté des femmes survivra +même au régime de la Terreur.</p> + +<p>Les mégères se font gloire de ce titre: <i>les +Furies de la guillotine</i>. Lorsque le peuple semble +las des scènes de l'échafaud, ce sont elles que l'on +enverra aux exécutions pour que leurs hurlements +réveillent la meute populaire. Elles excitent les +bourreaux. Avec une âpre volupté, elles se cramponnent +jusqu'à la planche de l'échafaud pour se +mieux repaître de la vue du sang. A leurs grimaçantes +attitudes, à leurs fauves éclats de rire, on +les prendrait pour des démons surgissant de l'enfer. +Elles dansent au pied de l'échafaud la hideuse +carmagnole.</p> + +<p>Quelques-unes des femmes de l'émeute se sont +fait un nom. Je ne parle pas de cet être allégorique, +la Mère Duchesne, Brise-Acier, qui fumant le +schibouk, menaçant de son sabre et tournant sa +quenouille, crie aux femmes: «Vivre libre ou +mourir!» Je me contente de nommer la reine des +Halles, reine Audu, qui obtient une couronne +pour sa belliqueuse attitude dans les journées +du 5 et du 6 octobre. Rose Lacombe, la fondatrice +de la fougueuse société des femmes révolutionnaires, +la farouche clubiste que je retrouverai +tout à l'heure; Rose Lacombe qui, avec les Marseillais, +est allée, aux Tuileries le 10 août, et en +septembre dans les prisons où elle a assouvi ses +haines furieuses; Rose Lacombe qui commande +les <i>flagelleuses</i>, Rose Lacombe qui, accusant la +Convention de lenteur, dénonce à sa barre les +fonctionnaires nobles ou suspects, et qui, éprise +d'un jeune royaliste, se retourne contre les Jacobins +parce qu'ils ne veulent pas élargir l'homme +qu'elle aime; Rose Lacombe enfin qui, après la +fermeture des clubs de femmes, tiendra une +humble boutique dans la galerie du Luxembourg.</p> + +<p>Le temps et la bonne volonté me manquent +pour m'arrêter devant les tristes héroïnes des +journées révolutionnaires. Il en est une cependant +que je veux signaler comme le type même +de la furie démagogique.</p> + +<p>Fille de laboureurs, Théroigne de Méricourt a +été aimée d'un jeune gentilhomme qui l'a abandonnée. +Voilà ce qui a fait d'elle l'ennemie des +hautes classes. La villageoise devient courtisane, +et pour commencer son oeuvre de revendication +sociale, elle se plaît à ruiner les plus riches seigneurs. +La Révolution éclate. Théroigne se jette +dans les luttes de la rue. En habit d'amazone, elle +porte le sabre au côté, des pistolets à la ceinture; +et... dans le pommeau de sa cravache se trouve +une cassolette d'or contenant des sels et des parfums, +«en cas de défaillance et pour neutraliser +l'odeur du peuple<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477"><sup>477</sup></a>.» La courtisane et l'émeutière +se combinent ici dans un curieux mélange.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote477" name="footnote477"></a><b>Note 477:</b><a href="#footnotetag477"> (retour) </a> Lairtullier, <i>l. c.</i></blockquote> + +<p>Théroigne participe aux journées de la Révolution. +Elle figure au pillage du dépôt d'armes +des Invalides. Elle compte parmi les premiers +assaillants qui ont escaladé les tours de la Bastille, +et un sabre d'honneur est sa récompense. Accusant +de tiédeur le club des <i>Enragés</i> qui a des chefs +tels que Maillard, Saint-Huruge, Santerre, elle +a jeté sur Versailles les femmes du 5 octobre. Cette +fois son amazone est rouge, et rouge aussi son panache. +Échevelée, armée jusqu'aux dents, debout +sur un canon, elle excite les insurgés. Le 10 août, +elle se bat. Aux massacres de septembre, on la +voit à l'Abbaye, à la Force, à Bicètre; elle a une +acolyte qui tient une tête de femme au bout d'une +pique. Elle parle dans les clubs, à l'Assemblée +même. Enfin, liée avec Brissot, elle prêche avec +lui la conciliation des partis qu'il faut réunir +contre l'étranger. Brissot est attaqué dans la rue +par les mégères. Théroigne le défend, et l'amazone +révolutionnaire subit le châtiment que +savent donner les <i>flagelleuses</i>. Cet outrage la rend +folle. On l'enferme. Alors Théroigne la courtisane, +Théroigne la septembriseuse a dans sa folie +le double caractère de sa honteuse et sanguinaire +existence. Dépouillée de tout sentiment de pudeur, +elle ne peut supporter aucun vêtement, et +dans sa hideuse nudité, elle se traîne sur le sol, +elle mord avec rage celui dont la présence l'irrite; +et recherchant ses aliments dans les ordures, elle +ne peut boire que l'eau boueuse du ruisseau.</p> + + + +<a name="c5" id="c5"></a> +<br><br> +<h3>CHAPITRE V</h3> +<br> +<h3>LA FEMME AU XIXe SIÈCLE—LES LEÇONS<br> +DU PRÉSENT ET LES EXEMPLES DU PASSÉ.</h3> + + +<p>§I. L'émancipation politique des femmes jugée par l'école révolutionnaire.—§II. +Le travail des femmes. Quelles sont les professions et +les fonctions qu'elles peuvent exercer?—§III. Quelle est la part de +la femme dans les oeuvres de l'intelligence et dans quelle mesure la +femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux arts?—§IV. L'éducation +des femmes dans ses rapports avec leur mission.—§V. Conditions +actuelles du mariage. Les droits civils de la femme peuvent-ils +être améliorés?—§VI. Mondaines et demi-mondaines.—§VII. Le +divorce.—§VIII. Où se retrouve le type de la femme française.</p> +<br> +<a name="s1" id="s1"></a> +<p><b>§ I</b></p> + +<p><i>L'émancipation politique des femmes jugée par l'école +révolutionnaire.</i></p> + +<p>Les honteux spectacles que donnaient les <i>flagelleuses</i>, +les émeutes que les femmes des clubs suscitaient +dans les rues, devinrent bientôt un grave +embarras pour la République.</p> + +<p>Les hommes de la Révolution avaient bien pu +se servir des femmes pour faire réussir leurs projets, +mais ils n'entendaient pas qu'elles dussent +être entre leurs mains autre chose qu'un instrument +plus ou moins conscient de son rôle; ils se +souciaient fort peu de les associer à ces droits politiques +que leurs pétitions réclamaient, qu'Olympe +de Gouges défendait et qu'appuyait Condorcet. +Mirabeau, qui jetait si volontiers les femmes à la +tête de l'insurrection, les hommes de la Terreur +qui les employaient au service de leurs passions +cruelles, ne voulaient la Révolution que dans +l'État et non dans la famille.</p> + +<p>La République se bornait donc à décerner des +honneurs aux femmes qui la servaient; mais, bien +loin de leur accorder des droits politiques, elle +leur en enlevait un qu'elles tenaient de la monarchie, +et leur retirait ceux qu'elle leur avait +elle-même octroyés: le 22 mars 1791, l'Assemblée +nationale excluait les femmes de la régence; +la loi du 20 mai 1793 les bannit des tribunes +de la Convention jusqu'à ce que l'ordre fût rétabli, +et la loi du 26 mai leur interdit l'assistance +à toute assemblée politique. Enfin lorsque, après +la chute des Girondins, les Jacobins n'eurent plus +besoin des tricoteuses, la Convention s'inquiéta +des scandales et des émeutes causés par le club de +Rose Lacombe; elle jugea que les femmes étaient +incapables d'exercer des droits politiques; qu'elles +étaient «disposées, par leur organisation, à une +exaltation qui serait funeste à la chose publique, +et que les intérêts de l'État seraient bientôt sacrifiés +à tout ce que la vivacité des passions peut produire +d'égarements et de désordres<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478"><sup>478</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote478" name="footnote478"></a><b>Note 478:</b><a href="#footnotetag478"> (retour) </a> Convention nationale, séance du 9 de brumaire. <i>Moniteur +universel</i>, 1793.</blockquote> + +<p>Le 9 brumaire 1793, un décret de la Convention +ferma donc les clubs de femmes. Les citoyennes +réclamèrent devant l'Assemblée qui les hua.</p> + +<p>Mais le 27 brumaire, Rose Lacombe jette dans +la salle où siège le conseil général de la Commune +son armée de femmes coiffées du bonnet rouge. +Des protestations s'élèvent du sein de l'assemblée. +Alors le même homme qui, naguère, a enjoint aux +femmes de tricoter au milieu des honneurs publics +qu'elles revendiquaient, le procureur général Chaumette +se lève et s'écrie:</p> + +<p>«Je requiers mention civique au procès-verbal, +des murmures qui viennent d'éclater. C'est un +hommage aux moeurs, c'est un affermissement de +la République! Eh quoi! des êtres dégradés qui +veulent franchir et violer les lois de la nature, entreront +dans les lieux commis à la garde des +citoyens, et cette sentinelle vigilante ne ferait pas +son devoir! Citoyens, vous faites ici un grand acte +de raison; l'enceinte où délibèrent les magistrats +du peuple doit être interdite à tout individu qui +outrage la nature!... Et depuis quand est-il permis +aux femmes d'abjurer leur sexe, de se faire hommes? +Depuis quand est-il d'usage de voir des +femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, +le berceau de leurs enfants, pour venir, sur +la place publique, dans la tribune aux harangues, +à la barre du Sénat, dans les rangs de nos armées, +remplir les devoirs que la nature a répartis à +l'homme seul? A qui donc cette mère commune +a-t-elle confié les soins domestiques? Est-ce à +nous? Nous a-t-elle donné des mamelles pour +allaiter nos enfants? A-t-elle assez assoupli nos +muscles pour nous rendre propres aux soins de la +hutte, de la cabane et du ménage? Non, elle a dit +à l'homme: sois homme! les courses, la chasse, +le labourage, les soins politiques, les fatigues de +toute espèce, voilà ton apanage. Elle a dit à la +femme: sois femme! les soins dus à l'enfance, les +détails du ménage, les douces inquiétudes de la +maternité, voilà tes travaux; mais tes occupations +assidues méritent une récompense; eh bien, tu +l'auras; et tu seras la divinité du sanctuaire domestique; +tu régneras sur tout ce qui t'entoure +par le charme invincible de la beauté, des grâces et +de la vertu. Femmes imprudentes, qui voulez devenir +des hommes, n'êtes-vous pas assez bien partagées? +Que vous faut-il de plus?... Le législateur, +le magistrat sont à vos pieds; votre despotisme +est le seul que nos forces ne puissent abattre, +puisqu'il est celui de l'amour, et, par conséquent, +celui de la nature. Au nom de cette même nature, +restez ce que vous êtes; et, loin de nous envier +les périls d'une vie orageuse, contentez-vous de +nous les faire oublier au sein de nos familles, en +reposant nos yeux sur le spectacle enchanteur de +nos enfants heureux par vos soins!»</p> + +<p>Ces mégères, ces <i>flagelleuses</i>, perdent leur +assurance effrontée. Elles retirent leurs bonnets +rouges et les cachent. Le terrible procureur général +remarque ce mouvement: «Ah! je le vois, +dit-il, vous ne voulez point imiter ces femmes hardies +qui ne rougissent plus...»</p> + +<p>Il leur dit quelle néfaste influence politique ont +exercée les femmes. Il leur parle avec dédain d'une +Olympe de Gouges, une «virago,» une «femme-homme.»</p> + +<p>«Nous voulons, ajoute-t-il, que les femmes +soient respectées, c'est pourquoi nous les forcerons +à se respecter elles-mêmes. Que diraient des +magistrats à une femme qui se plaindrait des +atteintes d'un jeune étourdi, lorsqu'il alléguerait +pour sa défense: J'ai vu une femme avec les allures +d'un homme; je n'ai plus en elle respecté son sexe, +j'en ai agi librement?...»</p> + +<p>«Autant nous vénérons la mère de famille qui +met son bonheur à élever, à soigner ses enfants, à +filer les habits de son mari et à alléger ses fatigues +par l'accomplissement de ses devoirs domestiques, +autant nous devons mépriser, conspuer la femme +sans vergogne qui endosse la tunique virile, et fait +le dégoûtant échange des charmes que lui donne +la nature contre une pique et un bonnet rouge.»</p> + +<p>On ne pouvait mieux dire. Mais ce n'était pas +aux hommes de la Terreur qu'il appartenait de +flétrir les excès qu'ils avaient encouragés et qui +leur avaient été si utiles. Quoi qu'il en fût, le conseil +général de la Commune adopta cette motion +de Chaumette: «Je requiers que le Conseil ne +reçoive plus de députations de femmes qu'après un +arrêté pris, à cet effet, sans préjudice aux droits +qu'ont les citoyennes d'apporter aux magistrats +leurs demandes et leurs plaintes individuelles<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479"><sup>479</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote479" name="footnote479"></a><b>Note 479:</b><a href="#footnotetag479"> (retour) </a> Le discours de Chaumette est reproduit en grande partie +dans le <i>Moniteur universel</i>, 1793. Commune de Paris. Conseil +général. Du 27 de brumaire. Je l'ai cherché <i>in extenso</i> dans les +<i>Procès-verbaux de la Commune</i>. Mais la collection de la Bibliothèque +nationale s'arrêtant à 1790, j'ai recouru au texte cité par +M. Lairtullier.</blockquote> + +<p>Les clubs de femmes étaient morts. Ils devaient +revivre. Les mégères elles-mêmes devaient reparaître +mêlées à cette écume que font surgir toutes +les révolutions. 1848 les a vues couper les têtes +des gardes mobiles. En 1871, leurs sinistres et +fauves figures nous sont apparues à la lueur des +incendies allumés par ces infernales créatures: les +pétroleuses.</p> + +<p>Le mouvement révolutionnaire, qui jette jusqu'aux +femmes dans les luttes de la rue, a chaque +fois aussi fait bouillonner dans leurs cerveaux +l'idée de l'émancipation politique. Malgré le mauvais +accueil que les révolutionnaires de 1789 et de +1793 avaient fait à cette émancipation, chaque fois +que la République s'est établie en France, les +mêmes, revendications se sont produites, et, +comme. 1848, 1870 a ramené les doléances de +quelques femmes et les plaidoyers plus ou moins +intéressés de leurs défenseurs. Avant 1848 cependant, +les saint-simoniens avaient prêché l'égalité +des deux sexes, l'admissibilité de la femme à +toutes les fonctions publiques.</p> + +<p>Pour défendre l'émancipation, les avocats de +cette cause n'ont guère fait que reproduire les arguments +de leurs devanciers.</p> + +<p>De même que Condorcet en 1790, ils prétendent +que la femme possède les mêmes droits naturels +que l'homme, et qu'elle est capable de les exercer.</p> + +<p>Partant de ce principe que les deux sexes sont +égaux moralement, voire même physiquement, les +émancipateurs des femmes réclament pour elles, +outre l'égalité des droits civils, l'égalité des droits +politiques et le libre accès à toutes les fonctions +publiques.</p> + +<p>Nous parlerons tout à l'heure de l'émancipation +civile. Bornons-nous maintenant à la question des +droits de la femme dans l'État.</p> + +<p>Tout d'abord, j'avoue humblement que je ne +crois pas que l'homme et la femme aient les mêmes +droits naturels. La femme, ayant d'autres devoirs +à remplir que ceux de l'homme, a aussi d'autres +droits. Quant aux capacités politiques de la femme, +je crois avoir suffisamment démontré qu'elles ne +valent assurément pas ses qualités morales.</p> + +<p>Dans l'histoire, de notre pays comme dans les +annales de l'antiquité, nous avons pu constater +que le passage de la femme dans la vie politique +d'un peuple, a été le plus souvent désastreux. +L'histoire légendaire d'Hérodote nous parle bien +d'une sage et habile reine de Carie, Artémise, qui +fut aussi prudente dans le conseil que vaillante +dans le combat; mais, pour une Artémise, que +d'Athalie, d'Olympias, de Livie, d'Agrippine! +Quand ces femmes antiques possédaient le pouvoir, +c'était pour elles le moyen de faire triompher +leurs passions ou leurs ambitions effrénées. Dans +notre France chrétienne, ce n'est guère que par la +foi patriotique et religieuse, par la charité sociale, +que les femmes ont eu une influence heureuse sur +les destinées de notre pays. Mais ont-elles exercé +le pouvoir politique, cela n'a été que bien rarement +pour le bonheur de la France. En présence de +grandes exceptions, telles que sainte Bathilde, +Blanche de Castille, Anne de Beaujeu, voici Frédégonde, +voici Brunehaut dans la seconde partie +de sa vie; voici Catherine de Médicis, Marie de +Médicis. Voici encore les femmes politiques de la +Révolution, c'est-à-dire, toujours et partout, le +sentiment personnel substitué à l'idée du droit.</p> + +<p>On me répondra peut-être que pour sacrifier la +justice à la passion, il n'est pas nécessaire d'être +femme, et que plus d'un roi, plus d'un homme +politique, n'a vu dans le pouvoir que l'instrument +de son bon plaisir. Oui, sans doute; mais pour +les hommes mêmes qui se sont laissé entraîner +par la passion, il est rare qu'ils n'aient pas conservé +à travers leurs défaillances une idée gouvernementale, +bonne ou mauvaise, mais enfin une idée. +Chez la femme politique, au contraire, la sensation +a remplacé l'idée.</p> + +<p>On me dira encore que par une éducation virile, +on changera tout cela. Soit. Il restera toujours à +la femme la faiblesse physique, et bien qu'on nous +objecte qu'il y a des femmes beaucoup plus fortes +que certains hommes, je répondrai que ce n'est là +que l'exception, et que, dans l'état normal, +l'homme a reçu en partage la vigueur, et la femme, +la délicatesse.</p> + +<p>En 1791, la célèbre Olympe de Gouges disait +dans sa <i>Déclaration des droits de la femme:</i> «La +femme a le droit de monter à l'échafaud; elle doit +avoir également celui de monter à la tribune.»</p> + +<p>Qu'eût répondu Mme de Gouges si on lui eût +opposé ceci: La femme a le droit d'être atteinte +par les obus; elle doit avoir également celui d'être? +soumise à la conscription?</p> + +<p>Olympe de Gouges aurait répondu que la constitution +physique de la femme et les lois de la maternité +la dispensaient naturellement du service +militaire. C'est absolument ce que nous pensons +au sujet de la généralité des fonctions publiques; +et si l'on ajoute à cette cause matérielle la cause +morale que nous a révélée l'histoire, on aura répondu +à cet autre argument qui appuyait la thèse +de Mme de Gouges et que, de nos jours, on a répété +après cette émancipatrice: «La femme concourt, +ainsi que l'homme, à l'impôt public; elle a le droit, +ainsi que lui, de demander compte à tout agent +public de son administration.»</p> + +<p>Mais fut-il prouvé que la femme peut avoir le +même genre de capacités intellectuelles que +l'homme, fût-il encore prouvé par impossible, +qu'elle a autant de force physique que lui, je +trouve qu'il n'y aurait là aucun argument à faire +valoir en faveur de son émancipation politique. Il +ne s'agit pas de savoir si la femme peut agir +comme l'homme; il s'agit de savoir si, en empiétant +sur les attributions masculines, elle peut remplir +les fonctions pour lesquelles elle a été créée, +et que révèle jusqu'à son organisation physique. +On objecte qu'une femme peut concilier ses droits +politiques avec ses devoirs domestiques. Je crois +que cette opinion ne peut être soutenue que par +les hommes qui ne savent pas ce que c'est qu'un +ménage ou par les femmes qui n'en ont pas. Mais +pour qui comprend l'étendue des devoirs que comporte +le rôle domestique de la femme, ce n'est pas +trop dire que sa vie entière y doit être occupée, +soit qu'elle vaque elle-même aux soins multiples +du ménage, soit que, dans une situation plus élevée, +elle joigne aux sollicitudes de l'épouse et de +la mère l'active surveillance départie à la maîtresse +de la maison.</p> + +<p>Toutes les femmes ne se marient pas, dira-t-on. +Sans doute. Mais c'est la minorité, et parmi les +vieilles filles, combien n'ont pas gardé le célibat +pour remplir une mission filiale ou fraternelle qui +suffît à absorber une vie!</p> + +<p>Cependant, il fut au moyen âge un temps où la +femme jouit des droits politiques et civiques. +Comme jeune fille, comme veuve, la dame de fief +exerce sans tuteur dans le droit féodal toutes les +attributions de la souveraineté: suzeraine, elle +reçoit le serment de ses vassaux. Vassale, elle +prête elle-même ce serment. Dans ses domaines, +elle octroie des chartes, elle donne des lois, elle +rend la justice. Selon le droit coutumier, la bourgeoise +peut être choisie pour arbitre. Mais, répétons-le, +ces privilèges n'étaient accordés qu'à la +femme qui n'était pas en puissance de mari; et +les plus nombreux étaient restreints à un petit +nombre de femmes, qui, par leur haute situation +sociale, disposaient de loisirs inconnus à la femme +du peuple. Puis, si l'on excepte les très rares +occasions où la châtelaine siégeait avec ses pairs, +elle restait à son foyer pour rendre la justice, +pour recevoir l'hommage de ses vassaux. Il n'en +serait pas de même pour celles de nos contemporaines +qui visent à remplir le mandat du député, +du conseiller municipal, les fonctions du juge et +les autres emplois publics réservés aux hommes. +D'ailleurs le moyen âge lui-même ne maintint +pas les privilèges qui donnaient à la femme des +préoccupations étrangères à celles du foyer, et le +droit romain lui retira ses droits politiques et civiques. +Au XVIe et au XVIIe siècles, les doctrines émancipatrices +de Marie de Romieu et de Mlle deGournay +se perdent dans le vide. Toujours la France, avec +ce bon sens qui, en dépit de bien de folies passagères, +est au fond de son esprit national, toujours +la France a repoussé l'émancipation.</p> + +<p>L'abaissement de l'homme au profit de la femme<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480"><sup>480</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote480" name="footnote480"></a><b>Note 480:</b><a href="#footnotetag480"> (retour) </a> Camille Doucet, <i>l'Avocat de sa cause</i>, scène VI.</blockquote> + +<p>D'ailleurs, avant de nous émanciper, il est bien +juste que, par ce temps de suffrage universel, on +nous demande s'il nous plaît d'être jetées dans +l'arène publique. Que l'on nous interroge, et toutes +celles d'entre nous qui ont le sentiment de +leurs devoirs seront unanimes à repousser la motion. +Pour se détacher d'une immense majorité, il +n'y aura que quelques femmes déclassées, quelques +personnalités tapageuses, enfin, qu'on me +passe le mot, quelques fruits secs de la famille.</p> + +<p>Pourquoi donc alors tant de zèle pour nous imposer +des privilèges que nous repoussons? Pourquoi +les socialistes d'aujourd'hui réclament-ils +pour la femme les droits politiques que lui déniaient +énergiquement les hommes de 93, ces révolutionnaires +dont ils se proclament avec orgueil +les fils et les héritiers? La raison en est simple: +la question politique se double aujourd'hui de la +question religieuse.</p> + +<p>Je ne sais si nos émancipateurs sont aussi persuadés +qu'ils le disent de nos capacités politiques, +mais il est une autre force qu'ils nous reconnaissent +avec raison: c'est la foi qui assure notre influence +religieuse. Ils savent que la femme est à son foyer +la gardienne des vérités qu'enseigne l'Eglise. +S'ils réclament l'affranchissement de la femme, +c'est bien moins pour la délivrer de prétendues +chaînes dont elle ne se plaint pas, que pour l'arracher +elle-même à la garde des saintes croyances. +Ils croient savoir aussi que la femme a généralement +peu de goût pour les institutions républicaines<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481"><sup>481</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote481" name="footnote481"></a><b>Note 481:</b><a href="#footnotetag481"> (retour) </a> Léon Richer. <i>la Femme libre</i>.</blockquote> + +<p>Ils espèrent qu'en faisant miroiter à ses yeux +la perspective de l'émancipation, elle tombera en +leur pouvoir. Et c'est si bien un intérêt de secte +qui est ici en jeu, que le plus fidèle avocat de +l'émancipation des femmes désire qu'elles ne +jouissent pas immédiatement du droit de suffrage, +très assuré qu'il est que «sur neuf millions de +femmes majeures, quelques milliers à peine voteraient +librement: le reste irait prendre le mot d'ordre +au confessionnal<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482"><sup>482</sup></a>.» Ce n'est que lorsque la +libre pensée aura émancipé l'esprit des femmes, +que leurs défenseurs les jugeront dignes du droit +de suffrage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote482" name="footnote482"></a><b>Note 482:</b><a href="#footnotetag482"> (retour) </a> Léon Richer, <i>la Femme libre</i>.</blockquote> + +<p>C'est sans doute aussi pour le même motif que +nos aptitudes aux fonctions d'avocat et de +magistrat,—aptitudes parfaitement reconnues +d'ailleurs,—pourront n'être employées que plus tard. +Ce sera plus prudent... pour la libre pensée.</p> + +<p>En attendant, on réclame pour nous l'accès à +toutes les autres fonctions... civiles, bien entendu, +car, malgré l'habileté stratégique que nous reconnaissait +au XVIe siècle Marie de Romieu, on s'obstine +à ne point placer au nombre de nos droits celui +de défendre notre pays par les armes: mais +cela viendra.</p> + +<p>Et lorsque, cette fois encore, nous demandons +comment nous pourrons accorder nos fonctions +publiques avec nos devoirs domestiques, on nous +répond que l'ouvrière quitte bien sa maison le +matin pour n'y rentrer que le soir. Mais que produit +cette absence de la femme? M. Jules Simon +va nous le dire.</p> +<br> +<a name="s2" id="s2"></a> + + +<p><b>§ II</b></p> + +<p><i>Le travail des femmes. Quels sont les emplois +et les professions +qu'elles peuvent exercer?</i></p> + + +<p>«Autrefois, dit M. Jules Simon, l'ouvrier était +une force intelligente, il n'est plus aujourd'hui +qu'une intelligence qui dirige une force. La conséquence +immédiate de cette transformation a été +de remplacer presque partout les hommes par des +femmes, en vertu de la loi de l'industrie, qui la +pousse à produire beaucoup avec peu d'argent, et +de la loi des salaires, qui les rabaisse incessamment +au niveau des besoins pour le travailleur +sans talent. On se rappelle les éloquentes invectives +de M. Michelet: «L'ouvrière! mot impie, +sordide, qu'aucune langue n'eut jamais, qu'aucun +temps n'aurait compris avant cet âge de fer, et +qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès!» +«Si on gémit sur l'introduction des +femmes dans les manufactures, ce n'est pas que +leur condition matérielle y soit très mauvaise. Il y +a très peu d'ateliers délétères, et très peu de fonctions +fatigantes dans les ateliers, au moins pour +les femmes. Une soigneuse de carderie n'a d'autre +tâche que de surveiller la marche de la carde et +de rattacher de temps en temps un fil brisé. La +salle où elle travaille, comparée à son domicile, +est un séjour agréable, par la bonne aération, la +propreté, la gaieté. Elle reçoit des salaires élevés, +ou tout au moins très supérieurs à ceux que lui +faisaient gagner autrefois la couture et la broderie. +Où donc est le mal? C'est que la femme, devenue +ouvrière, n'est plus une femme. Au lieu de cette +vie cachée, abritée, pudique, entourée de chères +affections, et qui est si nécessaire à son bonheur, +et au nôtre même, par une conséquence indirecte, +mais inévitable, elle vit sous la domination +d'un contremaître, au milieu de compagnes d'une +moralité douteuse, en contact perpétuel avec des +hommes, séparée de son mari et de ses enfants. +Dans un ménage d'ouvriers, le père, la mère sont +absents, chacun de leur côté, quatorze heures par +jour. Donc il n'y a plus de famille. La mère, qui +ne peut plus allaiter son enfant, l'abandonne à une +nourrice mal payée, souvent même à une gardeuse +qui le nourrit de quelques soupes. De là +une mortalité effrayante, des habitudes morbides +parmi les enfants qui survivent, une dégénérescence +croissante de la race, l'absence complète d'éducation +morale. Les enfants de trois ou quatre +ans errent au hasard dans les ruelles fétides, +poursuivis par la faim et le froid. Quand, à sept +heures du soir, le père, la mère et les enfants se retrouvent +dans l'unique chambre qui leur sert +d'asile, le père et la mère fatigués par le travail, +et les enfants par le vagabondage, qu'y a-t-il de +prêt pour les recevoir? La chambre a été vide +toute la journée; personne n'a vaqué aux soins les +plus élémentaires de la propreté; le foyer est mort; +la mère épuisée n'a pas la force de préparer des +aliments; tous les vêtements tombent en lambeaux: +voilà la famille telle que les manufactures +nous l'ont faite. Il ne faut pas trop s'étonner si le +père, au sortir de l'atelier où sa fatigue est quelquefois +extrême, rentre avec dégoût dans cette chambre +étroite, malpropre, privée d'air, où l'attendent +un repas mal préparé, des enfants à demi +sauvages, une femme qui lui est devenue presque +étrangère, puisqu'elle n'habite plus la maison et +n'y rentre que pour prendre à la hâte un peu de +repos entre deux journées de travail. S'il cède aux +séductions du cabaret, les profits s'y engouffrent, +sa santé s'y détruit; et le résultat produit est +celui-ci, qu'on croirait à peine possible: le paupérisme, +au milieu d'une industrie qui prospère<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483"><sup>483</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote483" name="footnote483"></a><b>Note 483:</b><a href="#footnotetag483"> (retour) </a> Jules Simon, <i>l'Ouvrière</i>.</blockquote> + +<p>M. Jules Simon juge que l'élévation des salaires +pour les hommes, la création de cités ouvrières, +la moralisalion du peuple permettraient de supprimer +le travail des femmes dans les manufactures. +Ce serait un grand progrès, mais dont la +réalisation semble malaisée au réformateur lui-même. +Les cercles catholiques d'ouvriers ont mis +récemment cette question à l'étude<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484"><sup>484</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote484" name="footnote484"></a><b>Note 484:</b><a href="#footnotetag484"> (retour) </a> Voir le discours de M. le comte Albert de Mun à la, séance +de clôture de la dernière assemblée générale. <i>Bulletin de Association +catholique</i>, 15 mai 1882.</blockquote> + +<p>La transformation qui s'est opérée dans l'industrie +a multiplié une autre classe de femmes +qui ne peuvent rester chez elles: ce sont les employées +de commerce. Les grandes maisons de +nouveautés viennent se substituer à une foule de +boutiques que les femmes tenaient sans quitter +leur foyer. Ces vastes établissements occupent un +grand nombre de femmes. Mais ce sont généralement +de jeunes filles qui peuvent plus aisément +que la mère de famille chercher le pain quotidien +hors de la maison. Sans doute, il vaudrait mieux +que la jeune fille pût rester à ce foyer paternel +où s'abrite si naturellement son innocence. Mais +c'est un rêve irréalisable. Il est évident que la +femme seule peut et doit vendre ce qui se rattache +à l'habillement de la femme. Il est ridicule +de voir des hommes remplir cet emploi, et le ridicule +touche à l'immoralité quand il s'agit de vêtements +qu'il faut faire essayer<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485"><sup>485</sup></a>. Tout en déplorant +donc que les conditions actuelles du commerce arrachent +tant de femmes au foyer domestique, nous +ne pouvons que souhaiter ici qu'elles occupent +dans les magasins une place plus considérable, +pourvu toutefois que ces établissements, réservant +aux mères de famille les travaux qu'elles +peuvent faire chez elles, emploient au service de +la vente les femmes qu'un devoir maternel ne fixe +pas à la maison. Mais avec quelle prudence les +chefs de ces maisons ne doivent-ils pas veiller sur +les jeunes filles et les jeunes femmes qui se trouvent +en contact journalier avec les commis de +magasins, avec les acheteurs!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote485" name="footnote485"></a><b>Note 485:</b><a href="#footnotetag485"> (retour) </a> Cette remarque s'applique, non-seulement aux commis de +magasin, mais aux <i>couturiers</i>, qui, de plus, enlèvent à la femme +un des rares états qui peuvent l'occuper chez elle.—Au XVIIIe +siècle, on se plaignait déjà de voir les hommes empiéter sur le +«droit naturel» qu'ont les femmes «à toute la parure de la +femme.» Voir Beaumarchais, <i>le Mariage de Figaro</i>, acte III, +scène XVI.</blockquote> + +<p>L'ouvrière, l'employée de commerce ne sont pas +les seules femmes qui aient à chercher au dehors +le pain quotidien. Que de femmes, que de mères +courent le cachet du malin au soir! Il est vrai que +la femme professeur reste dans cette mission éducatrice +qui est avant tout maternelle. Il est vrai +aussi qu'elle est moins exposée que l'ouvrière et +l'employée de magasin à des contacts corrupteurs, +et encore n'en est-elle pas toujours préservée. +Mais il n'en est pas moins vrai non plus +que si elle est mariée, le ménage souffre de son +absence et que ses enfants sont abandonnés à une +garde étrangère.</p> + +<p>Comment remédier à de telles situations? C'est +bien difficile. En admettant même que l'élévation +des salaires et des petits traitements permette à la +femme de l'ouvrier ou de l'employé de rester chez +elle, il y a toujours un grand nombre de filles et +de veuves qui ne peuvent subsister que par elles-mêmes. +Si la veuve n'a pas d'enfants qui réclament +ses soins, elle est, ici encore comme la +jeune fille, plus libre de vaquer aux occupations +extérieures. Mais dans le cas contraire, quelle situation +plus pénible que celle qui la contraint à +abandonner chaque jour ses enfants, afin de leur +procurer la nourriture qu'elle est seule maintenant +à leur pouvoir donner! Ainsi fait la mère du +petit oiseau; mais dans le nid où elle le laisse, +celui-ci court moins de dangers que l'enfant dont +l'âme, aussi bien que le corps, est soustraite à la +vigilance maternelle.</p> + +<p>La question du travail des femmes est bien +complexe, on le voit. Ce qui semble nécessaire +avant tout, c'est de multiplier pour la femme le +nombre des professions sédentaires. Les mille variétés +de travaux à l'aiguille, si mal rétribués et +dont il faudrait augmenter le salaire, les arts professionnels, +permettent à la femme de concilier ses +devoirs domestiques avec le besoin de gagner sa +vie. Cette faculté existe aussi pour la maîtresse de +pension, pour la directrice de cours, pour toute +femme professeur qui reçoit ses élèves chez elle. +Et à ce sujet, qu'il nous soit permis de regretter que +les cours publics d'enseignement secondaire aient +fait à l'enseignement libre une concurrence qui le +paralyse, et qui enlève ainsi à la femme l'une des +rares professions qu'elle pouvait exercer à son +foyer. Autrefois, un brevet d'enseignement était +pour elle une ressource. L'usage de faire passer +des examens aux jeunes filles est devenu général; +mais en même temps que ce brevet, instrument +de travail pour beaucoup, était répandu à profusion, +la création des cours publics d'enseignement +rendait souvent cet outil improductif.</p> + +<p>Si la femme a perdu sur le terrain de l'enseignement +libre, il faut reconnaître que d'autres +professions sédentaires lui ont été largement ouvertes: +les bureaux de poste, de télégraphie, de +timbre et de tabacs comptent nombre de femmes +parmi leurs titulaires.</p> + +<p>Les femmes remplissent encore d'autres fonctions +publiques; malheureusement elles ne peuvent +s'en acquitter à leur foyer. Ce sont les fonctions +d'inspectrices. Les écoles et les pensionnats +de filles, les établissements pénitentiaires de jeunes +détenues, les écoles de réforme, ne peuvent +cependant être inspectés que par des femmes. +Mais si restreint est le nombre des inspectrices que +bien peu de femmes sont exposées à sacrifier à +cette mission leurs sollicitudes domestiques. En +général, ces fonctions me paraissent surtout devoir +être exercées par des femmes non mariées et +encore par des femmes mariées qui n'ont pas d'enfants +ou qui n'ont plus à veiller sur leur éducation.</p> + +<p>Voici que nous abordons une question bien délicate. +La femme peut-elle être médecin?</p> + +<p>Certes la pudeur exigerait que dans leurs maladies +les femmes fussent soignées par une de +leurs soeurs. Mais la femme médecin ne sera-t-elle +pas dominée par l'impressionnabilité nerveuse? +Aura-t-elle cette sûreté de coup d'oeil d'où dépend +souvent la vie de celui qui souffre? La femme est +une admirable garde-malade alors qu'il ne s'agit +pour elle que d'exécuter les ordonnances du médecin; +mais saura-t-elle toujours les prescrire elle-même?</p> + +<p>J'admets cependant qu'elle se maîtrise assez +pour dompter ses impressions et pour bien diagnostiquer +d'une maladie. Je veux bien que sa carrière +soit sans danger pour la vie physique de ses +malades. Mais cette carrière sera-t-elle sans danger +pour sa propre vie morale? Sur les bancs de l'école +ou dans l'amphithéâtre, n'aura-t-elle rien à craindre +du contact des étudiants? Je suppose enfin +que, par une faveur spéciale de la Providence, sa +vertu sorte triomphante de cette épreuve. La jeune +fille est reçue docteur en médecine. Elle se marie, +elle devient mère. Désertera-t-elle le berceau de +ses enfants pour répondre, jour et nuit, à l'appel +des malades qui la demandent? Mais son premier +devoir est de veiller sur ses enfants.</p> + +<p>Oui, je désirerais qu'il y eût, parmi les femmes, +des médecins comme il y a des soeurs de charité. +Mais alors, comme les soeurs de charité, qu'elles +soient formées par un institut spécial, qu'elles +ne se marient pas, et que, sans blesser les lois de +la famille, elles se dévouent à l'humanité souffrante!</p> + + +<br> +<a name="s3" id="s3"></a> +<p><b>§ III</b></p> + +<p><i>Quelle est la part de la femme dans les oeuvres +de l'intelligence, +et dans quelle mesure la femme peut-elle s'adonner +aux lettres et aux arts?</i></p> + + +<p>J'ai nommé les arts professionnels parmi les +travaux qui peuvent occuper la femme à son foyer. +L'art lui-même, l'art dans son expression la plus +élevée, se conciliera aussi avec les devoirs domestiques +si la femme n'oublie pas pour l'idéal la vie +réelle.</p> + +<p>Dès l'antiquité grecque, l'art a eu ses ferventes +prêtresses. Dans notre pays, comme partout et +toujours d'ailleurs, c'est généralement comme inspiratrice +que la femme a influé sur les destinées +de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. +Il est juste de rappeler ici que c'est surtout notre +art national que les femmes de France ont encouragé. +Elles-mêmes ont donné à cet art sinon des +pages immortelles, du moins des oeuvres distinguées +qui ont mérité l'honneur de figurer au +Louvre. J'aime à redire que les femmes qui ont +laissé un nom dans la peinture française étaient +presque toutes, filles, soeurs, épouses d'artistes: +c'est au foyer domestique qu'elles avaient pris +leurs leçons. Cette tradition ne s'est pas perdue, +et la plus illustre des femmes artistes l'a continuée +de nos jours.</p> + +<p>Si, de l'art nous passons aux lettres, nous exprimerons, +ici encore, le voeu que la femme ne s'y +livre qu'avec prudence.</p> + +<p>Je suis loin de méconnaître la part qu'a eue la +femme dans la littérature depuis l'antiquité la plus +reculée. Des femmes comptent parmi les poètes +sacrés dont l'Esprit-Saint a inspiré le génie et dont +la Bible nous a conservé les accents. Chez les +peuples païens, les Indiens, les Grecs, les Romains, +les Germains adorent dans des personnifications +féminines les divinités de l'intelligence. Les Indiens +comptent des femmes parmi les auteurs de +leurs plus anciens livres sacrés, les Védas. Les +Grecs ont leurs neuf muses terrestres; ils ont +aussi, dans leurs Pythagoriciennes, les apôtres +d'une doctrine élevée, spiritualiste encore au +milieu des erreurs de la métempsycose.</p> + +<p>Chez les Romains, la femme fait vibrer la voix +du poète et chante elle-même. Chez les Gallo-Romains, +d'humbles religieuses copient, dans le +silence du cloître, les antiques manuscrits, et, à +travers les ténèbres produites par les invasions, +elles contribuent ainsi à garder le flambeau civilisateur +auquel l'Evangile a donné une plus pure +lumière.</p> + +<p>Les femmes des envahisseurs apportent à la +Gaule une autre tradition intellectuelle: la farouche +tradition des chants du Nord. Lorsque la langue +léguée par Rome à la Gaule est devenue l'interprète +du rude génie des Germains, la femme du +moyen âge inspire les mâles accents du trouvère, +mais malheureusement aussi la sensuelle poésie du +troubadour. Poète elle-même et prosatrice aussi, +elle dote de fleurs et de fruits une terre inculte, +mais féconde. En éclairant à la lumière de sa conscience +la chronique historique, Christine de Pisan +fait apparaître, pour la première fois, dans une +oeuvre française encore bien informe, la philosophie +de l'histoire. Le premier livre français que +l'on peut lire sans dictionnaire est dû à une +femme, Marguerite d'Angoulême<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486"><sup>486</sup></a>. Les femmes, +qui ont largement participé au mouvement intellectuel +de la Renaissance, contribuent puissamment, +par leurs oeuvres ou par leurs conversations, +à enrichir la langue du XVIe siècle, à épurer celle +du XVIIe. Elles exercent leur influence sur le génie +de nos grands écrivains, les Corneille, les Racine, +les La Fontaine. Avec Mme de Sévigné enfin, la +femme prend rang parmi nos meilleurs auteurs +classiques. Et ce n'est pas seulement la langue +française qui est redevable à Marguerite d'Angoulême, +à Mme de Sévigné, à tant d'autres femmes +qui n'écrivirent pas, mais qui surent bien parler: +c'est l'esprit français lui-même qui se mire dans +les oeuvres des unes, dans la causerie des autres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote486" name="footnote486"></a><b>Note 486:</b><a href="#footnotetag486"> (retour) </a> D. Nisard, <i>Histoire de la littérature française</i>.</blockquote> + +<p>A la fin du XVIIIe siècle et au commencement du +XIXe, une autre femme personnifie l'esprit français, +l'esprit français fidèle à ces traditions spiritualistes +dont les femmes de notre pays savent être les gardiennes; +l'esprit français qui, dans son vol élevé, +rapide, ne se borne plus à planer sur notre patrie, +mais qui, étendant ses ailes sur le domaine de +l'étranger, saisit entre ses serres puissantes tout +ce qu'il peut s'assimiler.</p> + +<p>J'ai tenu à indiquer le sillon lumineux que la +femme a laissé dans les lettres et particulièrement +dans les lettres françaises. Mais qu'il me soit permis +de reprendre cette esquisse à un autre point +de vue: la destinée même de la femme.</p> + +<p>Ces femmes, qui ont exercé dans la littérature +une action civilisatrice, ces femmes ont-elles su +être les femmes du foyer? Oui, beaucoup d'entre +elles, et ce sont celles qui m'intéressent le plus. +Que Sappho ait dû sa gloire aux strophes qui ont +gardé à travers les siècles la brûlante empreinte +d'une passion criminelle, je le déplore, mais ce +n'est pas elle que je cherche dans le groupe des +neuf muses terrestres de la Grèce: c'est Erinne, la +vierge modeste qui célèbre sa <i>quenouille</i>. Ce que je +cherche encore dans les lettres helléniques, ce sont +les pages dont on a reporté l'honneur aux Pythagoriciennes, +et qui, tout apocryphes qu'elles puissent +être, contiennent des réflexions si justes et +si profondes sur les attributions respectives de +l'homme et de la femme, sur les devoirs domestiques +de celle-ci, sur les lumières que l'instruction +lui donne pour mieux remplir sa mission.</p> + +<p>Chez les Romains, ce qui me charme, ce n'est +ni la Lesbie de Catulle, ni la Cynthie de Properce, +ni la Corinne d'Ovide, ni la Délie de Tibulle, +ces trop séduisantes inspiratrices de l'amour +païen. Mais je m'arrête avec émotion devant le +groupe sévère et charmant des femmes que j'ai +nommées les <i>Muses du foyer</i><a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487"><sup>487</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote487" name="footnote487"></a><b>Note 487:</b><a href="#footnotetag487"> (retour) </a> Voir <i>la Femme romaine</i>.</blockquote> + +<p>Rentrons dans notre pays. J'ai, tout à l'heure, +rappelé le nom de Christine de Pisan. Quel que +soit le service qu'elle ait rendu aux sciences historiques, +ce qui m'attire surtout à elle ce sont les +conseils domestiques qu'elle donne aux femmes +pour toutes les situations de la vie et dont sa propre +existence leur offrait l'application.</p> + +<p>Quelles sont les ouvres de Marguerite d'Angoulême +qui nous attachent le plus à elle? Je l'ai dit: +ce n'est pas la plus parfaite de ses oeuvres littéraires, +les <i>Contes de la reine de Navarre</i>. Non, mais +ce sont les poésies et les lettres qui nous montrent +dans le charmant et spirituel écrivain la tendre +soeur de François Ier. Et, dans ce même siècle, +qu'est-ce qui a résonné le plus doucement à notre +oreille? Est-ce la lyre passionnée d'une Louise +Labé, ou les accents si purs et si voilés de ces +femmes qui, elles aussi, pourraient être nommées +<i>les Muscs du foyer</i>?</p> + +<p>Qu'est-ce qui a fait de Mme de Sévigné un grand +écrivain sans qu'elle s'en doutât? l'amour maternel. +Si une union mal assortie fit vibrer dans le +génie de Mme de Staël les regrets du bonheur domestique, +c'est, du moins, aux premières tendresses +du foyer, à l'amour filial, que nous devons +quelques-unes de ses pages les plus éloquentes.</p> + +<p>De nos jours, une femme s'est élevée, merveilleux +écrivain qui demeurera parmi les maîtres de +la langue. Malheureusement elle s'était mise en +dehors des lois sociales et elle voulut, comme son +maître, Rousseau, ériger en système les erreurs +de sa vie. Pour rassurer sa conscience, elle ne vit, +dans les lois, dans les moeurs, dans la religion, +que des préjugés. Tout ce qu'il y avait en elle de +forces, génie, passion, magie du style, elle employa +tout pour saper les bases éternelles sur +lesquelles repose la famille. J'aurai à signaler +bientôt l'influence délétère qu'elle exerça sur ses +contemporaines.</p> + +<p>C'est par le roman que cette femme célèbre a +exprimé ses doctrines sociales ou antisociales. +C'est par le roman qu'elle les a propagées. Lorsqu'elle +a voulu les transporter sur la scène, elle y +a heureusement moins réussi: les personnages, +qui ne sont que des théories ambulantes, ne peuvent +intéresser au théâtre.</p> + +<p>Dans ces dangereux romans, il y a une tonalité +fausse qui décèle que la femme qui les a écrits se +sent elle-même hors du vrai. Mais écoute-t-elle son +coeur et sa conscience, parle-t-elle en honnête +femme, alors son génie s'élève à la plus grande +hauteur. C'est par ses romans champêtres qu'elle +a vraiment conquis l'immortalité; c'est dans ces +délicieuses églogues où, peintre admirable de la +nature, elle nous fait respirer, avec les senteurs +balsamiques des bois et des champs, le parfum de +la vie domestique et rurale.</p> + +<p>Aucun nom contemporain ne devant figurer +dans ce chapitre, je me suis bornée à désigner par +le caractère de ses oeuvres la femme qui a tenu une +si grande place dans notre siècle. Elle y a fait +école parmi les femmes, et, malheureusement, +l'auteur des romans à thèses sociales a eu particulièrement +cette influence.</p> + +<p>Mais à côté des femmes qui ont cherché le succès +littéraire en ébranlant les bases de la famille, +d'autres défendent les traditions domestiques et, +abritant leur vie à l'ombre du foyer, elles ne livrent +que leurs oeuvres à la publicité. Soit dans la poésie, +soit dans les études morales, soit dans les ouvrages +destinés à la jeunesse, plus d'une s'est fait +un nom. C'est ainsi qu'à travers les âges s'est perpétuée +la tradition romaine des <i>muses du foyer</i>.</p> + +<p>Mais, alors même que la femme demeure fidèle +à ce dernier type, faut-il encourager chez elle le +travail littéraire? Oui, si n'écrivant que pour remplir +une mission moralisatrice, elle sait toujours +placer au-dessus de ses labeurs intellectuels ses +sollicitudes domestiques. Il ne suffit pas qu'elle +reste à son foyer; il faut qu'elle y remplisse tous +ses devoirs. Pour la femme, même non mariée, +mais qui a à remplir une mission filiale ou fraternelle, +c'est déjà bien difficile; mais pour l'épouse, +surtout pour la mère de famille, c'est, le plus +souvent, presque impossible!</p> + +<p>Que la femme y réfléchisse et qu'elle ait toujours +présent à la pensée ce douloureux aveu +échappé à la plus illustre des femmes auteurs: +«Pour une femme, la gloire ne saurait être que le +deuil éclatant du bonheur.»</p> + +<p>Pour son repos il vaudrait mieux que la femme +pût ne remplir dans les lettres et dans les arts que +le doux rôle d'inspiratrice. De grands poètes +français de noire siècle ont senti cette influence +qui a plané sur leurs berceaux sous les traits +d'une mère chérie. Deux des poètes particulièrement +fidèles aux traditions spiritualistes ont été, +suivant la remarque d'une jeune et célèbre Hindoue, +«profondément redevables de la direction +de leurs esprits à leurs mères, femmes de prière, +d'une haute intelligence et faisant abnégation +d'elles-mêmes<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488"><sup>488</sup></a>.». Heureuse la mère qui a +pu dire en se mirant dans les oeuvres de son fils: +«Il y dit précisément ce que je pense; il est ma +voix, car je sens bien les belles choses, mais je +suis muette quand je veux les dire, même à Dieu. +J'ai, quand je médite, comme un grand foyer bien +ardent dans le coeur, dont la flamme ne sort pas; +mais Dieu, qui m'écoute, n'a pas besoin de mes +paroles: je le remercie de les avoir données à mon +fils<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489"><sup>489</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote488" name="footnote488"></a><b>Note 488:</b><a href="#footnotetag488"> (retour) </a> «Women of prayer, large-minded and self-denying», dit celle +dont j'aime à honorer ici encore la touchante mémoire, et que +j'ai appelée ailleurs la jeune Française des bords du Gange. Toru +Dutt, <i>A sheaf gleaned in french fields</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote489" name="footnote489"></a><b>Note 489:</b><a href="#footnotetag489"> (retour) </a> M. de Lamartine, <i>le Manuscrit de ma mère</i>.</blockquote> + +<p>Nous avons rappelé qu'autrefois c'était encore +par les salons que la femme exerçait une influence +délicate sur les lettres et les arts. Mais les salons +se perdent de plus en plus, et ce n'est que dans un +très petit nombre de ces foyers intellectuels que se +gardent les anciennes traditions de l'esprit français. +La femme a abdiqué dans les relations mondaines +sa véritable royauté. Nos contemporaines +songent souvent plus à briller par les oripeaux de +leurs couturières que par les charmes de leur esprit. +Isolées des hommes qui, dans les salons, se +groupent entre eux, elles posent plus qu'elles ne +causent, et, à vrai dire, on ne leur demande pas +autre chose. Entament-elles une conversation +avec leurs voisines, rien de plus banal que les propos +qui s'échangent généralement et qui ont pour +objet les chiffons et les plaisirs, quand ce ne sont +pas les défauts du prochain.</p> + +<p>Déshabitués de la causerie des femmes par la vie +du cercle, les hommes ont contracté dans leur +langage, aussi bien que dans leurs allures, un +sans-gêne que plus d'une femme d'ailleurs s'empresse +d'imiter. Autrefois la femme donnait à +l'homme sa délicatesse, aujourd'hui elle lui prend +la liberté de son langage et de ses manières.</p> + +<p>Mgr Dupanloup regrettait la disparition des salons +d'autrefois. Nous verrons comment il exhortait +les femmes à les faire revivre.</p> + +<p>Mais pour que la femme pût reprendre l'influence +sociale qu'elle exerçait par les salons, il +faudrait qu'elle y fût préparée par une éducation +meilleure.</p> + + + +<br> +<a name="s4" id="s4"></a> +<p><b>§ IV</b></p> + +<p><i>L'éducation des femmes dans ses rapports +avec leur mission.</i></p> + +<p><i>La méthode de Mgr Dupanloup.</i></p> + + +<p>L'évêque d'Orléans le constatait: il y a aujourd'hui +une fièvre de savoir et il y a aussi un immense +besoin de faire passer dans le domaine des faits +les théories spéculatives. Mais ce besoin est d'autant +plus périlleux que le bien et le mal se confondent +dans l'ardente fournaise où se refond la +société. Ce sont les principes qui manquent. La +femme se sent portée d'instinct vers ces principes, +mais elle ne les distingue pas toujours nettement. +Il faudrait, pour cela, l'<i>exquis bon sens</i> que Fénelon +et Mme de Maintenon formaient dans leurs disciples +et qui, nous le rappelions plus haut avec +Mgr Dupanloup, pouvait suppléer chez les femmes +à l'étendue des connaissances.</p> + +<p>Mais aujourd'hui que le bon sens ne dirige guère +le courant des idées, il faut faire revivre par l'étude +cette précieuse faculté. Et par malheur l'instruction +que reçoivent généralement les femmes se +prête peu à cette restauration qui, en leur permettant +de remplir leurs véritables devoirs, les +aiderait en même temps à sauver les sociétés modernes<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490"><sup>490</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote490" name="footnote490"></a><b>Note 490:</b><a href="#footnotetag490"> (retour) </a> Mgr Dupanloup, <i>Lettres sur l'éducation des filles</i>.</blockquote> + +<p>Ainsi que le fait remarquer Mgr Dupanloup, +ce n'est réellement pas, comme au temps de Fénelon, +l'insuffisance des études qui est le vice dominant +de l'éducation féminine: c'est plutôt, comme +dans l'instruction des hommes, un entassement +de connaissances qui, dépourvues de principes +supérieurs, obscurcissent l'intelligence au lieu de +l'éclairer. Ce qui manque, «c'est moins l'étendue +des connaissances que la-solidité de l'esprit.» On +orne la mémoire, on néglige le jugement. «On +enseigne la lettre et non pas l'esprit des choses... +Des sons au lieu de musique, des dates au lieu +d'histoire, des mots au lieu d'idées.» C'est cette +éducation-là qui produit des pédantes. Quand +leur horizon est borné et qu'elles ne voient rien au +delà, les femmes croient tout savoir, alors qu'elles +ignorent tout et ne s'intéressent à rien.</p> + +<p>«Que leur importe, dit M. Legouvé, que Tibère +ait succédé à Auguste et qu'Alexandre soit né +trois cents ans avant Jésus-Christ? En quoi cela +touche-t-il au fond de leur vie? La science n'est +un attrait ou un soutien que quand elle se convertit +en idées ou se réalise en actions; car savoir, +c'est vivre, ou, en d'autres termes, c'est penser et +agir. Or, pour atteindre ce but, l'éducation des +jeunes filles est trop frivole dans son objet et trop +restreinte dans sa durée. Presque jamais l'étude, +pour les jeunes filles, n'a pour fin réelle de perfectionner +leur âme...; tout y est disposé en vue +de l'opinion des autres... Rien pour la pratique +solitaire du travail, c'est-à-dire pour le coeur ou +pour la pensée.» M. Legouvé a dépeint ce que le +vide de l'esprit donne à l'imagination de dangereuse +puissance, et ce que le dégoût du travail +cause de passion pour le plaisir<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491"><sup>491</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote491" name="footnote491"></a><b>Note 491:</b><a href="#footnotetag491"> (retour) </a> Legouvé, <i>Histoire morale des femmes</i>.</blockquote> + +<p>Comme le moraliste, l'évêque d'Orléans s'effrayait +des désordres que peut produire chez la +femme une instruction insuffisante. Ces désordres, +le ministère des âmes lui permettait de les voir de +près; et la préoccupation qu'il en éprouva fut dominante +pendant les dernières années de sa vie. Ce +n'était pas en vain que dans son discours de réception +à l'Académie française, l'illustre prélat, faisant +une allusion rapide aux devoirs de sa charge +épiscopale, ajoutait: «Le soin d'élever cette jeunesse +qui aura été mon premier et mon dernier +amour!» En effet, si son premier grand ouvrage +avait été consacré à l'éducation des hommes, +c'est l'éducation des femmes qui lui a inspiré les +dernières pages que revoyait encore sa main déjà +glacée par l'agonie: <i>les Lettres sur l'éducation des +filles</i>.</p> + +<p>Ce n'était pas pour la première fois que Mgr d'Orléans +traitait ce sujet. Depuis 1866, il avait souvent +abordé cette question. Les <i>Conseils aux femmes +chrétiennes qui vivent dans le monde</i>, les <i>Femmes +savantes</i> et <i>Femmes studieuses</i>, la <i>Controverse sur l'éducation +des filles</i>, toutes ces oeuvres offraient déjà le +véritable plan d'une éducation qui devait éloigner +la femme aussi bien des écueils du pédantisme +que des tristes suites de l'ignorance et de +l'oisiveté, et qui avait pour idéal ce type généreux +et charmant par lequel l'évêque résuma sa <i>Controverse +sur l'éducation des filles: la femme chrétienne +et française!</i></p> + +<p>Dans ses <i>Lettres sur l'éducation des filles</i>, Mgr d'Orléans +condensa tout ce que ses précédents travaux, +sa longue expérience et le ministère des +âmes lui avaient fourni de lumières sur ce vaste +sujet.</p> + +<p>Ce que furent les âmes pour l'évêque d'Orléans, +on le sait. Il ne se contentait pas de les disputer +au mal, de les guérir, de les sauver; il ne se contentait +même pas de les élever à Dieu sur les ailes +de l'amour et de la piété; mais pour les rendre +plus dignes de répondre au <i>Sursum corda</i>, il cherchait +à développer en elles tout ce que le Créateur +avait départi à chacune d'elles de facultés +natives; il voulait qu'elles pussent réellement +concourir au plan divin. De même qu'à la voix du +Tout-Puissant le soleil nous donne tous ses rayons, +la fleur tout son parfum, le fruit toute sa saveur, +il veillait à ce que l'âme produisît, pour la gloire +de Dieu et l'honneur de l'humanité, toutes les +richesses que le Créateur lui a confiées et dont le +Souverain Juge lui demandera compte un jour.</p> + +<p>Comment ce zèle des âmes n'aurait-il pas inspiré +à notre évêque l'amour de la jeunesse, et, en particulier, +l'amour de l'enfant? L'enfant, c'est l'âme +fraîchement éclose des mains du Créateur; c'est +l'âme que n'a pas encore souillée la poussière +d'ici-bas; c'est l'âme qui s'éveille dans la pureté +et dans l'amour; c'est l'âme qui apparaît dans ce +doux et naïf sourire que font naître déjà les baisers +d'une mère ou d'un père, dans ce candide regard +qui n'a pas encore vu le mal et ne sait encore refléter +que le ciel. Mais pour notre vénéré prélat, +l'enfant, c'est surtout l'âme qu'il faut à tout prix +agrandir et élever, c'est le germe divin qu'il faut +faire éclore aux chauds rayons du soleil de Dieu.</p> + +<p>La femme, telle que l'a faite l'éducation moderne, +a-t-elle toujours vu développer en elle ce +germe divin? Toutes ces facultés ont-elles été cultivées +selon le plan du Créateur? Vit-elle de la pleine +vie de l'âme? Non, nous répond avec une profonde +tristesse l'évêque d'Orléans, et il nous prouve que, +trop souvent, la femme, même bonne et pieuse, +n'a qu'une bonté d'instinct et une piété sensitive. +C'est que Dieu avait donné à la femme non seulement +le coeur, mais l'intelligence qui doit diriger +les mouvements de ce coeur, et c'est cette intelligence +négligée, étouffée, ce sont ces riches facultés +inassouvies qui remplissent de vagues et malsaines +rêveries tant de jeunes imaginations, les +dépravent et les pervertissent. En sevrant les +jeunes filles d'études sérieuses, on les livre à la frivolité. +En leur refusant les ouvrages qui traitent +du vrai dans l'histoire, dans la littérature, dans +les sciences et les arts, on les livre aux romans +qui faussent leur esprit et corrompent leur coeur.</p> + +<p>«Et que deviennent, dit l'évêque, que font +alors celles de ces âmes plus généreuses, plus +riches, plus fortes, et par là même plus malheureuses, +qui sont condamnées à se replier ainsi +tristement sur elles-mêmes, et à déplorer, quelquefois +à jamais, leur existence perdue, ou du +moins appauvrie, affaiblie sans retour? Elles souffrent, +elles gémissent en silence ou parfois poussent +des cris saisissants...»</p> + +<p>Ce fut par l'un de ces cris qu'une jeune femme +apprit un jour à l'évêque le secret de cette vague +souffrance. «C'était une personne pieuse, élevée +très chrétiennement, bien mariée à un homme +chrétien comme elle, ayant d'ailleurs tout ce qu'il +faut pour être heureuse. Vous ne l'êtes pas tout +à fait, lui dis-je, mais pourquoi?—Il me manque +quelque chose.—Quoi?—Ah! il y a dans mon +âme trop de facultés étouffées et inutiles, trop de +choses qui ne se développent pas et ne servent +à rien ni à personne.</p> + +<p>«Ce mot fut pour moi une révélation: je reconnus +alors le mal dont souffrent bien des âmes, +surtout les plus belles et les plus élevées: ce mal, +c'est de ne pas atteindre leur développement légitime, +tel que Dieu l'avait préparé et voulu, de ne +pas trouver l'équilibre de leurs facultés, telles que +Dieu les avait créées, de ne pas être enfin elles-mêmes, +telles que Dieu les avait faites.»</p> + +<p>Dans cette <i>formation incomplète</i> du coeur et de +l'esprit, est la cause du mal qui fait souffrir ou +pervertit dans la femme la création de Dieu.</p> + +<p>Comment l'évêque, le pasteur des âmes, n'eût-il +pas été ému des cris de détresse que jetaient vers +lui ces femmes qui souffraient de leur inaction? +Comment n'eût-il pas gémi de l'apathie, de l'indifférence, +de la chute enfin de celles qui n'avaient +plus la force de lutter contre l'inutilité de leur vie?</p> + +<p>Aussi, devant ce douloureux spectacle, combien +le froissent les railleries que décoche aux femmes +instruites le comte Joseph de Maistre, avec tous les +hommes qui, croyant s'inspirer ici de Molière, n'ont +pas établi comme celui-ci une distinction nécessaire +entre les femmes savantes et les femmes +studieuses, et ne se sont pas aperçus que c'est précisément +l'instruction véritable qui préserve du +pédantisme!</p> + +<p>M. de Maistre dit que la femme doit se borner +à faire le bonheur de son mari et l'éducation de +ses enfants; mais, comme le lui répond l'évêque +d'Orléans, c'est justement pour cela qu'il faut +des femmes fortes, et les exemples de l'Écriture +sainte nous démontrent que les filles du peuple +élu recevaient une culture intellectuelle qui en +faisait d'admirables épouses et des mères vraiment +éducatrices.</p> + +<p>Et si la jeune fille renonce au mariage soit pour se +consacrera Dieu, soit pour se dévouer à sa famille, +la valeur individuelle que le christianisme a donnée +à la femme, exige le développement de toutes +ses facultés morales et intellectuelles. L'Église l'a +toujours compris, comme nous le rappelle par +d'éclatants exemples Mgr Dupanloup.</p> + +<p>«La femme n'existe-t-elle donc point par elle-même? +dit M. Legouvé. N'est-elle fille de Dieu +que si elle est compagne de l'homme? N'a-t-elle +pas une âme distincte de la nôtre, immortelle +comme la nôtre, tenant comme la nôtre à l'infini +par la perfectibilité? La responsabilité de ses +fautes et le mérite de ses vertus ne lui appartiennent-ils +pas? Au-dessus de ces titres d'épouses et +de mères, titres transitoires, accidentels, que la +mort brise, que l'absence suspend, qui appartiennent +aux unes et qui n'appartiennent pas aux autres, +il est pour les femmes un titre éternel et +inaliénable qui domine et précède tout, c'est celui +de créature humaine: eh bien! comme telle, elle +a droit au développement le plus complet de son +esprit et de son coeur. Loin de nous ces vaines +objections tirées de nos lois d'un jour! C'est au +nom de l'éternité que vous lui devez la lumière<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492"><sup>492</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote492" name="footnote492"></a><b>Note 492:</b><a href="#footnotetag492"> (retour) </a> Legouvé, <i>Histoire morale des femmes</i>.</blockquote> + +<p>Après avoir établi les droits qu'ont les femmes à +la culture intellectuelle, Mgr Dupanloup déclare +que ces droits sont aussi des devoirs et que ce +n'est pas en vain que la femme a reçu de Dieu une +âme immatérielle. «Et Dieu n'a pas plus fait les +âmes de femmes que les âmes d'hommes pour être +des terres stériles ou malsaines.» Quand la terre +n'est pas cultivée, l'ivraie étouffe le bon grain.</p> + +<p>Alors, avec une sévérité vraiment épiscopale, +le saint pontife rappelle que la parabole du talent +multiplié regarde la femme aussi bien que l'homme, +et qu'au jour du jugement Dieu lui demandera +compte, à elle aussi, du dépôt que lui a fait la +Providence. C'est précisément parce que le travail +intellectuel est pour elle un devoir que la privation +en devient une souffrance, un péril.</p> + +<p>Comme dans l'homme, Dieu a allumé dans sa +compagne le feu d'une vie immortelle. «Si vous +ne dirigez pas cette flamme en haut, elle dévorera +sur la terre les aliments les plus grossiers... Qui +ne sait que la sensibilité et l'imagination sont très +développées, particulièrement chez les femmes? et +c'est par le besoin profond de ces facultés, qu'elles +ont l'instinct de faire de leur vie autre chose qu'un +sacrifice perpétuel aux aveugles préjugés du +monde. Et voilà précisément pourquoi on doit cultiver, +éclairer, par la raison, par de sages conseils +et gouverner par l'instruction solide ces facultés +si vives. Il leur faut, comme elles disent parfois, +déployer leurs ailes, et sous peine de souffrir, +s'élever de temps en temps au-dessus des intérêts +matériels de la vie: si vous voulez lutter violemment +contre de tels élans, vous ne réussirez pas. +Les diriger, voilà ce qu'il faut, et non les étouffer. +La sensibilité et l'imagination sont deux flammes +qui, une fois allumées, ne périssent pas. Elles +semblent quelquefois céder en frémissant, mais +ne vous y fiez pas: le feu caché est le plus dangereux +de tous; elles reparaîtront bientôt, menaçantes, +ennemies mortelles peut-être de la paix du +coeur et des devoirs austères du foyer. Il fallait en +faire, non des ennemies, mais des alliées.»</p> + +<p>Négliger l'intelligence de la femme, c'est établir +une lacune dans le plan divin qui a assigné à la +femme la place qu'elle doit occuper. Mais quelle +est cette place à laquelle elle ne saurait manquer +sans causer un grave désordre dans sa propre vie +et dans la vie de l'humanité? L'évêque d'Orléans +va nous le dire. C'est à la Genèse, c'est aux livres +sapientiaux que le vénéré prélat demande ici +le secret de Dieu.</p> + +<p>Mgr d'Orléans déroule dans sa rayonnante et +sereine majesté le tableau de la création: l'homme +souffrant d'être seul, même en conversant avec +les anges, avec Dieu! le Seigneur lui donnant la +compagne, semblable à lui, qui seule pouvait +compléter son existence; et, pour cela, Dieu ne +prenant plus, comme pour la création de l'homme, +un vil limon, mais un ossement choisi tout près +du coeur de l'homme; Dieu animant du même +souffle divin que l'homme cette nouvelle créature; +et, après l'avoir <i>édifiée</i> comme le chef-d'oeuvre de +sa puissance et de son amour, présentant à la tendresse +et au respect de l'homme celle en qui +Adam reconnaît avec transport <i>l'os de ses os</i> et <i>la +chair de sa chair</i>!</p> + +<p>«Formée par la délicate opération de Dieu, et +d'une nature et d'un corps qui était déjà le temple +de l'Esprit-Saint, elle devra à cette origine plus +noble, comme une spiritualité plus grande, moins +dé propension que l'homme aux satisfactions matérielles, +et plus de facilité à s'élever vers l'idéal +et vers l'infini... Elle est, dans les choses du coeur, +plus élevée, elle est, si je puis dire ainsi, plus +âme que l'homme.»</p> + +<p>Je voudrais pouvoir citer l'admirable portrait +que notre grand évêque trace de la femme d'après +la Genèse et les livres sapientiaux qu'il commente +ici avec les inspirations les plus suaves et les plus +vivantes de ce génie qui, en lui, ne se séparait +point de la sainteté. Jamais plus complet hommage +ne fut rendu à la femme; à la religieuse mission +de la fille de Dieu, au dévouement de l'épouse, +à l'incomparable sollicitude de la mère, à la souriante +dignité de la reine du foyer. Jamais plume +ne sut mieux dépeindre la femme dans sa douce +et touchante beauté, dans sa grâce aérienne et +chaste, dans la délicatesse de ses sentiments, et, +au-dessus de tout, dans cette piété angélique et +tendre qui la transporte si naturellement aux plus +hauts sommets de l'amour divin, et illumine et +épure dans son coeur les saintes affections d'ici-bas. +Nul n'a compris avec plus d'émotion cette ardente +charité, ce dévouement intrépide qui donnent à la +femme, pour tous ceux qui souffrent, un coeur de +mère ou de soeur. Nul n'a admiré avec plus de +respect cette énergie morale qui, malgré la faiblesse +physique de la femme, la rend souvent plus +courageuse que l'homme, et qui, à l'heure des +communes épreuves, lui donne, toute brisée qu'elle +soit par la douleur, la force de se tenir debout auprès +de l'homme pour la soutenir. Qu'il lui est +facile de remplir une mission consolatrice, à elle +qui sait si bien s'appuyer sur la foi, s'élever sur +les ailes de l'espérance sainte, se nourrir du feu +de la charité! Voilà pour le coeur. Quant à l'intelligence, +l'évêque d'Orléans, le grand éducateur, +surprend dans la femme des <i>coups d'oeil</i>, des <i>coups +d'aile</i>, qui lui font rapidement atteindre des hauteurs +où l'homme ne parvient qu'avec difficulté +par le raisonnement. Et ce n'est pas seulement par +une merveilleuse délicatesse d'intuition, c'est par +l'élan, par l'enthousiasme que la femme arrive à +la plus haute lumière intellectuelle.</p> + +<p>Telle est la femme, telle est la compagne de +l'homme et la mère de ses enfants. Et c'est surtout +parce qu'elle doit transmettre ses qualités à ses +enfants que l'évêque ne veut pas que cette grandeur +d'âme, cette délicatesse de coeur, cette intuition +de l'intelligence demeurent stériles, et que la +faiblesse organique de la femme subsiste seule +en elle. Il faut que les facultés de la femme soient +pleinement développées selon le plan divin, et +ici le saint évêque s'élève avec force contre cette +piété mal entendue qui, au lieu de se borner à +détruire dans l'humanité ce qui est nuisible, voudrait +aussi étouffer ce qui est utile. On ne supprime +pas impunément les dons de Dieu, et les +éducations comprimées produisent ces natures éteintes +dont l'évêque a parlé plus haut avec une saisissante +énergie et une douloureuse pitié.</p> + +<p>Plus que dans les grands hôtels, où trop souvent +les distractions du monde s'opposent aux +sérieuses études, c'est au troisième étage que l'évêque +a rencontré la femme fidèle au plan divin. +Il a vu là de jeunes filles, de jeunes femmes dont +l'intelligence est «l'honneur, le trésor de la famille.» +Il a vu là aussi des mères vraiment dignes +de ce nom, des mères noblement jalouses de transmettre +à leurs enfants la foi et l'honneur qui, au +besoin, font mépriser et sacrifier les biens de la +fortune; des mères qui président à l'éducation +de leurs fils, font elles-mêmes l'éducation de leurs +filles, et, après des journées laborieusement remplies, +attendent le retour du chef de famille, qui, +rentrant de ses occupations journalières, se reposera +de ses travaux dans la douce causerie de sa +femme, dans les jeux de ses enfants et la gaieté +du foyer.</p> + +<p>Quand l'évêque demande que toutes les facultés +de la femme soient développées, sans doute il a +surtout en vue les femmes des classes aisées, +mais il n'oublie pas les femmes des classes populaires: +«Un peuple, bon, honnête, chrétien, dit-il, +est comme la base granitique d'une nation; +les classes populaires sont les premières et fortes +assises sur lesquelles tout repose. De même que, +dans les couches profondes du sol, circulent quelquefois +de puissants fleuves, qui ne jaillissent pas +toujours à la surface, mais promènent partout où +ils passent la fécondité de la vie; de même dans +les familles populaires chrétiennes Dieu a déposé, +comme de grands courants, de merveilleux trésors +d'humbles vertus, qui sont ce qu'un pays a de +plus vital et de plus précieux. Tant que ces trésors +se conservent, et que la corruption n'a pas pénétré +là, quand même elle aurait déjà entamé les extrémités +élevées, les classes riches, rien n'est désespéré +pour un pays; tant que le sang du peuple est +sain et pur, il peut, infusé dans les veines du +corps social, régénérer encore une société. Mais si +ces sources mêmes de la vie nationale étaient gâtées +aussi et corrompues, ce serait dans un peuple +la décadence irrémédiable, la décomposition certaine +et prochaine.»</p> + +<p>S'élevant contre le terme de <i>classes privilégiées</i> +qui semble ne faire résider le bonheur que parmi +les riches de la terre, Mgr d'Orléans nous rappelle +que l'ouvrier ou le paysan chrétien qui peut, par +le travail, lutter victorieusement contre la pauvreté, +goûte dans sa famille les joies les plus +pures et les plus vives. L'évêque voit Dieu même +s'asseoir à cet humble foyer; et c'est avec une +religieuse émotion que l'illustre prélat a souvent +contemplé ce spectacle dans les montagnes de sa +chère Savoie et dans les campagnes de son diocèse.</p> + +<p>Mais, pour que Dieu règne sous ce toit, il faut +que la femme sache soigner et garder la maison. +Il faut qu'une bonne et religieuse éducation, +qu'une instruction appropriée à son état, la prépare +à sa rude, douloureuse et bienfaisante mission +d'épouse et de mère. Et quand elle est bien +remplie, cette mission, le grand évêque s'incline +«avec un respect infini», devant l'humble et +laborieuse femme du peuple, et il l'élève bien +haut au-dessus de la femme du monde, inoccupée, +frivole, qui, non seulement n'est pas utile comme +celle-là, mais devient nuisible à elle-même et aux +autres. Cependant, si la femme honnête et active +est pour le paysan ou l'ouvrier le soutien et l'honneur +de la vie, quel fléau est pour cet homme la +femme paresseuse et insouciante qui, par son +défaut d'ordre et d'économie, amène la ruine de +la famille!</p> + +<p>Dans toute condition, il faut éviter le désoeuvrement; +et loin de nuire aux devoirs de la maîtresse +de la maison, le travail intellectuel aide à +les remplir. La piété seule n'y suffit point si elle +elle n'a pour base une solide instruction religieuse. +L'étude éclaire la raison, forme le jugement, +fait disparaître les goûts futiles, et par la +peine qu'elle coûte et les habitudes qu'elle impose, +fortifie le caractère et imprime à la vie cette régularité +sans laquelle l'existence n'est qu'un rêve et +souvent un mauvais rêve. La femme instruite et +sensée devient pour son mari une sage conseillère +qu'il estime, et pour ses enfants un guide qu'ils +vénèrent. Mais il faut alors que l'instruction +qu'elle a reçue ait plus affermi sa raison qu'orné +son intelligence.</p> + +<p>La femme appliquée, studieuse, exercera de +nos jours plus qu'une influence domestique, une +influence sociale, et ce ne sera pas seulement +comme mère éducatrice. Au lieu d'encourager +son mari à l'oisiveté, comme le font trop de +femmes aujourd'hui, elle le poussera vers les nobles +carrières qui lui permettront d'être utile à la +patrie, à la religion. Le travail est une loi divine +pour tous. Par la sentence de l'Éden, le riche y +est soumis comme le pauvre. Et aujourd'hui que +le socialisme est l'une de nos plaies, l'évêque fait +remarquer combien l'exemple du travail, exemple +donné par les hautes classes, sera bienfaisant +pour l'ouvrier. Celui-ci peut regarder avec une +haine envieuse l'oisif qui jouit de tout sans se +donner la peine de rien, tandis que lui, courbé sur +une rude tâche, gagne à la sueur de son front le +pain quotidien. Mais il considérera d'un oeil plus +bienveillant l'homme qui ne se croit pas dispensé +du travail par sa fortune.</p> + +<p>C'est aux femmes qu'il appartient de «réhabiliter +le travail», dit l'évêque, qui ajoute: «En +cela, comme en toutes choses, il faut que l'exemple +vienne de haut; car en cela, comme en religion +et en morale, les hautes classes doivent à la société +et à la patrie une expiation. Le xviiie siècle, +avec sa corruption, ses scandales, son irréligion, +pèse encore sur nous de tout le poids d'un satanique +héritage. Comme le péché originel, ces fautes +ont été lavées dans le sang, c'est l'histoire de +tous les grands égarements. Mais il reste à expier +le désoeuvrement, l'inaction, l'inutilité, l'annihilation +auxquels on s'est voué et dont on a donné +le funeste exemple.»</p> + +<p>Mgr d'Orléans conseille particulièrement aux +femmes d'aider leurs maris dans les exploitations +agricoles. Pour cela, il faudra qu'elles aient le +courage de sacrifier à une existence aussi austère +que douce les plaisirs mondains si enivrants, +mais si amers! Aujourd'hui qu'un courant malsain +entraîne vers les villes les populations rurales, il +est plus que jamais utile que les châtelains, demeurant +au milieu des paysans et dirigeant leurs +travaux champêtres, leur enseignent par ce grand +exemple que rien n'honore plus l'homme que la +culture de la terre, et que la charrue forme avec la +croix et l'épée le plus glorieux symbole d'une nation.</p> + +<p>L'épée! Naguère, c'étaient les femmes qui en +armaient elles-mêmes leurs fiancés, leurs époux. +Aujourd'hui, ce sont elles qui souvent les en désarment; +et cependant c'est aujourd'hui surtout +que l'honneur de la France a besoin d'être gardé +par de vaillantes mains. L'évêque adjure les jeunes +filles et leurs familles de ne plus exiger qu'un +fiancé quitte le service militaire. Que la femme +s'honore d'être la compagne d'un officier français; +qu'elle le suive dans les villes de garnison; et si +le danger de la patrie l'appelle à la frontière menacée, +ou si, marin, il doit s'exposer aux périls +d'une traversée lointaine, qu'elle sache souffrir les +angoisses de la séparation, et qu'elle attende ce +retour dont bien des femmes ont retracé à notre +évêque les ineffables joies.</p> + +<p>Tandis que par sa propre activité et par ses généreux +conseils la femme donnera à son mari +l'impulsion des travaux utiles et ne lui fera pas +perdre le goût des nobles carrières, elle aura aussi +appris par l'étude à faire tomber de sa douce voix +les préjugés qui, à son foyer, peuvent s'élever +contre la religion. Souffrir, se taire ou s'irriter, +c'est là, en général, tout ce qu'elle peut faire +aujourd'hui quand elle voit attaquer autour d'elle +ses plus chères croyances.</p> + +<p>En devenant pour son mari une compagne avec +laquelle il sera en pleine communauté intellectuelle, +la femme studieuse le détournera de ces +clubs, où trop souvent l'ennui de vivre avec une +femme frivole pousse bien des hommes. Ainsi, +chez les Athéniens, l'ignorance de la femme honnête +préparait le règne de la courtisane lettrée.</p> + +<p>La femme studieuse retiendra aussi près d'elle, +par le charme d'une conversation attachante, les +amis de sa famille, qui désertent ces salons sans +vie où ne s'échangent que des paroles vaines.</p> + +<p>Quelle influence sociale peut exercer alors une +maîtresse de maison qui saurait faire circuler autour +d'elle un courant d'idées élevées, de sentiments +généreux! On verrait revivre nos salons +français d'autrefois avec leurs conversations exquises. +La littérature, les arts redeviendraient les +manifestations du beau dans ce que ce principe a +de plus grand, de plus pur, de plus délicat. Que de +forces le matérialisme perdrait ainsi dans la vie +morale, intellectuelle et artistique de notre pays!</p> + +<p>C'est ainsi que par la femme, une nation redevient +laborieuse, croyante et vraiment forte, +grande et glorieuse. Telle est, outre sa mission +domestique, la mission sociale réservée à la +femme d'après le plan divin que lui retrace l'évêque +d'Orléans.</p> + +<p>Mais par quels moyens préparera-t-on la jeune +fille à remplir sa place dans le plan divin? Quels +sont les principes supérieurs qui illumineront pour +elle cette instruction dans laquelle elle ne voit +qu'une suite de faits et de dates?</p> + +<p>Ces principes supérieurs peuvent être ramenés +à un seul: la raison éclairée par la foi. Ce principe +qui substituera à la faiblesse naturelle de la +femme la force morale, dirigera sûrement les élans +de son intelligence et réglera les mouvements de +son coeur. La réflexion dominera l'impressionnabilité; +la piété solide, agissante, remplacera la +dévotion superficielle. Ainsi réglée, la vie de l'âme +n'en sera que plus puissante. «Il faut un sol granitique, +me disait un jour l'évêque d'Orléans, ce +qui n'empêche pas le regard d'embrasser le plus +vaste horizon.»</p> + +<p>Mais, pour que la mère ou l'institutrice puisse +imprimer une pareille direction à ses élèves, elle +doit l'avoir suivie elle-même. Il faut qu'elle possède +la vraie lumière intellectuelle. Si elle ne l'a +pas encore, qu'elle l'acquière. L'évêque rappelle +éloquemment aux femmes que la lumière du +monde, c'est Dieu même; et qu'en allant à cette +lumière, c'est à leur divin Maître qu'elles iront. +Et, pour les guider vers Dieu, cette lumière est +aussi en elles-mêmes. Avec saint Thomas d'Aquin, +Mgr d'Orléans leur enseigne «que la vraie raison +est en nous, comme la foi, une participation de la +lumière divine, une impression sublime de l'éternelle +lumière, l'illumination même de Dieu.»</p> + +<p>Après avoir ainsi développé en elle «le fond divin, +le fond éternel», que Dieu a mis dans la femme, la +mère ou l'institutrice saura donner pour base à +l'éducation de son élève la raison dirigée par la +foi. Cette base, il faut la poser dès l'enfance. Il +faut habituer la petite fille à connaître et à pratiquer +le devoir, et ne rien lui ordonner qu'au nom +des commandements de Dieu. L'évêque souhaite +aussi qu'au lieu de s'abaisser par un langage enfantin +au niveau de ces petites intelligences on +les élève jusqu'à soi par un langage simple sans +doute, mais noble: les enfants comprennent. Dans +sa carrière de catéchiste, Mgr d'Orléans l'a souvent +expérimenté. Ce père des âmes savait que, +pour l'enfant comme pour l'homme du peuple, +une parole grande et vraie est l'aimant qui attire +les âmes; et, à ce contact magnétique, celles-ci, +s'éveillant ou se réveillant, s'écrient: <i>Adsumus</i>, +nous voici! Les âmes d'enfants, ces âmes «encore +dans l'innocence baptismale», sont si promptes à +reconnaître dans ce qui est beau et bon le Créateur +qui vient de les mettre à la lumière! Les petites +filles surtout, l'évêque le remarque, «ont la passion +du sublime, parce que leur esprit est plus angélique +que celui des petits garçons.»</p> + +<p>Qu'on alimente donc dans ces jeunes âmes cette +passion généreuse. Qu'on leur apprenne les scènes +les plus vivantes, les plus majestueuses de la +Bible et de l'histoire de l'Église. Que ces enfants +y sentent la puissance et l'amour de Dieu, et +qu'on leur montre aussi à chercher cet amour et +cette puissance dans les spectacles de la belle nature, +la nature, ce livre de Dieu, ce livre où il +nous fait lire son nom à chaque page. L'instruction +religieuse et les notions très élémentaires des +sciences physiques formeront la substance de ce +petit enseignement primaire.</p> + +<p>C'est surtout à l'époque de la première communion +que le sens du divin se liera plus facilement, +dans l'âme de la jeune fille, à toutes ses études, à +tous ses actes. Quelle lumière dans cette jeune âme +qui possède Dieu!</p> + +<p>Mais, après ces jours bénis, vient une période +que l'on a si bien nommée l'<i>âge ingrat</i>. Avec une +délicatesse vraiment maternelle, l'évêque donne +ici les moyens de combattre la personnalité inquiète +et agitée qui se manifeste à cet âge et qui +peut faire perdre les fruits divins de la première +communion. Pendant cette période si difficile, c'est +avec un redoublement de tendresse que la mère ou +l'institutrice doit s'adresser à la jeune fille. Plus +que jamais elle la fortifiera par le plus aimable langage +de la raison, et la consolera par la douce influence +de la piété. Plus que jamais aussi elle +évitera que l'instruction soit mécanique. Que sa +parole vivante, aimante et chaleureuse fasse sentir +à l'élève la présence de Dieu dans chaque branche +de l'enseignement! Que l'engourdissement sensitif, +si menaçant alors, soit combattu par la pleine +vie de l'âme!</p> + +<p>Et quand la jeune fille aura révolu sa quinzième +année, que l'horizon se développe encore pour elle +plus radieux et plus beau! Que l'histoire, les lettres, +et, plus tard, la philosophie dans de certaines +limites, montrent à l'adolescente comment Dieu +gouverne les peuples et comment le Verbe inspire +les intelligences. C'est alors que l'on doit étudier les +goûts de la jeune personne et favoriser le penchant +qui l'entraîne vers une étude particulière. Si aucune +prédilection ne se manifeste à cet égard, si la jeune +fille a sous ce rapport l'insensibilité de la pierre, +alors, nous dit l'évêque, «qu'une maîtresse approche +de ce bloc, avec feu elle-même, plusieurs +spécialités, l'une après l'autre: en multipliant les +essais, il s'en trouvera quelqu'une qui réussira.» +Si l'étincelle a jailli, le feu sacré est allumé.</p> + +<p>Cette expérience peut même se faire plus tôt, +mais seulement, ajoute l'évêque, après la première +communion de la jeune fille, parce que, dès ce +moment, «tout tient en elle à la racine du divin,» +et que la raison illuminée par la foi donne à ses +élans un sûr point d'appui.</p> + +<p>Dans le soin avec lequel Mgr d'Orléans cherche +à connaître et à favoriser la vocation intellectuelle +de la jeune fille, on reconnaît la méthode +qu'il appliquait à l'éducation des hommes. Loin de +comprimer les âmes sous une règle uniforme, il +veillait à ce que chacune d'elles se développât dans +le libre épanouissement de ses facultés natives. +Divers sont les parfums des fleurs, et diverses les +saveurs des fruits: tel est l'ordre providentiel. +Pour Mgr d'Orléans, l'éducation est bien réellement +la continuation de «l'oeuvre divine dans ce +qu'elle a de plus noble et de plus élevé: la création +des âmes<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493"><sup>493</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote493" name="footnote493"></a><b>Note 493:</b><a href="#footnotetag493"> (retour) </a> Mgr Dupanloup, <i>De l'éducation</i>, t. I.</blockquote> + +<p>Aussi, combien l'évêque se sent attiré vers ces +enfants gais, ouverts, impétueux même qui, d'ordinaire, +sont la terreur des maîtres, mais dans +lesquels l'éducateur de génie reconnaît, avec joie +cette vie puissante qui, bien dirigée, donnera aux +luttes du bien un combattant de plus! Parmi +les petites filles aussi bien que parmi les petits +garçons, Mgr Dupanloup nourrissait pour ces +caractères-là une tendresse particulière. Par l'expérience +qu'il avait pu faire sur lui-même, il +savait ce qu'il y a de généreuses promesses dans +ces riches natures, et quels fruits divins elles +peuvent produire.</p> + +<p>Soucieux de conserver à la jeunesse la spontanéité +de ses meilleurs instincts, l'évêque veut que +l'on respecte jusqu'à ces belles illusions que l'expérience +de la vie fera tomber d'elles-mêmes. +«Vous ne pourrez jamais, malgré vos leçons et +votre tendresse, épargner à votre enfant toutes les +douleurs d'une espérance trompée, d'une illusion +évanouie; eh bien! laissez-la donc jouir de cette +joie pure de la jeunesse, s'enivrer de ce parfum +d'espérance qu'exhale devant elle l'avenir; souriez, +si vous le voulez, de ce sourire mélancolique qui +est celui d'un âge où l'on sait plus et mieux, parce +qu'on a vu et souffert davantage. Mais si ces illusions, +cet enthousiasme, cette exaltation même ne +portent que sur le bien et le beau; si à côté de +l'imagination, le coeur s'est développé avec plus de +force; si le jugement s'appuie sur la vérité; si l'esprit +a reçu l'instruction convenable, et si l'âme travaille +à devenir forte par la pratique de la vertu, ne +craignez rien pour votre fille, et encore une fois, +laissez-la jouir et respectez sa joie. C'est l'oiseau +qui, fier de ses plumes nouvelles, bat des ailes +comme pour s'élancer dans l'espace, mais qui +bientôt, effrayé de sa faiblesse, se blottira dans +son nid et s'y cachera sous l'aile maternelle.»</p> + +<p>C'est une époque admirable dans la vie que celle +où la jeune fille, enfant de la Vierge immaculée, +aime Dieu dans la céleste pureté de son âme, et où +elle voit pleinement en Lui le principe de toutes +les connaissances intellectuelles aussi bien que de +toutes les vertus morales. Comme le dit l'évêque, +elle jouit alors de <i>la béatitude des coeurs purs, qui est +de voir Dieu</i>.</p> + +<p>C'est là le magnifique résultat de l'éducation qui +s'appuie sur la raison éclairée par la foi; mais cette +foi ne doit pas demeurer à l'état de principe, il faut +qu'elle soit pratique. Déjà, en suivant la jeune fille +dès le berceau, l'évêque avait dit quelles prières, +quels exercices de piété conviennent à tel ou tel +âge, et comment cette piété peut et doit aider aux +études des enfants et combattre les défauts de ceux-ci. +Mais l'illustre prélat consacre particulièrement +les trois dernières de ses <i>Lettres sur l'éducation des +filles</i> à définir ce que doit être la piété dans une maison +d'éducation. Ce qui manque surtout, même dans +les bons pensionnats, ce sont les bases solides de +la vraie instruction chrétienne, et par conséquent +les bases solides de la vraie piété.</p> + +<p>La religion est l'objet d'un cours à peu près semblable +aux autres, et qui, généralement, fatigue +l'esprit de la jeune fille alors qu'il devrait saisir son +intelligence et enflammer son coeur. Et quant à la +piété, l'évêque d'Orléans s'est plus d'une fois élevé, +avec les maîtres de la vie chrétienne, contre cette +dévotion mal comprise où la lettre tue l'esprit. En +s'adressant un jour aux femmes du monde, il leur +disait:</p> + +<p>«Et parmi les femmes chrétiennes, laissez-moi, +Mesdames, vous le dire, il y en a trop de celles que +le monde nomme des dévotes, ce qui veut dire des +personnes qui mettent leur piété plus dans l'extérieur +que dans le fond de l'âme et de la vie, plus +dans les formules que dans les oeuvres. Une telle +dévotion n'est pas la vraie, elle manque de solidité; +et loin d'être pour l'âme comme l'est la +vraie et solide piété, un heureux développement, +d'où résulte une admirable fécondité d'oeuvres et +de vie, elle la rétrécit plutôt, ne la féconde en rien, +n'empêche pas la vie d'être vide, et ne sauvera pas +la femme qui s'annule ainsi, des sévérités de +l'Évangile contre les serviteurs inutiles. Que +dis-je? Avec une telle et si pauvre vie, la piété +elle-même n'est pas en sûreté, et si de grandes +chutes ne se rencontrent pas, c'est peut-être que +l'occasion ne s'est pas présentée. La piété doit tout +élever et tout ennoblir dans l'âme. Mais peut-elle +être vraiment dans une vie où les pratiques extérieures +seraient tout, et le travail de l'âme sur elle-même +rien? Non, ni les formules de prières ne +peuvent suppléer aux sentiments du coeur; ni les +pratiques extérieures de dévotion, surtout les pratiques +surérogatoires, aux actes obligés, aux oeuvres, +aux devoirs<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494"><sup>494</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote494" name="footnote494"></a><b>Note 494:</b><a href="#footnotetag494"> (retour) </a> Mgr Dupanloup, <i>Conférences aux femmes chrétiennes</i>, publiées +par M. l'abbé Lagrange. 1881.</blockquote> + +<p>En effet, c'est une prière morte que celle que +ne suit pas l'effort courageux qui corrige les défauts +et qui dompte les passions. La vraie piété +ne consiste pas à cueillir sans peine sur la route +de la vie les fleurs que l'on offre à Dieu. La vraie +piété ressemble à ces instruments de labour qui +sarclent les mauvaises herbes ou qui déchirent la +terre dont le sillon produira le bon grain. Alors la +piété est encore, un travail, celui qui extirpe le +mal et féconde le bien.</p> + +<p>Une solide instruction chrétienne permettra +seule à la jeune fille d'acquérir l'énergie morale +qui n'est au fond que la piété agissante.</p> + +<p>Et lorsque la jeune fille, après avoir achevé ses +études scolaires, croira avoir terminé son éducation, +c'est alors que commence pour elle cette +seconde éducation que l'on se fait à soi-même et +qui dure toute la vie. C'est le moment des fructueuses +lectures. L'évêque d'Orléans conseille +aux femmes de donner à ces lectures une place +dans le règlement de leur vie et de ne les faire que +la plume à la main. Quel vaste programme d'études +que celui-ci: les classiques du XVIIe siècle, +ces immortels modèles de raison, de bon goût et +d'éducation morale; les plus belles productions de +la poésie chrétienne: les idiomes étrangers à l'aide +desquels les femmes pourront lire les plus purs +chefs-d'oeuvre des diverses littératures; le latin, la +langue de l'Église; les meilleures pages de la philosophie +antique, cette «préface de l'Évangile», a dit +M. de Maistre; la religion étudiée dans les oeuvres +dé ses éloquents génies et dans les vies de ses +saints; l'histoire, et surtout l'histoire de France. +«Soeurs, épouses et mères de Français, il ne faut +pas qu'elles se condamnent à ignorer les grandes +choses que Dieu a faites dans le monde par la +France, et ce qu'il peut faire encore<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495"><sup>495</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote495" name="footnote495"></a><b>Note 495:</b><a href="#footnotetag495"> (retour) </a> Mgr Dupanloup, <i>la Femme studieuse</i>.</blockquote> + +<p>Les sciences n'occuperont qu'une place bien +secondaire dans ce programme. Ce n'est que +dans leurs applications aux usages de la vie +qu'elles entrent utilement dans l'éducation des +femmes. L'histoire naturelle, l'agriculture, sont +spécialement recommandées par l'évêque, et nous +en savons le motif. Il souhaite aussi que les +femmes ne restent pas étrangères aux questions +de droit qui les concernent. Il leur en conseille +l'étude dans la même mesure que Fénelon.</p> + +<p>Comme Fénelon, comme Mme de Maintenon, +l'évêque d'Orléans a voulu former des mères. +Comme eux aussi, il s'applique à ces deux résultats +fondamentaux: éclairer la piété, fortifier le +jugement, ces deux résultats qui, nous le redisions +après lui, peuvent se ramener à un seul: la raison +éclairée par la foi. Cependant, plus que Fénelon +et que Mme de Maintenon, l'évêque d'Orléans tient +compte des facultés de coeur et d'imagination +qu'il faut employer chez la femme, mais en les +gouvernant. Avec M. Legouvé, il donne à ces +facultés la nourriture substantielle qui les empêchera +de dévorer les aliments malsains. Les lettres +dans ce qu'elles ont de plus pur et de plus +fortifiant, répondront aux aspirations des femmes +vers le beau, vers l'infini.</p> + +<p>Cette éducation, qui se poursuit toute la vie à +l'ombre du foyer, est admirablement appropriée +aux facultés individuelles de la femme, à sa mission +domestique et sociale. Elle se rattache non +seulement à la méthode du XVIIe siècle, mais à ces +vieilles traditions éducatrices dont nous avons +trouvé les linéaments chez les peuples anciens: +les Indiens, les Romains, certaines races grecques; +telles que les Éoliens et les Achéens. Mais c'est +chez les Hébreux que nous avons vu le type de +cette éducation avec ses trois grands caractères: +domestique, national, religieux. Il était naturel +que chez le peuple de Dieu l'éducation de la +femme répondit au plan divin.</p> + +<p>Le christianisme fait revivre ce grand type +d'éducation et le présente à nos ancêtres gallo-romains +et germains. Les Franks l'accueillent +avec d'autant plus de faveur que les incultes Germains, +qui vénéraient dans leurs compagnes le souffle +divin, donnaient à celles-ci la culture intellectuelle +qu'ils se refusaient à eux-mêmes. Les filles +des Franks gardent encore cette suprématie à +laquelle les préparent de pieux monastères qui +nourrissent leur esprit en abritant leur pureté. +Ces traditions se perpétuent au moyen âge. Sans +doute, la généralité des femmes n'est pas appelée +alors à recevoir un développement supérieur des +facultés de l'esprit; mais une instruction modeste +et solide est donnée à toutes.</p> + +<p>Pendant la Renaissance, la femme ne se maintient +pas assez dans le domaine intellectuel qui lui +est propre. L'érudition et ses excès compromettent +quelque peu la cause de l'instruction des +femmes. Toutefois, la belle Cordière et Jean +Bouchet rappellent les vrais principes de l'éducation +féminine: remplir le vide que l'ignorance +creuse dans l'existence des femmes; préparer dans +la jeune fille la compagne de l'homme, la mère +éducatrice. Ce sont ces principes qui président à +la solide éducation que, du XVIe au XVIIIe siècle, +des familles, fidèles aux anciennes traditions, continuent +de donner à leurs filles. Ce sont ces principes +qui ont guidé Fénelon, Mme de Maintenon, à +une époque où le désoeuvrement de la vie mondaine +et les railleries de Molière contre les femmes +savantes avaient substitué, pour les jeunes filles, +les périls de l'ignorance aux écueils de la pédanterie.</p> + +<p>Après la tourmente révolutionnaire, les traditions +éducatrices se retrouvent. Lorsque Napoléon +Ier fonde la maison d'éducation de la Légion +d'honneur, il demande à Mme Campan, à qui il en +confie la direction: «Que manque-t-il aux jeunes +personnes pour être bien élevées en France?»—«Des +mères», répond Mme Campan.—«Le mot +est juste. Eh bien, madame, que les Français vous +aient l'obligation d'avoir élevé des mères pour +leurs enfants.»</p> + +<p>C'est ainsi que Mme Campan fit régner à Écouen +les principes que Mme de Maintenon avait appliqués +à Saint-Cyr.</p> + +<p>A l'éducation traditionnelle que l'évêque d'Orléans +avait élevée à la hauteur des besoins actuels, +et qui est adaptée aux facultés natives de la femme, +on a voulu substituer aujourd'hui une autre éducation: +l'éducation masculine des filles. Ce système +n'est pas nouveau. Sparte l'a expérimenté, et, par +la ruine de ses moeurs, elle a appris que ce n'est +pas impunément que l'on change l'ordre des lois +naturelles.</p> + +<p>Si la création des lycées de filles par la loi +du 21 décembre 1880, suscita des plaisanteries, +elle éveilla également de sérieuses alarmes. On +savait que, parmi ceux qui avaient voté cette +loi, beaucoup poursuivaient le même but que les +hommes qui réclamaient pour la femme l'émancipation +politique: arracher la femme à l'Eglise. +On se disait aussi qu'une éducation masculine et +sans base religieuse produirait au lieu de femmes +fortes, des hommes manques; au lieu de chrétiennes +simplement fidèles à leurs devoirs, des +libres penseuses très portées à devenir de libres +faiseuses.</p> + +<p>Les premiers promoteurs de la loi s'effrayèrent +eux-mêmes des suites que pouvait avoir une éducation +qui, ne tenant aucun compte ni des facultés +natives de la femme ni de ses aspirations religieuses, +écraserait son esprit en étouffant son +âme. Les programmes adoptés par le conseil supérieur +de l'Instruction publique et qui ont été +l'objet d'un arrêté ministériel du 28 juillet 1882, +témoignent que la commission chargée de les élaborer +s'est préoccupée de ces critiques.</p> + +<p>D'une part, les programmes définitifs ont été +allégés des matières qui en surchargeaient le projet +primitif. Les travaux à l'aiguille, qui avaient +été écartés de ce projet, figurent dans les programmes +qui comprennent aussi un cours d'économie +domestique.</p> + +<p>D'autre part, si la religion révélée n'occupe pas +dans ces programmes la place qui lui est due, la +vie future et Dieu n'en ont pas du moins été +exclus; c'est quelque chose à la triste époque où +nous vivons; disons-le à ce sujet comme nous le +disions à propos de Rousseau. Il faut savoir gré +aussi à la commission d'avoir fait figurer dans le +choix des auteurs à expliquer et à commenter, +Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Massillon. Quant à +Pascal, on aurait pu se contenter de prendre au +grand moraliste un choix de ses <i>Pensées</i>, sans demander +à l'ardent janséniste quatre de ses <i>Provinciales</i>. +Ce choix est particulièrement malheureux +aujourd'hui. Mais n'y eût-il d'autre motif d'exclusion +que de prémunir les femmes contre ces discussions +théologiques dont les éloignaient prudemment +Fénelon et Mme de Maintenon, il eût été +de bon goût de ne pas faire lire les <i>Provinciales</i> à de +jeunes filles de seize ans.</p> + +<p>Ces mêmes programmes prouvent combien il +est difficile de séparer de l'éducation la foi révélée. +Je vois inscrits dans ces programmes ces mots: +<i>Respect de la personne dans ses croyances, liberté des +cultes</i>. Comment conciliera-t-on ce respect des +croyances en enseignant les matières suivantes dut +programme d'histoire: les Hébreux. <i>Leur religion</i>.—Histoire +romaine. <i>Le christianisme</i>. <i>Les catacombes</i>.—<i>Le +christianisme en Gaule</i>.—<i>L'Église et les +ordres monastiques au xie siècle</i>.—<i>La papauté; son influence; +lutte avec l'Empire</i>.—<i>La Réforme, ses origines. +Différentes formes du protestantisme</i>.—<i>Réorganisation +du catholicisme. Le concile de Trente</i>, etc., etc. +Comment parler des Hébreux et de l'établissement +du christianisme sans tenir compte de la révélation? +Si l'on ne traite de la religion des Hébreux qu'au +même titre que du paganisme grec ou romain, qui +ne voit ce que cette neutralité même a de périlleux +pour la foi de la jeune fille et de blessant pour sa +conscience? J'en dirai autant de ce qui se rattache +à l'histoire de l'Eglise. On peut objecter à +cela que nul n'est obligé d'envoyer sa fille au +lycée, et que les familles croyantes, à quelque +culte qu'elles appartiennent, se garderont bien d'y +conduire leurs enfants. Sans doute, il en sera +ainsi pour les familles qui ont une foi vigoureuse. +Mais chez d'autres qui, tout en gardant certaines +habitudes de piété, sont moins fermes dans leurs +principes, il pourra arriver que l'appât d'une bourse +leur fera confier leurs filles aux lycées. Ne prévoit-on +pas alors ce qu'un enseignement neutre pourra +apporter de trouble à cette jeune fille de douze +ans, qui, si elle est catholique, par exemple, sera +dans toute la fervente piété de sa première communion? +Et aura-t-elle toujours la force morale +nécessaire pour garder sa foi, si elle entend parler +du christianisme comme d'une doctrine purement +humaine? Que sera devenu alors le respect des +croyances? Et si, ce que j'appelle de tous mes +voeux, la religion est présentée avec son divin caractère, +que sera devenu le principe de neutralité? +Bon gré mal gré, on aura rendu à l'éducation la +seule base qu'elle puisse avoir: la foi.</p> + +<p>Mais est-il nécessaire de tant insister sur les +écueils qu'offrent les lycées de filles? Ces lycées +ont bien de la peine à s'établir. Ils seront toujours +impopulaires parmi nous. Leur nom seul suffirait +pour les couvrir de ce ridicule auquel rien ne survit +en France. Et ce nom fût-il même changé, +notre esprit national, si antipathique à l'émancipation +politique des femmes, repousserait encore +pour le même motif l'éducation publique des filles.</p> + +<p>Parmi les libres penseurs, plus d'un jugeant +comme Rousseau qu'il ne faut pas faire de la +femme un homme, pas même un honnête homme, +plus d'un eût volontiers répété avant la loi de 1880, +l'exclamation moqueuse du philosophe: «Elles +n'ont point de collèges! Grand malheur<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496"><sup>496</sup></a>!» Et +même devant les modifications du programme, il +se dira encore que la femme ne doit pas être préparée +par l'éducation publique à la vie modeste +qu'elle doit mener à son foyer. Il laissera donc +à d'autres pères le bénéfice de la loi,—Peût-il +votée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote496" name="footnote496"></a><b>Note 496:</b><a href="#footnotetag496"> (retour) </a> Voir plus haut, page 58.</blockquote> + +<p>D'ailleurs les études de l'enseignement secondaire +ne diffèrent guère de celles de l'enseignement +primaire supérieur, telles qu'elles existent dans +nombre d'institutions et de cours, telles aussi que +les consacrait, il y a quelques années, le programme +de la ville de Paris pour l'obtention du brevet +de premier ordre. Ce n'est pas celui-là qu'on +aurait pu opposer au programme des lycées, lorsqu'on +a dit que ce qui distingue l'enseignement +secondaire «de l'enseignement primaire supérieur, +c'est la culture littéraire, si propre à élargir +et à assouplir l'esprit<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497"><sup>497</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote497" name="footnote497"></a><b>Note 497:</b><a href="#footnotetag497"> (retour) </a> <i>Rapport</i> de M. Marion, au nom de la commission chargée +d'examiner le projet d'organisation de l'enseignement secondaire +des filles.</blockquote> + +<p>En effet, l'ancien programme de la ville de +Paris pour le brevet supérieur accordait à l'élément +littéraire une place prédominante qu'il n'a +plus dans le nouveau programme. Celui-ci a supprimé +les auteurs grecs et latins qui, lus dans des +traductions, figuraient dans celui-là à côté des +classiques du XVIIe siècle, comme aujourd'hui +dans les programmes de l'enseignement secondaire. +C'était surtout à l'intelligence de l'aspirante +que s'adressait l'examinateur. Il lui demandait +quelles avaient été ses lectures littéraires et +lui en faisait rendre compte. Ainsi se développaient +dans un délicat épanouissement les facultés +propres à la femme: Mgr Dupanloup eût reconnu +là son excellente méthode. Dans le nouveau programme +de renseignement secondaire, le rapporteur +dit très justement qu'il faut «permettre à chaque +élève de chercher sa voie, de choisir selon ses +aptitudes et ses besoins.» Cette méthode, nous +l'avons vu, existait déjà.</p> + +<p>Au lieu de créer des lycées de filles, n'aurait-il +pas suffi de reprendre et de généraliser dans toute +la France l'ancien programme de la ville de Paris, +en y introduisant certaines études qui ont été +adoptées avec raison pour l'enseignement secondaire +<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498"><sup>498</sup></a>? Malheureusement le nouveau programme +de la Ville, très chargé de détails techniques, +n'a admis dans ces derniers temps que +l'addition que voici: «A partir de la session du +mois de juillet 1882, les épreuves écrites comprendront +une composition sur l'instruction morale +et civique.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote498" name="footnote498"></a><b>Note 498:</b><a href="#footnotetag498"> (retour) </a> L'esthétique, par exemple, et aussi les notions de droit dans +leurs rapports avec la condition de la femme. Nous savons que +l'évêque d'Orléans recommandait ces études. La seconde était +déjà demandée par Fénelon, comme nous le remarquions, page 37, +en regrettant qu'elle manquât jusqu'à présent à nos programmes +actuels. Les programmes de l'enseignement secondaire n'avaient +pas encore paru au moment où nous exprimions ce regret.</blockquote> + +<p>Le brevet supérieur de la ville de Paris n'étant +demandé, en dehors des fonctions d'inspectrices, +qu'aux personnes qui veulent diriger des institutions +de premier ordre; la morale civique envahit +ainsi jusqu'au domaine de l'enseignement libre. +Mais quelque déplorable que soit ce fait, l'institutrice +libre peut, du moins, donner et faire donner +l'enseignement religieux aux jeunes filles qui lui +sont confiées. Les parents sont libres d'ailleurs d'envoyer +leurs enfants dans les institutions qui leur +conviennent le mieux. Il n'en est pas ainsi toutefois +pour les familles populaires qui habitent les localités +où l'école communale subsiste seule. La loi a +chassé Dieu de cette école, et cependant le paysan, +l'ouvrier sont contraints d'y envoyer leurs enfants, +eux qui n'ont pas la ressource de les faire élever +ailleurs. C'est ici le caractère le plus effrayant de +l'instruction laïque et obligatoire.</p> + +<p>Naguère, la Convention avait aussi décrété, en +d'autres termes, cette instruction laïque et obligatoire. +Elle avait aussi remplacé la morale chrétienne +par la morale civique: étrange morale que +celle qui enseignait aux enfants de huit à dix ans +les soins qu'il faut donner à l'enfant dès que la +femme se sent mère<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499"><sup>499</sup></a>! Cet enseignement, tout au +moins précoce pour les petites filles, était-il donné +aux garçons? On sait que la Convention appliquait +volontiers les mêmes méthodes d'enseignement +aux deux sexes. C'est ainsi que les filles +apprenaient l'arpentage. Je ne sais si les garçons +apprenaient la couture.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote499" name="footnote499"></a><b>Note 499:</b><a href="#footnotetag499"> (retour) </a> Albert Duruy, <i>l'Instruction publique et la Révolution</i>.</blockquote> + +<p>La Convention ne put guère que décréter l'enseignement +laïque et obligatoire. Pour obliger les +pères de famille à envoyer leurs enfants aux écoles +primaires, il aurait fallu que ces écoles existassent, +et la Révolution avait été plus habile à les détruire +qu'à les reconstruire. Les maîtres manquaient +d'ailleurs aussi bien que les écoles. Il n'y avait +pas de fonds pour les payer, et le maître ou la maîtresse +laïque, qui a la charge, d'une famille, ne +peut avoir le désintéressement des instituteurs +religieux.</p> + +<p>Aujourd'hui, la situation a changé. Les efforts +de l'Église et ceux de l'État s'étaient unis pour +propager l'instruction primaire, et cet enseignement +avait reçu une puissante organisation. Maintenant +l'État chasse de l'école l'Église, sa collaboratrice. +Et tandis qu'il bannit de l'école la religion, +les municipalités en expulsent jusqu'aux mères +des enfants du peuple, les soeurs de la Charité.</p> + +<p>C'est à la famille, dit-on, qu'il appartient de +donner à l'enfant l'instruction religieuse. Mais si +elle ne la possède pas elle-même, ou si, l'ayant +possédée, elle l'a perdue, faut-il aussi en priver +l'enfant? Ah! même parmi les hommes qui se sont +éloignés de l'Église, bien peu consentiront de +plein gré à voir se dessécher, à l'ombre glaciale de +l'école athée, cette fleur de piété qui, éclose aux +chauds rayons de la parole de Dieu, venait embaumer +leur foyer. Avec le poète, ils aimaient à +dire:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ma fille! va prier!—Vois, la nuit est venue.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>C'est l'heure où les enfants parlent avec les anges.</p> +<p>Tandis que nous courons à nos plaisirs étranges,</p> +<p>Tous les petits enfants, les yeux levés au ciel,</p> +<p>Mains jointes et pieds nus, à genoux sur la pierre,</p> +<p>Disant à la même heure une même prière,</p> +<p>Demandent pour nous grâce au Père universel!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Ce n'est pas à moi, ma colombe,</p> +<p>De prier pour tous les mortels,</p> +<p>Pour les vivants dont la foi tombe,</p> +<p>Pour tous ceux qu'enferme la tombe,</p> +<p>Cette racine des autels!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Ce n'est pas moi, dont l'âme est vaine,</p> +<p>Pleine d'erreurs, vide de foi,</p> +<p>Qui prierais pour la race humaine,</p> +<p>Puisque ma voix suffit à peine,</p> +<p>Seigneur, à vous prier pour moi!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Non, si pour la terre méchante</p> +<p>Quelqu'un peut prier aujourd'hui,</p> +<p>C'est toi, dont la parole chante,</p> +<p>C'est toi: ta prière innocente,</p> +<p>Enfant, peut se charger d'autrui!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Pour ceux que les vices consument,</p> +<p>Les enfants veillent au saint lieu!</p> +<p>Ce sont des fleurs qui le parfument,</p> +<p>Ce sont des encensoirs qui fument,</p> +<p>Ce sont des voix qui vont à Dieu!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Laissons faire ces voix sublimes,</p> +<p>Laissons les enfants à genoux.</p> +<p>Pécheurs! nous avons tous nos crimes,</p> +<p>Nous penchons tous sur les abîmes,</p> +<p>L'enfance doit prier pour tous<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500"><sup>500</sup></a>!</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote500" name="footnote500"></a><b>Note 500:</b><a href="#footnotetag500"> (retour) </a> Victor Hugo, <i>les Feuilles d'automne</i>, la Prière pour tous.</blockquote> + +<p>Les limites de mon travail ne me permettent +pas de répéter ici ce que je publiais au mois de +mars 1871 pour défendre une cause sacrée: le +maintien de l'élément religieux dans l'enseignement +scolaire à tous ses degrés<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501"><sup>501</sup></a>. Je ne peux +détacher de ce travail que ces quelques lignes qui +concernent spécialement l'instruction de la femme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote501" name="footnote501"></a><b>Note 501:</b><a href="#footnotetag501"> (retour) </a> <i>Une Question vitale.</i></blockquote> + +<p>«La perspective du néant... suffira-t-elle pour +fortifier l'homme qui se débat contre les difficultés +morales et matérielles qu'amène le grand combat +de la vie? Et quant à la femme, si vous ne lui apprenez +pas que le cri de la conscience est l'appel +d'un Dieu rémunérateur, quel appui donnerez-vous +à sa vertu? «Une instruction solide, direz-vous, +la prémunira contre toute défaillance.» +Oui, une instruction qui repose sur des principes +religieux, est un grand élément de moralisation, +et c'est pourquoi j'appelle de tous mes voeux la +régénération intellectuelle de la femme. Mais une +instruction qui n'a point la foi pour base, ne risque-t-elle +pas, au contraire, de donner à l'esprit +cette fausse indépendance qui secoue jusqu'au +joug du devoir? Je sais que, parmi les femmes +aussi bien que parmi les hommes, il est des natures +si heureusement douées que, bien qu'elles jugent +la morale indépendante d'un Dieu, elles en +pratiquent loyalement les plus sévères obligations. +Mais ce sont là de ces faits isolés qui, d'ailleurs, +prouveraient précisément combien sont +ineffaçables les enseignements religieux dont ces +âmes ont subi, à leur insu peut-être, la salutaire +influence. Si donc nous exceptons ces natures +d'élite, où la femme incrédule puisera-t-elle la +force nécessaire pour remplir ses devoirs, lorsque, +délaissée par son mari, le mal se présentera à +elle sous la dangereuse et séduisante apparence +d'une sympathie consolatrice? La femme tentée +ne sera-t-elle pas exposée à se dire: «Si la loi +qui prescrit la fidélité conjugale, a une origine +purement humaine, qu'importe de la braver<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502"><sup>502</sup></a>!» +Voilà ce que, sans le vouloir, vous aurez fait du +foyer domestique!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote502" name="footnote502"></a><b>Note 502:</b><a href="#footnotetag502"> (retour) </a> Cette pensée n'est-elle pas au fond des romans à thèses +sociales dont nous parlions plus haut?</blockquote> + +<p>Est-ce le foyer seul qui souffrira de l'éducation +athée donnée à la femme? Consultons les ouvrages +pénitentiaires, et nous verrons qu'en France +la criminalité est moindre pour les femmes que +pour les hommes<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503"><sup>503</sup></a>. Ce résultat n'est-il pas dû en +grande partie à la pieuse éducation que reçoit la +femme, et surtout au frein salutaire de la confession? +Que l'éducation sans Dieu ait le temps de +former une nouvelle génération de femmes, et les +futures statistiques criminelles nous donneront +les fruits de ce système.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote503" name="footnote503"></a><b>Note 503:</b><a href="#footnotetag503"> (retour) </a> Vicomte d'Haussonville, <i>les Établissements pénitentiaires en +France et aux colonies</i>; J. de Lamarque, <i>la Réhabilitation des +libérés</i>.</blockquote> + +<p>Dans un roman malheureusement trop lu à notre +époque et qui décrit les moeurs populaires +dans ce qu'elles ont de plus repoussant, l'auteur a +dit: «J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une +famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos +faubourgs.»—«Au bout de l'ivrognerie et de la +fainéantise», le romancier voit «le relâchement +des liens de la famille,» les plus infâmes aspects +de l'immoralité, «l'oubli progressif des sentiments +honnêtes, puis pour dénouement, la honte et la +mort.» Le romancier matérialiste ne se doute pas +que ce hideux tableau est celui de la famille sans +Dieu.</p> + +<p>Au milieu de son récit, après avoir montré une +femme coupable qui a essayé de devenir une honnête +épouse, mais qui, voyant son mari tomber +dans la débauche, roule elle-même dans la fange, +et ne peut faire de sa fille qu'un être immonde, +l'auteur s'étonne de la courte durée d'un bonheur +domestique dont il avait cru voir l'image. «Il +semblait, dit-il, que quelque chose avait cassé le +grand ressort de la famille, la mécanique qui, +chez les gens heureux, fait battre les coeurs à +l'unisson<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504"><sup>504</sup></a>.» Ah! certes, la mécanique devait s'arrêter. +Et il en est toujours ainsi quand on supprime +le grand moteur, Dieu!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote504" name="footnote504"></a><b>Note 504:</b><a href="#footnotetag504"> (retour) </a> Zola, <i>l'Assommoir</i>.</blockquote> + + +<br> +<a name="s5" id="s5"></a> +<p><b>§ V</b></p> + +<p><i>Conditions actuelles du mariage. Les droits civils +de la femme peuvent-ils être améliorés?</i></p> + +<p>La famille sans Dieu! le grand ressort domestique +brisé parce que Dieu ne le fait plus mouvoir! +Hélas! ce spectacle, nous ne le voyons déjà que +trop, même dans les maisons qui ont gardé les +apparences du christianisme, mais qui n'en ont +plus l'esprit.</p> + +<p>Et comment Dieu vivrait-il dans ces demeures? +Est-ce sa présence que l'homme a appelée en +fondant son foyer? Non, c'est la divinité du jour, +c'est l'or! N'est-ce pas une des phrases courantes +de la causerie mondaine que celle-ci: «Monsieur +un tel épouse cinq cent mille francs, un million, +ou plus?» Quel est l'objet des premières informations +de l'homme qui recherche une femme? +l'honorabilité de la famille, les qualités morales +ou même les attraits physiques de la jeune fille? +Non, la dot, la dot, toujours la dot. C'est là le caractère +qui prédomine dans les sociétés en décadence +pour lesquelles la satisfaction des jouissances +matérielles est tout. Athènes avait connu cette +plaie. En dépit des lois de Solon qui restreignaient +la dot, les temps de corruption amenèrent la vénalité +des mariages; la fille pauvre fut exposée à +vivre dans le célibat. Comme nous le rappelions, +«il arrivait, alors déjà, que l'homme avait supputé +avec soin les mines, le talents, les drachmes de la +dot; mais dans cette addition, il avait oublié de +compter les qualités ou les défauts de la fiancée. +Un jour l'or était parti, mais la femme restait, +et, avec elle, le regret de sa présence: «J'ai +épousé un démon qui avait une dot... Ma maison +et mes champs me viennent d'elle; mais, pour les +avoir, il a fallu la prendre aussi, et c'est le plus +triste marché<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505"><sup>505</sup></a>!...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote505" name="footnote505"></a><b>Note 505:</b><a href="#footnotetag505"> (retour) </a> G. Guizot, <i>Ménandre</i>. Fragments; et mon étude sur <i>la Femme grecque</i>.</blockquote> + +<p>A Rome, quand le régime dotal remplace l'antique +communauté, la femme richement dotée +trouve dans sa fortune la liberté de tout vouloir et +de tout faire. A une époque où la fréquence de +divorce permet à la femme de quitter son mari, +l'époux se résigne à la perte de son autorité, à la +perle même de son honneur: ne faudrait-il pas +rendre la dot avec la femme? «J'ai accepté l'argent; +j'ai vendu mon autorité pour une dot<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506"><sup>506</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote506" name="footnote506"></a><b>Note 506:</b><a href="#footnotetag506"> (retour) </a> <i>Argentum adcepi, dote imperium vendidi.</i> +(Plaute, <i>Asinaire</i>, 89.)</blockquote> + +<p>L'ancienne France ne connut guère que dans +les deux derniers siècles le fléau des mariages +d'intérêt. La vieille communauté germaine y régna +longtemps avec le droit d'aînesse; et même, quand +la dotalité romaine vint se joindre à la communauté +coutumière ou la remplacer, la dot fut modeste, +et le droit d'aînesse qui subsistait toujours, +rendait fort rares les riches héritières. Ce ne fut +que lorsque la vie des cours eut créé les besoins +factices du luxe et de la vanité que les femmes +commencèrent à être recherchées, les unes pour +leur fortune, les autres pour les honneurs qu'elles +apportaient. Déjà convoitées au XVIIe siècle, les +filles de la finance deviennent au XVIIIe siècle l'objet +d'un honteux trafic. Mais c'était surtout la noblesse +des cours qui se livrait à ce négoce matrimonial. +Dans la noblesse de province comme dans +la bourgeoisie des villes, bien des hommes ne +consultaient pour se marier que le choix de leurs +parents, la bonne renommée de la famille à laquelle +ils désiraient s'allier, les vertus et les grâces de la +jeune fille qu'ils souhaitaient d'associer à leur vie. +Ces traditions s'étaient perpétuées en France dans +la première moitié de notre siècle. Les terribles +épreuves de la Révolution qui avaient ruiné tant +de familles et qui avaient fait voir de près le néant +des vanités humaines; la simplicité de vie, d'habitudes +et de toilette, qui résultait de cette disposition +morale, avaient fait prédominer dans le mariage la +vertu du désintéressement. Il a fallu les fiévreuses +spéculations et le luxe insensé dont la seconde +moitié du XIXe siècle donne l'exemple, pour que +la vénalité du mariage devînt générale. Le mariage +n'est guère autre chose aujourd'hui qu'une opération +financière, et la femme n'est plus qu'une valeur +sur le marché matrimonial jusqu'à ce que, le +divorce aidant, cette valeur soit cotée à la Bourse +et passe de main en main. Seulement cette valeur +a cela de particulier qu'on ne l'achète pas, mais +qu'on ne daigne l'accepter qu'au plus haut prix.</p> + +<p>Chez certains peuples de l'antiquité et chez les +populations musulmanes de nos jours, l'époux +achète l'épouse comme une marchandise. Mais du +moins cette marchandise devient sa propriété. +Chez nous, c'est réellement l'épouse qui achète +l'époux, mais, en l'achetant, il faut qu'elle paye +très cher le droit, non de le dominer, mais de lui +obéir.</p> + +<p>En employant ce dernier terme, je n'entends pas +être l'écho des doléances qui ont pour objet l'asservissement +de la femme à son mari. Tout d'abord, +rien, dans la loi, ne l'oblige à se marier, et, si elle +reste fille, elle demeure libre. En dehors des rapports +conjugaux, la femme a, dans le Code, les +mêmes droits civils que ceux de l'homme, à part +quelques exceptions. Ainsi, bien qu'elle puisse +être déclarante dans un acte de l'état civil, elle ne +peut en être témoin comme elle l'était sous l'ancien +régime. La loi «hésite encore» à lui rendre le +droit d'arbitrage qu'elle exerçait dans le droit coutumier +du moyen âge. Il ne lui est pas permis de +gérer un journal. Elle peut être tutrice officieuse; +mais elle ne sera investie de la tutelle légale que si +elle est la mère ou l'aïeule de l'enfant mineur<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507"><sup>507</sup></a>. Nous +ne réclamons pour elle ni le droit de témoigner +dans un acte civil, ni le droit, souvent périlleux, +de gérer un journal. Mais un jour viendra sans +doute où, comme dans le droit féodal, on lui permettra +d'être tutrice hors de sa descendance directe: +c'est un droit qu'elle peut revendiquer au nom de +ce coeur de mère que trouvent en elle les orphelins.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote507" name="footnote507"></a><b>Note 507:</b><a href="#footnotetag507"> (retour) </a> Voir plus loin la tutelle réservée à la femme de l'interdit.</blockquote> + +<p>Sur un autre point encore, il serait utile de revenir +aux anciennes traditions. Dans la loi chrétienne +comme dans la loi biblique et dans la loi +germaine, le séducteur d'une jeune fille était puni. +Le droit coutumier permettait la recherche de la +paternité. Il n'en est pas ainsi du Code Napoléon +qui interdit cette recherche et qui déclare qu'à +moins que la victime n'ait moins de quinze ans, le +séducteur ne doit pas être puni.</p> + +<p>A part ces exceptions, le Code civil a singulièrement +amélioré la condition légale de la femme qui +n'est pas en puissance de mari. Elle a les mêmes +droits d'héritage que l'homme. Elle peut administrer +ses biens, en disposer, tenir une maison de +commerce ou de banque, s'engager pour autrui, +enfin, témoigner en justice<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508"><sup>508</sup></a>. Comme dans le droit +féodal, l'incapacité légale de la femme n'existe que +dans l'état de mariage. Mais, alors, il faut le reconnaître: +si nous nous reportons soit à nos vieilles +institutions françaises du moyen âge, soit même à +la législation romaine, nous trouverons que la condition +de la femme mariée est généralement abaissée +dans le Code Napoléon.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote508" name="footnote508"></a><b>Note 508:</b><a href="#footnotetag508"> (retour) </a> Armand Dalloz jeune. <i>Dictionnaire général de jurisprudence</i>. +Femme; Gide, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>N'exagérons rien cependant. Aux yeux du législateur +moderne, la femme n'est pas, comme on +le prétend, l'esclave de l'homme. Elle est sa compagne, +sa compagne respectée. A son égard, il a +des devoirs à remplir aussi bien que des droits à +exercer. «Les époux se doivent mutuellement +fidélité, secours, assistance.»</p> + +<p>L'épouse conseille l'époux; mais c'est lui seul +qui décide. En échange de la protection qu'il doit +à sa faiblesse, elle lui doit l'obéissance<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509"><sup>509</sup></a>. «L'obéissance +de la femme est un hommage rendu au pouvoir +qui la protège,» a dit excellemment le comte +Portalis, «et elle est une suite nécessaire de la +société conjugale, qui ne pourrait subsister si l'un +des époux n'était subordonné.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote509" name="footnote509"></a><b>Note 509:</b><a href="#footnotetag509"> (retour) </a> Code civil, art. 212, 213.</blockquote> + +<p>L'autorité du chef de la maison est la base même +de la famille, telle que Dieu l'a instituée. Ce n'est +pas, comme on l'a dit de nos jours, un reste des +institutions monarchiques<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510"><sup>510</sup></a>. C'est la constitution +patriarcale, la seule, ne l'oublions pas, qui sauvegarde +l'existence de la famille. Cette constitution, +nous l'avons vue chez tous les peuples primitifs, +chez les Aryas comme chez les Hébreux, chez les +vieux Romains comme chez les Grecs des temps +homériques. Nos ancêtres immédiats, les Gaulois +et les Germains, l'avaient conservée. Elle s'est perpétuée +dans le moyen âge, dans les temps modernes, +jusqu'à la fin du siècle dernier, et bien +qu'elle ait subi, elle aussi, le contre-coup de la +Révolution, elle se maintient encore dans bien des +familles contemporaines.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote510" name="footnote510"></a><b>Note 510:</b><a href="#footnotetag510"> (retour) </a> Richer, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Nous reconnaissons hautement l'autorité du chef +de la famille; nous ne voulons signaler que les +abus de pouvoir contre lesquels la loi chrétienne +protégeait l'épouse. Mais il nous faut d'abord rappeler +les articles du Code qui définissent le pouvoir +que le mari exerce sur la personne et sur les biens +de la femme.</p> + +<p>«La femme est obligée d'habiter avec le mari, +et de le suivre partout où il juge à propos de résider,» +dit la première partie de l'article 214.</p> + +<p>La section du Conseil d'État, chargée d'élaborer +cet article, avait prévu ce qu'il pourrait y avoir de +cruel pour la femme à être arrachée au sol natal, +aux premières tendresses du foyer; et la section +avait ajouté que si le mari voulait, sans une mission +spéciale du gouvernement, quitter la France, +la femme ne pourrait être contrainte à le suivre. +Mais, suivant le témoignage d'un des conseillers +d'État qui concoururent à la rédaction du Code, +«l'Empereur dit que l'obligation de la femme ne +peut recevoir aucune modification, et qu'elle doit +suivre son mari toutes les fois qu'il l'exige. On +convint de la vérité du principe, avec quelqu'embarras +cependant pour l'exécution, et l'addition +fut retranchée<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511"><sup>511</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote511" name="footnote511"></a><b>Note 511:</b><a href="#footnotetag511"> (retour) </a> Maleville, <i>Analyse raisonnée de la discussion du Code civil au +Conseil d'État</i>. Paris, 1805.</blockquote> + +<p>«La femme, dit l'article 215, ne peut ester en +jugement sans l'autorisation de son mari, quand +même elle serait marchande publique, ou non commune, +ou séparée de biens.» Ce n'est que «lorsque +la femme est poursuivie en matière criminelle ou +de police,» que l'article 216 déclare que «l'autorisation +du mari n'est pas nécessaire.»</p> + +<p>Cette même femme mariée sous un autre régime +que celui de la communauté, cette même femme +qui a obtenu la séparation de biens, ne peut pas non +plus contracter sans la permission de son mari. +Elle «ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir, +à titre onéreux ou gratuit, sans le concours +de son mari dans l'acte, ou son consentement par +écrit<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512"><sup>512</sup></a>.» (Art. 217.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote512" name="footnote512"></a><b>Note 512:</b><a href="#footnotetag512"> (retour) </a> Quant à l'aliénation des biens, il ne s'agit ici que des immeubles. (Art. 1538.)</blockquote> + +<p>Cette disposition du Code civil est singulièrement +oppressive. Comme l'a fait remarquer le +conseiller d'État que nous citions tout à l'heure: +«Il faut convenir qu'il est bien un peu surprenant +que la femme ne puisse agir sans l'autorisation +de son mari, quoique la mauvaise conduite +de ce dernier l'ait forcée à demander la séparation +de leurs biens... La femme alors devrait +tout simplement être autorisée par la justice<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513"><sup>513</sup></a>,» +ainsi qu'il en arrive pour la femme du mineur, de +l'interdit, de l'absent, ou du condamné à une peine +afflictive ou infamante. (Articles 221, 222, 224.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote513" name="footnote513"></a><b>Note 513:</b><a href="#footnotetag513"> (retour) </a> Maleville, <i>ouvrage cité</i>.</blockquote> + +<p>Il est vrai que, d'après les articles 218 et 219, +si le mari refuse l'autorisation, le juge peut l'accorder; +mais il serait plus simple de ne pas imposer +à la femme séparée la demande de ce consentement.</p> + +<p>Quant à la marchande, quel que soit le régime +sous lequel elle est mariée, elle peut, pour les intérêts +de son commerce, s'obliger sans autorisation +de l'époux; et si elle est mariée sous le régime +de la communauté, elle engage même son mari +(art. 220). Bizarre anomalie qui lui confère un pareil +privilège quand, d'autre part, la loi lui interdit +d'agir en justice sans le consentement du mari!</p> + +<p>Bien que le Code n'ait été que trop fidèle aux +traditions romaines qui dominaient dans les derniers +siècles de la monarchie française, il a accordé +à l'épouse un privilège que lui refusaient plusieurs +anciennes coutumes: elle peut tester sans l'autorisation +de son mari. (Art. 226.)</p> + +<p>Sous le régime dotal, c'est l'époux qui administre +la dot de l'épouse. Il dispose des revenus de +cette dot; mais il ne peut aliéner le fonds dotal, +même avec le consentement de l'épouse<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514"><sup>514</sup></a>. Quant +aux biens paraphernaux ou extra-dotaux, la femme +en a l'administration; mais il ne lui est permis de +les aliéner qu'avec le consentement du mari. +(Art. 1549, 1554, 1576.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote514" name="footnote514"></a><b>Note 514:</b><a href="#footnotetag514"> (retour) </a> Il y a ici des exceptions que la loi spécifie. (Art. 1555 et suiv.)</blockquote> + +<p>Sous le régime de la communauté, l'époux est +maître absolu des biens qui ont été mis dans cette +communauté. (Art. 1421.) Il en dispose sans le +consentement de l'épouse. Il peut s'en montrer prodigue +pour les indignes créatures qu'il lui préfère. +Il peut même donner à ces femmes les objets qui +appartiennent à sa compagne. Il peut, enfin, la ruiner, +ruiner leurs enfants. La femme a, il est vrai, +la ressource d'obtenir la séparation de biens; +mais, comme l'a remarqué M. Legouvé, combien +peu de femmes osent exposer le nom d'un mari +au scandale d'une affaire judiciaire<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515"><sup>515</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote515" name="footnote515"></a><b>Note 515:</b><a href="#footnotetag515"> (retour) </a> Legouvé, <i>Histoire morale des femmes</i>. Ajoutons ici qu'un +projet de loi récemment soumis à la Chambre, amoindrit ce scandale +en interdisant la publicité des détails en matière de séparation +de corps.</blockquote> + +<p>Nous avons déjà vu que la femme de l'interdit, +de l'absent, du condamné à une peine afflictive ou +infamante, n'a besoin que d'une autorisation judiciaire +pour plaider ou contracter. La femme de +l'absent, celle de l'interdit, ont la surveillance des +enfants, la direction de leur éducation, l'administration +de leurs biens. La femme de l'interdit peut +même avoir la tutelle de son mari. (Art. 507.)</p> + +<p>Conformément au principe qui affranchit la +femme en dehors de la puissance conjugale, la +veuve n'a pas besoin d'une autorisation judiciaire +pour plaider ou pour contracter. Elle a sur ses enfants +presque tous les droits du père. On ne restreint +pour elle que le droit de correction: la loi a +voulu prémunir l'enfant et la mère elle-même, +contre la promptitude souvent passionnée des résolutions +féminines<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516"><sup>516</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote516" name="footnote516"></a><b>Note 516:</b><a href="#footnotetag516"> (retour) </a> M. Demolombe, cité par M. Gide.</blockquote> + +<p>Mais si la mère, veuve, a presque toute l'autorité +paternelle sur ses enfants, la loi ne lui accorde +aucun droit effectif tant que le mari est vivant. +La mère chrétienne verra donner à ses enfants +une éducation athée, et n'aura aucun moyen légal +de s'y opposer. Son consentement n'est pas non +plus nécessaire au mariage de son enfant. En +cas de conflit, le consentement du père suffit. +(Art. 148.)</p> + +<p>Certes, redisons-le, l'autorité du chef de la famille +est de droit primordial. L'ébranler, c'est +ébranler la société même. D'ailleurs, l'homme de +coeur qui est investi de ce pouvoir sait le tempérer +et le partager avec l'épouse qui en est digne. Mais +ne pourrait-on prévoir le cas où le chef de famille +ne saurait faire de son autorité qu'un odieux despotisme? +Ne trouve-t-on pas alors alors que, sous +le Code Napoléon, la femme mariée est généralement +entourée de moins de garanties que la femme +du moyen âge et même que l'épouse romaine? +Dans les vieilles coutumes germaniques, la femme +était protégée par le conseil de famille où siégeaient +ses proches et qui pouvait limiter l'autorité +maritale si celle-ci devenait tyrannique. Par +une belle institution chrétienne qui protégeait déjà +la femme gallo-romaine, l'évêque, l'ancien défenseur +de la cité, demeurait au moyen âge le protecteur +de l'épouse malheureuse. La femme franke +avait, dès le début de son mariage, la jouissance +de son douaire. Elle y joignait la libre disposition +de la part qu'elle avait dans les acquêts ou économies +du mariage. Quant à la femme romaine, bien +qu'elle ne pût, même avec la permission du mari, +engager l'immeuble dotal, elle en administrait +elle-même les revenus. Sous le régime de la communauté, +les biens de cette communauté ne pouvaient +être aliénés sans le consentement de l'épouse.</p> + +<p>En souhaitant aujourd'hui qu'un conseil de famille +soit juge des questions où le despotisme ou +la prodigalité du chef de famille serait un danger +pour la femme et pour les enfants, en désirant +aussi pour la femme une plus large part dans l'administration +de ses biens, on ne demande que le +retour aux traditions du passé.</p> + +<p>En attendant que cette situation préoccupe le +législateur, les parents pourront y remédier d'abord +en étudiant davantage le caractère de l'époux +qu'ils destinent à leur fille, puis en assurant à +celle-ci par contrat de mariage une plus libre administration +de ses biens. Mais il faudrait pour +cela que la jeune femme eût reçu une éducation +solide qui la rendit apte au maniement des affaires +domestiques et qui la préservât des folles prodigalités +qu'entraînent le luxe et les plaisirs mondains. +Il faudrait enfin que la femme pût être la +gardienne du foyer.</p> + + + +<br> +<a name="s6" id="s6"></a> +<p><b>§ VI</b></p> + +<p><i>Mondaines et demi-mondaines.</i></p> + +<p>Pour la femme mondaine, il n'y a pas de foyer +domestique. Le foyer, c'est pour elle une suite +de salons qu'elle a fait brillamment décorer, mais +qu'elle n'habite réellement pas. Elle n'en est que +l'hôte passager, et ne les traverse que pour y recevoir +la cohue qu'elle retrouvera le lendemain +dans une autre demeure. Si l'on excepte ces jours +de réceptions, elle ne reste chez elle que le temps +que le voyageur passe à l'hôtellerie: les heures +consacrées au sommeil, à la toilette, à ceux des +repas qu'elle prend à la maison. Les heures qu'elle +pourrait se réserver dans la matinée n'existent +même pas pour elle. Pour la femme qui, après +avoir passé la nuit dans le monde, se lève à midi, +et passe deux heures au moins à sa toilette, la matinée +commence à trois heures, et cette <i>matinée</i>, +c'est le terme consacré, cette <i>matinée</i> est employée +aux visites, aux achats de luxe, aux courses de +chevaux. Les dîners privés, les soirées, les bals, le +théâtre, constituent la soirée. C'est ainsi que se +multiplie à un nombre infini d'exemplaires le type +de la femme qui est toujours sortie<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517"><sup>517</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote517" name="footnote517"></a><b>Note 517:</b><a href="#footnotetag517"> (retour) </a> V. Sardou, <i>la Famille Benoîton</i>.</blockquote> + +<p>Dans cette vie dévorée que j'appelais ailleurs le +tourbillonnement dans le vide, comment la femme +mondaine remplit-elle ses devoirs d'épouse et de +mère? Elle habitue son mari à se passer d'elle. +Quant à ses enfants, il lui suffit de les confier à +des soins mercenaires.</p> + +<p>Avec le plaisir, une seule idée la possède: le +luxe.</p> + +<p>La fièvre de la spéculation a produit les mariages +d'argent. Et la femme, abaissée, disions-nous, +au taux d'une valeur financière, a voulu +représenter cette valeur par un luxe dont les excès +ruinent plus d'une fois le mari qui a cru s'enrichir +en épousant une fille bien dotée. L'expérience +date de loin: les Romains l'avaient faite avant +nos pères.</p> + +<p>«Je t'ai certainement apporté une dot plus +considérable que ta fortune personnelle. Il est assurément +juste de me donner de l'or, de la pourpre, +des servantes, des mulets, des cochers, des valets +de pied, de petits courriers, des voitures dans lesquelles +je me fasse traîner<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518"><sup>518</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote518" name="footnote518"></a><b>Note 518:</b><a href="#footnotetag518"> (retour) </a> <i>equidem datem ad te adtuli. +Majorem multo, tibi quam erat pecunia, etc.</i> +(Plaute, <i>Aululaire</i>, 495-499).</blockquote> + +<p>Ainsi parlait la Romaine. Depuis, les chevaux +ont remplacé les mulets; mais l'économie domestique +n'y a rien gagné.</p> + +<p>Je rappelais tout à l'heure que la première moitié +de notre siècle avait vu renaître la simplicité. +En 1814 un auguste exilé, qui revoyait la France, +disait à de nobles dames en parlant d'une sainte +princesse dont la jeunesse avait eu pour palais la +prison du Temple: «Ma belle-fille est d'une grande +simplicité; elle ne vous donnera pas l'exemple du +luxe<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519"><sup>519</sup></a>.» Pendant près de trente-quatre ans, cette +simplicité régna à la cour de France.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote519" name="footnote519"></a><b>Note 519:</b><a href="#footnotetag519"> (retour) </a> <i>Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu</i>.</blockquote> + +<p>Les temps sont changés. Le luxe a reparu. +Des influences multiples y ont contribué. Il faut +en signaler quelques-unes.</p> + +<p>A l'aristocratie de race a succédé l'aristocratie +d'argent. Il suffisait à la première de se nommer +pour exercer son prestige. Cette ressource manquant +à la seconde, elle ne peut briller que par +l'éclat extérieur. A la suite des idées égalitaires +du temps, ce luxe s'est propagé dans toutes les +classes de la société. Dans les rangs les plus modestes, +la femme a voulu rivaliser d'élégance avec +la femme opulente; et d'après un vieil adage, ce +qu'elle n'était pas, elle a voulu le paraître.</p> + +<p>C'est dans le luxe que la femme frivole a mis sa +gloire. La grande coquette aimera mieux voir +attaquer son honneur que critiquer sa toilette.</p> + +<p>Pour subvenir à ce luxe, la femme a besoin +d'or. Cet or, elle sait où le chercher. Elle aussi +est atteinte par l'épidémie du jour, l'agiotage; et +la soif de l'or a aussi desséché sa poitrine. Elle ne +se borne plus aux paris des courses.</p> + +<p>«Signe des temps! a dit un publiciste. Les +femmes apparaissent autour de la Bourse! Elles +franchiront, quelque jour, triomphalement la +grille et ajouteront à tous les droits qu'elles réclament +le droit à la ruine!» En attendant, elles +spéculent aux portes du palais. Les voici partagées +en deux groupes, la bohème et l'aristocratie. La +bohème, ce sont ces vieilles femmes collées aux +grilles de la Bourse, lisant les journaux financiers +ou tricotant («les tricoteuses de l'agio!»), s'efforçant +de suivre le flux et le reflux de cette mer +houleuse. L'aristocratie, ce sont ces femmes élégantes, +femmes du monde et femmes du demi-monde +qui, chez le pâtissier voisin, donnent leurs +ordres au commis d'agent de change qui pénètre, +pour leur compte, dans le temple profane d'où +elles sont encore exclues<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520"><sup>520</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote520" name="footnote520"></a><b>Note 520:</b><a href="#footnotetag520"> (retour) </a> Jules Claretie, <i>la Vie à Paris</i>. 1881.</blockquote> + +<p>Mais le groupe des joueuses de Bourse est +encore restreint, Dieu merci. D'ordinaire, c'est en +poussant le mari aux spéculations hasardeuses que +la femme se procure les ressources de son luxe. +Plus d'une fois, comme le disait déjà un écrivain +du XVIe siècle, c'est le luxe de la femme qui non +seulement ruine le mari, mais lui fait toucher à +l'argent d'autrui quand le sien est épuisé. Plus +d'une fois aussi, c'est pour alimenter ce luxe que +l'homme, placé par les événements publics, entre +le souci de garder des fonctions sociales et la +crainte de manquer à son devoir, se laisse entraîner +à de honteuses capitulations de conscience<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521"><sup>521</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote521" name="footnote521"></a><b>Note 521:</b><a href="#footnotetag521"> (retour) </a> Mézières, <i>Études morales sur le temps présent</i>. 1869.</blockquote> + +<p>«Malheureux cet homme, disait naguère Caton +le Censeur, malheureux cet homme, et s'il fléchit, +et s'il demeure inexorable! Car, ce que lui-même +n'aura pas donné, il le verra donner par un +autre<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522"><sup>522</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote522" name="footnote522"></a><b>Note 522:</b><a href="#footnotetag522"> (retour) </a> <i>Miserum illum virum, et qui exoratus, et qui non exoratus +erit! quum, quod ipse non dederit, datum ab alio videbit</i>. Tite +Live, XXXIV, 4; et mon étude sur <i>la Femme romaine</i>.</blockquote> + +<p>Aujourd'hui, comme au siècle de Caton, le luxe, +peut faire de la femme une courtisane. Il ne lui +manque plus que ce dernier trait d'ailleurs pour +appartenir à ce demi-monde qui lui donne à présent +la mode et jusqu'au ton.</p> + +<p>Comme dans toute société en décomposition, la +courtisane prend à notre époque une place considérable.</p> + +<p>Lorsqu'elle a fait son entrée dans la littérature, +on l'avait montrée se purifiant, non comme +Madeleine, par les pleurs du repentir et par le feu +de l'amour divin, mais par une dernière chute que +lui faisait faire une passion que l'on proclamait +généreuse parce qu'elle n'était plus vénale. +Aujourd'hui on ne se contente plus de cette étrange +réhabilitation. Dans le roman, sur le théâtre, on +représente la courtisane dans le triomphe même +du vice. On ne fait même plus battre en elle le +coeur de la femme. C'est bien réellement la fille de +marbre, froide, insensible à tout, excepté au cliquetis +de l'or, étalant insolemment sa honte dans +les splendeurs d'un luxe scandaleux, ne possédant +souvent ni beauté, ni jeunesse, ni esprit, n'ayant +d'autre attrait que celui du vice, mais par la puissance +de ce vice devenant la reine du jour, reine +qui a la plus considérable liste civile que la vénalité +de la femme ait jamais prélevée sur la corruption +d'une époque.</p> + +<p>Éclipsées par ces rivales, des femmes du monde +ont voulu savoir par quels secrets les femmes du +demi-monde leur dérobaient leur sceptre, et +comme au XVIe siècle, il en est qui ont mis leur +étude à copier ce type honteux. Elles ont pris à la +courtisane ses toilettes, ses allures, son langage. +Et sans doute le triomphe de la grande dame +devait lui paraître complet lorsqu'elle avait réussi +à être confondue avec son modèle.</p> + +<p>Cette imitation de la courtisane par la femme +du monde a produit un type qui a reçu un nom +trivial que j'hésite à reproduire: la <i>cocodette</i>; +et le langage du demi-monde, adopté dans une +partie du vrai monde, recevait, il y a plusieurs +années, un nom spécial, la <i>langue verte</i>, langue +qui a eu jusqu'à son dictionnaire.</p> + +<p>Nous le voyons: la femme qui a pris les dehors +de la courtisane peut bien, pour jouir de son luxe, +se procurer les scandaleuses ressources dont dispose +son modèle.</p> + +<p>Comme je viens de l'indiquer, le roman n'a que +trop contribué à faire envier à la femme honnête, +mais frivole, le triomphe de la courtisane. Et, par +malheur, dans la vie activement désoeuvrée de la +femme mondaine, la seule place que celle-ci accorde +à la lecture appartient au roman, non pas +même généralement au roman pur, délicat, qui a +produit dans notre siècle des oeuvres exquises, +mais au roman immoral dans le fond et souvent +aussi dans la forme.</p> + +<p>Quand l'héroïne de ce dernier roman n'est pas +une courtisane, c'est bien souvent, ou la femme +d'instinct que l'on a nommée la <i>faunesse</i>, ou bien c'est +une de ces créatures artificielles qui, je l'espère pour +nos contemporaines, n'ont pu sortir que du cerveau +du romancier. Je lis peu de romans; mais +lorsqu'il m'arrive d'ouvrir un de ces livres, il me +semble souvent que je suis transportée dans un +bal masqué. On me dit que des femmes sont là; +mais je ne les reconnais pas. Derrière le masque +très compliqué que j'ai sous les yeux, je cherche +en vain le fond éternel de la nature humaine, ce +fond que je retrouve si aisément dans la plus haute +antiquité. Je plaindrais fort la femme qui ne se +reconnaîtrait pas plutôt dans une Nausicaa, dans +une Andromaque, dans une Pénélope, que dans +ces types conventionnels où l'on prétend nous +montrer nos contemporaines.</p> + +<p>Cependant le roman actuel se pique de réalisme. +La peinture, très laide généralement, s'est +substituée à l'idée, et la sensation a remplacé le +sentiment. Ce réalisme va jusqu'au plus abject +matérialisme dans certaines oeuvres dont les innombrables +éditions attestent l'immense succès. +Et cependant ces ouvrages où la boue se montre +à découvert, me paraissent moins dangereux encore +que des romans qui se rattachent à une autre +école, mais qui dissimulent sous un tapis de +fleurs la même fange. Ici le vice ne se montre +pas dans cette brutalité qui, après tout, inspire +plus d'horreur que d'attrait; mais ce vice se +présente sous les dehors qui peuvent le mieux séduire +les caractères faibles et les imaginations +ardentes. On a fait de l'adultère une vertu, et la +vertu la plus chère au coeur de la femme: le dévouement! +La suprême expression de cette vertu +est la violation de la foi conjugale. Si, comme dans +<i>Jacques</i>, la femme combat, ce n'est pas pour obéir +à des lois religieuses ou civiles qu'elle ne reconnaît +pas, c'est par égard pour son mari qui, par extraordinaire, +est un être d'élite; et lorsqu'enfin +elle tombe, elle souhaite que chaque fois que son +complice et elle se réuniront pour renouveler cet +outrage, ils s'agenouillent... et prient pour le +mari qu'ils trompent et déshonorent! Et si ce +mari sait comprendre son rôle, il accepte son malheur +avec résignation, il trouve que sa femme n'a +fait «que céder à l'entraînement d'une destinée +inévitable... Nulle créature humaine ne peut commander +à l'amour, et nul n'est coupable pour le +ressentir et pour le perdre<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523"><sup>523</sup></a>.» Ce qui, pour ce +mari, constitue la trahison conjugale, ce n'est pas +l'infidélité, c'est le mensonge. Pour lui la femme +n'est adultère que lorsqu'elle paraît témoigner à +son mari l'amour qu'elle vient de prouver à son +amant. Comment s'étonner que ce mari philosophe +ait un moment la pensée de dire aux deux complices: +«Je sais tout, et je pardonne à tous deux; +sois ma fille et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi +vieillir entre vous deux et que la présence +d'un ami malheureux, accueilli et consolé par +vous, appelle sur vos amours les bénédictions du +ciel<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524"><sup>524</sup></a>?» On croit rêver quand on lit de telles aberrations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote523" name="footnote523"></a><b>Note 523:</b><a href="#footnotetag523"> (retour) </a> Georges Sand, <i>Jacques</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote524" name="footnote524"></a><b>Note 524:</b><a href="#footnotetag524"> (retour) </a> Ibid.</blockquote> + +<p>Mais au moment où le mari va demander humblement +de s'asseoir à ce foyer où un autre a +usurpé sa place, il est trop tard. La faute de sa +femme a eu des suites qui rendent nécessaire ou +la mort de la coupable, ou la mort du mari. «Tue-la,» +dirait alors l'auteur de l'<i>Homme-femme</i>. Mais +l'auteur de <i>Jacques</i> aime mieux dire au mari: «Tue-toi.» +C'est que pour ce dernier écrivain, le suicide +aussi est un dévouement... comme l'adultère; +et de même qu'on peut se préparer à l'infidélité +conjugale par la prière, on se prépare au +suicide comme à la réception d'un sacrement<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525"><sup>525</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote525" name="footnote525"></a><b>Note 525:</b><a href="#footnotetag525"> (retour) </a> Georges Sand, <i>Jacques</i>. Voir aussi <i>Indiana</i>.</blockquote> + +<p>L'auteur a, du reste, formulé sa théorie dans le +même roman, d'où j'ai extrait mes citations. La +soeur de son héros, libre esprit comme lui, lui +propose de fuir avec lui dans le Nouveau-Monde, +d'y élever leurs enfants dans ce qu'elle appelle +leurs principes. «Nous les marierons un jour ensemble +à la face de Dieu, sans autre temple que le +désert, sans autre prêtre que l'amour; nous aurons +formé leurs âmes à la vérité et à la justice, et il y +aura peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux +et pur sur la face de la terre<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526"><sup>526</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote526" name="footnote526"></a><b>Note 526:</b><a href="#footnotetag526"> (retour) </a> <i>Id.</i>, <i>Jacques</i>.</blockquote> + +<p>Oui, heureux et pur à la manière de l'Émile et +de la Sophie de Rousseau...</p> + +<p>Il est triste de penser que c'est une femme, une +femme de génie, qui a donné aux femmes de semblables +enseignements. Comment calculer les immenses +désastres moraux qui ont suivi de telles +leçons, alors que la presse à bon marché les a +répandues à profusion dans tous les rangs de la société?</p> + +<p>Tout conspire ainsi pour perdre la femme: le +luxe, les mauvais exemples, les mauvaises lectures, +triple contagion qui sévit jusque chez les +femmes du peuple, et qui, à tous les degrés de +l'échelle sociale, remplit de rêves malsains les +imaginations et les coeurs. Et lorsque, à toutes ces +pernicieuses influences, s'ajouteront les résultats +de l'éducation athée, que deviendront nos foyers? +Il y aura là des abîmes de dépravation que l'on ne +peut sonder, et sur lesquels nous avons déjà arrêté +nos regards attristés.</p> + +<p>A défaut de la conscience, est-ce la crainte du +châtiment qui prémunira la femme contre la violation +de la foi conjugale? Nous en doutons. A +moins que le mari, surprenant sa femme en flagrant +délit d'adultère, ne se soit vengé lui-même, +les antiques châtiments réservés à l'infidélité conjugale +ont fait place à des peines infiniment moins +sévères. L'épouse coupable et son complice sont +punis correctionnellement d'une détention de trois +mois à deux ans. Si le mari consent à reprendre +sa femme, elle est rendue à la liberté.</p> + +<p>Quant au mari infidèle, il ne peut être poursuivi +que s'il a entretenu sa complice sous le toit conjugal; +et encore n'est-il passible que d'une amende. +Certes l'infidélité de la femme a des suites plus +graves que celle du mari, puisque l'épouse adultère +peut introduire dans la maison des enfants +étrangers à l'époux et qui porteront son nom. Il +est donc naturel que les lois humaines punissent +plus sévèrement l'infidélité de la femme. Ainsi en +jugeaient les anciennes législations. Mais au-dessus +des intérêts humains, il y a les droits de la +conscience; au-dessus des lois humaines, il y a les +lois de Dieu, et devant ces lois, l'époux et l'épouse +qui manquent à la foi conjugale sont également +coupables: saint Jérôme le rappelait éloquemment.</p> + +<br> + +<a name="s7" id="s7"></a> +<p><b>§ VII</b></p> + +<p><i>Le divorce.</i></p> + + +<p>A tous les maux qui rongent le foyer domestique, +on oppose aujourd'hui un remède plus dangereux +que le mal: c'est par la dissolution de la +famille que l'on prétend combattre sa désorganisation. +Le divorce est à l'ordre du jour.</p> + +<p>Les hommes qui veulent rétablir le divorce, +malgré la triste expérience que la France en a +faite de 1792 à 1816, ces hommes croient qu'en le +limitant à de certains cas, il en rendront l'usage +moins périlleux. Mais comment arrêter le torrent +lorsque la digue est rompue? Certaines législations +antiques restreignaient aussi la faculté du +divorce. Cependant nous voyons que si la loi du +Sinaï avait dû permettre cet expédient aux Hébreux, +«à cause de la dureté de leurs coeurs,» les +Talmudistes en multiplièrent un jour les causes +avec une profusion inconnue à la législation primitive. +De même les Romains de la décadence +trouvèrent au divorce des motifs dont leurs ancêtres +eussent repoussé la puérilité<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527"><sup>527</sup></a>. Un jour vient +où les matrones «divorcent pour cause de mariage +et se marient pour cause de divorce,» dit +Sénèque. En rappelant ailleurs cette parole, nous +ajoutions: «Les matrones ne se bornent pas à +suivre la supputation romaine des années, c'est-à-dire +à compter le nombre des consulats: elles +calculent le nombre des années d'après celui de +leurs époux. Mais encore c'est trop peu dire: +«Huit maris en cinq automnes,» dit Juvénal<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528"><sup>528</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote527" name="footnote527"></a><b>Note 527:</b><a href="#footnotetag527"> (retour) </a> <i>La Femme biblique</i>, <i>la Femme romaine</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote528" name="footnote528"></a><b>Note 528:</b><a href="#footnotetag528"> (retour) </a> <i>La Femme romaine</i>.</blockquote> + +<p>D'ailleurs, sans chercher de si lointains exemples, +la loi que la Chambre des députés vient de +voter et que le Sénat n'a pas sanctionnée, cette loi +contient deux articles qui peuvent autoriser sous +les plus faibles prétextes la rupture du lien conjugal: +elle admet le divorce «par consentement +mutuel,» ce qui permet aux époux de se quitter +d'un commun accord pour aller former ailleurs de +ces liaisons temporaires que crée le vice<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529"><sup>529</sup></a> et que +jusqu'à présent l'on nommait des ménages irréguliers. +Il ne manquait plus à ces immorales associations +que d'être sanctionnées par la loi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote529" name="footnote529"></a><b>Note 529:</b><a href="#footnotetag529"> (retour) </a> Fernand Nicolay, <i>le Divorce, son histoire, son péril</i>.</blockquote> + +<p>Quant aux «injures graves,» on a démontré +combien la jurisprudence peut étendre le sens de +cette expression. Dans les meilleurs ménages, +n'y a-t-il pas de ces froissements où plus d'une +fois, sous l'empire de la colère, il échappe une parole +dont la portée dépasse certainement l'intention +de celui qui l'a proférée? Le caractère plus ou +moins impétueux de l'un des époux ne sera-t-il +pas alors une cause de divorce? Le divorce «pour +injures graves» aussi bien que le divorce «par +consentement mutuel,» ne ramènent-ils pas implicitement +le divorce pour incompatibilité d'humeur, +ce divorce que le projet de loi a cependant +repoussé? N'est-ce pas compromettre à jamais la +paix et le bonheur des ménages que d'admettre de +tels cas de rupture? «Lorsque le mariage est indissoluble, +disions-nous ailleurs, chacun des époux +doit, pour son propre repos, plier son caractère +au caractère de l'autre; et l'habitude de vivre ensemble, +l'estime réciproque, et surtout ce lien que +nouent les petites mains des enfants, tout cela +contribuera à établir entre le mari et la femme +une harmonie souvent plus solide que celle de l'amour. +Mais quand le divorce a passé dans les +moeurs d'un peuple, pourquoi se donner tant de +peine pour arriver à la concorde? N'est-il pas plus +facile de rompre un lien que de chercher à le rendre +plus léger? L'époux quittera donc alors la compagne +de sa jeunesse; et, contractant une autre +union, il y trouvera peut-être des déceptions qui +lui feront regretter son premier mariage<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530"><sup>530</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote530" name="footnote530"></a><b>Note 530:</b><a href="#footnotetag530"> (retour) </a> <i>La Femme romaine</i>.</blockquote> + +<p>Les sévices ou injures graves étant une cause +de divorce, ne pourra-t-il aussi arriver que le mari +maltraitera exprès sa femme pour reconquérir une +liberté dont il profitera pour épouser une autre +femme plus jeune, plus belle, plus riche surtout, +faut-il dire à une époque où la spéculation matrimoniale +a passé dans nos moeurs? Nous disions +plus haut: «Le mariage n'est guère autre chose +aujourd'hui qu'une opération financière, et la +femme n'est plus qu'une valeur sur le marché +matrimonial, jusqu'à ce que, le divorce aidant, +cette valeur soit cotée à la Bourse et passe de +main en main.» Je ne savais pas, en écrivant ces +lignes, que des paroles à peu près semblables +avaient été prononcées par un orateur de la Convention, +le 2 thermidor, an III:</p> + +<p>«La loi du divorce, disait Mailhe, est plutôt un +tarif d'agiotage qu'une loi; le mariage n'est plus +en ce moment qu'une affaire de spéculation; on +prend une femme comme une marchandise, en +calculant le profit dont elle peut être l'objet et l'on +s'en défait aussitôt qu'elle n'est plus d'aucun +avantage: c'est là un scandale vraiment révoltant.»</p> + +<p>Dans une autre séance, Mailhe ajoutait: «Vous +ne pourrez arrêter trop tôt le torrent d'immoralité +que roulent ces lois désastreuses.»</p> + +<p>Le conventionnel Deleville s'écriait, lui aussi: +«Il faut faire cesser le marché de chair humaine +que les abus du divorce ont introduit dans la société<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531"><sup>531</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote531" name="footnote531"></a><b>Note 531:</b><a href="#footnotetag531"> (retour) </a> M. Henri Giraud, discours prononcé à la Chambre des députés, +le 6 mai 1882. (<i>Journal officiel</i>, 7 mai;) Fernand Nicolay, +<i>étude citée</i>.</blockquote> + +<p>Sur les vingt mille divorces qui eurent lieu à +Paris de 1792 à 1796, «il y en eut plus de sept +mille entre les époux qui avaient déjà divorcé une +première, une deuxième ou une troisième fois. +Cela ne doit pas nous étonner, car ceux qui divorcent +une première fois sont de mauvais maris +ou de mauvaises épouses qui, probablement dans +un autre mariage, ne seront pas meilleurs.»</p> + +<p>Ces paroles étaient prononcées à la Chambre, le +6 mai dernier, par M. Henri Giraud qui rappelait +aussi que dans l'exposé des motifs du projet de loi +que M. Naquet présentait sur le divorce, ce dernier +disait: «On s'occupe en ce moment de réduire +la durée du service militaire, tandis qu'on veut +maintenir l'indissolubilité du mariage.» En citant +ce passage, M. Giraud ajoutait: «Vous voudriez +donc qu'on réduisît aussi, au moyen du divorce, +la durée du service matrimonial, et peut-être admettre +le volontariat d'un an.»</p> + +<p>Ainsi que l'affirmait Martial dans son brutal +langage, c'est l'adultère légal. Nous nous acheminons +ainsi vers les unions libres<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532"><sup>532</sup></a>, tant prônées +par certains romans. Le type hideux de la femme +libre s'épanouira au grand jour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote532" name="footnote532"></a><b>Note 532:</b><a href="#footnotetag532"> (retour) </a> Mgr Freppel, discours prononcé à la Chambre des députés; +le 13 juin 1882.</blockquote> + +<p>La loi votée par la Chambre admet cependant +de plus sérieuses causes de divorce que celles que +nous avons indiquées: telle est l'infidélité d'un +des deux époux. Ici on ne distingue plus entre la +faute du mari et celle de la femme. Que le mari +ait ou non entretenu sa complice sous le toit conjugal, +la femme peut demander le divorce.</p> + +<p>Dans cette loi, le divorce est encore autorisé +quand l'un des époux a été condamné à une peine +infamante autre que le bannissement et la dégradation +civique prononcés pour cause politique.</p> + +<p>Ah! nous comprenons ce qu'il peut y avoir de +désespoir et de honte dans l'existence de l'époux +ou de l'épouse qui reste seul à son foyer, tandis +que celui ou celle qui porte son nom, mène une +vie scandaleuse, ou, châtié par la société, subit sa +peine dans un bagne même.</p> + +<p>«Mais, dirons-nous ici avec Son Ém. le cardinal +Donnet, pour quelques situations dont le divorce +serait le remède peut-être, que de malheureuses +conséquences<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533"><sup>533</sup></a>...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote533" name="footnote533"></a><b>Note 533:</b><a href="#footnotetag533"> (retour) </a> Lettre de S. E. le cardinal Donnet à M. l'abbé Falcoz, à propos +de son ouvrage: <i>la Loi sur le divorce devant la raison et devant +l'histoire</i>.</blockquote> + +<p>De toutes ces conséquences, la plus terrible est +l'écroulement de la famille, le triste sort des enfants. +On nous dit que la séparation de corps crée +les mêmes dangers. Non! D'abord parce que cette +séparation ne permettant pas aux époux de se remarier, +est assurément moins fréquente que ne le +serait le divorce. Nous ne pouvons que répéter ici +que la faculté du divorce rendra inutiles les concessions +mutuelles. Il est rare que l'on invente des +prétextes pour la séparation, et pour avoir droit +au divorce, on créera, s'il le faut, redisons-le, +l'un des motifs qui le permettent. De récentes +affaires judiciaires témoignent que l'adoption présumée +de la, loi a déjà fait prendre à certains +hommes, des précautions de ce genre<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534"><sup>534</sup></a>. Non seulement +les sévices, les injures graves, mais l'infidélité +même, tous ces moyens, et d'autres encore, +seront bons pour obtenir le divorce. Les +enfants seront donc plus menacés que jamais de +perdre cette pierre du foyer sur laquelle ils doivent +être élevés. Lorsque les parents divorcés se seront +remariés, les enfants reverront auprès de leur +mère un autre époux que leur père; auprès de leur +père, une autre femme que leur mère; et s'ils sont +conduits ainsi à plusieurs foyers successifs, quelle +idée se feront-ils de la sainteté de la famille? Que +deviendra à leurs yeux l'auréole de la mère, la +majesté du père? Le respect filial n'existera guère +davantage que dans ces sauvages contrées où règne +une hideuse promiscuité; et un jour viendra +où les enfants connaîtront moins encore leurs parents +que les animaux qui, du moins, les voient +veiller sur eux tant qu'ils en ont besoin. Que deviendra +la sollicitude paternelle ou maternelle chez +celui ou chez celle qui, passant d'un foyer à un +autre, aura eu des enfants de toutes ces unions +successives?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote534" name="footnote534"></a><b>Note 534:</b><a href="#footnotetag534"> (retour) </a> Fernand Nicolay, <i>étude citée</i>.</blockquote> + +<p>Dans la séparation de corps, déjà bien douloureuse +cependant et qu'il faudrait éviter au prix des +plus grands sacrifices, un tel spectacle est généralement +épargné aux enfants. Pour qu'un homme +ou une femme ose se montrer aux yeux de ses enfants +avec son complice, il faut que cet homme ou +cette femme ait perdu le dernier sentiment qui +subsiste dans l'être le plus dégradé: le respect +que lui inspire l'innocence de son enfant. C'est à +un foyer solitaire que l'enfant, qui vit avec l'un de +ses parents, retrouve l'autre quand il le visite. +Dans la maison où il est élevé, la place du père ou +de la mère n'est pas occupée: elle manque! Et +lorsque vient un jour où l'enfant a compris qu'un +grand malheur a passé sur son foyer, avec quel +redoublement de tendresse, de respect il se dévoue +à celui de ses parents qui a du être à la fois pour +lui père et mère et que sacre à ses yeux la double +couronne du malheur et de la vertu!</p> + +<p>Je ne sais si beaucoup de ménages recourront +aux facilités de vie que leur promet la nouvelle +loi. Mais ce que je sais bien, c'est que les femmes +chrétiennes ne les accepteront jamais, et demeureront +inviolablement attachées au principe d'indissolubilité +qui est la loi primordiale de l'humanité +et que le Christ a rappelé.</p> + +<p>Il est de ces femmes chrétiennes, et il en est +beaucoup, qui, maltraitées ou trahies par un +époux, se refusent même à la séparation de corps +et restent vaillamment à leur poste. Au pied de +la Croix elles acceptent l'épreuve, elles la bénissent. +Les enseignements de la religion leur ont fait +savoir que l'épouse fidèle sanctifie l'époux infidèle; +et humbles et silencieux missionnaires, elles +remplissent à leur foyer, par l'exemple de leurs +vertus et par leur céleste résignation, un apostolat +que Dieu bénit plus d'une fois sur la terre par un +tendre retour du mari coupable.</p> + +<p>Il y en a de plus héroïques encore: il y en a +qui se dévouent à un être déshonoré, condamné à +une peine infamante. Ou elles le croient innocent, +et alors il devient pour elles un martyr, ou +bien elles le savent coupable, et elles lui restent +attachées pour le relever et le sauver.</p> + +<p>D'ailleurs, fussent-elles même privées de la foi, +les plus délicats instincts de la pudeur ne leur disent-ils +pas qu'elles ne peuvent vivre avec un +autre mari du vivant du premier? Pour l'honneur +des femmes de France, j'espère que l'on en trouvera +peu parmi elles qui braveront cette honte. +Comme leur aïeule, la prêtresse gauloise Camma, +elles diront, non en jetant aux pieds de leur mari +la tête du centurion romain, mais en repoussant +la loi qui ferait d'elles des courtisanes légales: +«Deux hommes vivants ne se vanteront pas de +m'avoir possédée.»</p> + +<p>Certes, répétons-le, c'est rarement en dehors de +la religion que la femme a la magnanimité, la divine +compassion qui font d'elle la martyre du +devoir au foyer conjugal. Le christianisme seul +nous apprend à souffrir, et la doctrine positiviste +qui cherche à le remplacer n'apprend qu'à jouir. +Aussi les hommes qui proscrivent Dieu de l'éducation, +sont-ils les mêmes qui appellent le divorce. +C'est logique. Ce n'est pas après avoir désarmé +le soldat qu'on l'envoie à la bataille. Ce n'est +pas avec la perspective du néant que l'on nous +dédommage des douleurs de cette vie.</p> + + +<br> +<a name="s8" id="s8"></a> +<p><b>§ VIII</b></p> + + +<p><i>Où se retrouve le type de la femme française.</i></p> + +<p>L'abaissement du caractère de la femme, la désorganisation +du foyer, voilà ce que nous a surtout +montré jusqu'à présent le XIXe siècle. Si la +société française tout entière était gangrenée par +cette corruption, il y aurait de quoi désespérer de +notre patrie. Une seule ressource peut sauver un +pays en décadence: c'est la famille avec ses traditions +domestiques, patriotiques, religieuses. Grâce +à Dieu, cette ressource suprême ne nous manque +pas encore; et si les mauvaises moeurs sont les +plus apparentes parce qu'elles sont les plus tapageuses, +elles ne sont pas, disons-le bien haut, en +majorité parmi nous, A toute époque le mal a +existé, et à toute époque aussi le bien a poursuivi +son cours.</p> + +<p>A côté de la femme légère, corrompue même, +entraînant les hommes au mal, on a vu et l'on +voit toujours la femme laborieuse, unissant à la +tendresse miséricordieuse le dévouement poussé +jusqu'au sacrifice, la force morale qui fait d'elle +pendant l'épreuve, la consolatrice de l'homme, la +conseillère du plus difficile devoir. «On a dit quelquefois, +avec beaucoup d'injustice, qu'au fond de +toute faute de la part d'un homme, il y a une +femme. Le contraire est plus près de la vérité. +Dans toute action noble et désintéressée, cherchez +bien, vous trouverez votre mère, ou votre femme, +ou votre enfant qui vous inspire, si vous êtes vraiment +un homme de coeur. Mère, épouse, fille ou +soeur, oui, répétons-le, il est des inspirations qui +naissent de préférence dans le coeur des femmes, +où le froid calcul, les ambitieuses réserves, les +secrètes convoitises ont toujours moins de prise +que sur l'esprit des hommes, même les meilleurs<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535"><sup>535</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote535" name="footnote535"></a><b>Note 535:</b><a href="#footnotetag535"> (retour) </a> Cuvillier-Fleury, <i>Discours de réception à l'Académie française.</i></blockquote> + +<p>Tel est le caractère, telle est l'influence de la +femme fidèle au plan divin. Ce type a existé dans +les plus anciennes sociétés patriarcales, il s'est +même retrouvé dans la corruption païenne. Mais +il a reçu dans la femme forte de l'Écriture son expression +la plus accomplie avant que l'Évangile +lui eût donné une plus complète puissance de +rayonnement et de tendresse. Ce type, nos vieux +ancêtres de Gaule et de Germanie l'ont adopté avec +amour, eux qui reconnaissaient dans la femme +quelque chose de divin. Pour les rudes guerriers +du moyen âge, la femme, être sacré, est une +image visible de la Vierge Mère de Dieu; et le respect +chevaleresque qu'elle leur inspire devient +l'un des traits de la civilisation française.</p> + +<p>Ce type, la corruption des siècles l'a épargné. +A une civilisation plus brillante, mais moins +pure que celle du moyen âge, la femme française +et chrétienne n'a donné ou pris que les traditions +de bon goût littéraire, d'urbanité sociale, de bonne +compagnie enfin, qui s'adaptent si bien à ses qualités +natives: la grâce enjouée, la vivacité d'esprit. +C'est par elle que vivent encore aujourd'hui +les rares salons qui ont gardé les traditions d'autrefois. +C'est plus d'une fois par elle que le sentiment +du beau trouve encore de l'écho parmi nous.</p> + +<p>A tous les degrés de l'échelle sociale, le type de +la femme française existe aujourd'hui; et, si dans +les classes populaires, une éducation appropriée à +une modeste destinée, lui donne moins d'éclat, ses +grandes lignes subsistent toujours. Par l'élévation +des sentiments, la plus humble femme du peuple a +une distinction innée qui frappe souvent l'attention +de l'observateur.</p> + +<p>Dans tous les rangs de la société d'ailleurs, +les femmes françaises ont pour le bien un admirable +élan. Enthousiastes de leur nature, elles ne +se bornent cependant pas à se laisser exalter par +les grandes inspirations. Avec cette tendance pratique +qui est dans notre caractère national, elles +sentent le besoin de traduire par des actes, les +généreuses émotions qui ont passé dans leurs âmes. +La charité n'a pas de plus actifs missionnaires que +les femmes de France. Ce sont les femmes qui, +chaque année, figurent en majorité parmi les lauréats +des prix Monthyon qui récompensent les +humbles héroïsmes de la charité. Pauvres elles-mêmes, +elles donnent à de plus pauvres qu'elles +leurs soins, leur pain, leur temps.</p> + +<p>Dans les classes plus élevées de la société, même +chaleur d'âme, même sollicitude. Il y a encore des +châtelaines qui, de même qu'au moyen âge, sont +les mères de leurs paysans, et demeurent au milieu +d'eux pour les éclairer, les soutenir, les soigner +enfin dans leurs maladies. Au sein des villes, que +de femmes vont porter dans les plus misérables +demeures, les tendres encouragements et les secours +matériels de la charité!</p> + +<p>Depuis qu'avec saint Vincent de Paul, la charité +est surtout devenue sociale, les femmes n'ont cessé +de participer aux oeuvres fondées par ce grand +apôtre du bien, ou qui, animées de son esprit, sont +nées dans notre siècle. A présent, comme autrefois, +les femmes du monde sont les dignes émules +des soeurs de la Charité et de toutes les saintes +filles qui, dans les autres communautés, se dévouent +aux oeuvres du bien. Comment ne pas +nommer parmi celles-ci les Petites-Soeurs des pauvres, +et ne pas rappeler qu'elles furent instituées +par deux ouvrières et par une servante?</p> + +<p>Sous l'inspiration de l'Évangile, les femmes de +France, quel que soit leur habit, quelle que soit +leur condition sociale, embrassent dans leur sollicitude +l'existence humaine tout entière, depuis le +moment où l'enfant commence sa vie dans le sein +de sa mère, jusqu'au temps où le vieillard se traîne +dans la tombe. Sociétés de charité maternelle, éducation +des enfants trouvés ou délaissés, orphelinats, +crèches, asiles, écoles primaires ou professionnelles, +ouvroirs, patronage des jeunes ouvrières +valides ou malades, patronage de cercles d'ouvriers, +fourneaux économiques, hospitalité de nuit, +hospices de vieillards, hôpitaux, bagnes, prisons, +maisons de détention, de correction, de préservation, +patronage des jeunes filles détenues et libérées, +écoles de réforme pour les petits vagabonds, +on retrouve partout la femme de l'Évangile, excepté +dans les écoles et dans les hôpitaux d'où l'on chasse +avec le Dieu qui protège l'enfant et qui secourt le +malade, la sainte fille qui est la mère de l'un et de +l'autre.</p> + +<p>Entre toutes les oeuvres que je viens de signaler +ici et qui mériteraient une longue étude que ne +me permet pas le cadre restreint de mon travail, je +ne peux résister au désir d'en désigner deux qui +montrent, sous deux aspects caractéristiques, la +courageuse charité des femmes de France. L'une +est l'oeuvre des Dames du Calvaire. Elle réunit, «en +une grande famille<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536"><sup>536</sup></a>,» les veuves qui cherchent en +Dieu et dans la charité les seules consolations que +puisse laisser le déchirement des affections humaines. +Sans former de voeux, sans habit religieux, +elles recueillent des femmes atteintes des plaies +les plus repoussantes, les plus infectes, et ces +plaies, ce sont elles qui les pansent de leurs propres +mains. Voilà ce que la charité chrétienne +donne de courage physique! Et voici maintenant +ce qu'elle donne de courage moral.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote536" name="footnote536"></a><b>Note 536:</b><a href="#footnotetag536"> (retour) </a> <i>Manuel des oeuvres</i>.</blockquote> + +<p>Parmi les communautés qui s'occupent spécialement +des oeuvres pénitentiaires et au nombre +desquelles j'aime à placer le nom des sours de Marie-Joseph +et de Notre-Dame-du-Bon-Pasteur, +«des dominicaines appartenant aux premières familles +de France, ne se bornent pas à recueillir les +libérées des prisons, disais-je ailleurs. Avec une +charité vraiment sublime et qui confond tous nos +préjugés humains, elles ouvrent leurs rangs à +celles de leurs protégées qui, après cinq années +d'épreuves, ont été jugées dignes de prendre place +parmi les épouses de Jésus-Christ. C'est au R. P. +Lataste qu'est due l'inspiration de cette oeuvre si +bien nommée: l'Oeuvre des Réhabilitées, qui est +également appelée: <i>la Maison de Béthanie</i>, admirable +souvenir de l'humble demeure que visitait +Jésus, et où notre Sauveur aimait à rencontrer +auprès de Marthe qui n'a jamais failli, Marie qui +a péché, mais à qui il sera beaucoup pardonné, +parce qu'elle a beaucoup aimé<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537"><sup>537</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote537" name="footnote537"></a><b>Note 537:</b><a href="#footnotetag537"> (retour) </a> Extrait de mes <i>Études pénitentiaires</i>, publiées dans la <i>Défense</i>, +en 1878, d'après les documents qui m'avaient été communiqués +par le ministère de l'intérieur.</blockquote> + +<p>Ce courage qui fait surmonter à la femme française +et chrétienne tous les dégoûts physiques, +toutes les répulsions morales, ce courage lui fait +braver tous les périls. Dans les hôpitaux ravagés +par le choléra, sur les barricades, sur les champs +de bataille, on voit la cornette de là soeur de charité; +et sous le feu meurtrier des obus aussi bien +que sous le souffle empesté de l'épidémie, elle a +trouvé de vaillantes auxiliaires dans la société +laïque.</p> + +<p>Lors de nos récentes calamités nationales, la +bravoure et le patriotisme des femmes de France +se sont montrés à la hauteur des exemples du +passé. Si Dieu n'a plus suscité parmi elles une +Jeanne d'Arc, du moins elles ont prouvé qu'elles +n'étaient pas indignes d'être nées dans le pays de +l'héroïne. Nous les avons vues à Paris supporter +gaiement les rudes épreuves du siège, la famine, +la bombardement. Nous les avons vues passer les +glaciales nuits d'hiver à la queue des boucheries +municipales. Nous les avons vues accepter avec +intrépidité la perspective d'une explosion qui aurait +fait périr avec elles l'envahisseur, et demeurer +calmes au milieu des obus qui, en sifflant sur leurs +demeures, leur apportaient peut-être la mort. +Lorsqu'un décret décida que les femmes qu'atteindraient +les obus ennemis seraient considérées +comme tombées au champ d'honneur, c'était dignement +répondre à l'enthousiasme avec lequel +les assiégées de Paris partageaient, non seulement +les rigueurs, mais les périls de la guerre. Elles +pouvaient avec fierté dire cette parole que je recueillais +un jour sur les lèvres de l'une d'elles: +«Eh bien! nous mourrons comme des soldats!»</p> + +<p>Devant le péril de la patrie, la femme s'est senti +une âme romaine, et j'ai vu la mère du soldat +faire passer le salut national avant même la vie de +son fils.</p> + +<p>Quand les généreuses émotions de la guerre +étrangère firent place aux poignantes douleurs de +la guerre civile, les femmes se montrèrent pour +sauver des proscrits. Heureuses celles qui purent, +comme les dames de la Halle, préserver leur pasteur +de la mort!</p> + +<p>Rappelons-le encore ici: c'est, dans l'action de +la charité, c'est dans le courage du patriotisme, +c'est dans les interventions qui ont pour objet +d'arracher des innocents à la mort, c'est là surtout +la vraie mission publique de la femme, ou, pour +mieux dire, c'est l'extension même du rôle qu'elle +remplit à son foyer.</p> + +<p>Cette mission, sociale et domestique, la femme +qui sait la comprendre n'en réclame pas d'autre. +Ce n'est pas elle qui prétend à l'émancipation politique. +Il lui suffit de maintenir à son foyer les +traditions de justice, de désintéressement, d'honneur +chevaleresque et de généreux patriotisme, +qui font sacrifier l'intérêt personnel à la voix de la +conscience<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538"><sup>538</sup></a>. Elle sait aussi que la plus sûre manière +de servir son pays est de lui donner dans ses +fils de courageux soutiens, dans ses filles, des femmes +qui seront des mères éducatrices. Et lorsqu'elle +a le bonheur d'être unie à un homme digne d'elle, +elle n'a pas non plus à songer à l'émancipation +civile. Entourée de sa tendresse et de son respect, +elle vit de sa vie, elle partage avec lui l'autorité +domestique, et si la loi humaine ne lui accorde +pas la plénitude de son droit maternel, elle +exerce ce droit au nom d'une loi plus haute: le +<i>Décalogue</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote538" name="footnote538"></a><b>Note 538:</b><a href="#footnotetag538"> (retour) </a> C'est dans ce sens que M. de Tocqueville souhaitait que la +femme ne se désintéressât pas de la vie publique: «J'ai vu cent +fois, dans le cours de ma vie,» écrivait-il à Mme Swetchine, «des +hommes faibles montrer de véritables vertus publiques, parce +qu'il s'était rencontré à côté d'eux une femme qui les avait soutenus +dans cette voie, non en leur conseillant tels ou tels actes en +particulier, mais en exerçant une influence fortifiante sur la manière +dont ils devaient considérer en général le devoir et même +l'ambition.»</blockquote> + +<p>C'est la famille patriarcale telle que Dieu l'a +instituée au commencement du monde, et telle +que le Christ l'a restaurée. Elle a traversé de bien +mauvais jours, et peut-être subit-elle maintenant +la crise la plus périlleuse qu'elle ait jamais eu à +combattre. Ce n'est plus seulement, comme autrefois, +la corruption des moeurs qui la menace; c'est +l'ébranlement même des principes sur lesquels +elle repose: Dieu, l'indissolubilité du mariage, +l'autorité paternelle. Plus que jamais il appartient +à la femme d'être à son foyer la gardienne vigilante +de ces principes. Elle ne remplit pas seulement +ainsi ses devoirs d'épouse et de mère, elle +remplit une mission patriotique. Au milieu des +ruines qui nous entourent, elle protège contre +l'effondrement général, la seule pierre qui soit +restée debout: la pierre du foyer. C'est sur cette +pierre seulement que pourra se reconstituer la +société française.</p> + +<p>FIN</p> +<br><br> + + +<h3>TABLE DES MATIÈRES.</h3> + + +<p><a href="#c1">CHAPITRE PREMIER</a></p> + +<p>L'ÉDUCATION DES FEMMES—LA JEUNE FILLE<br> +LA FIANCÉE<br> +(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)</p> + +<p>Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la +femme.—Le courant de la vie mondaine et le courant de la vie +domestique.—Les deux éducations.—Érudition des femmes de +la Renaissance.—Opinion de Montaigne à ce sujet.—Les +émancipatrices des femmes au XVIe siècle.—Les sages doctrines +éducatrices et leur application.—L'instruction des femmes au +xviie siècle.—Les femmes savantes d'après Mlle de Scudéry et +Molière.—Suites funestes de la satire de Molière.—L'ignorance +des femmes jugée par La Bruyère, Fénelon, Mme de Maintenon, +etc.—L'éducation comprimée des jeunes filles.—Réformes +éducatrices: le traité de Fénelon sur <i>l'Éducation des filles</i>. +Mme de Maintenon à Saint-Cyr.—L'instruction professionnelle +et l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.—Caractère +de l'ignorance des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation +automatique.—Les théories éducatrices de Rousseau et +de Mme Roland.—Les anciennes traditions.—Les résultats de +l'éducation mondaine et ceux de l'éducation domestique.—La +jeune fille dans la poésie et dans la vie réelle.—Les tendresses +du foyer.—Mme de Rastignac.—Le sévère principe romain de +l'autorité paternelle.—Les jeunes ménagères dans une gentilhommière +normande.—La fille pauvre, Mlle de Launay.—Le +droit d'aînesse.—Bourdaloue et les vocations forcées.—Condition +civile et légale de la femme.—La communauté et le +régime dotal.—Marche ascendante des dots.—Mariages d'ambition.—La +chasse aux maris.—Les mariages enfantins—Mariages d'argent.—Mésalliances.—Mariages +secrets.—Les exigences du rang et leurs victimes; une fille du régent; Mlle de +Condé.—Mariages d'amour; Mlle de Blois.—La corbeille.—Cérémonies +et fêtes nuptiales.—Le mariage chrétien.</p> + + + + +<p><a href="#c2">CHAPITRE II</a></p> + +<p>L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE<br> +(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)</p> + + +<p>La femme de cour.—Le luxe de la femme et le déshonneur du +foyer.—Nouveau caractère de la royauté féminine.—Tristes +résultats des mariages d'intérêt.—Indifférence réciproque des +époux.—L'infidélité conjugale.—Légèreté des moeurs.—Veuves +consolables.—Mères corruptrices.—La femme sévèrement +jugée par les moralistes.—Rareté des bons mariages.—La +femme de ménage.—La femme dans la vie rurale.—La +baronne de Chantal.—La maîtresse de la maison, d'après les +écrits de la duchesse de Liancourt et de la duchesse de Doudeauville.—La +femme forte dans l'ancienne magistrature; +Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.—La miséricorde de +l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.—La vie +conjugale suivant Montaigne.—Exemples de l'amour dans le +mariage.—De beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de +Gisors, la maréchale de Beauvau.—Dernière séparation des +époux.—Hommages testamentaires rendus par le mari à la +vertu de la femme.—Dispositions testamentaires concernant la +veuve.—La mère veuve investie du droit d'instituer l'héritier.—Autorité +de la mère sur une postérité souvent nombreuse.—La +mission et les enseignements de la mère.—La mère de +Bayard.—Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de Liancourt, +Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.—L'aïeule.—La +mère, soutien de famille; Mme du Laurens.—Caractère +austère et tendre de l'affection maternelle.—Mères pleurant +leurs enfants.—La mère le fils réunis dans le même tombeau.</p> + +<p><a href="#c3">CHAPITRE III</a></p> + +<p>LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE<br> +DE LA FRANCE<br> +(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)</p> + +<p>Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.—Leur rôle +littéraire.—Marguerite d'Angoulême.—Les Contes de la reine +de Navarre et la causerie française.—Vie de Marguerite, ses +lettres et ses poésies.—La seconde Marguerite.—<i>Mémoires</i> de +la troisième Marguerite.—Marie Stuart.—Gabrielle de Bourbon.—Jeanne +d'Albret.—Femmes poètes du xvie siècle, la belle +Cordière, les dames des Roches, etc.—Mlle de Gournay, son +influence philologique.—Les salons du xviie siècle.—L'hôtel +de Rambouillet; Corneille et les commensaux de la <i>chambre +bleue</i>.—La duchesse d'Aiguillon, protectrice du <i>Cid</i>; +écrivains et artistes qu'elle reçoit au Petit-Luxembourg.—La marquise +de Sablé et les <i>Maximes</i> de La Rochefoucauld.—Double courant +féminin qui donne naissance aux <i>Caractères</i> de La Bruyère.—Les +conversations d'après Mlle de Scudéry.—Relations littéraires +de Fléchier avec quelques femmes distinguées.—Les protectrices +et les amies de La Fontaine.—Anne d'Autriche protège +les lettres et les arts.—Racine et les femmes.—Productions +intellectuelles des femmes du XVIIe siècle.—Les oeuvres de +Mme de la Fayette.—Les lettres de Mme de Sévigné.—Mme de +Maintenon.—Mme Dacier.—Femmes peintres au XVIIe et au +XVIIIe siècles.—Mme de Pompadour.—Femmes de lettres et +salons littéraires au XVIIIe siècle: Mme de Tencin, la cour de +Sceaux; Mme de Staal de Launay, la marquise de Lambert.—Influence +des femmes du XVIIIe siècle sur les travaux des philosophes +et des savants.—Mme du Chatelet, Mlle de Lézardière.—Le +salons philosophiques; Mme Geoffrin.—Un salon du +faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.—Les admiratrices +de Rousseau et de Voltaire.</p> + + +<p><a href="#c4">CHAPITRE IV</a></p> + +<p>LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS</p> + +<p>Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps +modernes.—Entre le moyen âge et la Renaissance: Jeanne +Hachette et les femmes de Beauvais; Anne de France, dame de +Beaujeu; Anne de Bretagne.—XVIe-XVIIIe siècles: Louise de +Savoie et Marguerite d'Angoulême. Les favorites des Valois. +Catherine de Médicis. Élisabeth d'Autriche. Anne d'Este, duchesse +de Guise. La duchesse de Montpensier. La femme de +Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des femmes du +XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes femmes. +Marie de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant la +Fronde. Les collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de +Maintenon. Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les +conseillères de Gustave III. La mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. +Les martyres et les héroïnes-de la Révolution. Les +femmes politiques de la Révolution: Mme Roland, Charlotte +Corday, Olympe de Gouges. Les mégères. Les <i>flagelleuses</i>. +Leurs clubs. Les tricoteuses; les sans-culottes. Les <i>Furies de +la guillotine</i>. La Mère Duchesne, Reine Audu, Rosé Lacombe. +Théroigne de Méricourt.</p> + + +<p><a href="#c5">CHAPITRE V</a></p> + +<p>LA FEMME AU XIXe SIÈCLE—LES LEÇONS<br> +DU PRÉSENT ET LES EXEMPLES DU PASSÉ</p> + +<p><a href="#s1">§ I.</a> L'émancipation politique des femmes jugée par l'école révolutionnaire.—<a href="#s2">§ II.</a> Le +travail des femmes. Quelles sont les +professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?—<a href="#s3">§ III.</a> Quelle +est la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence +et dans quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres +et aux arts?—<a href="#s4">§ IV.</a> L'éducation des femmes dans ses rapports +avec leur mission.—<a href="#s5">§ V.</a> Conditions actuelles du mariages. Les +droits civils de la femme peuvent-ils être améliorés?—<a href="#s6">§ VI.</a> Mondaines +et demi-mondaines.—<a href="#s7">§ VII.</a> Le divorce.—<a href="#s8">§ VIII.</a> Où +se retrouve le type de la femme française.</p> + + + +<br><br><br> + +<p>[Note du transcripteur: Matériel reporté du début du livre.]</p> +<br><br> + +<div class="sml"> +<p>IMPRIMERIE D. BARDIN ET Cie, A SAINT-GERMAIN.—1771-82</p> + + + +<p>DU MÊME AUTEUR</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>LA FEMME ROMAINE. Étude de la vie antique. 2e édition. 1 vol.</p> +<p>in-12 3 fr. 50</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LA FEMME GRECQUE. Étude de la vie antique.— Ouvrage couronné</p> +<p>par l'Académie française. 2e édition. 2 vol. in-12. 7 fr.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LA FEMME BIBLIQUE. Son influence religieuse, sa vie morale et</p> +<p>sociale. Nouvelle édition. 1 vol. in-12 3 fr. 50</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LA FEMME DANS L'INDE ANTIQUE. Ouvrage couronné par l'Académie</p> +<p>française. 1 vol. in-8° 6 fr</p> + </div> </div> + +<p>SOUS PRESSE</p> + +<p>LA FEMME FRANÇAISE AU MOYEN AGE</p> + +<p>IMPRIMERIE DE BARDIN ET Cie, A SAINT-GERMAIN.—1771-82.</p> + +<p>LA<br> + +FEMME FRANÇAISE<br> + +DANS LES TEMPS MODERNES</p> + + + +<p>PARIS<br> + +LIBRAIRIE ACADÉMIQUE<br> + +DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br> + +35, QUAI DES AUGUSTINS, 35</p> +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La femme française dans les temps +modernes, by Clarisse Bader + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME FRANÇAISE DANS LES *** + +***** This file should be named 15871-h.htm or 15871-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/5/8/7/15871/ + +Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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