diff options
| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:42:49 -0700 |
|---|---|---|
| committer | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:42:49 -0700 |
| commit | 7c51ebbff73bdf19261a32ed876c15bb0c021312 (patch) | |
| tree | 00945ecfb24b902cd98138ba8fefefeafdadbe41 /old | |
Diffstat (limited to 'old')
| -rw-r--r-- | old/13734-8.txt | 13885 | ||||
| -rw-r--r-- | old/13734-8.zip | bin | 0 -> 229000 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/13734-r.rtf | 8263 | ||||
| -rw-r--r-- | old/13734-r.zip | bin | 0 -> 240223 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/13734.txt | 13885 | ||||
| -rw-r--r-- | old/13734.zip | bin | 0 -> 224731 bytes |
6 files changed, 36033 insertions, 0 deletions
diff --git a/old/13734-8.txt b/old/13734-8.txt new file mode 100644 index 0000000..d9e1c07 --- /dev/null +++ b/old/13734-8.txt @@ -0,0 +1,13885 @@ +The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jim Harrison, boxeur + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +JIM HARRISON, BOXEUR + +Titre original: Rodney Stone + +(1910) + + +Table des matières + +_Préface_ +I -- FRIAR'S OAK +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS +IV -- LA PAIX D’AMIENS +V -- LE BEAU TREGELLIS +VI -- SUR LE SEUIL +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON +IX -- CHEZ WATTIER +X -- LES HOMMES DU RING +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES +XII -- LE CAFÉ FLADONG +XIII -- LORD NELSON +XIV -- SUR LA ROUTE +XV -- JEU DÉLOYAL +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY +XVII -- AUTOUR DU RING +XVIII -- LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON +XIX -- À LA FALAISE ROYALE +XX -- LORD AVON +XXI -- LE RÉCIT DU VALET +XXII -- DÉNOUEMENT + + +_Préface_ + + +_Dans un roman antérieur qui a été fort bien accueilli par le +public français, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait abordé +l'époque de la lutte acharnée entre l'Angleterre et Napoléon. Il +avait accompagné jusque sur le champ de bataille de Waterloo un +jeune villageois arraché au calme des falaises natales par le +désir de protéger le sol national contre le cauchemar de +l'invasion française, qui hantait alors les imaginations +britanniques._ + +_Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus +large._ + +_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une +vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son +prince de Galles aux inépuisables dettes, ses dandys élégants et +bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupés avec art autour +de Nelson et de la trop célèbre Lady Hamilton, ses champions de +boxe dont les exploits entretiennent au delà de la Manche le goût +des exercices violents, entraînement indispensable à un peuple qui +voulait tenir tête aux grognards de Napoléon, aux marins de nos +escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses émules._ + +_Le tableau est complet et tracé par une plume compétente, Conan +Doyle s'appliquant à décrire ce qu'il connaît bien et évitant dès +lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans +historiques, _Les Réfugiés_ par exemple._ + +_Les éditions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est, +en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est +censé tenir la plume et évoquer le souvenir des jours de sa +jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, +s'il est le fil qui relie les feuillets du récit, n'en est jamais +le héros. Âme simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui +conquiert l'intérêt._ + +_Le vrai héros du roman, c'est Jim Harrison, élevé par le champion +Harrison qui s'est retiré du Ring après un terrible combat où il +faillit tuer son adversaire, et établi forgeron à Friar's Oak._ + +_N'est-ce pas lui qui entraîne Stone à la Falaise Royale, dans le +château abandonné, à la suite de la disparition étrange de lord +Avon accusé du meurtre de son frère?_ + +_N'est-ce pas lui qui devient le protégé, et plutôt le protecteur, +de miss Hinton, la Polly du théâtre de Haymarket, la vieillissante +actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation +dans le gin et le whisky?_ + +_N'est-ce pas lui que nous voyons, au dénouement du roman, fils +avoué et légitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si +faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur +moyen de comédie?_ + +_N'est-ce pas à lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de +ses rivalités, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_ + +_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette édition +française, préparée par nous de longue main, le titre de _Jim +Harrison boxeur_._ + +_La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du +roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par +excellence, cher à Byron et au prince de Galles, chef de file des +dandys, ait attendu jusqu'à nos jours un peintre._ + +_Et voilà cependant la première fois qu'un de ces romanciers, qui +ont l'oreille des foules, entreprend le récit de la vie et de +l'entraînement d'un grand boxeur d'autrefois._ + +_Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le +Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur +portraitiste, il faudrait presque dire leur poète._ + +_Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a +puissamment contribué à développer dans la race britannique ce +mépris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre +forte._ + +_De la instinctivement la tendance de l'opinion à s'enthousiasmer, +à se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'énergie et +en quelque sorte contrepoids à ce qu'il y avait d'affadissant et +d'énervant dans le luxe des petits-maîtres, des Corinthiens et des +dandys tout occupés de toilettes et de futilités, en une heure +aussi grave pour la vie nationale anglaise_ + +_Qu'à côté de l'entretien de cet idéal de bravoure et d'endurance, +il y eût comme revers de la médaille la brutalité des moeurs, la +démoralisation qu'amène l'intervention de l'argent dans ce qui est +humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des +meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas été bonnes._ + +_Si nos pères n'ont pas compris le système anglais, s'ils n'ont +voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier +Béranger, les hommes de notre génération ont vu plus +équitablement. Ils ont donné à la boxe son droit de cité en France +et réparé l'injustice de leurs prédécesseurs._ + +_Voila pourquoi, en écrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a +bien mérité aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui +se sont de nos jours passionnés pour la boxe. Jim Harrison boxeur +est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre +ceux qui sont déjà les fidèles résolus du romancier anglais, +toujours assurés de trouver dans son oeuvre un intérêt palpitant +et des émotions saines._ + +_ALBERT SAVINE._ + +I -- FRIAR'S OAK + + +Aujourd'hui, 1er janvier de l’année 1851, le dix-neuvième siècle +est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avons été jeunes avec +lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissements qui nous +apprennent qu'il nous a usés. + +Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos têtes grisonnantes et +nous parlons de la grande époque que nous avons connue, mais quand +c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous éprouvons de +grandes difficultés à nous faire comprendre. + +Nous et nos pères qui nous ont précédés, nous avons passé notre +vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs +chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ils appartiennent à un +siècle différent. + +Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre +les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans +contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la +Liberté s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa +son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brisé dans ses +efforts pour l'empêcher de s'envoler de chez nous pour se réfugier +de l'autre côté de l'Atlantique. + +Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traité, +de telle bataille, mais je ne sais où ils trouveront des détails +sur nous-mêmes, où ils apprendront quelle sorte de gens nous +étions, quel genre de vie était le nôtre et sous quel aspect le +monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeux étaient jeunes, +comme le sont aujourd'hui les leurs. + +Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas +pourtant que je me propose d’écrire une histoire. +Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint à peine les +débuts de l'âge adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence +d'autrui, je n'ai guère le droit de parler de la mienne. + +C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et +bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai +dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants. + +Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont +assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant +que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous +parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous +sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras. + +Mais je parlerai uniquement d'un temps où l'amour d'une mère était +le seul amour que je connusse. + +Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'êtes pas de +ceux pour qui j'écris. + +Mais s'il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié, +s'il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le +champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un +des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme +de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi +d'Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux +oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les +grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos +oreilles, alors donnez la main, et... en route. + +Mais je dois vous prévenir: si vous vous attendez à trouver sous +la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous +exposez à une désillusion. + +Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes +livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire +leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. + +Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l'on pouvait +juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la +moyenne. + +Des hommes d'action auraient peut-être eu quelque estime pour mon +intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie. +Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte. + +En dehors d'une aptitude innée pour la musique, et telle que +j'arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre +maître du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune +supériorité dont j'aie lieu de me faire honneur auprès de mes +camarades. + +En toutes choses, j'ai été un homme qui s'arrête à mi-route, car +je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et +avant que la nature eût poudré ma chevelure à sa façon, la nuance +était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun. + +Il est peut-être une prétention que je peux hasarder; c'est que +mon admiration pour un homme supérieur à moi n'a jamais été mêlée +de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et +l'ai comprise telle qu'elle était. + +C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je +me mets à écrire mes souvenirs. + +Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que +possible ma personnalité en dehors du tableau. + +Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui +servirait à réunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans +les conditions mêmes où je désire être accueilli. + +Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée +à la marine et il était de tradition, chez nous, que l'aîné portât +le nom du commandant favori de son père. + +C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie +jusqu'à l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut +gaillard, à l'avant en éperon, lors de la guerre contre les +Hollandais. + +Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson +Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l'église +paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l'an de grâce 1786. + +Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin, +j'aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler +«Nelson!», vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de +famille. + +Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille +du Révérend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur +les confins de la plaine marécageuse de Langstone. + +Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d'une +certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux +Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d'un opulent +marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des +conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de +Galles. + +J'aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous +vous souviendrez dès maintenant qu'il était mon oncle et le frère +de ma mère. +Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle +existence, car elle était toute jeune quand elle se maria. + +Elle n'était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir +avec ses doigts actifs et sa douce voix. + +Elle m'apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de +tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se +redressant quand même bravement. + +Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de +je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un +foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir +ses doigts agiles pendant qu'elle tricote. + +Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce, +aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les +menant à bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde +d'un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du +cottage du Friar's Oak et à tenir bonne figure dans le monde. + +Et maintenant, je n'ai qu'à m'avancer dans le salon, pour la +revoir encore, après quatre-vingts ans d'une existence de sainte, +en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet +coquettement enrubanné, ses lunettes a monture d'or, son épais +châle de laine bordé de bleu. + +Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand +elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier +est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez +peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez +plus d'un mariage, mais votre mère est la première et la dernière +amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour +viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec +insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon +dans votre coeur. +Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure +occasion pour faire son portrait, c'est l'époque où il nous revint +de la Méditerranée. + +Pendant toute mon enfance, il n'avait été pour moi qu'un nom et +une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son +cou. + +Dans les débuts, on me dit qu'il combattait contre les Français. + +Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de +Français et on parla plus souvent du général Bonaparte. + +Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la +boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. + +C'était donc là l'ennemi par excellence, celui que mon père avait +combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve. + +Pour mon imagination d'enfant, c'était une affaire d'honneur +d'homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet +homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant, +roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années. + +Ce fut seulement après mon entrée à l'école de grammaire que je +compris combien il y avait de petits garçons dont les pères +étaient dans le même cas. + +Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père +revint à la maison. + +Par là, vous voyez ce que c'était d'être la femme d'un marin en ce +temps-là. + +C'était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous +établir à Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de +s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider à gagner son nouveau +nom de Lord Saint-Vincent. + +Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par +ses récits de batailles et je me souviens, comme si c'était +d'hier, de l'épouvante que j'éprouvai en voyant une tache de sang +sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, +provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant. + +À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du +corps d'un Français ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur +devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête. + +Ma mère pleura amèrement après son départ. + +Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses +culottes blanches s'éloigner par l'allée du jardin, car je +sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d'enfant, que nous +étions plus près l'un de l'autre, quand nous étions ensemble, elle +et moi. + +J'étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth, +pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, +qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis. + +Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de +là. + +Le motif de notre déménagement, c'était qu'on vivait à meilleur +marché à la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mère de +garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait à distance +du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser à recevoir + +C'était une époque d'épreuves pour tout le monde, excepté pour les +fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu'ils pouvaient, à ce +que j'ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en +jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur +rapportait le reste. + +Le blé se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de +quatre livres un shilling neuf pences. + +Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage +de Friar's Oak sans la part de prises revenant à l'escadre de +blocus sur laquelle servait mon père. + +La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest +n'avait guère que de l'honneur à gagner. Mais les frégates qui les +accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires +caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles +étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de +leurs prises était réparti au marc le franc. + +Mon père fut ainsi a même d'envoyer à la maison des sommes +suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à +l'école que dirigeait Mr Joshua Allen. + +J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait. + +Ce fut à l'école d'Allen que je fis la connaissance de Jim +Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appelé. Il était le +neveu du champion Harrison, de la forge du village. + +Je me le rappelle encore, tel qu'il était en ce temps-là, avec ses +grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux +d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête +à toutes les femmes qui passaient. + +C'est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre +vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue +d'un livre, et de son côté, il m'enseigna la boxe et la lutte, il +m'apprit à chatouiller la truite dans l'Adur, à prendre des lapins +au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi +leste qu'il avait le cerveau lent. + +Mais il était mon aîné de deux ans, de sorte que longtemps avant +que j'aie quitté l'école, il était allé aider son oncle à la +forge. + +Friar's Oak est situé dans un pli des Dunes et la quarantième +borne milliaire entre Londres et Brighton est posée sur la limite +même du village. + +Ce n'est qu'un hameau, à l'église vêtue de lierre, avec un beau +presbytère et une rangée de cottages en briques rouges, dont +chacun est isolé par son jardinet. + +À une extrémité du village se trouvait la forge du champion +Harrison, à l'autre l'école de Mr Allen. + +Le cottage jaune, un peu à l'écart de la route, avec son étage +supérieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie +fixés dans le plâtre, c'est celui que nous habitions. + +Je ne sais s'il est encore debout. + +Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit +propre à subir des changements. + +Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, +était située l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John +Cummings. + +Ce personnage jouissait d'une très bonne réputation locale, mais +quand il était en voyage, il était sujet à d'étranges +dérangements, ainsi qu'on le verra plus tard. + +Bien qu’il y eut un courant continu de commerce sur la route, les +coches venant de Brighton en étaient encore trop près pour faire +halte et ceux de Londres trop pressés d'arriver à destination, de +sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisée, d'une +roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif +des gens du village. + +C'était juste l'époque où le prince de Galles venait de construire +à Brighton son bizarre palais près de la mer. + +En conséquence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'écoulait +pas un jour que nous ne vissions défiler à grand bruit, devant nos +portes, une ou deux centaines de phaétons. + +Le petit Jim et moi, nous avons passé maintes soirées d'été +allongés dans l'herbe à contempler tout ce grand monde, à saluer +de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu +d'un nuage de poussière et les postillons penchés en avant, les +trompettes retentissantes, les cochers coiffés de chapeaux bas à +bords très relevés, avec la figure aussi cramoisie que leurs +habits. + +Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait +à haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient +ses gros membres mal articulés, ses épaules disloquées, ils +l'auraient peut-être regardé de plus près et lui auraient accordé +leurs encouragements. + +Le petit Jim n'avait connu ni son père ni sa mère, et toute sa vie +s'était écoulée chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, +c'était le forgeron de Friar's Oak. + +Il avait reçu ce surnom, le jour où il avait combattu avec Tom +Johnson, qui était alors en possession de la ceinture +d'Angleterre, et il l'aurait sûrement battu sans l'apparition des +magistrats du comté de Bedford qui interrompirent la bataille. + +Pendant des années, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur à +combattre et pour son adresse à porter un coup décisif, bien qu'il +ait toujours été, à ce que l’on dit, lent sur ses jambes. + +À la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le +combat par un coup lancé à toute volée, qui non seulement rejeta +son adversaire par-dessus la corde d'arrière, mais qui encore le +mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort. + +Harrison fut, pendant tout ce temps-là, dans un état voisin de la +folie. Il s'attendait d'heure en heure à se voir prendre au collet +par un agent de Bow Street et condamner à mort. + +Cette mésaventure, ajoutée aux prières de sa femme, le décida à +renoncer pour toujours au champ clos et à réserver sa grande force +musculaire pour le métier où elle paraissait devoir trouver un +emploi avantageux. + +Grâce au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait +avoir de l'ouvrage en abondance à Friar's Oak. + +Il ne tarda pas longtemps à devenir le plus riche des gens du +village; et quand il se rendait, le dimanche, à l'église avec sa +femme et son neveu, c'était une famille d'apparence aussi +respectable qu'on pouvait le désirer. +Il n'était point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, +et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son +rayon d'action, il aurait été en état de tenir tête à Jackson ou à +Belcher, dans leurs meilleurs jours. + +Sa poitrine était un tonneau. + +Ses avant-bras étaient les plus puissants que j'aie jamais vus, +avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies +luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux. + +Néanmoins, avec toute cette vigueur, c'était un homme lent, rangé, +doux, en sorte que personne n'était plus aimé que lui, dans cette +région campagnarde. + +Sa figure aux gros traits, bien rasée, pouvait prendre une +expression fort dure, ainsi que je l'ai vu à l'occasion, mais pour +moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours +un sourire sur les lèvres, et la bienvenue dans les yeux. Dans +tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sût que s'il +avait des muscles d'acier, son coeur était des plus tendres. + +Son sujet favori de conversation, c'était ses rencontres +d'autrefois, mais il se taisait, dès qu'il voyait venir sa petite +femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci était +de lui voir jeter là le marteau et la lime pour retourner au champ +clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'était +nullement atteinte à cette époque de la déconsidération qui la +frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue défavorable, +parce que cet état avait fini par devenir le monopole des coquins +et parce qu'il encourageait les méfaits commis sur l'arène. + +Le boxeur honnête et brave a vu lui aussi se former autour de lui +un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et +nobles courses de chevaux. +C'est pour cela que l'Arène se meurt en Angleterre et nous pouvons +supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se +trouvera personne pour leur succéder. Mais il en était autrement à +l'époque dont je parle. + +L'opinion publique était des plus favorables aux lutteurs et il y +avait de bonnes raisons pour qu'il en fût ainsi. + +On était en guerre. L'Angleterre avait une armée et une flotte +composées uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour +obéir à leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un +pays où une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un +soldat. + +Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur +batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombé. + +On pensait donc et on pense encore que, les choses étant ainsi, +une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille +hommes pour témoins et que trois millions d'hommes pouvaient +disputer, devait contribuer à entretenir un idéal de bravoure et +d'endurance. + +Sans doute, c'était un exercice brutal, et la brutalité même en +était la fin dernière, mais c'était moins brutal que la guerre qui +doit pourtant lui survivre. + +Est-il logique d'inculquer à un peuple des moeurs pacifiques, en +un siècle où son existence même peut dépendre de son tempérament +guerrier? + +C'est une question que j'abandonne à des têtes plus sages que la +mienne. + +Mais, c'était ainsi que nous pensions au temps de nos grands-pères +et c'est pourquoi on voyait des hommes d'État comme Wyndham, comme +Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arène. + +Ce simple fait, que des personnages considérables se déclaraient +pour elle, suffisait à lui seul pour écarter la canaillerie qui +s'y glissa par la suite. + +Pendant plus de vingt ans, à l'époque de Jackson, de Brain, de +Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maîtres +de l'Arène furent des hommes dont la probité était au-dessus de +tout soupçon et ces vingt-là étaient justement, comme je l'ai dit, +à l'époque où l'Arène pouvait servir un intérêt national. + +Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une +jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et +l'amitié des gens les plus distingués de son temps et comment +Gully conquit un siège dans le premier Parlement réformé. + +C'étaient ces hommes-là qui déterminaient l'idéal. Leur profession +se recommandait d'elle-même par les conditions qu'elle exigeait, +le succès y étant interdit à quiconque était ivrogne ou menait une +vie de débauche. + +Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, +des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je +répète qu'en majorité, ils étaient d'honnêtes gens, portant la +bravoure et l'endurance à un degré incroyable et faisant honneur +au pays qui les avait enfantés. + +Ainsi que vous le verrez, la destinée me permit de les fréquenter +quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause. + +Je puis vous assurer que nous étions fiers de posséder dans notre +village un homme tel que le champion Harrison, et quand des +voyageurs faisaient un séjour à l'auberge, ils ne manquaient pas +d'aller faire un tour à la forge, rien que pour jouir de sa vue. + +Il valait bien la peine d'être regardé, surtout par un soir de +mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros +muscles et sur la fière figure de faucon qu'avait le petit Jim, +pendant qu'ils travaillaient, à tour de bras, un coutre de charrue +tout rutilant et se dessinaient à chaque coup dans un cadre +d'étincelles. + +Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres +lancé à toute volée, pendant que Jim en frappait deux de son +marteau à main. + +La sonorité du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! était un +appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me +disais que tous les deux étant affairés à l'enclume, il y avait +pour moi une place au soufflet. + +Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces années +passées au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un +instant quelle sorte d'homme il avait été jadis. + +Par une matinée d'été le petit Jim et moi étions debout près de la +porte de la forge, quand une voiture privée, avec ses quatre +chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec +un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un +fer a cheval à demi courbé dans ses pinces, pour y jeter un coup +d'oeil. + +Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un +Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-là, conduisait et +une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, étaient +perchés derrière lui. +Peut-être que les vastes dimensions du forgeron attirèrent son +attention, peut-être fut-ce simple hasard, mais comme il passait, +la lanière du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla +et nous l'entendîmes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du +forgeron. + +-- Holà, maître, cria le forgeron en le suivant du regard, votre +place n'est pas sur le siège, tant que vous ne saurez pas mieux +manier un fouet. + +-- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les rênes. + +-- Je vous invite à faire attention, maître, ou bien il y aura un +oeil de moins sur la route où vous conduisez. + +-- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur +en plaçant le fouet dans la gaine et ôtant ses gants de cheval. +Nous allons causer un peu, mon beau gaillard. + +Les gentilshommes sportsmen de ce temps-là étaient d'excellents +boxeurs pour la plupart, car c'était la mode de suivre le cours de +Mendoza tout comme quelques années plus tard, il n'y avait pas un +homme de la ville qui n'eût porté le masque d'escrime avec +Jackson. + +Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais +devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait +bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se +vanter après qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec +lui. + +Celui-là s'élança du siège avec l'empressement d'un homme qui n'a +pas de doutes sur l'issue de la querelle et, après avoir accroché +sa houppelande à collet à la barre de dessus, il retourna +coquettement les manchettes plissées de sa chemise de batiste. +-- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il. + +Les amis, qui étaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, +qui était ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier +ordre de voir leur camarade donner tête baissée dans le piège. + +Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient à +grands cris des phrases, des conseils. + +-- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. +Servez-lui son déjeuner à ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son +tas de cendre. Et dépêchez-vous, sans quoi vous allez voir son +dos. + +Encouragé par ces clameurs, le jeune patricien s'avança vers son +homme. + +Le forgeron ne bougea pas, mais ses lèvres se contractèrent avec +une expression farouche pendant que ses gros sourcils +s'abaissaient sur ses yeux perçants et gris. + +Il avait lâché les tenailles et les bras libres étaient ballants. + +-- Faites attention, mon maître, dit-il. Sans cela vous allez vous +faire poivrer. + +Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans +cette attitude une fermeté calme, qui firent deviner le danger au +jeune Lord. + +Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitôt ses +mains tombèrent, sa figure s'allongea. + +-- Pardieu! s'écria-t-il, c'est Jack Harrison. +-- Lui-même, mon maître. + +-- Ah! je croyais avoir affaire à quelque mangeur de lard du comté +d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour +où vous avez presque tué Baruch le noir, ce qui m'a coûté cent +bonnes livres. + +Quels hurlements poussait-on sur la voiture! + +-- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison +l'assommeur. Lord Frederick était sur le point de s'en prendre à +l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et +voyons ce qui arrivera. + +Mais le conducteur était déjà remonté sur son siège et riait plus +fort que tous ses camarades. + +-- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. +Sont-ce là vos fils? + +-- Celui-ci est mon neveu, maître. + +-- Voici une guinée pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie +privé de son oncle. + +Et ayant mis ainsi les rieurs de son côté par la façon gaie de +prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit à fond +de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, +tandis que Harrison, son fer non achevé à la main, rentrait chez +lui en sifflant. + +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE + + +Tel était donc le champion Harrison. + +Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non +seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce +qu'en avançant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez +que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva +un temps où son nom et sa réputation furent sur les lèvres de tout +le peuple anglais. + +Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son +caractère, tel qu'il était à cette époque, et particulièrement +vous raconter une aventure très singulière qui n'est pas de nature +à s'effacer jamais de notre mémoire à tous deux. + +On était bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, +car il avait l'air d'appartenir à une race, à une famille bien +différentes de la leur. + +Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas- +côtés de l'église le dimanche, tout d'abord l'homme aux épaules +carrées, aux formes trapues, puis la petite femme à la physionomie +et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits +accentués, aux boucles noires, dont le pas était si élastique et +si léger qu'il ne paraissait tenir à la terre que par un lien plus +mince que les villageois à la lourde allure dont il était entouré. + +Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais +pour peu qu'on se connût en hommes (et toutes les femmes au moins +s'y entendent) il était impossible de voir ses épaules parfaites, +ses hanches étroites, sa tête fière posée sur son cou, comme un +aigle sur son perchoir, sans éprouver cette joie tranquille que +nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de +satisfaction de soi que l'on ressent, en leur présence, comme si +l'on avait contribué à leur création. + +Mais nous avons l'habitude d'associer la beauté chez un homme avec +la mollesse. + +Je ne vois aucune raison à cette association d'idées; en tout cas, +la mollesse n'apparut jamais chez Jim. + +De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le +coeur et l'esprit rappelassent davantage la dureté du fer. + +En était-il un seul parmi nous qui fût capable d'aller de son pas +ou de le suivre, soit à la course, soit à la nage? + +Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait osé se +pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre +jusqu'à cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon +battait des ailes à ses oreilles, en de vains efforts, pour +l'écarter de son nid. + +Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'étaient pas encore +ossifiés, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de +Burgess Hill, qui s'était donné le surnom de _Coq des dunes du +sud_. + +Ce fut après cela que le champion Harrison entreprit de lui donner +des leçons régulières de boxe. + +-- J'aimerais autant que vous renonciez à la boxe, petit Jim, dit- +il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez à mordre, +ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir +tête à n'importe qui du pays du sud. + +Et il ne mit pas longtemps à tenir sa promesse. + +J'ai déjà dit que le petit Jim n'aimait guère ses livres, mais par +là j'entendais des livres d'école, car dès qu'il s'agissait de +romans de n'importe quel sujet qui touchait de près ou de loin aux +aventures, à la galanterie, il était impossible de l'en arracher, +avant qu'il eût fini. + +Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, +Friar's Oak et la forge n'étaient plus pour lui qu'un rêve et sa +vie se passait à parcourir l'Océan, à errer sur les vastes +continents, en compagnie des héros du romancier. + +Et il m'entraînait à partager ses enthousiasmes, si bien que je +fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoé_, quand il +décida que le petit bois de Clayton était une île déserte et que +nous y étions jetés pour une semaine. + +Mais lorsque je m'aperçus qu'il s'agissait de coucher en plein +air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir +de moutons des dunes, (de chèvres sauvages, ainsi qu'il les +dénommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait +par le frottement de deux bâtons, le coeur me manqua et je +retournai auprès de ma mère. + +Quant à Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade +semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et +plus sale que son héros, tel qu'on le voit dans les livres à +images. + +Heureusement, il n'avait parlé que de tenir une semaine, car s'il +s'était agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant +que son orgueil lui permît de retourner à la maison. + +L'orgueil! C'était là le fond de la nature de Jim. +À mes yeux, c'était un attribut mixte, moitié vertu, moitié vice. +Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, +un vice, en ce qu'il lui rend le relèvement difficile quand il est +une fois déchu. + +Jim était orgueilleux jusque dans la moelle des os. + +Vous vous rappelez la guinée que le jeune Lord lui avait jetée du +haut de son siège. Deux jours après, quelqu'un la ramassa dans la +boue au bord de la route. + +Jim seul avait vu à quel endroit elle était tombée et il n'avait +même pas daigné la montrer du doigt à un mendiant. + +Il ne s'abaissait pas davantage à donner une explication en +semblable circonstance. Il répondait à toutes les remontrances par +une moue des lèvres et un éclair dans ses yeux noirs. + +Même à l'école, il était tout pareil. Il se montrait si convaincu +de sa dignité, qu'il imposait aux autres sa conviction. + +Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit +était un angle qui avait le caractère droit, ou bien mettre Panama +en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songé à +lever sa canne contre lui qu'à la laisser tomber sur moi si +j'avais dit quelque chose de ce genre. + +C'était ainsi. Bien que Jim ne fût le fils de personne, et que je +fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il +avait montré de la condescendance en me prenant pour ami. + +Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure +à laquelle je ne puis songer sans un frisson. + +La chose arriva en août 1799, ou peut-être bien dans les premiers +jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le +coucou dans le bois de Patcham et que, d'après Jim, c'était sans +doute pour la dernière fois. + +C'était ma demi-journée de congé du samedi et nous la passâmes sur +les dunes, comme nous faisions souvent. + +Notre retraite favorite était au-delà de Wolstonbury, où nous +pouvions nous vautrer sur l'herbe élastique, moelleuse, des +calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en +causant avec les bergers appuyés sur leurs bizarres houlettes à la +forme antique de crochet, datant de l'époque où le Sussex avait +plus de fer que tous les autres comtés de l'Angleterre. + +C'était là que nous étions venus nous allonger dans cette superbe +soirée. + +S'il nous plaisait de nous rouler sur le côté gauche, nous avions +devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en +courbes verdâtres et montrant çà et là une fente blanche comme la +neige, indiquant une carrière de pierre à chaux. + +Si nous nous retournions de l'autre côté, notre vue s'étendait sur +la vaste surface bleue du Canal. + +Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour même. + +En tête, venait la troupe craintive des navires marchands. Les +frégates, pareilles à des chiens bien dressés, gardaient les +flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, +roulaient à l'arrière. + +Mon imagination planait sur les eaux, à la recherche de mon père, +quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a +l'aile brisée. + +-- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est +hantée! + +Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il +dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eût pas entendu +parler du promeneur de la Falaise royale? + +-- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy? + +-- Mais certainement, dis-je, non sans fierté. Je dois bien la +savoir puisque le père de ma mère, sir Charles Tregellis, était +l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait à cette partie de +cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le curé et ma mère en +causer la semaine dernière et tous les détails me sont présents à +l'esprit comme si j'avais été là quand le meurtre fut commis. + +-- C'est une histoire étrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais +quand j'ai interrogé ma tante à ce sujet, elle n'a pas voulu me +répondre. Quant à mon oncle, il m'a coupé la parole dès les +premiers mots. + +-- Il y a une bonne raison à cela. À ce que j'ai appris, Lord Avon +était le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il +ne tienne pas à parler de son malheur. + +-- Racontez-moi l'histoire, Roddy. + +-- C'est bien vieux à présent. L'histoire date de quatorze ans et +pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces +gens-là qui étaient venus de Londres passer quelques jours dans la +vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, était son jeune frère, +le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian +Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, était le troisième et Lord +Avon le quatrième. Ils aiment à jouer de l'argent aux cartes, ces +grands personnages, et ils jouèrent, jouèrent pendant deux jours +et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle +perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait à +gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s’en tint pas là, il +gagna à son frère aîné des papiers qui avaient une grande +importance pour celui-ci. Ils cessèrent de jouer à une heure très +avancée de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le +capitaine Barrington mort, la gorge coupée, à côté de son lit. + +-- Et ce fut Lord Avon qui fit cela? + +-- On trouva dans le foyer les débris de ses papiers brûlés. Sa +manchette était restée prise dans la main serrée convulsivement du +mort et son couteau près du cadavre. + +-- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas? + +-- On mit trop de lenteur à s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au +jour où il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la +fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagné +l'Amérique. + +-- Et le fantôme se promène. + +-- Il y a bien des gens qui l'ont vu. + +-- Pourquoi la maison est-elle restée inhabitée? + +-- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas +d'enfants et Sir Lothian Hume, le même qui était son partenaire au +jeu, est son neveu et son héritier. Mais il ne peut toucher à +rien, tant qu'il n'aura pas prouvé que Lord Avon est mort. +Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe +entre ses doigts. + +-- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous +irons voir le fantôme. + +Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser. + +-- Ma mère ne voudra pas me laisser aller. + +-- Esquivez-vous quand elle sera couchée. Je vous attendrai à la +forge. + +-- La Falaise royale est fermée. + +-- Je n'aurai pas de peine à ouvrir une des fenêtres. + +-- J'ai peur, Jim. + +-- Vous n'aurez pas peur si vous êtes avec moi, Roddy. Je vous +réponds qu'aucun fantôme ne vous fera de mal. + +Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout +le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir à +un jeune garçon dans tout le Sussex. + +C'était bien là une idée du petit Jim. + +C'était son orgueil qui l'entraînait à cette expédition. + +Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre +garçon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce +genre. +Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutôt +l'idée de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de +Ditchling que dans la maison hantée de la Falaise royale. +Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul. + +Aussi, comme je viens de le dire, je rôdai autour de la maison, la +figure si pâle, si défaite que ma mère me crut malade d'une +indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper +qu'une infusion de thé a la camomille. + +Toute l'Angleterre était allée se coucher, car bien peu de gens +pouvaient se payer le luxe de brûler une chandelle. + +Lorsque l'horloge eut sonné dix heures et que je regardai par ma +fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté à l'auberge. + +La fenêtre n'était qu'à quelques pieds du sol. Je me glissai donc +au dehors. + +Jim était au coin de la forge où il m'attendait. + +Nous traversâmes ensemble le pré de John, nous dépassâmes la ferme +de Ridden et nous ne rencontrâmes en route qu'un ou deux officiers +à cheval. + +Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se +montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte +que notre route était tantôt éclairée d'une lumière argentée et +tantôt enveloppée d'une telle obscurité que nous nous perdions +parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient. + +Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie, flanquée de deux +gros piliers, qui donnait sur la route. + +Jetant un regard à travers les barreaux, nous vîmes la longue +avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la +maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clair de la +lune. + +Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers à ce coup d'oeil, +ainsi qu'à la plainte du vent de nuit qui soupirait et gémissait +dans les branches. + +Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit. + +Nous avançâmes en faisant craquer le gravier sous nos pas. + +Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses +petites fenêtres qui scintillaient au clair de la lune et son +filet d'eau qui l'entourait de trois côtés. + +La porte en voûte se trouvait bien en face de nous et sur un des +côtés un volet pendait à un des gonds. + +-- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenêtres +qui est ouverte. + +-- Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés assez loin, Jim? fis- +je en claquant des dents. + +-- Je vous ferai la courte échelle pour entrer. + +-- Non, non, je ne veux pas entrer le premier. + +-- Alors ce sera moi. + +Il saisit fortement le rebord de la fenêtre et bientôt y posa le +genou. + +-- À présent, Roddy, tendez-moi les mains. + +Et d'une traction, il me hissa près de lui. + +Bientôt après, nous étions dans la maison hantée. + +Quel son creux se fit entendre au moment où nous sautâmes sur les +planches du parquet. + +Il y eut un bruit soudain, suivi d'un écho si prolongé que nous +restâmes un instant silencieux. + +Puis Jim éclata de rire: + +-- Quel vieux tambour que cet endroit, s'écria-t-il. Allumons une +lumière, Roddy, et regardons où nous sommes. + +Il avait apporté dans sa poche une chandelle et un briquet. + +Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nos têtes une voûte en +arc. + +Tout autour de nous, de grandes étagères en bois supportaient des +plats couverts de poussière. + +C'était l'office. + +-- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai. + +Puis poussant la porte, il me précéda dans le vestibule. +Je me rappelle les hautes murailles lambrissées de chêne, garnies +de têtes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique +buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de +pièces s'ouvraient sur ce vestibule. + +Nous allâmes de l'une à l'autre. + +Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle à manger, +toutes étaient pleines de cette atmosphère étouffante de poussière +et de moisissure. + +-- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle où ils +ont joué aux cartes, sur cette même table. + +-- Mais oui, et voici les cartes, s'écria-t-il en rejetant de côté +une pièce d'étoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de +la table. + +Et en effet, il y avait une pile de cartes à jouer. Au moins une +quarantaine de paquets à ce que je crois, qui étaient restés là +depuis la partie qui avait eu un dénouement tragique, avant que je +fusse né. + +-- Je me demande où va cet escalier, dit Jim. + +-- N'y montez pas, Jim, m'écriai-je en le saisissant par le bras. +Il doit conduire à la chambre du meurtre. + +-- Comment le savez-vous? + +-- Le curé disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez +le voir même à présent. + +Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du +plafond une grande tache de couleur foncée. + +-- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y +aller voir. + +-- Ne le faites pas, Jim, m'écriai-je. + +-- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. +Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine +d'aller à la chasse au fantôme... à moins que... Grands Dieux! Il +y a quelqu'un qui descend l'escalier. + +Je l'entendais, moi aussi, ce pas traînant qui partait de la +chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les +marches, puis un autre pas, un autre craquement. + +Je vis la figure de Jim. On eût dit qu'elle était sculptée dans +l'ivoire. Il avait les lèvres entr'ouvertes, les yeux fixes et +dirigés sur le rectangle noir que formait l'entrée de l'escalier. + +Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agités de +secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond. + +Quant à moi, mes genoux se dérobèrent et je me trouvai accroupi +derrière Jim. Un cri s'était glacé dans ma gorge. + +Et le pas continuait à se faire entendre de marche en marche. + +Alors, osant à peine regarder de ce côté et pourtant ne pouvant en +détourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement +dans le coin où s'ouvrait l'escalier. + +Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les +battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de +nouveau, le fantôme avait disparu et la lente succession des +cracs, crac, recommença sur les marches de l'escalier. + +Jim s'élança après lui et me laissa seul à demi évanoui, sous le +clair de lune. + +Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute après, il revenait, +passait sa main sous mon bras et tantôt me portant, tantôt me +traînant, il me fit sortir de la maison. + +Ce fut seulement lorsque nous fûmes en plein air dans la fraîcheur +de la nuit qu'il ouvrit la bouche. + +-- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy? + +-- Oui, mais je suis tout tremblant. + +-- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous +demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entraînant +dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de +cette sorte... mais à présent je suis convaincu. + +-- Est-ce que cela pouvait être un homme, Jim? demandai-je +reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des +chiens dans les fermes. + +-- C'était un esprit, Roddy. + +-- Comment le savez-vous? + +-- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaître dans la +muraille aussi aisément qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy, +qu'avez-vous donc encore? + +Toutes mes terreurs m'étaient revenues; tous mes nerfs vibraient +d'épouvante. + +-- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je. + +J'avais les yeux dirigés fixement vers l'avenue. + +Le regard de Jim suivit leur direction. + +Sous l'ombre épaisse des chênes, quelqu'un s'avançait de notre +côté. + +-- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, +advienne que pourra, je vais le prendre au corps. + +Nous nous accroupîmes et restâmes aussi immobiles que les arbres +voisins. + +Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande +silhouette se dressa devant nous dans l'obscurité. + +Jim s'élança sur elle, comme un tigre. + +-- Vous, en tout cas, vous n’êtes pas un esprit, cria-t-il. + +L'individu jeta un cri de surprise, bientôt suivi d'un grondement +de rage. + +-- Qui diable?... hurla-t-il. +Puis il ajouta: + +-- Je vous tords le cou si vous ne me lâchez pas. + +La menace n'aurait peut-être pas décidé Jim à desserrer son +étreinte, mais le son de la voix produisit cet effet. + +-- Eh quoi! vous, mon oncle? s'écria-t-il. + +-- Eh! mais, je veux être béni, si ce n'est pas le petit Jim! Et +celui-là, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, +aussi vrai que je suis un pêcheur en vie. Que diable faites-vous +tous deux à la Falaise royale à cette heure de la nuit? + +Nous avions gagné ensemble le clair de la lune. + +C'était bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le +bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur +n'était resté encore convulsé par la crainte. + +-- Nous faisions des explorations, dit Jim. + +-- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guère +capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car +je n'ai jamais vu des figures aussi semblables à des navets pelés. +Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur? + +-- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les +esprits sont une chose nouvelle pour moi et... + +-- Les esprits? + +-- Je suis entré dans la Falaise royale et nous avons vu le +fantôme. + +Le champion se mit à siffler. + +-- Ah! voilà de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que +vous lui avez parlé? + +-- Il a disparu avant que je le prisse. + +Le champion se remit à siffler. + +-- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, là- +haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille +de ne pas vous mêler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce +monde-ci, petit Jim, sans se détourner de sa route pour se créer +des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr +Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figure toute blanche, +elle ne le laisserait plus revenir à la forge. Marchez tout +doucement... Je vous reconduirai à Friar's Oak. + +Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous +rejoignit et je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il n'avait plus +son paquet sous le bras. Nous étions tout près de la forge, quand +Jim lui fit la question qui s'était déjà présentée à mon esprit. + +-- Qu'est-ce qui vous a amené à la Falaise royale, mon oncle? + +-- Eh! quand on avance en âge, dit le champion, il se présente +bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idée. Quand vous +serez arrivés, vous aussi, à la quarantaine, vous reconnaîtrez +peut-être la vérité de ce que je vous dis. + +Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui, mais malgré ma +jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait +sur la côte, des ballots qu'on transportait la nuit dans des +endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quand +j'entendais parler d'une capture faite par les garde-côtes, je +n'étais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la +porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion. + + +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS + + +Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous +y menions. + +Maintenant que ma mémoire me reporte à mon séjour d'autrefois, +elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de +l'écheveau du passé, en entraîne une demi-douzaine d'autres, avec +lesquels il s'était emmêlé. + +J'hésitais entre deux partis quand j'ai commencé, en me demandant +si j'avais en moi assez d'étoffe pour écrire un livre, et +maintenant voilà que je crois pouvoir en faire un, rien que sur +Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance. + +Certains d'entre eux étaient rudes et balourds, je n'en doute pas: +et pourtant, vus à travers le brouillard du temps, ils +apparaissent tendres et aimables. + +C'était notre bon curé Mr Jefferson qui aimait l'univers entier à +l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et +c'était l'excellent Mr Slack qui était un père pour tout le monde, +à l'exception de Mr Jefferson, le curé de Friar's Oak. + +C'était Mr Rudin, le réfugié royaliste français qui demeurait plus +haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle +d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous +avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions +battu les Français, de sorte qu'après la bataille du Nil, il passa +tout un jour dehors, pour donner libre cours à son plaisir, et +tout un autre jour dedans, pour exhaler tout à son aise sa furie, +tantôt battant des mains, tantôt trépignant. + +Je me rappelle très bien sa personne grêle et droite, la façon +délibérée dont il faisait tournoyer sa petite canne. + +Ni le froid ni la faim n'étaient de force à l'abattre, et pourtant +nous savions qu'il avait lié connaissance avec l'une et l'autre. +Mais il était si fier, si grandiloquent dans ses discours, que +personne n'eut osé lui offrir ni un repas, ni un manteau. + +Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur +chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait +présent de quelques côtes de boeuf. + +Il ne pouvait faire autrement que d'accepter. + +Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'épaule un +coup d'oeil au boucher, il disait: + +-- Monsieur, j'ai un chien. + +Ce qui n'empêchait pas que pendant la semaine suivante, c'était Mr +Rudin et non son chien qui paraissait s'être arrondi. + +Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier. + +N'était-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en +ce temps-là, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres +de _Foxiste_ et presque tout le monde de traître. + +Assurément, je trouvais à ce moment-là fort condamnable de prendre +un air bougon, à chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand +on le brûla en effigie sous la forme d'un mannequin de paille +devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fûmes de la +fête. + +Mais nous dûmes reconnaître qu'il fit bonne figure quand il marcha +à nous en habit brun, en souliers à boucles, la colère empourprant +son austère figure de maître d'école. + +Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fûmes empressés à +nous esquiver sans bruit! + +-- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils +qui avez prêché la paix pendant près de deux mille ans et avez +passé tout ce temps à massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on +dépense à faire périr des Français était employé à sauver des +existences anglaises, vous auriez alors le droit de brûler des +chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pour venir ici insulter +un homme qui observe la loi? + +-- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, +fils du squire tory. + +-- Vous, fainéant, qui n'êtes bon qu'à jouer aux courses, à faire +battre des coqs? Avez-vous la prétention de parler au nom du +peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant, +silencieux, vous n'en êtes que l'écume, la pauvre et sotte mousse +qui flotte à sa surface. + +Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais en reportant nos +regards en arrière, je me demande si nous n'avions pas nous-mêmes +grand tort. + +Et puis c'étaient les contrebandiers. + +Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce +régulier était devenu impossible entre la France et l'Angleterre, +tout le négoce était contrebande. + +Une nuit, j'allai sur le pré de Saint-John et, m'étant caché dans +l'herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moins soixante-dix +mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils défilaient +devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau. + +Pas un de ces animaux qui ne portât ses deux quartauts +d'authentique cognac français, ou son ballot de soie de Lyon ou de +dentelle de Valenciennes. + +Je connaissais leur chef, Dan Scales. + +Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monté, et je me +rappelle leur rencontre de nuit. + +-- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. + +-- Oui, Tom. Il va falloir se battre. + +Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla la cervelle de Dan. + +-- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je +savais Dan trop fort pour moi, car nous nous étions déjà mesurés +avant. + +Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pour composer l'épitaphe +en vers qu'on plaça sur la pierre tombale, épitaphe que nous +trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et qui commençait ainsi: + +_Hélas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_ +_Qui traversa la tête du jeune homme._ +_Il tomba aussitôt, il rendit l'âme._ +_Et la mort ferma ses yeux languissants!_ +Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut +encore les lire dans le cimetière de Patcham. + +Un jour, un peu après l'époque de notre aventure à la Falaise +royale, j'étais assis dans le cottage, occupé à examiner les +curiosités que mon père avait fixées aux murs, et je souhaitais en +paresseux que j'étais que Mr Lilly fût mort avant d'écrire sa +grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à la fenêtre, +son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise. + +-- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun! + +Il était si rare d'entendre ma mère exprimer une opinion +défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fût sur +Bonaparte) qu'en un bond je traversai la pièce et fus à la +fenêtre. + +Une chaise, attelée d'un poney, descendait lentement la rue du +village et, dans la chaise, était assise la personne la plus +singulièrement faite que j'eusse jamais vue. + +Elle était de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si +foncé que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de +pourpre. + +Elle était coiffée d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui +se balançait. + +De dessous les bords, deux yeux noirs effrontés regardaient au +dehors avec une expression de colère et de défi, comme pour dire +aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se +souciaient d'elle. + +Son costume consistait en une sorte de pelisse écarlate, garnie au +cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les rênes, pendant +que le poney errait d'un bord à l'autre de la route au gré de son +caprice. + +À chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du +grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantôt la coiffe et +tantôt le bord. + +-- Quel terrible spectacle! s'écria ma mère. + +-- Qu'est-ce qui vous choque chez elle? + +-- Que le ciel me pardonne si je la juge témérairement, Rodney, +mais je crois que cette femme est ivre. + +-- Tiens! fis-je. Elle a arrêté sa chaise là-haut, à la forge. Je +vais vous chercher des nouvelles. + +Et saisissant ma casquette, je m'esquivai. + +Le champion Harrison venait de ferrer un cheval à la porte de la +forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de +l’animal sous le bras, sa râpe à la main, et agenouillé parmi les +rognures blanches. + +De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un +air d'étonnement comique. + +Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, se tint debout près de la +roue et hocha la tête en lui parlant. + +De mon côté, je me faufilai dans la forge où le petit Jim achevait +le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et +l'habileté qu'il mettait à tourner les crampons. + +Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en +train de causer avec son oncle. + +-- Est-ce lui? demanda-t-elle de façon que je l'entendis. + +Le champion Harrison affirma d'un signe de tête. + +Elle regarda Jim. + +Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, +aussi noirs, aussi remarquables. + +Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en dépit de sa +face bouffie de sang, cette femme-là avait été jadis très belle. + +Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si +elle avait joué de la harpe, et elle toucha Jim à l'épaule. + +-- J'espère... j'espère que vous allez bien... balbutia-t-elle. + +-- Très bien, madame, dit Jim en promenant ses regards étonnés +d'elle à son oncle. + +-- Et vous êtes heureux aussi? + +-- Oui, madame, je vous remercie. + +-- Et vous n'aspirez à rien de plus? + +-- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut. + +-- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix sévère. Soufflez la +forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. +Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose à dire, +car elle marqua quelque dépit de ce qu'on le renvoyait. + +Ses yeux étincelèrent, sa tête s'agita, pendant que le forgeron, +tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour +l'apaiser. + +Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voix et elle parut enfin +satisfaite. + +-- À demain alors, cria-t-elle tout haut. + +-- À demain, répondit-il. + +-- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle +en cinglant le dos du poney. + +Le forgeron resta immobile, la râpe à la main, en la suivant des +yeux jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la +route blanche. + +Alors, il fît demi-tour. + +Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave. + +-- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux +Érables, au-delà du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un +caprice pour vous, Jim, et peut-être pourra-t-elle vous être +utile. Je lui ai promis que vous irez par-là et que vous la verrez +demain. + +-- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas à +lui rendre visite. + +-- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne +pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mène +une existence bien solitaire. + +-- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte? + +-- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y +tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le +jeune maître Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne +dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir améliorer son +sort, en agissant ainsi. + +-- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, +dit Jim. + +-- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maître Rodney? + +Je finis par donner mon consentement et je revins à la maison +rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, qui était enchantée de +toute occasion de commérages. + +Elle hocha la tête, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne +dit pas non et la chose fut entendue. + +C'était une course de quatre bons milles, mais quand vous étiez +arrivés, il vous était impossible de souhaiter une plus jolie +maisonnette. + +Partout du chèvrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en +bois et des fenêtres à grillages. + +Une femme à l'air commun nous ouvrit la porte: + +-- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. +-- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. + +-- Je n'y peux rien, s'écria la femme d'un ton rude, je vous +répète qu'elle ne peut vous voir. + +Nous restâmes indécis un instant. + +-- Peut-être pourriez-vous l'informer que je suis là, dit enfin +Jim. + +-- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, à elle qui +n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré à ses +oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez. + +Tout en parlant, elle ouvrit une porte. + +À l'autre bout de la pièce gisait, écroulée sur un fauteuil, une +informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs épars dans +tous les sens. + +Pour moi, j'étais si jeune que je ne savais si cela était plaisant +ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il +prenait la chose, il avait la figure toute pâle, l'air écoeuré. + +-- Vous n'en parlerez à personne, Roddy, dit-il. + +-- Non, excepté à ma mère. + +-- Je n'en dirai pas un mot, même à mon oncle. Je prétendrai +qu'elle était malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous +l'ayons vue dans cet état de dégradation, sans en faire un objet +de propos dans le village. Cela me pèse lourdement sur le coeur. + +-- Elle était comme cela hier, Jim. +-- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarqué. Mais je sais qu'elle a +de la bonté dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela +pendant qu'elle me regardait. Peut-être est-ce le manque d'amis +qui l'a réduite à cet état! + +Son entrain en fut éteint pendant plusieurs jours et alors que +l'impression faite en moi s'était dissipée, ses manières la firent +renaître. + +Mais ce ne devait pas être la dernière fois que la dame à la +pelisse rouge reviendrait à notre souvenir. + +Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je +consentirais à retourner chez elle avec lui. + +-- Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec +moi et je serai plus à mon aise, si vous m'accompagnez, Rod. + +Pour moi, toute occasion de sortir était bienvenue, mais à mesure +que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que +Jim se mettait l'esprit en peine à se demander si quelque chose +n'irait pas encore de travers. + +Toutefois, les craintes s'apaisèrent bientôt, car nous avions à +peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le +seuil du cottage et accourut à notre rencontre par l'allée. + +Elle faisait une figure si étrange, avec sa face enflammée et +souriante, enveloppée d'une sorte de mouchoir rouge, que si +j'avais été seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes à mon +cou. + +Jim, lui-même, s'arrêta un instant, comme s'il n'était pas très +sûr de lui, mais elle nous mis bientôt à l'aise par la cordialité +de ses façons. + +-- Vous êtes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme +solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le +dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vous avez +été, vous-mêmes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la +pensée de votre venue m'avait excitée et la moindre émotion me +jette dans une fièvre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez +voir vous-mêmes ce qu'ils font de moi. + +Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitées de secousses. + +Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas +dans l'allée. + +-- Il faut que vous vous fassiez connaître de moi et que je vous +connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de très vieux amis +pour moi, et bien que vous l'ayez oublié, je vous ai tenu dans mes +bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, +ajouta t-elle en s'adressant à moi, comment appelez-vous votre +ami? + +-- Le petit Jim, madame. + +-- Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, je vous appellerai +aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos +privilèges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et +nous prendrons ensemble une tasse de thé. + +Elle nous précéda dans une chambre fort coquette, la même où nous +l'avions aperçue lors de notre première visite. + +Au milieu de la pièce était une table couverte d'une nappe +blanche, de brillants cristaux, de porcelaines éblouissantes. + +Des pommes aux joues rouges étaient empilées sur un plat qui +occupait le centre. + +Une grande assiette, chargée de petits pains fumants, fut aussitôt +apportée par la domestique à la figure revêche. Je vous laisse à +penser si nous fîmes honneur à toutes ces excellentes choses. + +Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos +tasses et de remplir nos assiettes. + +Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut +dans une armoire qui se trouvait au bout de la pièce et chaque +fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un +léger tintement de verre contre verre. + +-- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table +eut été desservie, qu'est-ce que vous avez à regarder, comme cela, +tout autour de vous? + +-- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs. + +-- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie? + +-- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu +en face de moi. + +Il représentait une jeune fille grande et mince, aux joues très +rosées, aux yeux très tendres, à la toilette si coquette que je +n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains +un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches +du parquet où elle était debout. + +-- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez- +vous, nous allons lire ce qui est écrit au bas. + +Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: «Miss Hinton, dans son +rôle de Peggy dans la _Mariée de Campagne_, joué à son bénéfice au +théâtre de Haymarket le 14 septembre 1782.» + +-- C'est une actrice? dis-je. + +-- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit- +elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a +pas longtemps -- c'était tout juste l'autre jour -- le duc de +Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, +a épousé mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. +Et cette personne-ci, qui est-elle, à votre avis? + +Elle se plaça au-dessous du portrait, les bras croisés sur sa +vaste poitrine, nous regardant tour à tour de ses gros yeux noirs. + +-- Eh bien! où avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'était moi qui +étais miss Polly Hinton du théâtre de Haymarket et peut-être +n'avez-vous jamais entendu ce nom? + +Nous fûmes obligés d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions. + +Et ce seul mot d'actrice avait excité en nous une sensation de +vague horreur, bien naturelle chez des garçons élevés à la +campagne. + +Pour nous, les acteurs formaient une classe à part, qu'il fallait +désigner par allusions sans la nommer, et la colère du Tout- +Puissant était suspendue sur leur tête comme un nuage chargé de +foudre. + +Et en vérité ce jugement semblait avoir reçu son exécution devant +nous, quand nous considérions cette femme et ce qu'elle avait été. + +-- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a été blessée, +vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur +votre figure ce qu'on vous aura appris à penser de moi. Tel est +donc le résultat de l'éducation que vous avez reçue, Jim: mal +penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous +fussiez au théâtre ce soir-là, avec le prince Florizel et quatre +ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de +Londres se levant dans le parterre à mon entrée en scène. Si Lord +Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas +venue à bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York +Street à Westminster. Et voilà que deux petits paysans s'apprêtent +à méjuger! + +L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait +pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni même à laisser +entendre qu'il fût si en retard que cela sur les grands +personnages de Londres. + +-- Je n'ai jamais mis les pieds dans un théâtre, dit-il, et je ne +sais rien sur ces gens-là. + +-- Ni moi non plus. + +-- Hé! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas +ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes +garçons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en +reine des Péruviens, exhortant ses compatriotes à se soulever +contre les Espagnols, leurs oppresseurs. +Et à l'instant même, cette femme grossièrement tournée et +boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, la plus +hautaine que vous ayez jamais pu rêver. + +Elle s'adressa à nous dans un langage si ardent, avec des yeux si +pleins d'éclairs, des gestes si impérieux de sa main blanche +qu'elle nous tint fascinés, immobiles sur nos chaises. + +Sa voix, au début, était tendre, douce et persuasive, mais elle +prit de l'ampleur, du volume, à mesure qu'elle parlait +d'injustice, d'indépendance, de la joie qu'il y avait à mourir +pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs +frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir du cottage et à +donner tout de suite ma vie pour mon pays. + +Alors, un changement se produisit en elle. + +C'était maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils +unique et se lamentait sur cette perte. + +Sa voix était pleine de larmes. Son langage était si simple, si +vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit +gisant devant nous sur le tapis et que nous étions sur le point de +joindre nos paroles de pitié et de souffrances aux siennes. + +Et alors, avant même que nos joues fussent sèches, elle redevint +ce qu'elle avait été. + +-- Eh bien! s'écria-t-elle, que dites-vous de cela? Voilà comment +j'étais au temps où Sally Siddons verdissait de jalousie au seul +nom de Polly Hinton. C'est dans une belle pièce, dans _Pizarro_. + +-- Et qui l'a écrite? + +-- Qui l'a écrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait +été écrite par celui-ci ou celui-là? Mais il y a là quelques +tirades pour celui qui connaît la façon de les débiter. + +-- Et vous ne jouez plus, madame? + +-- Non, Jim, j'ai quitté les planches, quand... quand j'en ai eu +assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il +n'y a pas d'odeur comparable à celle des lampes à huile de la +rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtes triste, Jim. + +-- C'est que je pensais à cette pauvre femme et à son enfant. + +-- Tut! N'y songez plus. J'aurai tôt fait de l'effacer de votre +esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de +saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mère parle et que c'est +cette effrontée petite dinde qui lui riposte. + +Et elle se mit à jouer une pièce à deux personnages, alternant si +exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous +figurions avoir réellement deux êtres distincts devant nous, la +mère, vieille dame austère, qui tenait la main en cornet +acoustique et sa fille évaporée toujours en l'air. + +Sa vaste personne se remuait avec une agilité surprenante. + +Elle agitait la tête et faisait la moue en lançant ses répliques à +la vieille personne courbée qui les recevait. + +Jim et moi, nous ne pensions guère à nos pleurs et nous nous +tenions les côtes de rire, avant qu'elle eût fini. + +-- Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos éclats de +rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar's Oak avec des +mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pas revenir. + +Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un +verre qu'elle posa sur la table. + +-- Vous êtes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais +cela me dessèche la bouche de parler... + +Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de +sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant: + +-- N'y touchez pas. + +Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs +prenant une expression plus douce sous le regard de Jim: + +-- Est-ce que je n'en goûterai pas un peu? + +-- Je vous prie, n'y touchez pas. + +D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et +la leva de telle sorte qu'il me vint l'idée qu'elle allait la +vider d'un trait. Mais elle la lança au dehors par la fenêtre +ouverte et nous entendîmes le bruit que fit la bouteille en se +cassant sur l'allée. + +-- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voilà longtemps que +personne ne s'inquiète si je bois ou non. + +-- Vous êtes trop bonne, trop généreuse pour boire, dit-il. + +-- Très bien! s'écria-t-elle, je suis enchantée que vous ayez +cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, +que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une +promesse, si vous m'en faites une de votre côté. + +-- De quoi s'agit-il, Miss? + +-- Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim, si vous me +promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il +fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il +neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment +il y a des moments où je me trouve bien seule. + +La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma très fidèlement, +car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon à +la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, il se rappelait que +c'était le jour réservé et se mettait en route pour Anstey-Cross. + +Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement +difficile à tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si +la chose avait marché de travers. + +Mais au bout d'un certain temps, la victoire était gagnée. L'on +finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez +longtemps, et dans l'année qui précéda le retour de mon père, Miss +Hinton était devenue une toute autre femme. + +Ce n'étaient pas seulement ses habitudes qui étaient changées, +elle avait changé elle-même, elle n'était plus la personne que +j'ai décrite. + +Au bout de douze mois, c'était une dame d'aussi belle apparence +qu'on pût en voir dans le pays. + +Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de +sa vie, mais j'étais le seul à qui il en parlât. + +Il éprouvait à son égard cette affection que l'on ressent envers +les gens à qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de +son côté, car, en l'entretenant, en lui décrivant ce qu'elle avait +vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le +prépara à l'existence plus large qui l'attendait. + +Telles étaient leurs relations à l'époque où la paix fut conclue +et où mon père revint de la mer. + + +IV -- LA PAIX D’AMIENS + + +Bien des femmes se mirent à genoux, bien des âmes de femme +s'exhalèrent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, à +la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la +conclusion des préliminaires de la paix. + +Toute l'Angleterre témoigna sa joie le jour par des pavoisements, +la nuit par des illuminations. + +Même dans notre hameau de Friar's Oak, nous déployâmes avec +enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle à chacune de +nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d'un Grand G.R. +(_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de +l'auberge. + +On était las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu +affaire à l'Espagne, à la France, à la Hollande, tour à tour ou +réunis. + +Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-là, c'était que +notre petite armée n'était pas de taille à lutter sur terre avec +les Français, mais que notre forte marine était plus que +suffisante pour les vaincre sur mer. + +Nous avions acquis un peu de considération, dont nous avions grand +besoin après la guerre avec l'Amérique, et, en outre, quelques +colonies qui furent les bienvenues pour le même motif, mais notre +dette avait continué à s'enfler, nos consolidés à baisser et Pitt +lui-même ne savait où donner de la tête. + +Toutefois, si nous avions su que la paix était impossible entre +Napoléon et nous, que celle-ci n'était qu'un entracte entre le +premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensément +en allant jusqu'au bout sans interruption. + +Quoi qu'il en soit, les Français virent rentrer vingt mille bons +marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnèrent une +belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de +débarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons. + +Mon père, tel que je me le rappelle, était un petit homme plein +d'endurance et de vigueur, pas très large, mais quand même bien +solide et bien charpenté. + +Il avait la figure si hâlée qu'elle avait une teinte tirant sur le +rouge des pots de fleurs, et en dépit de son âge (car il ne +dépassait pas quarante ans, à l'époque dont je parle) elle était +toute sillonnée de rides, plus profondes pour peu qu'il fût ému, +de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, +puis un air vieillot. + +Il y avait surtout autour de ses yeux un réseau de rides fines, +toutes naturelles chez un homme qui avait passé sa vie à les tenir +demi-clos, pour résister à la fureur du vent et du mauvais temps. + +Ces yeux-là étaient peut-être ce qu'il y avait de plus remarquable +dans sa physionomie. Ils avaient une très belle couleur bleu clair +qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de +rouille. + +La nature avait du lui donner un teint très blanc, car quand il +rejetait en arrière sa casquette, le haut de son front était aussi +blanc que le mien, et sa chevelure coupée très ras avait la +couleur du tan. + +Ainsi qu'il le disait avec fierté, il avait servi sur le dernier +de nos vaisseaux qui fut chassé de la Méditerranée en 1797 et sur +le premier qui y fut rentré en 1798. + +Il était sous les ordres de Miller, comme troisième lieutenant du +_Thésée_, lorsque notre flotte, pareille à une meute d’ardents +_foxhounds_ lancés sous bois, volait de la Sicile à la Syrie, puis +de là revenait à Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste +perdue. + +Il avait servi avec ce même brave marin sur le Nil, où les hommes +qu'il commandait ne cessèrent d'écouvillonner, de charger et +d'allumer jusqu'à ce que le dernier pavillon tricolore fût tombé. +Alors ils levèrent l'ancre maîtresse et tombèrent endormis, les +uns sur les autres, sous les barres du cabestan. + +Puis, devenu second lieutenant, il passa à bord d'un de ces +farouches trois-ponts à la coque noircie par la poudre, aux oeils- +de-pont barbouillés d'écarlate, mais dont les câbles de réserve, +passés par-dessous la quille et réunis par-dessus les bastingages, +servaient à maintenir les membrures et qui étaient employés à +porter les nouvelles dans la baie de Naples. + +De là, pour récompenser ses services, on le fit passer comme +premier lieutenant sur la frégate l’_Aurore_ qui était chargée de +couper les vivres à la ville de Gênes et il y resta jusqu'à la +paix qui ne fut conclue que longtemps après. + +Comme j'ai bien gardé le souvenir de son retour à la maison! + +Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois +plus distinctement que les incidents de la semaine dernière, car +la mémoire du vieillard est comme des lunettes, où l'on voit +nettement les objets éloignés et confusément ceux qui sont tout +près. + +Ma mère avait été prise de tremblements dès qu'arriva à nos +oreilles le bruit des préliminaires, car elle savait qu'il pouvait +venir aussi vite que sa lettre. + +Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses +continuelles exhortations à me tenir bien propre, bien mis. Et au +moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, +et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire. + +Elle avait brodé un «Soyez le bienvenu» en lettres blanches sur +fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait à le +suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la +porte du cottage. + +Il n'était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail +était achevé. Tous les matins, elle allait voir s'il était monté +et prêt à être accroché. + +Mais il s'écoula un délai pénible avant la ratification de la paix +et ce ne fut qu'en avril de l'année suivante qu'arriva le grand +jour. + +Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de +printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et +avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière +notre cottage. + +Le soleil s'était montré dans l'après-midi. + +J'étais descendu avec ma ligne à pêche, car j'avais promis à Jim +de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup, +j'aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux +fumants. + +La portière était ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mère +et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux +bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans +l'intérieur. + +Alors je courus à la recherche de la devise. Je l'épinglai sur les +massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini, +je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la +même position. + +-- Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à +terre. Roddy, mon chéri, voici votre père. + +Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient. + +-- Ah! Roddy, mon garçon, vous n'étiez qu'un enfant quand nous +échangeâmes le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous +aurons à vous traiter tout différemment désormais. Je suis très +content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garçon, et +quant à vous, ma chérie... + +Et les bras vêtus de bleu sortirent une seconde fois pendant que +le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte. + +-- Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mère en rougissant. +Descendez donc et entrez avec nous. + +Alors et soudain, nous fîmes tous deux la remarque que pendant +tout ce temps-là, il n'avait remué que les bras et que l'une de +ses jambes était restée posée sur le siège en face la chaise. + +-- Oh! Anson! Anson! s'écria-t-elle. + +-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le +soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a cassé dans la +baie, mais le chirurgien l'a repêché, mis entre des éclisses, il +est resté tout de même un peu de travers. Ah! quel coeur tendre +elle a! Dieu me bénisse, elle est passée du rouge à la pâleur! +Vous pouvez bien voir par vous-même que ce n'est rien. + +Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et +s'aidant d'une canne, il parcourut l'allée, passa sous la devise +qui ornait les lauriers et de là franchit le seuil de sa demeure +pour la première fois depuis cinq ans. + +Lorsque le postillon et moi nous eûmes transporté à l'intérieur le +coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le +retrouvai assis dans son fauteuil près de la fenêtre, vêtu de son +vieil habit bleu, déteint par les intempéries. + +Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait +la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma +taille et m'attira près de son siège. + +-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me +refaire jusqu'à ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de +moi, dit-il. + +Il y avait une caronade qui roulait à la dérive sur le pont alors +qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant +qu'on eût pu l'amarrer, elle m'avait serré contre le mât. + +-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, +voilà toutes mes vieilles curiosités, les mêmes qu'autrefois, la +corne de narval de l'océan Arctique, et le poisson-soufflet des +Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ça ira_ +poursuivi par Lord Hotham. Et vous voilà aussi, Mary et vous +Roddy, et bonne chance à la caronade à qui je dois d'être revenu +dans un port aussi confortable, sans avoir à craindre un ordre +d'embarquement. + +Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipe et son tabac, de +telle sorte qu'il pût l'allumer facilement, et rester assis, +portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi, et +recommençant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous +voir. + +Si jeune que je fusse, je compris que c'était le moment auquel il +avait rêvé pendant bien des heures de garde solitaire et que +l'espérance de goûter pareille joie l'avait soutenu dans bien des +instants pénibles. + +Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre. + +Il restait ainsi immobile, l'âme trop pleine pour pouvoir parler, +pendant que l'ombre se faisait peu à peu dans la petite chambre et +que l'on voyait de la lumière apparaître aux fenêtres de l'auberge +à travers l'obscurité. + +Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes, elle se mit soudain à +genoux et lui aussi, mettant de son côté un genou en terre, ils +s'unirent en une commune prière pour remercier Dieu de ses +nombreuses faveurs. + +Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils étaient en ce temps- +là, c'est ce moment de leur vie qui se présente avec le plus de +clarté à mon esprit, c'est la douce figure de ma mère toute +brillante de larmes, avec ses veux bleus dirigés vers le plafond +noirci de fumée. + +Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa prière, mon père +balançait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en +ayant une larme aux yeux. + +-- Roddy, mon garçon, dit-il après le souper, voilà que vous +commencez à devenir un homme, maintenant. J'espère que vous allez +vous mettre à la mer, comme l'ont fait tous les vôtres. Vous êtes +assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture. + +-- Et me laisser sans enfant comme j'ai été sans époux? + +-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus à +supprimer des emplois qu'à remplir ceux qui sont vacants, +maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'à +présent, à quoi vous a servi votre séjour à l'école, Roddy. Vous y +avez passé beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois +néanmoins en mesure de vous mettre à l'épreuve. Avez-vous appris +l'Histoire? + +-- Oui, père, dis-je avec quelque confiance. + +-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne à la bataille +de Camperdown? + +Il hocha la tête d'un air grave, en s'apercevant que j'étais hors +d'état de lui répondre. + +-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis +les pieds à l'école et qui vous diront que nous avions sept +vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur +le mur une gravure qui représente la poursuite du _Ça ira_. Quels +sont les navires qui l'ont pris à l'abordage? + +Je fus encore obligé de m'avouer battu. + +-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques leçons +d'Histoire, s'écria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma +mère. Avez-vous appris la géographie? + +-- Oui, père, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant. + +-- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon à Algésiras? + +Je ne pus que secouer la tête. + +-- Et si vous aviez Wissant à trois lieues à tribord, quel serait +votre port d'Angleterre le plus rapproché? + +Je dus encore m'avouer battu. + +-- Ah! je trouve que votre géographie ne vaut guère mieux que +votre Histoire, dit-il. À ce compte-là, vous n'obtiendrez jamais +votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous +allons voir si vous êtes capable de faire le total de sa part de +prise. + +Tout en parlant, il jeta du côté de ma mère un regard malicieux. +Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui. + +-- Vous ne m'avez jamais questionné à ce sujet, Mary? dit-il. + +-- La Méditerranée n'est point une station qui ait de l’importance +à ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique +est l'endroit où l'on gagne les parts de prise et la Méditerranée +celle où l'on gagne de l'honneur. + +-- Dans ma dernière croisière, j'ai eu ma part de l'un et de +l'autre, grâce à mon passage d'un navire de guerre sur une +frégate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me +reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arrêt. +Pendant que nous tenions Masséna bloqué dans Gênes, nous avons +capturé environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, chargés +de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux +pour avoir part au gâteau, mais ce seront les tribunaux de prise +qui régleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, +environ quatre livres par unité. Que me rapporteront les soixante- +dix prises? + +-- Deux cent quatre-vingt livres, répondis-je. + +-- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'écria ma mère en battant +des mains. + +-- Encore une épreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon +côté. Il y avait la frégate _Xébec_ au large de Barcelone, ayant à +bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux +cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il +de cela? + +-- Cent livres. + +-- Ah! le comptable lui-même n'aurait pas fait plus vite le +calcul, s'écria-t-il, enchanté. Voici encore un calcul pour vous. +Nous avons passé les détroits et navigué du côté des Açores où +nous avons rencontré la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre +et des épices. Douze cents livres pour moi, voilà ce qu'elle m'a +valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts +et vous n'aurez plus à vivre de privations sur ma misérable solde. + +Ma mère avait supporté, sans laisser échapper un soupir, ces +longues années d'efforts, mais maintenant qu'elle en était +délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Il se +passa assez longtemps avant qu'il pût songer à reprendre mon +examen arithmétique. + +-- Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la +main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien +remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de séjour à +Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus +élégante que la vôtre, puissé-je ne jamais remettre les pieds sur +un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi +fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou +de géographie? + +Je m'évertuai à lui expliquer que l'addition se fait de même façon +à terre et à bord, mais qu'il n'en est pas de même de l'Histoire +ou de la géographie. + +-- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire +un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous +suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui +n'eut couru à l'eau salée comme une petite mouette. Lord Nelson +m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole. + +Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parmi nous; jamais garçon +de mon âge n'en eut de plus tendre et de plus affectueux. + +Bien que mes parents fussent mariés depuis fort longtemps, ils +avaient, en réalité, passé très peu de temps ensemble et leur +affection mutuelle était aussi ardente et aussi fraîche que celle +de deux amants mariés d'hier. + +J'ai appris depuis que l'homme de mer peut être grossier, +répugnant, mais ce n'est point par mon père que je le sais, car +bien qu'il eut passé par des épreuves aussi rudes qu'aucun d’eux, +il était resté le même homme, patient, avec un bon sourire et une +bonne plaisanterie pour tous les gens du village. + +Il savait se mettre à l'unisson de toute société, car, d'une part, +il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le curé ou avec sir +James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait +sans façon des heures entières avec mes humbles amis de la forge, +le champion Harrison, petit Jim et les autres. +Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que +j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les +yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous la cendre, tandis +qu'il prêtait l'oreille. + +Mon père avait été mis à la demi-solde, comme la plupart des +officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer +ainsi près de deux ans avec nous. + +Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre désaccord entre +lui et ma mère, excepté une fois. + +Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en résulta +des événements importants, il faut que je vous raconte comment +cela arriva. + +Ce fut en somme le point de départ d'une série de faits qui +influèrent non seulement sur ma destinée, mais sur celle de +personnes bien plus considérables. + +Le printemps de 1803 fut fort précoce. + +Dès le milieu d'avril, les châtaigniers étaient déjà couverts de +feuilles. + +Un soir, nous étions tous à prendre le thé, quand nous entendîmes +un pas lourd à notre porte. + +C'était le facteur qui apportait une lettre pour nous. + +-- Je crois que c'est pour moi, dit ma mère. + +En effet, l'adresse d'une très belle écriture était: «Mistress +Mary Stone à Friar's Oak», et au milieu se voyait l'empreinte d'un +cachet représentant un dragon ailé sur la cire rouge, de la +grandeur d'une demi-couronne + +-- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle. + +-- J'avais espéré que cela viendrait de Lord Nelson, répondit mon +père. Il serait temps que le petit reçoive sa commission, mais si +elle vous est adressée, cela ne peut venir de quelque personnage +de bien grande importance. + +-- D'un personnage sans importance! s'écria-t-elle, feignant +d'être offensée. Vous aurez à me faire vos excuses, pour ce mot- +là, monsieur, car cette lettre m'est envoyée par un personnage qui +n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frère. + +Ma mère avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle +venait à parler de cet étonnant personnage qu'était son frère. + +Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de +sorte que c'était toujours avec une sensation de profonde +déférence que j'entendais prononcer ce nom-là. + +Et ce n'était pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais +qu'entouré de circonstances brillantes, de détails +extraordinaires. + +Une fois, nous apprenions qu'il était à Windsor avec le roi, +d'autres fois, qu'il se trouvait à Brighton avec le prince. + +Parfois, c'était sous les traits d'un sportsman que sa réputation +arrivait jusqu'à nous, comme quand son _Météore_ battit _Egham_ au +duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim +Belcher et le mit à la mode à Londres. + +Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami +des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l’homme qui +s'habillait à la perfection. + +Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse +triomphante que lui fit ma mère. + +-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu +aimable + +-- Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un +homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- +être disposé à le pousser. + +-- Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se +tenir à distance de nous quand le temps était à l'orage, et nous +n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille. + +-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur. +Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'écoule si +doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. +Pendant toutes ces années, j'étais sûre que je n'avais qu'un mot à +dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu. + +-- Grâce à Dieu, vous n'avez pas été réduite à vous abaisser +ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide. + +-- Mais il nous faut songer à Rodney. + +-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son +équipement. Il ne lui faut rien de plus. + +-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence à Londres. Il +pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages. +Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement? + +-- Alors, voyons ce qu'il dit, répondit mon père. + +Et voici la lettre dont elle lui donna lecture: + +«14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803. + +«Ma chère soeur Mary, + +«En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez +pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font +l'ornement de l'humanité. + +«Il est vrai, depuis quelques années, absorbé comme je l'ai été +par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris +la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de +la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant. + +«Pour le moment, je suis au lit, ayant veillé fort tard, la nuit +dernière, pour offrir mes hommages à la marquise de Douvres, +pendant son bal, et cette lettre vous est écrite sous ma dictée +par Ambroise, mon habile coquin de valet. + +«Je suis enchanté de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney +(mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine +prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon +voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi +que lui. + +«Présentez mes compliments à votre mari. +«Je suis toujours, ma chère soeur Mary, + +«Votre frère. + +«CHARLES TREGELLIS». + +-- Que pensez-vous de cela? s'écria ma mère triomphante quand elle +eut achevé. + +-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrément mon père. + +-- Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure +opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais il dit qu'il sera +ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs +rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les +draps. + +Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon père restait l'air +boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon +étonnement en pensant à ce parent inconnu de Londres, à ce grand +personnage, et à tout ce que sa venue pourrait signifier pour +nous. + +V -- LE BEAU TREGELLIS + + +J'étais dans ma dix-septième année et j'étais déjà tributaire du +rasoir. + +J'avais commencé à trouver quelque peu monotone la vie sans +horizon du village et j'aspirais vivement à voir un peu du vaste +univers qui s'étendait au-delà. + +Ce besoin, dont je n'osais parler à personne, n'en était que plus +fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux +yeux de ma mère. Mais désormais il n'y avait pas l'ombre d'un +motif pour que je restasse à la maison, puisque mon père était +auprès d'elle. + +Aussi avais-je l'esprit tout occupé de la perspective que +m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait +pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de +la vie. + +Ainsi que vous le pouvez penser, c'était vers la profession +paternelle que se dirigeaient mes idées et mes espérances. Jamais +je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes +lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frisson que +donnaient à mon sang cinq générations de marins. + +Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en +ces temps-là devant les yeux d'un jeune garçon habitant sur la +côte. + +Au temps de la guerre, je n'avais qu'à aller jusqu'à Wolstonbury +pour apercevoir les voiles des chasse-marée et des corsaires +français. + +Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant +de fort loin jusqu'à moi. + +Puis, c'étaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient +quitté Londres et s'étaient battus avant la tombée de la nuit, ou +bien, à peine sortis de Portsmouth, s'étaient trouvés bord à bord +avec l’ennemi, avant même d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- +Hélène. + +C'était l'imminence du danger qui nous réchauffait le coeur en +faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de +l'hiver, où nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie +Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres. + +Pour nous, ce n'étaient point de grands amiraux, avec des titres, +des dignités, mais de bons amis à qui nous donnions de préférence +notre affection et notre estime. + +Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous +n'y auriez pas trouvé un seul jeune garçon qui ne brûlât du désir +de partir avec eux sous le pavillon à croix rouge. + +Mais, maintenant la paix était venue, et les flottes, qui avaient +balayé le canal de la Méditerranée, étaient immobiles et désarmées +dans nos ports. + +Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du côté +de la mer. + +Désormais, c'était à Londres que je pensais le jour, de Londres +que je rêvais la nuit, l'immense cité, séjour des savants et des +puissants, d'où venaient ce flot incessant de voitures, ces foules +de piétons poudreux qui défilaient sans interruption devant notre +fenêtre. + +Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se présenta le premier +à moi. + +Aussi, étant tout jeune garçon, je me figurais d'ordinaire la cité +comme une écurie _gig_antesque où fourmillaient les voitures, et +d'où elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la +campagne. + +Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que là habitaient les +gens de sports athlétiques. Mon père me dit que là vivaient les +chefs de la marine; ma mère que c'était là que vivaient son frère +et les amis des grands personnages. + +Aussi, en arrivai-je à être dévoré d'impatience de voir les +merveilles de ce coeur de l'Angleterre. + +Cette venue de mon oncle, c'était donc la lumière se frayant +passage à travers les ténèbres et pourtant, j'osais à peine +espérer qu'il consentirait à m'introduire, avec lui, dans ces +sphères supérieures où il vivait. + +Toutefois, ma mère avait tant de confiance en la bonté naturelle +de mon oncle, ou dans son éloquence à elle, qu'elle avait déjà +commencé en secret à faire des préparatifs pour mon départ. + +Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait à mon +esprit léger, elle était un véritable supplice pour le caractère +vif et ardent du petit Jim. + +Quelques jours seulement après l'arrivée de la lettre de mon +oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, et ce fut alors +que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur. + +-- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer à +cheval, je le courbe, je le rogne, je relève les bouts, j'y perce +cinq trous et puis c'est fini. Alors, ça recommence et ça +recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je +lime un sabot ou deux et voilà la besogne de la journée terminée +et les jours succèdent aux jours, sans le moindre changement. +N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde? + +Je le regardai, je considérai sa fière figure d'aigle, sa haute +taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans +tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bâti. + +-- L'armée ou la marine, voilà votre vraie place, Jim. + +-- Voilà qui est fort bien, s'écria-t-il. Si vous entrez dans la +marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang +d'officier et vous n'y aurez qu'à commander. Tandis que moi, si +j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est né pour obéir. + +-- Un officier reçoit les ordres de ceux qui sont placés au-dessus +de lui. + +-- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tête. J'ai vu +ici à l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques années. +Il nous a montré, dans la salle commune, son dos tout découpé par +le fouet du contremaître. + +-- Qui l'a commandé? ai-je demandé. + +-- Le capitaine, répondit-il. + +-- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tué sur le coup? + +-- La vergue, dit-il. + +-- Eh bien, si j'avais été à votre place, j'aurais préféré cela, +ai-je dit. + +Et c'était la vérité. + +-- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose +qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige à +parler franchement. + +-- Je le sais, vous êtes aussi fier que Lucifer. + +-- Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis être autrement. La vie me +serait plus aisée si je le pouvais. J'ai été fait pour être mon +propre maître et il n’y a qu'un endroit au monde où je puisse +espérer l'être. + +-- Quel est-il, Jim? + +-- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parlé, que je me sens +capable d'y trouver mon chemin d'un bout à l'autre. Elle se plaît +à en parler, autant que moi à l'entendre. J'ai tout le plan dans +ma tête. Je vois en quelque sorte où sont les théâtres, dans quel +sens coule le fleuve, où se trouve l'habitation du roi, où se +trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. +Je pourrais me faire un nom à Londres. + +-- Comment? + +-- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai +aussi. «Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera +pour vous.» Voilà ce qu'il dit tout le temps et ce que répète mon +oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus +longtemps dans ce petit village à me ronger le coeur. Je laisserai +mon tablier derrière moi. J'irai chercher fortune à Londres et +quand je reviendrai à Friar's Oak, ce sera dans l'équipage de ce +gentleman que voilà. + +Tout en parlant, il étendit la main vers une voiture de couleur +cramoisie qui arrivait par la route de Londres, traînée par deux +juments baies attelées en tandem. + +Les rênes et les harnais étaient de couleur faon clair. Le +gentleman qui conduisait portait un costume assorti à cette teinte +et derrière lui se tenait un valet en livrée de couleur foncée. + +L'équipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussière et +je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pâle figure du maître, +ainsi que les traits bruns et recroquevillés du domestique. + +Je n'aurais pas pensé à eux une minute de plus, si au moment où +nous revînmes dans le village, nous n'avions pas aperçu de nouveau +la voiture. Elle était arrêtée devant l'auberge et les +palefreniers s'occupaient à dételer les chevaux. + +-- Jim, m'écriai-je, je crois que c'est mon oncle. + +Et je m'élançai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la +direction de la maison. + +Le domestique à figure brune était debout devant la porte. Il +tenait un coussin sur lequel était étendu un petit chien de +manchon à la fourrure soyeuse. + +-- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus +douce, la plus engageante, mais me trompé-je en supposant que +c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous +m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre à Mistress Stone +ce billet que son frère, sir Charles Tregellis, vient de confier à +mes soins. + +Je fus complètement abasourdi par les fioritures du langage de cet +homme; cela ressemblait si peu à tout ce que j'avais entendu! + +Il avait la figure ratatinée, de petits yeux noirs très fureteurs, +dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de +la maison et de ma mère dont la figure étonnée se voyait à la +fenêtre. + +Mes parents étaient réunis au salon; ma mère nous lut le billet +qui était ainsi conçu: + +«Ma chère Mary, + +«J'ai fait halte à l'auberge, parce que je suis quelque peu ravagé +par la poussière de vos routes du Sussex. + +«Un bain à la lavande me remettra sans doute dans un état +convenable pour présenter mes compliments à une dame. + +«En attendant, je vous envoie Fidelio en otage. + +«Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, +où vous aurez mis six gouttes de bon brandy. + +«Jamais il n'exista une créature plus aimante ou plus fidèle. + +«Toujours à toi. + +«CHARLES» +-- Qu'il entre, qu'il entre! s'écria mon père avec un empressement +cordial et en courant à la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun +a son goût. Six gouttes à la demi-pinte, ça me fait l'effet +d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, +vous l'aurez ainsi. + +Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses +traits reprirent aussitôt le masque impassible du serviteur +attentif et respectueux. + +-- Monsieur, vous commettez une légère méprise, si vous me +permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai +l'honneur d'être le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour +Fidelio, il est là sur ce coussin. + +-- Ah! c'est le chien, s'écria mon père écoeuré. Posez moi ça par +terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de +chrétiens doivent s'en priver? + +-- Chut! Anson, dit ma mère, en prenant le coussin. Vous direz à +Sir Charles qu'on se conformera à ses désirs et que nous sommes +prêts à le recevoir dès qu'il jugera à propos de venir. + +L'homme s'éloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint +bientôt portant un panier plat de couleur brune. + +-- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la +table? Sir Charles a pour habitude de goûter à certains plats et +de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les +apporter quand nous allons en visite. + +Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de +verreries et d'argenteries éblouissantes et garnie de plats +appétissants. + +Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon père fut +aussi charmé que moi de le voir faire. + +-- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le +coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon père. N'avez- +vous jamais désiré l'honneur de servir votre pays? + +-- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et +je ne désire point avoir d'autre maître, répondit-il. Mais je vais +à l'auberge chercher son nécessaire de toilette, et alors tout +sera prêt. + +Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il +tenait sous le bras, et il était suivi à quelque distance par le +gentleman dont l'arrivée avait produit tous ces embarras. + +La première impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans +la chambre, fut que l'un de ses yeux était enflé de façon à avoir +le volume d'une pomme. + +Je perdis la respiration à la vue de cet oeil monstrueux, +étincelant. Mais bientôt, je m'aperçus qu'il avait placé par- +devant un verre rond qui le grossissait de cette manière. + +Il nous regarda l'un après l'autre, puis, il s'inclina bien +gracieusement devant ma mère et lui donna un baiser sur la joue. + +-- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chère +Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie +jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne +vous a traitée d'une façon merveilleusement favorable et que je +serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre +serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à mon père. Pas +plus tard que la semaine dernière, j'ai eu l'honneur de dîner avec +mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profité de l'occasion pour +citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a gardé le souvenir à +l'Amirauté, Monsieur, et j'espère qu'on ne tardera pas à vous +revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze où vous +serez le maître... Ainsi donc, voici mon neveu? + +Il mit les mains sur mes épaules, d'un geste plein de +bienveillance, et me considéra des pieds à la tête. + +-- Quel âge avez-vous, neveu? demanda-t-il. + +-- Dix-sept ans. + +-- Vous paraissez plus âgé. On vous en donnerait dix-huit, au +moins. Je le trouve très passable, Mary, tout à fait passable. Il +lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre +dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien +qu'une haie en fleurs au mois de mai. + +Ainsi, moins d'une minute après son entrée, il s'était mis en bons +termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grâce, tant +d'aisance qu'on eût dit qu'il nous fréquentait tous depuis des +années. + +Je pus l'examiner à loisir, tandis qu'il restait debout sur le +tapis du foyer, entre ma mère et mon père. + +Il était de très haute taille, avec des épaules bien faites, la +taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et +les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pâle, de +beaux traits, le menton saillant, le nez très aquilin, de grands +yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un +éclair de malice. + +Il portait un habit d'un brun foncé dont le collet montait jusqu'à +ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux. + +Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des +souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'à chaque +mouvement ils brillaient. + +Son gilet était de velours noir, ouvert en haut de manière à +montrer un devant de chemise brodé que surmontait une cravate, +large, blanche, plate, qui l'obligeait à tenir sans cesse le cou +tendu. + +Il avait une allure dégagée, avec un pouce dans l'entournure et +deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet. + +En l'examinant, j'eus un mouvement de fierté à penser que cet +homme, aux manières si aisées et si dominatrices, était mon proche +parent et je pus lire la même pensée dans l'expression des regards +de ma mère, tandis qu'elle les tournait vers lui. + +Pendant tout ce temps-là, Ambroise était resté près de la porte, +immobile comme une statue, à costume sombre, à figure de bronze, +tenant toujours sous le bras la caisse à monture d'argent. Il fit +alors quelques pas dans la chambre. + +-- Vous conduirai-je à votre chambre à coucher, Sir Charles? +demanda-t-il. + +-- Ah! excusez-moi, ma chère Mary, s'écria mon oncle, je suis +assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je +l'avoue, un anachronisme en ce siècle de laisser-aller. L'un d'eux +est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je +suis en voyage. J'aurais grand peine à oublier le supplice que +j'ai enduré, il y a quelques années, pour avoir négligé cette +précaution. Je rendrai justice à Ambroise, en reconnaissant que +c'était avant qu'il se chargeât de mes affaires. Je fus contraint +de porter deux jours de suite les mêmes manchettes. Le troisième, +mon gaillard fut si ému de ma situation qu'il fondit en larmes et +produisit une paire qu'il m'avait dérobée. + +Il avait l’air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait +pétillante dans ses yeux. + +Il tendit sa tabatière ouverte à mon père, tandis qu'Ambroise +suivait ma mère hors de la pièce. + +-- Vous prenez rang dans une illustre société, en plongeant là +votre pouce et votre index, dit-il. + +-- Vraiment, Monsieur? dit mon père brièvement. + +-- Ma tabatière est à votre service puisque nous sommes apparentés +par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je +vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus +convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de +nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu +accès, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de +France, et lord Hawkesbury. J'ai pensé parfois que j'avais été un +peu trop empressé pour Lord Hawkesbury. + +-- Je suis immensément touché de cet honneur, Monsieur, dit mon +père en regardant d'un air méfiant par-dessous ses sourcils en +broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux +pétillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir. + +-- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un +homme a sa tabatière à offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent +s'offrir à la légère. C'est une faute contre le goût, j'irai même +jusqu'à dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus +tard, comme j'étais installé chez Wattier, ayant près de moi, sur +ma table, tout ouverte ma tabatière de _macouba_ premier choix, un +évêque irlandais y fourra ses doigts impudents: «Garçon, m'écriai- +je, ma tabatière a été salie. Faites-la disparaître.» L'individu +n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais +cette classe de la société doit être tenue à la distance +convenable. + +-- Un évêque! s'écria mon père, vous marquez bien haut votre ligne +de démarcation. + +-- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais désirer une +meilleure épitaphe sur ma tombe. + +Pendant ce temps, ma mère était descendue et l’on se mit à table. + +-- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre +en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa +direction et je suis tenu de me dérober à vos excellentes cuisines +de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voilà à quoi +se réduit la chiche nourriture que me permet cet Écossais. + +-- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les +vents levantins soufflent en force, dit mon père. Du porc salé et +des biscuits pleins de vers avec une côte de mouton de Barbarie +bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors à +votre régime de jeûne. + +Aussitôt mon oncle se mit à faire des questions sur le service à +la mer. + +Pendant tout le repas, mon père lui donna des détails sur le Nil, +sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes, sur tout ce qu'il +avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hésitât sur le choix d'un +mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et il n'était pas aisé de +voir lequel des deux s'entendait le mieux à l’affaire. + +-- Non, je ne lis pas ou je lis très peu, dit-il quand mon père +eut exprimé son étonnement de le voir si bien au fait. La vérité +est que je ne saurais prendre un imprimé sans y trouver une +allusion à moi: «Sir Ch. T. fait ceci» ou «Sir Ch. T. dit cela». +Aussi, ai-je cessé de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma +situation, les connaissances vous viennent d'elles-mêmes. Dans la +matinée, c'est le duc d'York qui me parle de l'armée. Dans +l'après-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, +ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en +sorte que je n'ai guère besoin du _Times_ ou du _Morning- +Chronicle_. + +Cela l'entraîna à parler du grand monde de Londres, à donner à mon +père des détails sur les hommes qui étaient ses chefs à +l'Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de la ville, sur +les grandes dames de chez Almack. + +Il s'exprimait toujours dans le même langage fantaisiste, si bien +qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au sérieux. Je +crois qu'il était flatté de l'impression qu'il nous produisait en +nous tenant suspendus à ses lèvres. + +Il avait sur certains une opinion favorable, défavorable sur +d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le +personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devait servir +de mesure pour tous, n'était autre que sir Charles Tregellis en +personne. + +-- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela +s'entend, et même avec vous, je ne saurais parler en toute +franchise, étant avec lui sur le pied d'une intimité +confidentielle. + +-- Que Dieu le bénisse et le garde de tout mal! s'écria mon père. + +-- On est charmé de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il +faut venir à la campagne pour trouver le loyalisme sincère, car a +la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie +narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me +suis toujours donné pour son fils. Il aime à se dire que le Prince +a dans son entourage un homme de goût. + +-- Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonne tournure? + +-- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. +Et il n'est pas dépourvu de goût dans l'habillement, bien qu'il ne +tarde pas à tomber dans la négligence, si je reste longtemps loin +de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son +habit. + +À ce moment-là, nous étions tous assis devant le feu, car la +soirée était devenue d'un froid glacial. + +La lampe était allumée, ainsi que la pipe de mon père. + +-- Je suppose, dit-il, que c'est votre première visite à Friar's +Oak? + +La physionomie de mon oncle prit aussitôt une expression de +gravité sévère. + +-- C'est ma première visite depuis bien des années, dit-il. La +dernière fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est +peu probable que j'en perde le souvenir. + +Je savais qu'il parlait de sa visite à la Falaise royale à +l'époque de l'assassinat et je vis à la figure de ma mère qu'elle +savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon père n'avait jamais +entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliée. + +-- Vous étiez-vous installé à l'auberge? + +-- J'étais descendu chez l'infortuné Lord Avon. C'était à l'époque +où il fut accusé d'avoir égorgé son frère cadet et où il s'enfuit +du pays. + +Nous gardâmes tous le silence. + +Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main, regardant le feu, +d'un air pensif. + +Je n'ai aujourd'hui encore qu'à fermer les yeux pour le revoir, sa +fière et belle figure illuminée par la flamme, pour revoir aussi +mon bon père, bien fâché d'avoir réveillé un souvenir aussi +terrible et lui lançant de petits coups d'oeil entre les bouffées +de sa pipe. + +-- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est +certainement arrivé de perdre, par une bataille, par un naufrage, +un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser à lui, +sous l'influence journalière de la vie, et puis de voir son +souvenir se réveiller soudain, par un mot, par un détail qui vous +reporte au passé, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi +cuisant qu'au premier jour de votre perte. + +Mon père approuva d'un signe de tête. + +-- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lié +d'amitié entière avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes -- +si ce n'est cette fois-là. Lord Avon et moi, nous étions à peu +près du même âge. il était peut-être mon aîné de quelques années, +mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaient analogues, si ce +n'est qu'il avait un certain air de fierté que je n'ai jamais +trouvé chez aucun autre. En laissant de côté les petites +faiblesses d'un jeune homme riche et à la mode, les indiscrétions +d'une jeunesse dorée, j'aurais pu jurer qu'il était aussi honnête +qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus. + +-- Alors comment est-il arrivé à commettre un tel crime! demanda +mon père. + +Mon oncle hocha ta tête. + +-- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle +se présente plus nettement que jamais à mon esprit. + +Toute légèreté avait disparu de ses manières et il était devenu +soudain un homme mélancolique et sérieux. + +-- Est-il certain qu'il l’a commis, Charles? demanda ma mère. + +Mon oncle haussa les épaules. + +-- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fût pas ainsi. Je crus +parfois que ce fut son orgueil même, exaspéré jusqu'à la rage, qui +l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme +que nous avions perdue. + +-- Non, répondit mon père, je n'en ai jamais entendu parler. + +-- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous +n'ayons jamais su comment elle se termina. + +«Nous avions joué tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, +son frère, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi. + +«Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait +pas de la meilleure réputation et qu'il était presque entièrement +aux mains des prêteurs juifs. + +«Sir Lothian s'est acquis depuis un renom déshonorant -- c'est +même Sir Lothian qui a tué Lord Carton d'une balle, dans l'affaire +de Chalk Farm -- mais à cette époque-là, il n'y avait rien à lui +reprocher. + +«Le plus âgé de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouâmes +sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'à ce que le capitaine +eut gagné tout l’argent sur table. Nous étions tous entamés, mais +notre hôte l'était encore beaucoup plus que nous. + +«Cette nuit-là, je vais vous dire des choses qu'il me serait +pénible de répéter devant un tribunal, je me sentais agité hors +d'état de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois. + +«Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais +que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva +à mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui +venait du côté de la chambre occupée par le capitaine Barrington. + +«Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le +corridor. + +«Sans allumer de lumière, j'ouvris ma porte et je jetai un regard +au dehors, croyant que quelqu'un s'était trouvé mal. C'était Lord +Avon qui se dirigeait vers moi. + +«D'une main, il tenait une chandelle dégoûtante. De l'autre, il +portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son +métallique. + +«Sa figure était décomposée, bouleversée à tel point que ma +question se glaça sur mes lèvres. + +«Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et +ferma sa porte sans bruit. + +«Le lendemain, en me réveillant, je le trouvai près de mon lit. + +«-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idée que vous ayez +perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table. + +«Vainement je répondis par des éclats de rire à sa délicatesse +exagérée. Vainement je lui déclarai que si j'avais gagné, j'aurais +ramassé mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver étrange que je +n'eusse point le droit de payer après avoir perdu. + +«-- Ni moi ni mon frère, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est +là. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez. + +«Il ne voulut entendre aucune raison et s'élança comme un fou hors +de la chambre. Mais peut-être ces détails vous sont-ils connus et +Dieu sait comme ils me sont pénibles à rappeler. + +Mon père restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe +fumante qu'il tenait à la main. + +-- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste. + +-- Eh bien! soit. J'avais achevé ma toilette en une heure, a peu +près, car en ce temps-là, j'étais moins exigeant qu'aujourd'hui et +je me retrouvais avec sir Lothian Hume au déjeuner. Il avait été +témoin de la même scène que moi. Il avait hâte de voir le +capitaine Barrington et de s'enquérir pourquoi il avait chargé son +frère de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, +quand tout à coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je +vis... + +Mon oncle était devenu très pâle tant ce souvenir était distinct. +Il passa la main sur ses yeux. + +«Le plafond était d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et +çà et là des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais +voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je me bornerai à dire +que je m'élançai dans l'escalier qui conduisait directement à la +chambre du capitaine. Nous l'y trouvâmes gisant, la gorge coupée +si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de +chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait à Lord Avon. On +trouva dans les doigts crispés du mort une manchette brodée. Elle +appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers +charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon. Ô mon pauvre +ami! à quel degré de folie avez-vous dû arriver pour commettre une +pareille action? + +-- Et qu'a dit Lord Avon? s'écria mon père. + +-- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les +yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arrêter, jusqu'au moment +où se ferait une enquête en due forme. Mais quand le tribunal du +Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le +constable vint pour lui notifier son arrestation. + +«On ne le trouva pas. Il avait fui. + +«Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante à +Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amérique, mais on ne +sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume +que celui où on pourra prouver son décès, car il est son plus +proche parent, et jusqu'à ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni +du domaine. + +Le récit de cette sombre histoire avait jeté sur nous un froid +glacial. + +Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai +qu'elles étaient aussi blanches que ses manchettes. + +-- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un +air pensif. Ce n'était point un joyeux séjour, même avant que +cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamais scène ne fut +mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-sept ans se sont +passés et peut-être même que ce terrible plafond... + +-- Il porte toujours la tache, dis-je. + +Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus étonné, car ma +mère n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse +nuit. + +Ils restèrent à me regarder, les yeux immobiles de stupéfaction, à +mesure que je faisais mon récit et mon coeur s'enfla d'orgueil +quand mon oncle dit que nous nous étions comportés vaillamment et +qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre âge, +capables d'une attitude aussi ferme. + +-- Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut être un produit de +votre imagination. C'est une faculté qui nous joue des tours +étranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut +les désirer, je ne pourrais répondre de ce qui m'arriverait, s'il +me fallait demeurer à minuit sous ce plafond taché de sang. + +-- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je +vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement +que j'entends les pétillements des bûches. En outre, nous n'avons +pu être trompés tous les deux. + +-- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous +n'avez pas discerné les traits? + +-- Il faisait trop noir. + +-- Rien qu'un individu? + +-- La silhouette noire d'un seul. + +-- Et il a battu en retraite en montant l'escalier? + +-- Oui. + +-- Et il a disparu dans la muraille? + +-- Oui. + +-- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix +derrière nous. + +Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sa pipe sur le tapis +du foyer. + +J'avais fait demi-tour, l'haleine coupée. + +C’était le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans +l’ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en +avant, en pleine lumière, fixant ses yeux flamboyants sur les +miens. + +-- Que diable signifie cela? s'écria mon oncle. + +Il fût étrange de voir s'effacer cet éclair de passion du visage +d'Ambroise. + +L'expression réservée du valet la remplaça. + +Ses yeux pétillaient encore, mais, l'un après l'autre, chacun de +ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire. + +-- Je vous demande pardon, sir Charles, j'étais venu voir si vous +aviez des ordres à me donner et je ne voulais pas interrompre le +récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y être +laissé entraîner malgré moi. + +-- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-même, dit mon +oncle. + +-- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous +rappelez quelle était ma situation vis-à-vis de Lord Avon. + +Il y avait un certain accent de dignité dans son langage. Ambroise +sortit après s'être incliné. + +-- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, +reprenant soudain son ton léger. Quand un homme s'entend à +préparer une tasse de chocolat, à faire un noeud de cravate, comme +Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le +fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon, +qu'il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai +parlé et qu'il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que +mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et +maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de +la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James. + + +VI -- SUR LE SEUIL + + +Ce soir-là, mon père m'envoya de bonne heure au lit, malgré mon +vif désir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon +attention. + +Sa figure, ses manières, la façon grandiose et imposante dont il +faisait aller et venir ses mains blanches, son air de supériorité +aisée, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'étonnait, +m'émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la +conversation devait rouler sur moi-même, sur mon avenir. + +Cela fut cause qu'on m'expédia dans ma chambre, où m'arrivait +tantôt la basse profonde de la voix paternelle, tantôt la voix +richement timbrée de mon oncle, et aussi, de temps à autre, le +doux murmure de la voix de ma mère. + +J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain réveillé par +le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par +l'étreinte de deux bras chauds. + +La joue de ma mère était contre la mienne. + +J'entendais très bien la détente de ses sanglots et dans +l'obscurité je sentais le frisson et le tremblement qui +l'agitaient. Une faible lueur filtrait à travers les lames de la +jalousie et me permettait de voir qu'elle était vêtue de blanc et +que sa chevelure noire était éparse sur ses épaules. + +-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas? + +-- Pourquoi, ma mère? Qu'y a-t-il? + +-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever à nous. + +-- Quand cela, ma mère? + +-- Demain. + +Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le +sien, qui était tout contre, se brisait de douleur. + +-- Oh! ma mère, m'écriai-je. À Londres? + +-- À Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous présenter au Prince +de Galles. Le lendemain, à Londres, où vous serez en présence de +ces grands personnages, où vous devrez apprendre à regarder de +haut ces pauvres gens, ces simples créatures aux moeurs +d'autrefois, votre père et votre mère. + +Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si +fort que malgré l'amour-propre et l'énergie de mes dix-sept ans, +et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer +sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre +chagrin finit par faire place aux rires. + +-- Charles serait flatté s'il voyait quel accueil gracieux nous +faisons à sa bonté, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous +allez certainement le réveiller. + +-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- +je. + +-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se +faire que ce soit là votre unique et plus grande chance dans la +vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre +votre nom mentionné parmi ceux des puissants amis de Charles. +Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez +entendu raconter, ce soir, à quelles suites terribles cela peut +conduire. + +-- Je vous le promets, ma mère. + +-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous êtes +jeune et vous n'en avez pas l'habitude. + +-- Oui, ma mère. + +-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'ôterez +point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir +fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez à votre toilette, +Roddy, de manière à faire honneur à votre oncle, car c'est une des +choses qui ont le plus contribué à sa réputation. Vous n'aurez +qu’à vous conformer à ses conseils. Mais, s'il se présente des +moments où vous ne soyez pas en rapport avec de grands +personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, +car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre +habit bleu, il ferait votre été repassé et rebordé. J'ai sorti vos +habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez +voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec +les souliers à boucles. Faites bien attention en marchant dans les +rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en +nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et +n'oubliez pas vos prières du soir, oh! mon cher garçon, car +l'époque des tentations approche et je ne serai plus auprès de +vous pour vous encourager. + +Ce fut ainsi que ma mère, me tenant enlacé dans ses bras bien doux +et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de +l'autre, afin de me préparer à l'importante épreuve qui +m'attendait. + +Mon oncle ne parut pas le lendemain au déjeuner, mais Ambroise lui +prépara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans +sa chambre. + +Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il était si beau avec sa +chevelure frisée, ses dents bien blanches, son monocle à effet +bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux +rieurs, que je ne pouvais détacher de lui mes regards. + +-- Eh bien! mon neveu, s'écria-t-il, que dites-vous de la +perspective de venir à la ville avec moi? + +-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de +l'intérêt que vous me témoignez. + +-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit être +des plus distingués pour être en harmonie avec tout ce qui +m'entoure. + +-- C'est une bûche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit +mon père. + +-- Nous commencerons par en faire une bûche polie et alors, nous +n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez +constamment viser à être dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire +de richesse, vous m'entendez. La richesse à elle seule ne suffit +point. Price le Doré a quarante mille livres de rente, mais il +s'habille d'une façon déplorable, et je vous assure qu'en le +voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure +me choqua si fort que je fus obligé d'entrer chez Vernet pour +prendre un brandy à l'orange. Non, c'est une affaire de goût +naturel, à quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de +gens plus expérimentés que vous. + +-- Je crains, Charles, dit ma mère, que la garde-robe de Roddy ne +soit d'un campagnard. + +-- Nous aurons bientôt pourvu à cela, dès que nous serons arrivés +à la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de +faire pour lui, répondit mon oncle. Nous le tiendrons à l'écart +jusqu'à ce qu'il ait quelques habits à mettre. + +Cette façon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de +la rougeur aux joues de ma mère, mais mon oncle s'en aperçut à +l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt à remarquer +les moindres bagatelles. + +-- Ces habits sont très convenables, à Friar's Oak, ma soeur Mary, +dit-il. Néanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils +pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, +je me charge de régler l'affaire. + +-- Combien faut-il par an à un jeune homme, demanda mon père, pour +s'habiller? + +-- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme +à la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, répondit +mon oncle. + +Je vis la figure de mon pauvre père s'allonger. + +-- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit obligé de garder +ses habits faits à la campagne. Même avec l'argent de mes parts de +prise... + +-- Bah! bah! s'écria mon oncle, je dois déjà à Weston un peu plus +d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques +centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est à moi à +m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser +à toute discussion sur ce point. + +Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute +opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques +remerciements, mais il y coupa court. + +-- À propos, puisque me voici à Friar's Oak, il y a une autre +petite affaire que j'aurais à terminer, dit-il. Il y a ici, je +crois, un lutteur nommé Harrison, qui aurait, à une certaine +époque, été capable de détenir le championnat. En ce temps-là, le +pauvre Avon et moi, nous étions ses soutiens ordinaires. Je serais +enchanté de pouvoir lui dire un mot. + +Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du +village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil +comme les gens se mettaient aux portes et aux fenêtres pour nous +regarder. + +Le champion Harrison était debout devant sa forge et il ôta son +bonnet en voyant mon oncle entrer. + +-- Que Dieu me bénisse, monsieur! Qui se serait attendu à vous +voir à Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passés +votre vue fait renaître! + +-- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit +mon oncle en l'examinant des pieds à la tête. Eh! Avec une semaine +d'entraînement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose +que vous ne pesez pas plus de deux cents à deux cent vingt livres? + +-- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais +les poumons et les membres sont en parfait état et si ma bonne +femme me déliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps à me +mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernièrement +de Bristol des sujets merveilleux. + +-- Oui, le jaune de Bristol a été la couleur gagnante depuis peu. +Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas +de moi, je pense? + +Elle était sortie de la maison et je remarquai que sa figure +flétrie -- sur laquelle une scène terrifiante de jadis avait dû +imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en +regardant mon oncle. + +-- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, +dit-elle. Vous n'êtes pas venu, j'espère, aujourd'hui pour tenter +de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnée. + +-- Voilà comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa +large main sur l'épaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et +elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure épouse et plus +laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne +propre à encourager les sports. Ça, c'est un fait. + +-- Sport! s'écria la femme avec âpreté. C'est un charmant sport +pour vous, sir Charles, qui faites agréablement vos vingt milles +en voiture à travers champs avec votre panier à déjeuner et vos +vins, pour retourner gaiement à Londres, à la fraîcheur du soir, +avec une bataille savamment livrée comme sujet de conversation. +Songez à ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues +heures immobile, à écouter le bruit des roues de la chaise qui me +ramènerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-même. À +certains autres, on l'aidait à rentrer, ou bien on le +transportait, et c'était uniquement grâce à ses habits que je le +reconnaissais. + +-- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur +l'épaule. J'ai été parfois mal arrangé en mon temps, mais cela n'a +jamais, été aussi grave que cela. + +-- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte +que le premier coup frappé à la porte, soit pour annoncer que +l'autre est mort, que mon mari sera amené à la barre et jugé pour +meurtre. + +-- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit +Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est +l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous +pensions qu'il avait écopé une fois de trop. Oui, mais elle a ma +parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes +tant qu'elle ne me l'aura pas permis. + +-- Vous garderez votre chapeau sur votre tête, comme un honnête +homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la +maison. + +-- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de +résolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez éprouvé +quelque envie de goûter au sport d'autrefois, dit mon oncle, +j'avais une bonne chose à vous mettre sous la main. + +-- Bah! monsieur, cela ne sert à rien, dit Harrison, mais tout de +même, je serais heureux d'en savoir quelques mots. + +-- On a découvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, +par là-bas, du côté de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a +baptisé le Crabe à cause de sa façon de se battre. + +Harrison hocha la tête. + +-- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. +-- C'est extrêmement probable, car il n'a jamais paru dans le +Prize-Ring. Mais on a une haute idée de lui dans l'Ouest et il +peut tenir tête a n'importe lequel des Belcher avec les gants de +boxe. + +-- Ça, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron. + +-- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat privé avec +Noah James du Cheshire. + +-- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le +garde du corps, dit Harrison. Moi-même, je l'ai vu revenir à la +charge cinquante fois, après avoir eu la mâchoire brisée en trois +endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin. + +-- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le +champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir +l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au défi de +trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai +répondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en +avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis +des années et qui était capable de faire regretter à son homme +d'avoir fait le voyage de Londres. + +«-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il répondu, +vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je +mettrai sur Wilson à deux contre un. + +«Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila. + +-- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la +tête. Rien ne me serait plus agréable, mais vous avez vous-même +entendu ce qu'elle disait. + +-- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut +tâcher de trouver un poulain qui promette. Je serai content +d'avoir votre avis à ce sujet. À propos, j'occuperai la place de +président à un souper de la Fantaisie, qui aura lieu à l'auberge +de la «Voiture et des Chevaux» à Saint Martin's Lane, vendredi +prochain. Je serai très heureux de vous avoir parmi les invités. +Holà! Qui est celui-ci? + +Et aussitôt, il mit son lorgnon à son oeil. + +Le petit Jim était sorti de la forge son marteau à la main. Il +avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le +col était ouvert, et dont les manches étaient relevées. + +Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un +regard de connaisseur. + +-- C'est mon neveu, Sir Charles. + +-- Est-ce qu'il demeure avec vous? + +-- Ses parents sont morts. + +-- Est-il jamais allé à Londres? + +-- Non, Sir Charles, il est resté avec moi, depuis le temps où il +n'était pas plus haut que ce marteau. + +Mon oncle s'adressa au petit Jim. + +-- Je viens d'apprendre que vous n'êtes jamais allé à Londres, +dit-il. Votre oncle vient à un souper que je donne à la Fantaisie, +vendredi prochain. Vous serait-il agréable d'être des nôtres? + +Les yeux du petit Jim étincelèrent de plaisir. +-- Je serais enchanté d'y aller, monsieur. + +-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis +fâché de vous contrarier, mon garçon, mais il y a des raisons pour +lesquelles je préfère vous voir rester ici avec votre tante. + +-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme. + +-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un +luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je +suis absent. + +Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la +forge. + +De mon côté, je m'y glissai pour tâcher de le consoler et le +mettre au courant des changements extraordinaires qui s'étaient +produits dans mon existence. + +Mais je n'en étais pas à la moitié de mon récit que Jim, ce brave +coeur, avait déjà commencé à oublier son propre chagrin, pour +participer à la joie que me causait cette bonne fortune. + +Mon oncle me rappela dehors. + +La voiture, avec ses deux juments attelées en tandem, nous +attendait devant le cottage. + +Ambroise avait mis à leurs places le panier à provisions, le chien +de manchon et le précieux nécessaire de toilette. Il avait grimpé +par derrière. Pour moi, après une cordiale poignée de mains de mon +père, après que ma mère m'eut une dernière fois embrassé en +sanglotant, je pris ma place sur le devant à côté de mon oncle. +-- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier. + +Et après une légère secousse, un coup de fouet et un tintement de +grelots, nous commençâmes notre voyage. + +À travers les années, avec quelle netteté, je revois ce jour de +printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que +rafraîchit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu +dans lequel j'étais arrivé de l'enfance à la virilité. + +Je vois aussi à la porte du jardin quelques personnes, ma mère qui +tourne la tête vers le dehors et agite un mouchoir, mon père en +habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne +et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard. + +Tout le village était sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir +en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et +pour aller visiter le prince dans son propre palais. + +Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de même +John Cummings posté sur le seuil de l’auberge. + +Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maître d'école. Il me +montrait aux gens comme pour leur dire: «voilà ce qu'on devient en +passant par mon école.» + +Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'à la sortie même du +village, nous passâmes tout près de miss Hinton l'actrice, dans le +même phaéton attelé du même poney que quand je la vis pour la +première fois, et si différente de ce qu'elle était ce jour-là! + +Je me dis que si même le petit Jim n'eut fait que cela, il ne +devait pas croire que sa jeunesse s'était écoulée stérilement à la +campagne. +Elle s'était mise en route pour le voir, c'était certain, car ils +s'entendaient mieux que jamais. + +Elle ne leva pas même les yeux. Elle ne vit pas le geste que je +lui adressai de la main. + +Ainsi donc, dès que nous eûmes tourné la courbe de la route, le +petit village disparut de notre vue; puis par delà le creux que +forment les dunes, par delà les clochers de Patcham et de Preston, +s'étendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton +au centre duquel les étranges dômes et les minarets orientaux du +pavillon du Prince. + +Le premier étranger venu aurait trouvé de la beauté dans ce +tableau, mais pour moi, il représentait le monde, le vaste et +libre univers. + +Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, +quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il +glisse sous la voûte du ciel au-dessus de la verdure des +compagnes. + +Il peut venir un jour où il jettera un regard de regret sur le nid +confortable dans la baie d'épine, mais songe-t-il à cela, quand le +printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, +quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l’éclat du +soleil par l’ombre malencontreuse de ses ailes. + + +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE + + +Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je +sentais qu'à chaque instant, il tournait les yeux de mon côté et +je me disais avec un certain malaise qu'il commençait déjà à se +demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il +s'était laissé entraîner à une faute involontaire, quand il avait +cédé aux sollicitations de sa soeur et avait consenti à faire voir +au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il +vivait. + +-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain. + +-- Oui, monsieur, un peu. + +-- Voix de baryton, à ce que je croirais? + +-- Oui, monsieur. + +-- Votre mère m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont là des +talents qui vous rendront service auprès du Prince. On est +musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu'elle pouvait +être dans une école de village. Après tout, dans la bonne société, +on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et +c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas +mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, +comme _sub tegmine fagi_ ou _habet fænun in cornu_. Cela relève la +conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton +exige que vous ne soyez pas un érudit, mais il y a quelque grâce à +laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- +vous faire des vers? + +-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. +-- Un petit dictionnaire de rimes vous coûtera une demi-couronne. +Les vers de société sont d'un grand secours à un jeune homme. Si +vous avez de votre côté les dames, peu importe qui sera contre +vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrer dans une +chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couvercle soulevé +avec l'index de la main qui la présente. Il vous faut acquérir la +façon dont on fait la révérence à un homme, ce qui exige qu'on +garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire à une femme, +où on ne saurait mettre trop d'humilité, sans négliger toutefois +d'y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avec les +femmes des manières qui soient à la fois suppliantes et +audacieuses. Avez-vous quelque excentricité? + +Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, +comme si c'était là une qualité des plus ordinaires. + +-- En tout cas, vous avez un rire agréable, séduisant. Mais le +meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricité, et pour peu que +vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de +vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait resté +toute sa vie un simple particulier, si on ne s'était pas avisé +qu'il avait une tabatière pour chaque jour de l'année et qu'il +s'était enrhumé par la faute de son valet de chambre, qui l'avait +laissé partir par une froide journée d'hiver avec une mince +tabatière en porcelaine de Sèvres, au lieu d'une tabatière +d'épaisse écaille. Voilà qui l'a tiré de la foule, comme vous le +voyez, et l’on s'est souvenu de lui. La plus petite particularité +caractéristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute +l'année sur votre servante, ou celle d'éteindre tous les soirs +votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut +pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma +part, ce qui m'a fait arriver où je suis, c'est la rigueur de mes +jugements en matière de toilette, de décorum. Je ne me donne point +pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par +exemple, je vous présente au Prince en gilet de nankin, +aujourd'hui: quelles seront à votre avis les conséquences de ce +fait? + +À ne consulter que mes craintes, le résultat devait être une +déconfiture pour moi, mais je ne le dis point. + +-- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle à Londres. +Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine +prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en +gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure très pénible. +Ma cravate se défit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de +Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les +deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela +ait ébranlé ma situation? Le soir même, il y avait par douzaines +dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate +dénouée. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait +pas à l'heure présente une seule cravate nouée dans tout le +royaume, et un grand art se serait perdu prématurément. Vous ne +vous êtes pas encore appliqué à le pratiquer? + +Je convins que non. + +-- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous êtes jeune. Je +vous enseignerai moi-même le _coup d'archet_. En y consacrant +quelques heures dans la journée, des heures qui d'ailleurs +seraient perdues, vous pouvez être parfaitement cravaté dans votre +âge mûr. Le tour de main consiste simplement à tenir le menton +très en l’air, tandis que vous superposez les plis en descendant +vers la mâchoire inférieure. + +Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait +toujours dans ses yeux d'un bleu foncé cet éclair de fine malice +qui me faisait juger que cet humour, qui lui était propre, était +une excentricité consciente, ayant selon moi sa source dans une +extrême sévérité dans le goût, mais portée volontairement jusqu'à +une exagération grotesque, pour les mêmes raisons qui le +poussaient à me conseiller quelque excentricité personnelle. + +Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parlé de son +malheureux ami, Lord Avon, le soir précédent, et l'émotion qu'il +avait montrée en racontant cette horrible histoire, je fus heureux +qu'il battît dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine +qu'il se donnât pour le cacher. + +Et le hasard voulut que je fusse à très peu de temps de là, dans +le cas d'y jeter un regard furtif, car un événement fort inattendu +nous arriva au moment où nous passions devant l'Hôtel de la +Couronne. + +Un essaim de palefreniers et de grooms arriva à nous. + +Mon oncle, jetant les rênes, prit Fidelio de dessus le coussin +qu'il occupait sous le siège. + +-- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio. + +Mais il ne reçut pas de réponse. + +Le siège de derrière était vide. Plus d'Ambroise. + +Nous pouvions à peine en croire nos yeux, quand nous mîmes pied à +terre: il en était pourtant ainsi. + +Ambroise était certainement monté à sa place, là-bas à Friar's +Oak, d'où nous étions venus d'un trait, à toute la vitesse que +pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il +disparu? + +-- Il sera tombé dans un accès, s'écria mon oncle. Je +rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Où est le patron +de l'hôtel? Là, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sûr à +Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval +chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'épargne +aucune peine! À présent, neveu, nous allons luncher. Puis, nous +monterons au pavillon. + +Mon oncle était fort agité de la perte de son domestique, d'autant +plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de +changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage. + +Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mère, je brossai +soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible. + +J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers à boucles +d'argent, à la pensée que j'allais être mis en la présence de ce +grand et terrible personnage, le Prince de Galles. + +Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancée à fond de +train, à travers Friar's Oak. J'avais ôté et agité mon chapeau, +comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes rêves les +plus extravagants, il ne m'était jamais venu à l'esprit que je +serais appelé un jour à me trouver face-à-face avec lui et à +répondre à ses questions. + +Ma mère m'avait enseigné à le regarder avec respect, étant un de +ceux que Dieu a destinés à régner sur nous, mais mon oncle sourit +quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris. + +-- Vous êtes assez grand pour voir les choses telles qu'elles +sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage +certain que vous vous trouvez dans le cercle intime où j'entends +vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi +le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en +lui. Jamais chapeau n'abrita plus étrange réunion de qualités +contradictoires. C'est un homme toujours pressé, quoiqu'il n'ait +jamais rien à faire. Il fait des embarras à propos de choses qui +ne le regardent pas, et il néglige ses devoirs les plus +manifestes. Il se montre généreux envers des gens auxquels il ne +doit rien, mais il a ruiné ses fournisseurs en se refusant à payer +ses dettes les plus légitimes. Il témoigne de l'affection à des +gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son père lui +inspire de l'aversion, sa mère de l'horreur, et il n'adresse +jamais la parole à sa femme. Il se prétend le premier gentleman de +l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposté en blackboulant ses +amis à leur club et en le mettant à l'index à Newmarket, comme +suspect d'avoir triché sur un cheval. Il passe son temps à +exprimer de nobles sentiments et à les contredire par des actes +ignobles. Il raconte sur lui-même des histoires si grotesques +qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule +dans ses veines. Et malgré tout cela, il sait parfois faire preuve +de dignité, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouvé en cet +homme des élans de générosité qui m'ont fait oublier les fautes +qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation +qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins +fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et +maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- +même une opinion. + +Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque +temps, car mon oncle marchait avec une grande dignité, tenant +d'une main son mouchoir brodé et de l'autre balançant négligemment +sa canne à bout d'ambre nuageux. + +Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaître et +se découvraient aussitôt sur son passage. + +Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du +pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipage de quatre chevaux +noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, +d'âge moyen, coiffé d'un vieux bonnet qui portait la trace des +intempéries. + +Je ne remarquai rien, qui pût le distinguer d'un conducteur +ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus +grande aisance avec une coquette petite femme perchée à côté de +lui sur le siège. + +-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramène, +s'écria-t-il. + +Mon oncle fit un salut et adressa un sourire à la dame. + +-- Je l'ai coupée en deux pour faire un tour à Friar's Oak, dit- +il. J'ai ma voiture légère et deux nouvelles juments de demi-sang, +des bai Demi-Cleveland. + +-- Que dites-vous de mon attelage de noirs? + +-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas +diablement chics? s'écria la petite femme. + +-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du +Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis. J'aime à faire du +chemin. + +-- Faire du chemin? s'écria la petite femme avec une extrême +véhémence. Quoi! Quoi! Que le... + +Elle se livra à des propos que je n'avais jamais entendu +jusqu'alors même dans la bouche d'un homme. + +-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous +aurions commandé, préparé et mangé notre dîner avant que vous +soyez là pour en réclamer votre part. + +-- Par Georges, Letty a raison, s'écria l'homme. Est-ce que vous +partez demain? + +-- Oui, Jack. + +-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai +partir mes bêtes de la place du château, à neuf heures moins le +quart. Vous vous mettrez en route dès que l'horloge sonnera neuf +heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si +vous arrivez seulement à me voir avant que nous passions le pont +de Westminster, je vous paie une belle pièce de cent livres. +Sinon, l'argent est à moi. On joue ou on paie, est-ce tenu? + +-- Parfaitement! dit mon oncle. + +Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc. + +Comme je le suivais, je vis la femme prendre les rênes, pendant +que l'homme se retournait pour nous regarder et lançait un jet de +jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession. + +-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus +riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur +les routes un professionnel plus expert à manier les rênes et la +langue et sa femme Lady Letty ne s’entend pas moins à l'un qu'à +l'autre. + +-- C'est terrible de l'entendre? dis-je. + +-- Oui! c'est son genre d'excentricité. Nous en avons tous. Elle +divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de près, +ayez les yeux ouverts et la bouche close. + +Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la +porte, s'inclinèrent profondément, pendant que nous passions au +milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tête et +paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de +l'assurance, bien que mon coeur battit à coups rapides. +De là, on passa dans un hall haut et vaste, décoré à l'orientale, +qui s'harmonisait avec les dômes et les minarets du dehors. + +Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant +tranquillement, formant des groupes où l'on causait à voix basse. + +Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, à figure rouge, +qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs +d'importance, accourut au devant de mon oncle. + +-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la +voix comme s'il s'agissait d'affaires d'État, _Es ist vollendet_, +ça veut tire: j'en suis fenu à pout. + +-- Très bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et +faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'à mon +dernier dîner à Carlton House. + +-- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle té cuisine. C'est te +l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui +faut cent mille livres. Tis pour cent et le double à rembourser +quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la +Haye, s'en est charché et le puplic de Hollande a souscrit la +somme. + +-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, +pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles à quelque +nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. +Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet sauté aux +champignons. C'est lui qui règle les affaires d'argent du prince. + +-- Le cuisinier! m'écriai-je tout abasourdi. + +-- Vous paraissez surpris, mon neveu? + +-- Je me serais figuré qu'une banque respectable... + +Mon oncle approcha ses lèvres de mon oreille. + +-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en mêler, dit-il à +voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui? + +-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpellé. + +-- Y a-t-il quelqu'un avec lui? + +-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait. + +-- Alors, nous allons entrer. + +Je le suivis à travers la plus étrange succession de chambres où +brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit +l'effet d'être très riche, très merveilleuse, et dont j'aurais +peut-être aujourd'hui une opinion bien différente. + +Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et +d'écarlate. Des dragons et des monstres dorés se tortillaient sur +les corniches et dans les angles. + +De quelque côté que se portassent nos regards, d'innombrables +miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, à mine +fière, à figure pâle, et du jeune homme si timide qui marchait à +côté de lui. + +À la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvâmes +dans l'appartement privé du prince. + +Deux gentlemen se prélassaient dans une attitude pleine d'aisance +sur de somptueux fauteuils. À l'autre bout de la pièce, un +troisième personnage était debout entre eux sur de belles et +fortes jambes qu'il tenait écartées et il avait les mains croisées +derrière son dos. + +Le soleil les éclairait par une fenêtre latérale et je me rappelle +encore très bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, +l'autre en pleine lumière, et la troisième, à moitié dans l'ombre, +à moitié au soleil. + +Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez +un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l'autre une figure +austère, revêche, encadrée par les hauts collets de son habit et +par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul +tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se +fixèrent, car je savais qu'il devait être le Prince de Galles. + +Georges était alors dans sa quarante et unième année et avec +l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraître moins +âgé. + +Sa vue suffit à me mettre à l'aise, car c'était un personnage à +joyeuse mine, beau en dépit de sa tournure replète et +congestionnée, avec ses yeux rieurs et ses lèvres boudeuses et +mobiles. + +Il avait le bout du nez relevé, ce qui accentuait l'air de +bonhomie qui dominait en lui, en dépit de sa dignité. + +Il avait les joues pâles et bouffies, comme un homme qui vit trop +bien et qui se donne trop peu d'exercice. + +Il était vêtu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane +très collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies à +l'écuyère, et portait une immense cravate blanche. +-- Hello! Tregellis, s'écria-t-il du ton le plus gai, dès que mon +oncle franchit le seuil. + +Mais soudain, le sourire s'éteignit sur sa figure et la colère +brilla dans ses yeux. + +-- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrité. + +Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette +explosion était due à ma présence. + +Mais son regard allait à un objet plus éloigné; en regardant +autour de nous, nous vîmes un homme en habit marron et en perruque +négligée. + +Il nous avait suivis de si près que le valet de pied l'avait +laissé passer dans la conviction qu'il nous accompagnait. + +Il avait la figure très rouge et dans son émotion, il froissait +bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait à la main. + +-- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'écria le +prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon +intérieur? Où est Mellish? où est Townshend? Que diable fait donc +Tom Tring? + +-- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit +hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un +acompte de mille livres me suffirait. + +-- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voilà un singulier +langage. Je paie mes dettes quand je le juge à propos et je +n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. +Mettez-le dehors. +-- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de +votre papa, geignit le petit homme. + +Et pendant que le valet l’emmenait, nous pûmes l'entendre répéter +au milieu des éclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre +l'affaire au banc de papa. + +-- Ce devrait être le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, +n'est-ce pas, Sherry, répondit le prince, car il faudrait y mettre +bon nombre de sujets de Sa Majesté. Je suis enchanté de vous +revoir, Tregellis, mais réellement vous devriez bien faire plus +d'attention à ceux que vous traînez sur vos jupons. Hier même, +nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris à +propos de quelques intérêts en retard et le diable sait quoi. «Mon +brave garçon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je +vous mettrai à la ration», et l'affaire a été réglée. + +-- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire +leur était exposée par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan. + +Le prince éclata en imprécations contre les Communes avec une +énergie sauvage qu'on n'aurait guère attendue de ce personnage à +figure haineuse et florissante. + +-- Que le diable les emporte! s'écria-t-il. Après tous leurs +sermons et m'avoir jeté à la figure la vie exemplaire de mon père, +il leur a fallu payer ses dettes à lui, un million de livres ou +peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille +livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes frères: York est +commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je? +Colonel d'un méchant régiment de dragons, sous les ordres de mon +propre frère cadet! C'est ma mère qui est au fond de tout cela. +Elle a toujours fait son possible pour me tenir à l'écart. Mais +quel est celui que vous avez amené, hein, Tregellis? + +Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer. + +-- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il +vient avec moi à Londres et j'ai cru bien faire en commençant par +le présenter à Votre Altesse Royale. + +-- C'est très bien! C'est très bien! dit le prince avec un sourire +bienveillant, en me passant familièrement la main sur l'épaule. +Votre mère vit-elle encore? + +-- Oui, Sir, dis-je. + +-- Si vous êtes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais +mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut +que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous +défendiez la glorieuse Constitution anglaise. + +Me rappelant avec énergie qu'il s'était emporté contre les +Communes, je ne pus m'empêcher de sourire et je vis Sheridan +mettre la main devant ses lèvres. + +-- Vous n'avez qu'à faire cela, à faire preuve de fidélité à votre +parole, à éviter les dettes, à faire régner l'ordre dans vos +affaires, pour mener une existence heureuse et respectée. Que fait +votre père, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai +moi-même été un peu. Je ne vous ai jamais raconté, Tregellis, +comment nous avions pris à l'abordage le sloop de guerre français +_La Minerve?_ + +-- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis +échangeaient des sourires derrière le dos du prince. + +-- Il déployait son drapeau tricolore, ici même, devant les +fenêtres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une +impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que +je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, +vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de +quatre à chaque bord et un canon de six à l'avant. + +-- Et puis, Sir? et puis? s'écria Francis, qui avait l'air d'un +homme irascible au rude langage. + +-- Vous me permettrez de faire ce récit de la façon qu'il me +convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. +Comme j'allais vous le dire, notre artillerie était si légère que, +je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche +de mon habit, notre décharge de tribord et dans une autre, celle +de bâbord. Nous approchâmes du gros navire français. Nous reçûmes +son feu et nous écorchâmes sa peinture avant de tirer. Mais cela +ne servit à rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de +terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses +filets levés, mais nous sautâmes à l'abordage et nous tapâmes du +marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement +des plus vifs. Nous finîmes par repousser son équipage dans la +soute. On cloua solidement les écoutilles et on remorqua le bateau +jusqu'à Seaham. Sûrement vous étiez alors avec nous, Sherry? + +-- J'étais à Londres à cette époque, dit gravement Sheridan. + +-- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis? + +-- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire +ce récit. + +-- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je +préfère la rapière. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez +entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Éon. Je l'ai +tenu quarante minutes à la pointe de mon épée chez Angelo. C'était +une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de +souplesse dans le poignet pour lui. «Je remercie Dieu qu'il y ait +un bouton au fleuret de Votre Altesse», dit-il, quand nous eûmes +fini notre escrime. À propos, vous êtes quelque peu duelliste, +Tregellis? Combien de fois êtes-vous allé sur le terrain? + +-- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu +d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je +me suis mis au tennis. Un accident pénible survint la dernière +fois que j'allai sur le pré et cela m'en dégoûta. + +-- Vous avez tué votre homme. + +-- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit où Weston +s'était surpassé. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer: +il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en +a fait soixante depuis cette époque et pas un qui en approchât. La +disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la +première fois que je le vis, et quant à la taille... + +-- Mais le duel, Tregellis! s'écria le prince. + +-- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot +que j'étais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel +j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il +avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'écurie. Je tirai le +premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de +désespoir. «Touché! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils. +«Non! un tailleur! un tailleur!» dis-je, car il y avait un double +trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute réparation était +impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son +pareil. + +Sur l'invitation du prince, je m'étais assis dans un coin sur un +tabouret où je ne demandais pas mieux que de rester inaperçu à +écouter les propos de ces hommes. + +C'était chez tous la même verve extravagante, assaisonnée de +nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une +différence: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours +une sorte d'humour dans leurs exagérations, Francis tendait +toujours à la méchanceté et le Prince à l'éloge de soi. + +Finalement on se mit à parler de musique. + +Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement détourné les +propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui +quel était mon goût et voulut absolument me faire asseoir devant +un petit piano, tout incrusté de nacre, qui se trouvait dans un +coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il +chantait. + +Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre: +_L'Anglais ne triomphe que pour sauver_. + +Il le chanta d'un bout à l'autre avec une assez belle voix de +basse. + +Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent +vigoureusement quand il eut fini. + +-- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigté excellent et +je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de +l'Opéra, disait l’autre jour qu'il aimerait mieux me céder son +bâton qu'à n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici +Charité Fox. C'est bien extraordinaire. + +Il s'était élancé avec une grande vivacité pour aller donner une +poignée de mains à un personnage d'une tournure remarquable qui +venait d'entrer. + +Le nouveau venu était un homme replet, solidement bâti, vêtu avec +une telle simplicité qu'elle allait jusqu'à la négligence. + +Il avait des manières gauches et marchait en se balançant. + +Il devait avoir dépassé la cinquantaine et sa figure cuivrée aux +traits durs était déjà profondément ridée, soit par l'âge, soit +par les excès. + +Je n'ai jamais vu de traits où les caractères de l'ange et ceux du +démon soient si visiblement unis. + +En haut c'était le front haut, large du philosophe; puis des yeux +perçants, spirituels sous des sourcils épais, denses. + +En bas était la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en +gros bourrelets sur sa cravate. + +Ce front, c'était celui de l'homme d'État, Charles Fox, le +penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti +libéral pendant les vingt années les plus hasardeuses de son +existence. + +Cette mâchoire, c'était celle de l'homme privé, Charles Fox, le +joueur, le libertin, l'ivrogne. + +Toutefois, il n'ajouta jamais à ses vices le pire des vices, +l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi à découvert que ses +qualités. On eût dit que, par un bizarre caprice, la nature avait +réuni deux âmes dans un seul corps et que la même constitution +contînt l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siècle. + +-- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la +main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquête. +-- Au diable, Charlie, vous savez que je coule à fond ou surnage +avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig. + +Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'était pas +convaincu jusqu'à ce point-là que le Prince fût aussi constant +dans ses principes. + +-- Pitt est allé à vous, Sir, à ce que l'on m'a dit. + +-- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire à la vue de +ce museau pointu qui cherche continuellement à fouiller dans mes +affaires. Lui et Addington se sont remis à éplucher mes dettes. +Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mépris pour moi qu'il +ne se conduirait pas autrement. + +Je conclus, d'après le sourire qui voltigeait sur la figure +expressive de Sheridan, que c'était justement ce qu'avait fait +Pitt. Mais ils se jetèrent à corps perdu dans la politique, non +sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de +marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau. + +Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour à tour +l'objet des malédictions du Prince, en dépit des excellents +conseils qu'il m'avait donnés vis-à-vis de la Constitution +anglaise. + +-- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'état de m'occuper de +mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites à payer à de +vieux domestiques et autres choses du même genre et j'ai grand- +peine à gratter l'argent nécessaire pour ces choses-là. Cependant +mon... + +En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air +important. + +«Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt +remboursable à la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour +vous, ni pour moi, Charlie. Nous commençons à grossir +monstrueusement. + +-- La goutte m'empêche de prendre le moindre exercice, dit Fox. + +-- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en +ôte, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas à nous voir, +Tregellis, que nous ayons été capables de tout ce que nous avons +fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh! +Charlie? + +Fox sourit et hocha la tête! + +«Vous vous rappelez comment, nous sommes arrivés en poste à +Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, +Tregellis. Nous avons enfermé les postillons sous le siège, et +nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi +le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa +barrière sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit +bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire à un boxeur +de profession et s'est empressé de nous ouvrir le chemin. + +-- À propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne à la +Fantaisie un souper à l’hôtel la «Voiture et des Chevaux» vendredi +prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez à la +ville, on serait très heureux si vous condescendiez à faire un +tour parmi nous. + +-- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle où Tom Tyne, le tailleur, +a tué Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai juré de n'en plus +voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. +Naturellement je me suis trouvé incognito aux environs du ring, +mais jamais comme Prince de Galles. +-- Nous serions immensément fiers, si vous vouliez bien venir +incognito à notre souper, Sir. + +-- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous +serons à Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous +savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte +de Chester. + +-- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon +oncle. + +-- À propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un +pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a- +t-il de vrai dans cela? + +-- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier +de livres. Il s'est entiché de ce nouveau boxeur de Winchester, +Crab Wilson, et moi j'ai à trouver un homme capable de le battre. +N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, à environ treize +stone (52 kilos). + +-- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse +d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des +coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sûr +en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse +battre Wilson le Crabe de Gloucester? + +Je fus stupéfait de voir quel intérêt, quelle compétence tous ces +grands personnages témoignaient au sujet du ring. + +Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des +principaux boxeurs de l'époque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam +le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si +obscur dont ils ne connussent en détail les prouesses et l'avenir. + +On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de +leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur à frapper, de leur +constitution. + +Qui donc, à voir Sheridan et Fox occupés à discuter si vivement si +Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, était en état ou non de +se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait +devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que +l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des +comédies les plus spirituelles et d'un des discours les plus +éloquents de sa génération? + +Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetés dans la +discussion. + +Fox, qui avait une haute opinion des qualités de Wilson le Crabe, +estima que la seule chance qu'eût mon oncle, était de réussir à +faire reparaître le vieux champion sur le terrain. + +-- Il est peut-être lent à se déplacer sur ses quilles, mais il +combat avec sa tête, et ses coups valent les ruades de cheval. +Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la +première mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des +spectateurs. S'il n'est pas absolument vanné, Tregellis, il est +votre espoir. + +Mon oncle haussa les épaules. + +-- Si le pauvre Avon était ici, nous pourrions faire quelque chose +grâce à lui, car il avait été le patron de Harrison, et cet homme +lui était dévoué. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et +maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le +malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre +et je dois me mettre à sa recherche. Je remercie Votre Altesse +Royale pour la bonté qu'elle a eue de recevoir mon neveu de façon +aussi bienveillante. +-- À vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra +quoi qu'il arrive que j'aille à la ville, car il y a un pauvre +diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a +écrit dans sa détresse. Si je peux réunir quelques centaines de +livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr +Stone, la vie entière s'ouvre devant vous, et j'espère qu'elle +sera telle que votre oncle puisse en être fier. Vous honorerez le +roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez- +moi bien, évitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que +l'honneur est chose sacrée. + +Et j'emportai ainsi l'impression dernière que me laissèrent sa +figure pleine de sensualité, de bonhomie, sa haute cravate, et ses +larges cuisses vêtues de basane. + +Nous traversâmes de nouveau les chambres singulières avec leurs +monstres dorés. Nous passâmes entre la haie somptueuse des valets +de pied et j'éprouvai un certain soulagement à me retrouver au +grand air, en face de la vaste mer bleue et à recevoir sur la +figure le souffle frais de la brise du soir. + + +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON + + +Mon oncle et moi, nous nous levâmes de bonne heure, le lendemain, +mais il était d'assez méchante humeur, n'ayant aucune nouvelle de +son domestique Ambroise. + +Il était bel et bien devenu pareil à ces sortes de fourmis dont +parlent les livres, et qui sont si accoutumées à recevoir leur +nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand +elles sont livrées à elles-mêmes. + +Il fallut l'aide d'un homme procuré par le maître d'hôtel et du +domestique de Fox, qui avait été envoyé là tout exprès, pour que +mon oncle pût enfin terminer sa toilette. + +-- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il +eut fini de déjeuner. Je ne suis pas en mesure d'être battu. +Regardez par la fenêtre et dites-moi si les Lade sont en vue. + +-- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un +attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siège. + +-- Notre tandem est-il sorti? + +-- Il est à la porte. + +-- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme +jamais vous n'en avez vu. + +Il s'arrêta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de +conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers. + +-- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en +arrière ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez +vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le +comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curaçao comme à +l'ordinaire! Allons, mes chéries, vous en aurez tout votre saoul, +avant que d'être arrivées au pont de Westminster. + +-- Dois-je placer le nécessaire de toilette? demanda le maître +d'hôtel. + +Je vis l’embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il +resta fidèle à ses principes. + +-- Mettez-le sous le siège, le siège de devant, dit-il. Mon neveu, +il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. +Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si +vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez +cette sous-ventrière, Thomas. Avez-vous graissé les moyeux comme +je vous l'avais recommandé? Très bien. Alors, montez, mon neveu, +nous allons les voir partir. + +Un véritable rassemblement s'était formé dans l'ancienne place: +hommes, femmes, négociants en habit de couleur foncée, _beaux_ de +la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-là, +bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle étaient +les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match +entre eux était un événement assez considérable pour défrayer les +conversations pendant longtemps. + +-- Le Prince sera fâché de n'avoir point assisté au départ, dit +mon oncle. Il ne se montre guère avant midi. Ah! Jack, bonjour. +Votre serviteur, madame. Voici une belle journée pour un voyage en +voiture. + +Comme notre tandem venait se ranger côte à côte avec le «four-in- +hand», avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la +soie au soleil, un murmure d'admiration s'éleva de la foule. + +Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le +harnachement de la même nuance, réalisait le fouet corinthien, +pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, +son chapeau blanc, sa figure grossière et halée aurait pu figurer +en bonne place dans une réunion de professionnels, rangés sur une +même ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisât de +deviner en lui un des plus riches propriétaires fonciers de +l'Angleterre. + +C'était un siècle d'excentriques et il avait poussé ses +originalités à un point qui surprenait même les plus avancés, en +épousant la maîtresse d'un fameux détrousseur de grands chemins, +lorsque la potence était venue se dresser entre elle et son amant. + +Elle était perchée à côté de lui, ayant l'air extrêmement chic en +son chapeau à fleurs et son costume gris de voyage, et, devant +eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur +lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorés autour de +leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la +poussière de leurs sabots dans leur impatience de partir. + +-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de +Westminster, quand il se sera écoulé un quart d'heure. + +-- Je parie cent autres livres que nous vous dépasserons, répondit +mon oncle. + +-- Très bien, voici le moment. Bonjour. + +Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses rênes, salua de +son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle +de la place avec une habileté pratique qui fit éclater les +applaudissements de la foule. + +Nous entendîmes s'affaiblir les bruits des roues sur le pavé +jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans l'éloignement. + +Le quart d'heure, qui s'écoula jusqu'au moment où le premier coup +de neuf heures sonna à l'horloge de la paroisse, me parut un des +plus longs qu'il y ait eus. + +Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siège, mais la +figure calme et pâle et les grands yeux bleus de mon oncle +exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s'il eut été +le plus indifférent des spectateurs. + +Mais il n'en était pas moins attentif. Il me sembla que le coup de +cloche et le coup de fouet fussent partis en même temps, non point +en s’allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tête qui +nous lança à une allure furieuse, à grand bruit, sur notre +parcours de cinquante milles. + +J'entendis un grondement derrière nous. Je vis les lignes fuyantes +des fenêtres garnies de figures attentives. Des mouchoirs +voltigèrent. + +Puis nous fûmes bientôt sur la belle route blanche, qui décrivit +sa courbe en avant de nous, bordée de chaque côté par les pentes +vertes des dunes. + +J'avais été muni d'une provision de shillings pour que les gardes- +barrières ne nous arrêtassent pas, mais mon oncle tira sur la +bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie +difficile de la route qui se termina à la côte de Clayton. + +Alors, il les laissa aller. +Nous franchîmes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. +C'est à peine si l’on entrevit, en passant, le cottage jaune où +vivaient ceux qui m'étaient si chers. + +Jamais je n'avais voyagé à une telle allure, jamais je n'ai +ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs +qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques bêtes qui +devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous +leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture, qui +bondissait, volait derrière elles. + +-- Il y a une longue côte de quatre milles d'ici à Hand Cross, dit +mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je +les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes bêtes +aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils +galoperaient jusqu'à ce qu'ils tombent, si j'étais assez brute +pour les laisser faire. Levez-vous sur le siège, mon neveu, et +dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres. + +Je me dressai, en m'aidant de l'épaule de mon oncle, mais sur une +longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-être, je n'aperçus +rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_. + +-- S'il a fait galoper ses bêtes sur toutes ces montées, elles +seront à bout de forces avant d'arriver à Croydon. + +-- Ils sont quatre contre deux. + +-- J'en suis bien sûr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et +bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux à dévorer l'espace +comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas où sont les tours. +Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant +que nous abordons la montée, mon neveu. Regardez-moi l'action de +ce cheval de tête: avez-vous jamais vu rien de plus aisé, de plus +beau? +Nous montâmes la côte au petit trot mais, même à cette allure, +nous vîmes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture +énorme aux larges roues, à la capote de toile, s'arrêter pour nous +regarder d'un air ébahi. Tout près Hand Cross, on dépassa la +diligence royale de Brighton qui s'était mise en route dès sept +heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui +marchaient dans la poussière et qui nous applaudirent au passage. + +À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieux propriétaire de +l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'épices, mais +maintenant la pente était en sens inverse et nous nous mîmes à +courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots. + +-- Savez-vous conduire, mon neveu? + +-- Très peu, monsieur. + +-- On ne saurait apprendre à conduire sur la route de Brighton. + +-- Comment cela, monsieur? + +-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'à les laisser +aller et elles m'auront bientôt amené dans Westminster. Il n'en a +pas toujours été ainsi. Quand j'étais tout jeune, on pouvait +apprendre à manoeuvrer ses vingt yards de rênes, ici tout comme +ailleurs. Il n'y a réellement pas de nos jours de belles occasions +de conduire, plus au sud que le comté de Leicester. Trouvez-moi un +homme capable de faire marcher ou de retenir ses bêtes sur le +parcours d'un vallon du comté d’York, voilà l'homme dont on peut +dire qu'il a été à bonne école. + +Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du +village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes +rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de +même de bonnes occasions de bien conduire sur la route. + +À chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour découvrir +nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter +beaucoup, et il s'occupait à me donner des conseils, où il mêlait +tant de termes du métier que j'avais de la peine à le comprendre. + +-- Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il, sans quoi elles +risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait +l'éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté. Mais, si +vous tenez à mettre quelque animation dans votre voiture, +arrangez-vous pour que votre mèche cingle justement celui qui en a +besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air après qu'elle a +touché. J'ai vu un conducteur réchauffer les côtes à un voyageur +de l'impériale derrière lui, chaque fois qu'il essayait de toucher +son cheval de côté. Je crois que ce sont eux qui soulèvent cette +poussière par-là bas. + +Une longue étendue de route se dessinait devant nous, rayée par +les ombres des arbres qui la bordaient. + +À travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux traînait +lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous. + +Au-delà se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par- +dessus sa silhouette olive, s'élevait un tourbillon blanc, qui se +déplaçait rapidement, comme une traînée de nuages par un jour de +bise. + +-- Oui, oui, ce sont eux, s'écria mon oncle, et il est impossible +que d'autres voyagent de ce train-là. Allons, neveu, nous aurons +fait la moitié du chemin, lorsque nous aurons franchi le môle au +pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures +quatorze minutes. Le prince a fait le parcours à Carlton House +avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La +première moitié est la plus pénible et nous pourrons gagner du +temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance +d'ici à Reigate. + +Et l’on se lança à fond. + +On eût dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce +flocon blanc qui était en avant. Elles s'allongeaient comme des +lévriers. + +Nous dépassâmes un phaéton à deux chevaux qui se rendait à Londres +et nous le laissâmes derrière comme s'il eut été immobile. + +Les arbres, les clôtures, les cottages défilaient confusément à +nos côtés. + +Nous entendîmes les gens jeter des cris dans les champs, +convaincus que c'était un attelage affolé. + +La vitesse s'accélérait à chaque instant. Les fers faisaient un +cliquetis de castagnettes. Les crinières jaunes voltigeaient, les +roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets +craquaient, gémissaient pendant que la voiture oscillait et se +balançait au point que je dus me cramponner à la barre de côté. + +Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous +aperçûmes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de +Reigate dans la dépression qui était devant nous. + +-- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt +minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un +peu d'eau au «Lion Rouge» ne leur fera pas de mal. Palefrenier, +est-il passé un _four-in-hand_ rouge? + +-- Vient de passer à l'instant. + +-- À quelle allure? + +-- Au triple galop, monsieur. A accroché la roue d'une voiture de +boucher au coin de la Grande-Rue et a été hors de vue avant que le +garçon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurté. + +-- Z-z-zack! fit la longue mèche. + +Et nous voila repartis à toute volée. + +C'était jour de marché à Red Hill. + +La route était encombrée de charrettes de légumes, de bandes de +boeufs des chars à bancs des fermiers. + +C'était un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser à travers +cette mêlée. + +Nous ne fîmes que traverser la place du marché, parmi les cris des +hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles. + +Puis, nous fûmes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la +longue et raide descente de la route de Red Hill. + +Mon oncle brandit son fouet, en lançant le cri perçant de l'homme +qui voit ce qu'il cherchait. + +Le nuage de poussière roulait sur la pente en face de nous, et au +travers, nous entrevîmes vaguement le dos de nos adversaires ainsi +qu'un éclair de cuivres polis et une ligne écarlate. + +-- La partie est à moitié gagnée, mon neveu. Maintenant, il s'agit +de les dépasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty +n'a-t-elle pas chaviré? + +Le cheval de tête était pris d'une boiterie soudaine. + +En un instant, nous fûmes à bas de la voiture, à genoux près de +lui. + +Ce n'était qu'une pierre qui s'était enfouie entre la fourchette +et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la +déloger. + +Lorsque nous reprîmes nos places, les Lade avaient contourné la +courbure de la côte et étaient hors de vue. + +-- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas +nous échapper. + +Pour la première fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il +s'était borné à faire voltiger le fouet au-dessus de leur tête. + +-- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons +nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet. + +Les juments commençaient à donner des signes d'épuisement. + +Leur respiration était courte et rauque. Leurs belles robes +étaient collées par la moiteur. + +Au sommet de la côte, elles reprirent pourtant leur bel élan. + +-- Où diable sont-ils passés? s'écria mon oncle. Pouvez-vous +apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu? + +Nous avons devant nous un long ruban blanc parsemé de voitures et +de charrettes allant de Croydon à Red Hill, mais du gros _four-in- +hand_ rouge, pas le moindre indice. + +-- Les voilà! ils se sont dérobés! ils se sont dérobés! cria-t-il +en dirigeant les juments vers une route de traverse qui +s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue. + +Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite +apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient +d'efforts. + +Nos juments allongèrent leur allure et la distance qui nous +séparait d'eux commença à diminuer lentement. Je vis que je +pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que +je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par +distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de +notre côté. + +-- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone à +Warlingham, dit mon oncle. Il aura jugé, à ce qu'il me semble, +qu'il gagnerait du temps à quitter la route des voitures de +maraîchers. Mais nous, nous avons une maudite colline à doubler. +Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe. + +Pendant qu'il parlait, je vis tout à coup disparaître les roues du +_four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes +placées sur le siège et cela aussi brusquement, aussi promptement +que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque +escalier. + +Un moment après nous étions arrivés au même endroit. + +La route s'étendait en bas de nous, raide, étroite, descendant en +longs crochets dans la vallée. Le _four-in-hand_ dégringolait par- +là de toute la vitesse de ses chevaux. + +-- Je m'en doutais, s'écria mon oncle, puisqu'il n'use pas de +serre-frein, pourquoi en userais-je? À présent, mes chéries, un +bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de +notre arrière-train. + +Nous passâmes par-dessus la crête et descendîmes à une allure +enragée la côte où la grosse voiture rouge roulait devant nous +avec un bruit de tonnerre. + +Nous étions déjà dans son nuage de poussière, si bien que nous +pouvions à peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge +sale qui se balançait en roulant, mais dont le contour devenait de +plus en plus net à chaque foulée. + +Nous entendions aisément le claquement du fouet en avant de nous, +ainsi que la voix perçante de Lady Lade qui encourageait les +chevaux. + +Mon oncle était très calme, mais un coup d'oeil de côté que je +lançai sur lui, me fit voir ses lèvres pincées, ses yeux brillants +et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pâles. + +Il n'était nullement nécessaire de presser les juments, car elles +avaient déjà pris une allure qu'il eut été impossible de modérer +ou de régler. + +La tête de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de +derrière, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent +yards on ne gagna pas un pouce. + +Alors, d'un nouvel élan, le cheval de tête se plaça côte à côte +avec le cheval noir du côté de la roue, et notre roue de devant se +trouva à moins d'un pouce de leur roue de derrière. + +-- En voilà de la poussière, dît tranquillement mon oncle. + +-- Éventez-les, Jack, éventez-les, cria la dame. + +Il se dressa et cingla ses chevaux. + +-- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui +attend quelqu'un. + +Nous étions parvenus à nous placer exactement sur la même ligne +qu'eux et les roues de devant vibraient à l'unisson. Il n'y avait +pas six pouces de trop dans la route et, à chaque instant, je +m'attendais à entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme +nous sortions de la poussière, je pus voir devant nous, et mon +oncle, le voyant aussi, se mit à siffler entre les dents. + +À deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont +avec des poteaux et des barres de bois de chaque côté. La route se +rétrécissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il était évidemment +impossible à deux voitures de passer de front. Il fallait que +l'une cédât la place à l'autre. Déjà nos roues étaient à la +hauteur de leurs chevaux. + +-- Je suis en tête, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade. + +-- Jamais de la vie, hurla celui-ci. +-- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. +Tapez à tour de bras. + +Il me parut que nous étions lancés ensemble dans l'éternité. + +Mais mon oncle fit la seule chose qui fût capable de nous sauver. + +Grâce à un effort désespéré, nous pouvions encore dépasser la +voiture juste en face de l'entrée du pont. + +Il se dressa, fouetta vigoureusement à droite et à gauche les +juments, qui, affolées par cette sensation inconnue de douleur se +lancèrent avec une fureur extrême. + +Nous descendîmes à grand bruit, criant tous ensemble à tue-tête +dans une sorte de folie passagère, à ce qu'il me semble, mais nous +avancions quand même d'une façon constante et nous étions déjà +parvenus en avant des chevaux de tête, quand nous nous élançâmes +sur le pont. Je jetai un regard en arrière sur la voiture. Je vis +Lady Lade grinçant de toutes ses petites dents blanches, se jeter +elle-même en avant et tirer des deux mains sur les rênes de côté. + +-- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer. + +Si elle avait exécuté cette manoeuvre un instant plus tôt, nous +nous serions heurtés violemment contre le parapet de bois, nous +l'aurions abattu pour être précipités dans le profond ravin qui +s'ouvrait au-dessous. + +Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du +cheval noir qui était en tête qui fut en contact avec notre roue, +mais son avant-train, dont le poids n'était point suffisant pour +nous faire dévier. +Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe +noire. + +Une minute après, nous volions sur la pente de la route. + +Le _four-in-hand_ s'était arrêté. + +Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied à terre, pansaient +ensemble la blessure du cheval. + +-- À votre aise, maintenant, belles petites, s'écria mon oncle en +reprenant sa place sur le siège et en jetant un coup d'oeil par- +dessus son épaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un +tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tête en travers sur la +route! Je ne tolère pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, +il aura de mes nouvelles demain. + +-- C'est la petite dame, dis-je. + +Le front de mon oncle s'éclaircit et il se mit à rire. + +-- C'était la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais dû m'en douter. +Il y a un souvenir du défunt et regretté Jack Seize Cordes dans ce +tour-là. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que +j'envoie à une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer +notre route en rendant grâce à notre bonne étoile de ce qu'elle +nous ramène par-dessus la Tamise sans un os de cassé. + +Nous nous arrêtâmes au «Lévrier» à Croydon où les deux bonnes +petites juments furent épongées, caressées, nourries. + +Après quoi, prenant une allure aisée, on traversa Norbury et +Streatham. + +À la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus +longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacées +jusqu'à se toucher et nous voyageâmes entre deux rangées de +maisons avec des boutiques aux étalages qui en occupent les angles +et où la circulation était d'une activité toute nouvelle pour moi. + +C'était un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant. + +Puis soudain, nous nous trouvâmes sur un large pont au-dessous +duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de café noir. +Des péniches aux poupes ventrues allaient à la dérive à sa +surface. + +À droite et à gauche s'allongeait une rangée, çà et là, +interrompue, irrégulière de maisons aux couleurs multiples +s'étendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue. + +-- Ceci est l'édifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en +me le désignant avec son fouet. Les tours noires font partie de +l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grâce? Comment va?... +C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument +à queue tressée. Voici la Trésorerie à gauche, puis les Horse- +Guards, et l'Amirauté à cette porte surmontée de dauphins sculptés +dans la pierre. + +Je me figurais, comme un jeune homme élevé à la campagne que +j'étais, que Londres était simplement une accumulation de maisons, +mais je fus étonné de voir apparaître dans leurs intervalles des +pentes vertes, de beaux arbres à l'aspect printanier. + +-- Oui, ce sont les jardins privés, dit mon oncle, et voici la +fenêtre par où Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit +à l'échafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait +cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les +petites chéries, pour faire honneur à leur maître. Regardez cette +barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la +portière. C'est Pitt qui se rend à la Chambre. Maintenant nous +entrons dans Pall Mail. Ce grand bâtiment à gauche c'est Carlton +House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste séjour +enfumé où il y a une horloge et où les deux sentinelles en habit +rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue +qui porte le même nom. Mon neveu, là se trouve le centre du monde. +C'est dans cette rue que débouche Jermyn Street. Enfin nous voici +près de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq +heures pour venir de la vieille place de Brighton. + + +IX -- CHEZ WATTIER + + +La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street était toute +petite, cinq pièces et un grenier. + +-- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila à quoi se +réduisent les besoins d'un homme sage. + +D'autre part, elle était meublée avec la délicatesse et le goût +qui distinguaient son caractère, si bien que ses amis les plus +opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les +dégoûter de leurs somptueuses demeures. + +Le grenier même, qui était devenu ma chambre à coucher, était la +plus parfaite merveille de grenier qu'on pût imaginer. + +De beaux et précieux bibelots occupaient tous les coins de chaque +pièce. La maison tout entière était devenue un véritable musée en +miniature qui aurait enchanté un connaisseur. + +Mon oncle expliquait la présence de toutes ces jolies choses par +un haussement d'épaules et un geste d'indifférence. + +-- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une +indiscrétion de ma part de dire autre chose. + +À Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait déjà +envoyé. + +Au lieu de dissiper le mystère de sa disparition, il ne fit que le +rendre plus impénétrable. + +Il était ainsi conçu: +«Mon cher Sir Charles Tregellis, + +«Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient +mis dans la nécessité absolue de quitter votre service d'une +manière aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de +Friar's Oak à Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre +alternative que cette résolution. + +«J'espère, toutefois, que mon absence ne sera peut-être que +passagère. + +«La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le +coffre-fort de la banque Drummond. + +«Votre très obéissant serviteur, + +«AMBROISE.» + +-- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, +dit mon oncle, d'un air mécontent, mais que diable a-t-il pu lui +arriver qui l'ait obligé à me quitter lorsque nous descendions la +côte au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son +pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis +désolé. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions +venir Weston pour vous équiper. Ce n'est pas le rôle d'un +gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir +trouver le gentleman. Jusqu'à ce que vous ayez vos habits, il +faudra rester en retraite. + +La prise des mesures fut une cérémonie des plus solennelles et des +plus sérieuses, mais ce ne fut rien encore à côté de l'essayage, +qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut véritablement au +supplice pendant que chaque pièce du vêtement était mise en place +et que lui et Weston discutaient à propos de la moindre couture, +des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, +à force de pirouetter devant eux. + +Puis, au moment où je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr +Brummel qui promettait d'être plus difficile encore que mon oncle, +et il fallut rebattre à fond toute l'affaire entre eux. + +C'était un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, +un teint clair, des cheveux châtains et de petits favoris roux. + +Ses manières étaient langoureuses, son accent traînant, et tout en +éclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il +lui manquait cet air viril et décidé qui perçait à travers tout ce +qu'affectait mon parent. + +-- Comment? Georges, s'écria mon oncle, je vous croyais avec votre +régiment? + +-- J'ai renvoyé mes papiers, dit l'autre avec son accent traînant. + +-- Je me doutais que cela finirait ainsi. + +-- Oui, le dixième avait reçu l'ordre de partir pour Manchester et +on ne devait compter guère que je me rendrais en un tel endroit. +Enfin, j'ai trouvé un major monstrueusement butor. + +-- Comment cela? + +-- Il supposait que j'étais au fait de cet absurde exercice, +Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose +dans l'esprit. Je n'éprouvais aucune difficulté à trouver ma place +à la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris +de puce et j'avais remarqué que ma place était juste devant lui. +Cela m'épargnait une infinité d'ennuis. Mais l'autre jour, quand +je vins à la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une +autre, sans pouvoir parvenir à découvrir mon homme au gros nez. +Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je +l'aperçois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement +mis devant lui. Il parait qu'il avait été mis là pour garder la +place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je +n'entendais rien à mon métier. + +Mon oncle se mit à rire et Brummel à me regarder des pieds à la +tête, avec ses grands yeux d'homme difficile. + +-- Voilà qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des +nuances tout à fait convenables pour un vêtement. Mais un gilet à +fleurs aurait été mieux. + +-- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacité. + +-- Mon cher Tregellis, vous êtes infaillible en fait de cravates, +mais vous me permettrez d'avoir ma manière de juger en fait de +gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques +fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection +dont il a besoin. + +Ils discutèrent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de +nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de +moi, la tête penchée, le lorgnon fiché dans l'oeil. + +J'éprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre +d'accord au moyen d'un compromis. + +-- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ébranlât votre +confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit +Brummel avec un grand sérieux. +Je lui promis qu'il n'en serait rien. + +-- Si vous étiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez à +mon goût, mais tel que vous voilà, vous ferez fort bonne figure. +L'année dernière, il vint à la ville un jeune cousin qu'on +recommandait à mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun +conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans +Saint-James street, vêtu d'un habit de couleur tabac à priser qui +avait été coupé par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. +Naturellement, je savais ce que je me devais à moi-même. Je le +regardai de haut en bas. Cela suffit à mettre fin à ses projets de +réussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur +Stone? + +-- Du Sussex, monsieur. + +-- Du Sussex? Ah! c'est là que j'envoie blanchir mon linge. Il y a +une personne qui s'entend parfaitement à empeser et qui demeure +près de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises à la fois. Quand +on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son +attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son +blanchissage. Mais je serais énormément ennuyé s'il me fallait y +vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire? + +-- Vous ne chassez pas, Georges? + +-- Quand je chasse, c'est à la femme. Mais sûrement, Charles, vous +ne donnez pas dans les chiens. + +-- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier. + +-- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roulé +Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai +avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit +trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et +il fut obligé de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement +peut-on trouver à courir de tous côtés au milieu d'une foule de +paysans crasseux qui galopent. Chacun son goût, mais avec une +fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à la table de +Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps +sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plumé +Montague le brasseur? + +-- Je n'étais pas à la ville. + +-- Je lui ai gagné huit mille livres en une séance: «Désormais, +monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bière.» +«Toute la canaille de Londres en boit», m'a-t-il répondu. C'était +une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent +pas perdre avec grâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de +King quelques petits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté? +Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club +ou au Mail, sans doute? + +Et il s'en alla à petits pas à ses affaires. + +-- Ce jeune homme est destiné à prendre ma place, dit gravement +mon oncle après le départ de Brummel. Il est très jeune, il n'a +pas d'ancêtres et il s'est frayé la route par son aplomb +imperturbable, son goût naturel et l'extravagance de son langage. +Il n'a pas son pareil pour être impertinent avec la plus parfaite +politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter les +sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces +matins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence +avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai +convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra +plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang +après n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet +habillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, si +vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis +et je vous montrerai quelque peu la ville. +Comment décrire tout ce que nous vîmes, tout ce que nous fîmes +dans cette charmante journée de printemps? + +Pour moi, il me semblait que j'étais transporté dans un monde +féerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant +magicien en habit à large col et à longues basques qui m'en +faisait les honneurs. + +Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, +leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit +de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un +pas pressé, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez +bouleversé le nid d'un coup de canne. + +Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangées infinies +de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles. + +Puis, nous descendîmes par le Strand où la cohue était plus dense +encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar, pénétrant ainsi dans la +Cité, bien que mon oncle me priât de n'en parler à personne: il ne +tenait pas à ce que cela fût su dans le public. + +Là je vis la Bourse et la Banque et le café Lloyd avec ses +négociants en habits bruns, aux figures âpres, les employés +toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriers actifs. + +C'était un monde bien différent de celui que nous avions quitté, +celui du West-End, le monde de l'énergie et de la force, où le +désoeuvré et l'inutile n'eussent pas trouvé place. + +Malgré mon jeune âge, je compris que la puissance de la Grande- +Bretagne était là, dans cette forêt de navires marchands, dans les +ballots que l'on montait par les fenêtres des magasins, dans ces +chariots chargés qui grondaient sur les pavés de galets. +C'était là, dans la cité de Londres, que se trouvait la racine +principale qui avait donné naissance à l'Empire, à sa fortune au +magnifique épanouissement. + +La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais +l'esprit d'entreprise que recèle cet espace d'un mille ou deux en +carré ne saurait changer, car s'il se flétrit, tout ce qui en est +issu est condamné à se flétrir également. + +Nous lunchâmes chez Stephen, l'auberge à la mode, dans Bond +Street, où je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle +qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue. + +De là nous allâmes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez +Brookes où était le grand club whig, et enfin on retourna chez +Wattier où se donnaient rendez-vous pour jouer les gens à la mode. + +Partout, je vis les mêmes types d'hommes à tournures raides, aux +petits gilets. + +Tous témoignaient la plus grande déférence à mon oncle et, pour +lui être agréable, m'accueillaient avec une bienveillante +tolérance. + +Les propos étaient toujours dans le genre de ceux que j'avais déjà +entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la santé +du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui +paraissait prête à éclater de nouveau, des courses de chevaux et +du ring. + +Je m'aperçus ainsi que l'excentricité était là aussi à la mode, +comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous +regardent encore aujourd'hui comme une nation de toqués, c'est +sans doute une tradition qui remonte à l'époque où les seuls +voyageurs qu'il leur arrivât de voir appartenaient à la classe +avec laquelle je me trouvais alors en contact. + +C'était un âge d'héroïsme et de folie. + +D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appelé au +premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'État +tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington. + +Nous étions grands par les armes et nous n'allions guère tarder à +l'être dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps +les plus grandes puissances de l'Europe. + +D'autre part, un grain de folie réelle ou simulée était un +passeport qui vous ouvrait les portes fermées devant la sagesse ou +la vertu. + +L'homme qui était capable d'entrer dans un salon en marchant sur +les mains, l'homme qui s'était limé les dents afin de siffler +comme un cocher, l'homme qui pensait toujours à haute voix de +façon à tenir toujours ses hôtes dans un frisson d'appréhension, +tels étaient les gens qui arrivaient sans peine à se placer au +premier plan de la société de Londres. + +Et il n'était pas possible de tracer une distinction entre +l'héroïsme et la folie, car bien peu de gens étaient capables +d'échapper entièrement à la contagion de l'époque. + +En un temps où le Premier était un grand buveur, le leader de +l'opposition un débauché, où le prince de Galles réunissait ces +attributs, on aurait eu grand peine à trouver un homme dont le +caractère fût également irréprochable en public et dans sa vie +privée. + +En même temps, cette époque-là, avec tous ses vices, était une +époque d'énergie et vous serez heureux si dans la vôtre le pays +produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et +Wellington. + +Ce soir-là, comme j'étais chez Wattier, auprès de mon oncle, sur +un de ces sièges capitonnés de velours rouge, l’on me montra un de +ces types singuliers dont la renommée et les excentricités ne sont +point encore oubliées du monde contemporain. + +La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses +lustres, était bondée de ces citadins au sang vif, à la voix +bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas +blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux +à ressort sous le bras. + +-- Ce vieux gentleman à figure couperosée, aux jambes grêles, me +dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait +un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le +comte Taafe, et il a envoyé un message à cinquante milles de +distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en +mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause, +est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le +prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir +déclaré et retiré la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le +capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en +matière d'entraînement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles +en vingt et une heures. Vous n'avez qu'à regarder ses mollets pour +vous convaincre que la nature l'a fait exprès pour cela. Il y a +ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet à fleurs qui est +debout près du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage +de Jérusalem en long habit bleu, bottes à l'écuyère et gants de +peau. + +-- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout étonné. +-- Parce que c'était sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l’a +fait entrer dans la société, ce qui vaut mieux que d'être entré à +Jérusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez +aquilin. C'est l'homme qui se lève tous les jours à six heures du +soir et à la cave la mieux pourvue de tabac à priser de l'Europe. +C'est lui qui a ordonné à son domestique de mettre une demi- +douzaine de bouteilles de sherry à côté de son lit et de le +réveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est +capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter +avec un évêque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est +le général Scott qui vit de pain grillé et d'eau et qui a gagné +deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord +Blandfort qui, l'autre jour, a payé dix-huit cents livres un +exemplaire de Boccace. Soir, Dudley. + +-- Soir, Tregellis. + +Un homme d'un certain âge, à l'air hagard, s'était arrêté devant +nous et me toisait des pieds à la tête. + +-- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramassé à la campagne, +murmura-t-il. Il n'a pas une tournure à lui faire honneur. Quitté +la ville, Tregellis? + +-- Pendant quelques jours. + +-- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard +endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les +pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas à enrayer. + +Il hocha la tête et s'éloigna. + +-- Il ne faut pas prendre l'air mortifié, dit mon oncle en +souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser +tout haut. On s'en fâchait souvent, mais on n'y fait plus +d'attention maintenant. Tenez, la semaine dernière, comme il +dînait chez Lord Elgin, il a prié la compagnie d'agréer ses +excuses pour la mauvaise qualité de la cuisine. Comme vous le +voyez, il se croyait à sa propre table. Cela lui donne une place à +part dans la société. C'est à lord Harewood qu'il s'est cramponné +pour le moment. La particularité de Harewood, c'est de copier le +prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le +collet de son habit, croyant que la queue commençait à passer de +mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l’homme laid, +comme on le nommait à Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on +surnomme le numéro onze en raison de la minceur de ses jambes. + +-- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je. + +-- Oui, il va venir nous trouver bientôt. Ce jeune homme a +certainement de l'avenir. Remarquez-vous la façon dont il regarde +autour de lui, de dessous ses paupières, comme si c'était par +condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont +insupportables, mais quand elles sont poussées jusqu'aux derniers +extrêmes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges? + +-- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda +Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses +talons. Il s'est sauvé avec la cuisinière de son père et l'a bel +et bien épousée. + +-- Qu'a fait Lord Merton? + +-- Il les a félicités chaleureusement et a reconnu qu'il avait +toujours méconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune +couple et consent à une forte pension, à la condition que la +mariée continue à exercer sa profession. À propos, Tregellis, il +court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier? + +-- Je ne crois pas, répondit mon oncle. Ce serait une faute que +d'accabler une seule personne sous des attentions que tant +d'autres seraient enchantées de se partager. + +-- Ma façon de voir absolument, et exprimée de la manière la plus +heureuse! s'écria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de +coeurs pour donner à un seul l’ivresse du ravissement? Je pars la +semaine prochaine pour le continent. + +-- Les recors, demanda un de ses voisins. + +-- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner +l'agrément et l'instruction. En outre, il est nécessaire d'aller à +Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour +qu'une nouvelle guerre éclate, il serait bon de s'en assurer une +provision. + +-- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir à +coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. +Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. +En 93, quand la guerre a éclaté, j'en ai été privé pendant neuf +ans. Si je n'avais pas loué un lougre tout exprès pour en +introduire en contrebande, j'aurais peut-être été réduit à notre +cuir tanné d'Angleterre. + +-- Les Anglais sont supérieurs pour fabriquer un fer à repasser ou +un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de délicatesse est +hors de leur portée. + +-- Nos tailleurs sont bons, s'écria mon oncle, mais nos étoffes +laissent à désirer par le goût et la variété. La guerre nous a +rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. +Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former +l'intelligence. L'année dernière, par exemple, je suis tombé sur +de nouvelles étoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, à +Venise. C'était jaune avec les plus jolis chatoiements rouges +qu'on pût trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais +pas voyagé? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela +fit fureur. + +-- Le prince s'en éprit aussi. + +-- Oui, en général, il se conforme à ma direction. L'année +dernière, nous étions habillés d'une façon si semblable qu'on nous +prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis là n'est pas à +mon avantage, mais c'était ainsi. Il se plaint souvent que les +mêmes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je +faire la réponse qui se présente d'elle-même? À propos, Georges, +je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres. + +-- Oui, j'y étais et j'y suis resté environ un quart d'heure. Je +suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis +pas allé plus loin que l'entrée, car une préférence injuste donne +lieu à de la jalousie. + +-- J'y suis allé dès la première heure, dit mon oncle, car j'avais +entendu dire qu'il y aurait des débutantes fort passables. Je suis +toujours enchanté quand je trouve l'occasion de faire un +compliment à quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est +arrivée, mais rarement, car j'ai un idéal que je maintiens bien +haut. + +C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers. + +Pour moi, en les regardant tour à tour, je ne pouvais m'imaginer +pourquoi ils n'éclataient pas de rire au nez l'un de l'autre. + +Bien loin de là, leur conversation était fort grave et semée d'un +nombre infini de petites révérences. À chaque instant, ils +ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaient des mouchoirs +brodés. +Un véritable rassemblement s'était formé autour d'eux et je +m'aperçus fort bien que cette conversation avait été considérée +comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des +arbitres se disputant l'empire de la mode. + +Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui +de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir +son devant de chemise en batiste à dentelles et agitait ses +manchettes, comme s'il était satisfait de la figure qu'il avait +faite dans la partie. + +Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis que j'écoutais ce cercle +de dandys; et maintenant où sont leurs petits chapeaux, leurs +gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eût pu +faire son noeud de cravate. + +Ils menaient d'étranges existences ces gens-là, et ils moururent +d'étrange façon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres +dans la misère, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres +enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, à +l'étranger, dans une maison de fous. + +-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous +passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet. + +J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangée de petites tables +couvertes de serge verte, autour desquelles étaient assis de +petits groupes. + +À un bout, il y avait une table plus longue d'où partait un +murmure continuel de voix. + +-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, +à moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir +Lothian, j'espère que la chance est de votre côté? +Un homme de haute taille, mince, à figure dure et sévère, s'était +avancé de quelques pas hors de la pièce. + +Sous ses sourcils touffus, pétillaient deux yeux, vifs, gris, +fureteurs. + +Ses traits grossiers étaient profondément creusés aux joues et aux +tempes comme du silex rongé par l'eau. + +Il était entièrement vêtu de noir et je remarquai qu'il avait un +balancement des épaules comme s'il avait bu. + +-- Perdu comme un démon, dit-il d'un ton saccadé. + +-- Aux dés? + +-- Non, au whist. + +-- Vous n'avez pas dû être fortement atteint à ce jeu-là? + +-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent +livres la levée et mille le point, et perdant cinq heures de +suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Mon oncle fut évidemment frappé de l'air hagard qu'avait la +physionomie de l'autre homme. + +-- J'espère que vous n'en êtes pas trop mal en point. + +-- Assez mal. Je n'aime pas trop à parler de cela. À propos, +Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pour cette lutte? + +-- Non. +-- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous +savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en +venez pas au fait. + +-- Si vous fixez une date, j'amènerai mon homme, Sir Lothian, dit +mon oncle avec froideur. + +-- Mettons quatre semaines à partir d'aujourd'hui, si cela vous +convient. + +-- Parfaitement, le 18 mai. + +-- J'espère que d'ici ce jour-là, j'aurai changé de nom. + +-- Comment cela? demanda mon oncle étonné. + +-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon. + +-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle +d'une voix où je remarquai un tremblement. + +-- J'ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croit avoir la preuve +que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer +que parce qu'un assassin se dérobe à la justice... + +-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-là, Sir Lothian, dit +mon oncle d'un ton sec. + +-- Vous étiez là aussi bien que moi: Vous savez qu'il était le +meurtrier. + +-- Je vous répète que vous ne le direz pas. + +Les petits yeux gris et méchants de sir Lothian durent s'abaisser +devant la colère impérieuse qui brillait dans ceux de mon oncle. + +-- Eh bien! Même en laissant cela de côté, il est monstrueux que +le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. +Je suis l'héritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes +droits. + +-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit +mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminué mon +affection pour lui et tant que son sort n'aura pas été établi +d'une manière certaine, je ferai tout mon possible pour que ses +droits à lui soient également respectés. + +-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et +d'avoir l'échiné brisée, répondit sir Lothian. + +Et alors, changeant subitement de manières, il posa la main sur la +manche de mon oncle: + +-- Allons, allons, Tregellis! J'étais son ami autant que vous, +dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu +tard, aujourd'hui, pour nous chamailler à ce propos. Votre +invitation reste fixée à vendredi soir? + +-- Certainement. + +-- J'amènerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons +définitivement les conditions de notre petit pari. + +-- Très bien, sir Lothian. J'espère vous voir. + +Ils se saluèrent. +Mon oncle s'arrêta un instant à le suivre des yeux pendant qu'il +se mêlait à la foule. + +-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur +tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux. + + +X -- LES HOMMES DU RING + + +Ce fut à la fin de ma première semaine passée à Londres, que mon +oncle donna un souper à la Fantaisie, comme c'était l'habitude des +gentlemen de cette époque, qui voulaient faire figure dans ce +public comme Corinthiens et patrons de sport. + +Il avait invité non seulement les principaux champions de +l'époque, mais encore les personnages à la mode qui +s'intéressaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and +Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir +Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres. + +Le bruit s'était déjà répandu dans les clubs que le prince serait +présent et l'on recherchait avec ardeur les invitations. + +La _Voiture et les Chevaux_ était une maison bien connue des gens +de sport. + +Elle avait pour propriétaire un ancien professionnel, pugiliste de +valeur. + +L'aménagement en était primitif autant qu'il le fallait pour +satisfaire le bohémien le plus accompli. + +Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, +voulait que les gens, blasés sur le luxe et la haute vie, eussent +l'air de trouver un plaisir piquant à descendre jusqu'aux degrés +les plus bas de l'échelle sociale. + +Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et +de Haymarket réunissaient-ils souvent sous leurs voûtes enfumées +une illustre compagnie. + +C'était pour ces gens-là un changement que de tourner le dos à la +cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour +aller dîner dans une maison où se réunissaient des +commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire +descendre au moyen d'une pinte d'ale bue à la cruche d'étain. + +Une foule grossière s'était amassée dans la rue pour voir entrer +les champions. + +Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la +traversions. + +À l'intérieur était une pièce tendue de rideaux d'un rouge +d'étain, au sol sablé, aux murs garnis de gravures représentant +des scènes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux +taches brunes, produites par les liqueurs, étaient disposées çà et +là. + +Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards à l'aspect +formidable étaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait +l'air le plus brutal, y était perché balançant les jambes. Devant +eux était un plateau chargé de petits verres et de pots d'étain. + +-- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporté un +peu d'ale, de délie-langues, dit à demi-voix l'hôtelier. J'espère +que vous n'y trouverez pas d'inconvénient. + +-- Vous avez très bien fait, Bob. Comment ça va-t-il, vous tous? +Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis +enchanté de vous voir. + +Les champions se levèrent et ôtèrent leur chapeau à l'exception de +l'individu assis sur la table qui continua à balancer ses jambes +et à regarder très froidement et bien en face mon oncle. + +-- Comment ça va, Berks? + +-- Pas trop mal et vous? + +-- Dites: monsieur, quand vous parlez à un m'sieur, dit Belcher et +aussitôt, donnant une brusque secousse à la table, il lança Berks +presque entre les bras de mon oncle. + +-- Hé Jem, pas de ça! dit Berks d'un ton bourru. + +-- Je vous apprendrai les bonnes manières, Joe, puisque votre père +a oublié de le faire. Vous n'êtes pas ici pour boire du tord- +boyaux dans un sale taudis, mais vous êtes en présence de nobles +personnes, de Corinthiens à la dernière mode, et vous devez vous +régler sur leurs façons. + +-- J'ai été considéré toujours comme une manière de noble +personne, moi-même, dit Berks la langue épaisse, mais si par +hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas... + +-- Voyons, là, Berks, c'est très bien, s'écria mon oncle, qui +avait à coeur d'arranger les choses et de couper court à toute +querelle au début de la soirée. Voici d'autres de nos amis. +Comment ça va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien! +Jackson, vous paraissez avoir gagné immensément. Bonsoir, Lade, +j'espère que Lady Lade ne s'est pas trouvée trop mal de notre +charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air +aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par- +dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous +trouverez ici quelques vieux amis. + +Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se +pressaient dans la pièce, j'avais entrevu la carrure solide et la +face épanouie du champion Harrison. + +Sa vue me fit l'effet d'une bouffée d'air de la dune du Sud qui +avait pénétré jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant +l'huile, et je courus pour lui serrer la main. + +-- Ah! maître Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, +comme je le suppose? Vous êtes si changé qu'on ne vous +reconnaîtrait pas. J'ai bien de la peine à croire que c'est +véritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand +le petit Jim et moi nous étions à l'enclume. Eh! comme vous voilà +beau, pour sûr! + +-- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je +avec empressement. + +-- Votre père est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, +et il me dit que la guerre va éclater de nouveau, et qu'il espère +vous voir à Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici +pour visiter Lord Nelson et se mettre en quête d'un vaisseau. +Votre mère se porte bien. Je l'ai vue dimanche à l'église. + +-- Et Petit Jim? + +La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit. + +-- Il s'était mis sérieusement en tête de venir ici, ce soir, mais +j'avais des raisons pour ne pas le désirer, de sorte qu'il y a un +nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pèse, maître +Rodney. Entre nous, j'ai de très bonnes raisons pour désirer qu'il +reste avec moi et je suis sûr qu'avec sa fierté de caractère et +ses idées, il n'arriverait jamais à retrouver son équilibre une +fois qu'il aurait goûté de Londres. Je l'ai laissé là-bas, avec +une besogne suffisante pour le tenir occupé jusqu'à mon retour +près de lui. + +Un homme de haute taille, de proportions superbes et très +élégamment vêtu, s'avançait vers nous. + +Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main à mon +interlocuteur. + +-- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie résurrection. D'où venez- +vous? + +-- Enchanté de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air +aussi jeune et aussi solide que jamais. + +-- Mais oui, merci, j'ai déposé la ceinture le jour où je n'ai +plus trouvé personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis +à donner des leçons. + +-- Et moi j'exerce le métier de forgeron, par là-bas, dans le +Sussex. + +-- Je me suis souvent demandé pourquoi vous n'avez pas guigné ma +ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme à homme, je suis +très content que vous ne l'ayez pas fait. + +-- Eh bien! C'est très beau de votre part de parler ainsi, +Jackson. Je l'aurais peut-être essayé, mais la bonne femme s'y est +opposée. Elle a été une excellente épouse pour moi, et je n'ai pas +un mot à dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isolé, car +tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps. + +-- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en +palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure étoile +dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fête que +de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous +que je vous engage contre eux? + +Les yeux d'Harrison étincelèrent à cette idée, mais il secoua la +tête. + +-- C'est inutile, Jackson, j'ai promis à ma vieille. Voilà +Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard à belle tournure, à +l'habit si voyant. + +-- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau. + +-- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est près de +lui? Il m'a l'air d'un solide gars. + +-- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le +Crabe. + +Harrison le considéra avec intérêt. + +-- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, +n'est-ce pas? + +-- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman à figure maigre que l'on +voit là-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. +Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, à ce +qu'il paraît. Jem Belcher s'attend à de beaux exploits de la part +de Wilson le Crabe. Voici Tom le frère de Belcher. Il cherche +aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les +gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'étais en train de +parler de votre frère, Jem. + +-- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'était approché. +Pour le moment, il se joue plutôt qu'il ne se bat, mais quand il +aura jeté sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux +qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant +de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en +avons reçu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter +à vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientôt dans leur +pays de l'Ouest. + +-- Voici le Prince, dit Jackson, à un bourdonnement confus qui +vint de la porte. + +Je vis Georges s'avancer à grands fracas avec un sourire +bienveillant sur sa face pleine de bonhomie. + +Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques +Corinthiens pour les lui présenter. + +-- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher à Jackson. Berks +boit du gin à même la cruche et vous savez quel cochon ça fait +quand il est saoul. + +-- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des +autres boxeurs. Quand il est à jeun on ne peut pas dire qu'il est +un charmeur, mais quand il est chargé, il n'y a plus moyen de le +supporter. + +Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait +preuve, avait été choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui +concernait le corps des boxeurs, qui le désignait habituellement +sous le nom de commandant en chef. + +Lui et Belcher s'approchèrent de la table sur laquelle Berks +s'était perché. + +Le coquin avait déjà la figure allumée, les yeux lourds et +injectés. +-- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince +est ici et... + +-- Je ne l'ai pas encore aperçu, dit Berks quittant la table en +chancelant. Où est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait +très fier de le secouer par la main. + +-- Non, pas de ça, Joe, dit Jackson en posant la main sur la +poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage +dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir à votre place. Sinon +nous vous mettrons à un endroit où vous ferez autant de bruit +qu'il vous plaira. + +-- Où est-il cet endroit, patron? + +-- Dans la rue, par la fenêtre. Nous entendons avoir une soirée +tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, +si vous prétendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel. + +-- Doucement, patron, grogna Berks, sûrement j'ai toujours eu la +réputation de me conduire comme il faut. + +-- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tâchez de vous +conduire comme si vous l’étiez. Mais voici que notre souper est +prêt. Le Prince et Lord Sele font leur entrée. Deux à deux, mes +gars, et n'oubliez pas dans quelle société vous êtes. + +Le repas fut servi dans une grande salle où le drapeau de la +Grande-Bretagne et des devises en grand nombre décoraient les +murs. + +Les tables étaient arrangées de façon à former les trois côtés +d'un carré. + +Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince +à sa droite, Lord Sele à sa gauche. Il avait eu la sage précaution +de répartir les places à l'avance, de manière à répartir les +gentlemen parmi les professionnels et à éviter le danger de mettre +côte à côte deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui +avait été récemment vaincu, à côté de son vainqueur. + +Quant à moi, j'avais d'un côté le champion Harrison et de l'autre +un gros gaillard à figure épanouie qui m'apprit qu'il se nommait +Bill War, qu'il était propriétaire d'un public house à l'Unique +Tonne dans Jermyn Street, et qu'il était un des plus rudes +champions de la liste. + +-- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ça me pousse +sur le corps avec une rapidité surprenante. Je devrais me battre à +treize stone huit onces et je suis arrivé au poids de dix-sept. Ce +sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste +derrière le comptoir toute la journée et pas moyen de refuser une +tournée de peur de fâcher un client. Voilà qui a perdu plus d'un +champion avant moi. + +-- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis +fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze +ans. + +-- Chez nous, les uns se mettent à un métier, les autres à un +autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour +leur compte. + +-- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau +milieu d'une tempête de neige par là-bas, du côté de Navestock. Il +conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est +garçon de café à présent. Dick Humphries... il est marchand de +charbon, il a toujours tenu à être distingué. Georges Ingleston +est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit à la campagne, +il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des +jeunes Corinthiens et des étourneaux de bonne famille toujours +devant vous à vous provoquer en face. + +C'était bien le dernier inconvénient auquel, selon moi, fût exposé +un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs +gaillards à figures bovines, qui étaient de l'autre côté de la +table, approuvèrent de la tête. + +-- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que +moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voilà qui entrent dans +mon bar, échauffés par le vin. «C'est vous qui êtes Tom Owen, le +boxeur, que dit l'un d'eux» «À votre service, Monsieur, que je +réponds.» «Eh bien, attrapez ça,» dit-il, et voilà une bourrade +sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, +à travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils +peuvent aller brailler partout qu'ils ont tapé sur Tom Owen. + +-- Est-ce que vous ne leur débouchez pas quelques fioles en +récompense? demanda Harrison. + +-- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: «À présent, +Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas +pour l'amour de l'art, pas plus qu'un médecin ne vous drogue pour +rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches +de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maître, et je vous +promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous +aller sortir d'ici, vous faire gorger à l'oeil par un champion de +poids moyen.» + +-- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. +S'ils mettent une guinée sur le comptoir -- ils n'y manquent pas +quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir +une guinée et je ramasse l'argent. + +-- Mais s'ils ne le font pas. +-- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre +un fidèle sujet de Sa Majesté, le nommé William War. Je les traîne +devant le magistrat le lendemain. Ça leur coûte huit jours ou +vingt shillings. + +Pendant ce temps, le souper avançait à grand train. + +C'était un de ces repas solides et peu compliqués qui étaient à la +mode au temps de nos grands-pères et cela vous expliquera, à +certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces +parents-là. + +De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues +fumées, des pâtés de veau et de jambon, des dindons, des poulets, +des oies, toutes les sortes de légumes, un défilé de sherrys +ardents, de grosses ales, tel était le fond principal du festin. + +C'était la même viande et la même cuisine devant laquelle auraient +pu s'attabler, quatorze siècles auparavant, leurs ancêtres +norvégiens et germains. + +Et à vrai dire, comme je contemplais à travers la vapeur des plats +ces rangées de trognes farouches et grossières, ces larges +épaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu +croire que j'assistais à une de ces plantureuses bombances de +jadis, où les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'à l'os, +puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes à la tête de +leurs captifs. + +Ça et là, la figure plus pâle et les traits aquilins d'un +Corinthien rappelaient de plus près le type normand, mais en +grande majorité ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, +faces d'hommes pour qui la vie était une bataille, évoquaient la +sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que +devaient être ces farouches pirates, ces corsaires qui nous +portaient dans leurs flancs. +Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un à un, chacun +des hommes que j'avais en face de moi, il m'était aisé de voir que +les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas été +les seuls maîtres du terrain, mais que d'autres races s'étaient +montrées capables de produire des combattants dignes de se mesurer +avec les plus forts. + +Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fût +comparable à Jackson ou à Belcher, pour la beauté des proportions +et la bravoure. Le premier était remarquable par la structure +magnifique, l'étroitesse de sa taille, la largeur herculéenne de +ses épaules. Le second avait la grâce d'une antique statue +grecque, une tête dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la +beauté. Il avait dans les reins, les membres, l'épaule, cette +longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilité, +l’activité de la panthère. + +Déjà, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa +physionomie comme une ombre tragique. + +Je pressentais en quelque sorte l'événement qui devait arriver +quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui +fit perdre pour toujours la vue d'un côté. + +Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre +sans lutte. + +Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le détail de ce combat où le +vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'état de +juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes +contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans +l'amertume de sa défaite, on l'entendit exprimer son chagrin au +sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune. + +Si à cette lecture, vous n'êtes pas ému, c'est qu'il doit manquer +en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme. + +Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de +tenir tête à Jackson ou à Jem Belcher, il y en avait d'autres +d'une race, d'un type différents, possédant des qualités qui +faisaient d'eux de dangereux boxeurs. + +Un peu plus loin dans la pièce, j'aperçus la face noire et la tête +crépue de Bill Richmond portant la livrée rouge et or de valet de +pied. + +Il était destiné à être le prédécesseur des Molineaux, des Sutton, +de toute cette série de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette +vigueur de muscle, de cette insensibilité à la douleur qui +caractérisent l'Africain et lui assurent un avantage tout +particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier +d'avoir été le premier Américain de naissance qui eût conquis des +lauriers sur le ring anglais. + +Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui +venait alors de quitter la vie active. + +Il laissait derrière lui une réputation d'élégance, de science +accomplie qui depuis lors, jusqu'à ce jour, n'a point été +surpassée. + +La seule critique qu'on pût lui faire était de ne pas frapper avec +assez de force. C'était certes un reproche qu'on n'eût point +adressé à son voisin, dont la figure allongée, le nez aquilin, les +yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait à +la même vieille race. + +Celui-là, c'était le formidable Sam, le Hollandais qui se battait +au poids de neuf stone six onces, mais néanmoins, possédait une +telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs +consentaient à le patronner contre le champion de quatorze stone, +à la condition qu'ils fussent tous deux liés à cheval sur un banc. + +Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint blême +prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de +Whitechapel s'étaient adonnés à ce sport de leur pays adoptif et +qu'en cette carrière, comme en d'autres plus sérieuses de +l'activité humaine, ils étaient capables de se mesurer avec les +plus forts. + +Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement à me +faire connaître ces célébrités, dont la réputation avait retenti +dans nos plus petits villages du Sussex. + +-- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui +qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite été presque +tué par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout près +de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent après lui sont +aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous +trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, +mais ils sont terriblement traîtres. Ce petit gaillard à figure +narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle +l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne +pèse que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un géant. +Il n'a jamais été battu, et il n'y a personne, ayant son poids à +un stone près, qui soit capable de le battre, excepté le seul Sam +le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la même couvée, +un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce +personnage à l'air comme il faut, et qui mange avec une +fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, à cela près +que la bosse de son nez n'est pas tout à fait à sa place, c'est +Dick Humphries, le même qui était le Coq des poids moyens jusqu'au +jour où Mendoza vint lui couper la crête. Vous voyez cet autre à +la tête grisonnante et des cicatrices sur la figure? + +-- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'écria +Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de +War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il était +en pleine vigueur, il n'y avait guère de boxeurs en Angleterre qui +fussent capables de lui tenir tête. + +-- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se +présentèrent, lorsque les trois champions de Birminghan portèrent +un défi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours +vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passés quand il +défia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez +d'endurance pour venir à bout de bien des jeunes. Il est +préférable de rendre des points en poids qu'en années. + +-- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre côté de la table +une voix chevrotante. Oui, mes maîtres, les jeunes auront leur +compte. + +L'homme, qui venait de parler, était le personnage le plus +extraordinaire qu'il y eut dans cette salle où s'en trouvaient de +si extraordinaires. + +Il était vieux, très vieux, si vieux même qu'il échappait à toute +comparaison et personne n'eut été en état de dire son âge, d'après +sa peau momifiée et ses yeux de poisson. + +Quelques rares cheveux gris étaient épars sur son crâne jauni. +Quant à ses traits, ils avaient à peine quelque chose d'humain, +tant ils étaient déformés, car les rides profondes et les poches +flasques de l'extrême vieillesse étaient venues s'ajouter sur une +figure qui avait toujours été d'une laideur grossière et que bien +des coups avaient achevé de pétrir et d'écraser. + +Dès le commencement du repas, j'avais remarqué cet être-là, qui +appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y +trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d'une main +tremblante, les mets placés devant lui. + +Mais, peu à peu, comme ses voisins le faisaient boire +copieusement, ses épaules reprirent de leur carrure. Son dos se +raidit, ses yeux s'allumèrent, et il regarda autour de lui, +d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment +il était venu là, puis avec une expression d'intérêt véritablement +croissant. + +Il écoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les +conversations de ceux qui l'entouraient. + +-- C'est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix le champion Harrison. +Il était exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai +pour la première fois dans le ring. Il y eut un temps où il était +la terreur de Londres. + +-- Oui, il l'était, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- +cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter à +terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, +pour une demi-couronne. Il n'avait pas à ménager sa figure, voyez- +vous, car il a toujours été l'homme le plus laid d'Angleterre. +Mais voilà bien près de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille +et il a fallu lui flanquer plus d'une raclée pour lui faire +comprendre enfin que la force le quittait. + +-- La jeunesse aura son compte, mes maîtres, ronronnait le vieux +en secouant pitoyablement la tête. + +-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une +goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse. Réchauffez-lui le +coeur. + +Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridée. Cela produisit +sur lui un effet extraordinaire. + +Une lueur brilla dans chacun de ses yeux éteints. + +Une légère rougeur se montra sur ses joues cireuses. + +Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain un son tout +particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical. + +De rauques éclats de rire de toute la compagnie y répondirent. Des +figures allumées se penchèrent en avant les unes des autres pour +apercevoir le vétéran. + +-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite. + +-- Riez si vous voulez, mes maîtres, s'écria-t-il dans son jargon +de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnées de +veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes +griffes qui ont cogné sur la boule de Figg et sur celle de Jack +Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux +qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos pères +fussent capables de manger leur soupe. + +La compagnie se remit à rire et à encourager le vétéran, par des +cris où l'intonation railleuse n'était pas dépourvue de sympathie. + +-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur +comment les petits s'y prenaient de votre temps. + +Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus +dédaigneux. + +-- Eh! d'après ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et +chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire +partir une mouche posée sur de la viande. Vous auriez fait de très +bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous +êtes trompés de chemin, quand vous êtes entrés dans le ring. + +-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix +enrouée. + +-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'épargner au bourreau +la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'était pas +présente. + +-- Ça se peut bien, patron, dit le coquin à moitié ivre, qui se +redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne +pas à un m'sieu comme il faut... + +-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si impérieux que +l'individu retomba sur sa chaise. + +-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pépia le +vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de +Cumberland qu'il se chargeait de démolir la garde du roi de +Prusse, à raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de +l'année, jusqu'à ce qu'il fût venu à bout de tout le régiment, et +le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel +d'entre vous aurait été capable de se remettre d'aplomb après le +coup de torchon que donna le gondolier italien à Bob Wittaker? + +-- Qu'est-ce que c'était, Buckhorse? crièrent plusieurs voix. + +-- Il vint ici d'un pays étranger, et il était si large qu'il se +mettait de profil pour passer par une porte. Il y était forcé sur +ma parole, et il était si fort que partout où il cognait, il +fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut cassé deux ou +trois mâchoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en +mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mêle. Il +envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: «Il y a +un petit qui casse un os à chaque fois qu'il touche et ça fait peu +d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui +avoir flanqué une rossée.» Comme ça Figg se lève et il dit: «Je ne +sais pas, mon maître. Il peut bien casser la gueule à n'importe +qui des gens de son pays, mais je lui amènerai un gars de Londres +à qui il ne cassera pas la mâchoire quand même il se servirait +d'un marteau pilon.» J'étais avec Figg au café Slaughter, qui +existait alors, quand il a dit ça au gentilhomme du roi: et j'y +vais, oui, j'y vais. + +Après ces mots, il lança de nouveau ce cri singulier qui +ressemblait à un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les +boxeurs se mirent de nouveau à rire et à l'applaudir. + +-- Son Altesse... c'est-à-dire le comte de Chester... serait +charmé d'entendre jusqu'au bout votre récit Buckhorse, dit mon +oncle à qui le prince venait de parler à voix basse. + +-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, +tout le monde se rassembla dans l'amphithéâtre de Figg, le même +qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittaker était là, et ce +grand bandit de gondolier italien y était aussi. Il y avait +également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingt mille +entassés qu'on aurait cru à voir leurs têtes, comme des pommes de +terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancs tout +autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à ce qu'on +jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'étranger. +Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu'à un endroit il y +avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent +aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il était en +charpente, comme c'était la coutume alors, et élevé d'une hauteur +d'homme par-dessus la tête des gens. Bon! quand Bob eut été mis en +face de ce géant italien, je lui dis: «Bob! donnez-lui un bon coup +dans les soufflets», parce que j'avais bien vu qu'il était aussi +enflé qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il +s'avance vers l'étranger, il reçoit un rude coup sur la boule. +J'entendis le bruit sourd que ça fit et j'entendis passer quelque +chose tout près de moi, mais quand je regardai, l'Italien était en +train de se tâter les muscles au milieu de la scène, mais quant à +Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'était jamais +venu là. + +L'auditoire était suspendu aux lèvres du vieux boxeur. + +-- Eh bien! crièrent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse! +Est-ce qu'il l'avait avalé, quoi enfin? + +-- Eh bien, mes garçons, voilà justement ce que je me demandais +quand tout à coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, +au milieu du public, à une bonne distance de là. Je reconnus les +jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec +des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'était sa couleur. Alors, +on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on +l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eût jamais +manqué. Tout d'abord il était si ébloui qu'il ne savait pas s'il +était à l'église ou dans la prison du Maquignon, mais quand je +l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint à lui. «Nous +allons nous y remettre, Buck» qu'il dit. «Il vous a marqué» dis- +je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors +l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de +côté et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force +que Dieu lui avait donnée. + +-- Eh bien? Eh bien? + +-- Eh bien! L'Italien avait reçu ça en plein sur la gorge et ça le +fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se +redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter +Gloria! Alléluia! de cette force-là. Et voilà que d'un bond, il +saute à bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la +vitesse de ses pattes. Tout le public se lève et part avec lui +aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil +était plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs +comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui +fîmes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis +dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa +qu'au bureau d'embarquement où il s'informait à quelle heure avait +lieu le premier départ pour l'étranger. + +Les rires redoublèrent, on fit tinter les verres sur la table, +quand le vieux Buckhorse eut achevé son histoire. + +Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garçon qui +s'approcha et glissa l'objet dans la main du vétéran. Il cracha +dessus avant de le fourrer dans sa poche. + +Pendant ce temps-là, la table avait été desservie. Elle était +maintenant parsemée de bouteilles et de verres, et l'on +distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac. + +Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude +noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le +Prince fut des premiers, donnèrent l'exemple en allumant leurs +pipes. + +Toute contrainte avait disparu. + +Les boxeurs professionnels, allumés par le vin, s'interpellaient +bruyamment d'un bout à l'autre des tables en envoyant à grands +cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis qui se trouvaient à +l'autre bout de la pièce. + +Les amateurs, se mettant à l'unisson de la compagnie, n'étaient +guère moins bruyants et, discutant à haute voix les mérites des +uns et des autres, critiquaient à la face des professionnels leur +manière de se battre et faisaient des paris sur les rencontres +futures. + +Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappé d'un air +autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la +parole. + +Tel qu'il était debout, sa figure pâle et calme, le corps si bien +pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour +lui, car avec toute son élégance, il paraissait posséder un empire +incontesté sur ces farouches gaillards. + +On eût dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une +meute qui bondit et aboie. + +Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons +sportsmen réunis, et reconnut l'honneur qui avait été fait tant à +ses invités qu'à lui-même, par la présence, ce soir-là, d'une +illustre personnalité qu'il devait mentionner sous le nom de comte +de Chester. + +Il était fâché que la saison ne lui eût pas permis de servir du +gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau +gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence. + +Applaudissements et rires. + +Selon lui, le sport du ring avait contribué à développer ce mépris +de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribué au +salut du pays dans les temps passés et qui allait redevenir +nécessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu. + +Si un ennemi débarquait sur nos rivages, alors, avec notre armée +si peu nombreuse, nous serions dans la nécessité de compter sur la +bravoure naturelle à la race, bravoure pliée à la persévérance par +la vue et la pratique des sports virils. +En temps de paix également, les règles du ring avaient été utiles, +en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce +qu'elles rendaient l'opinion publique hostile à l'usage du couteau +ou des coups de bottes si répandu à l'étranger. + +Il concluait en demandant que l'on bût au succès de la Fantaisie, +en associant à ce toast le nom de John Jackson, le digne +représentant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans +la boxe anglaise. + +Jackson ayant répondu avec une promptitude et un à-propos +qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva +encore une fois. + +-- Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, non seulement pour +célébrer les gloires passées du ring professionnel, mais encore +pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aisé, +maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sous ce +toit, de régler quelques accords. J'en ai moi-même donné l'exemple +en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont +vous être communiquées par ce gentleman. + +Sir Lothian se leva, un papier à la main. + +-- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les +conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne +s'est jamais battu pour un prix, s'engage à une rencontre qui aura +lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel que soit +son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix +de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous de vingt +ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcher et +les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont +de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront +payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira, paiera. +C'était chose curieuse que de voir avec quelle gravité tous ces +gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la tête et jugeaient les +conditions du match. + +-- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est âgé de +vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disputé de prix dans un +combat régulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru +pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions. + +-- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher. + +-- C'est précisément pour ce motif, Sir John, que je mise à deux +contre un en sa faveur. + +-- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille +et le poids de Wilson? + +-- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone +dix. + +-- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour +n'importe quel bipède, dit Jackson au milieu des murmures +approbateurs des professionnels. + +-- Lisez les règles du combat, Sir Lothian. + +-- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dix heures du matin, +dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Le ring sera un +carré de vingt pieds de côté. Ni l’un ni l'autre des combattants +ne se retirera à moins d'un coup décisif reconnu pour tel par les +arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis +sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour +les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, Sir Charles? + +Mon oncle acquiesça d'un signe de tête. + +-- Avez-vous quelque chose à dire, Wilson? + +Le jeune pugiliste, qui était d'une structure singulière dans sa +maigreur efflanquée, avec une figure accidentée, osseuse, passa +ses doigts dans sa chevelure coupée court. + +-- Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec le léger zézaiement des +campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de côté, c'est un +peu étroit pour un homme de treize stone. + +Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels. + +-- Combien vous faudrait-il, Wilson? + +-- Vingt-quatre, Sir Lothian. + +-- Avez-vous quelque objection, Sir Charles? + +-- Aucune. + +-- Avez-vous encore quelque chose à demander, Wilson? + +-- Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pas fâché de savoir +avec qui je vais me battre. + +-- À ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement désigné +votre champion, Sir Charles. + +-- J'ai l'intention de ne le faire que le matin même du combat. Je +crois que le texte même de notre pari me reconnaît ce droit. + +-- Certainement, vous pouvez en faire usage. + +-- C'est mon intention et je serais immensément obligé envers Mr +Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le dépôt des enjeux. + +Ce gentleman s'étant empressé de donner son consentement, toutes +les formalités que comportaient ces modestes tournois furent +accomplies. + +Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, étant échauffés par le +vin, échangeaient des regards de colère d'un bord à l'autre des +tables. + +La lumière pénétrant à travers les spirales grises de la fumée du +tabac éclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les +faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'était +jadis élevée pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte +déloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte à +Hornchurch, se ranima de nouveau. + +Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se +battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir +que Mendoza avait été vaincu loyalement. + +Joe Berks, qui était devenu de plus en plus bruyant et agressif à +mesure que la soirée s'avançait, tenta de monter sur la table, en +proférant d'horribles blasphèmes, pour en venir aux mains avec un +vieux Juif nommé Yussef le batailleur, qui s'était lancé à corps +perdu dans la discussion. + +Il n'en eût pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminât +par une bataille générale et acharnée et ce ne fut que grâce aux +efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes +plus froids, plus rassis, que nous n'assistâmes pas à une mêlée. +Alors, cette question une fois écartée, surgit à la place celle +des prétentions rivales pour les championnats de différents poids. + +Des propos encolérés furent de nouveau échangés. Des défis étaient +dans l'air. + +Il n'y avait pas de limite précise entre les poids légers, moyens +et lourds et, cependant, c'était une affaire importante, pour le +classement d'un boxeur de savoir s'il serait coté comme le plus +lourd des poids légers, ou le plus léger des poids lourds. + +L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre était prêt +à accepter n'importe quel match à onze stone, mais se refusait à +aller jusqu'à douze, ce qui aurait eu pour résultat de le mettre +aux prises avec l'invincible Jem Belcher. + +Faulkner se donnait comme le champion des vétérans, et l'on +entendit même résonner à travers le tumulte le singulier coup de +cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu'il portait un défi à +n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant +moins de sept stone. + +Mais malgré ces éclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le +champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il était +absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la +soirée sans désagréments. Il m'avait conseillé, dans le cas où la +chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugier sous la +table, quand le maître de l'auberge entra d'un pas pressé et remit +un billet à mon oncle. + +Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en +relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise. + +Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire +aux lèvres: +-- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étranger qui attend et +exprime le désir d'engager un combat décisif avec le meilleur +boxeur qu'il y ait dans la salle. + + +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES + + +Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise +silencieuse puis d'un éclat de rire général. + +On pouvait argumenter pour savoir quel était le champion pour +chaque poids, mais il était absolument certain que les champions +de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un défi +assez audacieux pour s'adresser à tous, sans exception, sans +distinction de poids ou d'âge était de nature telle qu'on ne +pouvait y voir qu'une farce, mais c'était une farce qui pouvait +coûter cher au plaisant. + +-- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle. + +-- Oui, sir Charles, répondit l'hôtelier. L'homme attend en bas. + +-- C'est un chevreau, crièrent plusieurs boxeurs, quelque gamin +qui nous fait poser. + +-- Ne le croyez pas, répondit l'hôtelier. C'est un Corinthien à la +dernière mode, à en juger par son habillement, et il parle +sérieusement ou je ne me connais pas en hommes. + +Mon oncle s'entretint quelques instants à voix basse avec le +Prince de Galles. + +-- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas très +avancée et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui désire montrer +son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. +-- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher. + +-- Il a près de six pieds et je le classerai dans les treize stone +quand il sera déshabillé. + +-- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'écria Jackson. + +Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'à +Sam le Hollandais. + +La salle retentissait de cris enroués, des propos de ceux qui se +prétendaient qualifiés pour ce choix. + +Une bataille, alors qu'ils étaient échauffés par le vin et mûrs +pour en découdre, et surtout une bataille devant une société aussi +choisie, devant le Prince lui-même, c'était une chance qui ne se +présentait pas souvent à eux. + +Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des +plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur +dignité d'accepter un engagement ainsi improvisé. + +-- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, +remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisée: +C'est au président de choisir. + +-- Votre Altesse Royale a peut-être un champion en vue, demanda +mon oncle. + +-- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge +et les yeux de plus en plus ternes, je me présenterais moi-même si +ma position était différente. Vous m'avez vu avec les gants +Jackson. Vous connaissez ma forme? + +-- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et +j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale. + +-- Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nous donner une séance. + +Belcher secoua sa belle tête en souriant. + +-- Voici mon frère Tom ici présent qui n'a jamais saigné à +Londres. Il ferait un match plus équitable. + +-- Qu'on me le donne à moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce +soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera à +prendre ma place. Ce gibier-là, c'est pour moi, mes maîtres. +Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment on prépare une tête de +veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai +avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou +tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol. + +Il était clair que Berks s'était mis dans un état tel qu'il +fallait qu'il se battît avec quelqu'un. + +Sa figure grossière était tendue. + +Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses méchants yeux +gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en +quête d'une querelle. + +Ses grosses mains rouges étaient serrées en poings noueux. Il en +brandit un d'un air menaçant tout en promenant autour des tables +son regard d'ivrogne. + +-- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe +Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais +et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse +Royale et de la compagnie, je le désignerai comme notre champion +en cette occasion. + +-- Vous me faites grand honneur, s'écria l'individu qui se leva en +chancelant et commença à ôter son habit. Si je ne l'avale pas en +cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir le Shroshire. + +-- Un instant, Berks, crièrent plusieurs amateurs. Dans quel +endroit la lutte aura-t-elle lieu? + +-- Où vous voudrez, mes maîtres, je me battrai dans la fosse d'un +scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous +voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste. + +-- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement. +Où donc aller? dit mon oncle. + +-- Sur mon âme, Tregellis, s'écria le Prince, je crois que notre +ami l'inconnu aurait son avis à donner sur l'affaire. Ce serait +lui manquer complètement d'égards que de ne pas lui laisser le +choix des conditions. + +-- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter. + +-- Voilà qui est bien facile, car il franchit justement le seuil. + +Je jetai un regard autour de moi et j'aperçus un jeune homme de +haute taille, fort bien vêtu, couvert d'un grand manteau de voyage +de couleur brune et coiffé d'un chapeau de feutre noir. + +Une seconde après, il se tourna et je saisis convulsivement le +bras du champion Harrison. + +-- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim. + +Et cependant dès le premier moment, il m'était venu à l'esprit que +la chose était possible, qu'elle était même probable. + +Je crois qu'elle s'était également présentée à l'esprit +d'Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puis agitée +sur sa physionomie, dès qu'il fut question d'un inconnu qui était +en bas. + +En ce moment, dès que se fut calmé le murmure de surprise et +d'admiration causé par la figure et la tournure de Jim, Harrison +se leva en gesticulant avec véhémence. + +-- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt +ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien. + +-- Laissez-le tranquille, Harrison, s'écria Jackson. Il est assez +grand pour répondre lui-même. + +-- Cette affaire est allée assez loin, dit mon oncle. Harrison, je +crois que vous êtes trop bon sportsman pour vous opposer à ce que +votre neveu prouve qu'il tient de son oncle. + +-- Il est bien différent de moi, s'écria Harrison au comble de +l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis +faire. J'avais décidé de ne plus remettre les pieds dans un ring. +Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir +un instant la société. + +Le petit Jim s'avança et posa la main sur l'épaule du champion. + +-- Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais de façon que je +l'entendis, je suis fâché d'aller contre vos désirs, mais mon +parti est pris, et j'irai jusqu'au bout. + +Harrison secoua ses vastes épaules. + +-- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais +je vous ai déjà entendu tenir ce langage et je sais que cela finit +toujours par ce qui vous plaît. + +-- J'espère, Harrison, que vous avez renoncé à votre opposition? +demanda mon oncle. + +-- Puis-je prendre sa place? + +-- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porté un défi et que +j'ai laissé à un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. +C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en +travers de ma route. + +La large figure, ordinairement impassible, du forgeron était +bouleversée par la lutte des émotions contradictoires. + +À la fin, il abattit brusquement son poing sur la table. + +-- Ce n'est point ma faute, s'écria-t-il, ça devait arriver et +c'est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon, rappelez-vous vos +distances et tenez-vous à bonne portée d'un homme qui pourrait +vous rendre seize livres. + +-- J'étais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il +s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez +venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements +nécessaires en vue de votre défi si digne d'un sportsman. + +-- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur +toutes les personnes présentes qui étaient toutes debout en ce +moment. + +-- Jeune homme, vous verrez à qui vous avez affaire, avant que la +partie soit engagée à fond, cria Berks en se frayant passage par +des poussées inégales à travers la foule. Vous aurez besoin d'un +ami pour jurer qu’il vous reconnaît avant que j'aie fini, voyez- +vous? + +Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tous les traits de sa +figure. + +-- Assurément, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme +ivre? dit-il. Où est Jem Belcher? + +-- Me voici, jeune homme. + +-- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis. + +-- Mon garçon, il faut percer par degrés jusqu'à moi. On ne monte +pas d'un bond d'un bout à l'autre de l'échelle, on la gravit +échelon par échelon. Montrez-vous digne d'être un adversaire pour +moi, et je vous donnerai votre tour. + +-- Je vous suis fort obligé. + +-- Et votre air me plaît, je vous veux du bien, dit Belcher en lui +tendant la main. + +Ils étaient assez semblables entre eux, tant de figure que de +proportions, à cela près que le champion de Bristol avait quelques +années de plus. + +Il s'éleva un murmure d'admiration quand on vit côte à côte ces +deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs +et bien marqués. + +-- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda +mon oncle. + +-- Je m'en rapporte à vous, monsieur, dit Jim. + +-- Pourquoi n'irait-on pas à Five's Court? suggéra sir John. + +-- Soit, allons à Five's Court. + +Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hôtelier. Il +voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une +récolte nouvelle dans les poches de la dépensière compagnie. + +-- Si vous le voulez bien, s'écria-t-il, il n'est pas nécessaire +d'aller aussi loin. Mon hangar à voitures derrière la cour est +vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se +cogner. + +Une exclamation unanime s'éleva en faveur du hangar à voitures et +ceux qui étaient près de la porte s'esquivèrent en toute hâte dans +l'espoir de s'emparer des meilleures places. + +Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison à l'écart. + +-- J'empêcherais ça, si j'étais à votre place. + +-- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désire pas du tout qu'il +se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tête il est +impossible de le lui ôter. + +Tous les combats qu'avait livrés le pugiliste, si on les avait mis +ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation. + +-- Alors chargez-vous de lui et prenez l'éponge, quand les choses +commenceront à tourner mal. Vous connaissez le record de Joe +Berks? + +-- Il a commencé depuis mon départ. + +-- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse +venir à bout de lui. Vous voyez vous-même l'homme: six pieds et +quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l’a battu +deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal. + +-- Bon, bon, il nous faut en passer par là. Vous n'avez pas vu le +petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure +opinion de ses chances. Il n'avait guère que seize ans quand il +rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du +chemin. + +La compagnie sortait à flots par la porte et descendait à grand +bruit les marches. + +Nous nous mêlâmes donc au courant. + +Il tombait une pluie fine et les lumières jaunes des fenêtres +faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour. + +Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant +de l'atmosphère empestée de la salle du souper. +À l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se +dessinait vivement à la lumière des lanternes de l'intérieur. + +Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui +se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier +rang. + +De mon côté, avec ma taille plutôt petite, je n'aurais rien vu, si +je n'avais rencontré un seau retourné sur lequel je me plantai en +m'adossant au mur. + +La pièce était vaste avec un plancher en bois et une ouverture en +carré dans la toiture. Cette ouverture était festonnée de têtes, +celles des palefreniers et des garçons d'écurie qui regardaient de +la chambre aux harnais, située au-dessus. + +Une lampe de voiture était suspendue à chaque coin et une très +grosse lanterne d'écurie pendait au bout d'une corde attachée à +une maîtresse poutre. + +Un rouleau de cordage avait été apporté et quatre hommes, sous la +direction de Jackson, avaient été postés pour le tenir. + +-- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle. + +-- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands, +Monsieur. + +-- Très bien. Et une demi-minute après chaque round, je suppose. +Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut être l'autre et +vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre +suprême. + +Tous les préparatifs furent faits avec autant de célérité que +d'exactitude par ces hommes expérimentés. + +Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés de Berks. Petit Jim +fut confié aux soins de Belcher et de Jack Harrison. + +Les éponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent +passées de mains en mains, pour être mises à la disposition des +seconds. + +-- Voici votre homme, s'écria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien +nous allons vous chercher. + +Jim parut dans le ring, nu jusqu'à la ceinture, un foulard de +couleur noué autour de la taille. + +Un cri d'admiration échappa aux spectateurs quand ils virent les +belles lignes de son corps, et je criai comme les autres. + +Il avait les épaules plutôt tombantes que massives, mais il avait +les muscles à la bonne place, faisant des ondulations longues et +douces, du cou à l'épaule, et de l'épaule au coude. + +Son travail à l'enclume avait donné à ses bras leur plus haut +degré de développement. + +La vie salubre de la campagne avait revêtu d'un luisant brillant +sa peau d'ivoire qui reflétait la lumière des lampes. + +Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait +cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des +fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans +l’ombre d'un doute pour moi, la détermination d'un orgueil dur +comme fer. +Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage +l’abandonnât. + +Pendant ce temps, Joe Berks s'était avancé d'un air fanfaron et +s'était arrêté les bras croisés entre ses seconds, dans l'angle +opposé. + +Son expression n'avait rien de la hâte, de l'ardeur de son +adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la +poitrine et sur les côtes, prouvait, même à des yeux +inexpérimentés, comme les miens, qu'il n'était pas un boxeur +manquant d'entraînement. + +Certes une vie passée à boire des petits verres et à se donner du +bon temps l'avait rendu bouffi et lourd. + +D'autre part, il était fameux par son adresse, par la force de son +coup, de sorte que même devant la supériorité de l'âge et de la +condition, les paris furent à trois contre un en sa faveur. + +Sa figure charnue, rasée de près, exprimait la férocité autant que +le courage. + +Il restait immobile, fixant méchamment Jim de ses petits yeux +injectés de sang, portant un peu en avant ses larges épaules, +comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne. + +Le brouhaha des paris s'était augmenté, couvrant tous les autres +bruits. Les hommes se jetaient leurs appréciations d'un côté à +l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer +l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari. + +Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues +contre Jim et les évaluait libéralement avec ceux qui jugeaient +d'après l'apparence de l'inconnu. +-- J'ai vu Berks se battre, disait-il à l'honorable Berkeley +Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un +homme possesseur d'un pareil record. + +-- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, +mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipèdes ou de +quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma +vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-vous toujours contre +moi? + +-- Trois contre un. + +-- Chaque unité compte pour cent livres. + +-- Très bien, Craven! les voilà partis. Berks! Berks! Bravo! +Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai à vous faire +verser ces cent livres. + +Les deux hommes s'étaient mis debout face-à-face, l'un aussi léger +qu'une chèvre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras +droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait +les deux bras à demi ployés et les pieds presque sur la même +ligne, de façon à pouvoir porter en arrière l'un ou l'autre. + +Pendant une minute, ils se regardèrent. + +Puis Berks baissant la tête et lançant un coup de sa façon qui +était de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa +brusquement Jim dans son coin. + +Ce fut une glissade en arrière plutôt qu'un Knock-down mais on vit +un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim. + +En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les +entraînèrent dans leur coin. + +-- Vous est-il égal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, +qui allongeait le cou pour apercevoir Jim. + +-- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! +crièrent les gens du ring. + +-- L'inégalité s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre +contre un en centaines? + +-- Parfaitement, Sir John! + +-- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il +a eu un Knock-down. + +--Il a été bousculé par un coup, mais il a paré tous ceux qui lui +ont été portés et je trouve qu'il avait une mine à mon gré quand +il s'est relevé. + +-- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. +Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas +toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne. + +Ils étaient aux prises pour la seconde fois et je trépignais +d'agitation sur mon seau. + +Il était évident que Berks prétendait l'emporter de haute lutte, +tandis que Jim, conseillé par les deux hommes les plus +expérimentés de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique +la plus sûre consistait à laisser le coquin gaspiller sa force et +son souffle en pure perte. + +Il y avait quelque chose d'horrible dans l'énergie que mettait +Berks à lancer ses coups et à accompagner chaque coup d'un +grognement sourd. + +Après chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regardé un +navire échoué sur la plage du Sussex, après chaque vague succédant +à une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois +je m'attendais à le revoir cruellement abîmé. + +Mais la lumière de la lanterne me montrait chaque fois la figure +aux traits fins de l'adolescent, avec la même expression alerte, +les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendant qu'il recevait +les coups sur l’avant-bras ou que, baissant subitement la tête, il +les laissait passer en sifflant par-dessus son épaule. + +Mais Berks avait autant de ruse que de violence. + +Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carré de +cordes, d'où il lui était impossible de s'échapper et dès qu'il +l'y eut enfermé, il se jeta sur lui comme un tigre. + +Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le +détailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement +sous les deux bras lancés à toute volée. En même temps, j'entendis +un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, +Berks gisant sur le côté, une main sur un oeil. + +Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, +les valets d'écurie, l'hôtelier, tout le monde criait à tue-tête. + +Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, sur une caisse, et de +sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un +jargon de ring étrange et vieilli que personne ne comprenait. + +Ses yeux éteints brillaient. Sa face parcheminée frémissait +d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme. + +Les deux hommes furent entraînés vivement dans leurs coins. + +Un des seconds les épongeait tandis que l'autre agitait une +serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, les bras ballants, les +jambes allongées, absorbaient autant d'air que leurs poumons +pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur était +accordé. + +-- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven +triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral? + +-- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la +tête. À combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele? + +-- À deux contre un. + +-- Je vous le prends à cent par unité. + +-- Voilà Sir John qui se couvre, s'écria mon oncle, en se +retournant vers nous avec un sourire. + +-- Allez! dit Jackson. + +Ce round-là fut notablement plus court que le précédent. + +Évidemment, Berks avait reçu la recommandation d'engager la lutte +de près à tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait +sa supériorité de poids, avant que l'avantage que donnait à son +adversaire sa supériorité de forme pût faire son effet. + +D'autre part, Jim, après ce qui s'était passé dans le dernier +round, était moins disposé à faire de grands efforts pour le tenir +à distance d'une longueur de bras. + +Il visa à la tête de Berks qui se lançait à fond, le manqua et +reçut à rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima +sur les côtes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges. + +Comme ils se rapprochaient, Jim saisit à l'instant sous son bras +la tête sphérique de son adversaire et y appliqua deux coups du +bras ployé, mais grâce à son poids le professionnel le fit sauter +par-dessus lui et tous deux roulèrent à terre, côte à côte, +essoufflés. + +Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis +que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, se dirigeait vers son +siège en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le +Hollandais. + +-- Soufflets de forge à raccommoder, s'écria Jem Belcher. Et +maintenant qui tient quatre contre un? + +-- Donnez-nous le temps d'ôter le couvercle de notre poivrière, +dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit. + +-- Voilà qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a déjà un oeil +de fermé. Je tiens un contre un que mon garçon gagne. + +-- Combien? crièrent plusieurs voix. + +-- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant +tout ce qu'il possédait en ce monde. + +Jackson cria une fois de plus. +-- Allez! + +Tous deux furent d'un bond à la marque, Jim avec autant de ressort +et de confiance et Berks avec un ricanement fixé sur sa face de +bouledogue et un éclair de féroce malice dans l'oeil qui pouvait +lui servir. + +Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste +poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un halètement +rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus. + +-- Allez-y, mon garçon, bourrez-le sans relâche, hurlèrent Belcher +et Harrison. + +-- Ménagez votre souffle, Berks! Ménagez votre souffle, criaient +les Juifs. + +Ainsi donc nous assistâmes à un renversement de tactique, car +cette fois c'était Jim qui se lançait avec toute la vigueur de la +jeunesse, avec une énergie que rien n'avait entamée, tandis que +Berks, le sauvage, payait à la nature la dette qu'il avait +contractée, en l'outrageant tant de fois. + +Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, +sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour +respirer tout en étendant son long bras gauche et reployant son +bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux +antagoniste. + +-- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- +vous tomber et prenez un instant de repos. + +Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu +de Berks. +Il avait toujours été une courageuse brute qui dédaignait de +s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses +jambes. + +Il tint Jim à distance avec ses longs bras et si bien que Jim +bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il était arrêté +comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces. + +Maintenant, chaque instant gagné était un avantage pour Berks. + +Déjà il respirait plus librement et la teinte bleuâtre s'effaçait +sur sa figure. + +Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui +glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques +rapides comme l'éclair, sans pouvoir vaincre la résistance passive +que lui opposait le professionnel expérimenté. + +C'était alors que la science du ring trouvait son application. +Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deux maîtres de cette +science. + +-- Portez votre gauche sur sa marque, mon garçon, et visez à la +tête avec le droit, crièrent-ils. + +Jim entendit et agit à l'instant. + +-- Pan! + +Son poing gauche arriva juste à l'endroit où la courbe des côtes +de son adversaire quittait le sternum. + +La violence du coup fut atténuée de moitié par le coude de Berks, +mais elle eut pour résultat de lui faire porter la tête en avant. + +-- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de +billard qui en heurte une autre. + +Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en +une vaste masse de chair sur le sol. + +Ses seconds s'élancèrent aussitôt et le mirent sur son séant. Sa +tête se balançait inconsciemment d'une épaule à l'autre et finit +même par tomber en arrière le menton tendu vers le plafond. + +Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, +pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des +injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient +le faire sortir de cette insensibilité sereine. + +Le mot: «Allez!» fut prononcé au moment prescrit et les Juifs, +voyant que l'affaire était finie, lâchèrent la tête de leur homme +qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta étendu, ses +gros bras, ses fortes jambes allongés, pendant que les Corinthiens +et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la +main de son vainqueur. + +De mon côté, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'était +pas une tâche aisée pour l'homme le plus faible qu'il y eût dans +la pièce. + +Tout autour de moi, des discussions animées s'engageaient entre +amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son +avenir. + +-- C'est le plus beau début que j'aie jamais vu, depuis le jour où +Jem Belcher se battit pour la première fois avec Paddington Jones +à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, +dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, +avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes. + +-- Cette belle figure que voila me coûte bel et bien cinq cents +livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait +d'une façon si cruelle? + +-- Malgré cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe +Berks avait été à jeun, il l'aurait mangé. En outre, le jeune gars +était en plein entraînement, tandis que l'autre était prêt à +éclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait été +touché. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en +pareille condition. Mettez les hommes à l'entraînement et votre +casseur de têtes sera comme une poule devant un cheval. + +Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. +D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion +passionnée s'engagea autour de moi. + +Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme à un signal +donné, la majorité de la compagnie gagna la porte. + +Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin où Jim finissait sa +toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie +sur les joues, l'aidait à remettre son pardessus. + +-- En quatre rounds! ne cessait-il de répéter dans une sorte +d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze à +Jem Belcher! + +-- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais +bien dit que j'irais à Londres et que je m'y ferais un nom. + +-- C'était splendide, Jim! + +-- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux +fixés sur moi. Vous n'êtes pas changé avec tous vos beaux habits +et vos vernis de Londres. + +-- C'est vous qui avez changé, Jim. J'ai eu de la peine à vous +reconnaître quand vous êtes entré dans la salle. + +-- Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vous pris tout ce beau +plumage, Jim? Je sais pour sûr que ce n'est pas votre tante qui +vous aura aidé à faire les premiers pas vers le ring et ses prix. + +-- Miss Hinton a été une amie pour moi, la meilleure amie que +j'aie jamais eue! + +-- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je +n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez à me rendre témoignage +sur ce point quand nous retournerons à la maison. Je ne sais pas +trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus +rien... Après tout, elle est... À présent que le diable emporte ma +langue maladroite. + +Je ne saurais dire si c'était l'effet du vin qu'il avait bu au +souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, +mais Harrison était très agité et sa physionomie d'ordinaire +placide avait une expression de trouble extrême. + +Ses manières semblaient tour à tour trahir la jubilation et +l'embarras. + +Jim l'examinait avec curiosité et évidemment, se demandait ce qui +pouvait se cacher derrière ces phrases hachées et ces longs +silences. + +Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait été débarrassé. + +Jem Belcher était resté à causer d'un air fort grave avec mon +oncle. + +-- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, à portée de mon oreille. + +-- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le +fameux pugiliste. + +Et tous deux se dirigèrent vers nous. + +-- Je désirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez à +être mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de +Gloucester, dit mon oncle. + +-- Ce que je désire, sir Charles, c'est la chance de faire mon +chemin. + +-- Il y a de gros enjeux, de très gros enjeux sur l’_event_, dit +mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela +vous convient-il? + +-- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on +m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher. + +Belcher se mit à rire de bon coeur. + +-- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais +c'était chose assez aisée pour vous, ce soir, de battre un homme +qui avait bu et qui n'était pas en forme. + +-- Je ne tenais pas du tout à me battre avec lui, dit Jim en +rougissant. + +-- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre +avec n'importe quel bipède. J'en étais sûr dès que mes yeux se +sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez +à vous battre avec Wilson, vous aurez affaire à l'homme de l'Ouest +qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de +l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a +les mouvements aussi vifs et la portée de bras aussi longue que +vous, et il s'entraîne jusqu'à sa demi-once de graisse. Je vous en +avertis dès maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me +charger de vous... + +-- Vous charger de moi? + +-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti à vous entraîner pour la +prochaine lutte, si vous consentiez à l’accepter. + +-- Certainement, et je vous en suis très reconnaissant, dit Jim +avec empressement; à moins que mon oncle ne veuille bien +m'entraîner, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers. + +-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en +sait bien plus long que moi en fait d'entraînement. Où se logera- +t-on? + +-- Je pensais que si nous choisissions l'hôtel _Georges_ à +Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le +choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, +en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creux de Smitham, il +n'y a guère d'endroit plus convenable pour un combat. Êtes-vous de +cet avis? + +-- J'y adhère de tout mon coeur, dit Jim. + +-- Alors, vous m'appartenez à partir de cette heure, voyez-vous, +dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que +je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez à faire tout ce +qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure à perdre, car +Wilson est au demi entraînement depuis le mois dernier. Vous avez +vu ce soir son verre vide. + +-- Jim est prêt au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa +vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux à Crawley demain. +Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles. + +-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez à Crawley me voir +dans mon lieu d'entraînement, n'est-ce pas? + +Je lui promis avec empressement que je viendrais. + +-- Il faut être plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant +que nous roulions vers la maison dans son _vis-à-vis_ modèle. En +première jeunesse, on est quelque peu porté à se laisser diriger +par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me paraît un +jeune homme des plus convenables, mais après tout il est apprenti +forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fossé entre +sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui +faire sentir que vous êtes son supérieur. + +-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, +monsieur. Nous avons passé notre jeunesse ensemble et nous n'avons +jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant à lui montrer que je +suis son supérieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car +je vois bien qu'il est le mien. +-- Hum! dit sèchement mon oncle. + +Et ce fut la dernière parole qu'il m'adressa ce soir-là. + + +XII -- LE CAFÉ FLADONG + + +Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ à Crawley pour se +remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et +s'entraîner en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de +Gloucester. + +Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les +salons de bars comment il avait paru, à un souper de Corinthiens +et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks. + +Je me rappelai cet après-midi de Friar's Oak où Jim m'avait dit +qu'il se ferait un nom, et son projet s'était réalisé plutôt qu'il +ne s'y était attendu, car, quelque part qu'on allât, on était +certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir +Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités des deux +combattants probables. + +Les paris en faveur de Wilson haussaient régulièrement, car il +avait à son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait +qu'une victoire. + +Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, étaient d'avis +que la singulière tactique défensive qui lui avait valu son +surnom, était très propre à déconcerter son antagoniste. + +Pour la taille, la force, et la réputation d'endurance, on eût eu +peine à décider entre eux, mais Wilson avait été soumis à des +épreuves plus rigoureuses. + +Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon père +fit la visite à Londres qu'il avait promise. + +Le marin ne se plaisait point dans les cités. Il trouvait plus de +charme à se promener sur les dunes, à diriger sa lunette sur la +moindre voile de hune qui se montrait à l'horizon qu'à s'orienter +dans les rues encombrées par la foule. + +Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'après celle du +soleil et trouvait qu'on était à chaque instant arrêté dans ses +calculs. + +Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser +son influence auprès de Lord Nelson dans le cas où un emploi se +présenterait pour lui ou pour moi. + +Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu, comme c'était son +habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons +d'argent, chaussé de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffé de son +chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval à +queue coupée court. + +J'étais resté à la maison, car j'avais déjà reconnu, à part moi, +que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable. + +Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs +façons dépourvues de naturel, m'étaient devenus insupportables et +mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur et de protection, +m'inspirait des sentiments fort mêlés. + +Mes pensées se reportaient vers le Sussex. + +Je rêvais de la vie cordiale et simple qu'on mène à la campagne, +quand tout à coup, on frappa à la porte et j'entendis une voix +familière, puis j'aperçus sur le seuil une figure souriante, au +teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeux bleu clair. + +-- Eh bien! Roddy, s'écria-t-il, comme vous voilà grand +personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu +du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces +manchettes. + +-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, père. + +-- Cela me réchauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord +Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous +mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchirons la mémoire. Mais +où est votre oncle? + +-- Il fait sa promenade à cheval au Mail. + +Une expression de soulagement passa sur l'honnête figure de mon +père, car il ne se sentait jamais complètement à son aise en +compagnie de son beau-frère. + +-- Je suis allé à l'Amirauté et je compte avoir un navire quand la +guerre éclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. +Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis +attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec +moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de là +Méditerranée. + +Quand on se rappelle que, dans la dernière année de la guerre, +nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqués, +que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la +moitié de ce nombre avait été licencié, quand le traité de paix +d'Amiens mit leurs navires à l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie +de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien +que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer. + +On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces +hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs, dont la simplicité +de costume dénonçait la maigreur de la bourse, tout comme leur air +distrait témoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcée, +si contraire à leurs habitudes. + +Ils avaient l'air complètement dépaysés, dans les rues sombres aux +maisons de briques, comme les mouettes qui, chassées au loin par +le mauvais temps, se montrent dans les comtés du centre. + +Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans +leurs opérations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un +emploi en montrant à l'Amirauté leurs figures hâlées, ils +continuaient à aller par Whitehall avec leur allure de marins +arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur les +événements de la dernière guerre où les chances de la guerre +prochaine, au café _Fladong_, dans Oxford Street, qui était +réservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter +l'était à l'armée et celui d'Ibbetson à l'église d'Angleterre. + +Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pièce, où nous +soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me +causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, +qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus +diverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique aux +Indes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui +les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est +ordinairement entre frères. + +Les règles du service exigeaient qu'on fût constamment rasé de +près, que chaque tête fût poudrée, que sur chaque nuque tombât la +petite queue de cheveux naturels attachés par un ruban de soie +noire. + +Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient réuni leur +influence pour leur donner un teint foncé, en même temps que +l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prêts +à reparaître avaient imprimé sur tous le même caractère d'autorité +et de vivacité. + +Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux +officiers avaient des figures sillonnées de rides profondes et des +nez imposants qui faisaient, à la plupart d'entre eux, une figure +d'ascètes austères et durcis par les intempéries comme ceux du +désert. + +Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute +camaraderie, avaient laissé leurs marques sur ces figures de +Peaux-Rouges. + +Pour ma part, j'étais si occupé à les examiner, que je touchai à +peine à mon souper. Malgré ma grande jeunesse, je savais que, s'il +restait quelque liberté en Europe, nous la devions à ces hommes, +et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le résumé de +ces dix années de luttes qui avaient fini par faire disparaître de +la mer le pavillon tricolore. + +Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père me conduisit dans la +grande salle du café où étaient réunis une centaine d'autres +officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues +pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse que celle qui +règne sur le pont supérieur quand on combat bord à bord. + +Comme nous entrions, nous nous trouvâmes face-à-face avec un +officier d'un certain âge qui allait sortir. + +C'était un homme aux grands yeux intelligents, à figure pleine et +placide, une de ces figures que l'on attribuerait à un philosophe, +à un philanthrope, plutôt qu'à un marin guerrier. +-- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon père. + +-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton très cordial le fameux +amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuis que vous vîntes à bord +de l’_Excellent_ après Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de +vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu'on m'a dit? + +-- J'étais troisième sur le _Thésée_, sous Millar, monsieur. + +-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y être point trouvé. J'ai +eu bien de la peine à m'en remettre Quand on pense à cette +brillante expédition!... Et dire que j'étais chargé de faire la +chasse à des bateaux de légumes, aux misérables bateaux chargés de +choux, à San Lucar. + +-- Votre tâche valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une +voix derrière nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine +de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle. + +Sa figure de mâtin était agitée par l'émotion et, en parlant, il +hochait piteusement la tête. + +-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y +compatir. + +-- J'ai passé cette nuit-là dans le tourment, Collingwood, et elle +a laissé ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'à ce +qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile à +voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ échoué sur un banc de +sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la +bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule +bordée, sans même ôter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai +ouvert ma boîte à pistolets pour me faire sauter la cervelle, et +deux fois j'ai été retenu par la pensée que Nelson pourrait encore +peut-être m’employer. + +Collingwood serra la main du malheureux capitaine. + +-- L'amiral Nelson n'a pas été longtemps sans vous trouver un +emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre +siège de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos +canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à bout portant par +les embrasures. + +La mélancolie disparut de la large face du gros marin et son rire +sonore remplit la salle. + +-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs façons +en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord à bord et nous +avons foncé sur leurs sabords jusqu'à ce qu'ils aient amené +pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vous été? + +-- Avec ma femme et mes deux fillettes, à Morpeth, là-haut dans le +Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se +passer dix autres années, je n'en sais rien, avant que je les +revoie. J'ai fait là-bas de bonne besogne pour la flotte. + +-- Je croyais, monsieur, que c'était dans l'intérieur, dit mon +père. + +-- C'est en effet dans l'intérieur, dit-il, mais j'y ai fait +néanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce +qu'il y a dans ce sac. + +Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita. + +-- Des balles, dit Troubridge. +-- C'est quelque chose de plus nécessaire encore à un marin, dit +l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans +le creux de la main. + +«Je l'emporte dans mes promenades à travers champs et partout où +je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain +profondément avec le bout de ma canne. Mes chênes combattront ces +gredins sur l'eau quand je serai déjà oublié. Savez-vous combien +il faut de chênes pour construire un vaisseau de quatre vingt +canons? + +Mon père secoua la tête. + +-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire à deux ponts qui +amène le drapeau blanc, coûte à l'Angleterre tout un bois. Comment +nos petits-fils arriveront-ils à battre les Français si nous ne +leur préparons pas de quoi construire leurs vaisseaux? + +Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de +Troubridge, il franchit la porte avec lui. + +-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider à régler la +vôtre, dit mon père, comme nous nous installions à une table +libre. C'est toujours le même gentleman paisible, toujours +préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dans le fond +de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On +dit dans la flotte que jamais il n'a laissé échapper un juron, +Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il +était premier lieutenant, avec un équipage de débutants. Mais tout +le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. +Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh +bien! il n'y aurait qu'à exercer l'enrôlement forcé dans la +compagnie présente pour faire à une corvette un équipage +d'officiers à pavillon. + +«Il y a ici, Rodney, reprit mon père, en jetant les yeux autour de +lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le +livre de loch de son navire et qui, dans sa sphère, ne s'est pas +montré moins digne qu'un amiral d'être cité en exemple. Nous les +connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braillé +leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de +la mer et de talent à se débrouiller dans la conduite d'un cutter +que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de +combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni +les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet +homme à l'air calme, à la figure pale, adossé à la colonne. C'est +lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé la retraite à la +frégate l’_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de côte +dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqué douze +canonnières espagnoles avec son seul petit brick et a forcé quatre +d'entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui +a attaqué trois navires corsaires français avec des équipages de +cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un, capturé un autre et +forcé le troisième a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? +J'espère que vous vous portez bien? + +Deux ou trois officiers qui connaissaient mon père et qui étaient +assis aux environs, rapprochèrent leurs chaises, et il se forma +bientôt un petit cercle où tout le monde parlait à très haute voix +et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues +pipes de terre à bout de tuyau rouge. + +On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant. + +Mon père me chuchota à l'oreille que mon voisin était le capitaine +Foley, du _Goliath_, qui marchait en tête à la bataille du Nil, +que cet autre grand mince, roux foncé, assis en face, était Lord +Cochrane, le plus hardi capitaine de frégate qu'il y eût dans la +marine. Même à Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son +petit vaisseau le _Rapide_ armé de quatorze petits canons, monté +par cinquante-quatre hommes, il avait pris à l'abordage la frégate +espagnole _Gamo_, montée par trois cents hommes d'équipage. + +Il était aisé à voir que c'était un homme vif, irascible, emporté, +car il parlait de ses griefs d'un ton de colère qui rougissait ses +joues piquées de taches de rousseur. + +-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Océan, tant que nous n'aurons +pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je +voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe à +chaque navire de première classe de la flotte, et à chaque +frégate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les +connais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable. +Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livres +de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l’_Oreste_ et du +_Martin_? Ils ont coulé en pleine mer et nous n'en avons jamais +reçu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs équipages ont été +massacrés. + +Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un +murmure d'approbation, mêlé de jurons lancés avec conviction par +des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle. + +-- Ces coquins de l'autre côté de l'eau savent mieux s'y prendre, +dit un capitaine borgne qui avait à la boutonnière le ruban bleu +et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tête que +l’on risque à commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu +sortir de Toulon un vaisseau dans l'état où était ma frégate de +trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mâts +avaient tant de jeu que d'un côté ses voiles étaient raides comme +des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en +festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitté un port de +France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi +et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait +comparaître devant une cour martiale. +Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer, car à peine l'un +d'eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu'un autre commençait +les siens et y mettait encore plus d'aigreur. + +-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble à +l'ancre un vaisseau français et un vaisseau anglais et dites +ensuite à quelle nation est celui-ci ou celui-là. + +-- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet +presque égaux, dit mon père. + +-- Dans les anciens vaisseaux peut-être, mais combien y a-t-il de +vaisseaux neufs qui sont établis sur le type français? Non, quand +ils sont à l'ancre, il est impossible de les déterminer. Mais +quand ils mettent à la voile, comment les distinguerez-vous? + +-- _Francinet_ a des voiles blanches, s'écrièrent plusieurs. + +-- Et les nôtres sont noires de moisissure. Voilà la différence. +Étonnez-vous ensuite qu'ils nous dépassent à la voile, quand le +vent passe à travers les trous de notre toile. + +-- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile était si mince, que +quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon +méridien à travers le petit hunier et mon horizon à travers la +voile de misaine. + +Ces mots provoquèrent un éclat de rire général. + +Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues +bouderies, de ces souffrances supportées en silence qui s'étaient +accumulées pendant de nombreuses années de service et que la +discipline leur interdisait de révéler tant qu'ils avaient les +pieds sur la dunette. + +L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer +un boulet à mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de +l'Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau bien gréé et en +sort comme un schooner. + +Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonné aux intérêts +parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de +capitaine un freluquet dont la place aurait été dans la sainte +barbe. + +Puis ils revinrent à la difficulté de trouver des équipages pour +leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pour gémir en choeur. + +-- À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, +alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas à +équiper ceux que vous avez? + +Mais lord Cochrane voyait la question autrement. + +-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils étaient bien +traités. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses +navires. Et de même l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se +préoccupe de ses hommes et dès lors ses hommes se souviennent de +lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et +alors on n'aura aucune peine à maintenir l'effectif de l'équipage. +Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal système qui consiste +à faire passer les équipages d'un navire à l'autre, sans les +officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontré de difficulté et je +crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je +trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de +volontaires que je voudrais en prendre. + +-- C'est très bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque +chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris +cinquante navires en treize mois, on peut être sûr qu'ils +s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon +croiseur est toujours sûr de compléter facilement son équipage. +Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour +la défense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis +que tout le bénéfice des prises devrait être réparti également +entre la flotte entière, et tant qu'on n'aura pas établi cette +règle, les hommes les plus capables iront toujours là où ils +rendent le moins de services et où ils font les plus grands +profits. + +Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des +officiers de croiseurs et de véhémentes approbations de la part de +ceux qui servaient à bord des vaisseaux de ligne. + +Ces derniers paraissaient former la majorité dans le cercle qui +s'était rassemblé. + +À voir l'animation des figures et la colère qui brillait dans les +regards il était évident que la question tenait fort à coeur à +chacun des deux partis. + +-- Ce que le croiseur obtient, s'écria un capitaine de frégate, le +croiseur le gagne. + +-- Entendez-vous par là, monsieur, dit le capitaine Foley, que les +devoirs d'un officier à bord d’un croiseur exigent plus +d'attention ou plus d'habileté professionnelle que ceux d'un +officier chargé d'un blocus, qui a la côte à tribord toutes les +fois que le vent tourne à l'ouest et qui a continuellement en vue +les huniers de l'escadre ennemie? + +-- Je ne prétends point à une habileté supérieure, monsieur. + +-- Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous +nier qu'un marin devant le mât rend plus de services sur une +frégate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau +de guerre? +-- L'année dernière, pas plus tard, dit un officier à tournure de +gentleman qui aurait pu être pris pour un petit maître à la ville, +sans le teint cuivré qu'il devait à un soleil comme on n'en voit +jamais à Londres, l'année dernière, j'ai ramené de la Méditerranée +le vieil _Océan_ qui flottait comme une barrique vide et ne +rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. +Dans le canal nous rencontrâmes la frégate _La Minerve_ de l'Océan +occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et était prête à +éclater sous un butin que l'on avait jugé trop précieux pour le +confier aux équipages de prise. Il y avait des lingots d'argent +jusqu'au long de ses vergues et près de son beaupré, de la +vaisselle d'argent à la pomme de ses mâts. Mes marins auraient +tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on ne les avait pas +retenus. Cela les enrageait de penser à tout ce qu'ils avaient +fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégate faire parade +de son argent sous leurs yeux. + +-- Je ne vois pas le bien fondé de leurs griefs, capitaine Bail, +dit Cochrane. + +-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire à deux +ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus +clairement. + +-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tâche que de +faire des prises. Si c'est là votre manière de voir, permettez-moi +de vous dire que vous n'êtes pas au fait de la chose. J'ai +commandé un sloop, une corvette et une frégate et, sur chacun +d'eux, j'ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu +éviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille à ses +croiseurs. J'ai dû donner la chasse à ses corsaires et les +capturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sous +ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, +débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux. +Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la +nécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaître +les mouvements de l'ennemi, incombe à l'officier qui commande un +croiseur. Je vais même jusqu'à dire que quand on est capable +d'accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays +que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre +Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un +récif avec la masse de ses os de boeuf. + +-- Monsieur, dit le colérique vieux marin, un officier comme ça ne +court pas du moins le risque d'être pris pour un corsaire. + +-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, répliqua avec vivacité +Cochrane, que vous alliez jusqu'à mettre ensemble les termes de +corsaire et d'officier du roi. + +Les choses tournaient à l'orage entre ces loups de mer aux têtes +chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au +danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que +l'on construisait dans les ports de France. + +Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes, qui passaient leur +vie à combattre nos voisins, à en discuter le caractère et les +méthodes. + +Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne +sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haïssait alors +la France, et par-dessus tout son grand chef. + +C'était plus qu'un simple préjugé, qu'une antipathie. + +C'était une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore +aujourd'hui vous faire quelque idée en jetant les yeux sur les +journaux et les caricatures de l'époque. + +Le mot de Français n'était guère prononcé que précédé de +l'épithète coquin ou canaille. + +Dans tous les rangs de la société, dans toutes les parties du +pays, ce sentiment était le même. + +Et les soldats de marine, qui étaient à bord de nos vaisseaux, +menaient à combattre contre les Français une férocité qu'ils +n'auraient jamais montrée, s'il s'était agi de Danois, de +Hollandais ou d'Espagnols. + +Si, maintenant que cinquante ans se sont écoulés, vous me demandez +d'où venait ce sentiment de virulence à leur égard, ce sentiment +si étranger au caractère anglais avec son laisser-aller et sa +tolérance, je vous avouerai que, selon moi, c'était la crainte. + +Naturellement, ce n'était point une crainte individuelle. Nos +détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifiés de +lâches. C'était la crainte de leur étoile, la crainte de leur +avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient +toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui +avait jeté à bas une nation, puis une autre. + +Notre pays était petit et au temps de la guerre, sa population +n'était guère supérieure à la moitié de celle de la France. + +Et alors, la France s'était agrandie par des bonds _gig_antesques. + +Elle s'était avancée au nord jusqu'à la Belgique et à la Hollande. + +Elle s'était accrue par le sud en Italie. + +Pendant ce temps, nous étions affaiblis par la haine profonde qui +régnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbytériens. + +Le danger était imminent, évident pour l'homme le plus incapable +de réflexion. + +On ne pouvait se promener le long de la côte du Kent sans voir les +amas de bois amoncelés pour servir de signaux et avertir le pays +du débarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les +hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclat se refléter sur +les baïonnettes des vétérans qui manoeuvraient. + +Rien d'étonnant à ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus +braves, une crainte de la puissance française, et cette animosité +a toujours pour résultat d'engendrer une haine amère et pleine de +rancune. + +Alors les marins parlèrent sans bienveillance de leurs récents +ennemis. + +Ils les haïssaient sincèrement et selon l'usage de notre pays, ils +disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur. + +En ce qui concernait les officiers français, il était impossible +d'en parler dune façon plus chevaleresque, mais quant à la nation, +ils l'avaient en horreur. + +Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amérique, +combattu encore pendant ces dix dernières années, et on eût dit +que le désir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur était de +passer le reste de leur vie à combattre encore contre eux. + +Mais si j'étais surpris de la violente animosité qu'ils +témoignaient à l'égard des Français, je ne l'étais pas moins de +voir à quel degré ils les appréciaient. + +La longue série des victoires anglaises avait fini par obliger les +Français à s'abriter dans les ports, à renoncer avec désespoir à +la lutte et cela nous avait fait croire à tous que, pour une +raison ou une autre et par la nature même des choses, l'Anglais +sur mer avait toujours le dessus contre le Français. + +Mais ceux qui avaient participé à la lutte n'étaient nullement de +cet avis. + +Ils se répandaient en bruyants éloges sur la vaillance de leurs +adversaires et ils expliquaient leur défaite par des raisons +précises. + +Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine française +étaient presque tous des aristocrates, que la Révolution les avait +chassés de leurs vaisseaux et que la face navale était tombée +entre les mains de matelots indisciplinés et de chefs sans +compétence. + +Cette flotte mal commandée avait été rudement rejetée dans les +ports par la poussée de la flotte anglaise qui avait de bons +équipages bien commandés. + +Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu +aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice +dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient à +rien, quand il s'agissait de voiles à carguer, de bordées à tirer +sur un vaisseau de ligne qui se balançait sur les vagues de +l'Atlantique. + +Quand une de leurs frégates gagnait le large et qu'elle pouvait +naviguer librement un couple d'années, alors son équipage arrivait +à connaître son affaire et un officier anglais pouvait espérer +mettre une plume à son chapeau, lorsque avec un navire d'égale +force il arrivait à lui faire amener son pavillon. + +Telles étaient les opinions de ces officiers expérimentés qui les +appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la +vaillance française. + +Ils citaient, entre autres, la façon dont l'équipage de l’_Orient_ +avait employé ses canons de gaillard d'arrière, pendant que, sous +leurs pieds, le pont était en feu et qu'ils savaient qu'ils se +battaient sur une soute aux poudres prête à sauter. + +On espérait en général que l'expédition des Indes Occidentales qui +avait eu lieu depuis la paix, aurait donné à beaucoup de navires +l'expérience de l'Océan et qu'on pourrait se hasarder à les faire +sortir du Canal si la guerre venait à éclater de nouveau. + +Mais recommencerait-elle? + +Nous avions dépensé des sommes fabuleuses et fait des efforts +immenses pour faire fléchir la puissance de Napoléon et l'empêcher +de se faire le despote de l'Europe entière. + +Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus? + +Se laisserait-il épouvanter par le poids effrayant d'une dette qui +ferait courber le dos à bien des générations futures? + +Pitt était là et certes, il n'était point homme à laisser la +besogne à moitié faite. + +Soudain, il y eut de l'agitation près de la porte. + +Parmi les nuages gris de fumée de tabac, j'entrevis un uniforme +bleu et des épaulettes d'or, autour desquels se formait un +rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du +groupe, se changeait en applaudissements lancés par de fortes +poitrines. + +Tout le monde se leva pour regarder. + +On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait. + +Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient. + +-- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une +vingtaine de voix. + +-- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitôt après, je +vis le capitaine Troubridge au-dessus des épaules de la foule. + +Sa figure était rouge, comme s'il était sous l'influence du vin et +il agitait quelque chose qui ressemblait à une lettre. + +Les applaudissements se turent peu à peu et il se fit un tel +silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa +main. + +-- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le +contre-amiral Collingwood m'a chargé de vous les communiquer. +L'ambassadeur de France a reçu ses passeports ce soir. Tous les +vaisseaux qui figurent à l'Annuaire vont recevoir leur commission. +L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser +au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une +autre pour la mer d'Irlande. + +Il avait sans doute d'autres nouvelles à donner, mais son +auditoire ne voulut pas en entendre davantage. + +Comme on criait, comme on trépignait, quel délire! + +Prudes et vieux officiers à pavillon, graves capitaines d'armes, +jeunes lieutenants, tous criaient à tue-tête comme des écoliers +échappés en vacances. + +On ne songeait plus à ces cuisants et multiples griefs que j'avais +entendu énumérer. + +Le mauvais temps était passé. + +Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'écume, une +fois encore. + +Les notes du _God Save the King_ dominèrent majestueusement le +bruit confus. + +J'entendis les antiques vers chantés d'une façon qui faisait +oublier leurs mauvaises rimes et leur banalité. + +J'espère que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des +larmes sur les joues ridées, avec des sanglots dans des voix +d'hommes énergiques. + +Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais +vus quand la croûte de lave est brisée et que, pendant un instant, +la flamme ardente et durable du Nord apparaît à découvert. + +C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point +aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire +qu'elle soit éteinte. + + +XIII -- LORD NELSON + + +Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon père devait avoir lieu à +une heure matinale, et il tenait d'autant plus à être exact qu'il +savait combien les allées et venues de l'amiral seraient modifiées +par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir. + +Je venais à peine de déjeuner et mon oncle n'avait pas sonné pour +son chocolat, quand mon père vint me prendre à Jermyn Street. + +Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous +trouvâmes devant le grand bâtiment de briques déteintes qui +servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le +quartier général de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le +faisaient venir de Merton. + +Un valet de pied répondit à notre coup de marteau et nous +introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures +de nuance triste. + +Mon père fit passer son nom et nous nous assîmes, jetant les yeux +sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, +sur un tableau qui représentait le Vésuve et la baie de Naples et +qui était accroché au-dessus du clavecin. + +Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui +était sur la cheminée; et de temps à autre, au milieu du bruit des +voitures de louage, il nous arrivait de bruyants éclats de rire de +je ne sais quelle autre pièce. + +Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon père et moi nous nous +levâmes, nous attendant à nous trouver en présence du plus grand +des Anglais. Mais ce fut une personne bien différente qui entra. + +C'était une dame de haute taille et qui me parut extrêmement +belle, bien que peut-être un critique plus expérimenté et plus +difficile eût trouvé que son charme appartenait plutôt aux temps +passé qu'au présent. + +Son corps de reine présentait des lignes grandes et nobles, tandis +que sa figure qui commençait à s'empâter, à devenir grossière, +était encore remarquable par l’éclat du teint, la beauté de grands +yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se +frisait sur un front blanc et bas. + +Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant +à son entrée majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en +jetant un coup d'oeil sur mon père, je me rappelai alors la reine +des Péruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous +excitait le petit Jim et moi à nous révolter. + +-- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle. + +--Oui, belle, dame, répondit mon père. + +-- Ah! s'écria-t-elle en sursautant d'une façon affectée, avec +exagération. Alors, vous me connaissez? + +-- J'ai vu Votre Seigneurie à Naples. + +-- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William? +Mon pauvre Sir William! + +Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, +comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle était en +complet costume de deuil. + +-- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait éprouvée Votre +Seigneurie, dit mon père. + +-- Nous sommes morts ensemble, s'écria-t-elle. Que peut être +désormais mon existence, sinon une mort lentement prolongée? + +Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le frémissement +le plus douloureux, mais je ne pus m'empêcher de reconnaître +qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse +jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lançait de petites +oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir à +se voir admirer, fût-ce par un individu aussi insignifiant que +moi. + +Mon père, en son rude langage de marin, tâchait de balbutier +quelques banales paroles de condoléances, mais ses yeux se +détournaient de cette figure revêche, hâlée, pour épier quel effet +elle avait produit sur moi. + +-- Voici son portrait, à cet ange tutélaire de cette demeure, +s'écria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un +portrait suspendu au mur et représentant un gentleman à la figure +très maigre, au nez proéminent et qui avait plusieurs décorations +à son habit. + +«Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en +essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous êtes venus voir +Lord Nelson. Il m'a chargée de vous dire qu'il serait ici dans un +instant. Vous avez sans doute appris que les hostilités vont +reprendre? + +-- Nous avons appris cette nouvelle hier soir. +-- Lord Nelson a reçu l'ordre de prendre le commandement de la +flotte de la Méditerranée. + +-- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le +pas de Sa Seigneurie que j'entends? + +Mon attention était si absorbée par les singulières façons de la +dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes +ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la +pièce. + +Lorsque je me retournai, il était tout près à côté de moi. + +C'était un petit homme brun à la tournure svelte et élancée d'un +adolescent. + +Il n'était point en uniforme. + +Il portait un habit brun à haut collet, dont la manche droite et +vide, pendait à son côté. + +L'expression de sa figure était, je m'en souviens bien, +extrêmement triste et douce, avec les rides profondes qui +décelaient les luttes de son âme impatiente, ardente. + +Un de ses yeux avait été crevé et abîmé par une blessure, mais +l'autre se portait de mon père à moi avec autant de vivacité que +de pénétration. + +À vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle +pose de sa tête, tout en lui indiquait l'énergie, la promptitude, +en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, +il me rappela un terrier de bonne race, bien dressé au combat, +doux et leste, mais vif et prêt à tout ce que le hasard pourrait +mettre sur sa voie. + +-- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en +tendant sa main gauche à mon père, je suis fort content de vous +voir. Londres est plein de marins de la Méditerranée, mais je +compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier +d'entre vous sur la terre ferme. + +-- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider à +avoir un vaisseau. + +-- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole à +l'Amirauté. J'aurai besoin d'avoir derrière moi tous les anciens +du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de première ligne, +mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je +puis vous assurer qu'on est à même de faire bien des choses avec +un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon +équipage et qui est bien bâti. + +-- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de +l’_Agamemnon_? s'écria Lady Hamilton. + +Et en même temps, elle se mit à parler de l'amiral et de ses +exploits en termes d'une exagération élogieuse, avec une telle +averse de compliments et d’épithètes, que mon père et moi nous ne +savions quelle figure faire. + +Nous nous sentions humiliés et chagrins de la présence d'un homme +qui était forcé d'entendre dire devant lui de telles choses. + +Mais, après avoir risqué un coup d'oeil sur Lord Nelson, je +m'aperçus à ma grande surprise que, bien loin de témoigner de +l'embarras, il souriait, il avait l'air enchanté comme si cette +grossière flatterie de la dame était pour lui la chose la plus +précieuse du monde. + +-- Allons, allons, ma chère dame, vos éloges surpassent de +beaucoup mes mérites... + +Ces mots l'encourageant, elle se lança dans une apostrophe +théâtrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aîné de +Neptune, et il s'y soumit en manifestant la même gratitude, le +même plaisir. + +Qu'un homme du monde, âgé de quarante-cinq ans, pénétrant, +honnête, au fait du manège des cours, se laissât entortiller par +des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupéfait, +comme le furent tous ceux qui le connaissaient. + +Mais vous qui avez beaucoup vécu, vous n'avez pas besoin qu'on +vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus +énergique, la plus noble, à quelque faiblesse unique, +inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus +visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache +noire apparaît d'une manière plus choquante sur le drap le plus +blanc. + +-- Vous êtes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, +quand Sa Seigneurie fut arrivée au bout de son panégyrique. Vous +êtes un marin de la vieille école. + +Il arpenta la pièce à petits pas impatients tout en parlant et en +pivotant de temps à autre sur un talon, comme si quelque barrière +invisible l'avait arrêté. + +-- Nous commençons à devenir trop beaux pour notre besogne avec +ces inventions d'épaulettes, d'insignes de gaillard d’arrière. Au +temps où j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant +faire les liures et le gréement de son beaupré, ayant parfois un +épissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple à ses hommes. +Aujourd'hui, c'est tout juste, s’il veut bien porter son sextant +jusqu'à l'écoutille. Quand serez-vous prêt à embarquer, Stone? + +-- Ce soir, Mylord. + +-- Bien, Stone, bien. Voilà le véritable esprit. On double la +besogne à chaque marée sur les chantiers, mais je ne sais quand +les vaisseaux seront prêts. J'arbore mon pavillon sur la +_Victoire_ mercredi, et nous mettons à la voile aussitôt. + +-- Non, non, pas si tôt, il ne pourra pas être prêt à prendre la +mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, +et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant. + +-- Il faut qu'il soit prêt et il le sera, s'écria Nelson avec une +véhémence extraordinaire. Par le ciel, quand même le diable serait +à la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins +peuvent bien faire en mon absence? La tête me tourne à la pensée +des diableries qu'ils projettent peut-être. En cet instant même, +chère dame, la reine, notre reine, s'écarquille peut-être les yeux +pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson. + +Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine +Charlotte, je ne comprenais rien à ses paroles, mais mon père me +dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'étaient pris d'une +affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'étaient les +intérêts de ce petit royaume qui lui tenaient si fort à coeur. + +Peut-être mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson +sur moi, car il suspendit tout à coup sa promenade à l'allure de +gaillard d'arrière et me toisa des pieds à la tête, d'un air +sévère. +-- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec. + +-- C'est mon fils unique, Sir, dit mon père. Mon désir est qu'il +entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car +voici bien des générations que nous sommes officiers du roi. + +-- Ainsi donc, vous tenez à venir vous faire rompre les os, +s'écria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de +mécontentement les beaux habits qui avaient été si longuement +discutés entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez à quitter ce +grand habit pour une jaquette de toile cirée, si vous servez sous +mes ordres. + +Je fus si embarrassé par la brusquerie de son langage, que je pus +à peine répondre en balbutiant que j'espérais faire mon devoir. + +Alors, sa bouche sévère se détendit en un sourire plein de +bienveillance, et bientôt, il posa sur mon épaule sa petite main +brune. + +-- Je crois pouvoir dire que vous marcherez très bien. Je vois que +vous êtes de bonne étoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans +un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le +service de Sa Majesté. C'est une profession pénible. Vous entendez +parler du petit nombre qui réussit, mais que savez-vous de +centaines d'autres qui n'arrivent pas à faire leur chemin? Voyez +combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui étaient avec moi à +l'expédition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une +seule nuit. J'ai pris part à cent quatre-vingts engagements, et +comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter +d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer à +travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je +me rappelle plus d'un honnête homme qui me valait et qui n'a point +percé. + +«Oui, reprit-il, comme la dame se répandait en protestations +loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont +devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un +marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et +nos existences à tous sont dans la main de celui qui connaît +parfaitement l'heure où il nous la redemandera. + +Pendant un instant, le sérieux de son regard, le ton religieux de +sa voix nous firent entrevoir peut-être les profondeurs du vrai +Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme +qui fit surgir de cette région, les Côtes de fer, ceux qui +devaient façonner le coeur de l'Angleterre et les Pères Pèlerins +qui devaient le propager au dehors. + +C'était là le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu +s'appesantir sur les Français et qui s'agenouillait dans la cabine +de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur +la ligue ennemie. + +Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait +pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre +pourquoi il était si aimé de tous ceux qui servirent sous lui. + +En effet, bien qu'il eût la dureté du fer quand il s'agissait de +naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait +une faculté qui manque à l'Anglais, cette émotion affectueuse qui +s'exprimait par des larmes, lorsqu'il était touché, et par des +mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il +demanda à son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait +mourant, dans le poste de la _Victoire_. + +Mon père s'était levé pour partir, mais l'amiral, avec cette +bienveillance qu'il témoigna toujours à la jeunesse, et qui avait +été un instant glacée par l'inopportune splendeur de mes habits, +continua à se promener devant nous, en jetant des phrases brèves +et substantielles pour m'encourager et me conseiller. + +-- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune +gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffés au rouge, qui +ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans +la Méditerranée et nous les retrouverons. Quelle troupe +fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en désigner un pour une +tâche difficile, je répondais à l'amirauté de prendre le premier +venu, car le même esprit les animait tous. Si nous avions pris +dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais déclaré notre tâche bien +remplie, tant que le vingtième aurait navigué sur les mers. Vous +savez ce qu’il en était chez nous, Stone. Vous avez passé trop de +temps sur la Méditerranée, pour que j'aie besoin de vous en dire +quoi que ce soit. + +-- J'espère être sous vos ordres, Mylord, dit mon père, la +prochaine fois que nous les rencontrerons. + +-- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel! +je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donné une +secousse. Ce coquin de Bonaparte prétend nous abaisser. Qu'il +essaie et que Dieu favorise la bonne cause! + +Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en +l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire. + +Voyant mes yeux fixés sur lui, il sourit et se tourna vers mon +père. + +-- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en +posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la +flotte à ce propos? + +-- Que c'était un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se +mettre en travers de votre écubier. + +-- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune +gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre étincelle de l'ardeur +que j'ai mise à servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que +vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, +vous vous souviendrez que le conseil que je donne à un officier, +c'est qu'il ne fasse rien à moitié, par demi mesures. Mettez votre +enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre +faute, le pays vous confiera un autre enjeu de même valeur. Ne +vous préoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule +dont vous ayez besoin, consiste à vous mettre bord à bord avec +l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. +N'ayez jamais une arrière pensée pour vos aises, pour votre propre +vie, car votre vie ne vous appartient plus à partir du jour où +vous avez endossé l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il +faut la dépenser sans compter pour peu que le pays en retire le +moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone? + +-- Est, sud-est, dit mon père sans hésitation. + +-- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, +quoique pour ma part, j'eusse préféré tâcher de les attirer au +large. + +-- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous +les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon père. + +-- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas +étonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous +rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant +Toulon, Stone, alors que nous n'avions à bord ni poudre, ni boeuf, +ni vin, ni porc, ni farine, pas même des câbles, de la toile et du +filin de réserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des +cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas à voir le premier +Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand même nous n'avons +pas lâché prise. Néanmoins, je crains que là-bas, nous n'ayons pas +fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on +illumine les fenêtres à la nouvelle d'une grande bataille, mais on +ne comprend pas qu'il nous serait plus aisé de recommencer six +fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour +le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette +nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une +bataille corps à corps. + +-- Puissé-je être avec vous, mylord! dit gravement mon père. Mais +nous vous avons déjà pris trop de temps et je n'ai plus qu'à vous +remercier de votre bonté et à vous offrir tous mes souhaits. + +-- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je +puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose +faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant +ses yeux sur moi, vous avez été mieux partagé pour la répartition +des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais +je n'ai songé, jamais je n'ai pu songer à gagner de l'argent. + +Mon père expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis était mon +oncle, qu'il s'était chargé de moi et que je demeurais chez lui. + +-- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit +Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinées et des +protections, on peut passer par-dessus la tête des vieux officiers +de marine, fût-on incapable de distinguer la poupe d'avec la +cuisine, ou une caronade d'avec une pièce longue de neuf. +Néanmoins... Mais que diable se passe-t-il? + +Le valet de pied s'était précipité soudain dans la chambre, mais +il s'arrêta devant le regard de colère que lui lança l'amiral. + +-- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous dès que cela +arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. +-- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'écria Nelson en la +saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en +rompre les cachets avec la main qui lui restait. + +Lady Hamilton accourut à son aide, mais elle eut à peine jeté les +yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri perçant, +porta la main à ses yeux et se laissa choir évanouie. + +Mais je ne pus m'empêcher de reconnaître qu'elle se laissa choir +fort habilement et que, malgré la perte de ses sens, elle eut la +bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume +et de prendre une attitude classique et gracieuse. + +Quant à lui, l'honnête marin, il était si incapable de supercherie +et d'affectation, qu'il ne les soupçonnait point chez autrui, +aussi courut-il tout affolé à la sonnette, pour réclamer à grands +cris domestiques, médecin, sels, en jetant des mots incohérents +dans sa douleur, se répandant en paroles si passionnées, si émues, +que mon père jugea plus discret de me tirer par la manche, comme +pour m'avertir qu'il nous fallait sortir à la dérobée. + +Nous le laissâmes donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la +tête tant il était ému de pitié pour cette femme superficielle qui +n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le +chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire +prête à l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir à +poursuivre la flotte française sur un parcours de sept mille +milles a travers l'Océan, à la rencontrer enfin et à la vaincre. + +Cette victoire devait limiter aux conquêtes continentales +l'ambition de Napoléon, mais elle coûterait à notre grand marin la +vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son +existence, comme je souhaiterais qu'il vous advînt à tous. + + +XIV -- SUR LA ROUTE + + +Déjà approchait le jour de la grande bataille. + +La guerre sur le point d'éclater et Napoléon qui devenait de plus +en plus menaçant n'étaient que des objets de second ordre pour +tous les sportsmen et en ce temps-là les sportsmen formaient bien +la moitié de la population. + +Dans le club patricien, dans la taverne plébéienne, dans le café +que fréquentait le négociant, dans la caserne du soldat, à Londres +et dans les provinces, la même question passionnait toute la +nation. + +Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des +détails sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui était +retourné dans son pays natal pour s'entraîner et qu'on savait être +sous la direction immédiate du capitaine Barclay, l'expert. + +D'un autre côté, bien que mon oncle n'eût pas encore désigné son +champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fût Jim, et +les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance +lui valurent bon nombre de parieurs. + +Toutefois, la côte était en faveur de Wilson et les gens de +l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu’à +Londres l'opinion était partagée. + +Deux jours avant le combat, on donnait Wilson à trois contre deux, +dans tous les clubs du West End. + +J'étais allé deux fois voir Jim à Crawley, dans l'hôtel où il +était installé pour son entraînement et je l'y trouvai soumis au +sévère régime en usage. +Depuis la pointe du jour jusqu'à la tombée de la nuit, il courait, +sautait, frappait sur une vessie suspendue à une barre ou +s'exerçait contre son formidable entraîneur. + +Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de santé débordante. + +Il avait une telle confiance dans le succès que mes appréhensions +s'évanouirent à la vue de sa vaillante attitude et quand +j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille. + +-- Mais je m'étonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me +dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voilà +devenu boxeur, et à la solde de votre oncle, tandis que vous êtes +à la ville et passé Corinthien. Si vous n'aviez pas été le +meilleur, le plus sincère petit gentleman du monde, c'est vous qui +auriez été mon patron d'ici peu de temps au lieu d'être mon ami. + +En contemplant ce superbe gaillard à la figure distinguée, aux +traits fins, en pensant à ses belles qualités, aux impulsions +généreuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il +regardât mon amitié comme une marque de condescendance, que je ne +pus retenir un bruyant éclat de rire. + +-- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant +fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense? + +Cette question était une colle. + +Je dus me borner à répondre d'un ton mal assuré que, si redevable +que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et +qu'assurément j'étais assez grand pour choisir mes amis. + +Les doutes de Jim étaient fondés jusqu'à un certain point. Mon +oncle s'opposait très nettement à ce qu'il y eût entre nous la +moindre intimité. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres +choses à désapprouver dans ma conduite, celle-là perdait de son +importance. + +Je crains de lui avoir causé bien des désappointements. + +Je n'avais inventé aucune excentricité, bien qu'il eût eu la bonté +de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais à +«sortir de l'ornière», selon son expression, et à m'imposer à +l'attention du monde étrange au milieu duquel il vivait. + +-- Vous êtes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous +croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant +d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de +force dans ce genre, serait extrêmement goûté. Il y avait un +capitaine des gardes qui est arrivé à se faire un grand succès +dans la société en pariant une petite somme qu'il le ferait. +Madame Liéven, qui est extrêmement exigeante, l'invitait +fréquemment à ses soirées rien que pour qu'il pût s'exhiber. + +Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit. + +-- Vous êtes tout de même un peu difficile, dit-il en haussant les +épaules. Étant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position +en continuant ma réputation de goût délicat. Si vous aviez déclaré +la guerre au mauvais goût, le monde de la _fashion_ se serait +empressé de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos +traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre +concurrence à la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. +Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous êtes +incapable d'attention pour les moindres détails. Regardez vos +souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaîne de +montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai +laissé voir trois, mais c'était aller trop loin et en ce moment, +je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, +mais je ne vous crois pas destiné à atteindre la situation sur +laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent. + +-- Je suis désolé de vous avoir causé ces désillusions, monsieur, +dis-je. + +-- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous êtes pas +trouvé plus tôt sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous +modeler de façon à satisfaire même mes propres aspirations. +J'avais un frère cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de +mon mieux pour lui, mais il prétendait mettre des cordons à ses +souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de +Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garçon a fini par se +jeter dans les livres et il a vécu et il est mort curé de village. +C'était un brave homme, mais d'une banalité... et il n'y a pas +place dans la société pour les gens dépourvus de relief. + +-- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, +dis-je. Mais mon père a le plus grand espoir que Lord Nelson me +trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four à la ville, +je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontés que vous +m'avez témoignées en vous chargeant de moi et j'espère que, si je +reçois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur. + +-- Il pourrait bien arriver que vous parveniez à la hauteur que je +m'étais assignée pour vous, mais que vous y parveniez par un autre +chemin, dit mon oncle. Il y a à la ville des hommes, tels que Lord +Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les sociétés les +plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation +que leurs services dans la marine. + +Ce fut dans l'après-midi du jour qui précédait le combat, qu'eut +lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet +sanctuaire de sa maison de Jermyn Street. + +Il était vêtu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, +qu'il portait ordinairement pour aller à son club, et il avait le +pied posé sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le +traitait pour un commencement de goutte. + +Était-ce l'effet de la souffrance, était-ce peut-être celui du +désappointement que lui avait causé mon avenir, mais ses façons +avec moi étaient plus sèches que d'ordinaire et il y avait, je le +crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de +mes défauts. + +Quant à moi, cette explication me fut un soulagement, car mon père +était parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait +de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur +l'esprit était l'idée de la peine que j'aurais à quitter mon oncle +sans détruire les plans qu'il avait formés à mon sujet. + +J’avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle +j'étais si peu fait, j'étais pareillement excédé de ces propos +égoïstes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits- +maîtres qui prétendaient se faire regarder comme le centre de +l'univers. + +Peut-être le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes +lèvres quand je l'entendis parler de la surprise dédaigneuse qu'il +avait éprouvée, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les +hommes qui avaient sauvé le pays de l'anéantissement. + +-- À propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne +et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons à +Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir +Lothian Hume et son champion sont à Reigate. J'ai retenu des lits +pour nous deux à l'hôtel Georges. À ce que l'on me dit, +l'affluence dépassera tout ce que l'on a vu jusqu'à ce jour. +L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours désagréable, +mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven +disait qu'il n'y avait pas un lit disponible à vingt milles autour +de Crawley et qu'on faisait payer trois guinées par nuit. J'espère +que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera à la +hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'évent plus que +je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage à fond, +car il a fait chez Limmer un pari supplémentaire de cinq mille +contre trois mille sur Wilson. D'après ce que je sais de l'état de +ses affaires, il sera sérieusement entamé si nous l'emportons... +Eh bien, Lorimer? + +-- Une personne qui désire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau +valet. + +-- Vous savez que je ne reçois personne jusqu'à ce que ma toilette +soit achevée. + +-- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfoncé la +porte. + +-- Enfoncé la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne +l'avez-vous pas mis dehors? + +Un sourire passa sur la figure du domestique. + +Au même instant, on entendit dans le corridor une voix de basse +profonde. + +-- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garçon. +Autrement, ce sera tant pis pour vous. + +Il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix, mais lorsque +par-dessus l'épaule du domestique j'entrevis une large face +charnue, bovine, avec un nez aplati à la Michel-Ange au centre, je +reconnus aussitôt l'homme que j'avais eu pour voisin au souper. + +-- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. +-- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa +volumineuse personne dans la pièce. C'est Bill War, le tenancier +du cabaret _à la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux +côté pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on +me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ça me pousse si vite, que +j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, +monsieur, j'en ai attrapé assez pour faire un champion des petits +poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine à croire en me +voyant que, même après m'être battu avec Mendoza, j'étais capable +de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui +entoure le ring, avec l'agilité d'un petit cabri, mais, +maintenant, si je lançais mon castor dans le ring, je n'arriverais +jamais à le ravoir, à moins que le vent ne l'en fasse sortir, car +le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour +le rattraper. Je vous présente mes respects, jeune homme, et +j'espère que vous êtes en bonne santé. + +Une expression de vive contrariété avait paru sur la figure de mon +oncle, en voyant envahir ainsi son séjour intime. Mais c'était une +des nécessités de sa situation de rester en bons termes avec les +professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire +l'amenait. + +Pour toute réponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un +regard significatif. + +-- C'est chose importante, Sir Charles, et ça doit rester entre +vous et moi. + +-- Vous pouvez sortir, Lorimer... À présent, War, de quoi s'agit- +il? + +Le boxeur s'assit fort tranquillement à cheval sur une chaise, en +posant ses bras sur le dossier. + +-- J’ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. +-- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'écria mon oncle avec +impatience. + +-- Des renseignements de valeur. + +-- Allons, expliquez-vous. + +-- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pinçant +les lèvres. + +-- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez. + +Le boxeur eut un sourire affirmatif. + +-- Oui, mais je n'achète rien de confiance. Vous me connaissez +assez pour ne pas jouer ce jeu-là avec moi. + +-- Je vous connais pour ce que vous êtes, Sir Charles, c'est-à- +dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez- +vous, si je me servais de ça contre vous, ça me mettrait des +centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira +pas. Bill War a toujours été pour le bon sport et le franc jeu. Si +je m'en sers pour vous, j'espère que vous ferez en sorte que je +n'y perde pas. + +-- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos +informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour +vous. + +-- On ne saurait parler plus franchement que ça. Nous nous en +contenterons, patron, et vous vous montrerez généreux comme vous +avez toujours passé pour l'être. Eh bien, notre homme, Jim +Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, +sur la dune de Crawley pour un enjeu. +-- Eh bien, après? + +-- Connaîtriez-vous par hasard quelle était la cote hier? + +-- Elle était à trois contre deux sur Wilson. + +-- C'est ça même, patron. Trois contre deux, voilà ce qui a été +offert dans le salon de mon bar. Savez vous où en est la cote +aujourd'hui? + +-- Je ne suis pas encore sorti. + +-- Eh bien! je vais vous le dire, elle est à sept contre un sur +votre homme. + +-- Vous dites? + +-- Sept contre un, patron, pas moins. + +-- Vous dites des bêtises, War. Comment peut-il se faire que la +cote ait passé de trois contre deux à sept contre un? + +-- Je suis allé chez Tom Owen, je suis allé au _Trou dans le Mur_, +je suis allé à _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser à +sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de +l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la même proportion +qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, +dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'à Stepney. + +L’expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit +que l'affaire était vraiment sérieuse pour lui. Puis il haussa les +épaules avec un sourire d'incrédulité. + +-- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en +bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu? + +-- Il allait très bien, hier, monsieur. + +-- S'il était arrivé quelque chose de fâcheux, j'en aurais été +informé. + +-- Mais peut-être qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux _pour le +moment_, dit War. + +-- Que voulez-vous dire? + +-- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous +savez que c'est un homme qui ne doit guère inspirer de confiance +en tout temps et qu'il en veut à votre homme, parce qu'il a été +battu par lui dans le hangar aux voitures. + +«Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorté +des trois plus fieffés coquins qu'il y ait à Londres. Ces trois- +là, c'étaient Ike-le-Rouge, celui qui a été exclu du ring pour +avoir triché avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait +sa mère pour une pièce de sept shillings; le troisième était Chris +Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du +côté de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre +types de beauté, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient +en tenir, excepté Chris, un lapin trop malin pour se griser quand +il y a une affaire en train. De mon côté, je les fais entrer au +salon. + +«Ce n’était pas que la chose en valût la peine, mais je craignais +qu'ils ne commencent à chercher noise à mes clients et je ne +voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant +devant le comptoir. Je leur sers à boire et je reste avec eux, +rien que pour les empêcher de mettre la main sur le perroquet +empaillé et les tableaux. + +«Bon! patron, pour abréger, ils se mirent à parler du combat et +ils éclatèrent de rire à l'idée que le jeune Harrison pourrait +gagner, tous, excepté Chris qui restait à faire des signes et des +grimaces aux autres, tellement, qu'à la fin Berks fut sur le point +de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine. + +«Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ça n'était pas bien +difficile à voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit prêt à parier +un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas. + +«Donc, je me lève pour aller chercher une autre bouteille de +délie-langues et je me mets derrière le guichet fermé d'un volet +par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. +Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais été attablé avec +eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient. + +«Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait après eux, parce +qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe +Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb +de l'interpeller davantage. + +«Comme ça, Chris se mit à les raisonner, car il avait peur de +Berks et il leur demanda s'ils voulaient décidément être en état +de faire la besogne le lendemain matin et si le patron +consentirait à payer en voyant qu'ils s'étaient grisés et qu'il ne +fallait pas compter sur eux. + +«Ça les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda à +quelle heure on partirait. + +«Chris leur dit que tant que l'hôtel _Georges_ à Crawley ne serait +pas fermé, on pourrait travailler à cela. +«-- C'est bien mal payé pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge. + +«-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit bâton plombé +de sa poche de côté. Pendant que trois de vous le tiendront à +terre, je lui casserai l'os du bras avec ça. Nous aurons gagné +notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison. + +«-- Il se défendra, dit Berks. + +«-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat. + +«Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai +vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait +à des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais +assez haute. + +«Voila où on en est, patron, et vous savez ce que ça signifie, +mieux que Bill War ne pourrait vous le dire. + +-- Très bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis très +obligé de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y +perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins +ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service +en attirant mon attention de ce côté. Je compte vous voir demain +aux Dunes. + +-- Mr Jackson m'a prié de me charger de la garde du ring. + +-- Très bien. J'espère que nous aurons un loyal et bon combat. +Bonsoir et merci. + +-- Mon oncle avait conservé son attitude un peu narquoise pendant +que War était présent, mais celui-ci avait à peine refermé la +porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne +lui avais jamais vu. + +-- Il faut que nous partions à l'instant pour Crawley, mon neveu, +dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute à perdre. Lorimer, +faites atteler les juments baies à la voiture. Mettez-y le +nécessaire de toilette et dites à William qu'il soit devant la +porte le plus tôt possible. + +-- J'y veillerai, monsieur, dis-je. + +Et je courus à la remise de Little Ryder Street où mon oncle +logeait ses chevaux. + +Le garçon d'écurie était absent et je dus envoyer un lad à sa +recherche. Pendant ce temps-là, aidé du palefrenier, je tirai +dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs +boxes. + +Il fallut une demi-heure, peut-être trois quarts d'heure, avant +que tout fut en place. + +Lorimer attendait déjà dans Jermyn Street avec les inévitables +paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de +la porte ouverte, vêtu de son grand habit de cheval couleur faon. + +Sa figure pâle était d'un calme impassible et ne laissait rien +voir des émotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son +âme. + +J'en étais certain. + +-- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-être des +difficultés à vous trouver un lit. Tenez-leur la tête, William. +Montez, mon neveu. Holà! War, qu'y a-t-il encore? + +Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa +corpulence. + +-- Rien qu'un mot de plus avant votre départ, Sir Charles, dit-il +tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre +hommes en question étaient partis pour Crawley à une heure. + +-- Très bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied. + +-- Et la cote est montée à dix contre un. + +-- Lâchez la tête, William. + +-- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberté. +Mais à votre place, j'emporterais mes pistolets. + +-- Merci, je les ai. + +La longue lanière claqua entre les oreilles du cheval de tête. Le +groom s'élança à terre et l'on passa de Jermyn Street à Saint +James Street et de là à Whitehall avec une rapidité qui indiquait +que les vaillantes juments n'étaient pas moins impatientes que +leur maître. + +L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et +demie quand nous franchîmes comme au vol le pont de Westminster. + +L'eau se refléta au-dessous de nous aussi vite que l'éclair, puis +on roula entre les deux rangées de maisons aux murailles brunes +formant l'avenue qui nous avait menés à Londres. Nous étions +arrivés à Streatham, quand il rompit le silence. + +-- J'ai un enjeu considérable, mon neveu, dit-il. + +-- Et moi aussi, répondis-je. + +-- Vous! s'écria-t-il avec surprise. + +-- J'ai mon ami, monsieur! + +-- Ah! oui, j'avais oublié. Vous avez votre excentricité, après +tout, mon neveu. Vous êtes un ami fidèle, ce qui est chose rare +dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et +celui-là... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je +crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons à Crawley. + +-- Je le crains aussi. + +-- En ce cas, nous arriverons peut-être trop tard. + +-- Dieu fasse que non, Monsieur. + +-- Nous sommes derrière les meilleures bêtes qui soient en +Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes +encombrées, avant que nous arrivions à Crawley. + +«Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits +parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait +pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont été +engagés pour estropier mon homme. + +«Dès lors, qui peut bien les avoir pris à gage, qui peut y être +intéressé? À moins que ce ne soit... + +«Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je +sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et +chez White. Je sais qu'il a joué une grosse somme sur cet évent et +qu'il s'y est engagé avec une témérité qui fait croire à ses amis +qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le résultat. + +«Par le ciel! Comme tout cela s'enchaîne. S'il en était ainsi... + +Il retomba dans le silence, mais je vis reparaître cette +expression de froideur farouche que j'avais remarquée en lui, le +jour où lui et sir John Lade couraient côte à côte sur la route de +Godstone. + +Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey +et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues +continuaient à bourdonner et les sabots à frapper sans se +ralentir. + +Un vent frais nous soufflait à la figure, quoique les feuilles +pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'étendaient au- +dessus de la route. + +Les bords dorés du soleil venaient à peine de disparaître derrière +les chênes de la côte de Reigate quand les juments inondées de +sueur arrivèrent devant l'hôtel de _la Couronne_ à Red Hill. + +Le propriétaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour +saluer un Corinthien aussi connu que l'était Sir Charles +Tregellis. + +-- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle. + +-- Oui, Sir Charles. + +-- Est-il passé? + +-- Oui, Sir Charles. Il devait être environ quatre heures, bien +qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en +jurer. Il y avait là lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un +autre. Ils avaient entre les brancards une bête de sang. Ils +l'avaient menée à fond de train, car elle était couverte d'écume. + +-- Voilà, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant +que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est +qu'évidemment, ils tenaient à faire leur coup de bonne heure. + +-- Jim et Belcher seraient certainement de force à leur tenir tête +à tous les quatre, suggérai-je. + +-- Si Belcher était avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne +saurait prévoir quelle diablerie ils ont arrangée. Que nous le +trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment +jusqu'à ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter +la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espère, seulement que +ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il +faut qu'ils aient été à l'avance bien certains de réussir, pour +que la cote ait monté à un pareil chiffre, et c'est là ce qui +m'inquiète. + +-- Mais assurément, ils n’ont rien à gagner à commettre une +pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent à blesser Jim, la lutte +ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas décidés. + +-- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un +prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins +qui infestent le ring, ne tarderaient pas à rendre tout sport +impossible, mais ici il en est autrement. D'après les conditions +du pari, je dois perdre, à moins que je ne présente un homme dans +une certaine limite d'âge, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. +Vous devez vous souvenir que je n'ai point nommé mon homme; C'est +dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires +le savent aussi, mais les arbitres et le dépositaire des enjeux +refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim +Harrison est hors de combat, ils nous répondraient qu'ils n'ont +pas été dûment informés que Jim Harrison était notre champion. Les +conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent. + +Les craintes qu'avait exprimées mon oncle au sujet de +l'encombrement de la route ne furent que trop justifiées, car +lorsque nous eûmes dépassé Reigate, nous vîmes un tel défilé de +voitures de toute espèce que, pendant les huit milles qui +restaient à parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval +dont les naseaux ne fussent à plus de quelques pieds de l'arrière +de la voiture ou carriole qui le précédait. + +Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui +s'éloignaient de Guildford à l'ouest, de Tunbridge à l'est, +avaient contribué pour leur part à grossir ce flot de _four in +hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ à cheval, si bien que la large +route de Brighton était emplie d'un fossé à l'autre, d'une cohue +qui riait, criait, chantait et marchait dans la même direction. + +Il était impossible à quiconque eut contemplé cette foule bigarrée +de ne pas reconnaître que la passion du ring, bonne ou mauvaise +peu importe, n'était point le trait distinctif d'une certaine +classe, mais qu'elle était une marque du caractère national, +profondément enracinée dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait +été transmise de génération en génération, aussi bien au jeune +aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers +revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole +que traînait un bidet. + +Là, je vis des hommes d'État et des soldats, des gentilshommes et +des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds +d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se démenait +avec la perspective de passer une nuit pénible, rien que pour +avoir la chance d'assister à une lutte qui pouvait se terminer en +un seul round, chose impossible à prévoir. + +On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale. + +Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de +poussière, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron +et les garçons se tenaient prêts avec leurs plateaux chargés de +pots débordants de mousse pour désaltérer ces bouches pressées. + +Ces haltes pour boire la bière, cette rude camaraderie, la +cordialité, les incommodités accueillies par des éclats de rire, +cette impatience de voir la lutte, étaient autant de traits, qui +pouvaient être qualifiés de vulgaires, de populaires, par les gens +au goût difficile, mais quant à moi, maintenant que je prête +l'oreille aux lointains et vagues échos de notre temps passé, tout +cela me paraît constituer l'ossature qui formait la charpente si +solide et si virile dont cette race antique était constituée. + +Mais hélas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain? + +Mon oncle, avec toute son habileté, n'arrivait pas à apercevoir un +passage dans cette masse en mouvement. + +Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des +escargots de Reigate à Horley, puis à la Croix de Povey, puis à la +bruyère de Lowfield, pendant que le jour faisait place au +crépuscule et qu'à celui-ci succédait la nuit. + +Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumées. + +C'était un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui +s'étendait devant nous, que les replis de ce serpent aux écailles +dorées qui se déroulait dans l'obscurité. + +Enfin! Enfin, nous aperçûmes l'immense et l'informe masse de +l'orme de Crawley qui nous dominait dans les ténèbres, et nous +arrivâmes à l'entrée de la rue du village où toutes les fenêtres +des cottages étaient éclairées, puis devant la haute façade du +vieil hôtel _Georges_, où l'on voyait de la lumière à toutes les +portes, à toutes les vitres, à toutes les fentes en l'honneur de +la noble compagnie qui devait y passer la nuit. + + +XV -- JEU DÉLOYAL + + +L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour +dans le défilé qui devait nous amener devant la porte. + +Il jeta les rênes et une pièce d'une couronne à un des individus +mal vêtus qui encombraient l'allée des piétons, et se frayant +vivement passage à travers la foule, il poussa vers l'entrée. + +Lorsqu'il parut dans la zone de lumière que projetaient les +fenêtres, on se demanda à voix basse quel pouvait être cet +impérieux gentleman, à la figure pâle, sous son manteau de cheval, +et un vide se forma pour nous laisser passer. + +Jusqu'alors je ne m'étais pas douté combien mon oncle était +populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens +se mirent à crier à tue-tête: + +-- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour +votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien! + +Cependant le maître d'hôtel attiré par les acclamations accourait +à notre rencontre. + +-- Bonsoir, Sir Charles, s'écria-t-il. Vous allez bien, j'espère? +Et vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, que votre champion fait +honneur au _Georges_. + +-- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle. + +-- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une +peinture. Oui, il est en état de gagner un royaume à la lutte. +Mon oncle eut un soupir de soulagement. + +-- Où est-il? demanda-t-il. + +-- Il est rentré de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il +avait une affaire toute particulière pour demain, dit le maître +d'hôtel avec un gros rire. + +-- Où est Belcher? + +-- Le voici dans le salon du bar. + +En disant ces mots, il ouvrit la porte. + +Nous y jetâmes un coup d'oeil et nous vîmes une vingtaine d'hommes +bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui +m'étaient devenues familières pendant ma courte carrière au West- +End. + +Ils étaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une +soupière pleine de punch. + +À l'autre bout, installé très à son aise, parmi les aristocrates +et les dandys qui l'entouraient, était assis le champion de +l'Angleterre, le magnifique athlète, renversé sur sa chaise, un +foulard rouge négligemment noué autour du cou, de la façon +pittoresque à laquelle son nom fut longtemps attaché. + +Plus d'un demi-siècle s'est écoulé et j'ai vu ma part de beaux +hommes. + +Peut-être cela tient-il à ce que je suis moi-même d'assez petite +taille, mais c'est un des traits de mon caractère de trouver plus +de plaisir à la vue d'un bel homme qu'à celle de tout autre chef- +d'oeuvre de la nature. + +Néanmoins, pendant toute cette période, je n'ai jamais vu un homme +plus beau que Jim Belcher et si je cherche à lui trouver un +pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le +second, Jim, dont je cherche à vous raconter le destin et les +aventures. + +Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de +mon oncle apparut sur le seuil. + +-- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commandé +une fameuse épaule de mouton... Quelles nouvelles fraîches nous +apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette +hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens +sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?... + +Tout le monde parlait à la fois. + +-- Excusez-moi, gentlemen, répondit mon oncle, je me ferai un +devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je +pourrai. J'ai une affaire de quelque importance à régler. Belcher, +je voudrais vous dire quelques mots. + +Le champion vint nous rejoindre dans le corridor. + +-- Où est votre homme, Belcher? + +-- Il est rentré dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze +heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte. + +-- Comment a-t-il passé la journée? + +-- Je lui ai fait faire de légers exercices, du bâton, des +altères, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il +nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. +Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le +savais pas aussi droit qu'une ligne à pêche, j'aurais cru qu'il +jouait double jeu et pariait contre lui-même. + +-- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai été informé +de source sûre qu'il y a un complot organisé pour l'estropier et +que les gredins sont tellement certains de réussir qu'ils sont +prêts à parier n'importe quelle somme qu'il ne se présentera pas. + +Belcher siffla entre ses dents. + +-- Je n'ai aperçu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a +été auprès de lui, personne ne lui a adressé la parole, si ce +n'est votre neveu et moi. + +-- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont +devancés de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris. + +-- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. +Quels étaient les autres? + +-- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy. + +-- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est +sain et sauf, mais il serait peut-être prudent que l'un ou l'autre +de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il +est confié à mes soins, je ne m'éloigne jamais beaucoup de lui. + +-- C'est dommage de l'éveiller. + +-- Il aura quelque peine à s'endormir avec tout ce vacarme dans la +maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor. + +Nous traversâmes les longs et bas et tortueux corridors de +l'auberge, construction à l'ancienne mode, jusqu'à l'arrière de la +maison. + +-- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un +signe de tête une porte à droite. Celle de gauche est la sienne. + +En disant ces mots, il l'ouvrit. + +-- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir. + +Et ensuite. + +-- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie? + +La petite chambre nous apparut dans toute son étendue, fortement +éclairée par une lampe de cuivre posée sur la table. Les draps +n'avaient pas été tirés, mais des plis sur la courtepointe +montraient qu'on s'était étendu dessus. + +Une moitié du volet à claire-voie se balançait sur ses gonds, une +casquette de drap jetée sur là table, voilà tout ce qui restait de +celui qui occupait la chambre. + +Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tête. + +-- Nous sommes arrivés trop tard à ce qu'il paraît. + +-- Voici sa casquette, monsieur. Où diable peut-il être allé tête +nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim! +Jim! appela-t-il. + +-- Il est certainement sorti par la fenêtre, s'écria mon oncle. Je +suis persuadé que ces bandits l'ont attiré au-dehors par quelque +artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour +m'éclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses +pieds sur la plate-bande de fleurs. + +Le maître de l'hôtel et deux ou trois des Corinthiens, qui se +trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond +de la maison. + +L'un d'eux ouvrit la porte de côté et nous nous trouvâmes dans le +jardin potager et là, groupés sur l'allée sablée, nous pûmes +abaisser la lampe jusqu'à la terre molle, fraîchement remuée, qui +se trouvait entre nous et la fenêtre. + +-- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir +ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est +ceci? Quelque autre est venu ici. + +-- Une femme! m'écriai-je. + +-- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu. + +Belcher lança un juron avec conviction. + +-- Il n'a jamais dit un mot à aucune jeune fille du village. J'y +ai fait tout particulièrement attention! Et dire que les voilà qui +arrivent ainsi à un tel moment! + +-- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable +Berkeley Craven, qui avait quitté la société réunie au salon du +bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivée +par le dehors et a frappé à la fenêtre. Vous voyez ici et ici +encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans +la direction de la maison, tandis que les autres traces sont +tournées en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie. + +-- Voilà qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous +séparer pour chercher dans des directions diverses, à moins que +quelque indice nous révèle où ils sont allés. + +-- Il n'y a qu'une allée qui conduise hors du jardin, dit le +maître de l'hôtel, en se mettant à notre tête. Il donne sur cette +ruelle écartée qui conduit aux écuries. L'autre bout va rejoindre +la petite route. + +Soudain apparut la forte lumière jaune d'une lanterne d'écurie qui +dessina un rond brillant dans l'obscurité, et un palefrenier +sortit dans la cour en flânant. + +-- Qui va là? cria le maître de l'hôtel. + +-- C'est moi, patron, Bill Shields. + +-- Depuis quand êtes-vous ici, Bill? + +-- Patron, voici une heure que je suis dans les écuries à aller et +venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est +pas la peine d'essayer et j'ose à peine leur donner à manger, car +pour peu qu'ils tiennent plus de place... + +-- Venez par ici, Bill, et faites attention à vos réponses, car +une erreur peut vous coûter votre place. Avez-vous vu quelqu'un +passer dans le sentier? +-- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une +casquette en poil de lapin. Il était là, à flâner, aussi, je lui +ai demandé qu'est-ce qu'il avait à faire, car sa figure ne +m'allait pas, non plus que sa façon de reluquer aux fenêtres. J'ai +tourné la lanterne de l'écurie sur lui, mais il a baissé la tête, +et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges. + +Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa +figure s'était encore assombrie. + +-- Qu'est-il devenu? demanda-t-il. + +-- Il s'est esquivé et je ne l'ai plus vu, monsieur. + +-- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par +exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier? + +-- Non, monsieur. + +-- Rien entendu d'extraordinaire? + +-- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque +chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles +de Londres sont dans le village... + +-- Eh bien! qu'était-ce? + +-- Eh bien! monsieur, c'était comme qui dirait un cri parti de là- +bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrapé un mauvais coup. Je +me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je +n'ai pas fait grande attention. + +-- De quel coté partait ce cri? +-- Du côté de la route, monsieur. + +-- Venait-il de loin? + +-- Non, monsieur, je suis sur que ça venait de deux cents yards au +plus. + +-- Un seul cri? + +-- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une +voiture passer à fond de train sur la route. Je me rappelle que +j'ai trouvé singulier que l’on quittât Crawley en voiture, dans +une nuit comme celle-ci. + +Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous +descendîmes le sentier, groupés derrière lui. + +Le sentier aboutissait à angle droit sur la route. + +Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps à chercher. + +La forte lumière éclaira soudain quelque chose qui amena un +gémissement sur mes lèvres et un âpre juron sur celle de Belcher. + +À la surface blanchie de la poussière de la route s'allongeait une +traînée écarlate et près de la tache de mauvais augure, gisait un +petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War +l'avait mentionné le matin. + + +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY + + +Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley +Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillâmes toute la +campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais +à part cette trace inquiétante sur la route, on ne découvrit pas +le moindre indice de ce qui lui était arrivé. + +Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sûr son +compte. + +Le cri isolé, jeté dans la nuit et dont le palefrenier avait +parlé, était l’unique preuve qu'une tragédie avait eu lieu. + +Divisés en petits groupes, nous battîmes tout le pays jusqu'à East +Grintead et même Bletchingley et le soleil était déjà assez élevé +au-dessus de l'horizon lorsque nous fûmes de retour à Crawley, le +coeur gros et accablés de fatigue. + +Mon oncle, qui s'était rendu en voiture à Reigate, dans l'espoir +d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'à sept +heures passées et un coup d'oeil, jeté sur sa figure, nous apprit +des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures à +nous. + +Nous tînmes conseil autour de la table où nous était servi un +déjeuner qui ne nous tentait guère et auquel avait été invité Mr +Berkeley Craven, en sa qualité d'homme de bon conseil et de grande +expérience en matière de sport. + +Belcher était à moitié fou de voir tourner ainsi brusquement +toutes les peines qu'il s'était données pour cet entraînement. + +Il était incapable d'autre chose que de lancer de délirantes +menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les +arranger de belle façon dès qu'il les rencontrerait. + +Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et +tambourinait avec ses doigts sur la table. + +Moi, j'avais le coeur gros, j'étais sur le point de cacher ma +figure dans mes mains et de fondre en larmes, à la pensée de +l'impuissance où j'étais de secourir mon ami. + +Mr Berkeley Craven, homme du monde à la figure florissante, était +le seul d’entre nous qui parût avoir gardé à la fois, son sang- +froid et son appétit. + +-- Voyons, la lutte devait avoir lieu à dix heures, n'est-ce pas? +demanda-t-il. + +-- C'était convenu ainsi. + +-- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais: +«c'est fini» Tregellis. Votre champion a trois heures pour +revenir. Mon oncle hocha la tête. + +-- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela +soit possible. Je le crains, dit-il. + +-- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune +femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. +Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui? + +Mon oncle m'interrogea du regard. + +-- Non, je n'en connais aucune. + +-- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il +n'y a pas le moindre doute à ce sujet. Elle est venue conter +quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune +homme ne peut se refuser à écouter. Il est tombé dans le piège et +s'est laissé attirer dans quelque endroit où les gredins +l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouvé, je le +suppose, Tregellis? + +-- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle. + +-- Eh bien alors, il est évident que ces hommes n'ont aucun +intérêt à le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'étaient pas +certains peut-être de faire à un jeune homme aussi solide assez de +mal pour le mettre absolument hors d'état de se battre. Même avec +un bras cassé, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont déjà +fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans +le moindre danger. Ils lui auront sans doute donné un coup sur la +tête pour l'empêcher de faire trop de résistance, puis ils +l'auront emmené dans une ferme ou une étable où ils le retiendront +prisonnier jusqu'à ce que l'heure de la lutte soit passée. Je vous +garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant +qu'avant. + +Cette théorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait +qu'elle m'ôtait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien +qu'au point de vue de mon oncle ce n'était guère consolant. + +-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il. + +-- J'en suis convaincu. + +-- Mais cela ne nous aidera guère à remporter la victoire. + +-- C'est là le point essentiel, monsieur, s'écria Belcher. Par le +Seigneur, je voudrais qu'on me permît de prendre sa place, même +avec mon bras gauche attaché sur mon dos. + +-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit +Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec +l'espoir que votre homme reviendra. + +-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on +m'oblige à payer l'enjeu dans de pareilles circonstances. + +Craven haussa les épaules. + +-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains +qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas +pourrait être soumis aux juges, mais ils se prononceront contre +vous, cela ne fait aucun doute pour moi. + +Nous étions retombés dans un silence mélancolique, quand tout à +coup Belcher sauta sur la table. + +-- Écoutez, cria-t-il, écoutez cela. + +-- Qu'est-ce que c'est? nous écriâmes-nous d'une seule voix. + +-- C'est la cote. Écoutez cela. + +Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui +venait du dehors, une seule phrase parvint à nos oreilles. + +-- Au pair sur le champion de Sir Charles. + +-- Au pair, s'écria mon oncle. Elle était à sept à un contre moi +hier. Qu'est-ce que cela signifie? + +-- Au pair sur les deux champions, répéta la voix. + +-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il +n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, +monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire. + +La rue du village était encombrée de monde, car les gens avaient +couché par douze ou quinze dans une même chambre et des centaines +de gentlemen avaient passé la nuit dans leurs voitures. + +La foule était si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de +l'hôtel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une façon +épouvantable, était vautré sur le seuil et n'avait pas l'air de +s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et +quelquefois sur lui. + +-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des +marches. + +-- Au pair, Jim, crièrent plusieurs voix. + +-- Elle était bien plus élevée en faveur de Wilson, quand je l'ai +entendue pour la dernière fois. + +-- Oui, mais il est arrivé un homme qui l'a fait baisser bientôt +et après lui, on s'est mis à le suivre, si bien que maintenant +vous trouvez à parier au pair. + +-- Qui a commencé? + +-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est étendu ivre sur les +marches. Il n'a cessé de boire, comme si c'était de l'eau, depuis +qu'il est arrivé en voiture à six heures, et il n'est pas étonnant +qu'il se trouve dans cet état. + +Belcher se pencha et tourna la tête inerte de l'individu de façon +à ce qu'on vit ses traits. + +-- Il m'est inconnu, monsieur. + +-- Et à moi aussi, ajouta mon oncle. + +-- Mais pas à moi, m'écriai-je. C'est John Cummings, le +propriétaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que +j'étais tout petit et je ne saurais m'y tromper. + +-- Et que diable celui-là peut-il savoir de l'affaire? dit Craven. + +-- Rien du tout, selon toute probabilité, répondit mon oncle. Je +vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, propriétaire, car +l'odeur de cette cohue est épouvantable. Mon neveu, je crois que +vous n'arriverez pas à tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni +à lui faire dire ce qu'il sait. + +Ce fut en vain que je le secouai par les épaules, que je lui criai +son nom aux oreilles. Rien n'était capable de le tirer de cette +ivresse béate. + +-- Eh bien! voilà une situation unique, aussi loin, que remonte +mon expérience, dit Berkeley Craven. Nous voici à deux heures de +la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme +pour vous représenter. J'espère que vous ne vous êtes pas engagé +de façon à perdre beaucoup, Tregellis? + +Mon oncle haussa les épaules et prit une pincée de son tabac de ce +geste large, inimitable, que jamais personne ne s'était risqué à +imiter. + +-- Très bien, mon garçon, dit-il, mais il est temps que nous +pensions à nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit +m'a laissé quelque peu _effleuré_ et je ne serais pas fâché de +rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce +doit être ma dernière ruade, au moins elle sera lancée par un +sabot bien ciré. + +J'ai entendu un homme qui avait voyagé dans les régions incultes, +dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais étaient +proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion +pour le sport et leur aptitude à ne point laisser percer +l'émotion. + +Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-là, car +je ne crois pas que jamais victime liée au poteau ait eu sous les +yeux une perspective aussi cruelle. + +Non seulement une bonne partie de sa fortune était en jeu, mais +encore, il s'agissait de la situation terrible où il allait se +trouver devant cette foule immense, parmi laquelle étaient bien +des gens qui avaient risqué leur argent d'après son jugement, et +il se verrait peut-être au dernier moment réduit à faire des +excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion à présenter. + +Quelle situation pour un homme qui s'était toujours fait gloire de +son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les +entreprises avec un grand succès. + +Moi qui le connaissais bien, je voyais à la couleur livide de ses +joues et à l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait +réellement plus où donner de la tête. Mais un étranger qui eût vu +son attitude dégagée, la façon dont il faisait voltiger son +mouchoir brodé, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il +agitait ses manchettes, n'eût jamais cru que cette sorte de +papillon pût avoir le moindre souci terrestre. + +Il était bien près de neuf heures lorsque nous fûmes prêts à +partir pour les dunes de Crawley. + +À ce moment-là, la voiture de mon oncle était presque la seule qui +restât dans la rue du village. Les autres voitures étaient restées +la nuit, avec leurs roues entrecroisées, les brancards de l'une +posés sur la caisse de l'autre en rangs aussi serrés qu'on avait +pu les mettre, depuis la vieille église jusqu'à l'orme de Crawley +et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille +de longueur. + +À ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, +presque déserte. + +On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants. + +Hommes, chevaux, voitures, tout était parti. + +Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement +avec un soin méticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route +et dans les deux sens un coup d’oeil où se voyait cependant encore +quelque espoir avant de monter en voiture. + +J'étais assis en arrière avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven +prit place à côté de mon oncle. + +La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau +couvert de bruyères qui s'étend à bien des milles dans tous les +sens. + +Des files de piétons, pour la plupart si fatigués, si couverts de +poussière qu'ils avaient évidemment fait à pied et pendant la nuit +les trente milles qui les séparaient de Londres, marchaient d'un +pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en +grimpant la longue pente bigarrée qui grimpait au plateau. + +Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monté, +attendait à la croisée des routes, et quand il eut lancé son +cheval d'un coup d'éperon jusqu'à nous, je reconnus la belle +figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza. + +-- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir +Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, à un demi- +mille sur la gauche. + +-- Très bien, dit mon oncle, en tirant sur les rênes des juments +pour prendre la route qui débouchait à cet endroit. + +-- Vous n'avez pas amené votre homme là-bas, remarqua Mendoza d'un +air un peu soupçonneux. + +-- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton +furieux. + +-- Cela nous fait beaucoup à nous tous, car on raconte d'étranges +histoires. + +-- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez +bien vous repentir de les avoir écoutées. + +-- _All right_, Jim! À ce que je vois, votre déjeuner de ce matin +n'est pas bien passé. + +-- Les autres sont-ils arrivés? dit mon oncle, d'un air +insouciant. + +-- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est là-bas avec les +cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la +plupart des gardiens du ring sont à leur poste. + +-- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se +remettant en marche. Il est possible que les autres soient en +retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate. + +-- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven. + +-- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain +jusqu'au dernier moment. + +-- Naturellement, monsieur, s'écria Belcher, je n'aurais jamais +cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un +qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, +et voir comment cela tournera. + +Il nous arriva un bruit pareil à celui que font les vagues sur la +plage, bien avant que nous fussions en présence de cette immense +multitude. + +Enfin, à un plongeon brusque que fit la route, nous vîmes cette +foule, ce tourbillon d'êtres humains se déployant devant nous, +avec un vide tournoyant au centre. + +Tout autour, les voitures et les chevaux étaient disséminés par +milliers à travers la lande. Les pentes étaient animées par la +présence de tentes et de boutiques improvisées. + +On avait choisi pour emplacement du ring un endroit où l'on avait +pratiqué dans le sol une grande cuvette, de façon que le contour +formât un amphithéâtre naturel d'où tout le monde pût bien voir ce +qui se passait au centre. + +À notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui +était placée sur les bords et par conséquent le plus proche de +nous et ces acclamations se répétèrent dans toute la multitude. + +Un instant après, on entendit de grands cris qui commençaient à +l'autre bout de l'arène. + +Toutes les figures, qui étaient tournées vers nous, se +retournèrent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan +passa du blanc au noir. + +-- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et +Craven. + +En nous tenant debout sur notre voiture, nous pûmes apercevoir la +cavalcade qui approchait des Dunes. + +Elle commençait par la spacieuse barouche où étaient assis Sir +Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son +entraîneur. + +Les postillons avaient à leur coiffure des flots de faveurs jaune +serin. C'était la couleur sous laquelle devait lutter Wilson. + +Derrière la voiture venaient à cheval une centaine au moins de +gentlemen de l'Ouest, puis une file, à perte de vue, de _gigs_, de +_tilburys_, de voitures. + +Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche +arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction. + +Sir Lothian Hume nous aperçut et donna à ses postillons l'ordre +d'arrêter. + +-- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied à terre. J'ai cru +reconnaître votre voiture rouge. Voilà une belle matinée pour la +lutte. + +Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans répondre. + +-- Je suppose, puisque nous voilà tous présents, que nous pouvons +commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux +façons de son interlocuteur. + +-- Nous commencerons à dix heures. Pas une minute plus tôt. + +-- Très bien, puisque vous y tenez. À propos, Sir Charles, où est +votre homme? + +-- C'est à vous que je devrais adresser cette question, Sir +Lothian. Où est mon homme? + +Une expression d'étonnement se peignit sur les traits de Sir +Lothian, expression admirablement feinte si elle n'était pas +vraie. + +-- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question? + +-- C'est que je tiens à le savoir. + +-- Mais comment puis-je répondre? Est-ce que c'est mon affaire? + +-- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire. + +-- Si vous aviez la bonté de vous expliquer un peu plus +clairement, il me serait peut-être possible de vous comprendre. + +Tous deux étaient très pâles, très froids, très raides et +impassibles dans leur attitude, mais ils échangeaient des regards +comme s'ils croisaient le fer. + +Je me rappelai la réputation de terrible duelliste qu'avait Sir +Lothian et je tremblai pour mon oncle. + +-- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief +contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaître +clairement. + +-- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a été organisé un +complot pour estropier où enlever mon champion et j'ai toutes les +raisons possibles de croire que vous y êtes mêlé. + +Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir +Lothian. + +-- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur +lequel vous comptiez, au bout de son entraînement, et vous voilà +bien embarrassé pour trouver une défaite. Tout de même je crois +que vous eussiez pu en trouver une qui fût plus plausible ou qui +comportât des suites moins sérieuses. + +-- Monsieur, répondit mon oncle, vous êtes un menteur, mais +personne ne sait mieux que vous à quel point vous êtes un menteur. + +Les joues creuses de Sir Lothian pâlirent de colère et je vis +pendant un instant, dans ses yeux profondément enfoncés, la lueur +que l'on aperçoit au fond de ceux d'un mâtin en fureur qui se +dresse et se traîne au bout de sa chaîne. + +Puis, par un effort, il redevint ce qu'il était d'ordinaire +l'homme froid, dur, maître de lui-même. + +-- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme +deux rustres ivres un jour de marché, dit-il. Nous pousserons +l'affaire plus loin un autre jour. + +-- Pour cela, je vous le promets, répondit mon oncle d'un ton +farouche. + +-- En attendant, je vous invite à observer les conditions de votre +engagement. Si vous ne présentez pas votre champion dans vingt- +cinq minutes, je réclame l'enjeu. + +-- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors +vous pourrez le réclamer, mais pas un instant plus tôt. + +Il était admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui +dispose de toute sorte de ressources cachées. + +Pendant ce temps, Craven, qui avait échangé quelques mots avec Sir +Lothian Hume, revint près de nous. + +-- J'ai été prié de remplir les fonctions d'unique juge en cette +affaire. Cela répond-il à vos désirs, Sir Charles? +-- Je vous serais extrêmement obligé, Craven, d'accepter ces +fonctions. + +-- Et l’on a proposé Jackson comme chronométreur. + +-- Je ne saurais en souhaiter de meilleur. + +-- Très bien, voilà qui est convenu. + +Pendant ce temps, la dernière voiture était arrivée et les chevaux +avaient été attachés au piquet sur la lande. + +Les traînards s'étaient rapprochés de telle sorte que la vaste +multitude formait maintenant une masse compacte d'où montait une +voix unique qui commençait à mugir d'impatience. + +Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine à +apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste étendue de +lande verte et pourpre. + +Un _gig_ attardé arrivait au grand galop sur la route venant du +sud. + +Quelques piétons montaient encore péniblement de Crawley, mais on +n'apercevait nulle part un indice de l'absent. + +-- Les paris vont leur train, malgré tout, dit Belcher. J'ai fait +un tour au ring et on est toujours au pair. + +-- Il y a une place pour vous dans l'enceinte extérieure près du +ring, Sir Charles, dit Craven. + +-- Je n'aperçois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai +pas avant son arrivée. + +-- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix +minutes. + +-- Et moi je marque cinq, s'écria Sir Lothian. + +-- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d’un +ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes. + +-- Voici Wilson le Crabe, s'écria Belcher. + +Au même instant, retentit dans la foule un cri pareil à un cri de +tonnerre. + +Le pugiliste de l'Ouest était sorti de la tente où il faisait sa +toilette. Il était suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui +remplissaient le rôle de seconds auprès de lui. + +Il était nu jusqu'à la ceinture, avec une paire de caleçons +blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course. + +Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies +petites faveurs de la même couleur étaient attachées à ses genoux. + +Il tenait à la main un grand chapeau blanc. + +Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre +dans la foule pour permettre l'accès du ring. Il lança en l'air le +chapeau qui tomba dans l'enceinte formée par les piquets. + +Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes extérieures et +intérieures de cordes et resta debout au centre, les bras croisés. + +Je ne m'étonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui- +même ne put s'empêcher d'y joindre les siens. + +C'était assurément un jeune athlète d'une structure magnifique. Il +était impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, +lustrée et luisante comme la peau d'une panthère sous les rayons +du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles à +chacun de ses mouvements. + +Ses bras étaient longs et flexibles, ses épaules bien détachées et +néanmoins puissantes, avec cette légère tombée qui est plus que la +carrure un indice de force. + +Il joignit les mains derrière la tête, les éleva, les agita +derrière lui et, à chacun de ses mouvements, quelque nouvelle +surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de +saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de +ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions. + +Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une +belle statue en attendant son adversaire. + +Sir Lothian Hume, l'air impatient, était resté les yeux fixés sur +sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant. + +-- Le temps est écoulé, s'écria-t-il. Le match est forfait. + +-- Le temps n'est point écoulé, dit Craven. + +-- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui +un regard désespéré. +-- Seulement trois, Tregellis. + +-- Où est votre champion, Sir Charles? Où est l'homme pour qui +nous avons parié? + +Et des figures échauffées se tendaient déjà l’une sur l'autre. Des +regards irrités se portaient sur nous. + +-- Plus qu'une minute. J'en suis bien fâché, Tregellis, mais je +serai contraint de déclarer le forfait contre vous. + +Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussée, un cri, et +de loin, un vieux chapeau noir lancé en l'air par-dessus les têtes +des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes. + +-- Sauvés, grand Dieu! hurla Belcher. + +-- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle +d'un ton calme. + +-- Trop tard! s'écria sir Lothian. + +-- Non, répliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes. +Maintenant la lutte peut avoir lieu. + + +XVII -- AUTOUR DU RING + + +Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien +petit nombre, qui virent de quel côté arrivait ce chapeau noir, si +opportunément lancé par-dessus les cordes. + +J'ai déjà parlé d'un _gig_ qui approchait isolément et arrivait +grand train, par la route du sud. + +Mon oncle l'avait aperçu, mais en avait été distrait par la +discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure. + +Quant à moi, j'avais été si frappé de l'allure furieuse à laquelle +arrivaient les retardataires, que j'étais resté à les regarder +avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la +crainte de causer à mon oncle un nouveau désappointement. + +Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme, +lorsque soudain je vis le véhicule faire un écart sur la route, se +lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et +coupant court à travers la lande, écrasant les touffes de genêts, +puis s'enfonçant jusqu'aux moyeux dans la bruyère et les mares. + +Lorsque le conducteur arrêta ses juments couvertes d'écume, il +jeta les rênes à sa compagne, s'élança à bas de son siège et se +lança furieusement à travers la foule et bientôt fut lancé le +chapeau qui apprit à tous le défi porté. + +-- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement +que si ce coup de théâtre avait été arrangé d'avance et avec soin +par lui, rien ne nous presse. + +-- À présent que votre champion a jeté son chapeau dans le ring, +vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles. + +-- Mon neveu, votre ami a certainement paru à temps. Il s'en est +fallu de l'épaisseur d'un cheveu... + +-- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre. + +Les sourcils soulevés de mon oncle exprimèrent l'étonnement. + +-- Comment! un autre! s'exclama-t-il. + +-- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la +cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que +ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en +personne. + +Nous jetâmes un regard sur la foule et nous vîmes la tête et les +épaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu à peu du +terrain, en laissant derrière lui un sillage en forme de V, comme +il s'en forme derrière un chien qui nage. + +Maintenant qu'il se rapprochait du bord intérieur où la foule +était moins dense, il leva la tête, et nous vîmes la figure +bonhomme et tannée du forgeron qui se tourna vers nous. + +Dès qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par- +dessus sous lequel il parut en tout son équipement de combattant, +culottes noires, bas chocolat et souliers blancs. + +-- Je suis bien fâché d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais +venu plus tôt, mais il m'a fallu du temps pour arranger ça avec la +femme. Je n'ai pu la décider tout d'un coup, et il a fallu +l'emmener avec moi et nous avons discuté la chose en route. + +Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress +Harrison qui y était assise. Sir Charles fit signe à Jack +Harrison. + +-- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il. +Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le +suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous +attendais pas. + +-- Mais, monsieur, vous avez été prévenu que je viendrais. + +-- Non, certainement non. + +-- N'avez-vous pas reçu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nommé +Cummings qui est le maître de l'auberge de Friar's Oak? Maître +Rodney que voici le connaît bien. + +-- Nous l'avons vu ivre mort à l'hôtel _Georges_. + +-- Ça y est, j'en avais eu peur, s'écria Harrison avec dépit. Il +est toujours comme cela quand il est excité. Jamais je n'ai vu un +homme se monter la tête comme il l'a fait quand il a su que je +prendrais cette lutte à mon compte. Il s'est muni d'un sac de +souverains pour parier pour moi. + +-- C'est donc pour cela que la cote a changé? dit mon oncle. Il en +a entraîné d'autres. + +-- Je craignais tellement qu'il ne se mit à boire, que je lui +avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre +une minute. Il avait un billet pour vous. + +-- J'ai appris qu'il était arrivé à l'hôtel _Georges_ à six +heures. Or, je ne suis arrivé de Reigate qu'à sept heures passées +et, à ce moment-là, je suis sûr qu'il devait avoir bu sa +commission. Mais où est votre neveu Jim et comment avez-vous pu +savoir qu'on aurait besoin de vous? + +-- Ce n'est pas sa faute, je vous en réponds, s'il vous a laissé +dans le pétrin. Quant à moi, j'ai reçu l'ordre de le remplacer. +Cet ordre m'a été donné par le seul homme en ce monde, auquel je +n'aurais jamais désobéi. + +-- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui était descendue du +_gig_ et s'était approchée de nous, tirez de lui le meilleur parti +que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, +dussiez-vous me le demander à genoux. + +-- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ça c'est un fait! dit +le forgeron. + +-- Les sports! s'écria-t-elle d'une voix criarde où perçaient le +mépris et la colère. Revenez m'en parler quand tout sera fini. + +Elle s'éloigna en toute hâte et je la vis plus tard, assise parmi +la bruyère, le dos tourné à la foule et les mains sur les +oreilles, toute recroquevillée, toute convulsionnée +d'appréhension. + +Pendant que se passait cette scène rapide, la foule était devenue +de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait +le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait +entrevu la bonne fortune inespérée de voir un boxeur aussi réputé +qu'Harrison. + +Son nom avait déjà circulé et plus d'un connaisseur âgé avait tiré +de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinées sur +l'homme qui allait représenter l'école du passé en face de l'école +du présent. + +Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l’on avait +encore quelques petites variations dans la cote, selon que se +modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans +les groupes de la foule. + +Pendant ce temps-là, sir Lothian Hume faisait des embarras auprès +de l'honorable Berkeley Craven, qui était resté debout près de +notre voiture. + +-- Je dépose une protestation formelle contre cette manière +d'agir, dit-il. + +-- Pour quels motifs, monsieur? + +-- Parce que l'homme présenté ici n'est pas celui qu'a désigné en +premier lieu Sir Charles Tregellis. + +-- Je n'ai désigné absolument personne, vous le savez bien, dit +mon oncle. + +-- Les paris ont été tenus dans l'idée que le jeune Jim Harrison +serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier +moment, il est retiré pour être remplacé par un autre plus +redoutable. + +-- Sir Charles Tregellis ne dépasse en rien son droit, dit Craven +d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de présenter un homme qui +serait en dedans des limites d'âge convenues, et l'on me dit +qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans +passés, Harrison? + +-- Quarante ans le mois prochain, monsieur. + +-- Très bien. Je déclare que la lutte peut s'engager. + +Mais, hélas! il y avait une autorité supérieure à celle du juge +lui-même, et nous avions à subir un incident qui fut le prélude et +parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois. + +À travers la lande était arrivé un cavalier vêtu de noir, avec des +bottes de chasse à revers de basane, suivi d'un couple de grooms, +et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des +ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain +alternativement. + +Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jeté +des regards soupçonneux du côté de ce cavalier, mais le plus grand +nombre l'aperçurent seulement lorsqu'il eut arrêté son cheval sur +un tertre qui dominait l'amphithéâtre et d'où, avec une voix de +stentor, il annonça qu'il représentait le _Custos Rotulorum_ de Sa +Majesté dans le comté de Sussex et qu'il déclarait la réunion de +cette assemblée contraire à la loi, et qu'il avait charge de la +disperser en employant au besoin la force. + +Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondément +enracinée, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de +bien des siècles, à imprimer à coups de trique dans l'âme de ces +insulaires sauvages et turbulents. + +Voilà donc un homme, flanqué simplement de deux domestiques, en +face de trente mille autres hommes irrités, mécontents, et parmi +lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession +et aussi parmi ces derniers, des représentants de la classe la +plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eût dans le pays. + +Et pourtant, c'était cet homme isolé qui parlait de recourir à la +force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant +pareille à un animal indocile et de dispositions farouches, face- +à-face avec une puissance, qu'il savait sourde à tout +raisonnement, capable de vaincre toute résistance. + +Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une +douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce +gêneur du sport. + +-- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven. + +-- Oui, monsieur, j'ai un mandat. + +-- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner. + +Le magistrat lui tendit un papier bleu. + +Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, penchèrent la tête +pour l'examiner, car la plupart d'entre eux étaient eux-mêmes des +magistrats et fort attentifs à découvrir la moindre bévue dans la +rédaction. + +À la fin, Craven haussa les épaules et rendit le papier. + +-- Il me parait en forme, monsieur, dit-il. + +-- Il est absolument correct, répondit le magistrat avec +affabilité. Pour vous éviter une perte de votre temps précieux, +gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis +parfaitement résolu à interdire tout combat, en quelques +circonstances que ce soit, sur le territoire du comté dont j'ai la +charge et je suis décidé à vous suivre tout le jour pour +l'empêcher. +Dans mon inexpérience, je me figurais que cela paraissait terminer +l'affaire d'une façon définitive, mais je n'avais pas rendu +justice à la prévoyance des personnes qui organisent ces +rencontres et j'ignorais également les avantages qui faisaient de +la dune de Crawley un lieu de réunion privilégié. Les patrons, les +parieurs, le juge, le chronométreur tinrent conseil. + +-- Il y a sept milles de terrain au-delà de la frontière du +Hampshire et deux au-delà de celle du Surrey, dit Jackson. + +Le fameux maître du ring avait arboré en l'honneur de la +circonstance un magnifique habit écarlate aux boutonnières brodées +d'or, une canne blanche, un chapeau à boucle avec large ruban +noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair. + +Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et +particulièrement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant +contribué à faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, +aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais. + +Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux perçants et +son énorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette +troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef. + +-- Si je pouvais me hasarder à vous donner un avis, dit l'affable +magistrat, ce serait de passer du côté du Hampshire car, du côté +du Sussex, sir James Ford n'est pas moins opposé que moi à ces +sortes de réunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est +le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point. + +-- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de façon à +produire le plus grand effet, je vous suis infiniment obligé. Si +le juge le permet, il n'y aura qu'à déplacer les piquets. +L'instant d'après, ce fut une scène de la plus vive animation. + +Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aidés des gardiens du ring, +arrachèrent les piquets et les cordes et les emportèrent dans un +autre endroit de la plaine. + +Wilson le Crabe fut enveloppé dans de grands manteaux et emmené +dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la +place de Mr Craven sur notre voiture. + +Ensuite, l'immense foule se déplaça, cavaliers, véhicules, +piétons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la +lande. + +Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme +des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avançaient sur +cinquante de front, secouées, cahotées par toutes les inégalités +qu'elles rencontraient. + +De temps à autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de +moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyère et +des éclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis +qu'ils contemplaient piteusement le désastre. + +Puis, dans une partie de la lande où les broussailles étaient plus +clairsemées et la surface plus égale, les piétons se mirent à +courir, les cavaliers firent jouer les éperons, les conducteurs +firent claquer leurs fouets et toute la foule s'écoula en une +course au clocher, affolée à la suite de la barouche jaune et de +la voiture rouge qui formaient l'avant-garde. + +-- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle à Harrison de +façon à ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient +avec précaution sur ce terrain inégal. + +-- Ce sera ma dernière lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous +avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, +ce serait à la condition de ne plus le lui demander. Il faut que +je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne. + +-- Mais votre entraînement? + +-- Je suis toujours en entraînement, monsieur. Je travaille ferme +du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que +le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses règles. + +-- Il a le bras un peu long pour vous. + +-- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore +et je les ai vaincus. Si on en venait à un corps à corps, j'aurais +tous les avantages et avec une poussée, je viendrais à bout de +lui. + +-- C'est un match entre la jeunesse et l'expérience. Eh bien! Je +ne retirerais pas une guinée de mon enjeu. Mais à moins qu'il ait +été contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir +abandonné. + +-- Il était contraint, Sir Charles. + +-- Vous l'avez vu, alors? + +-- Non, patron, je ne l'ai pas vu. + +-- Vous savez où il est? + +-- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans +l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas +été possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient +sur nous. +Ce personnage de mauvais augure revint au galop près de notre +voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable. + +-- Mon ressort s'arrête à ce fossé, monsieur, dit-il. Je me figure +que vous aurez peine à trouver un endroit plus avantageux pour une +partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de +l'autre côté. Là je suis absolument certain que personne ne +viendra vous déranger. + +Le désir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, +contrastait si fort avec le zèle qu'il avait mis à nous chasser de +son comté, que mon oncle ne put s'empêcher de lui en faire +l'observation. + +-- Le rôle d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une +violation de la loi, répondit-il, mais si mon collègue du +Hampshire n'éprouve point de scrupules à permettre cela dans son +ressort, je ne serais pas fâché de voir la lutte. + +Et donnant de l'éperon à son cheval, il alla se placer sur un +tertre voisin, d'où il espérait bien voir ce qui se passerait. + +Alors, j'eus sous les yeux tous ces détails d'étiquette, ces +curiosités d'usages qui se sont perpétués jusqu'à nos jours; ils +sont encore si récents que nous ne sommes pas parvenus à nous +persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien +de la société avec autant de zèle que les sportsmen en mettaient à +les observer. + +La lutte prenait un certain caractère de dignité, grâce à un +rigide code de cérémonies, tout comme le choc entre chevaliers +bardés de fer était précédé et embelli par l’appel des hérauts et +le détail des armoiries. + +Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaître +comme une épreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le +contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une +rude et vaillante préparation aux conditions de la vie dans un +siècle de fer. + +Et tout de même, maintenant que le ring est devenu une chose du +passé aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit +nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles- +mêmes d'une façon si naturelle et si spontanée, c'est qu'elles ont +une fonction à remplir, c'est qu'il y a moins de mal à ce que deux +hommes se battent, de leur propre gré, jusqu'à l'épuisement de +leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'idéal de +l'énergie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez +un peuple dont le destin est si complètement subordonné aux +qualités individuelles du citoyen. + +Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est +capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour où +l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre à ces +qualités premières, auxquelles nous pouvons, à tout moment, être +obligés de recourir pour nous tenir en sûreté. + +Tom Owen et son original aide Fogs, qui réunissait les professions +de boxeur et de poète, mais qui, heureusement pour lui, tirait +meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientôt +établi le ring selon les règles alors en vogue. + +Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. +du _Pugiling-Club_, furent plantés de façon à délimiter un carré +de vingt-quatre pieds de côté entourés de cordes. + +En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposée; il y avait +huit pieds de largeur entre les deux. + +L'enceinte intérieure était destinée aux combattants et à leurs +seconds tandis que dans l'enceinte extérieure, des places étaient +réservées au juge, au chronométreur, aux patrons des champions et +à un petit nombre de personnages distingués ou favorisés du nombre +desquels je fus, étant en compagnie de mon oncle. + +Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill +War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom +Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le +bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposés comme gardes +dans l'enceinte extérieure. + +Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui étaient +si en faveur auprès des gens à la mode. Ils étaient armés de +cravaches à monture d'argent, marquées aux initiales P.C. + +Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se +faufilait dans l'enceinte extérieure, le corps des gardiens, au +lieu de recourir aux raisonnements ou aux prières, tombait à tour +de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'à ce +qu'il se fût enfui du terrain défendu. + +Et malgré cette garde formidable et ces procédés sauvages, les +gardes qui avaient à soutenir l'effort de poussée en avant d'une +foule enragée, étaient souvent aussi éreintés que les combattants +eux-mêmes à la fin d'une rencontre. + +Jusqu'à ce moment-là, ils formaient une ligne de sentinelles qui +présentait, sous une série d'uniformes chapeaux blancs, tous les +types possibles du boxeur, depuis la figure fraîche et juvénile de +Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux +faces cicatrisées et mutilées des vieux professionnels. + +Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les +cordes, je pouvais, grâce à ma place privilégiée, entendre les +propos de la foule qui était derrière moi. Deux rangs de cette +foule étaient allongés par terre, les deux autres rangs +agenouillés et le reste debout en colonnes serrées sur toute la +pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que +par-dessus les épaules de celle qui était en avant d'elle. + +Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort +expérimentés, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le +plus sombre, et j'avais le coeur gros à entendre leurs propos. + +-- Toujours la même histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se +mettre dans la tête que les jeunes doivent avoir leur tour. Il +faut le leur enfoncer dans la tête à coups de poing. + +-- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a +battu Boughton et que moi-même, j'ai vu Hooper le ferblantier +mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous là +avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison. + +-- N'en soyez pas si sûr que ça, s'écria un troisième. J'ai vu +Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu. +C'est un boucher, vous dis-je. + +-- C'était, voulez-vous dire. + +-- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant changé que cela. Et je +suis prêt à mettre dix guinées sur mon opinion. + +-- Comment! dit très haut un homme placé juste derrière moi et qui +faisait l’important, en parlant avec l'accent lourd et zézayant de +l'ouest. D'après ce que j’ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, +je ne crois pas qu’Harrison eût tenu bon pendant dix rounds, quand +il était dans sa première jeunesse. Je suis arrivé hier par le +coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille +livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient été envoyées pour +miser sur notre homme. +-- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un +autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la +race jusqu'à la moelle des os. Il ne reculerait pas quand même son +adversaire serait aussi gros que Carlton House. + +-- Peuh! répondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les +pays de Bristol et de Gloucester que l’on trouve les hommes +capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester. + +-- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix +irritée dans la foule qui se trouvait derrière lui. Il y a six +hommes de Londres qui se chargeraient de démolir douze de ceux qui +nous arrivent de l'Ouest. + +L'affaire aurait peut-être débuté par un engagement impromptu +entre le cockney indiqué et le gentleman venu de Bristol, si un +tonnerre d’applaudissements n'était pas venu couper court à leur +altercation. + +Ces applaudissements étaient dus à l'apparition sur le ring de +Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui +portaient le bassin, l'éponge, la vessie à eau-de-vie et autres +insignes de leur office. + +Dès qu'il fut entré, Wilson le Crabe défit le foulard jaune serin +qui lui ceignait les reins et l'attacha à un des poteaux des +angles où le foulard resta agité par la brise. + +Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la +même couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme +souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la pièce. + +Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que +par l'arrivée d'Harrison qui entra posément, tranquillement, en +enjambant les cordes ainsi qu'il convenait à son âge plus mûr et à +ses articulations moins souples. + +Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que +ceux qui avaient salué Wilson, et ils exprimaient une admiration +plus profonde, car la foule avait déjà eu le temps de voir le +physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison était une +nouveauté pour elle. + +J'avais souvent contemplé les bras et le cou du puissant forgeron, +mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'à la ceinture. + +Je n'avais point compris la merveilleuse symétrie de développement +qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modèle favori des +sculpteurs de Londres. + +Ce n'était plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de +lumière sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un +coup d'oeil si agréable. + +Au lieu de cela, on se trouvait en présence d'une grandeur +rudement taillée, d'un enchevêtrement de muscles noueux. + +On eût dit les racines d'un vieux chêne se tordant pour aller de +la poitrine à l'épaule et de l'épaule au coude. + +Même quand il était au repos, le soleil jetait des ombres sur les +courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle +faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et +faisait de son corps un amas de noeuds et d'aspérités. + +La peau de sa figure et de son corps était d'une teinte plus +foncée, d'un grain plus serré que celle de son adversaire plus +jeune, mais il paraissait avoir plus de résistance, de dureté et +cette apparence était encore plus marquée par la couleur plus +sombre de ses bas et de ses culottes. + +Il entra dans le ring en suçant un citron, suivi de Jim Belcher et +de Caleb Baldwin le fruitier. + +Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon +par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se +dirigea vers son adversaire la main tendue. + +-- J'espère que vous allez bien, Wilson? dit-il. + +-- Pas trop mal merci, répondit l'autre. Nous nous parlerons sur +un autre ton, j'espère, avant de nous quitter. + +-- Mais sans rancune, dit le forgeron. + +Et les deux hommes échangèrent un ricanement avant de se placer +dans leurs coins. + +-- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont été +pesés? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte +extérieure. + +-- Ils viennent d'être pesés sous mes yeux, monsieur, répondit Mr +Craven. Votre homme a fait baisser le plateau à treize stone trois +et Harrison a treize huit. + +-- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'à la +tête, s'écria Sam le Hollandais de son coin. + +-- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin. + +-- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais acheté, +répliqua Jim Belcher. + +Et la foule de rire à ces rudes plaisanteries. + + +XVIII -- LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON + + +-- Qu'on quitte le ring extérieur! cria Jackson, debout près des +cordes, une grosse montre d'argent à la main. + +-- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain +nombre de spectateurs, les uns jetés en avant par la poussée de +derrière, les autres prêts à risquer un peu de douleur physique +pour avoir une chance de mieux voir, s'étaient glissés sous les +cordes et formaient une rangée irrégulière en dedans de l'enceinte +extérieure. + +Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse +de coups portés par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons +en arrière, avec la précipitation maladroite de moutons effrayés +qui cherchent à passer par une brèche de leur parc. + +Leur situation était embarrassante, car les gens placés en avant +refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils +recevaient par derrière finirent par avoir le dessus et les +derniers fugitifs étaient rentrés, tout effarouchés, dans les +rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les +bords, à intervalles égaux, leurs cravaches le long de la cuisse. + +-- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous +informer que le champion désigné par Sir Charles Tregellis est +Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui +de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne +ne doit rester dans l'enceinte extérieure à l'exception du juge et +du chronométreur. Il ne me reste plus qu'à vous prier, si +l’occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le +terrain libre, éviter la confusion et veiller à la loyauté du +combat. Tout est prêt? + +-- Tout est prêt, cria-t-on des deux coins. + +-- Allez. + +Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de +respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais +se dirigèrent d'un pas rapide vers le centre du ring. + +Les deux hommes se donnèrent une poignée de main. Les seconds en +firent autant. Les quatre mains se croisèrent. + +Puis les seconds se retirèrent en arrière. + +Les deux hommes restèrent face-à-face, pied contre pied, les mains +levées. + +C'était un spectacle magnifique pour quiconque n'était pas +dépourvu de l'instinct qui fait apprécier la plus noble des +oeuvres de la nature. + +Chacun de ces deux hommes répondait à la condition qui fait +l'athlète puissant, celle de paraître plus grand sans ses +vêtements qu'avec eux. + +Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien. + +Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caractéristiques de +l’autre par les contrastes avec les siens propres: l’adolescent +allongé, aux membres déliés, aux pieds de daim, et le vétéran +trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait à une souche de chêne. + +La cote se mit à monter en faveur du jeune homme à partir du +moment où ils furent mis en présence, car ses avantages étaient +bien apparents, tandis que les qualités, qui avaient élevé si haut +Harrison dans sa jeunesse, n'étaient plus qu'un souvenir resté aux +anciens. + +Tout le monde pouvait voir les trois pouces de supériorité dans la +taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il +suffisait de remarquer le mouvement rapide, félin, des pieds, le +parfait équilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle +promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou +lui échapper. + +Mais il fallait un instinct plus pénétrant, pour interpréter le +sourire farouche qui voltigeait sur les lèvres du forgeron ou la +flamme secrète qui brillait dans ses yeux gris. + +Seuls les gens d’autrefois savaient qu’avec son coeur puissant et +sa charpente de fer, c’était un homme contre lequel il était +dangereux de parier. + +Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, +sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penché très en +arrière de ses reins, sa garde placée en travers de sa poitrine, +mais tenue assez en avant pour qu'il fût extrêmement difficile +d’aller au-delà. + +De son côté, le forgeron avait pris l’attitude tombée en désuétude +qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s’était +pas revue depuis dix ans dans une lutte de première classe. + +Ses deux genoux étaient légèrement fléchis, il se présentait bien +carrément à son adversaire et tenait ses deux poings bruns par- +dessus sa marque, de manière à pouvoir lancer l'un ou l'autre à +son gré. + +Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au +dehors, avaient été plongées dans quelque liquide astringent, afin +de les empêcher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement +avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des +gants de couleur foncée et très collants, jusqu'au moment où mon +oncle m'expliqua la chose à voix basse. + +Ils étaient ainsi face-à-face au milieu d'un frémissement +d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude +suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, à ce +point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme à homme, au centre +de quelque solitude primitive. + +Il parut évident, dès le début, que Wilson le Crabe était décidé à +ne négliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait à la légèreté +de ses pieds, à l'agilité de ses mains, jusqu'au moment où il +comprendrait quelque chose à la tactique de son adversaire. + +Il tourna plusieurs fois autour de lui, à petits pas rapides, +menaçants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-même, +réglant ses mouvements en conséquence. + +Alors, Wilson fit un pas en arrière, pour engager Harrison à +rompre et à le suivre. + +L'ancien sourit et secoua la tête. + +-- Il faut que vous veniez à moi, mon garçon, dit-il, je suis trop +vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous +avons la journée devant nous, et j'attendrai. + +Il ne s'attendait pas peut-être à recevoir aussi promptement une +réponse à son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest +bondissant comme une panthère fut sur lui. + +-- Pan! Pan! Pan! + +Puis des coups sourds se succédèrent. + +Les trois premiers tombèrent sur la figure d'Harrison, les deux +derniers s'appliquèrent rudement sur son corps. + +Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se dégagea d'un +style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquèrent +en rouge vif le bas de ses côtes. + +-- Premier sang pour Wilson! cria la foule. + +Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de +son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpré +et dégouttant. + +Et Wilson revint à la marque avec une feinte et lança un coup à +toute volée sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que +lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round +par une glissade sur le gazon. + +-- Premier knock-down pour Harrison! hurlèrent des milliers de +voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer +de main selon le jugement rendu. + +-- J'en appelle au juge, s'écria Sir Lothian Hume, c'était une +glissade et non un knock-down. + +-- Je juge que c'était une glissade, dit Berkeley Craven. + +Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu +d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur +et bien disputé. +Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et +d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans +le bassin. + +-- Tout à fait comme jadis, dit-il à Belcher. + +-- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez reçu un +peu plus que vous n'avez donné. + +-- Je peux en porter davantage, dit-il avec sérénité, pendant que +Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse éponge. + +Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de +paraître à travers l’eau. + +Je puis m’apercevoir, d'après les commentaires que faisaient +autour de moi les Corinthiens expérimentés et d'après les +remarques de la foule placée derrière moi, qu'on regardait les +chances d'Harrison comme diminuées par ce round. + +-- J'ai vu ses défauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualités de +jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de +Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa +garde. Wilson l'a touché autant qu'il a voulu. + +-- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-même +touché une fois, mais cette fois-là vaudra trois de Wilson, +remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre +est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinée. + +Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes étaient de +nouveau face-à-face. Les seconds s'étaient si habilement acquittés +de leur tâche, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert +de ce qui s'était passé. + +Wilson prit malicieusement l’offensive avec le gauche, mais ayant +mal jugé la distance, il reçut en réponse un coup écrasant dans +l’estomac qui l’envoya chancelant et la respiration coupée sur les +cordes. + +-- Hurrah pour le vieux! hurla la foule. + +Mon oncle se mit à rire et à taquiner Sir John Lade. + +L’homme de l’Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de +l’eau et, d’un pas furtif, revint vers le centre du ring, où son +adversaire restait debout. + +Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque +du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un +bond de côté en riant. + +Les deux hommes étaient un peu essoufflés et leur respiration +rapide, profonde, mêlant son bruit à leur léger piétinement +pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit +uniforme et à long rythme. + +Deux coups portés simultanément de chaque côté avec la main +gauche, se heurtèrent avec une sorte de détonation comme un coup +de pistolet, et alors, comme Harrison se lançait en avant pour une +attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en +avant, tant par l'effet de son élan que par celui de sa vaine +attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup à +toute volée du bras à demi ployé de l’homme de l'Ouest. + +-- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel répondit un +grondement pareil à une bordée d'un vaisseau de soixante-quatorze +canons. + +Les Corinthiens lancèrent en l’air par centaines leurs chapeaux à +bords contournés et toute la pente qui s'étendait devant nous fut +comme une grève de faces rouges et hurlantes. + +Mon coeur était paralysé par la crainte. + +Je sursautais à chaque coup et pourtant je me sentais en proie à +une fascination toute puissante, à un frisson de joie farouche, à +une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais +capable de s'élever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien +que par un effort pour conquérir la plus humble des gloires. + +Belcher et Baldwin s'étaient élancés sur leur homme, mais, malgré +la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son châtiment, +les gens de l'Ouest manifestèrent un enthousiasme immense. + +-- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux +seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester! + +-- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce +champ avant que vous veniez à le battre, car il peut tenir un mois +contre ces coups de chasse-mouches. + +Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure +d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'éponge. + +-- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle. + +-- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour. + +Cette réponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaieté que +les nuages disparurent du front de mon oncle. +-- Vous devriez recommander à votre homme plus d'initiative, +Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque +pas. + +-- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je préfère le +laisser agir à son gré. + +-- La cote est maintenant contre lui à trois contre un, dit un +gentleman que sa moustache grise désignait comme un officier de la +dernière guerre. + +-- C'est très vrai, général Fitzpatrick, mais vous remarquerez que +ce sont les jeunes gens qui donnent une cote élevée et que ce sont +les vieux qui l'acceptent. + +Je m'en tiens à mon opinion. + +Les deux hommes furent bientôt aux prises avec entrain; dès qu'on +jeta le cri de: Allez! + +Le forgeron avait le côté gauche de la tête un peu bossue, mais il +avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menaçant. + +Quant à Wilson il paraissait absolument tel qu'il était au début, +mais deux fois, je le vis se mordre les lèvres comme pour réprimer +un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur +les côtes passaient du rouge vif au pourpre foncé. + +Il tenait sa garde un peu plus bas pour défendre ce point +vulnérable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilité +propre à prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups +portés à la poitrine. + +De son côté, le forgeron persévérait dans la tactique défensive +par où il avait commencé. + +On nous avait rapporté de l'Ouest bien des choses sur la finesse +du jeu de Wilson, sur la rapidité de ses coups, mais la réalité +était au-dessus de ce que nous savions de lui. + +Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilité et +d'une justesse qui n'avaient jamais été surpassées même par +Mendoza au temps de sa pleine force. + +Il se portait en avant, en arrière, avec la rapidité de l'éclair. + +Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vît. + +Mais Harrison les recevait tous avec le même sourire obstiné, +ripostait de temps à autre par un coup vigoureux en plein corps, +car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire +s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte. + +À la fin du cinquième round les paris étaient à quatre contre un +et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? s'écria l'homme de l'Ouest qui +était derrière moi. + +Il était tellement excité qu’il ne pouvait plus que répéter: + +-- Qu'en dites-vous maintenant? + +Lorsque dans le sixième round le forgeron reçut deux coups sans +arriver à riposter par un coup qui comptât, que, par-dessus le +marché, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons +inarticulés et des cris de joie, tant il était enthousiasmé. +Sir Lothian Hume souriait et balançait la tête, pendant que mon +oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il +souffrait autant que moi. + +-- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le général Fitzpatrick. Mon +argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur. + +-- Mon homme est un peu passé, répondit mon oncle, mais il finira +par avoir le dessus. + +Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris +qu'un changement de quelque sorte devenait nécessaire pour couper +court à cette vieille histoire des jeunes et des anciens. + +Toutefois, le septième round fit apparaître la réserve de force +qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les +figures de ces faiseurs de paris qui s'étaient figuré qu'en somme +la lutte était terminée et que quelques rounds suffiraient pour +donner au forgeron le coup de grâce. + +Lorsque les deux hommes étaient face-à-face, il était évident que +Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait +forcer l'autre au combat et se maintenir sur l’offensive qu'il +avait prise. + +Mais il y avait toujours dans les yeux du vétéran cette lueur +grise et toujours sur sa rude figure ce même sourire. + +Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements +d’épaules, dans le port de tête, et je sentis revenir ma confiance +en voyant de quelle façon il se carrait devant son homme. + +Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, +et il évita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant +près de ses côtes. + +-- Bravo, vieux, s'écria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive à +destination, vaudra une dose de laudanum. + +Il y eut un temps d'arrêt pendant lequel les pieds s'agitèrent, le +souffle pénible se fît entendre, interrompu par un grand coup de +Wilson en plein corps, coup que le forgeron arrêta avec le plus +grand sang-froid. + +Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse. + +Wilson attaqua malicieusement à la tête, mais Harrison reçut le +choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tête à +son adversaire. + +-- Ouvrez la poivrière, hurla Mendoza. + +Et Wilson s'élança pour obéir à ces instructions, mais il fut +repoussé avec des coups vigoureux en pleine poitrine. + +-- Voilà le moment, allez-y vivement, cria Belcher. + +Et le forgeron, s'élançant en avant, fit pleuvoir une grêle de +coups de bras à demi ployé, jusqu'à ce qu'enfin Wilson le Crabe, +n'en pouvant plus, se retirât dans son coin. + +Les deux hommes avaient des marques à montrer, mais Harrison avait +définitivement le dessus dans l’offensive. + +Ce fut alors à nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous +enrouer à force de crier pendant que les seconds donnaient à notre +homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de +l'homme de l'Ouest en répétant son propre refrain. + +-- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, +s'écria Sir John Lade. Où en est la cote en ce moment, Sir +Lothian? + +-- J'ai joué tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas +que mon homme puisse perdre. + +Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je +remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son épaule du +côté de la foule. + +Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je +puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en +avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste +pour s'en apercevoir. + +Mais sa présence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes +de pluie qui finirent bientôt en averse abondante, remplissant +l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux +hauts et durs des Corinthiens. + +Les collets d'habits furent relevés, les mouchoirs furent noués +autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait +d'humidité et qu'ils se tenaient debout face-à-face. + +Je remarquai que Belcher, d'un air très sérieux, murmura quelques +mots à l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, +que le forgeron faisait de la tête un signe d'assentiment, de +l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations +qu'il reçoit. Et on vit aussitôt quels avaient été ces conseils. + +Harrison allait faire succéder l'attaque à la défense. + +Le résultat du repos après le dernier round avait convaincu les +seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, +devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de +rendre des coups. + +Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie. + +Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait à +Wilson son agilité et il allait éprouver plus de difficulté à +esquiver les attaques impétueuses de son adversaire. + +L'art du ring consiste à tirer parti de circonstances de ce genre +et plus d'un second vigilant a fait gagner à son homme une +bataille presque perdue. + +-- Allez-y, allez-y donc! hurlèrent ses deux seconds pendant que +tous les parieurs pour Harrison répétaient leurs cris à travers la +foule. + +Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent +ne devaient l'oublier. + +Wilson le Crabe, aussi obstiné qu'une pierre, le recevait chaque +fois d'un coup lancé à la volée, mais il n'y avait pas de force, +pas de science humaine qui parût capable de faire reculer cet +homme de fer. + +En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya +passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing +droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec +une puissance formidable. + +Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand +d'autres fois, il négligeait toute précaution, mais ses coups +avaient un ressort irrésistible. + +L'averse continuait à les fouetter. L'eau coulait à flots de leur +figure et se répandait en filets rouges sur leur corps, mais ni +l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de +manoeuvrer de façon à ce qu'elle tombât sur les yeux de +l'antagoniste. Mais après une série de rounds, le champion de +l'Ouest faiblit. + +Après cette série de rounds, la cote monta de notre côté et +dépassa le chiffre le plus élevé qu'elle eût atteint jusqu'alors +en sens inverse. + +Le coeur défaillant dans la pitié et l'admiration que +m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur +que chaque assaut fût le dernier. + +Et pourtant, à peine Jackson avait il crié: «Allez!» que tous deux +s'élançaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs +figures abîmées et la blague sur leurs lèvres saignantes. + +C'était là peut-être une humble leçon de choses, mais je vous en +donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint +à accomplir une tâche pénible, en rappelant à mon souvenir cette +matinée des Dunes de Crawley. + +Je me suis demande si j'étais faible au point de ne pouvoir faire +pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient +ces deux hommes, en vue d'un enjeu misérable et pour se conquérir +de la considération parmi leurs pareils. +Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont déjà, +mais j'affirme qu’il a aussi son côté intellectuel et qu'en voyant +jusqu'où peut atteindre l'extrême limite de l'endurance humaine et +le courage, on reçoit un enseignement qui a sa valeur propre. + +Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualités, il faut +avoir un véritable parti pris pour nier qu’il puisse engendrer des +vices terribles et le destin voulut que ce matin-là, nous eussions +les deux exemples sous les yeux. + +Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion +de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se détournèrent +fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure. + +Je savais, en effet, avec quelle témérité il avait parié, je +savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient +sous les coups écrasants du vieux boxeur. + +Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du début, +avait depuis longtemps disparu de ses lèvres et ses joues avaient +pris une pâleur livide, en même temps que ses yeux gris et +farouches lançaient des regards furtifs de dessous les gros +sourcils. + +Plus d’une fois, il éclata en imprécations sauvages, lorsqu'un +coup jetait Wilson à terre. + +Mais je remarquai tout particulièrement que son menton ne cessait +de se retourner vers son épaule et qu'à la fin de chaque round il +avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de +la foule. + +Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formées de figures +qui s’étageaient en demi-cercle derrière nous, il me fut +impossible de découvrir exactement sur quel point son regard se +dirigeait. + +Mais à la fin, je parvins à le reconnaître. + +Un homme de très haute taille qui montrait une paire de larges +épaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus +grande attention de notre côté et je m'aperçus qu'il se faisait un +échange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le +baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que +le groupe dont il formait le centre était composé de tout ce qu’il +y avait de plus dangereux dans l’assemblée, des gens aux figures +farouches et vicieuses, exprimant la cruauté et la débauche. + +Ils hurlaient comme une meute de loups à chaque coup et lançaient +des imprécations à Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans +son coin. + +Ils étaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler +à demi-voix et regarder de leur côté comme s'ils s'attendaient à +quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait à quel point le +danger était imminent et combien il pouvait être grave. + +Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et +la pluie battante était plus forte que jamais. + +Une vapeur épaisse montait des deux combattants et le ring était +transformé en une mare de boue. + +Des chutes multiples avaient donné aux adversaires une couleur +brune à laquelle se mêlaient ça et là d'horribles taches rouges. + +Chaque round avait donné l'indice que Wilson le Crabe baissait et +il était évident, même pour mes yeux inexpérimentés, qu'il +s'affaiblissait rapidement. + +Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le +ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de +le soutenir. + +Mais sa science, grâce à de longs exercices, avait fait de lui une +sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait +avec moins de force, il le faisait toujours avec la même justesse. + +Et même un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le +dessus dans la lutte, car c'était le forgeron qui portait les +marques les plus terribles. + +Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais +quelle fixité, quel égarement, on ne sait quel embarras dans la +respiration qui nous révélaient que les coups les plus dangereux +ne sont pas ceux qui se voient le mieux à la surface. + +Un vigoureux coup de travers, lancé à la fin du trente et unième +round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le +trente-deuxième round, dans une attitude plus élégamment brave que +jamais, on eût dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie +rappelait celle d'un homme qui a reçu un coup d'assommoir. + +-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'écria Belcher. Vous +pouvez y aller de votre façon, maintenant. + +-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant. + +-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade. +Il ne recule pas, il ne cède pas. Il ne cherche pas le corps à +corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. +Il faut l'emmener, le brave garçon. + +-- Qu'on l'emmène! Qu'on l'emmène! répétèrent des centaines de +voix. + +-- Je ne veux pas qu'on m'emmène. Qui ose parler ainsi? s'écria +Wilson qui était revenu après une nouvelle chute sur les genoux de +ses seconds. + +-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le général +Fitzpatrick. + +Puis s'adressant à Sir Lothian: + +-- Vous qui êtes son soutien, vous devriez demander qu'on jette +l'éponge en l'air. + +-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre? + +-- Il est battu sans rémission, monsieur. + +-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de première force. + +-- Jamais homme plus endurant n'ôta sa chemise, mais l'autre est +trop fort pour lui. + +-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de +plus. + +En parlant, il se retourna à demi et je le vis lever le bras +gauche en l'air par un geste singulier. + +-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie +cesse! cria derrière moi une voix de stentor. + +Je vis que c'était celle de l'homme de haute taille à l'habit +vert-bouteille. + +Son cri était un signal, car cent voix rauques partirent avec le +bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble: + +-- Franc jeu pour Gloucester! Forçons le ring, forçons le ring! + +Jackson, venait de crier: «Allez!» et les deux hommes couverts de +boue étaient déjà debout, mais maintenant l'intérêt se portait sur +l'assistance et non sur le combat. + +Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la +foule, y avaient déterminé autant d'ondulations dans toute sa +largeur. + +Toutes les têtes oscillaient avec une sorte de cadence dans un +même sens comme dans un champ de blé, sous un coup de vent. + +À chaque poussée le balancement augmentait. Ceux des premiers +rangs faisaient de vains efforts pour résister à l'impulsion qui +venait du dehors. + +Enfin, deux coups secs se firent entendre. + +Deux des piquets blancs, avec la terre adhérente à leur pointe, +furent lancés dans le ring extérieur et une frange de gens lancés +par la vague compacte qui était en arrière fut précipitée contre +la ligne des gardes. + +Les longues cravaches s'abattirent, maniées par les bras les plus +vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en +hurlant, avaient à peine réussi à reculer quelques pas devant les +coups impitoyables qu'une nouvelle poussée de l'arrière les +rejetait de nouveau dans les bras des gardes. + +Un bon nombre d'entre eux se jetèrent à terre et laissèrent passer +sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, +rendus enragés par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de +chasse et leurs cannes. + +Alors, pendant que la moitié de la foule se serrait à droite et +l'autre moitié à gauche, pour se soustraire à la pression de +derrière, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, à travers +l'espace vide, s'élança une troupe de bandits venus de l'autre +bord. Tous étaient armés de cannes plombées et hurlaient: + +-- Franc jeu et vive Gloucester! + +Leur élan résolu entraîna les gardes, les cordes du ring intérieur +furent cassées comme des fils et en un instant, le ring devint le +centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de têtes, de +fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron +et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient +face-à-face, si serrés qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer +et ils continuaient à se battre sans faire attention au chaos qui +faisait rage autour d'eux, pareils à deux bouledogues qui se +tiendraient mutuellement par la gorge. + +La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, +les conseils lancés à tue-tête, l'odeur forte du drap mouillé, les +moindres détails de cette scène, vue dans ma première jeunesse, +tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de +netteté que si c'était d'hier. À ce moment, il ne nous était pas +facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous +aussi, au milieu de cette foule enragée, qui nous portait de côté +et d'autre et parfois nous soulevait de terre. + +Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derrière +Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgré les bâtons et les +cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient à marquer +les rounds, et à surveiller le combat. + +-- Le ring est forcé, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. +J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans résultat. + +-- Gredin! s'écria mon oncle avec colère. C'est vous qui avez +organisé cela. + +-- Vous avez déjà un compte à régler avec moi, dit Hume d'un ton +sinistre et narquois. + +Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en +plein dans les bras de mon oncle. + +Les figures des deux hommes n'étaient qu'à quelques pouces de +distance l’une de l'autre, et les yeux effrontés de Sir Lothian +Hume durent se baisser sous l'impérieux dédain qui brillait d'une +froide lueur dans ceux de mon oncle. + +-- Nous réglerons nos comptes, ne vous en inquiétez pas, bien que +ce soit me dégrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de +votre sorte. Où en sommes-nous, Craven? + +-- Nous aurons à prononcer partie remise, Tregellis. + +-- Mon homme est en plein combat. +-- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tâche quand +à chaque instant, je reçois un coup de fouet ou de canne. + +Jackson se lança soudain dans la foule, mais il revint les mains +vides et l'air piteux. + +-- On m'a volé ma montre de chronométreur, s'écria-t-il. Un petit +gredin me l'a arrachée de la main. + +Mon oncle porta la main à son gousset. + +-- La mienne a disparu aussi, s'écria-t-il. + +-- Prononcez la remise sans délai ou votre homme va être malmené, +dit Jackson. + +Et nous vîmes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un +autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique à la +main, commençaient à le cerner. + +-- Consentez-vous à une remise, Sir Lothian Hume? + +-- J'y consens. + +-- Et vous, Sir Charles? + +-- Non, certes. + +-- Le ring a disparu. + +-- Ce n'est pas ma faute. + +-- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les +champions se retirent et que les enjeux soient rendus à leurs +possesseurs. + +-- Une remise! une remise! cria-t-on de tous côtés. + +Et bientôt la foule se dispersa de tous côtés, les piétons au pas +de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, +les Corinthiens à la recherche de leurs chevaux et de leurs +voitures. + +Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main. + +-- J'espère que je ne vous ai pas fait trop de mal. + +-- J'en ai assez reçu pour avoir de la peine à me tenir debout. Et +vous? + +-- Ma tête chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a +favorisé. + +-- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne désire pas +une plus belle lutte. + +-- Ni moi non plus. Bonjour. + +Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayèrent passage +à travers les bandits hurlants, comme deux lions blessés parmi une +meute de loups et de chacals. + +Je le répète, si le ring est tombé bien bas, il ne faut pas +l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais à la +cohue de parasites et de gredins qui vivent autour. + +Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnête que le rôdeur de +champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval +de course qui sert de prétexte pour commettre leurs coquineries. + + +XIX -- À LA FALAISE ROYALE + + +Mon oncle, dans sa bonté, se préoccupa de faire coucher Harrison +dès que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prît ses +blessures en riant, n'en avait pas moins été rudement malmené. + +-- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack +Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement +ravagée. Tenez, vous voila en pire état que quand vous avez battu +Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer +que vous êtes l'homme qui m'a conduite à l'autel. Quand le roi +d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais +recommencer. + +-- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne +recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d’aller jusqu'à +ce que la lutte me quitte. + +Il fit une grimace en avalant une gorgée du flacon de brandy que +lui tendait Sir Charles. + +-- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brûle +terriblement mes lèvres fendues. Ah! voici John Cummings, +l'hôtelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pêcheur! On +le croirait à la recherche d'un médecin des fous, à en juger par +la figure qu'il fait. + +C'était, en effet, un singulier personnage que celui qui +s'avançait avec nous sur la lande. + +Il avait la figure échauffée, l'air hébété de l'homme qui revient +à la raison au sortir de l'état d'ivresse. + +Il courait de côtés et d'autres, la tête nue, les cheveux et la +barbe au vent. + +Il se précipitait en courts zigzags, d'un groupe à l'autre, son +air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits +d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgré moi une bécasse +voletant à travers une ligne de fusils. + +Nous le vîmes s'arrêter un instant près de la barouche jaune et +remettre quelque chose à Sir Lothian Hume. + +Aussitôt après, il revint et nous apercevant tout à coup, il jeta +un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en +tenant un papier à bout de bras. + +-- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un +ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommandé de ne pas avaler +une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message à Sir +Charles? + +-- Je mériterais d'être roué, oui, cria-t-il tourmenté par le +remords. Je vous ai demandé, Sir Charles, aussi vrai que je suis +vivant, mais vous n'étiez pas là et alors que voulez-vous? J'étais +si content de placer mes enjeux à ce prix-là, sachant qu'Harrison +allait lutter... Et puis le maître de l'hôtel _Georges_ m'a fait +goûter à ses bouteilles de derrière les fagots, si bien que je +n'ai plus eu ma tête à moi. Et à présent, c'est seulement après le +combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber +votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je mérite. + +Mais mon oncle ne prêtait aucune attention aux reproches que +l'hôtelier s'adressait à lui-même avec volubilité. + +Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant légèrement les +sourcils, ce qui était chez lui la note la plus élevée dans la +gamme assez restreinte de ses facultés d'émotion. + +-- Que comprenez-vous à ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant +passer le billet. + +Voici ce que je lus: + +«Sir Charles Tregellis, + +«Sur le nom de Dieu, dès que ces mots vous viendront, rendez-vous +à la Falaise royale et mettez le moins de temps possible à faire +le trajet. + +«Je vous prie de venir aussitôt que cela sera possible, et jusqu'à +ce moment-là, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de + +«JAMES HARRISON.» + +-- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle. + +-- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier. + +-- Qui vous a remis cela, bonhomme? + +-- C'était le jeune Jim Harrison lui-même, dit l'hôtelier, quoique +j'aie eu de la peine à le reconnaître. On l'aurait pris pour son +propre fantôme. Il était si pressé de vous faire parvenir cela +qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnachés +et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre +pour Sir Lothian Hume, et je rendrais grâces au ciel que Jim ait +choisi un meilleur messager. +-- Voila qui est mystérieux en effet, dit mon oncle en penchant la +tête sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de +mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez +sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler +d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumière +dans ceci. Quant à vous, Mistress Harrison, votre physionomie me +prouve que vous êtes au fait. + +-- Ça se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes +de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y +voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous +arrêtons. La chose a marché comme ça pendant vingt ans, mais à +présent nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos +supérieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez à savoir ce que ce +billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on +vous demande, d'aller en voiture à la Falaise royale où vous +saurez tout. + +Mon oncle mit le billet dans sa poche. + +-- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre +les mains d'un chirurgien. + +-- Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi +nous pouvons retourner à Crawley dans le _gig_; avec un yard +d'emplâtre et une tranche de viande saignante, je serai bientôt +sur pied. + +Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple à +Crawley, où le forgeron fut confié aux soins de sa femme, après +avoir été installé dans les conditions les plus confortables qu'on +put obtenir avec de l'argent. Ensuite on déjeuna à la hâte et on +lança les juments sur la route du sud. + +-- Voilà qui met un terme à mes rapports avec le ring, mon neveu, +dit mon oncle, je reconnais qu'il est désormais impossible d'en +interdire l'accès à la friponnerie. J’ai été filouté et nargué, +mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne +patronnerai une lutte de professionnels. + +Si j'avais été plus âgé ou s'il m'avait inspiré moins de crainte, +j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur. + +Je lui aurais demandé de renoncer à d'autres choses encore et +d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de +chercher une autre tâche qui fût digne de sa vigoureuse +intelligence et de son excellent coeur. + +Mais à peine cette pensée avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il +avait oublié ces moments de sérieux et se mettait à causer de +nouveaux harnais à ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur +le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de +mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux +cheval de trois ans de Lord Doncaster. + +Nous avions atteint Whiteman’s Green, ce qui faisait une bonne +moitié de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, +lorsque je jetai un coup d'oeil en arrière et je vis sur la route +le reflet du soleil sur une haute voiture jaune. + +Sir Lothian Hume nous suivait. + +-- Il a reçu la même invitation que nous et il se rend au même +but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule. +On nous demande tous les deux à la Falaise royale, nous, les deux +survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous +y appelle. Mon neveu, j'ai mené une existence pleine d'événements, +mais je sens que c'est une scène plus étrange que les autres, qui +m'attend parmi ces arbres. + +Il fouetta les juments. +Alors, grâce à la courbe que faisait la route, nous pûmes +apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant +parmi les vieux chênes qui l’entourent. + +Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantée, et hantée de +fantômes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes +nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelèrent tout à +coup que cette étrange invitation avait été adressée aux deux +hommes qui avaient été mêlés à cette tragédie digne du temps +passé, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux +d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour +de je ne sais quel événement important qui se préparait sous nos +yeux. + +La grille rouillée, entre les deux colonnes croulantes et +surmontées d'armoiries, s'ouvrit à deux battants. + +Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que +nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il +finit par les arrêter brusquement devant les marches que le temps +avait noircies de taches. + +La porte d'entrée s'était ouverte et le petit Jim était là à nous +attendre. + +Mais combien ce petit Jim ressemblait peu à celui que j'avais +connu et affectionné. + +Il y avait quelque chose de changé en lui. + +Ce changement était si évident que ce fut ce qui me frappa d'abord +et il était si subtil que je ne pus trouver de mots pour le +définir. + +Ce n’était pas qu'il fût mieux habillé que jadis, car je reconnus +le vieux costume brun qu'il portait. + +Ce n'était pas qu'il eût l'air moins engageant, car son +entraînement l'avait laissé tel qu'il pouvait passer pour le +modèle de ce que devait être un homme. + +Et pourtant ce changement était réel. C’était je ne sais quelle +dignité dans l’expression, je ne sais quoi qui donnait de +l’assurance à son attitude et qui par sa présence visible +paraissait être la seule chose qui eût manqué pour lui donner +l'harmonie et la perfection. + +Et malgré son exploit on eût dit que son nom d'écolier, petit Jim, +lui était resté naturellement jusqu'au moment où je le vis en sa +virilité maîtresse d'elle-même et si magnifique sur le seuil de la +vieille maison. + +Une femme était debout à côté de lui, la main posée sur son +épaule. Je vis que c'était Miss Hinton, d'Anstey Cross. + +-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en +s'avançant, lorsque nous descendîmes de voiture. + +Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigué. + +-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant, +madame... + +-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir +oublié Polly Hinton. + +-- Oubliée! Mais nous avons tous pris votre deuil, à Pop's Alley +pendant plus d'années que je ne voudrais. Mais je me demande avec +surprise... + +-- Je me suis mariée secrètement et j'ai quitté le théâtre. Je +tiens à vous demander pardon de vous avoir enlevé Jim, la nuit +dernière. + +-- C'était donc vous? + +-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les +vôtres. Vous étiez son patron, moi j'étais sa mère. + +Et en parlant, elle attira vers elle la tête de Jim. + +À ce moment, où leurs joues étaient près de se toucher, ces deux +figures, l'une qui portait encore les traces d'une beauté féminine +en train de s'effacer, l'autre où se peignait la force masculine +en plein développement, ces deux figures avaient un tel air de +ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, +leur front large et blanc que je m'étonnai de ne pas avoir deviné +leur secret, dès le jour où je les avais vus ensemble. + +-- Oui, c'est mon garçon à moi et il m'a sauvé de quelque chose +qui était pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra +vous le dire. Mais mes lèvres étaient scellées et c'est seulement +hier soir que j'ai pu lui dire que c'était à sa mère qu'il avait +rendu le charme de la vie à force de douceur et de patience. + +-- Chut, ma mère! dit Jim en posant les lèvres sur la joue de sa +mère. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, +dites-moi, Sir Charles, comment s'est passé le combat? + +-- Votre oncle aurait remporté la victoire, mais des gens de la +populace ont forcé le ring. +-- Il n'était pas mon oncle, Sir Charles, mais il a été pour moi +et pour mon père l'ami le meilleur, le plus fidèle qu'il y ait eu +au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me +prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais +il n'a pas eu trop de mal, j'espère? + +-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais +affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai +de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse +justifier la façon dont vous avez rompu votre engagement, d'un +seul mot. + +-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez +qu'il m'eût été impossible d'agir autrement. Mais si je ne me +trompe pas, voici Sir Lothian Hume. + +La barouche jaune avait enfilé l'avenue, et peu d'instants après, +les chevaux harassés, essoufflés, venaient de s'arrêter derrière +notre voiture. + +Sir Lothian sauta à bas, d'un air sombre qui présageait la +tempête. + +-- Restez où vous êtes, Corcoran, dit-il. + +Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui était +son compagnon de voyage. + +-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard +insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a +l'impertinence de m'adresser une invitation à visiter ma propre +maison, et où diable voulez-vous en venir en envahissant ma +propriété? + +-- Je vous réponds que vous comprendrez cela et bien d'autres +choses encore, dit Jim qui avait sur les lèvres un sourire +énigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes +efforts pour vous expliquer tout cela. + +Et tenant la main de sa mère, il nous conduisait dans cette +chambre fatale où les cartes étaient encore entassées sur le +guéridon et où la tache sombre se dissimulait encore dans un coin. + +-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'écria Sir Lothian qui +se plaça les bras croisés près de la porte. + +-- Mes premières explications, c'est à vous que je les dois, Sir +Charles. + +Et, en écoutant ses paroles et en observant ses manières, je ne +pus qu'admirer le résultat produit sur un jeune paysan par la +société de cette femme qui était sa mère sans qu'il le sût. + +-- Je tiens, reprit-il, à vous dire ce qui se passa cette nuit-là. + +-- Je vais le raconter à votre place, Jim, dit sa mère. Vous devez +savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connût rien au sujet +de ses parents, nous étions vivants tous les deux et que nous ne +l’avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laissé agir +à son gré, aller à Londres et relever ce défi. C'est seulement +hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son père, qui ne +voulut le permettre à aucun prix. Il était dans un état d'extrême +faiblesse et il ne fallait pas s'opposer à ses désirs. Il me donna +l’ordre de partir aussitôt et de ramener son fils auprès de lui. +Je ne savais que faire, car j'étais convaincue que Jim ne +viendrait jamais à moins qu'on ne lui trouvât un remplaçant. +J'allai trouver les braves gens qui l'avaient élevé. Je les mis au +fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eût +été son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte +qu'ils vinrent à mon aide. Que Dieu les bénisse pour leur bonté +envers une épouse et une mère affligée. Harrison consentait à +prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son +père. Alors, je me rendis en voiture à Crawley. Je découvris où +était la chambre de Jim et je lui parlai par la fenêtre, car +j'étais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient +point partir. Je lui dis que j'étais sa mère. Je lui dis qui était +son père. Je lui dis que mon phaéton attendait et que j'étais à +peu près certaine qu'il arriverait à peine assez à temps pour +recevoir la dernière bénédiction de ce père qu'il n’avait jamais +connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant +que je lui eusse affirmé qu'Harrison le remplacerait. + +-- Pourquoi n'a-t-il pas laissé un mot pour Belcher? + +-- J’avais la tête perdue, Sir Charles. Trouver un père et une +mère, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi +bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mère me +demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaéton +attendait, mais nous étions à peine en route, qu'un individu +saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. +J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lâcha la trique +dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui +me débarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis +m'imaginer qui ils étaient et quel motif ils pouvaient avoir de +nous attaquer. + +-- Peut-être que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit +mon oncle. + +Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournèrent +de notre côté avec une expression des plus menaçantes. + +-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon père, je descendis... + +Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'étonnement. +-- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous êtes venu ici, et vous avez +vu votre père, ici, à la Falaise royale? + +-- Oui, monsieur. + +Mon oncle devint très pâle: + +-- Au nom du ciel, dites-nous alors où est votre père? + +Jim pour toute réponse nous fit signe de regarder derrière nous, +et nous nous aperçûmes que deux hommes venaient d'entrer dans la +pièce par la porte qui donnait sur l'escalier. + +Je reconnus immédiatement l'un d'eux. + +Cette figure qui avait l'impassibilité d'un masque, ces façons +pleines de réserve, ne pouvaient appartenir qu'à Ambroise l'ancien +valet de mon oncle. + +Quant à l'autre, il était tout différent et offrait un aspect des +plus singuliers. + +Il était de haute taille, enveloppé dans une robe de chambre de +nuance foncée et s'appuyait de tout son poids sur une canne. + +Sa longue figure exsangue était si maigre, si blême, que par une +étrange illusion on aurait pu la croire transparente. + +C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrivé de +voir une face aussi défaite. + +Sa chevelure mêlée de mèches grises, son dos courbé auraient pu le +faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses +sourcils, la vivacité et l'éclat des yeux noirs qui brillaient au- +dessous, suffirent pour me faire douter que ce fût réellement un +vieillard qui se tenait devant nous. + +Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lancé avec +emportement par Sir Lothian Hume. + +-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'écria-t-il. + +-- Entièrement a votre service, gentlemen, répondit l'étrange +personnage en robe de chambre. + + +XX -- LORD AVON + + +Mon oncle était essentiellement un homme impassible et cette +impassibilité s'était encore développée sous l'influence de la +société dans laquelle il vivait. + +Il aurait pu retourner une carte de laquelle dépendit sa fortune +sans qu'un de ses muscles eut bougé et je l'avais vu conduire à +une allure qui eût pu lui être mortelle, sur la route de Godstone, +en gardant l'air aussi calme que s'il eût fait sa promenade +quotidienne sur le mail. + +Mais la secousse qu'il reçut à ce moment même fut si forte, qu'il +dut rester immobile, les joues pâles, le regard fixe, avec une +expression d'incrédulité. + +Deux fois, je vis ses lèvres s'ouvrir, deux fois, il porta la main +à sa gorge, comme si une barrière s'était dressée entre lui et son +désir de parler. + +Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les +mains tendues en avant, comme pour les accueillir. + +-- Ned! s'écria-t-il. + +Mais l'étrange personnage, qui était debout devant lui, croisa les +bras sur la poitrine. + +-- Non, Charles, dit-il. + +Mon oncle s'arrêta et le regarda avec stupéfaction. + +-- Assurément, Ned, vous allez me faire bon accueil, après tant +d'années. + +-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu +cela dans votre attitude dans cette terrible matinée. Vous ne +m'avez jamais demandé d'explication. Vous n'avez jamais réfléchi +combien il était impossible qu'un homme de mon caractère eût +commis un tel crime. Au premier souffle du soupçon, vous, mon ami +intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regardé +comme un voleur et un assassin. + +-- Non, non, Ned. + +-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela +que désireux de mettre en mains sûres l'être qui m'était le plus +cher au monde, j'ai dû renoncer à vous et le confier à l'homme qui +jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon +innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fût élevé dans +un milieu humble et qu'il ignorât son malheureux père plutôt que +d'apprendre à partager les doutes et les soupçons de ses égaux. + +-- Alors il est réellement votre fils? s'écria mon oncle en jetant +sur Jim un regard stupéfait. + +Pour toute réponse, l'homme leva son long bras décharné et posa sa +main amaigrie sur l'épaule de l'actrice qui le regarda avec +l'amour dans les yeux. + +-- Je me suis marié, Charles, et j'ai tenu la chose secrète parce +que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous +connaissez le sot orgueil qui a été toujours le trait le plus +prononcé de mon caractère. Je n'ai pu me décider à avouer ce que +j'avais fait. C'est cette négligence de ma part, qui a amené une +séparation entre nous et dont le blâme doit retomber sur moi et +non sur elle. Néanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai +retiré l'enfant et assuré une rente, à la condition qu'elle ne +s'occupât point de lui. Je craignais que l'enfant ne fût gâté par +elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il +pouvait lui faire du bien. Mais dans ma misérable existence, +Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos +affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son +action, et que, sans aucun doute, nous sommes poussés par un +courant invisible vers un but déterminé, quoique nous puissions +nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grâce à nos +coups de rame et à nos voiles que nous hâtons notre marche. + +J'avais tenu mon regard fixé sur mon oncle, pendant qu'il écoutait +ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tombèrent de +nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume. + +Il était debout près de la fenêtre. + +Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiéreuses. + +Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des +passions diverses et mauvaises: la colère, la jalousie et +l'avidité déçue. + +-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et +rauque, que ce jeune homme prétend être l'héritier de la pairie +d'Avon? + +-- Il est mon fils légitime. + +-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, +mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni +aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de +votre fils. Je défie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait +jamais admis l'existence d'un autre héritier que moi. + +-- Sir Lothian, j'ai déjà fait connaître les motifs qui m'ont fait +tenir mon mariage secret. + +-- Vous avez donné une explication, monsieur. Mais c'est à +d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez à prouver que +votre explication est satisfaisante. + +Deux yeux noirs étincelèrent sur la figure pâle et défaite et +produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumière +jaillissait à travers les fenêtres d'une demeure croulante et +ruinée. + +-- Vous osez mettre en doute ma parole? + +-- Je demande une preuve. + +-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent. + +-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de +motifs pour accepter votre affirmation. + +C'était un langage brutal exprimé sur un ton brutal. + +Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grâce +à l'intervention de sa femme d'un côté et de son fils de l'autre, +qu'il ne porta pas ses mains frémissantes à la gorge de son +insulteur. + +Sir Lothian Hume recula devant cette pâle figure animée où la +colère brillait sous les noirs sourcils, mais il continua à porter +des regards furieux autour de la pièce. + +-- Un complot fort bien combiné, s'écria-t-il, où un criminel, une +actrice et un boxeur de profession ont chacun leur rôle. Sir +Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous +aussi, mylord. + +Il tourna sur les talons et sortit à grands pas. + +-- Il est allé me dénoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversée +par une convulsion d'orgueil blessé. + +-- Faut-il que je le ramène? s'écria le petit Jim. + +-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai +déjà pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon +fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frère et ma +famille et dont je me suis acquitté au prix d'amères souffrances. + +-- Vous avez été injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je +vous avais oublié ou que je vous avais jugé défavorablement. Si je +vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du +témoignage de mes yeux, j'ai toujours pensé que cet acte avait été +commis dans un moment d'égarement et que vous n'en aviez pas plus +conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait. + +-- Que voulez-vous dire en parlant du témoignage de vos yeux? dit +Lord Avon en regardant fixement mon oncle. + +-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite. + +-- Vous m'avez vu? Où? + +-- Dans le corridor. + +-- Et qu'est-ce que je faisais? + +-- Vous sortiez de la chambre de votre frère. J'ai entendu sa voix +qui exprimait la colère et la douleur un court instant auparavant. +Vous teniez à la main un sac d'argent et votre figure exprimait la +plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de +quelle façon vous êtes venu là, vous m'ôterez de dessus le coeur +un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces années. + +Personne n'aurait reconnu, en ce moment-là, l'homme qui donnait le +ton à tous les petits-maîtres de Londres. + +En présence de cet ami d'autrefois, devant la scène tragique qui +se jouait devant lui, le voile de trivialité et d'affectation +venait de se déchirer et je sentais toute ma gratitude envers lui +s'accroître et se changer en affection, lorsque je considérais sa +figure pâle et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en +attendant les explications de son ami. + +Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence +de quelques minutes, dans le demi-jour de la pièce. + +-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'étonne plus que vous ayez été +ébranlé. Mon Dieu, quel filet était tendu autour de moi. Si cette +accusation méprisable avait été proférée contre moi, vous, mon ami +le plus cher, vous auriez été contraint de chasser tous les doutes +qui vous restaient encore sur ma culpabilité. Et pourtant, +Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous +dans cette affaire. + +-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi. + +-- Mais vous n'êtes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans +vos yeux. Vous désirez savoir comment un homme, qui était +innocent, s'est caché pendant tout ce temps. + +-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre +réponse à cette question. + +-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez +combien il m'était cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver +que mon frère s'était rendu coupable du crime le plus vil que +puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai +couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai +vécu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un +vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai à peine quarante ans. +Mais maintenant que je suis réduit à l'alternative de dire tout ce +qui s'est passé à propos de mon frère ou de faire tort à mon fils, +il n'y a pour moi qu'un parti à prendre et je l'adopte d'autant +plus volontiers que j'ai des raisons d'espérer. Il pourra se +présenter quelque circonstance qui empêchera ce que j'ai à vous +apprendre de parvenir aux oreilles du public. + +Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux +soutiens, il traversa la pièce d'un pas chancelant en se dirigeant +vers l'étagère couverte de poussière. Là, au centre, se trouvait +cet amas fatal de cartes tachées par le temps et la moisissure, +tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs années +auparavant. + +Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine +qu'il tendit à mon oncle. + +-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de +chaque carte, et promenez légèrement vos doigts dans les deux +sens, dites-moi ce que vous sentez. + +-- On dirait qu'elle a été piquée avec une épingle. + +-- Justement. Et quelle est cette carte? + +-- Le roi de trèfle. +-- Examinez l'angle inférieur de cette carte. + +-- Elle est tout à fait lisse. + +-- Et cette carte, c'est?... + +-- Le trois de pique. + +-- Et cette autre? + +-- Elle a été piquée: c'est l'as de coeur. + +Lord Avon les jeta violemment à terre. + +-- Eh bien, la voilà cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire +davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi? + +-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut +aller jusqu'au bout. + +Le frêle personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en +un violent effort. + +-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. +J'espère que jamais je ne me retrouverai dans la nécessité de +rouvrir les lèvres au sujet de cette misérable affaire. + +«Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous +perdions. Vous vous rappelez que vous vous êtes retirés, que vous +m'avez laissé tout seul, assis dans cette même pièce, à cette même +table. + +«Loin d'être fatigué, j'étais tout à fait éveillé et je passai une +heure ou deux à repasser dans mon esprit les incidents du jeu et +les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon +état de fortune. + +«Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule +consolation était que mon frère avait gagné. Je savais bien que +par suite de sa conduite irréfléchie, il était dans les griffes +des Juifs et j'espérais que ce qui avait ébranlé ma position +aurait pour effet de raffermir la sienne. + +«Comme j'étais là à manier distraitement les cartes, le hasard me +fit remarquer les petites piqûres que vous venez de sentir. +J'examinai les paquets et, à mon indicible horreur, je reconnus +que quiconque aurait été au courant de ce secret aurait pu les +distribuer de façon à se rendre un compte exact des sortes de +cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires. + +«Et alors, le sang me montant à la tête dans un mouvement de honte +et de dégoût que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon +attention avait été frappée de la façon dont mon frère distribuait +les cartes, de sa lenteur et de sa manière de tenir les cartes par +le bord inférieur. + +«Je ne le condamnai pas à la légère, je restai longtemps à peser +les moindres indices qui pouvaient lui être favorables ou +défavorables. + +«Hélas, tout concourait à confirmer mes horribles soupçons et à +les changer en certitude. + +«Mon frère avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing +dans Bond Street. Il les avait gardées plusieurs heures dans sa +chambre. Il avait joué avec une décision qui alors avait causé +notre surprise. +«Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher à moi-même que sa vie +passée n'était point telle qu'elle dût faire croire qu'il lui +était impossible de commettre un crime aussi abominable. + +«Tout vibrant de colère et d'humiliation, je montai tout droit par +l'escalier, ces cartes à la main, et je lui jetai à la face, son +crime, le plus bas, le plus dégradant que pût commettre un coquin. + +«Il ne s'était pas encore mis au lit et son gain était resté +éparpillé sur la table de toilette. + +«Je ne savais guère que lui dire, mais les faits étaient si +terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute. + +«Vous vous le rappellerez, car c'était la seule circonstance +atténuante qu'il y eût à son crime, il n'avait pas encore vingt et +un ans. + +«Mes paroles l'accablèrent. + +«Il se jeta à genoux devant moi, me supplia de l'épargner. + +«Je lui dis que par égard pour l'honneur de notre famille, je ne +le dénoncerais pas en public, mais que désormais, il devrait toute +sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagné par +lui serait restitué le lendemain avec une explication. + +«-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t- +il. + +«Je répétai qu'il devait subir les conséquences de son acte. + +«Séance tenante, je brûlai les papiers qu'il m'avait gagnés, je +mis toutes les pièces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un +sac de toile. + +«Je me disposais à quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il +se cramponna à moi, me déchira une manchette dans l'effort qu'il +fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire à Sir +Lothian Hume et à vous. + +«C’était son cri de désespoir en me trouvant sourd à toutes ses +prières qui est parvenu à vos oreilles, Charles, et qui vous a +fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je +retournais dans ma chambre. + +Mon oncle poussa un long soupir de soulagement. + +-- Mais ce ne pouvait être plus clair, dit-il. + +-- Dans la matinée, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous +et je vous rendis votre argent. + +«J'en fis autant pour Sir Lothian Hume. + +«Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car +je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux déshonneur. + +«Alors survint cette horrible découverte qui a jeté une ombre sur +mon existence et qui a été aussi mystérieuse pour moi que pour +vous. + +«Je me voyais soupçonné, je vis aussi que je ne pourrais me +justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, +l'infamie de mon frère. +«Je reculai devant cela, Charles. Plutôt tout souffrir moi-même, +que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur +n'avait pas de tache depuis tant de siècles. + +«Je me suis donc soustrait à mes juges et j'ai disparu du monde. + +«Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma +femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez +l'existence. + +«J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul +qui suis à blâmer de tout ce qui s'en est suivi. + +«À cette époque-là, il existait des motifs qui heureusement ont +disparu depuis longtemps et qui me firent juger préférable que le +fils fût séparé de sa mère à un âge où il ne pouvait se douter +qu'elle fût absente. + +«Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupçons +qui m'avaient blessé cruellement, car à cette époque, je ne +connaissais pas le motif qui vous avait inspiré ce préjugé contre +moi. + +«Le soir de cette tragédie, je courus à Londres. + +«Je pris mes mesures pour que ma femme jouît d'un revenu +convenable, à la condition qu'elle ne s'occuperait pas de +l'enfant. + +«J'avais, comme vous vous en souvenez, de fréquents rapports avec +Harrison le boxeur et avais eu à maintes reprises l'occasion +d'admirer la franchise et l'honnêteté de son caractère. Je lui +portai alors mon enfant. + +«Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu +de mon innocence et prêt à m'aider de toutes les façons. + +«Sur les prières de sa femme, il venait de se retirer du ring et +se demandait à quelle occupation il pourrait se livrer. + +«Je réussis à lui organiser un atelier de forgeron, à condition +qu'il exerçât sa profession au village de Friar's Oak. + +«Nous nous entendîmes pour qu'il donnât Jim comme son neveu et +convînmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents. + +«Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak. + +«C'était parce que j'avais déjà fixé le lieu de ma retraite +cachée, et si je ne pouvais voir mon garçon, j'avais du moins la +faible consolation de le savoir près de moi. + +«Vous connaissez ce château. + +«C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous +ignorez, c'est qu'il a été construit tout exprès pour contenir des +chambres secrètes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut +habiter sans être vu. + +«Dans les murs plus épais et les murs extérieurs sont pratiqués +des passages. + +«L'existence de ces chambres a toujours été un secret de famille. +Sans doute, c'était un secret auquel je n'attachais pas grande +importance et ce fut la seule raison qui m'eût empêché de les +montrer à quelque ami. + +«Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je +laissai dehors tout ce qui m'était cher. Je me glissai comme un +rat derrière les panneaux pour passer tout le reste de ma pénible +existence dans la solitude et le deuil. + +«Sur cette figure ravagée, sur cette chevelure grisonnante, +Charles, vous pouvez lire le journal de ma misérable existence. + +«Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions +qu'il introduisait par la fenêtre de la cuisine que je laissais +ouverte dans cette intention. + +«Parfois je me risquais la nuit à faire une promenade à la clarté +des étoiles et à recevoir sur mon front la fraîcheur de la brise, +mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais été aperçu par des +campagnards et on commençait à parler d'un esprit qui hantait la +Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantômes... + +-- C'était moi, mon père, moi et mon ami Rodney Stone, s'écria +Petit Jim. + +-- Je le sais, Harrison me l'a dit cette même nuit. Je fus fier, +Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un +héritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille +que je m'étais efforcé de couvrir au prix de tant de peines. Puis, +vint le jour où la bienveillance de votre mère -- sa bienveillance +inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir à Londres. + +-- Ah! Edward, s'écria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, +pareil à un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez +vous-même aidé à lui permettre une aussi courte excursion. +-- Je ne vous blâme pas, Mary, je l'aurais peut-être fait. Il alla +à Londres et tenta de s'ouvrir une carrière par sa force et son +courage. Un grand nombre de ses ancêtres en ont fait autant, avec +cette seule différence que leurs mains étaient fermées sur la +poignée d'une épée, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se +soit comporté avec autant de vaillance. + +-- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement. + +-- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils était +définitivement engagé dans un match où il s'agissait de lutter en +public pour de l'argent. Cela ne devait pas être, Charles. C'est +chose bien différente de lutter comme nous l'avons fait dans notre +jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse +pleine d'or. + +-- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais... + +-- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait +choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement? +Mais cela ne devait pas être. Je décidai que le moment était venu +de me faire connaître à mon fils, d'autant plus que bien des +indices me révélaient que mon genre de vie si contraire aux lois +de la nature avait gravement altéré ma santé. Le hasard, je +devrais dire plutôt la Providence, fit enfin paraître en pleine +lumière ce qui était jusqu'alors resté obscur et me donna les +moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allée hier soir +chercher mon fils pour le ramener auprès de son malheureux père. + +Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon +oncle qui y mit fin. + +-- Vous avez été l'homme le plus cruellement traité du monde, Ned, +dit-il. Plaise à Dieu que nous ayons de nombreuses années pour +vous indemniser, mais malgré tout nous sommes, à ce qu'il me +semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux +frère a trouvé la mort. + +-- Cela a été un mystère pour moi, autant que pour vous pendant +dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est révélé. Avancez, +Ambroise, et faites votre récit avec autant de franchise et de +détails que vous me l'avez fait à moi-même. + + +XXI -- LE RÉCIT DU VALET + + +Le valet avait quitté le coin sombre de la pièce où il était resté +dans une immobilité telle que nous avions oublié sa présence. + +Alors, à cet appel de son ancien maître, il vint se placer en +pleine lumière et tourna de notre côté sa figure blême. + +Ses traits d'ordinaire impassibles étaient dans un état +d'agitation pénible. + +Il parlait lentement, avec hésitation, comme si le tremblement de +ses lèvres ne lui permettait pas d'articuler ses mots. + +Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de +cette émotion extrême il conservait cet air de déférence qui +distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se +suivaient sur ce ton sonore qui avait attiré mon attention dès le +premier jour, celui où la voiture de mon oncle s'était arrêtée +devant la maison paternelle. + +-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai péché dans cette +affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois +qu'une manière de l'expier, elle consiste dans la confession +pleine et entière que mon noble maître Lord Avon m'a demandée. + +«Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous +paraisse, est la vérité absolue, incontestable, au sujet de la +mort mystérieuse du capitaine Barrington. + +«Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation +éprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la +situation qu'occupait le capitaine Barrington. +«Vous estimez que le fossé qui les sépare est trop large. + +«Gentlemen, je puis vous le dire, un fossé qui peut être franchi +par un amour coupable, peut l'être aussi par la haine coupable et +le jour où ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du +prix à la vie, je jurai à la face du ciel que je lui ôterais cette +existence impure, bien que cet acte fût le plus mince acompte de +ce qu'il me redevait. + +«Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, +mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette +jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de +faire dans la même situation. + +Nous étions tous stupéfaits de voir la nature ardente de cet homme +se faire jour avec évidence au travers de la contrainte +artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en échec. + +On eût dit que sa courte chevelure noire se hérissait. Ses yeux +flamboyaient dans l'intensité de son émotion. Sa figure exprimait +une malignité haineuse que n'avait pu atténuer la mort de son +ennemi, ni le cours des années. + +Le serviteur plein de discrétion avait disparu, il ne restait plus +à la place que l'homme aux pensées profondes, l'être dangereux, +capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus +vindicatif. + +-- Nous étions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un +hasard fatal mit cet homme sur notre chemin. + +«Par je ne sais quels vils artifices il la détacha de moi. + +«J'ai entendu dire qu'elle n'était pas, tant s'en faut, la +première et qu'il était passé maître en cet art. +«La chose était accomplie que je ne me doutais pas encore du +danger. Elle fut abandonnée, le coeur brisé, son existence perdue +et dut rentrer dans la maison où elle apportait la honte et la +misère. + +«Je l'ai vue depuis et elle me dit que son séducteur avait éclaté +de rire quand elle lui avait reproché sa perfidie et je lui jurai +que cet homme paierait cet éclat de rire avec tout son sang. + +«J'étais dès lors domestique, mais je n'étais pas encore au +service de Lord Avon. + +«Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensée qu'il +m'offrirait l'occasion de régler mon compte avec son frère cadet. +Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car +bien des mois se passèrent avant que la visite à la Falaise royale +me donnât la chance que j'espérais le jour et dont je rêvais la +nuit. + +«Mais quand elle se présenta, ce fut dans des conditions plus +favorables à mes projets que je n'eusse osé y compter. + +«Lord Avon croyait être seul à connaître les passages secrets à la +Falaise royale. En cela il se trompait. + +«Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les +projets que j'avais formés. + +«Je n'ai pas besoin de vous dire en détail comment un jour que je +préparais les chambres pour les invités, une pression fortuite sur +un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une +étroite ouverture dans le mur. + +«Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait +dans une chambre à coucher plus grande. + +«C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas +davantage pour mon projet. + +«L'arrangement des chambres m'avait été confié. Je pris mes +mesures pour que le capitaine Barrington occupât la grande chambre +et moi la plus petite. J'arriverais près de lui quand je voudrais +et personne ne s'en douterait. + +«Il arriva enfin. + +«Comment vous décrire l'impatience fiévreuse où je vécus jusqu'à +ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais +combiné mes plans. + +«On avait joué pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et +un jour à compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme. + +«On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. À +toute heure j'étais prêt à servir, si bien que ce jeune capitaine +dit avec un hoquet que j'étais le modèle des domestiques. + +«Mon maître me dit d'aller me coucher. Il avait remarqué la +rougeur de mes joues, l'éclat de mon regard et mettait tout cela +sur le compte de la fièvre. + +«Et en effet, c'était bien la fièvre qui me tenait, mais cette +fièvre-là, il n'y avait qu'un remède pour en venir à bout. + +«Alors enfin, à une heure très matinale, je les entendis remuer +leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer. + +«Lorsque j'entrai dans la pièce pour recevoir mes ordres, je +m'aperçus que le capitaine Barrington avait déjà gagné son lit +tant bien que mal. + +«Les autres s'étaient également retirés et je trouvai mon maître +seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes +éparpillées. + +«Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colère, et cette fois-là +je lui obéis. + +«Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme. + +«Je savais que si je me trouvais face-à-face avec lui, je pourrais +l'étrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire +le moindre bruit. + +«Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand +couteau à lame droite que je repassai sur ma botte. + +«Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de +mon lit pour attendre. + +«J'avais décidé ce que je devais faire. Ce serait une mince +satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main +portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi. + +«Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un bâillon, puis +après l'avoir éveillé d'une ou deux piqûres de mon poignard, je +pourrais au moins l'éveiller pour lui faire entendre ce que +j'avais à lui dire. + +«Je me représentais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs +du sommeil se seraient peu à peu dissipées, cet air de colère se +tournant aussitôt en horreur, en épouvante, lorsqu'il comprendrait +enfin qui j'étais et ce que je venais faire. + +«Ce serait le moment suprême de ma vie. + +«Je restai à attendre un temps qui me parut la durée d'une heure, +mais je n'avais pas de montre et mon impatience était telle que je +puis dire qu'en réalité, il s'était écoulé à peine un quart +d'heure. + +«Je me levai alors, j'ôtai mes souliers, je pris mon couteau. +J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture. + +«Je n'avais guère plus de trente pieds à parcourir, mais je +m'avançais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies +faisaient un bruit sec de brindilles cassées dès qu'un corps +pesant se plaçait sur elles. Naturellement il faisait noir comme +dans un four et je cherchais ma route à tâtons, lentement, bien +lentement. À la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait +devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre côté du panneau. + +«J'arrivais donc trop tôt, car il n'avait pas encore éteint ses +chandelles. + +«J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de +plus, car je ne tenais pas à agir avec précipitation ou +étourderie. + +«Il était absolument nécessaire que je ne fisse aucun bruit en +remuant, car je n'étais plus qu'à quelques pieds de mon homme et +je n'étais séparé de lui que par une mince cloison de bois. + +«Le temps avait faussé et fendu les planches, de sorte qu'après +m'être avancé avec précaution, aussi près que possible du panneau +glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulté dans la +chambre. + +«Le capitaine Barrington était debout près de la table à toilette +et avait ôté son habit et son gilet. + +«Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier +étaient placées devant lui et il comptait les gains qu'il avait +faits au jeu. + +«Il avait la figure échauffée. Il était alourdi par le manque de +sommeil et par le vin. + +«Cette vue me réjouit, car elle me prouva qu'il dormirait +profondément et que ma tâche serait aisée. + +«J'avais encore les yeux fixés sur lui, quand soudain je le vis se +dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits. + +Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis +qu'il n'eût deviné d'une façon ou d'une autre ma présence. + +«Et alors, j'entendis à l'intérieur la voix de mon maître. + +«Je ne pouvais voir la porte par laquelle il était entré ni +l'endroit de la chambre où il se trouvait, mais j'entendis tout ce +qu'il était venu dire. + +«Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je +le vis devenir d'une pâleur livide quand il entendit les amers +reproches où on lui disait son infamie. + +«Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me +l'étais peinte dans mes rêves les plus charmants. +«Je vis mon maître s'approcher de la table à toilette, présenter +les papiers à la flamme de la chandelle, en jeter les débris +noircis dans le foyer, puis jeter les pièces d'or dans un petit +sac de toile brune. + +«Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit +par le poignet en le suppliant, en mémoire de leur mère, d’avoir +pitié de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maître en le +voyant dégager sa manchette d'entre les doigts qui s'y +cramponnaient et laisser là le misérable gredin étendu sur le sol. + +«Dès lors, il me restait un point difficile à décider. Valait-il +mieux que je fisse ce que j'étais venu faire, ou bien était-il +préférable, maintenant que j'étais maître du secret de cet homme, +de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le +couteau de chasse de mon maître? + +«J'étais sûr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le +dénoncer. + +«Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilité en ce +qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'étais certain +que son secret était sain et sauf entre vos mains. + +«Mais moi, j'avais à la fois le pouvoir et le désir et lorsque sa +vie aurait été flétrie, lorsqu'il aurait été chassé comme un chien +de son régiment, de ses clubs, le moment serait peut-être venu +pour moi de m'y prendre d'une autre façon avec lui. + +-- Ambroise, dit mon oncle, vous êtes un profond scélérat. + +-- Nous avons tous notre manière de sentir, monsieur, et vous me +permettrez de vous dire qu'un valet peut être aussi sensible à un +affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire +justice par le duel. +«Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, +tout ce que j'ai pensé et fait cette nuit-là et je poursuivrai +alors même que je n'aurais pas le bonheur de conquérir votre +approbation. + +«Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps +agenouillé, la figure posée sur une chaise. + +«Lorsqu'il se releva, il se mit à arpenter lentement la pièce en +baissant la tête. + +«De temps à autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings +fermés. + +«Je voyais la moiteur perler sur son front. + +«Je le perdis de vue un instant. + +«Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un après l'autre, comme s'il +cherchait quelque chose. + +«Puis, il se rapprocha de la table de toilette où il me tournait +le dos. + +«Sa tête était un peu rejetée en arrière et il portait les deux +mains à son col de chemise, comme s'il voulait le défaire. + +«Puis j'entendis alors un éclaboussement comme si une cuvette +avait été renversée et il s'affaissa sur le sol, sa tête dans un +coin, et elle faisait avec ses épaules un angle si extraordinaire +qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme +allait échapper à l'étreinte où je croyais le tenir. + +«Je fis glisser le panneau. +«Un instant après j'étais dans la pièce. + +«Ses paupières battaient encore et quand mon regard se fixa sur +ses yeux déjà glacés, je crus y lire une expression de surprise +indiquant qu'il me reconnaissait. + +«Je déposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai à côté de lui +pour pouvoir lui murmurer à l'oreille une ou deux menues choses +dont je tenais à lui laisser le souvenir, mais à ce moment même, +il ouvrit la bouche et mourut. + +«Chose singulière, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus +peur alors à côté de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand +je vis qu'il était toujours immobile, à l'exception de la tache de +sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris +d'une soudaine crise de peur. + +«Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en +fermant les panneaux derrière moi. + +«Ce fut alors seulement que je m'aperçus qu'en ma folle +précipitation, au lieu d'avoir rapporté le couteau de chasse, +j'avais ramassé le rasoir qui était tombé tout sanglant des mains +du mort. + +«Je cachai ce rasoir dans un endroit où personne ne l'a jamais +découvert, mais ma frayeur m'empêcha d'aller chercher l'autre +arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prévu les +conséquences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa +présence contre mon maître. + +«Voilà donc, Lady Avon, le récit exact et sincère de la façon dont +est mort le capitaine Barrington. + +-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colère, que +vous ayez toujours laissé un innocent en butte à une persécution, +alors qu'un mot de vous l'aurait sauvé. + +-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour +croire que cette démarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. +Comment pouvais-je lui dire tout cela sans révéler le scandale de +famille qu'il mettait tant de soin à cacher? J'avoue qu'au début +je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en +excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le +temps de savoir ce que je devais faire. + +«Pendant bien des années, je puis dire même depuis que je suis +entré à votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmenté et +j'ai juré que si jamais je retrouvais mon ancien maître, je lui +révélerais tout. + +«Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontée par le +jeune Mr Stone, ici présent, m'a montré la possibilité que les +chambres secrètes de la Falaise royale fussent le séjour de +quelqu'un. + +«J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait caché. Je n'ai pas +perdu un moment pour le découvrir et lui offrir de faire tout ce +qui serait en mon pouvoir. + +-- Il dit la vérité, conclut Lord Avon, mais il eut été bien +étrange que j'hésite à faire le sacrifice d'une vie fragile et +d'une santé languissante pour une cause à laquelle j'avais déjà +donné toute ma jeunesse. De nouvelles réflexions m'ont enfin +contraint à modifier ma résolution. + +«Mon fils, dans l'ignorance où il était de son vrai rang, allait +se laisser entraîner dans un genre d'existence qui était en +harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions +de sa maison. +«Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient +connu mon frère avaient disparu, qu'il n'était pas nécessaire que +tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans +avoir dissipé tout soupçon sur ce crime, il en resterait pour ma +famille une tache plus noire que la faute qu’il a expiée si +terriblement. Pour ces motifs... + +Le bruit de plusieurs pas lourds qui éveillaient les échos de la +vieille maison interrompit Lord Avon. + +En entendant ce bruit, sa figure prit un degré de plus de pâleur +et il regarda piteusement sa femme et son fils. + +-- On vient m'arrêter, s'écria-t-il. Il faudra que je me soumette +à l'humiliation d'une arrestation. + +-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir +Lothian Hume. + +-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison où +j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, répondit une voix de +basse taille. + +Et au même moment, nous vîmes dans le corridor le corpulent squire +Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache à +la main. + +Il avait à côté de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables +de campagne qui regardaient par-dessus son épaule. + +-- Lord Avon, dit le squire, en qualité de magistrat du comté de +Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arrêt +contre vous en raison de l'assassinat prémédité de votre frère, le +capitaine Barrington, en l'année 1786. + +-- Je suis prêt à me disculper de l'accusation. + +-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant +qu'homme et comme étant le squire de Rougham-Grange, je suis +enchanté de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera +croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montré la queue +de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre +coupable d'un acte pareil. + +-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la +large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi +innocent que vous et je puis le prouver. + +-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une +solide serrure seront les meilleures précautions pour que Lord +Avon se présente lorsqu'on le convoquera. + +La figure hâlée du squire prit une teinte d'un pourpre foncé quand +il s'adressa au Londonien. + +-- Est-ce que vous êtes le magistrat du comté, monsieur? + +-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James. + +-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils à un +homme qui remplit ces fonctions depuis près de vingt ans? Quand je +ne suis pas sûr de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc +avec qui je puis conférer et je n'ai pas besoin d'autre +assistance. + +-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas +l'habitude d'être pris à partie si vivement. + +-- Je ne suis pas non plus habitué à me voir interrompre dans +l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en +qualité de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis +toujours prêt à soutenir mes opinions. + +Sir Lothian s'inclina. + +-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai +des intérêts de la plus grande importance engagés dans cette +affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est +organisé ici un complot qui vise ma position comme héritier de +Lord Avon. Je demande à ce qu'il soit mis en lieu sûr jusqu'à ce +que cette affaire soit éclaircie et je vous requiers en votre +qualité de magistrat d'exécuter votre mandat. + +-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'écria le squire. Je +voudrais bien avoir auprès de moi mon clerc Johnson et je ne +demande qu'à vous traiter avec tous les égards que la loi autorise +et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invité à m'assurer de +votre personne. + +-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggérer une idée, dit mon +oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du +magistrat, il sera réputé sous la garde de la loi, et cette +condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham- +Grange. + +-- Rien de mieux, s'écria le squire avec empressement. Vous allez +loger chez moi jusqu'à ce que cette affaire s'en aille en fumée. +En d'autres termes, Lord Avon, je me déclare responsable, comme +représentant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sûr, +jusqu'au jour où l'on me demandera de vous produire en personne. + +-- Vous avez vraiment bon coeur, James. + +-- Ta! ta! je ne fais que me conformer à la loi. J'espère, Sir +Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections à faire à cela? + +Sir Lothian haussa les épaules et jeta un regard noir au +magistrat. Puis s'adressant à mon oncle: + +-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. +Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui +est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions +nous rencontrer demain matin. + +-- Avec plaisir, répondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur +votre père, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le +lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tôt sera le mieux. + +Ainsi se termina cette étrange conférence. + +De mon côté, j'avais couru auprès de mon premier ami d'enfance et +je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'étais heureux de +sa bonne fortune, et il me répondait en m'assurant que quoi qu'il +pût lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi. + +Mon oncle me toucha l'épaule et nous allions partir, lorsque +Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes +passions, s'approcha de lui avec respect. + +-- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis très choqué +de voir votre cravate... + +-- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je +n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace. + +-- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez +reconnaître que Lord Avon a des droits antérieurs. S'il consent à +me rendre ma liberté... + +-- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous êtes un +excellent serviteur, mais votre présence m'est devenue pénible. + +-- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il +ne faudra pas me quitter aussi brusquement. + +-- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'étais +décidé à vous prévenir de mon départ quand nous serions arrivés à +Brighton, mais ce soir-là, comme nous sortions du village, j'ai vu +passer dans un phaéton une dame dont je connaissais fort bien les +relations intimes avec Lord Avon, sans être certain que c'était sa +femme. Sa présence en cet endroit me confirma dans la conviction +qu'il se cachait à la Falaise royale. Je descendis furtivement de +votre voiture, je la suivis aussitôt dans le but de lui exposer +l'affaire et de lui expliquer combien il était nécessaire que Lord +Avon me vit. + +-- Eh bien, je vous pardonne votre désertion, dit mon oncle, et je +vous serais fort obligé si vous vouliez bien, de nouveau, arranger +ma cravate. + + +XXII -- DÉNOUEMENT + + +La voiture de Sir James Ovington attendait dehors. + +La famille Avon, si tragiquement dispersée, si singulièrement +réunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire. + +Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous +reconduisit, Ambroise et moi, au village. + +-- Il est préférable de voir votre père tout de suite, mon neveu. +Sir Lothian et son homme sont déjà en route depuis quelque temps. +Je serais désolé qu'il y ait quelque malentendu dans notre +rencontre. + +De mon côté je pensais à la terrible réputation de notre +adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes +sentiments, car mon oncle se mit à rire. + +-- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derrière +mon cercueil. Ce n'est pas ma première affaire et je pense bien +que ce ne sera pas ma dernière. Quand je me bats aux environs de +la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles +dans l'arrière-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en +état de trouver la route jusqu'à son gilet. Toutefois je confesse +que je suis un peu accablé de tout ce qui est arrivé. Penser que +mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et +qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de +fils et d'héritier! Voilà qui donnera le coup de grâce à Hume, car +je sais que les Juifs lui ont donné de la marge à raison de ses +espérances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption +de cette façon-là! + +Parmi toutes les choses extraordinaires qui étaient arrivées, il +semblait que ce fût celle-là qui ait fait la plus forte impression +sur mon oncle, car il y revint à maintes reprises. + +Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine à faire +les noeuds de cravate et à remuer le chocolat, s'était montré +animé de passions. + +C'était un prodige dont il ne revenait pas. + +Si son réchaud à rasoirs avait mal tourné, il n'en eut pas été +plus ébahi. + +Nous étions à quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous +vîmes le long Mr Corcoran, l'homme à l’habit vert, arpentant +l'allée du jardin. + +Mon oncle nous attendait à la porte avec un air de ravissement +contenu. + +-- Je suis heureux de vous être utile, de n'importe quelle +manière, Sir Charles. Nous avons arrangé cela pour demain à sept +heures dans le communal de Ditchling. + +-- Je ne serais pas fâché que l'on puisse remettre ces petites +affaires à une heure plus tardive, dit mon oncle. On est obligé de +se lever à une heure tout à fait absurde ou de négliger sa +toilette. + +-- Ils s'arrêtent sur la route à l'auberge de Friar's Oak, et si +vous teniez à ce que cela ait lieu plus tard... + +-- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la +batterie de toilette à sept heures. + +-- Je ne sais pas si vous tiendrez à vous servir de mes aboyeurs, +dit mon père. Je m'en suis servi dans quinze engagements et à la +distance de trente yards, vous auriez peine à trouver meilleur +outil. + +-- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siège. +Ambroise, veillez à ce que les chiens soient huilés, car j'aime +une détente légère. Ah! ma soeur Mary, je vous ramène votre garçon +qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espère, après les +distractions de la ville. + +Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mère me couvrit de +pleurs et de caresses, car vous qui avez des mères, vous en savez +autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais +combien la maison de famille est un nid chaud et confortable. + +Comme je m'étais agité et démené pour voir les merveilles de la +ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse rêvé +dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien +qui me donnât une plus grande impression de douceur et de repos +que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-mêmes objets +insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur +des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du +_Ça Ira_ poursuivi par Lord Hotham. + +Et comme c'était égayant de voir aussi d'un côté du foyer +flambant, mon père avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma +mère tournant et piquant ses aiguilles à tricoter. + +En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce +grand désir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les +quitter de nouveau. + +Mais il faudrait bien les quitter et à bref délai comme je +l'appris avec les bruyantes félicitations de mon père et les +larmes de ma mère. + +Il avait été nommé au commandement du _Caton_, vaisseau de +soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson daté +de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me +mettais en route tout de suite. + +-- Et votre mère tient prêt votre coffre de marin, mon garçon. +Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez à +être un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous êtes +digne de lui. + +-- Tous les Stone sont entrés dans la marine, dit ma mère à mon +oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui +d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous +n'oublierons jamais la bonté que vous avez eue, Charles, de +montrer un peu le monde à Rodney. + +-- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre +fils a été pour moi une société très agréable, au point que je +crains qu'on ait le droit de m'accuser de négligence envers +Fidelio. Je vous le ramène, j'espère, un peu plus poli que je l'ai +emmené. Ce serait folie que de le traiter de distingué, mais du +moins il n'y a aucun reproche à lui faire. La nature lui a refusé +les dons suprêmes. Je l'ai trouvé peu disposé à y suppléer par des +avantages artificiels, mais du moins je lui ai montré un peu la +vie. Je lui ai donné quelques leçons de finesse et de conduite qui +paraîtront peut-être de trop à présent, mais qui reviendront en +valeur lorsqu'il sera d'âge plus mûr. Si sa carrière dans la ville +n'a pas donné ce que j'en attendais, la raison s'en trouve +uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'après +l'idéal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien disposé à son +égard et je le regarde comme éminemment apte à la profession où il +va entrer. + +Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatière comme un gage +solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte à ce +temps-là, il y a peu de circonstances où j'aie vu plus clairement +briller cet éclair malicieux en ses grands yeux à l'expression +hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son +gilet et qu'il m'offrait la petite boîte brillante sur le creux de +sa main blanche comme la neige. + +Il était le type et le chef d'une étrange race d'hommes qui a +disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractère +viril, exquis dans sa toilette, étroit dans ses idées, grossier +dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes. + +Ces hommes traversèrent l'histoire d'Angleterre d'un pas guindé, +avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs +breloques dansantes et ils s'évanouirent dans ces sombres +coulisses d'où l'on ne revient jamais. + +Le monde, en se développant, les a laissés derrière lui. + +Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs +mystifications, leurs excentricités soigneusement étudiées. + +Et cependant, derrière ce rideau, sous ces dehors de sottise dont +ils prenaient si grand soin de se draper, c'étaient souvent des +hommes énergiques, d'une robuste personnalité. + +Les langoureux flâneurs de Saint-James étaient aussi les Yachtmen +du Solent, les fins Cavaliers des comtés, les combattants qui se +battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale. + +C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers. + +Ils condescendent parfois à être poètes, orateurs, et Byron, +Charles James Fox, Castlereagh, ont conservé parmi eux quelque +renommée. + +Je ne puis m’empêcher de me demander comment l'histoire les +comprendra, alors que moi-même, qui connaissais si bien l'un +d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la +part de ce qui était réel et ce qui était dû aux affectations +qu'il avait cultivées avec tant de soin qu'elles avaient cessé de +mériter ce nom-là. + +À travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes +fois cru entrevoir les traits d'un homme généreux et sincère et je +me plais à croire que ce ne fut pas une illusion. + +Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent à +leur fin. + +J'étais allé me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible +de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au +changement extraordinaire qui s'était produit dans son avenir et +dans sa situation. + +J'étais encore à me retourner et à m'agiter dans mon lit, lorsque +j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de +Londres, et aussitôt le grincement de roues qui tournaient pour +s'arrêter devant l'auberge. + +Mes fenêtres se trouvaient ouvertes, car c'était une fraîche nuit +de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume +se trouvait là. + +À ce nom je sautai à bas du lit et j'eus le temps de voir trois +hommes descendre de la voiture et entrer à la file dans le +vestibule éclairé de l'auberge. +Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumière qui +tombait par la porte sur leurs épaules brunes et leurs têtes +patientes. + +Dix minutes peut-être s'écoulèrent. + +Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serré +d'hommes franchit la porte avec fracas. + +-- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de +qui cette poursuite? + +-- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laissé de la corde +dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour. +Montant total: Douze mille livres. + +-- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour +demain à sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me +laissez libre jusque-là. + +-- C'est réellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas +tant pour nous faire perdre nos places d'employés du shérif. + +À la lumière jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je +vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenêtres et sa haine +nous aurait tués si ses yeux avaient été des armes aussi terribles +que ses pistolets. + +-- Je ne peux pas monter en voiture, à moins qu'on ne me délie les +mains, dit-il. + +-- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lâchez un bras à la +fois. Ah! Comme ça vous voudriez... + +-- Corcoran! Corcoran! hurla une voix. + +Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements +frénétiques qui arrivait à le détacher du groupe. + +Un coup violent fut lancé et l'homme s'étala au milieu de la route +éclairée par la lune faisant dans la poussière des contorsions et +des sauts comme une truite qu'on vient de mettre à terre. + +-- Le voilà pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et à +présent, avec ensemble! + +Il fut soulevé comme un sac de farine et lancé brutalement dans le +fond de la voiture. Les trois hommes montèrent d'un bond. + +Un fouet siffla dans l'obscurité et voilà comment Sir Lothian +Hume, le Corinthien à la mode, disparut de mes yeux et de ceux de +tout le monde, excepté des gens charitables qui visitaient les +prisons pour dettes. + +Lord Avon vécut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec +l'aide d'Ambroise il pût prouver qu'il était innocent du crime +horrible sous l'ombre duquel il avait passé tant d'années. + +Toutefois, il n'arriva pas à secouer les effets de ces années +passées dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la +nature. + +Ce furent seulement les soins dévoués de sa femme et de son fils +qui firent durer la flamme vacillante de sa vie. + +Celle que j'avais connue comme ancienne actrice à Anstey Cross +devint la douairière d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi +affectueux pour moi qu'au temps où ensemble on chipait les nids +d'oiseaux, où on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord +Avon, chéri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le +plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal. + +Il épousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu +cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable +que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent à guigner le +domaine, ils en seront pour leurs espérances, comme avant eux leur +ancêtre. + +La vieille maison de la Falaise Royale a été démolie à cause des +terribles souvenirs de famille qui la hantaient. + +Un bel édifice moderne s'est élevé à sa place. + +La loge située sur la route de Brighton avait un air si coquet +avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le +seul visiteur à déclarer que je préférerais sa possession à celle +de la grande maison de là-bas parmi les arbres. + +C'est là que pendant bien des années, qui aboutirent à une +tranquille et heureuse vieillesse, vécurent Jack Harrison et sa +femme. + +Ils reçurent ainsi au couchant de leur vie les soins et +l'affection qu'ils avaient prodigués. Jamais Jack Harrison +n'enjamba désormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire +de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est +encore familière aux vieux fidèles du ring et rien ne lui plaisait +plus que de la recommencer dans toutes les péripéties et tout en +restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais dès qu'il +entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se +mettait à parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car +elle était toujours hantée par la crainte de le voir retourner au +ring et, pour peu qu'elle restât une heure sans voir le vieillard, +elle était convaincue qu'il était allé disputer la ceinture, au +champion du jour, un parvenu. + +«Il livra le bon combat», inscrivit-on à sa prière, sur sa pierre +funéraire, et quoique je sois convaincu que ses dernières pensées +furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui +le connaissaient ne se refusait à voir un sens symbolique dans ce +résumé de sa vie d'honnête et vaillant homme. + +Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps à montrer ses +couleurs écarlate et or à Newmarket et ses inimitables costumes à +Saint-James. + +Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas +des pantalons de grande cérémonie et lui aussi qui ouvrit des +perspectives nouvelles par ses recherches sur les mérites comparés +de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des +devants de chemise. + +Les vieux beaux, s'il en reste encore d'égarés dans les coins chez +_Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-être un arrêt rendu +par Tregellis: à savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur +convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la +soulève aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et +de son école, qui déclarèrent que c'était assez de la moitié. + +Puis vint le règne de Brummel et la rupture déclarée au sujet des +collets de velours où toute la ville marcha derrière le nouveau +venu. + +Mon oncle, qui n'était point né pour passer au second rang après +n'importe qui, se retira aussitôt à Saint-Albans et annonça qu'il +en ferait le centre de la mode et de la société pour remplacer +Londres dégénéré. +Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant voté une adresse de +remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et +ayant commandé à Londres des vêtements pour cette circonstance, +parurent tous avec des collets de velours. + +Cela produisit chez mon oncle un tel découragement qu'il se mit au +lit et ne parût plus en public. + +Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut- +être été manquée, fut répartie en un grand nombre de petits legs. +L'un d'eux était destiné à Ambroise, son valet, mais il en réserva +à sa soeur, ma mère, assez pour lui faire une vieillesse aussi +ensoleillée, aussi agréable que je le pouvais désirer. + +Quant à moi, fil sans valeur auquel sont enfilés ces grains, j'ose +à peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que +ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de +commencement à un autre. + +Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de +terrien, j'aurais peut-être réussi à vous faire un meilleur récit +de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux +tableaux destinés à se faire vis-à-vis. + +Le jour viendra peut-être où je mettrai par écrit tous les +souvenirs que j'ai gardés de la grande bataille qui se livra sur +mer. + +J'y dirai comment mon père y finit sa glorieuse carrière en +frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau +espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol +de soixante-quatorze. + +Il tomba sur sa poupe brisée en mangeant une pomme. + +Je vois les barres de fumée en cette soirée d'octobre tournoyer +lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter, +monter, jusqu'à ce qu'ils fussent déchirés ces légers flocons et +perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en même temps qu'eux se leva +le nuage qui était resté suspendu sur le pays. Il s'amincit, +s'atténua de même, jusqu'au jour où le soleil de Dieu, l'astre de +paix et de sécurité, vint encore briller sur nous et cette fois, +nous l'espérons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau. + + + + + +End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + +***** This file should be named 13734-8.txt or 13734-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/13734-8.zip b/old/13734-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f03bd83 --- /dev/null +++ b/old/13734-8.zip diff --git a/old/13734-r.rtf b/old/13734-r.rtf new file mode 100644 index 0000000..c280315 --- /dev/null +++ b/old/13734-r.rtf @@ -0,0 +1,8263 @@ +{\rtf1\ansi\ansicpg1252\uc1 \deff40\deflang1033\deflangfe1033{\fonttbl{\f0\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02020603050405020304}Times New Roman;}{\f1\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0604020202020204}Arial;} +{\f2\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 02070309020205020404}Courier New;}{\f3\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 05050102010706020507}Symbol;}{\f4\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times;} +{\f5\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica;}{\f6\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier;}{\f7\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Geneva;} +{\f8\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tms Rmn;}{\f9\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helv;}{\f10\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Serif;} +{\f11\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Sans Serif;}{\f12\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}New York;}{\f13\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}System;} +{\f14\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 05000000000000000000}Wingdings;}{\f15\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0604030504040204}Tahoma;}{\f16\froman\fcharset128\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}MS Mincho{\*\falt ?l?r ??\'81fc};} +{\f17\fnil\fcharset129\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Batang{\*\falt \'a9\'f6UAA};}{\f18\fnil\fcharset134\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}SimSun{\*\falt ??\'a8\'ac?};} +{\f19\fnil\fcharset136\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}PMingLiU{\*\falt \'a1Ps2OcuAe};}{\f20\fmodern\fcharset128\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}MS Gothic{\*\falt ?l?r ?S?V?b?N};} +{\f21\fmodern\fcharset129\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Dotum{\*\falt \'a5\'ec\'a2\'ac\'a2\'afo};}{\f22\fmodern\fcharset134\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}SimHei{\*\falt o\'a8\'b2\'a8\'ac?};} +{\f23\fmodern\fcharset136\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}MingLiU{\*\falt 2OcuAe};}{\f24\froman\fcharset128\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Mincho{\*\falt ??\'81fc};} +{\f25\froman\fcharset129\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Gulim{\*\falt \'a1\'be\'a8\'f9\'a2\'ac\'a9\'f7};}{\f26\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Century{\*\falt Lucida Bright};} +{\f27\froman\fcharset222\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Angsana New;}{\f28\froman\fcharset222\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Cordia New;}{\f29\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mangal;} +{\f30\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Latha;}{\f31\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sylfaen;}{\f32\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Vrinda;} +{\f33\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Raavi;}{\f34\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Shruti;}{\f35\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sendnya;} +{\f36\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Gautami;}{\f37\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tunga;}{\f38\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Estrangelo Edessa;} +{\f39\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial Unicode MS;}{\f40\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Georgia{\*\falt Times New Roman};}{\f41\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Marlett;} +{\f42\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 020b0609040504020204}Lucida Console;}{\f43\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Sans Unicode;}{\f44\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0604030504040204}Verdana;} +{\f45\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0a04020102020204}Arial Black;}{\f46\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 030f0702030302020204}Comic Sans MS;}{\f47\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0806030902050204}Impact;} +{\f48\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Franklin Gothic Medium;}{\f49\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype;}{\f50\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0603020202020204}Trebuchet MS;} +{\f51\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 05030102010509060703}Webdings;}{\f52\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MV Boli;}{\f53\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif;} +{\f54\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Algerian;}{\f55\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Baskerville Old Face;}{\f56\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bauhaus 93;} +{\f57\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bell MT;}{\f58\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Berlin Sans FB;}{\f59\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bernard MT Condensed;} +{\f60\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bodoni MT Poster Compressed;}{\f61\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02040602050305030304}Book Antiqua;}{\f62\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Britannic Bold;} +{\f63\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Broadway;}{\f64\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Brush Script MT;}{\f65\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Californian FB;} +{\f66\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Centaur;}{\f67\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0502020202020204}Century Gothic;}{\f68\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Chiller;} +{\f69\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Colonna MT;}{\f70\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Cooper Black;}{\f71\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Footlight MT Light;} +{\f72\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Freestyle Script;}{\f73\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Harlow Solid Italic;}{\f74\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Harrington;} +{\f75\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}High Tower Text;}{\f76\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Jokerman;}{\f77\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Juice ITC;} +{\f78\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Kristen ITC;}{\f79\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Kunstler Script;}{\f80\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Bright;} +{\f81\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Calligraphy;}{\f82\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Fax;}{\f83\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Handwriting;} +{\f84\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Outlook;}{\f85\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Magneto;}{\f86\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Matura MT Script Capitals;} +{\f87\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mistral;}{\f88\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Modern No. 20;}{\f89\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Monotype Corsiva;} +{\f90\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Niagara Engraved;}{\f91\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Niagara Solid;}{\f92\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Old English Text MT;} +{\f93\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Onyx;}{\f94\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Parchment;}{\f95\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Playbill;} +{\f96\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Poor Richard;}{\f97\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Ravie;}{\f98\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Informal Roman;} +{\f99\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Showcard Gothic;}{\f100\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Snap ITC;}{\f101\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Stencil;} +{\f102\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tempus Sans ITC;}{\f103\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Viner Hand ITC;}{\f104\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Vivaldi;} +{\f105\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Vladimir Script;}{\f106\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Wide Latin;}{\f107\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Wingdings 2;} +{\f108\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Wingdings 3;}{\f109\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Berlin Sans FB Demi;}{\f110\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bookshelf Symbol 7;} +{\f111\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif;}{\f112\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Specialty;}{\f113\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote;} +{\f114\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}ZWAdobeF;}{\f115\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Maynard;}{\f116\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Maynard Accents;} +{\f117\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Maynard Symbols;}{\f118\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}ZapfDingbats BT;}{\f119\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT Alt 5;} +{\f120\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT Alt 4;}{\f121\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT;}{\f122\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT Alt 1;} +{\f123\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT Alt 6;}{\f124\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT Alt 3;}{\f125\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}News Gothic MT Alt 2;} +{\f126\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}ScriptKleio;}{\f127\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bookshelf Symbol 1;}{\f128\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bookshelf Symbol 3;} +{\f129\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bookshelf Symbol 4;}{\f130\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bookshelf Symbol 5;}{\f131\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Larousse1;} +{\f132\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Larousse2;}{\f133\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Bitstream Vera Sans Mono;}{\f134\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bitstream Vera Sans;} +{\f135\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bitstream Vera Serif;}{\f136\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}OpenSymbol;}{\f137\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}TeleText;} +{\f138\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}TeleTextDH;}{\f139\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}TeleTextLineDraw;}{\f140\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}TeleTextLineDrawDH;} +{\f141\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Acute;}{\f142\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Arrow;}{\f143\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Caron;} +{\f144\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Dodot;}{\f145\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Domacr;}{\f146\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Index;} +{\f147\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Normal;}{\f148\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Updot;}{\f149\fswiss\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Upmacr;} +{\f150\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Euclid;}{\f151\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Euclid Extra;}{\f152\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Euclid Fraktur;} +{\f153\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Euclid Math One;}{\f154\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Euclid Math Two;}{\f155\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Euclid Symbol;} +{\f156\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}F0021;}{\f157\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}F3210;}{\f158\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}F3211;} +{\f159\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}F0019;}{\f160\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}LettrGoth12 BT{\*\falt Lucida Console};}{\f161\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New (W1);} +{\f162\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MT Extra;}{\f163\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0506020202030204}Arial Narrow;}{\f164\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02020404030301010803}Garamond;} +{\f165\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02050604050505020204}Bookman Old Style;}{\f166\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Map Symbols;}{\f167\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus Medium (W1);} +{\f168\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus Extra Bold (W1);}{\f169\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olive (W1);}{\f170\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Coronet (W1);} +{\f171\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Letter Gothic (W1);}{\f172\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Times (W1);}{\f173\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers (W1);} +{\f174\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers Condensed (W1);}{\f175\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon Condensed (W1);}{\f176\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Garamond (W1);} +{\f177\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Marigold (W1);}{\f178\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Omega (W1);}{\f179\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica-Narrow;} +{\f180\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino;}{\f181\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bookman;}{\f182\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}AvantGarde;} +{\f183\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}NewCenturySchlbk;}{\f184\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}ZapfChancery;}{\f185\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}ZapfDingbats;} +{\f186\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica-Black;}{\f187\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica-Light;}{\f188\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus MT;} +{\f189\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus MT Lt;}{\f190\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olive Roman;}{\f191\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olive Compact;} +{\f192\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Coronet;}{\f193\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Letter Gothic;}{\f194\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Marigold;} +{\f195\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Optima;}{\f196\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers 55;}{\f197\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers 57 Condensed;} +{\f198\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Apple Chancery;}{\f199\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bodoni;}{\f200\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bodoni PosterCompressed;} +{\f201\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bodoni Poster;}{\f202\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Candid;}{\f203\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Chicago;} +{\f204\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon;}{\f205\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon Light;}{\f206\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Copperplate32bc;} +{\f207\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Copperplate33bc;}{\f208\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Eurostile Bold;}{\f209\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Eurostile ExtendedTwo;} +{\f210\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Eurostile;}{\f211\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}GillSans;}{\f212\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}GillSans Condensed;} +{\f213\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}GillSans ExtraBold;}{\f214\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}GillSans Light;}{\f215\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Goudy;} +{\f216\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Goudy ExtraBold;}{\f217\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Hoefler Text Regular;}{\f218\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Hoefler Text Black;} +{\f219\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Hoefler Text Ornaments;}{\f220\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica Condensed;}{\f221\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Joanna MT;} +{\f222\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lubalin Graph;}{\f223\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mona Lisa Recut;}{\f224\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Monaco;} +{\f225\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Oxford;}{\f226\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}StempelGaramond Roman;}{\f227\fscript\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Taffy;} +{\f228\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers 45 Light;}{\f229\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers Extended;}{\f230\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier MonoThai;} +{\f231\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Courier ProportionalThai;}{\f232\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}EBCDIC MonoThai;}{\f233\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New (WE);} +{\f234\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New (WT);}{\f235\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New (WL);}{\f236\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (W1);} +{\f237\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (WE);}{\f238\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (WT);}{\f239\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (WL);} +{\f240\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers Cd (W1);}{\f241\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers Cd (WE);}{\f242\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers Cd (WT);} +{\f243\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers Cd (WL);}{\f244\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers (WE);}{\f245\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers (WR);} +{\f246\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers (WG);}{\f247\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers (WT);}{\f248\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Univers (WL);} +{\f249\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Times (WE);}{\f250\froman\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Times (WR);}{\f251\froman\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Times (WG);} +{\f252\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Times (WT);}{\f253\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Times (WL);}{\f254\fscript\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Coronet (WE);} +{\f255\fscript\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Coronet (WT);}{\f256\fscript\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Coronet (WL);}{\f257\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Omega (WE);} +{\f258\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Omega (WT);}{\f259\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}CG Omega (WL);}{\f260\fscript\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Marigold (WE);} +{\f261\fscript\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Marigold (WT);}{\f262\fscript\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Marigold (WL);}{\f263\fmodern\fcharset238\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Letter Gothic (WE);} +{\f264\fmodern\fcharset162\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Letter Gothic (WT);}{\f265\fmodern\fcharset186\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Letter Gothic (WL);}{\f266\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Garamond (WE);} +{\f267\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Garamond (WT);}{\f268\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Garamond (WL);}{\f269\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier (W1);} +{\f270\fmodern\fcharset238\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier (WE);}{\f271\fmodern\fcharset204\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier (WR);}{\f272\fmodern\fcharset161\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier (WG);} +{\f273\fmodern\fcharset162\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier (WT);}{\f274\fmodern\fcharset186\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier (WL);}{\f275\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon Cd (W1);} +{\f276\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon Cd (WE);}{\f277\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon Cd (WT);}{\f278\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Clarendon Cd (WL);} +{\f279\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olv (W1);}{\f280\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olv (WE);}{\f281\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olv (WT);} +{\f282\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antique Olv (WL);}{\f283\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus (W1);}{\f284\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus (WE);} +{\f285\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus (WT);}{\f286\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus (WL);}{\f287\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus Xb (W1);} +{\f288\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus Xb (WE);}{\f289\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus Xb (WT);}{\f290\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Albertus Xb (WL);} +{\f291\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}LinePrinter (W1);}{\f292\fmodern\fcharset238\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier MonoThai CE;}{\f293\fmodern\fcharset204\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier MonoThai Cyr;} +{\f294\fmodern\fcharset161\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier MonoThai Greek;}{\f295\fmodern\fcharset162\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier MonoThai Tur;} +{\f296\fmodern\fcharset186\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier MonoThai Baltic;}{\f297\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Courier ProportionalThai CE;} +{\f298\froman\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Courier ProportionalThai Cyr;}{\f299\froman\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Courier ProportionalThai Greek;} +{\f300\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Courier ProportionalThai Tur;}{\f301\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Courier ProportionalThai Baltic;} +{\f302\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif (Vietnames;}{\f303\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif (Vietna;} +{\f304\fnil\fcharset255\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Roman;}{\f305\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palace Script MT;}{\f306\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Normal CE;} +{\f307\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}EU Normal Tur;}{\f308\froman\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New Roman (Hebrew);} +{\f309\froman\fcharset178\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New Roman (Arabic);}{\f310\froman\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times New Roman (Vietnamese);} +{\f311\fswiss\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (Hebrew);}{\f312\fswiss\fcharset178\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (Arabic);}{\f313\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Arial (Vietnamese);} +{\f314\fmodern\fcharset177\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier New (Hebrew);}{\f315\fmodern\fcharset178\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier New (Arabic);} +{\f316\fmodern\fcharset163\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier New (Vietnamese);}{\f317\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sylfaen CE;}{\f318\froman\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sylfaen Cyr;} +{\f319\froman\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sylfaen Greek;}{\f320\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sylfaen Tur;}{\f321\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Sylfaen Baltic;} +{\f322\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Georgia CE{\*\falt Times New Roman};}{\f323\froman\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Georgia Cyr{\*\falt Times New Roman};} +{\f324\froman\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Georgia Greek{\*\falt Times New Roman};}{\f325\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Georgia Tur{\*\falt Times New Roman};} +{\f326\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Georgia Baltic{\*\falt Times New Roman};}{\f327\fswiss\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tahoma (Hebrew);} +{\f328\fswiss\fcharset178\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tahoma (Arabic);}{\f329\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tahoma (Vietnamese);}{\f330\fswiss\fcharset222\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tahoma (Thai);} +{\f331\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Sans Unicode CE;}{\f332\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Sans Unicode Cyr;} +{\f333\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Sans Unicode Greek;}{\f334\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Sans Unicode Tur;} +{\f335\fswiss\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Lucida Sans Unicode (Hebrew);}{\f336\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Verdana (Vietnamese);} +{\f337\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Franklin Gothic Medium CE;}{\f338\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Franklin Gothic Medium Cyr;} +{\f339\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Franklin Gothic Medium Greek;}{\f340\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Franklin Gothic Medium Tur;} +{\f341\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Franklin Gothic Medium Baltic;}{\f342\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype CE;} +{\f343\froman\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype Cyr;}{\f344\froman\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype Greek;} +{\f345\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype Tur;}{\f346\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype Baltic;} +{\f347\froman\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Palatino Linotype (Vietnamese);}{\f348\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Trebuchet MS Cyr;} +{\f349\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Trebuchet MS Greek;}{\f350\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Trebuchet MS Baltic;}{\f351\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif CE;} +{\f352\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif Cyr;}{\f353\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif Greek;} +{\f354\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif Tur;}{\f355\fswiss\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif (Hebrew);} +{\f356\fswiss\fcharset178\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif (Arabic);}{\f357\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif Baltic;} +{\f358\fswiss\fcharset222\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Microsoft Sans Serif (Thai);}{\f359\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Bodoni MT Poster Compressed Tur;} +{\f360\froman\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Book Antiqua CE;}{\f361\froman\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Book Antiqua Cyr;}{\f362\froman\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Book Antiqua Greek;} +{\f363\froman\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Book Antiqua Tur;}{\f364\froman\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Book Antiqua Baltic;}{\f365\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Century Gothic CE;} +{\f366\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Century Gothic Cyr;}{\f367\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Century Gothic Greek;}{\f368\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Century Gothic Tur;} +{\f369\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Century Gothic Baltic;}{\f370\fscript\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mistral CE;}{\f371\fscript\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mistral Cyr;} +{\f372\fscript\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mistral Greek;}{\f373\fscript\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mistral Tur;}{\f374\fscript\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Mistral Baltic;} +{\f375\fscript\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Monotype Corsiva CE;}{\f376\fscript\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Monotype Corsiva Cyr;} +{\f377\fscript\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Monotype Corsiva Greek;}{\f378\fscript\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Monotype Corsiva Tur;} +{\f379\fscript\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Monotype Corsiva Baltic;}{\f380\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif CE;} +{\f381\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif Cyr;}{\f382\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif Greek;} +{\f383\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif Tur;}{\f384\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Reference Sans Serif Baltic;} +{\f385\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote CE;}{\f386\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote Cyr;}{\f387\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote Greek;} +{\f388\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote Tur;}{\f389\fswiss\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote (Hebrew);}{\f390\fswiss\fcharset178\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote (Arabic);} +{\f391\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote Baltic;}{\f392\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Antidote (Vietnamese);} +{\f393\fmodern\fcharset238\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}LettrGoth12 BT CE{\*\falt Lucida Console};}{\f394\fmodern\fcharset161\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}LettrGoth12 BT Greek{\*\falt Lucida Console};} +{\f395\fmodern\fcharset162\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}LettrGoth12 BT Tur{\*\falt Lucida Console};}{\f396\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 01010601010101010101}Monotype Sorts;} +{\f397\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 02000500000000000000}Tera Special;}{\f398\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0706040902060204}Haettenschweiler;}{\f399\fnil\fcharset0\fprq2{\*\panose 02000503000000000000}Dingbats;} +{\f400\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000409000000000000}sshlinedraw;}{\f401\fdecor\fcharset0\fprq2{\*\panose 04020505051007020d02}Blackadder ITC;}{\f402\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02020a06060301020303}Times New Roman MT Extra Bold;} +{\f403\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02040604050505020304}Century Schoolbook;}{\f404\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 020b0509020102020204}Letter Gothic MT;}{\f405\fswiss\fcharset238\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica CE;} +{\f406\fswiss\fcharset204\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica Cyr;}{\f407\fswiss\fcharset161\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica Greek;}{\f408\fswiss\fcharset162\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica Tur;} +{\f409\fswiss\fcharset177\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica (Hebrew);}{\f410\fswiss\fcharset178\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica (Arabic);}{\f411\fswiss\fcharset186\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica Baltic;} +{\f412\fswiss\fcharset163\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helvetica (Vietnamese);}{\f413\froman\fcharset238\fprq2 Times New Roman CE;}{\f414\froman\fcharset204\fprq2 Times New Roman Cyr;}{\f416\froman\fcharset161\fprq2 Times New Roman Greek;} +{\f417\froman\fcharset162\fprq2 Times New Roman Tur;}{\f418\froman\fcharset186\fprq2 Times New Roman Baltic;}{\f419\fswiss\fcharset238\fprq2 Arial CE;}{\f420\fswiss\fcharset204\fprq2 Arial Cyr;}{\f422\fswiss\fcharset161\fprq2 Arial Greek;} +{\f423\fswiss\fcharset162\fprq2 Arial Tur;}{\f424\fswiss\fcharset186\fprq2 Arial Baltic;}{\f425\fmodern\fcharset238\fprq1 Courier New CE;}{\f426\fmodern\fcharset204\fprq1 Courier New Cyr;}{\f428\fmodern\fcharset161\fprq1 Courier New Greek;} +{\f429\fmodern\fcharset162\fprq1 Courier New Tur;}{\f430\fmodern\fcharset186\fprq1 Courier New Baltic;}{\f503\fswiss\fcharset238\fprq2 Tahoma CE;}{\f504\fswiss\fcharset204\fprq2 Tahoma Cyr;}{\f506\fswiss\fcharset161\fprq2 Tahoma Greek;} +{\f507\fswiss\fcharset162\fprq2 Tahoma Tur;}{\f508\fswiss\fcharset186\fprq2 Tahoma Baltic;}{\f665\fmodern\fcharset238\fprq1 Lucida Console CE;}{\f666\fmodern\fcharset204\fprq1 Lucida Console Cyr;}{\f668\fmodern\fcharset161\fprq1 Lucida Console Greek;} +{\f669\fmodern\fcharset162\fprq1 Lucida Console Tur;}{\f677\fswiss\fcharset238\fprq2 Verdana CE;}{\f678\fswiss\fcharset204\fprq2 Verdana Cyr;}{\f680\fswiss\fcharset161\fprq2 Verdana Greek;}{\f681\fswiss\fcharset162\fprq2 Verdana Tur;} +{\f682\fswiss\fcharset186\fprq2 Verdana Baltic;}{\f683\fswiss\fcharset238\fprq2 Arial Black CE;}{\f684\fswiss\fcharset204\fprq2 Arial Black Cyr;}{\f686\fswiss\fcharset161\fprq2 Arial Black Greek;}{\f687\fswiss\fcharset162\fprq2 Arial Black Tur;} +{\f688\fswiss\fcharset186\fprq2 Arial Black Baltic;}{\f689\fscript\fcharset238\fprq2 Comic Sans MS CE;}{\f690\fscript\fcharset204\fprq2 Comic Sans MS Cyr;}{\f692\fscript\fcharset161\fprq2 Comic Sans MS Greek;} +{\f693\fscript\fcharset162\fprq2 Comic Sans MS Tur;}{\f694\fscript\fcharset186\fprq2 Comic Sans MS Baltic;}{\f695\fswiss\fcharset238\fprq2 Impact CE;}{\f696\fswiss\fcharset204\fprq2 Impact Cyr;}{\f698\fswiss\fcharset161\fprq2 Impact Greek;} +{\f699\fswiss\fcharset162\fprq2 Impact Tur;}{\f700\fswiss\fcharset186\fprq2 Impact Baltic;}{\f713\fswiss\fcharset238\fprq2 Trebuchet MS CE;}{\f717\fswiss\fcharset162\fprq2 Trebuchet MS Tur;}{\f1391\fswiss\fcharset238\fprq2 Arial Narrow CE;} +{\f1392\fswiss\fcharset204\fprq2 Arial Narrow Cyr;}{\f1394\fswiss\fcharset161\fprq2 Arial Narrow Greek;}{\f1395\fswiss\fcharset162\fprq2 Arial Narrow Tur;}{\f1396\fswiss\fcharset186\fprq2 Arial Narrow Baltic;}{\f1397\froman\fcharset238\fprq2 Garamond CE;} +{\f1398\froman\fcharset204\fprq2 Garamond Cyr;}{\f1400\froman\fcharset161\fprq2 Garamond Greek;}{\f1401\froman\fcharset162\fprq2 Garamond Tur;}{\f1402\froman\fcharset186\fprq2 Garamond Baltic;}{\f1403\froman\fcharset238\fprq2 Bookman Old Style CE;} +{\f1404\froman\fcharset204\fprq2 Bookman Old Style Cyr;}{\f1406\froman\fcharset161\fprq2 Bookman Old Style Greek;}{\f1407\froman\fcharset162\fprq2 Bookman Old Style Tur;}{\f1408\froman\fcharset186\fprq2 Bookman Old Style Baltic;} +{\f2801\fswiss\fcharset238\fprq2 Haettenschweiler CE;}{\f2802\fswiss\fcharset204\fprq2 Haettenschweiler Cyr;}{\f2804\fswiss\fcharset161\fprq2 Haettenschweiler Greek;}{\f2805\fswiss\fcharset162\fprq2 Haettenschweiler Tur;} +{\f2806\fswiss\fcharset186\fprq2 Haettenschweiler Baltic;}}{\colortbl;\red0\green0\blue0;\red0\green0\blue255;\red0\green255\blue255;\red0\green255\blue0;\red255\green0\blue255;\red255\green0\blue0;\red255\green255\blue0;\red255\green255\blue255; +\red0\green0\blue128;\red0\green128\blue128;\red0\green128\blue0;\red128\green0\blue128;\red128\green0\blue0;\red128\green128\blue0;\red128\green128\blue128;\red192\green192\blue192;}{\stylesheet{\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright +\f40\fs32\lang1036\cgrid \snext0 Normal;}{\s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 heading 1;}{\s2\qc\sb240\sa240\keepn\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel1\adjustright +\b\f40\fs34\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 heading 2;}{\s3\qj\sb120\sa120\keepn\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel2\adjustright \b\i\f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 heading 3;}{ +\s4\qc\fi567\sb40\sa40\keepn\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel3\adjustright \i\f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 heading 4;}{\*\cs10 \additive Default Paragraph Font;}{\*\cs15 \additive \f40\ul\cf9 \sbasedon10 Hyperlink;}{ +\s16\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \cbpat9 \f15\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext16 Document Map;}{\s17\li284\ri284\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\tqr\tldot\tx9062\adjustright \f40\fs32\cf9\lang1024\cgrid +\sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 1;}{\s18\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\tqc\tx4536\tqr\tx9072\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext18 header;}{\s19\qj\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\tqc\tx4536\tqr\tx9072\adjustright +\f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext19 footer;}{\*\cs20 \additive \sbasedon10 page number;}{\s21\qj\li567\ri284\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\tqr\tldot\tx9062\adjustright \f40\fs30\cf9\lang1024\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 2;}{ +\s22\qj\fi567\li482\sb60\sa60\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs28\cf9\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 3;}{\s23\qc\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f1\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext23 Body Text 2;}{ +\s24\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f1\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext24 Body Text Indent 2;}{\s25\qj\fi27\li540\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f5\fs20\cf1\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext25 Body Text Indent 3;}{ +\s26\qj\fi567\li780\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 4;}{\s27\qj\fi567\li1040\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 5;}{ +\s28\qj\fi567\li1300\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 6;}{\s29\qj\fi567\li1560\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 7;}{ +\s30\qj\fi567\li1820\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 8;}{\s31\qj\fi567\li2080\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext0 \sautoupd toc 9;}{ +\s32\sb100\sa100\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext32 Normal (Web);}{\s33\qc\sb240\sa240\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \b\f40\fs28\lang1036\cgrid \sbasedon0 \snext33 intertitres;}}{\*\listtable +{\list\listtemplateid-157284194{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01*;}{\levelnumbers;}\f40\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 +\fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;} +\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0 +\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid15810430}{\list\listtemplateid-1882928122{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01*;}{\levelnumbers +;}\f40\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;} +\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;} +\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid94713744}{\list\listtemplateid-1308217800{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fs20\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fs20\fbias0 +\fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers +;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23 +\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 +}{\listname ;}\listid611978996}{\list\listtemplateid1577870418{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fs20\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel +\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fs20\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 +}{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 +\fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid814377995}{\list\listtemplateid782927432{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fs20\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fs20\fbias0 +\fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers +;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23 +\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 +}{\listname ;}\listid862524293}{\list\listtemplateid1207218240{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fs20\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel +\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fs20\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 +}{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 +\fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid866721464}{\list\listtemplateid1187651106{\listlevel\levelnfc0\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'00.;}{\levelnumbers\'01;}\i\fbias0 \fi-930\li1497\jclisttab\tx1497 }{\listlevel\levelnfc4\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'01.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li1647 +\jclisttab\tx1647 }{\listlevel\levelnfc2\leveljc2\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'02.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-180\li2367\jclisttab\tx2367 }{\listlevel\levelnfc0\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0 +\levelindent0{\leveltext\'02\'03.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li3087\jclisttab\tx3087 }{\listlevel\levelnfc4\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'04.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li3807\jclisttab\tx3807 } +{\listlevel\levelnfc2\leveljc2\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'05.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-180\li4527\jclisttab\tx4527 }{\listlevel\levelnfc0\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext +\'02\'06.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li5247\jclisttab\tx5247 }{\listlevel\levelnfc4\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'07.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li5967\jclisttab\tx5967 }{\listlevel\levelnfc2\leveljc2 +\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'02\'08.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-180\li6687\jclisttab\tx6687 }{\listname ;}\listid921989808}{\list\listtemplateid84287848{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01*;}{\levelnumbers;}\f40\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440 +\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 +\fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;} +\f2\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid1111048255} +{\list\listtemplateid-1366508670{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fs20\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fs20\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;} +\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23 +\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 +}{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace0 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fs20\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid1625647620}{\list\listtemplateid803215084{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0 +{\leveltext\'01*;}{\levelnumbers;}\f40\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel +\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0 +{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 } +{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li5760 +\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid1755515734}{\list\listtemplateid1486752630 +{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01*;}{\levelnumbers;}\f40\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0 +{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 } +{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360 +\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li4320 +\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 +\fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid1884367958}{\list\listtemplateid-937364020{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01-;}{\levelnumbers;}\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 } +{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0 +{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880 +\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040 +\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid1912499938}{\list\listtemplateid-937364020{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0 +{\leveltext\'01\u-3844 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 } +{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360 +\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600 +\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 +\fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid2098599339} +{\list\listtemplateid1519283826{\listlevel\levelnfc0\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'00.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li1287\jclisttab\tx1287 }{\listlevel\levelnfc4\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'01.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li2007\jclisttab\tx2007 }{\listlevel\levelnfc2\leveljc2\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'02.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-180\li2727 +\jclisttab\tx2727 }{\listlevel\levelnfc0\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'03.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li3447\jclisttab\tx3447 }{\listlevel\levelnfc4\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360 +\levelindent0{\leveltext\'02\'04.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li4167\jclisttab\tx4167 }{\listlevel\levelnfc2\leveljc2\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'05.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-180\li4887\jclisttab\tx4887 } +{\listlevel\levelnfc0\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'06.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li5607\jclisttab\tx5607 }{\listlevel\levelnfc4\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext +\'02\'07.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-360\li6327\jclisttab\tx6327 }{\listlevel\levelnfc2\leveljc2\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'02\'08.;}{\levelnumbers\'01;}\fi-180\li7047\jclisttab\tx7047 }{\listname ;}\listid2143040729} +{\list\listtemplateid-937364020{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01*;}{\levelnumbers;}\f40\fbias0 \fi-360\li720\jclisttab\tx720 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1 +\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li1440\jclisttab\tx1440 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 +\fi-360\li2160\jclisttab\tx2160 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li2880\jclisttab\tx2880 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0 +\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li3600\jclisttab\tx3600 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;} +\f14\fbias0 \fi-360\li4320\jclisttab\tx4320 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01\u-3913 ?;}{\levelnumbers;}\f3\fbias0 \fi-360\li5040\jclisttab\tx5040 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0 +\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext\'01o;}{\levelnumbers;}\f2\fbias0 \fi-360\li5760\jclisttab\tx5760 }{\listlevel\levelnfc23\leveljc0\levelfollow0\levelstartat1\levelspace360\levelindent0{\leveltext +\'01\u-3929 ?;}{\levelnumbers;}\f14\fbias0 \fi-360\li6480\jclisttab\tx6480 }{\listname ;}\listid2144733067}}{\*\listoverridetable{\listoverride\listid814377995\listoverridecount0\ls1}{\listoverride\listid862524293\listoverridecount0\ls2} +{\listoverride\listid866721464\listoverridecount0\ls3}{\listoverride\listid1625647620\listoverridecount0\ls4}{\listoverride\listid2098599339\listoverridecount0\ls5}{\listoverride\listid1912499938\listoverridecount0\ls6}{\listoverride\listid2144733067 +\listoverridecount0\ls7}{\listoverride\listid94713744\listoverridecount0\ls8}{\listoverride\listid1111048255\listoverridecount0\ls9}{\listoverride\listid1884367958\listoverridecount0\ls10}{\listoverride\listid15810430\listoverridecount0\ls11} +{\listoverride\listid1755515734\listoverridecount0\ls12}{\listoverride\listid611978996\listoverridecount0\ls13}{\listoverride\listid2143040729\listoverridecount0\ls14}{\listoverride\listid921989808\listoverridecount0\ls15}}{\*\revtbl {Unknown;}}{\info +{\title JIM HARRISON, BOXEUR}{\author Arthur Conan Doyle}{\doccomm Publication en 1910}{\operator Dachshund}{\creatim\yr2004\mo12\dy4\hr2\min3}{\revtim\yr2005\mo2\dy17\hr18\min2}{\version4}{\edmins3}{\nofpages399}{\nofwords84548}{\nofchars481924} +{\*\company Ebooks libres et gratuits}{\nofcharsws591836}{\vern71}}\paperw11906\paperh16838\margl1304\margr1304\margt1361\margb1361 +\deftab708\widowctrl\ftnbj\aenddoc\hyphhotz425\noxlattoyen\expshrtn\noultrlspc\dntblnsbdb\nospaceforul\hyphcaps0\formshade\viewkind1\viewscale100\pgbrdrhead\pgbrdrfoot \fet0{\*\ftnsep \pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright +\f40\fs32\lang1036\cgrid {\chftnsep +\par }}{\*\ftnsepc \pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\chftnsepc +\par }}{\*\aftnsep \pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\chftnsep +\par }}{\*\aftnsepc \pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\chftnsepc +\par }}\sectd \psz9\linex0\footery624\colsx708\endnhere\titlepg\sectlinegrid360\sectdefaultcl {\footer \pard\plain \s19\qc\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\tqc\tx4536\tqr\tx9072\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\fs30 \endash }{\field{\*\fldinst { +\cs20\fs30 PAGE }}{\fldrslt {\cs20\fs30\lang1024 391}}}{\cs20\fs30 \endash }{\fs30 +\par }}{\*\pnseclvl1\pnucrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta .}}{\*\pnseclvl2\pnucltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta .}}{\*\pnseclvl3\pndec\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta .}}{\*\pnseclvl4\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta )}} +{\*\pnseclvl5\pndec\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl6\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl7\pnlcrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl8 +\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl9\pnlcrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\f2\fs20\lang1033\cgrid0 +The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle +\par +\par This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +\par almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +\par re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +\par with this eBook or online at www.gutenberg.org +\par +\par +\par Title: Jim Harrison, boxeur +\par +\par Author: Arthur Conan Doyle +\par +\par Release Date: }{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 February 17}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 , 200}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 5}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 [EBook #13734] +\par +\par Language: French +\par +\par Character set encoding: ISO-8859-1 +\par +\par *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** +\par +\par +\par +\par +\par Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +\par Biblioth\'e8que Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +\par also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +\par }\pard \qc\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\f2\fs20\lang1033\cgrid0 Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.}{\fs44 +\par \page Arthur Conan Doyle +\par }{ +\par +\par +\par }{\b\fs52 JIM HARRISON, BOXEUR +\par }{ +\par +\par +\par Publication en 1910 +\par +\par +\par +\par }\pard \qc\li2552\ri2552\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\brdrt\brdrs\brdrw20\brsp20 \brdrb\brdrs\brdrw20\brsp20 \outlinelevel0\adjustright {Table des mati\'e8res +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par }\pard\plain \s17\li284\ri284\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\tqr\tldot\tx9062\adjustright \f40\fs32\cf9\lang1024\cgrid {\field\fldedit{\*\fldinst { TOC \\o "1-3" \\n \\h \\z }}{\fldrslt {\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\ +l "_Toc89889113"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100330000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\i\ul Pr\'e9face}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889114"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100340000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul I +\endash FRIAR'S OAK}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889115"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100350000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul II +\endash LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889116"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100360000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul III +\endash L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889117"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100370000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul IV +\endash LA PAIX D\rquote AMIENS}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889118"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100380000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul V +\endash LE BEAU TREGELLIS}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889119"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003100390000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul VI +\endash SUR LE SEUIL}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889120"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200300000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul VII +\endash L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889121"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200310000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul VIII +\endash LA ROUTE DE BRIGHTON}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889122"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200320000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul IX +\endash CHEZ WATTIER}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889123"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200330000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul X +\endash LES HOMMES DU RING}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889124"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200340000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XI +\endash LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889125"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200350000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XII +\endash LE CAF\'c9 FLADONG}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889126"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200360000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XIII +\endash LORD NELSON}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889127"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200370000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XIV +\endash SUR LA ROUTE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889128"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200380000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XV +\endash JEU D\'c9LOYAL}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889129"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003200390000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XVI +\endash LES DUNES DE CRAWLEY}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889130"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003300300000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XVII +\endash AUTOUR DU RING}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889131"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003300310000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XVIII +\endash LA DERNI\'c8RE BATAILLE DU FORGERON}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889132"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003300320000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XIX +\endash \'c0 LA FALAISE ROYALE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889133"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003300330000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XX +\endash LORD AVON}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889134"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003300340000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XXI +\endash LE R\'c9CIT DU VALET}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889135"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390031003300350000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XXII +\endash D\'c9NOUEMENT}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }\pard\plain \qc\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid }}\pard\plain \qc\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {\i {\*\bkmkstart _Toc89889113}Pr\'e9face{\*\bkmkend _Toc89889113} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\i +\par Dans un roman ant\'e9rieur qui a \'e9t\'e9 fort bien accueilli par le public fran\'e7ais, }{La grande Ombre}{\i , Conan Doyle avait abord\'e9 l'\'e9poque de la lutte acharn\'e9e entre l'Angleterre et Napol\'e9on. Il avait accompagn\'e9 + jusque sur le champ de bataille de Waterloo un jeune villageois arrach\'e9 au calme des falaises natales par le d\'e9sir de prot\'e9ger le sol national contre le cauchemar de l'invasion fran\'e7aise, qui hantait alors les imaginations britanniques. + +\par +\par Cette fois, dans une \'9cuvre nouvelle, la peinture est plus large. +\par +\par C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une vie intense dans les pages de }{Jim Harrison boxeur}{\i , avec son prince de Galles aux in\'e9puisables dettes, ses dandys \'e9l\'e9gants et bizarres, ses marins audacieux et tenaces group +\'e9s avec art autour de Nelson et de la trop c\'e9l\'e8bre Lady Hamilton, ses champions de boxe dont les exploits entretiennent au del\'e0 de la Manche le go\'fbt des exercices violents, entra\'eenement indispensable \'e0 un peuple qui voulait tenir t +\'eate aux grognards de Napol\'e9on, aux marins de nos escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses \'e9mules. +\par +\par Le tableau est complet et trac\'e9 par une plume comp\'e9tente, Conan Doyle s'appliquant \'e0 d\'e9crire ce qu'il conna\'eet bien et \'e9vitant d\'e8s lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans historiques, }{Les R\'e9fugi\'e9s}{\i + par exemple. +\par +\par Les \'e9ditions anglaises portent le titre de }{Rodney Stone}{\i . C'est, en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est cens\'e9 tenir la plume et \'e9 +voquer le souvenir des jours de sa jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, s'il est le fil qui relie les feuillets du r\'e9cit, n'en est jamais le h\'e9ros. \'c2me simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui conquiert l'int\'e9r +\'eat. +\par +\par Le vrai h\'e9ros du roman, c'est Jim Harrison, \'e9lev\'e9 par le champion Harrison qui s'est retir\'e9 du Ring apr\'e8s un terrible combat o\'f9 il faillit tuer son adversaire, et \'e9tabli forgeron \'e0 Friar's Oak. +\par +\par N'est-ce pas lui qui entra\'eene Stone \'e0 la Falaise Royale, dans le ch\'e2teau abandonn\'e9, \'e0 la suite de la disparition \'e9trange de lord Avon accus\'e9 du meurtre de son fr\'e8re\~? +\par +\par N'est-ce pas lui qui devient le prot\'e9g\'e9, et plut\'f4t le protecteur, de miss Hinton, la Polly du th\'e9\'e2tre de Haymarket, la vieillissante actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation dans le gin et le whisky\~? +\par +\par N'est-ce pas lui que nous voyons, au d\'e9nouement du roman, fils avou\'e9 et l\'e9gitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur moyen de com\'e9die\~? +\par +\par N'est-ce pas \'e0 lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de ses rivalit\'e9s, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues\~? +\par +\par Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette \'e9dition fran\'e7aise, pr\'e9par\'e9e par nous de longue main, le titre de }{Jim Harrison boxeur}{\i . +\par +\par La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par excellence, cher \'e0 Byron et au prince de Galles, chef de file des dandys, ait attendu jusqu'\'e0 nos jours un peintre. + +\par +\par Et voil\'e0 cependant la premi\'e8re fois qu'un de ces romanciers, qui ont l'oreille des foules, entreprend le r\'e9cit de la vie et de l'entra\'eenement d'un grand boxeur d'autrefois. +\par +\par Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur portraitiste, il faudrait presque dire leur po\'e8te. +\par +\par Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a puissamment contribu\'e9 \'e0 d\'e9velopper dans la race britannique ce m\'e9pris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre forte. +\par +\par De la instinctivement la tendance de l'opinion \'e0 s'enthousiasmer, \'e0 se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'\'e9nergie et en quelque sorte contrepoids \'e0 ce qu'il y avait d'affadissant et d'\'e9nervant dans le luxe des petits-ma\'ee +tres, des Corinthiens et des dandys tout occup\'e9s de toilettes et de futilit\'e9s, en une heure aussi grave pour la vie nationale anglaise +\par +\par Qu'\'e0 c\'f4t\'e9 de l'entretien de cet id\'e9al de bravoure et d'endurance, il y e\'fbt comme revers de la m\'e9daille la brutalit\'e9 des m\'9curs, la d\'e9moralisation qu'am\'e8 +ne l'intervention de l'argent dans ce qui est humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas \'e9t\'e9 bonnes. +\par +\par Si nos p\'e8res n'ont pas compris le syst\'e8me anglais, s'ils n'ont voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier B\'e9ranger, les hommes de notre g\'e9n\'e9ration ont vu plus \'e9quitablement. Ils ont donn\'e9 \'e0 la boxe son droit de cit +\'e9 en France et r\'e9par\'e9 l'injustice de leurs pr\'e9d\'e9cesseurs. +\par +\par Voila pourquoi, en \'e9crivant }{Jim Harrison boxeur}{\i , Conan Doyle a bien m\'e9rit\'e9 aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui se sont de nos jours passionn\'e9 +s pour la boxe. Jim Harrison boxeur est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre ceux qui sont d\'e9j\'e0 les fid\'e8les r\'e9solus du romancier anglais, toujours assur\'e9s de trouver dans son \'9cuvre un int\'e9r\'ea +t palpitant et des \'e9motions saines. +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\i +\par ALBERT SAVINE. +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889114}I \endash FRIAR'S OAK{\*\bkmkend _Toc89889114} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Aujourd'hui, 1er janvier de l\rquote ann\'e9e 1851, le dix-neuvi\'e8me si\'e8cle est arriv\'e9 \'e0 sa moiti\'e9, et parmi nous qui avons \'e9t\'e9 jeunes avec lui, un bon nombre ont d\'e9j\'e0 re\'e7u des avertissements qui no +us apprennent qu'il nous a us\'e9s. +\par +\par Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos t\'eates grisonnantes et nous parlons de la grande \'e9poque que nous avons connue, mais quand c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous \'e9prouvons de grandes difficult\'e9s \'e0 n +ous faire comprendre. +\par +\par Nous et nos p\'e8res qui nous ont pr\'e9c\'e9d\'e9s, nous avons pass\'e9 notre vie dans des conditions fort semblables\~; mais eux, avec leurs chemins de fer, leurs bateaux \'e0 vapeur, ils appartiennent \'e0 un si\'e8cle diff\'e9rent. +\par +\par Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la Libert\'e9 + s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa son sang, comment le noble Pitt eut le c\'9cur bris\'e9 dans ses efforts pour l'emp\'eacher de s'envoler de chez nous pour se r\'e9fugier de l'autre c\'f4t\'e9 de l'Atlantique. +\par +\par Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel trait\'e9, de telle bataille, mais je ne sais o\'f9 ils trouveront des d\'e9tails sur nous-m\'eames, o\'f9 ils apprendront quelle sorte de gens nous \'e9tions, quel genre de vie \'e9tait le n\'f4 +tre et sous quel aspect le monde apparaissait \'e0 nos yeux, quand nos yeux \'e9taient jeunes, comme le sont aujourd'hui les leurs. +\par +\par Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas pourtant que je me propose d\rquote \'e9crire une histoire. +\par Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint \'e0 peine les d\'e9buts de l'\'e2ge adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence d'autrui, je n'ai gu\'e8re le droit de parler de la mienne. +\par +\par C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et bien des ann\'e9es devaient se passer avant le jour o\'f9 je regardai dans les yeux celle qui fut la m\'e8re de mes enfants. +\par +\par Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant que nous allons chercher une \'e9chelle, et ces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dans les n\'f4 +tres, nous sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras. +\par +\par Mais je parlerai uniquement d'un temps o\'f9 l'amour d'une m\'e8re \'e9tait le seul amour que je connusse. +\par +\par Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'\'eates pas de ceux pour qui j'\'e9cris. +\par +\par Mais s'il vous pla\'eet de p\'e9n\'e9trer avec moi dans ce monde oubli\'e9, s'il vous pla\'eet de faire connaissance avec le petit Jim, avec le champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon p\'e8re, qui fut un des fid\'e8les de Nelson, si vous tenez +\'e0 entrevoir ce c\'e9l\'e8bre homme de mer lui-m\'eame, et Georges qui devint par la suite l\rquote indigne roi d'Angleterre, si par-dessus tout vous d\'e9sirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-ma\'ee +tres, et les grands champions, dont les noms sont encore familiers \'e0 vos oreilles, alors donnez la main, et\'85 en route. +\par +\par Mais je dois vous pr\'e9venir\~: si vous vous attendez \'e0 trouver sous la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous exposez \'e0 une d\'e9sillusion. +\par +\par Lorsque je jette les yeux sur les \'e9tag\'e8res qui supportent mes livres, je reconnais que ceux-l\'e0 seuls se sont hasard\'e9s \'e0 \'e9crire leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. +\par +\par Pour moi, je me tiendrais pour tr\'e8s satisfait si l'on pouvait juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la moyenne. +\par +\par Des hommes d'action auraient peut-\'eatre eu quelque estime pour mon intelligence et des hommes de t\'eate quelque estime de mon \'e9nergie. Voil\'e0 ce que je peux d\'e9sirer de mieux sur mon compte. +\par +\par En dehors d'une aptitude inn\'e9e pour la musique, et telle que j'arrive le plus ais\'e9ment, le plus naturellement, \'e0 me rendre ma\'eetre du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune sup\'e9riorit\'e9 dont j'aie lieu de me faire honneur aupr\'e8 +s de mes camarades. +\par +\par En toutes choses, j'ai \'e9t\'e9 un homme qui s'arr\'eate \'e0 mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et avant que la nature e\'fbt poudr\'e9 ma chevelure \'e0 sa fa\'e7on, la nuance \'e9tait interm\'e9 +diaire entre le blanc de lin et le brun. +\par +\par Il est peut-\'eatre une pr\'e9tention que je peux hasarder\~; c'est que mon admiration pour un homme sup\'e9rieur \'e0 moi n'a jamais \'e9t\'e9 m\'eal\'e9e de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et l'ai comprise telle qu'elle \'e9 +tait. +\par +\par C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je me mets \'e0 \'e9crire mes souvenirs. +\par +\par Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que possible ma personnalit\'e9 en dehors du tableau. +\par +\par Si vous arrivez \'e0 me regarder comme un fil mince et incolore, qui servirait \'e0 r\'e9unir mes petites perles, vous m'accueillerez dans les conditions m\'eames o\'f9 je d\'e9sire \'eatre accueilli. +\par +\par Notre famille, les Stone, \'e9tait depuis bien des g\'e9n\'e9rations vou\'e9e \'e0 la marine et il \'e9tait de tradition, chez nous, que l'a\'een\'e9 port\'e2t le nom du commandant favori de son p\'e8re. +\par +\par C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre g\'e9n\'e9alogie jusqu'\'e0 l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau \'e0 haut gaillard, \'e0 l'avant en \'e9peron, lors de la guerre contre les Hollandais. +\par +\par Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons \'e0 mon p\'e8re Anson Stone qui \'e0 son tour me baptisa Rodney Stone en l'\'e9glise paroissiale de Saint-Thomas, \'e0 Portsmouth, en l'an de gr\'e2ce 1786. +\par +\par Tout en \'e9crivant, je regarde par la fen\'eatre de mon jardin, j'aper\'e7ois mon grand gar\'e7on de fils, et si je venais \'e0 appeler \'ab\~Nelson\~!\~\'bb, vous verriez que je suis rest\'e9 fid\'e8le aux traditions de famille. +\par +\par Ma bonne m\'e8re, la meilleure qui fut jamais, \'e9tait la seconde fille du R\'e9v\'e9rend John Tregellis, cur\'e9 de Milton, petite paroisse sur les confins de la plaine mar\'e9cageuse de Langstone. +\par +\par Elle appartenait \'e0 une famille pauvre, mais qui jouissait d'une certaine consid\'e9ration, car elle avait pour fr\'e8re a\'een\'e9 le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant h\'e9rit\'e9 + d'un opulent marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de Galles. +\par +\par J'aurai \'e0 parler plus longuement de lui par la suite, mais vous vous souviendrez d\'e8s maintenant qu'il \'e9tait mon oncle et le fr\'e8re de ma m\'e8re. +\par Je puis me la repr\'e9senter pendant tout le cours de sa belle existence, car elle \'e9tait toute jeune quand elle se maria. +\par +\par Elle n'\'e9tait gu\'e8re plus \'e2g\'e9e quand je la revois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa douce voix. +\par +\par Elle m'appara\'eet comme une charmante femme aux doux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se redressant quand m\'eame bravement. +\par +\par Dans mes souvenirs de ce temps-l\'e0, je la vois constamment v\'eatue de je ne sais quelle \'e9toffe de pourpre \'e0 reflets changeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir ses doigts agiles pendant qu'elle tricote. + +\par +\par Je la revois encore dans les ann\'e9es du milieu de sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les menant \'e0 bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde d'un lieutenant, et r\'e9ussissant \'e0 + faire marcher le m\'e9nage du cottage du Friar's Oak et \'e0 tenir bonne figure dans le monde. +\par +\par Et maintenant, je n'ai qu'\'e0 m'avancer dans le salon, pour la revoir encore, apr\'e8s quatre-vingts ans d'une existence de sainte, en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet coquettement enrubann\'e9 +, ses lunettes a monture d'or, son \'e9pais ch\'e2le de laine bord\'e9 de bleu. +\par +\par Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez peut-\'ea +tre de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez plus d'un mariage, mais votre m\'e8re est la premi\'e8re et la derni\'e8re amie. Ch\'e9rissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour viendra o\'f9 tout acte irraisonn\'e9, o\'f9 + toute parole jet\'e9e avec insouciance, reviendra en arri\'e8re se planter comme un aiguillon dans votre c\'9cur. +\par Telle \'e9tait donc ma m\'e8re, et quant \'e0 mon p\'e8re, la meilleure occasion pour faire son portrait, c'est l'\'e9poque o\'f9 il nous revint de la M\'e9diterran\'e9e. +\par +\par Pendant toute mon enfance, il n'avait \'e9t\'e9 pour moi qu'un nom et une figure dans une miniature que ma m\'e8re portait suspendue \'e0 son cou. +\par +\par Dans les d\'e9buts, on me dit qu'il combattait contre les Fran\'e7ais. +\par +\par Quelques ann\'e9es plus tard, il fut moins souvent question de Fran\'e7ais et on parla plus souvent du g\'e9n\'e9ral Bonaparte. +\par +\par Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai \'e0 la boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. +\par +\par C'\'e9tait donc l\'e0 l'ennemi par excellence, celui que mon p\'e8re avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans tr\'eave. +\par +\par Pour mon imagination d'enfant, c'\'e9tait une affaire d'honneur d'homme \'e0 homme, et je me repr\'e9sentais toujours mon p\'e8re et cet homme ras\'e9 de pr\'e8s, aux l\'e8vres minces, aux prises, chancelant, roulant dans un corps \'e0 + corps furieux qui durait des ann\'e9es. +\par +\par Ce fut seulement apr\'e8s mon entr\'e9e \'e0 l'\'e9cole de grammaire que je compris combien il y avait de petits gar\'e7ons dont les p\'e8res \'e9taient dans le m\'eame cas. +\par +\par Une fois seulement, au cours de ces longues ann\'e9es, mon p\'e8re revint \'e0 la maison. +\par +\par Par l\'e0, vous voyez ce que c'\'e9tait d'\'eatre la femme d'un marin en ce temps-l\'e0. +\par +\par C'\'e9tait aussit\'f4t apr\'e8s que nous e\'fbmes quitt\'e9 Portsmouth pour nous \'e9tablir \'e0 Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider \'e0 gagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent. +\par +\par Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par ses r\'e9cits de batailles et je me souviens, comme si c'\'e9tait d'hier, de l'\'e9pouvante que j'\'e9 +prouvai en voyant une tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant. +\par +\par \'c0 cette \'e9poque je restai convaincu que ce sang avait jailli du corps d'un Fran\'e7ais ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma t\'eate. +\par +\par Ma m\'e8re pleura am\'e8rement apr\'e8s son d\'e9part. +\par +\par Quant \'e0 moi, je ne fus pas f\'e2ch\'e9 de voir son dos bleu et ses culottes blanches s'\'e9loigner par l'all\'e9e du jardin, car je sentais, en mon insouciance et mon \'e9go\'efsme d'enfant, que nous \'e9tions plus pr\'e8s l'un de l'autre, quand nous +\'e9tions ensemble, elle et moi. +\par +\par J'\'e9tais dans ma onzi\'e8me ann\'e9e quand nous quitt\'e2mes Portsmouth, pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, qui nous fut recommand\'e9 par mon oncle, Sir Charles Tregellis. +\par +\par Un de ses amis intimes, Lord Avon, poss\'e9dait sa r\'e9sidence pr\'e8s de l\'e0. +\par +\par Le motif de notre d\'e9m\'e9nagement, c'\'e9tait qu'on vivait \'e0 meilleur march\'e9 \'e0 la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma m\'e8re de garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait \'e0 + distance du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser \'e0 recevoir +\par +\par C'\'e9tait une \'e9poque d'\'e9preuves pour tout le monde, except\'e9 pour les fermiers. Ils faisaient de tels b\'e9n\'e9fices qu'ils pouvaient, \'e0 ce que j'ai entendu dire, laisser la moiti\'e9 de leurs terres en jach\'e8 +re, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur rapportait le reste. +\par +\par Le bl\'e9 se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de quatre livres un shilling neuf pences. +\par +\par Nous aurions eu grand peine \'e0 vivre, m\'eame dans le paisible cottage de Friar's Oak sans la part de prises revenant \'e0 l'escadre de blocus sur laquelle servait mon p\'e8re. +\par +\par La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest n'avait gu\'e8re que de l'honneur \'e0 gagner. Mais les fr\'e9gates qui les accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires caboteurs, et, comme conform\'e9ment aux r\'e8 +gles de service elles \'e9taient consid\'e9r\'e9es comme d\'e9pendant de la flotte, le produit de leurs prises \'e9tait r\'e9parti au marc le franc. +\par +\par Mon p\'e8re fut ainsi a m\'eame d'envoyer \'e0 la maison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon s\'e9jour \'e0 l'\'e9cole que dirigeait Mr Joshua Allen. +\par +\par J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait. +\par +\par Ce fut \'e0 l'\'e9cole d'Allen que je fis la connaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appel\'e9. Il \'e9tait le neveu du champion Harrison, de la forge du village. +\par +\par Je me le rappelle encore, tel qu'il \'e9tait en ce temps-l\'e0, avec ses grands membres d\'e9gingand\'e9s, aux mouvements maladroits comme ceux d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la t\'eate \'e0 toutes les femmes qui passaient. + +\par +\par C'est de ce temps-l\'e0 que date une amiti\'e9 qui a dur\'e9 toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue d'un livre, et de son c\'f4t\'e9, il m'enseigna la boxe et la lutte, il m'apprit \'e0 + chatouiller la truite dans l'Adur, \'e0 prendre des lapins au pi\'e8ge sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi leste qu'il avait le cerveau lent. +\par +\par Mais il \'e9tait mon a\'een\'e9 de deux ans, de sorte que longtemps avant que j'aie quitt\'e9 l'\'e9cole, il \'e9tait all\'e9 aider son oncle \'e0 la forge. +\par +\par Friar's Oak est situ\'e9 dans un pli des Dunes et la quaranti\'e8me borne milliaire entre Londres et Brighton est pos\'e9e sur la limite m\'eame du village. +\par +\par Ce n'est qu'un hameau, \'e0 l'\'e9glise v\'eatue de lierre, avec un beau presbyt\'e8re et une rang\'e9e de cottages en briques rouges, dont chacun est isol\'e9 par son jardinet. +\par +\par \'c0 une extr\'e9mit\'e9 du village se trouvait la forge du champion Harrison, \'e0 l'autre l'\'e9cole de Mr Allen. +\par +\par Le cottage jaune, un peu \'e0 l'\'e9cart de la route, avec son \'e9tage sup\'e9rieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie fix\'e9s dans le pl\'e2tre, c'est celui que nous habitions. +\par +\par Je ne sais s'il est encore debout. +\par +\par Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit propre \'e0 subir des changements. +\par +\par Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, \'e9tait situ\'e9e l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John Cummings. +\par +\par Ce personnage jouissait d'une tr\'e8s bonne r\'e9putation locale, mais quand il \'e9tait en voyage, il \'e9tait sujet \'e0 d'\'e9tranges d\'e9rangements, ainsi qu'on le verra plus tard. +\par +\par Bien qu\rquote il y eut un courant continu de commerce sur la route, les coches venant de Brighton en \'e9taient encore trop pr\'e8s pour faire halte et ceux de Londres trop press\'e9s d'arriver \'e0 + destination, de sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante bris\'e9e, d'une roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif des gens du village. +\par +\par C'\'e9tait juste l'\'e9poque o\'f9 le prince de Galles venait de construire \'e0 Brighton son bizarre palais pr\'e8s de la mer. +\par +\par En cons\'e9quence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'\'e9coulait pas un jour que nous ne vissions d\'e9filer \'e0 grand bruit, devant nos portes, une ou deux centaines de pha\'e9tons. +\par +\par Le petit Jim et moi, nous avons pass\'e9 maintes soir\'e9es d'\'e9t\'e9 allong\'e9s dans l'herbe \'e0 contempler tout ce grand monde, \'e0 saluer de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu d'un nuage de poussi\'e8 +re et les postillons pench\'e9s en avant, les trompettes retentissantes, les cochers coiff\'e9s de chapeaux bas \'e0 bords tr\'e8s relev\'e9s, avec la figure aussi cramoisie que leurs habits. +\par +\par Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait \'e0 haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient ses gros membres mal articul\'e9s, ses \'e9paules disloqu\'e9es, ils l'auraient peut-\'eatre regard\'e9 de plus pr\'e8 +s et lui auraient accord\'e9 leurs encouragements. +\par +\par Le petit Jim n'avait connu ni son p\'e8re ni sa m\'e8re, et toute sa vie s'\'e9tait \'e9coul\'e9e chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, c'\'e9tait le forgeron de Friar's Oak. +\par +\par Il avait re\'e7u ce surnom, le jour o\'f9 il avait combattu avec Tom Johnson, qui \'e9tait alors en possession de la ceinture d'Angleterre, et il l'aurait s\'fbrement battu sans l'apparition des magistrats du comt\'e9 + de Bedford qui interrompirent la bataille. +\par +\par Pendant des ann\'e9es, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur \'e0 combattre et pour son adresse \'e0 porter un coup d\'e9cisif, bien qu'il ait toujours \'e9t\'e9, \'e0 ce que l\rquote on dit, lent sur ses jambes. +\par +\par \'c0 la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le combat par un coup lanc\'e9 \'e0 toute vol\'e9e, qui non seulement rejeta son adversaire par-dessus la corde d'arri\'e8 +re, mais qui encore le mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort. +\par +\par Harrison fut, pendant tout ce temps-l\'e0, dans un \'e9tat voisin de la folie. Il s'attendait d'heure en heure \'e0 se voir prendre au collet par un agent de Bow Street et condamner \'e0 mort. +\par +\par Cette m\'e9saventure, ajout\'e9e aux pri\'e8res de sa femme, le d\'e9cida \'e0 renoncer pour toujours au champ clos et \'e0 r\'e9server sa grande force musculaire pour le m\'e9tier o\'f9 elle paraissait devoir trouver un emploi avantageux. +\par +\par Gr\'e2ce au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait avoir de l'ouvrage en abondance \'e0 Friar's Oak. +\par +\par Il ne tarda pas longtemps \'e0 devenir le plus riche des gens du village\~; et quand il se rendait, le dimanche, \'e0 l'\'e9glise avec sa femme et son neveu, c'\'e9tait une famille d'apparence aussi respectable qu'on pouvait le d\'e9sirer. +\par Il n'\'e9tait point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son rayon d'action, il aurait \'e9t\'e9 en \'e9tat de tenir t\'eate \'e0 Jackson ou \'e0 Belcher, dans leurs meilleurs jours. + +\par +\par Sa poitrine \'e9tait un tonneau. +\par +\par Ses avant-bras \'e9taient les plus puissants que j'aie jamais vus, avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux. +\par +\par N\'e9anmoins, avec toute cette vigueur, c'\'e9tait un homme lent, rang\'e9, doux, en sorte que personne n'\'e9tait plus aim\'e9 que lui, dans cette r\'e9gion campagnarde. +\par +\par Sa figure aux gros traits, bien ras\'e9e, pouvait prendre une expression fort dure, ainsi que je l'ai vu \'e0 l'occasion, mais pour moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours un sourire sur les l\'e8 +vres, et la bienvenue dans les yeux. Dans tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne s\'fbt que s'il avait des muscles d'acier, son c\'9cur \'e9tait des plus tendres. +\par +\par Son sujet favori de conversation, c'\'e9tait ses rencontres d'autrefois, mais il se taisait, d\'e8s qu'il voyait venir sa petite femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci \'e9tait de lui voir jeter l\'e0 le +marteau et la lime pour retourner au champ clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'\'e9tait nullement atteinte \'e0 cette \'e9poque de la d\'e9consid\'e9ration qui la frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue d\'e9 +favorable, parce que cet \'e9tat avait fini par devenir le monopole des coquins et parce qu'il encourageait les m\'e9faits commis sur l'ar\'e8ne. +\par +\par Le boxeur honn\'eate et brave a vu lui aussi se former autour de lui un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et nobles courses de chevaux. +\par C'est pour cela que l'Ar\'e8ne se meurt en Angleterre et nous pouvons supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se trouvera personne pour leur succ\'e9der. Mais il en \'e9tait autrement \'e0 l'\'e9poque dont je parle. +\par +\par L'opinion publique \'e9tait des plus favorables aux lutteurs et il y avait de bonnes raisons pour qu'il en f\'fbt ainsi. +\par +\par On \'e9tait en guerre. L'Angleterre avait une arm\'e9e et une flotte compos\'e9es uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour ob\'e9ir \'e0 leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un pays o\'f9 + une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un soldat. +\par +\par Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succomb\'e9. +\par +\par On pensait donc et on pense encore que, les choses \'e9tant ainsi, une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille hommes pour t\'e9moins et que trois millions d'hommes pouvaient disputer, devait contribuer \'e0 entretenir un id\'e9 +al de bravoure et d'endurance. +\par +\par Sans doute, c'\'e9tait un exercice brutal, et la brutalit\'e9 m\'eame en \'e9tait la fin derni\'e8re, mais c'\'e9tait moins brutal que la guerre qui doit pourtant lui survivre. +\par +\par Est-il logique d'inculquer \'e0 un peuple des m\'9curs pacifiques, en un si\'e8cle o\'f9 son existence m\'eame peut d\'e9pendre de son temp\'e9rament guerrier\~? +\par +\par C'est une question que j'abandonne \'e0 des t\'eates plus sages que la mienne. +\par +\par Mais, c'\'e9tait ainsi que nous pensions au temps de nos grands-p\'e8res et c'est pourquoi on voyait des hommes d'\'c9tat comme Wyndham, comme Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Ar\'e8ne. +\par +\par Ce simple fait, que des personnages consid\'e9rables se d\'e9claraient pour elle, suffisait \'e0 lui seul pour \'e9carter la canaillerie qui s'y glissa par la suite. +\par +\par Pendant plus de vingt ans, \'e0 l'\'e9poque de Jackson, de Brain, de Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les ma\'eetres de l'Ar\'e8ne furent des hommes dont la probit\'e9 \'e9tait au-dessus de tout soup\'e7on et ces vingt-l\'e0 \'e9 +taient justement, comme je l'ai dit, \'e0 l'\'e9poque o\'f9 l'Ar\'e8ne pouvait servir un int\'e9r\'eat national. +\par +\par Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et l'amiti\'e9 des gens les plus distingu\'e9s de son temps et comment Gully conquit un si\'e8ge dans le premier Parlement r\'e9form +\'e9. +\par +\par C'\'e9taient ces hommes-l\'e0 qui d\'e9terminaient l'id\'e9al. Leur profession se recommandait d'elle-m\'eame par les conditions qu'elle exigeait, le succ\'e8s y \'e9tant interdit \'e0 quiconque \'e9tait ivrogne ou menait une vie de d\'e9bauche. +\par +\par Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je r\'e9p\'e8te qu'en majorit\'e9, ils \'e9taient d'honn\'eates gens, portant la bravoure et l'endurance \'e0 un degr\'e9 + incroyable et faisant honneur au pays qui les avait enfant\'e9s. +\par +\par Ainsi que vous le verrez, la destin\'e9e me permit de les fr\'e9quenter quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause. +\par +\par Je puis vous assurer que nous \'e9tions fiers de poss\'e9der dans notre village un homme tel que le champion Harrison, et quand des voyageurs faisaient un s\'e9jour \'e0 l'auberge, ils ne manquaient pas d'aller faire un tour \'e0 + la forge, rien que pour jouir de sa vue. +\par +\par Il valait bien la peine d'\'eatre regard\'e9, surtout par un soir de mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros muscles et sur la fi\'e8re figure de faucon qu'avait le petit Jim, pendant qu'ils travaillaient, \'e0 + tour de bras, un coutre de charrue tout rutilant et se dessinaient \'e0 chaque coup dans un cadre d'\'e9tincelles. +\par +\par }\pard \qj\fi708\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres lanc\'e9 \'e0 toute vol\'e9e, pendant que Jim en frappait deux de son marteau \'e0 main. +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par La sonorit\'e9 du clunk\~! clink-clink\~! clunk\~! clink-clink\~! \'e9tait un appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me disais que tous les deux \'e9tant affair\'e9s \'e0 l'enclume, il y avait pour moi une place au soufflet. +\par +\par Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces ann\'e9es pass\'e9es au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un instant quelle sorte d'homme il avait \'e9t\'e9 jadis. +\par +\par Par une matin\'e9e d'\'e9t\'e9 le petit Jim et moi \'e9tions debout pr\'e8s de la porte de la forge, quand une voiture priv\'e9 +e, avec ses quatre chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un fer a cheval \'e0 demi courb\'e9 dans ses pinces, pour y jeter un coup d'\'9cil. +\par +\par Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-l\'e0, conduisait et une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, \'e9taient perch\'e9s derri\'e8re lui. +\par Peut-\'eatre que les vastes dimensions du forgeron attir\'e8rent son attention, peut-\'eatre fut-ce simple hasard, mais comme il passait, la lani\'e8re du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla et nous l'entend\'ee +mes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du forgeron. +\par +\par \endash Hol\'e0, ma\'eetre, cria le forgeron en le suivant du regard, votre place n'est pas sur le si\'e8ge, tant que vous ne saurez pas mieux manier un fouet. +\par +\par \endash Qu'est-ce que c'est\~? dit le conducteur en tirant sur les r\'eanes. +\par +\par \endash Je vous invite \'e0 faire attention, ma\'eetre, ou bien il y aura un \'9cil de moins sur la route o\'f9 vous conduisez. +\par +\par \endash Ah\~! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur en pla\'e7ant le fouet dans la gaine et \'f4tant ses gants de cheval. Nous allons causer un peu, mon beau gaillard. +\par +\par Les gentilshommes sportsmen de ce temps-l\'e0 \'e9taient d'excellents boxeurs pour la plupart, car c'\'e9tait la mode de suivre le cours de Mendoza tout comme quelques ann\'e9es plus tard, il n'y avait pas un homme de la ville qui n'e\'fbt port\'e9 le ma +sque d'escrime avec Jackson. +\par +\par Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se vanter apr\'e8s qu'un jeune beau ait mis hab +it bas pour boxer avec lui. +\par +\par Celui-l\'e0 s'\'e9lan\'e7a du si\'e8ge avec l'empressement d'un homme qui n'a pas de doutes sur l'issue de la querelle et, apr\'e8s avoir accroch\'e9 sa houppelande \'e0 collet \'e0 la barre de dessus, il retourna coquettement les manchettes pliss\'e9es +de sa chemise de batiste. +\par \endash Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il. +\par +\par Les amis, qui \'e9taient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, qui \'e9tait ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier ordre de voir leur camarade donner t\'eate baiss\'e9e dans le pi\'e8ge. +\par +\par Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient \'e0 grands cris des phrases, des conseils. +\par +\par \endash Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. Servez-lui son d\'e9jeuner \'e0 ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son tas de cendre. Et d\'e9p\'eachez-vous, sans quoi vous allez voir son dos. +\par }\pard\plain \s18\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Encourag\'e9 par ces clameurs, le jeune patricien s'avan\'e7a vers son homme. +\par +\par Le forgeron ne bougea pas, mais ses l\'e8vres se contract\'e8rent avec une expression farouche pendant que ses gros sourcils s'abaissaient sur ses yeux per\'e7ants et gris. +\par +\par Il avait l\'e2ch\'e9 les tenailles et les bras libres \'e9taient ballants. +\par +\par \endash Faites attention, mon ma\'eetre, dit-il. Sans cela vous allez vous faire poivrer. +\par +\par Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans cette attitude une fermet\'e9 calme, qui firent deviner le danger au jeune Lord. +\par +\par Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussit\'f4t ses mains tomb\'e8rent, sa figure s'allongea. +\par +\par \endash Pardieu\~! s'\'e9cria-t-il, c'est Jack Harrison. +\par \endash Lui-m\'eame, mon ma\'eetre. +\par +\par \endash Ah\~! je croyais avoir affaire \'e0 quelque mangeur de lard du comt\'e9 d'Essex. Eh\~! eh\~! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour o\'f9 vous avez presque tu\'e9 Baruch le noir, ce qui m'a co\'fbt\'e9 cent bonnes livres. +\par +\par Quels hurlements poussait-on sur la voiture\~! +\par +\par \endash }{\i Kiss\~! Kiss\~!}{ Par Dieu\~! criaient-ils, c'est Jack Harrison l'assommeur. Lord Frederick \'e9tait sur le point de s'en prendre \'e0 l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et voyons ce qui arrivera. +\par +\par Mais le conducteur \'e9tait d\'e9j\'e0 remont\'e9 sur son si\'e8ge et riait plus fort que tous ses camarades. +\par +\par \endash Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. Sont-ce l\'e0 vos fils\~? +\par +\par \endash Celui-ci est mon neveu, ma\'eetre. +\par +\par \endash Voici une guin\'e9e pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie priv\'e9 de son oncle. +\par +\par Et ayant mis ainsi les rieurs de son c\'f4t\'e9 par la fa\'e7on gaie de prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit \'e0 fond de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, tandis que Harrison, son fer non achev\'e9 \'e0 + la main, rentrait chez lui en sifflant. +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889115}II \endash LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE{\*\bkmkend _Toc89889115} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Tel \'e9tait donc le champion Harrison. +\par +\par Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce qu'en avan\'e7 +ant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva un temps o\'f9 son nom et sa r\'e9putation furent sur les l\'e8vres de tout le peuple anglais. +\par +\par Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son caract\'e8re, tel qu'il \'e9tait \'e0 cette \'e9poque, et particuli\'e8rement vous raconter une aventure tr\'e8s singuli\'e8re qui n'est pas de nature \'e0 s'effacer jamais de notre m\'e9moire +\'e0 tous deux. +\par +\par On \'e9tait bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, car il avait l'air d'appartenir \'e0 une race, \'e0 une famille bien diff\'e9rentes de la leur. +\par +\par Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas-c\'f4t\'e9s de l'\'e9glise le dimanche, tout d'abord l'homme aux \'e9paules carr\'e9es, aux formes trapues, puis la petite femme \'e0 + la physionomie et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits accentu\'e9s, aux boucles noires, dont le pas \'e9tait si \'e9lastique et si l\'e9ger qu'il ne paraissait tenir \'e0 la terre que par un lien plus mince que les villageois \'e0 + la lourde allure dont il \'e9tait entour\'e9. +\par +\par Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais pour peu qu'on se conn\'fbt en hommes (et toutes les femmes au moins s'y entendent) il \'e9tait impossible de voir ses \'e9paules parfaites, ses hanches \'e9troites, sa t\'eate fi\'e8re pos +\'e9e sur son cou, comme un aigle sur son perchoir, sans \'e9prouver cette joie tranquille que nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de satisfaction de soi que l'on ressent, en leur pr\'e9sence, comme si l'on avait contribu\'e9 +\'e0 leur cr\'e9ation. +\par +\par Mais nous avons l'habitude d'associer la beaut\'e9 chez un homme avec la mollesse. +\par +\par Je ne vois aucune raison \'e0 cette association d'id\'e9es\~; en tout cas, la mollesse n'apparut jamais chez Jim. +\par +\par De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le c\'9cur et l'esprit rappelassent davantage la duret\'e9 du fer. +\par +\par En \'e9tait-il un seul parmi nous qui f\'fbt capable d'aller de son pas ou de le suivre, soit \'e0 la course, soit \'e0 la nage\~? +\par +\par Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait os\'e9 se pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre jusqu'\'e0 cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon battait des ailes \'e0 ses oreilles, en de vains efforts, pour l' +\'e9carter de son nid. +\par +\par Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'\'e9taient pas encore ossifi\'e9s, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de Burgess Hill, qui s'\'e9tait donn\'e9 le surnom de }{\i Coq des dunes du sud}{. +\par +\par Ce fut apr\'e8s cela que le champion Harrison entreprit de lui donner des le\'e7ons r\'e9guli\'e8res de boxe. +\par +\par \endash J'aimerais autant que vous renonciez \'e0 la boxe, petit Jim, dit-il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez \'e0 mordre, ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir t\'eate \'e0 n'importe qui du pays du sud. + +\par +\par Et il ne mit pas longtemps \'e0 tenir sa promesse. +\par +\par J'ai d\'e9j\'e0 dit que le petit Jim n'aimait gu\'e8re ses livres, mais par l\'e0 j'entendais des livres d'\'e9cole, car d\'e8s qu'il s'agissait de romans de n'importe quel sujet qui touchait de pr\'e8s ou de loin aux aventures, \'e0 la galanterie, il +\'e9tait impossible de l'en arracher, avant qu'il e\'fbt fini. +\par +\par Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, Friar's Oak et la forge n'\'e9taient plus pour lui qu'un r\'eave et sa vie se passait \'e0 parcourir l'Oc\'e9an, \'e0 errer sur les vastes continents, en compagnie des h\'e9ros du romancier. + +\par +\par Et il m'entra\'eenait \'e0 partager ses enthousiasmes, si bien que je fus heureux de me faire le }{\i Vendredi}{ de ce }{\i Cruso\'e9}{, quand il d\'e9cida que le petit bois de Clayton \'e9tait une \'eele d\'e9serte et que nous y \'e9tions jet\'e9 +s pour une semaine. +\par +\par Mais lorsque je m'aper\'e7us qu'il s'agissait de coucher en plein air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir de moutons des dunes, (de ch\'e8vres sauvages, ainsi qu'il les d\'e9 +nommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait par le frottement de deux b\'e2tons, le c\'9cur me manqua et je retournai aupr\'e8s de ma m\'e8re. +\par +\par Quant \'e0 Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et plus sale que son h\'e9ros, tel qu'on le voit dans les livres \'e0 images. +\par +\par Heureusement, il n'avait parl\'e9 que de tenir une semaine, car s'il s'\'e9tait agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant que son orgueil lui perm\'eet de retourner \'e0 la maison. +\par +\par L'orgueil\~! C'\'e9tait l\'e0 le fond de la nature de Jim. +\par \'c0 mes yeux, c'\'e9tait un attribut mixte, moiti\'e9 vertu, moiti\'e9 vice. Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, un vice, en ce qu'il lui rend le rel\'e8vement difficile quand il est une fois d\'e9chu. +\par +\par Jim \'e9tait orgueilleux jusque dans la moelle des os. +\par +\par Vous vous rappelez la guin\'e9e que le jeune Lord lui avait jet\'e9e du haut de son si\'e8ge. Deux jours apr\'e8s, quelqu'un la ramassa dans la boue au bord de la route. +\par +\par Jim seul avait vu \'e0 quel endroit elle \'e9tait tomb\'e9e et il n'avait m\'eame pas daign\'e9 la montrer du doigt \'e0 un mendiant. +\par +\par Il ne s'abaissait pas davantage \'e0 donner une explication en semblable circonstance. Il r\'e9pondait \'e0 toutes les remontrances par une moue des l\'e8vres et un \'e9clair dans ses yeux noirs. +\par +\par M\'eame \'e0 l'\'e9cole, il \'e9tait tout pareil. Il se montrait si convaincu de sa dignit\'e9, qu'il imposait aux autres sa conviction. +\par +\par Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit \'e9tait un angle qui avait le caract\'e8re droit, ou bien mettre Panama en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus song\'e9 \'e0 lever sa canne contre lui qu'\'e0 + la laisser tomber sur moi si j'avais dit quelque chose de ce genre. +\par +\par C'\'e9tait ainsi. Bien que Jim ne f\'fbt le fils de personne, et que je fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il avait montr\'e9 de la condescendance en me prenant pour ami. +\par +\par Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure \'e0 laquelle je ne puis songer sans un frisson. +\par +\par La chose arriva en ao\'fbt 1799, ou peut-\'eatre bien dans les premiers jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le coucou dans le bois de Patcham et que, d'apr\'e8s Jim, c'\'e9tait sans doute pour la derni\'e8re fois. +\par +\par C'\'e9tait ma demi-journ\'e9e de cong\'e9 du samedi et nous la pass\'e2mes sur les dunes, comme nous faisions souvent. +\par +\par Notre retraite favorite \'e9tait au-del\'e0 de Wolstonbury, o\'f9 nous pouvions nous vautrer sur l'herbe \'e9lastique, moelleuse, des calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en causant avec les bergers appuy\'e9 +s sur leurs bizarres houlettes \'e0 la forme antique de crochet, datant de l'\'e9poque o\'f9 le Sussex avait plus de fer que tous les autres comt\'e9s de l'Angleterre. +\par +\par C'\'e9tait l\'e0 que nous \'e9tions venus nous allonger dans cette superbe soir\'e9e. +\par +\par S'il nous plaisait de nous rouler sur le c\'f4t\'e9 gauche, nous avions devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en courbes verd\'e2tres et montrant \'e7\'e0 et l\'e0 une fente blanche comme la neige, indiquant une carri\'e8re d +e pierre \'e0 chaux. +\par +\par Si nous nous retournions de l'autre c\'f4t\'e9, notre vue s'\'e9tendait sur la vaste surface bleue du Canal. +\par +\par Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour m\'eame. +\par +\par En t\'eate, venait la troupe craintive des navires marchands. Les fr\'e9gates, pareilles \'e0 des chiens bien dress\'e9s, gardaient les flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, roulaient \'e0 l'arri\'e8re. +\par +\par Mon imagination planait sur les eaux, \'e0 la recherche de mon p\'e8re, quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a l'aile bris\'e9e. +\par +\par \endash Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est hant\'e9e\~! +\par +\par Si je l'avais entendu dire\~? Mais oui, naturellement. Y avait-il dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'e\'fbt pas entendu parler du promeneur de la Falaise royale\~? +\par +\par \endash Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy\~? +\par +\par \endash Mais certainement, dis-je, non sans fiert\'e9. Je dois bien la savoir puisque le p\'e8re de ma m\'e8re, sir Charles Tregellis, \'e9tait l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait \'e0 + cette partie de cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le cur\'e9 et ma m\'e8re en causer la semaine derni\'e8re et tous les d\'e9tails me sont pr\'e9sents \'e0 l'esprit comme si j'avais \'e9t\'e9 l\'e0 quand le meurtre fut commis. +\par +\par \endash C'est une histoire \'e9trange, dit Jim, d'un air pensif. Mais quand j'ai interrog\'e9 ma tante \'e0 ce sujet, elle n'a pas voulu me r\'e9pondre. Quant \'e0 mon oncle, il m'a coup\'e9 la parole d\'e8s les premiers mots. +\par +\par \endash Il y a une bonne raison \'e0 cela. \'c0 ce que j'ai appris, Lord Avon \'e9tait le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il ne tienne pas \'e0 parler de son malheur. +\par +\par \endash Racontez-moi l'histoire, Roddy. +\par +\par \endash C'est bien vieux \'e0 pr\'e9sent. L'histoire date de quatorze ans et pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces gens-l\'e0 qui \'e9ta +ient venus de Londres passer quelques jours dans la vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, \'e9tait son jeune fr\'e8re, le capitaine Barrington\~; il y avait aussi son cousin Sir Lothian Hume\~; Sir Charles Tregellis, mon oncle, \'e9tait le troisi\'e8 +me et Lord Avon le quatri\'e8me. Ils aiment \'e0 jouer de l'argent aux cartes, ces grands personnages, et ils jou\'e8rent, jou\'e8 +rent pendant deux jours et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait \'e0 gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s\rquote en tint pas l\'e0, il gagna \'e0 son fr\'e8re a\'een +\'e9 des papiers qui avaient une grande importance pour celui-ci. Ils cess\'e8rent de jouer \'e0 une heure tr\'e8s avanc\'e9e de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le capitaine Barrington mort, la gorge coup\'e9e, \'e0 c\'f4t\'e9 de son lit. + +\par +\par \endash Et ce fut Lord Avon qui fit cela\~? +\par +\par \endash On trouva dans le foyer les d\'e9bris de ses papiers br\'fbl\'e9s. Sa manchette \'e9tait rest\'e9e prise dans la main serr\'e9e convulsivement du mort et son couteau pr\'e8s du cadavre. +\par +\par \endash Et alors, on le pendit, n'est-ce pas\~? +\par +\par \endash On mit trop de lenteur \'e0 s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au jour o\'f9 il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagn\'e9 l'Am\'e9rique. +\par +\par \endash Et le fant\'f4me se prom\'e8ne. +\par +\par \endash Il y a bien des gens qui l'ont vu. +\par +\par \endash Pourquoi la maison est-elle rest\'e9e inhabit\'e9e\~? +\par +\par \endash Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas d'enfants et Sir Lothian Hume, le m\'eame qui \'e9tait son partenaire au jeu, est son neveu et son h\'e9ritier. Mais il ne peut toucher \'e0 rien, tant qu'il n'aura pas prouv\'e9 + que Lord Avon est mort. +\par Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe entre ses doigts. +\par +\par \endash Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir\~? Nous irons voir le fant\'f4me. +\par +\par Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser. +\par +\par \endash Ma m\'e8re ne voudra pas me laisser aller. +\par +\par \endash Esquivez-vous quand elle sera couch\'e9e. Je vous attendrai \'e0 la forge. +\par +\par \endash La Falaise royale est ferm\'e9e. +\par +\par \endash Je n'aurai pas de peine \'e0 ouvrir une des fen\'eatres. +\par +\par \endash J'ai peur, Jim. +\par +\par \endash Vous n'aurez pas peur si vous \'eates avec moi, Roddy. Je vous r\'e9ponds qu'aucun fant\'f4me ne vous fera de mal. +\par +\par Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir \'e0 un jeune gar\'e7on dans tout le Sussex. +\par +\par C'\'e9tait bien l\'e0 une id\'e9e du petit Jim. +\par +\par C'\'e9tait son orgueil qui l'entra\'eenait \'e0 cette exp\'e9dition. +\par +\par Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre gar\'e7on pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce genre. +\par Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plut\'f4t l'id\'e9e de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de Ditchling que dans la maison hant\'e9e de la Falaise royale. N\'e9anmoins, je ne pus prendre + sur moi de laisser Jim aller seul. +\par +\par Aussi, comme je viens de le dire, je r\'f4dai autour de la maison, la figure si p\'e2le, si d\'e9faite que ma m\'e8re me crut malade d'une indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper qu'une infusion de th\'e9 a la camomille. +\par +\par Toute l'Angleterre \'e9tait all\'e9e se coucher, car bien peu de gens pouvaient se payer le luxe de br\'fbler une chandelle. +\par +\par Lorsque l'horloge eut sonn\'e9 dix heures et que je regardai par ma fen\'eatre, on ne voyait aucune lumi\'e8re, except\'e9 \'e0 l'auberge. +\par +\par La fen\'eatre n'\'e9tait qu'\'e0 quelques pieds du sol. Je me glissai donc au dehors. +\par +\par Jim \'e9tait au coin de la forge o\'f9 il m'attendait. +\par +\par Nous travers\'e2mes ensemble le pr\'e9 de John, nous d\'e9pass\'e2mes la ferme de Ridden et nous ne rencontr\'e2mes en route qu'un ou deux officiers \'e0 cheval. +\par +\par Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte que notre route \'e9tait tant\'f4t \'e9clair\'e9e d'une lumi\'e8re argent\'e9e et tant\'f4t envelopp\'e9e d'une telle obscurit +\'e9 que nous nous perdions parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient. +\par +\par Nous arriv\'e2mes enfin \'e0 la porte \'e0 claire-voie, flanqu\'e9e de deux gros piliers, qui donnait sur la route. +\par +\par Jetant un regard \'e0 travers les barreaux, nous v\'eemes la longue avenue de ch\'eanes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la maison dont la fa\'e7ade apparaissait blanche p\'e2le au clair de la lune. +\par +\par Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers \'e0 ce coup d'\'9cil, ainsi qu'\'e0 la plainte du vent de nuit qui soupirait et g\'e9missait dans les branches. +\par +\par Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit. +\par +\par Nous avan\'e7\'e2mes en faisant craquer le gravier sous nos pas. +\par +\par Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses petites fen\'eatres qui scintillaient au clair de la lune et son filet d'eau qui l'entourait de trois c\'f4t\'e9s. +\par +\par La porte en vo\'fbte se trouvait bien en face de nous et sur un des c\'f4t\'e9s un volet pendait \'e0 un des gonds. +\par +\par \endash Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fen\'eatres qui est ouverte. +\par +\par \endash Ne trouvez-vous pas que nous sommes all\'e9s assez loin, Jim\~? fis-je en claquant des dents. +\par +\par \endash Je vous ferai la courte \'e9chelle pour entrer. +\par +\par \endash Non, non, je ne veux pas entrer le premier. +\par +\par \endash Alors ce sera moi. +\par +\par Il saisit fortement le rebord de la fen\'eatre et bient\'f4t y posa le genou. +\par +\par \endash \'c0 pr\'e9sent, Roddy, tendez-moi les mains. +\par +\par Et d'une traction, il me hissa pr\'e8s de lui. +\par +\par Bient\'f4t apr\'e8s, nous \'e9tions dans la maison hant\'e9e. +\par +\par Quel son creux se fit entendre au moment o\'f9 nous saut\'e2mes sur les planches du parquet. +\par +\par Il y eut un bruit soudain, suivi d'un \'e9cho si prolong\'e9 que nous rest\'e2mes un instant silencieux. +\par +\par Puis Jim \'e9clata de rire\~: +\par +\par \endash Quel vieux tambour que cet endroit, s'\'e9cria-t-il. Allumons une lumi\'e8re, Roddy, et regardons o\'f9 nous sommes. +\par +\par Il avait apport\'e9 dans sa poche une chandelle et un briquet. +\par +\par Lorsque la flamme brilla, nous v\'eemes sur nos t\'eates une vo\'fbte en arc. +\par +\par Tout autour de nous, de grandes \'e9tag\'e8res en bois supportaient des plats couverts de poussi\'e8re. +\par +\par C'\'e9tait l'office. +\par +\par \endash Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai. +\par +\par Puis poussant la porte, il me pr\'e9c\'e9da dans le vestibule. +\par Je me rappelle les hautes murailles lambriss\'e9es de ch\'eane, garnies de t\'eates de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de pi\'e8ces s'ouvraient sur ce vestibule. +\par +\par Nous all\'e2mes de l'une \'e0 l'autre. +\par +\par Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle \'e0 manger, toutes \'e9taient pleines de cette atmosph\'e8re \'e9touffante de poussi\'e8re et de moisissure. +\par +\par \endash Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle o\'f9 ils ont jou\'e9 aux cartes, sur cette m\'eame table. +\par +\par \endash Mais oui, et voici les cartes, s'\'e9cria-t-il en rejetant de c\'f4t\'e9 une pi\'e8ce d'\'e9toffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de la table. +\par +\par Et en effet, il y avait une pile de cartes \'e0 jouer. Au moins une quarantaine de paquets \'e0 ce que je crois, qui \'e9taient rest\'e9s l\'e0 depuis la partie qui avait eu un d\'e9nouement tragique, avant que je fusse n\'e9. +\par +\par \endash Je me demande o\'f9 va cet escalier, dit Jim. +\par +\par \endash N'y montez pas, Jim, m'\'e9criai-je en le saisissant par le bras. Il doit conduire \'e0 la chambre du meurtre. +\par +\par \endash Comment le savez-vous\~? +\par +\par \endash Le cur\'e9 disait qu'on voyait au plafond\'85 Oh\~! Jim, vous pouvez le voir m\'eame \'e0 pr\'e9sent. +\par +\par Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du plafond une grande tache de couleur fonc\'e9e. +\par +\par \endash Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y aller voir. +\par +\par \endash Ne le faites pas, Jim, m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Ta\~! ta\~! ta\~! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine d'aller \'e0 la chasse au fant\'f4me\'85 \'e0 moins que\'85 Grands Dieux\~ +! Il y a quelqu'un qui descend l'escalier. +\par +\par Je l'entendais, moi aussi, ce pas tra\'eenant qui partait de la chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les marches, puis un autre pas, un autre craquement. +\par +\par Je vis la figure de Jim. On e\'fbt dit qu'elle \'e9tait sculpt\'e9e dans l'ivoire. Il avait les l\'e8vres entr'ouvertes, les yeux fixes et dirig\'e9s sur le rectangle noir que formait l'entr\'e9e de l'escalier. +\par +\par Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agit\'e9s de secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond. +\par +\par Quant \'e0 moi, mes genoux se d\'e9rob\'e8rent et je me trouvai accroupi derri\'e8re Jim. Un cri s'\'e9tait glac\'e9 dans ma gorge. +\par +\par Et le pas continuait \'e0 se faire entendre de marche en marche. +\par +\par Alors, osant \'e0 peine regarder de ce c\'f4t\'e9 et pourtant ne pouvant en d\'e9tourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement dans le coin o\'f9 s'ouvrait l'escalier. +\par +\par Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les battements de mon pauvre c\'9cur. Puis, quand je regardai de nouveau, le fant\'f4me avait disparu et la lente succession des cracs, crac, recommen\'e7a sur les marches de l'escalier. +\par +\par Jim s'\'e9lan\'e7a apr\'e8s lui et me laissa seul \'e0 demi \'e9vanoui, sous le clair de lune. +\par +\par Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute apr\'e8s, il revenait, passait sa main sous mon bras et tant\'f4t me portant, tant\'f4t me tra\'eenant, il me fit sortir de la maison. +\par +\par Ce fut seulement lorsque nous f\'fbmes en plein air dans la fra\'eecheur de la nuit qu'il ouvrit la bouche. +\par +\par \endash Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy\~? +\par +\par \endash Oui, mais je suis tout tremblant. +\par +\par \endash Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entra\'eenant dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de cette sorte\'85 mais \'e0 pr\'e9 +sent je suis convaincu. +\par +\par \endash Est-ce que cela pouvait \'eatre un homme, Jim\~? demandai-je reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des chiens dans les fermes. +\par +\par \endash C'\'e9tait un esprit, Roddy. +\par +\par \endash Comment le savez-vous\~? +\par +\par \endash C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu dispara\'eetre dans la muraille aussi ais\'e9ment qu'une anguille dans le sable. Eh\~! Roddy, qu'avez-vous donc encore\~? +\par +\par Toutes mes terreurs m'\'e9taient revenues\~; tous mes nerfs vibraient d'\'e9pouvante. +\par +\par \endash Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je. +\par +\par J'avais les yeux dirig\'e9s fixement vers l'avenue. +\par +\par Le regard de Jim suivit leur direction. +\par +\par Sous l'ombre \'e9paisse des ch\'eanes, quelqu'un s'avan\'e7ait de notre c\'f4t\'e9. +\par +\par \endash Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, advienne que pourra, je vais le prendre au corps. +\par +\par Nous nous accroup\'eemes et rest\'e2mes aussi immobiles que les arbres voisins. +\par +\par Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande silhouette se dressa devant nous dans l'obscurit\'e9. +\par +\par Jim s'\'e9lan\'e7a sur elle, comme un tigre. +\par +\par \endash Vous, en tout cas, vous n\rquote \'eates pas un esprit, cria-t-il. +\par +\par L'individu jeta un cri de surprise, bient\'f4t suivi d'un grondement de rage. +\par +\par \endash Qui diable\~?\'85 hurla-t-il. +\par Puis il ajouta\~: +\par +\par \endash Je vous tords le cou si vous ne me l\'e2chez pas. +\par +\par La menace n'aurait peut-\'eatre pas d\'e9cid\'e9 Jim \'e0 desserrer son \'e9treinte, mais le son de la voix produisit cet effet. +\par +\par \endash Eh quoi\~! vous, mon oncle\~? s'\'e9cria-t-il. +\par +\par \endash Eh\~! mais, je veux \'eatre b\'e9ni, si ce n'est pas le petit Jim\~! Et celui-l\'e0, qui est-ce\~? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, aussi vrai que je suis un p\'eacheur en vie. Que diable faites-vous tous deux \'e0 la Falaise royale +\'e0 cette heure de la nuit\~? +\par +\par Nous avions gagn\'e9 ensemble le clair de la lune. +\par +\par C'\'e9tait bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon c\'9cur n'\'e9tait rest\'e9 encore convuls\'e9 par la crainte. +\par +\par \endash Nous faisions des explorations, dit Jim. +\par +\par \endash Une exploration, dites-vous. Eh bien\~! je ne vous crois gu\'e8re capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car je n'ai jamais vu des figures aussi semblables \'e0 des navets pel\'e9s. Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur +\~? +\par +\par \endash Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les esprits sont une chose nouvelle pour moi et\'85 +\par +\par \endash Les esprits\~? +\par +\par \endash Je suis entr\'e9 dans la Falaise royale et nous avons vu le fant\'f4me. +\par +\par Le champion se mit \'e0 siffler. +\par +\par \endash Ah\~! voil\'e0 de quoi il retourne, n'est-ce pas\~? dit-il. Est-ce que vous lui avez parl\'e9\~? +\par +\par \endash Il a disparu avant que je le prisse. +\par +\par Le champion se remit \'e0 siffler. +\par +\par \endash J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, l\'e0-haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille de ne pas vous m\'ealer. On a assez d'ennuis avec les gens de ce monde-ci, petit Jim, sans se d\'e9 +tourner de sa route pour se cr\'e9er des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr Rodney, si sa bonne m\'e8re lui voyait cette figure toute blanche, elle ne le laisserait plus revenir \'e0 la forge. Marchez tout doucement\'85 + Je vous reconduirai \'e0 Friar's Oak. +\par +\par Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous rejoignit et je ne pus m'emp\'eacher de remarquer qu'il n'avait plus son paquet sous le bras. Nous \'e9tions tout pr\'e8s de la forge, quand Jim lui fit la question qui s'\'e9tait d\'e9j\'e0 + pr\'e9sent\'e9e \'e0 mon esprit. +\par +\par \endash Qu'est-ce qui vous a amen\'e9 \'e0 la Falaise royale, mon oncle\~? +\par +\par \endash Eh\~! quand on avance en \'e2ge, dit le champion, il se pr\'e9sente bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune id\'e9e. Quand vous serez arriv\'e9s, vous aussi, \'e0 la quarantaine, vous reconna\'eetrez peut-\'eatre la v\'e9rit\'e9 + de ce que je vous dis. +\par +\par Ce fut l\'e0 tout ce que nous p\'fbmes tirer de lui, mais malgr\'e9 ma jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait sur la c\'f4te, des ballots qu'on transportait la nuit dans des endroits d\'e9serts. En sorte que depuis ce temps-l +\'e0, quand j'entendais parler d'une capture faite par les garde-c\'f4tes, je n'\'e9tais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889116}III \endash L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS{\*\bkmkend _Toc89889116} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous y menions. +\par +\par Maintenant que ma m\'e9moire me reporte \'e0 mon s\'e9jour d'autrefois, elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de l'\'e9cheveau du pass\'e9, en entra\'eene une demi-douzaine d'autres, avec lesquels il s'\'e9tait emm\'eal\'e9. +\par +\par J'h\'e9sitais entre deux partis quand j'ai commenc\'e9, en me demandant si j'avais en moi assez d'\'e9toffe pour \'e9crire un livre, et maintenant voil\'e0 + que je crois pouvoir en faire un, rien que sur Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance. +\par +\par Certains d'entre eux \'e9taient rudes et balourds, je n'en doute pas\~: et pourtant, vus \'e0 travers le brouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables. +\par +\par C'\'e9tait notre bon cur\'e9 Mr Jefferson qui aimait l'univers entier \'e0 l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et c'\'e9tait l'excellent Mr Slack qui \'e9tait un p\'e8re pour tout le monde, \'e0 l'exception de Mr Jefferson, le cur +\'e9 de Friar's Oak. +\par +\par C'\'e9tait Mr Rudin, le r\'e9fugi\'e9 royaliste fran\'e7ais qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle d'une victoir +e, avait des convulsions de joie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions battu les Fran\'e7ais, de sorte qu'apr\'e8s la bataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner libre cours \'e0 + son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhaler tout \'e0 son aise sa furie, tant\'f4t battant des mains, tant\'f4t tr\'e9pignant. +\par +\par Je me rappelle tr\'e8s bien sa personne gr\'eale et droite, la fa\'e7on d\'e9lib\'e9r\'e9e dont il faisait tournoyer sa petite canne. +\par +\par Ni le froid ni la faim n'\'e9taient de force \'e0 l'abattre, et pourtant nous savions qu'il avait li\'e9 connaissance avec l'une et l'autre. Mais il \'e9tait si fier, si grandiloquent dans ses discours, que personne n'eut os\'e9 + lui offrir ni un repas, ni un manteau. +\par +\par Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait pr\'e9sent de quelques c\'f4tes de b\'9cuf. +\par +\par Il ne pouvait faire autrement que d'accepter. +\par +\par Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'\'e9paule un coup d'\'9cil au boucher, il disait\~: +\par +\par \endash Monsieur, j'ai un chien. +\par +\par Ce qui n'emp\'eachait pas que pendant la semaine suivante, c'\'e9tait Mr Rudin et non son chien qui paraissait s'\'eatre arrondi. +\par +\par Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier. +\par +\par N'\'e9tait-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical\~? mais en ce temps-l\'e0, certains le traitaient de }{\i Priestleyiste}{, d'autres de }{\i Foxiste}{ et presque tout le monde de tra\'eetre. +\par +\par Assur\'e9ment, je trouvais \'e0 ce moment-l\'e0 fort condamnable de prendre un air bougon, \'e0 chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand on le br\'fb +la en effigie sous la forme d'un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous f\'fbmes de la f\'eate. +\par +\par Mais nous d\'fbmes reconna\'eetre qu'il fit bonne figure quand il marcha \'e0 nous en habit brun, en souliers \'e0 boucles, la col\'e8re empourprant son aust\'e8re figure de ma\'eetre d'\'e9cole. +\par +\par Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous f\'fbmes empress\'e9s \'e0 nous esquiver sans bruit\~! +\par +\par \endash Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils qui avez pr\'each\'e9 la paix pendant pr\'e8s de deux mille ans et avez pass\'e9 tout ce temps \'e0 massacrer les gens\~! Si tout l'argent qu'on d\'e9pense \'e0 faire p\'e9 +rir des Fran\'e7ais \'e9tait employ\'e9 \'e0 sauver des existences anglaises, vous auriez alors le droit de br\'fbler des chandelles \'e0 vos fen\'eatres. Qui \'eates-vous pour venir ici insulter un homme qui observe la loi\~? +\par +\par \endash Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, fils du squire tory. +\par +\par \endash Vous, fain\'e9ant, qui n'\'eates bon qu'\'e0 jouer aux courses, \'e0 faire battre des coqs\~? Avez-vous la pr\'e9tention de parler au nom du peuple d'Angleterre\~? C'est un fleuve profond, puissant, silencieux, vous n'en \'eates que l'\'e9 +cume, la pauvre et sotte mousse qui flotte \'e0 sa surface. +\par +\par Nous le trouv\'e2mes alors fort bl\'e2mable, mais en reportant nos regards en arri\'e8re, je me demande si nous n'avions pas nous-m\'eames grand tort. +\par +\par Et puis c'\'e9taient les contrebandiers. +\par +\par Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce r\'e9gulier \'e9tait devenu impossible entre la France et l'Angleterre, tout le n\'e9goce \'e9tait contrebande. +\par +\par Une nuit, j'allai sur le pr\'e9 de Saint-John et, m'\'e9tant cach\'e9 dans l'herbe, je comptai, dans les t\'e9n\'e8bres, au moins soixante-dix mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils d\'e9 +filaient devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau. +\par +\par Pas un de ces animaux qui ne port\'e2t ses deux quartauts d'authentique cognac fran\'e7ais, ou son ballot de soie de Lyon ou de dentelle de Valenciennes. +\par +\par Je connaissais leur chef, Dan Scales. +\par +\par Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier mont\'e9, et je me rappelle leur rencontre de nuit. +\par +\par \endash Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. +\par +\par \endash Oui, Tom. Il va falloir se battre. +\par +\par Sur quoi, Tom tira son pistolet et br\'fbla la cervelle de Dan. +\par +\par \endash C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je savais Dan trop fort pour moi, car nous nous \'e9tions d\'e9j\'e0 mesur\'e9s avant. +\par +\par Ce fut Tom qui paya un po\'e8te de Brighton pour composer l'\'e9pitaphe en vers qu'on pla\'e7a sur la pierre tombale, \'e9pitaphe que nous trouv\'e2mes tous fort vraie et fort bonne et qui commen\'e7ait ainsi\~: +\par }\pard \fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par }\pard \qc\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\i H\'e9las\~! avec quelle vitesse vola le plomb fatal +\par Qui traversa la t\'eate du jeune homme. +\par Il tomba aussit\'f4t, il rendit l'\'e2me. +\par Et la mort ferma ses yeux languissants\~! +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut encore les lire dans le cimeti\'e8re de Patcham. +\par +\par Un jour, un peu apr\'e8s l'\'e9poque de notre aventure \'e0 la Falaise royale, j'\'e9tais assis dans le cottage, occup\'e9 \'e0 examiner les curiosit\'e9s que mon p\'e8re avait fix\'e9es aux murs, et je souhaitais en paresseux que j'\'e9 +tais que Mr Lilly f\'fbt mort avant d'\'e9crire sa grammaire latine, quand ma m\'e8re, qui \'e9tait assise \'e0 la fen\'eatre, son tricot \'e0 la main, jeta un petit cri de surprise. +\par +\par \endash Grands Dieux\~! fit-elle, comme cette femme a l'air commun\~! +\par +\par Il \'e9tait si rare d'entendre ma m\'e8re exprimer une opinion d\'e9favorable sur qui que ce f\'fbt (\'e0 moins que ce ne f\'fbt sur Bonaparte) qu'en un bond je traversai la pi\'e8ce et fus \'e0 la fen\'eatre. +\par +\par Une chaise, attel\'e9e d'un poney, descendait lentement la rue du village et, dans la chaise, \'e9tait assise la personne la plus singuli\'e8rement faite que j'eusse jamais vue. +\par +\par Elle \'e9tait de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si fonc\'e9 que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de pourpre. +\par +\par Elle \'e9tait coiff\'e9e d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui se balan\'e7ait. +\par +\par De dessous les bords, deux yeux noirs effront\'e9s regardaient au dehors avec une expression de col\'e8re et de d\'e9fi, comme pour dire aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se souciaient d'elle. +\par +\par Son costume consistait en une sorte de pelisse \'e9carlate, garnie au cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les r\'eanes, pendant que le poney errait d'un bord \'e0 l'autre de la route au gr\'e9 de son caprice. +\par +\par \'c0 chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du grand chapeau, si bien que nous en apercevions tant\'f4t la coiffe et tant\'f4t le bord. +\par +\par \endash Quel terrible spectacle\~! s'\'e9cria ma m\'e8re. +\par +\par \endash Qu'est-ce qui vous choque chez elle\~? +\par +\par \endash Que le ciel me pardonne si je la juge t\'e9m\'e9rairement, Rodney, mais je crois que cette femme est ivre. +\par +\par \endash Tiens\~! fis-je. Elle a arr\'eat\'e9 sa chaise l\'e0-haut, \'e0 la forge. Je vais vous chercher des nouvelles. +\par +\par Et saisissant ma casquette, je m'esquivai. +\par +\par Le champion Harrison venait de ferrer un cheval \'e0 la porte de la forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de l\rquote animal sous le bras, sa r\'e2pe \'e0 la main, et agenouill\'e9 parmi les rognures blanches. +\par +\par De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un air d'\'e9tonnement comique. +\par +\par Bient\'f4t il jeta sa r\'e2pe et vint \'e0 elle, se tint debout pr\'e8s de la roue et hocha la t\'eate en lui parlant. +\par +\par De mon c\'f4t\'e9, je me faufilai dans la forge o\'f9 le petit Jim achevait le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et l'habilet\'e9 qu'il mettait \'e0 tourner les crampons. +\par +\par Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en train de causer avec son oncle. +\par +\par \endash Est-ce lui\~? demanda-t-elle de fa\'e7on que je l'entendis. +\par +\par Le champion Harrison affirma d'un signe de t\'eate. +\par +\par Elle regarda Jim. +\par +\par Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, aussi noirs, aussi remarquables. +\par +\par Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en d\'e9pit de sa face bouffie de sang, cette femme-l\'e0 avait \'e9t\'e9 jadis tr\'e8s belle. +\par +\par Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si elle avait jou\'e9 de la harpe, et elle toucha Jim \'e0 l'\'e9paule. +\par +\par \endash J'esp\'e8re\'85 j'esp\'e8re que vous allez bien\'85 balbutia-t-elle. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, madame, dit Jim en promenant ses regards \'e9tonn\'e9s d'elle \'e0 son oncle. +\par +\par \endash Et vous \'eates heureux aussi\~? +\par +\par \endash Oui, madame, je vous remercie. +\par +\par \endash Et vous n'aspirez \'e0 rien de plus\~? +\par +\par \endash Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut. +\par +\par \endash Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix s\'e9v\'e8re. Soufflez la forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. +\par Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose \'e0 dire, car elle marqua quelque d\'e9pit de ce qu'on le renvoyait. +\par +\par Ses yeux \'e9tincel\'e8rent, sa t\'eate s'agita, pendant que le forgeron, tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour l'apaiser. +\par +\par Pendant longtemps, ils caus\'e8rent \'e0 demi-voix et elle parut enfin satisfaite. +\par +\par \endash \'c0 demain alors, cria-t-elle tout haut. +\par +\par \endash \'c0 demain, r\'e9pondit-il. +\par +\par \endash Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle en cinglant le dos du poney. +\par +\par Le forgeron resta immobile, la r\'e2pe \'e0 la main, en la suivant des yeux jusqu'\'e0 ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la route blanche. +\par +\par Alors, il f\'eet demi-tour. +\par +\par Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave. +\par +\par \endash Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux \'c9rables, au-del\'e0 du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un caprice pour vous, Jim, et peut-\'eatre pourra-t-elle vous \'eatre utile. Je lui ai promis que vous irez par-l\'e0 + et que vous la verrez demain. +\par +\par \endash Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas \'e0 lui rendre visite. +\par +\par \endash Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle m\'e8ne une existence bien solitaire. +\par +\par \endash De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte\~? +\par +\par \endash Ah\~! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le jeune ma\'eetre Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir am +\'e9liorer son sort, en agissant ainsi. +\par +\par \endash Eh bien\~! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, dit Jim. +\par +\par \endash Naturellement, il ira, n'est-ce pas, ma\'eetre Rodney\~? +\par +\par Je finis par donner mon consentement et je revins \'e0 la maison rapporter toutes mes nouvelles \'e0 ma m\'e8re, qui \'e9tait enchant\'e9e de toute occasion de comm\'e9rages. +\par +\par Elle hocha la t\'eate, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne dit pas non et la chose fut entendue. +\par +\par C'\'e9tait une course de quatre bons milles, mais quand vous \'e9tiez arriv\'e9s, il vous \'e9tait impossible de souhaiter une plus jolie maisonnette. +\par +\par Partout du ch\'e8vrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en bois et des fen\'eatres \'e0 grillages. +\par +\par Une femme \'e0 l'air commun nous ouvrit la porte\~: +\par +\par \endash Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. +\par \endash Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. +\par +\par \endash Je n'y peux rien, s'\'e9cria la femme d'un ton rude, je vous r\'e9p\'e8te qu'elle ne peut vous voir. +\par +\par Nous rest\'e2mes ind\'e9cis un instant. +\par +\par \endash Peut-\'eatre pourriez-vous l'informer que je suis l\'e0, dit enfin Jim. +\par +\par \endash Le lui dire, comment faire pour le lui dire, \'e0 elle qui n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tir\'e9 \'e0 ses oreilles. Essayez de lui dire vous-m\'eame, si vous y tenez. +\par +\par Tout en parlant, elle ouvrit une porte. +\par +\par \'c0 l'autre bout de la pi\'e8ce gisait, \'e9croul\'e9e sur un fauteuil, une informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs \'e9pars dans tous les sens. +\par +\par Pour moi, j'\'e9tais si jeune que je ne savais si cela \'e9tait plaisant ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il prenait la chose, il avait la figure toute p\'e2le, l'air \'e9c\'9cur\'e9. +\par +\par \endash Vous n'en parlerez \'e0 personne, Roddy, dit-il. +\par +\par \endash Non, except\'e9 \'e0 ma m\'e8re. +\par +\par \endash Je n'en dirai pas un mot, m\'eame \'e0 mon oncle. Je pr\'e9tendrai qu'elle \'e9tait malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous l'ayons vue dans cet \'e9tat de d\'e9gradation, sans en faire un objet de propos dans le village. Cela me p\'e8 +se lourdement sur le c\'9cur. +\par +\par \endash Elle \'e9tait comme cela hier, Jim. +\par \endash Ah\~! vraiment\~? Je ne l'ai pas remarqu\'e9. Mais je sais qu'elle a de la bont\'e9 dans les yeux et dans le c\'9cur, car j'ai vu cela pendant qu'elle me regardait. Peut-\'eatre est-ce le manque d'amis qui l'a r\'e9duite \'e0 cet \'e9tat\~! + +\par +\par Son entrain en fut \'e9teint pendant plusieurs jours et alors que l'impression faite en moi s'\'e9tait dissip\'e9e, ses mani\'e8res la firent rena\'eetre. +\par +\par Mais ce ne devait pas \'eatre la derni\'e8re fois que la dame \'e0 la pelisse rouge reviendrait \'e0 notre souvenir. +\par +\par Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je consentirais \'e0 retourner chez elle avec lui. +\par +\par \endash Mon oncle a re\'e7u une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec moi et je serai plus \'e0 mon aise, si vous m'accompagnez, Rod. +\par +\par Pour moi, toute occasion de sortir \'e9tait bienvenue, mais \'e0 mesure que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que Jim se mettait l'esprit en peine \'e0 se demander si quelque chose n'irait pas encore de travers. +\par +\par Toutefois, les craintes s'apais\'e8rent bient\'f4t, car nous avions \'e0 peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le seuil du cottage et accourut \'e0 notre rencontre par l'all\'e9e. +\par +\par Elle faisait une figure si \'e9trange, avec sa face enflamm\'e9e et souriante, envelopp\'e9e d'une sorte de mouchoir rouge, que si j'avais \'e9t\'e9 seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes \'e0 mon cou. +\par +\par Jim, lui-m\'eame, s'arr\'eata un instant, comme s'il n'\'e9tait pas tr\'e8s s\'fbr de lui, mais elle nous mis bient\'f4t \'e0 l'aise par la cordialit\'e9 de ses fa\'e7ons. +\par +\par \endash Vous \'eates vraiment bien bons de venir voir une vieille femme solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le d\'e9rangement inutile que je vous ai caus\'e9 mardi. Mais vous avez \'e9t\'e9, vous-m\'ea +mes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la pens\'e9e de votre venue m'avait excit\'e9e et la moindre \'e9motion me jette dans une fi\'e8vre nerveuse. Mes pauvres nerfs\~! Vous pouvez voir vous-m\'eames ce qu'ils font de moi. +\par +\par Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agit\'e9es de secousses. +\par +\par Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas dans l'all\'e9e. +\par +\par \endash Il faut que vous vous fassiez conna\'eetre de moi et que je vous connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de tr\'e8s vieux amis pour moi, et bien que vous l'ayez oubli\'e9, je vous ai tenu dans mes bras, quand vous \'e9 +tiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, ajouta t-elle en s'adressant \'e0 moi, comment appelez-vous votre ami\~? +\par +\par \endash Le petit Jim, madame. +\par +\par \endash Alors, dussiez-vous me trouver effront\'e9e, je vous appellerai aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos privil\'e8ges, vous savez\~? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et nous prendrons ensemble une tasse de th\'e9. + +\par +\par Elle nous pr\'e9c\'e9da dans une chambre fort coquette, la m\'eame o\'f9 nous l'avions aper\'e7ue lors de notre premi\'e8re visite. +\par +\par Au milieu de la pi\'e8ce \'e9tait une table couverte d'une nappe blanche, de brillants cristaux, de porcelaines \'e9blouissantes. +\par +\par Des pommes aux joues rouges \'e9taient empil\'e9es sur un plat qui occupait le centre. +\par +\par Une grande assiette, charg\'e9e de petits pains fumants, fut aussit\'f4t apport\'e9e par la domestique \'e0 la figure rev\'eache. Je vous laisse \'e0 penser si nous f\'eemes honneur \'e0 toutes ces excellentes choses. +\par +\par Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos tasses et de remplir nos assiettes. +\par +\par Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut dans une armoire qui se trouvait au bout de la pi\'e8ce et chaque fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un l\'e9ger tintement de verre contre verre. +\par +\par \endash Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table eut \'e9t\'e9 desservie, qu'est-ce que vous avez \'e0 regarder, comme cela, tout autour de vous\~? +\par +\par \endash C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs. +\par +\par \endash Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie\~? +\par +\par \endash Ah\~! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu en face de moi. +\par +\par Il repr\'e9sentait une jeune fille grande et mince, aux joues tr\'e8s ros\'e9es, aux yeux tr\'e8s tendres, \'e0 + la toilette si coquette que je n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches du parquet o\'f9 elle \'e9tait debout. +\par +\par \endash Ah\~! c'est la plus jolie\~? dit-elle en riant. Eh bien\~! avancez-vous, nous allons lire ce qui est \'e9crit au bas. +\par +\par Je fis ce qu'elle me demandait et je lus\~: \'ab\~Miss Hinton, dans son r\'f4le de Peggy dans la }{\i Mari\'e9e de Campagne}{, jou\'e9 \'e0 son b\'e9n\'e9fice au th\'e9\'e2tre de Haymarket le 14 septembre 1782.\~\'bb +\par +\par \endash C'est une actrice\~? dis-je. +\par +\par \endash Oh\~! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela\~! dit-elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme\~! Il n'y a pas longtemps \endash c'\'e9tait tout juste l'autre jour \endash + le duc de Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, a \'e9pous\'e9 mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. Et cette personne-ci, qui est-elle, \'e0 votre avis\~? +\par +\par Elle se pla\'e7a au-dessous du portrait, les bras crois\'e9s sur sa vaste poitrine, nous regardant tour \'e0 tour de ses gros yeux noirs. +\par +\par \endash Eh bien\~! o\'f9 avez-vous les yeux\~? dit-elle enfin. C'\'e9tait moi qui \'e9tais miss Polly Hinton du th\'e9\'e2tre de Haymarket et peut-\'eatre n'avez-vous jamais entendu ce nom\~? +\par +\par Nous f\'fbmes oblig\'e9s d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions. +\par +\par Et ce seul mot d'actrice avait excit\'e9 en nous une sensation de vague horreur, bien naturelle chez des gar\'e7ons \'e9lev\'e9s \'e0 la campagne. +\par +\par Pour nous, les acteurs formaient une classe \'e0 part, qu'il fallait d\'e9signer par allusions sans la nommer, et la col\'e8re du Tout-Puissant \'e9tait suspendue sur leur t\'eate comme un nuage charg\'e9 de foudre. +\par +\par Et en v\'e9rit\'e9 ce jugement semblait avoir re\'e7u son ex\'e9cution devant nous, quand nous consid\'e9rions cette femme et ce qu'elle avait \'e9t\'e9. +\par +\par \endash Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a \'e9t\'e9 bless\'e9e, vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur votre figure ce qu'on vous aura appris \'e0 penser de moi. Tel est donc le r\'e9sultat de l'\'e9 +ducation que vous avez re\'e7ue, Jim\~: mal penser de ce que vous ne comprenez pas\~! J'aurais voulu que vous fussiez au th\'e9\'e2tre ce soir-l\'e0 +, avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans le parterre \'e0 mon entr\'e9e en sc\'e8ne. Si Lord Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas venue \'e0 + bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York Street \'e0 Westminster. Et voil\'e0 que deux petits paysans s'appr\'eatent \'e0 m\'e9juger\~! +\par +\par L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni m\'eame \'e0 laisser entendre qu'il f\'fbt si en retard que cela sur les grands personnages de Londres. +\par +\par \endash Je n'ai jamais mis les pieds dans un th\'e9\'e2tre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-l\'e0. +\par +\par \endash Ni moi non plus. +\par +\par \endash H\'e9\~! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes gar\'e7ons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en reine des P\'e9 +ruviens, exhortant ses compatriotes \'e0 se soulever contre les Espagnols, leurs oppresseurs. +\par Et \'e0 l'instant m\'eame, cette femme grossi\'e8rement tourn\'e9e et boursoufl\'e9e redevint une reine, la plus grandiose, la plus hautaine que vous ayez jamais pu r\'eaver. +\par +\par Elle s'adressa \'e0 nous dans un langage si ardent, avec des yeux si pleins d'\'e9clairs, des gestes si imp\'e9rieux de sa main blanche qu'elle nous tint fascin\'e9s, immobiles sur nos chaises. +\par +\par Sa voix, au d\'e9but, \'e9tait tendre, douce et persuasive, mais elle prit de l'ampleur, du volume, \'e0 mesure qu'elle parlait d'injustice, d'ind\'e9pendance, de la joie qu'il y avait \'e0 + mourir pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs fr\'e9missants, que je me sentis tout pr\'eat \'e0 sortir du cottage et \'e0 donner tout de suite ma vie pour mon pays. +\par +\par Alors, un changement se produisit en elle. +\par +\par C'\'e9tait maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils unique et se lamentait sur cette perte. +\par +\par Sa voix \'e9tait pleine de larmes. Son langage \'e9tait si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nous \'e9tions sur le point de joindre nos paroles de piti\'e9 + et de souffrances aux siennes. +\par +\par Et alors, avant m\'eame que nos joues fussent s\'e8ches, elle redevint ce qu'elle avait \'e9t\'e9. +\par +\par \endash Eh bien\~! s'\'e9cria-t-elle, que dites-vous de cela\~? Voil\'e0 comment j'\'e9tais au temps o\'f9 Sally Siddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C'est dans une belle pi\'e8ce, dans }{\i Pizarro}{. +\par +\par \endash Et qui l'a \'e9crite\~? +\par +\par \endash Qui l'a \'e9crite\~? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait \'e9t\'e9 \'e9crite par celui-ci ou celui-l\'e0\~? Mais il y a l\'e0 quelques tirades pour celui qui conna\'eet la fa\'e7on de les d\'e9biter. +\par +\par \endash Et vous ne jouez plus, madame\~? +\par +\par \endash Non, Jim, j'ai quitt\'e9 les planches, quand\'85 quand j'en ai eu assez. Mais mon c\'9cur y revient quelquefois. Il me semble qu'il n'y a pas d'odeur comparable \'e0 celle des lampes \'e0 huile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous +\'eates triste, Jim. +\par +\par \endash C'est que je pensais \'e0 cette pauvre femme et \'e0 son enfant. +\par +\par \endash Tut\~! N'y songez plus. J'aurai t\'f4t fait de l'effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la }{\i Partie de saute-mouton}{. Il faut vous figurer que la m\'e8re parle et que c'est cette effront\'e9 +e petite dinde qui lui riposte. +\par +\par Et elle se mit \'e0 jouer une pi\'e8ce \'e0 deux personnages, alternant si exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous figurions avoir r\'e9ellement deux \'eatres distincts devant nous, la m\'e8re, vieille dame aust\'e8 +re, qui tenait la main en cornet acoustique et sa fille \'e9vapor\'e9e toujours en l'air. +\par +\par Sa vaste personne se remuait avec une agilit\'e9 surprenante. +\par +\par Elle agitait la t\'eate et faisait la moue en lan\'e7ant ses r\'e9pliques \'e0 la vieille personne courb\'e9e qui les recevait. +\par +\par Jim et moi, nous ne pensions gu\'e8re \'e0 nos pleurs et nous nous tenions les c\'f4tes de rire, avant qu'elle e\'fbt fini. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos \'e9clats de rire. Je ne tenais pas \'e0 vous renvoyer \'e0 Friar's Oak avec des mines allong\'e9es, car peut-\'eatre on ne vous laisserait pas revenir. +\par +\par Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un verre qu'elle posa sur la table. +\par +\par \endash Vous \'eates trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais cela me dess\'e8che la bouche de parler\'85 +\par +\par Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant\~: +\par +\par \endash N'y touchez pas. +\par +\par Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous le regard de Jim\~: +\par +\par \endash Est-ce que je n'en go\'fbterai pas un peu\~? +\par +\par \endash Je vous prie, n'y touchez pas. +\par +\par D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et la leva de telle sorte qu'il me vint l'id\'e9e qu'elle allait la vider d'un trait. Mais elle la lan\'e7a au dehors par la fen\'eatre ouverte et nous entend\'ee +mes le bruit que fit la bouteille en se cassant sur l'all\'e9e. +\par +\par \endash Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait\~? Voil\'e0 longtemps que personne ne s'inqui\'e8te si je bois ou non. +\par +\par \endash Vous \'eates trop bonne, trop g\'e9n\'e9reuse pour boire, dit-il. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien\~! s'\'e9cria-t-elle, je suis enchant\'e9e que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, que je m'abstienne de brandy\~? Eh bien\~! je vais vous faire une promesse, si vous m'en faites une de votre c +\'f4t\'e9. +\par +\par \endash De quoi s'agit-il, Miss\~? +\par +\par \endash Pas une goutte ne touchera mes l\'e8 +vres, Jim, si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment il y a des moments o\'f9 + je me trouve bien seule. +\par +\par La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma tr\'e8s fid\'e8lement, car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon \'e0 la p\'eache ou pour tendre des pi\'e8ges aux lapins, il se rappelait que c'\'e9tait le jour r\'e9serv\'e9 + et se mettait en route pour Anstey-Cross. +\par +\par Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement difficile \'e0 tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si la chose avait march\'e9 de travers. +\par +\par Mais au bout d'un certain temps, la victoire \'e9tait gagn\'e9e. L'on finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez longtemps, et dans l'ann\'e9e qui pr\'e9c\'e9da le retour de mon p\'e8re, Miss Hinton \'e9 +tait devenue une toute autre femme. +\par +\par Ce n'\'e9taient pas seulement ses habitudes qui \'e9taient chang\'e9es, elle avait chang\'e9 elle-m\'eame, elle n'\'e9tait plus la personne que j'ai d\'e9crite. +\par +\par Au bout de douze mois, c'\'e9tait une dame d'aussi belle apparence qu'on p\'fbt en voir dans le pays. +\par +\par Jim fut plus fier de cette \'9cuvre que d'aucune des entreprises de sa vie, mais j'\'e9tais le seul \'e0 qui il en parl\'e2t. +\par +\par Il \'e9prouvait \'e0 son \'e9gard cette affection que l'on ressent envers les gens \'e0 qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de son c\'f4t\'e9, car, en l'entretenant, en lui d\'e9crivant ce qu'elle avait vu, elle lui fit perdr +e sa tournure de paysan du Sussex et le pr\'e9para \'e0 l'existence plus large qui l'attendait. +\par +\par Telles \'e9taient leurs relations \'e0 l'\'e9poque o\'f9 la paix fut conclue et o\'f9 mon p\'e8re revint de la mer. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889117}IV \endash LA PAIX D\rquote AMIENS{\*\bkmkend _Toc89889117} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Bien des femmes se mirent \'e0 genoux, bien des \'e2mes de femme s'exhal\'e8rent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, \'e0 la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la conclusion des pr\'e9liminaires de la paix. +\par +\par Toute l'Angleterre t\'e9moigna sa joie le jour par des pavoisements, la nuit par des illuminations. +\par +\par M\'eame dans notre hameau de Friar's Oak, nous d\'e9ploy\'e2mes avec enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle \'e0 chacune de nos fen\'eatres et une lanterne transparente, orn\'e9e d'un Grand G.R. (}{\i Georges Roi}{ +), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de l'auberge. +\par +\par On \'e9tait las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu affaire \'e0 l'Espagne, \'e0 la France, \'e0 la Hollande, tour \'e0 tour ou r\'e9unis. +\par +\par Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-l\'e0, c'\'e9tait que notre petite arm\'e9e n'\'e9tait pas de taille \'e0 lutter sur terre avec les Fran\'e7ais, mais que notre forte marine \'e9tait plus que suffisante pour les vaincre sur mer. +\par +\par Nous avions acquis un peu de consid\'e9ration, dont nous avions grand besoin apr\'e8s la guerre avec l'Am\'e9rique, et, en outre, quelques colonies qui furent les bienvenues pour le m\'eame motif, mais notre dette avait continu\'e9 \'e0 + s'enfler, nos consolid\'e9s \'e0 baisser et Pitt lui-m\'eame ne savait o\'f9 donner de la t\'eate. +\par +\par Toutefois, si nous avions su que la paix \'e9tait impossible entre Napol\'e9on et nous, que celle-ci n'\'e9tait qu'un entracte entre le premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sens\'e9ment en allant jusqu'au bout sans interruption. +\par +\par Quoi qu'il en soit, les Fran\'e7ais virent rentrer vingt mille bons marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donn\'e8rent une belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de d\'e9 +barquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons. +\par +\par Mon p\'e8re, tel que je me le rappelle, \'e9tait un petit homme plein d'endurance et de vigueur, pas tr\'e8s large, mais quand m\'eame bien solide et bien charpent\'e9. +\par +\par Il avait la figure si h\'e2l\'e9e qu'elle avait une teinte tirant sur le rouge des pots de fleurs, et en d\'e9pit de son \'e2ge (car il ne d\'e9passait pas quarante ans, \'e0 l'\'e9poque dont je parle) elle \'e9tait toute sillonn\'e9 +e de rides, plus profondes pour peu qu'il f\'fbt \'e9mu, de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, puis un air vieillot. +\par +\par Il y avait surtout autour de ses yeux un r\'e9seau de rides fines, toutes naturelles chez un homme qui avait pass\'e9 sa vie \'e0 les tenir demi-clos, pour r\'e9sister \'e0 la fureur du vent et du mauvais temps. +\par +\par Ces yeux-l\'e0 \'e9taient peut-\'eatre ce qu'il y avait de plus remarquable dans sa physionomie. Ils avaient une tr\'e8s belle couleur bleu clair qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de rouille. +\par +\par La nature avait du lui donner un teint tr\'e8s blanc, car quand il rejetait en arri\'e8re sa casquette, le haut de son front \'e9tait aussi blanc que le mien, et sa chevelure coup\'e9e tr\'e8s ras avait la couleur du tan. +\par +\par Ainsi qu'il le disait avec fiert\'e9, il avait servi sur le dernier de nos vaisseaux qui fut chass\'e9 de la M\'e9diterran\'e9e en 1797 et sur le premier qui y fut rentr\'e9 en 1798. +\par +\par Il \'e9tait sous les ordres de Miller, comme troisi\'e8me lieutenant du }{\i Th\'e9s\'e9e}{, lorsque notre flotte, pareille \'e0 une meute d\rquote ardents }{\i foxhounds}{ lanc\'e9s sous bois, volait de la Sicile \'e0 la Syrie, puis de l\'e0 revenait +\'e0 Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste perdue. +\par +\par Il avait servi avec ce m\'eame brave marin sur le Nil, o\'f9 les hommes qu'il commandait ne cess\'e8rent d'\'e9couvillonner, de charger et d'allumer jusqu'\'e0 ce que le dernier pavillon tricolore f\'fbt tomb\'e9. Alors ils lev\'e8rent l'ancre ma\'ee +tresse et tomb\'e8rent endormis, les uns sur les autres, sous les barres du cabestan. +\par +\par Puis, devenu second lieutenant, il passa \'e0 bord d'un de ces farouches trois-ponts \'e0 la coque noircie par la poudre, aux \'9cils-de-pont barbouill\'e9s d'\'e9carlate, mais dont les c\'e2bles de r\'e9serve, pass\'e9s par-dessous la quille et r\'e9 +unis par-dessus les bastingages, servaient \'e0 maintenir les membrures et qui \'e9taient employ\'e9s \'e0 porter les nouvelles dans la baie de Naples. +\par +\par De l\'e0, pour r\'e9compenser ses services, on le fit passer comme premier lieutenant sur la fr\'e9gate l\rquote }{\i Aurore}{ qui \'e9tait charg\'e9e de couper les vivres \'e0 la ville de G\'eanes et il y resta jusqu'\'e0 + la paix qui ne fut conclue que longtemps apr\'e8s. +\par +\par Comme j'ai bien gard\'e9 le souvenir de son retour \'e0 la maison\~! +\par +\par Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois plus distinctement que les incidents de la semaine derni\'e8re, car la m\'e9moire du vieillard est comme des lunettes, o\'f9 l'on voit nettement les objets \'e9loign\'e9s et confus\'e9 +ment ceux qui sont tout pr\'e8s. +\par +\par Ma m\'e8re avait \'e9t\'e9 prise de tremblements d\'e8s qu'arriva \'e0 nos oreilles le bruit des pr\'e9liminaires, car elle savait qu'il pouvait venir aussi vite que sa lettre. +\par +\par Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses continuelles exhortations \'e0 me tenir bien propre, bien mis. Et au moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire. + +\par +\par Elle avait brod\'e9 un \'ab\~Soyez le bienvenu\~\'bb en lettres blanches sur fond bleu, entre deux ancres rouges\~; elle le destinait \'e0 le suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage. +\par +\par Il n'\'e9tait pas encore sorti de la M\'e9diterran\'e9e que ce travail \'e9tait achev\'e9. Tous les matins, elle allait voir s'il \'e9tait mont\'e9 et pr\'eat \'e0 \'eatre accroch\'e9. +\par +\par Mais il s'\'e9coula un d\'e9lai p\'e9nible avant la ratification de la paix et ce ne fut qu'en avril de l'ann\'e9e suivante qu'arriva le grand jour. +\par +\par Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et avait fouett\'e9 de sa douce chanson les noyers en bourgeons derri\'e8re notre cottage. +\par +\par Le soleil s'\'e9tait montr\'e9 dans l'apr\'e8s-midi. +\par +\par J'\'e9tais descendu avec ma ligne \'e0 p\'eache, car j'avais promis \'e0 Jim de l\rquote accompagner au ruisseau du moulin, quand tout \'e0 coup, j'aper\'e7us devant la porte une chaise de poste et deux chevaux fumants. +\par +\par La porti\'e8re \'e9tait ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma m\'e8re et ses petits pieds qui d\'e9passaient. Elle avait pour ceinture deux bras v\'eatus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans l'int\'e9rieur. +\par +\par Alors je courus \'e0 la recherche de la devise. Je l'\'e9pinglai sur les massifs, ainsi que nous en \'e9tions convenus et quand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la m\'eame position. +\par +\par \endash Voici Rod, dit enfin ma m\'e8re qui se d\'e9gagea et remit pied \'e0 terre. Roddy, mon ch\'e9ri, voici votre p\'e8re. +\par +\par Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient. +\par +\par \endash Ah\~! Roddy, mon gar\'e7on, vous n'\'e9tiez qu'un enfant quand nous \'e9change\'e2mes le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous aurons \'e0 vous traiter tout diff\'e9remment d\'e9sormais. Je suis tr\'e8s content, content du fond du c\'9c +ur de vous revoir, mon gar\'e7on, et quant \'e0 vous, ma ch\'e9rie\'85 +\par +\par Et les bras v\'eatus de bleu sortirent une seconde fois pendant que le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte. +\par +\par \endash Voil\'e0 du monde qui vient, Anson, dit ma m\'e8re en rougissant. Descendez donc et entrez avec nous. +\par +\par Alors et soudain, nous f\'eemes tous deux la remarque que pendant tout ce temps-l\'e0, il n'avait remu\'e9 que les bras et que l'une de ses jambes \'e9tait rest\'e9e pos\'e9e sur le si\'e8ge en face la chaise. +\par +\par \endash Oh\~! Anson\~! Anson\~! s'\'e9cria-t-elle. +\par +\par \endash Peuh\~! dit-il en prenant son genou entre les mains et le soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a cass\'e9 dans la baie, mais le chirurgien l'a rep\'each\'e9, mis entre des \'e9clisses, il est rest\'e9 tout de m\'ea +me un peu de travers. Ah\~! quel c\'9cur tendre elle a\~! Dieu me b\'e9nisse, elle est pass\'e9e du rouge \'e0 la p\'e2leur\~! Vous pouvez bien voir par vous-m\'eame que ce n'est rien. +\par +\par Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et s'aidant d'une canne, il parcourut l'all\'e9e, passa sous la devise qui ornait les lauriers et de l\'e0 franchit le seuil de sa demeure pour la premi\'e8re fois depuis cinq ans. +\par +\par Lorsque le postillon et moi nous e\'fbmes transport\'e9 \'e0 l'int\'e9rieur le coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le retrouvai assis dans son fauteuil pr\'e8s de la fen\'eatre, v\'eatu de son vieil habit bleu, d\'e9 +teint par les intemp\'e9ries. +\par +\par Ma m\'e8re pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma taille et m'attira pr\'e8s de son si\'e8ge. +\par +\par \endash Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me refaire jusqu'\'e0 ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de moi, dit-il. +\par +\par Il y avait une caronade qui roulait \'e0 la d\'e9rive sur le pont alors qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant qu'on e\'fbt pu l'amarrer, elle m'avait serr\'e9 contre le m\'e2t. +\par +\par \endash Ah\~! ah\~! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, voil\'e0 toutes mes vieilles curiosit\'e9s, les m\'eames qu'autrefois, la corne de narval de l'oc\'e9 +an Arctique, et le poisson-soufflet des Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du }{\i \'c7a ira}{ poursuivi par Lord Hotham. Et vous voil\'e0 aussi, Mary et vous Roddy, et bonne chance \'e0 la caronade \'e0 qui je dois d'\'ea +tre revenu dans un port aussi confortable, sans avoir \'e0 craindre un ordre d'embarquement. +\par +\par Ma m\'e8re mit \'e0 port\'e9e de sa main sa longue pipe et son tabac, de telle sorte qu'il p\'fbt l'allumer facilement, et rester assis, portant son regard tant\'f4t sur elle, tant\'f4t sur moi, et recommen\'e7 +ant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous voir. +\par +\par Si jeune que je fusse, je compris que c'\'e9tait le moment auquel il avait r\'eav\'e9 pendant bien des heures de garde solitaire et que l'esp\'e9rance de go\'fbter pareille joie l'avait soutenu dans bien des instants p\'e9nibles. +\par +\par Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre. +\par +\par Il restait ainsi immobile, l'\'e2me trop pleine pour pouvoir parler, pendant que l'ombre se faisait peu \'e0 peu dans la petite chambre et que l'on voyait de la lumi\'e8re appara\'eetre aux fen\'eatres de l'auberge \'e0 travers l'obscurit\'e9. +\par +\par Puis, quand ma m\'e8re eut allum\'e9 nos lampes, elle se mit soudain \'e0 genoux et lui aussi, mettant de son c\'f4t\'e9 un genou en terre, ils s'unirent en une commune pri\'e8re pour remercier Dieu de ses nombreuses faveurs. +\par +\par Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils \'e9taient en ce temps-l\'e0, c'est ce moment de leur vie qui se pr\'e9sente avec le plus de clart\'e9 \'e0 mon esprit, c'est la douce figure de ma m\'e8re toute brillante de larmes, avec ses veux bleus dirig +\'e9s vers le plafond noirci de fum\'e9e. +\par +\par Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa pri\'e8re, mon p\'e8re balan\'e7ait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en ayant une larme aux yeux. +\par +\par \endash Roddy, mon gar\'e7on, dit-il apr\'e8s le souper, voil\'e0 que vous commencez \'e0 devenir un homme, maintenant. J'esp\'e8re que vous allez vous mettre \'e0 la mer, comme l'ont fait tous les v\'f4tres. Vous \'ea +tes assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture. +\par +\par \endash Et me laisser sans enfant comme j'ai \'e9t\'e9 sans \'e9poux\~? +\par +\par \endash Bah\~! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus \'e0 supprimer des emplois qu'\'e0 remplir ceux qui sont vacants, maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'\'e0 pr\'e9sent, \'e0 quoi vous a servi votre s\'e9 +jour \'e0 l'\'e9cole, Roddy. Vous y avez pass\'e9 beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois n\'e9anmoins en mesure de vous mettre \'e0 l'\'e9preuve. Avez-vous appris l'Histoire\~? +\par +\par \endash Oui, p\'e8re, dis-je avec quelque confiance. +\par +\par \endash Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne \'e0 la bataille de Camperdown\~? +\par +\par Il hocha la t\'eate d'un air grave, en s'apercevant que j'\'e9tais hors d'\'e9tat de lui r\'e9pondre. +\par +\par \endash Eh bien\~! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis les pieds \'e0 l'\'e9cole et qui vous diront que nous avions sept vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur le mur une gravure qui repr\'e9 +sente la poursuite du }{\i \'c7a ira}{. Quels sont les navires qui l'ont pris \'e0 l'abordage\~? +\par +\par Je fus encore oblig\'e9 de m'avouer battu. +\par +\par \endash Eh bien\~! votre papa peut encore vous donner quelques le\'e7ons d'Histoire, s'\'e9cria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma m\'e8re. Avez-vous appris la g\'e9ographie\~? +\par +\par \endash Oui, p\'e8re, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant. +\par +\par \endash Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon \'e0 Alg\'e9siras\~? +\par +\par Je ne pus que secouer la t\'eate. +\par +\par \endash Et si vous aviez Wissant \'e0 trois lieues \'e0 tribord, quel serait votre port d'Angleterre le plus rapproch\'e9\~? +\par +\par Je dus encore m'avouer battu. +\par +\par \endash Ah\~! je trouve que votre g\'e9ographie ne vaut gu\'e8re mieux que votre Histoire, dit-il. \'c0 ce compte-l\'e0, vous n'obtiendrez jamais votre certificat. Savez-vous faire une addition\~? Bon\~! Alors nous allons voir si vous \'ea +tes capable de faire le total de sa part de prise. +\par +\par Tout en parlant, il jeta du c\'f4t\'e9 de ma m\'e8re un regard malicieux. Elle posa son tricot et jeta un coup d'\'9cil attentif sur lui. +\par +\par \endash Vous ne m'avez jamais questionn\'e9 \'e0 ce sujet, Mary\~? dit-il. +\par +\par \endash La M\'e9diterran\'e9e n'est point une station qui ait de l\rquote importance \'e0 ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique est l'endroit o\'f9 l'on gagne les parts de prise et la M\'e9diterran\'e9e celle o\'f9 + l'on gagne de l'honneur. +\par +\par \endash Dans ma derni\'e8re croisi\'e8re, j'ai eu ma part de l'un et de l'autre, gr\'e2ce \'e0 mon passage d'un navire de guerre sur une fr\'e9gate. Eh bien\~! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me reviennent +, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arr\'eat. Pendant que nous tenions Mass\'e9na bloqu\'e9 dans G\'eanes, nous avons captur\'e9 environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, charg\'e9 +s de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux pour avoir part au g\'e2teau, mais ce seront les tribunaux de prise qui r\'e9gleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, environ quatre livres par unit\'e9 +. Que me rapporteront les soixante-dix prises\~? +\par +\par \endash Deux cent quatre-vingt livres, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Eh\~! mais, Anson, c'est une fortune, s'\'e9cria ma m\'e8re en battant des mains. +\par +\par \endash Encore une \'e9preuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon c\'f4t\'e9. Il y avait la fr\'e9gate }{\i X\'e9bec}{ au large de Barcelone, ayant \'e0 bord vingt mille dollars d'Espagne, +ce qui fait quatre mille deux cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il de cela\~? +\par +\par \endash Cent livres. +\par +\par \endash Ah\~! le comptable lui-m\'eame n'aurait pas fait plus vite le calcul, s'\'e9cria-t-il, enchant\'e9. Voici encore un calcul pour vous. Nous avons pass\'e9 les d\'e9troits et navigu\'e9 du c\'f4t\'e9 des A\'e7ores o\'f9 nous avons rencontr\'e9 la } +{\i Sabina}{ revenant de Maurice avec du sucre et des \'e9pices. Douze cents livres pour moi, voil\'e0 ce qu'elle m'a valu, Mary, ma ch\'e9rie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts et vous n'aurez plus \'e0 vivre de privations sur ma mis\'e9 +rable solde. +\par +\par Ma m\'e8re avait support\'e9, sans laisser \'e9chapper un soupir, ces longues ann\'e9es d'efforts, mais maintenant qu'elle en \'e9tait d\'e9livr\'e9e, elle se jeta en sanglotant au cou de mon p\'e8re. Il se passa assez longtemps avant qu'il p\'fbt songer +\'e0 reprendre mon examen arithm\'e9tique. +\par +\par \endash Tout cela est \'e0 vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la main sur ses yeux. Par Georges\~! ma fille, quand ma jambe sera bien remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de s\'e9jour \'e0 Brighton, et si l'on voit sur la }{\i Steyne +}{ une toilette plus \'e9l\'e9gante que la v\'f4tre, puiss\'e9-je ne jamais remettre les pieds sur un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou de g\'e9ographie\~? + +\par +\par Je m'\'e9vertuai \'e0 lui expliquer que l'addition se fait de m\'eame fa\'e7on \'e0 terre et \'e0 bord, mais qu'il n'en est pas de m\'eame de l'Histoire ou de la g\'e9ographie. +\par +\par \endash Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui n'eut couru \'e0 l'eau sal\'e9 +e comme une petite mouette. Lord Nelson m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole. +\par +\par Ce fut ainsi que mon p\'e8re fit sa rentr\'e9e parmi nous\~; jamais gar\'e7on de mon \'e2ge n'en eut de plus tendre et de plus affectueux. +\par +\par Bien que mes parents fussent mari\'e9s depuis fort longtemps, ils avaient, en r\'e9alit\'e9, pass\'e9 tr\'e8s peu de temps ensemble et leur affection mutuelle \'e9tait aussi ardente et aussi fra\'eeche que celle de deux amants mari\'e9s d'hier. +\par +\par J'ai appris depuis que l'homme de mer peut \'eatre grossier, r\'e9pugnant, mais ce n'est point par mon p\'e8re que je le sais, car bien qu'il eut pass\'e9 par des \'e9preuves aussi rudes qu'aucun d\rquote eux, il \'e9tait rest\'e9 le m\'ea +me homme, patient, avec un bon sourire et une bonne plaisanterie pour tous les gens du village. +\par +\par Il savait se mettre \'e0 l'unisson de toute soci\'e9t\'e9, car, d'une part, il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le cur\'e9 ou avec sir James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait sans fa\'e7on des heures enti\'e8 +res avec mes humbles amis de la forge, le champion Harrison, petit Jim et les autres. +\par Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les yeux du petit Jim p\'e9tillaient comme du feu sous la cendre, tandis qu'il pr\'eatait l'oreille. +\par +\par Mon p\'e8re avait \'e9t\'e9 mis \'e0 la demi-solde, comme la plupart des officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer ainsi pr\'e8s de deux ans avec nous. +\par +\par Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre d\'e9saccord entre lui et ma m\'e8re, except\'e9 une fois. +\par +\par Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en r\'e9sulta des \'e9v\'e9nements importants, il faut que je vous raconte comment cela arriva. +\par +\par Ce fut en somme le point de d\'e9part d'une s\'e9rie de faits qui influ\'e8rent non seulement sur ma destin\'e9e, mais sur celle de personnes bien plus consid\'e9rables. +\par +\par Le printemps de 1803 fut fort pr\'e9coce. +\par +\par D\'e8s le milieu d'avril, les ch\'e2taigniers \'e9taient d\'e9j\'e0 couverts de feuilles. +\par +\par Un soir, nous \'e9tions tous \'e0 prendre le th\'e9, quand nous entend\'eemes un pas lourd \'e0 notre porte. +\par +\par C'\'e9tait le facteur qui apportait une lettre pour nous. +\par +\par \endash Je crois que c'est pour moi, dit ma m\'e8re. +\par +\par En effet, l'adresse d'une tr\'e8s belle \'e9criture \'e9tait\~: \'ab\~Mistress Mary Stone \'e0 Friar's Oak\~\'bb, et au milieu se voyait l'empreinte d'un cachet repr\'e9sentant un dragon ail\'e9 sur la cire rouge, de la grandeur d'une demi-couronne +\par +\par \endash De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson\~? demanda-t-elle. +\par +\par \endash J'avais esp\'e9r\'e9 que cela viendrait de Lord Nelson, r\'e9pondit mon p\'e8re. Il serait temps que le petit re\'e7oive sa commission, mais si elle vous est adress\'e9e, cela ne peut venir de quelque personnage de bien grande importance. +\par +\par \endash D'un personnage sans importance\~! s'\'e9cria-t-elle, feignant d'\'eatre offens\'e9e. Vous aurez \'e0 me faire vos excuses, pour ce mot-l\'e0, monsieur, car cette lettre m'est envoy\'e9 +e par un personnage qui n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre fr\'e8re. +\par +\par Ma m\'e8re avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle venait \'e0 parler de cet \'e9tonnant personnage qu'\'e9tait son fr\'e8re. +\par +\par Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de sorte que c'\'e9tait toujours avec une sensation de profonde d\'e9f\'e9rence que j'entendais prononcer ce nom-l\'e0. +\par +\par Et ce n'\'e9tait pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais qu'entour\'e9 de circonstances brillantes, de d\'e9tails extraordinaires. +\par +\par Une fois, nous apprenions qu'il \'e9tait \'e0 Windsor avec le roi, d'autres fois, qu'il se trouvait \'e0 Brighton avec le prince. +\par +\par Parfois, c'\'e9tait sous les traits d'un sportsman que sa r\'e9putation arrivait jusqu'\'e0 nous, comme quand son }{\i M\'e9t\'e9ore}{ battit }{\i Egham}{ au duc de Queensberry \'e0 Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit \'e0 + la mode \'e0 Londres. +\par +\par Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l\rquote homme qui s'habillait \'e0 la perfection. +\par +\par Mon p\'e8re, toutefois, ne parut pas transport\'e9 de la r\'e9ponse triomphante que lui fit ma m\'e8re. +\par +\par \endash Eh bien, qu'est ce qu'il veut\~? demanda-t-il d'un ton peu aimable +\par +\par \endash Je lui ai \'e9crit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut-\'eatre dispos\'e9 \'e0 le pousser. +\par +\par \endash Nous pouvons tr\'e8s bien nous passer de lui. Il a louvoy\'e9 pour se tenir \'e0 distance de nous quand le temps \'e9tait \'e0 l'orage, et nous n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille. +\par +\par \endash Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma m\'e8re avec chaleur. Personne n'a meilleur c\'9cur que Charles, mais sa vie s'\'e9coule si doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. Pendant toutes ces ann\'e9es, j'\'e9tais s\'fb +re que je n'avais qu'un mot \'e0 dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu. +\par +\par \endash Gr\'e2ce \'e0 Dieu, vous n'avez pas \'e9t\'e9 r\'e9duite \'e0 vous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide. +\par +\par \endash Mais il nous faut songer \'e0 Rodney. +\par +\par \endash Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir \'e0 son \'e9quipement. Il ne lui faut rien de plus. +\par +\par \endash Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence \'e0 Londres. Il pourrait faire conna\'eetre \'e0 Rodney tous les grands personnages. Assur\'e9ment, vous ne voulez pas nuire \'e0 son avancement\~? +\par +\par \endash Alors, voyons ce qu'il dit, r\'e9pondit mon p\'e8re. +\par +\par Et voici la lettre dont elle lui donna lecture\~: +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\'ab\~14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803. +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par \'ab\~Ma ch\'e8re s\'9cur Mary, +\par +\par \'ab\~En r\'e9ponse \'e0 votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez pas me regarder comme d\'e9pourvu de ces beaux sentiments qui font l'ornement de l'humanit\'e9. +\par +\par \'ab\~Il est vrai, depuis quelques ann\'e9es, absorb\'e9 comme je l'ai \'e9t\'e9 par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproch +es de la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant. +\par +\par \'ab\~Pour le moment, je suis au lit, ayant veill\'e9 fort tard, la nuit derni\'e8re, pour offrir mes hommages \'e0 la marquise de Douvres, pendant son bal, et cette lettre vous est \'e9crite sous ma dict\'e9e par Ambroise, mon habile coquin de valet. + +\par +\par \'ab\~Je suis enchant\'e9 de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney (mon Dieu\~! quel nom\~!), et comme je me mettrai en route la semaine prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon voyage + en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi que lui. +\par +\par \'ab\~Pr\'e9sentez mes compliments \'e0 votre mari. +\par \'ab\~Je suis toujours, ma ch\'e8re s\'9cur Mary, +\par +\par \'ab\~Votre fr\'e8re. +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\'ab\~CHARLES TREGELLIS\~\'bb. +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par \endash Que pensez-vous de cela\~? s'\'e9cria ma m\'e8re triomphante quand elle eut achev\'e9. +\par +\par \endash Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carr\'e9ment mon p\'e8re. +\par +\par \endash Vous \'eates trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure opinion de lui, quand vous le conna\'eetrez. Mais il dit qu'il sera ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. +Nos meilleurs rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les draps. +\par +\par Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon p\'e8re restait l'air boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon \'e9tonnement en pensant \'e0 ce parent inconnu de Londres, \'e0 ce grand personnage, et \'e0 + tout ce que sa venue pourrait signifier pour nous. +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889118}V \endash LE BEAU TREGELLIS{\*\bkmkend _Toc89889118} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par J'\'e9tais dans ma dix-septi\'e8me ann\'e9e et j'\'e9tais d\'e9j\'e0 tributaire du rasoir. +\par +\par J'avais commenc\'e9 \'e0 trouver quelque peu monotone la vie sans horizon du village et j'aspirais vivement \'e0 voir un peu du vaste univers qui s'\'e9tendait au-del\'e0. +\par +\par Ce besoin, dont je n'osais parler \'e0 personne, n'en \'e9tait que plus fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux yeux de ma m\'e8re. Mais d\'e9sormais il n'y avait pas l'ombre d'un motif pour que je restasse \'e0 + la maison, puisque mon p\'e8re \'e9tait aupr\'e8s d'elle. +\par +\par Aussi avais-je l'esprit tout occup\'e9 de la perspective que m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de la vie. +\par +\par Ainsi que vous le pouvez penser, c'\'e9tait vers la profession paternelle que se dirigeaient mes id\'e9es et mes esp\'e9rances. Jamais je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes l\'e8vres le go\'fbt du sel sans \'e9 +prouver en moi le frisson que donnaient \'e0 mon sang cinq g\'e9n\'e9rations de marins. +\par +\par Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en ces temps-l\'e0 devant les yeux d'un jeune gar\'e7on habitant sur la c\'f4te. +\par +\par Au temps de la guerre, je n'avais qu'\'e0 aller jusqu'\'e0 Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-mar\'e9e et des corsaires fran\'e7ais. +\par +\par Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant de fort loin jusqu'\'e0 moi. +\par +\par Puis, c'\'e9taient des gens de mer nous racontant comment ils avaient quitt\'e9 Londres et s'\'e9taient battus avant la tomb\'e9e de la nuit, ou bien, \'e0 peine sortis de Portsmouth, s'\'e9taient trouv\'e9s bord \'e0 bord avec l\rquote ennemi, avant m +\'eame d'avoir perdu de vue le phare de Sainte-H\'e9l\'e8ne. +\par +\par C'\'e9tait l'imminence du danger qui nous r\'e9chauffait le c\'9cur en faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de l'hiver, o\'f9 nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres. + +\par +\par Pour nous, ce n'\'e9taient point de grands amiraux, avec des titres, des dignit\'e9s, mais de bons amis \'e0 qui nous donnions de pr\'e9f\'e9rence notre affection et notre estime. +\par +\par Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous n'y auriez pas trouv\'e9 un seul jeune gar\'e7on qui ne br\'fbl\'e2t du d\'e9sir de partir avec eux sous le pavillon \'e0 croix rouge. +\par +\par Mais, maintenant la paix \'e9tait venue, et les flottes, qui avaient balay\'e9 le canal de la M\'e9diterran\'e9e, \'e9taient immobiles et d\'e9sarm\'e9es dans nos ports. +\par +\par Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du c\'f4t\'e9 de la mer. +\par +\par D\'e9sormais, c'\'e9tait \'e0 Londres que je pensais le jour, de Londres que je r\'eavais la nuit, l'immense cit\'e9, s\'e9jour des savants et des puissants, d'o\'f9 venaient ce flot incessant de voitures, ces foules de pi\'e9tons poudreux qui d\'e9 +filaient sans interruption devant notre fen\'eatre. +\par +\par Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se pr\'e9senta le premier \'e0 moi. +\par +\par Aussi, \'e9tant tout jeune gar\'e7on, je me figurais d'ordinaire la cit\'e9 comme une \'e9curie }{\i gig}{antesque o\'f9 fourmillaient les voitures, et d'o\'f9 elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la campagne. +\par +\par Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que l\'e0 habitaient les gens de sports athl\'e9tiques. Mon p\'e8re me dit que l\'e0 vivaient les chefs de la marine\~; ma m\'e8re que c'\'e9tait l\'e0 que vivaient son fr\'e8 +re et les amis des grands personnages. +\par +\par Aussi, en arrivai-je \'e0 \'eatre d\'e9vor\'e9 d'impatience de voir les merveilles de ce c\'9cur de l'Angleterre. +\par +\par Cette venue de mon oncle, c'\'e9tait donc la lumi\'e8re se frayant passage \'e0 travers les t\'e9n\'e8bres et pourtant, j'osais \'e0 peine esp\'e9rer qu'il consentirait \'e0 m'introduire, avec lui, dans ces sph\'e8res sup\'e9rieures o\'f9 il vivait. + +\par +\par Toutefois, ma m\'e8re avait tant de confiance en la bont\'e9 naturelle de mon oncle, ou dans son \'e9loquence \'e0 elle, qu'elle avait d\'e9j\'e0 commenc\'e9 en secret \'e0 faire des pr\'e9paratifs pour mon d\'e9part. +\par +\par Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait \'e0 mon esprit l\'e9ger, elle \'e9tait un v\'e9ritable supplice pour le caract\'e8re vif et ardent du petit Jim. +\par +\par Quelques jours seulement apr\'e8s l'arriv\'e9e de la lettre de mon oncle, nous all\'e2mes faire un tour sur les dunes, et ce fut alors que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au c\'9cur. +\par +\par \endash Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney\~? Je forge un fer \'e0 cheval, je le courbe, je le rogne, je rel\'e8ve les bouts, j'y perce cinq trous et puis c'est fini. Alors, \'e7a recommence et \'e7 +a recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer\~; je lime un sabot ou deux et voil\'e0 la besogne de la journ\'e9e termin\'e9e et les jours succ\'e8dent aux jours +, sans le moindre changement. N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde\~? +\par +\par Je le regardai, je consid\'e9rai sa fi\'e8re figure d'aigle, sa haute taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux b\'e2ti. +\par +\par \endash L'arm\'e9e ou la marine, voil\'e0 votre vraie place, Jim. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui est fort bien, s'\'e9cria-t-il. Si vous entrez dans la marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang d'officier et vous n'y aurez qu'\'e0 commander. Tandis que moi, si j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est n\'e9 + pour ob\'e9ir. +\par +\par \endash Un officier re\'e7oit les ordres de ceux qui sont plac\'e9s au-dessus de lui. +\par +\par \endash Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa t\'eate. J'ai vu ici \'e0 l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques ann\'e9es. Il nous a montr\'e9, dans la salle commune, son dos tout d\'e9coup\'e9 par le fouet du contrema\'eetre. + +\par +\par \endash Qui l'a command\'e9\~? ai-je demand\'e9. +\par +\par \endash Le capitaine, r\'e9pondit-il. +\par +\par \endash Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tu\'e9 sur le coup\~? +\par +\par \endash La vergue, dit-il. +\par +\par \endash Eh bien, si j'avais \'e9t\'e9 \'e0 votre place, j'aurais pr\'e9f\'e9r\'e9 cela, ai-je dit. +\par +\par Et c'\'e9tait la v\'e9rit\'e9. +\par +\par \endash Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le c\'9cur quelque chose qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige \'e0 parler franchement. +\par +\par \endash Je le sais, vous \'eates aussi fier que Lucifer. +\par +\par \endash Je suis n\'e9 ainsi, Roddy et je ne puis \'eatre autrement. La vie me serait plus ais\'e9e si je le pouvais. J'ai \'e9t\'e9 fait pour \'eatre mon propre ma\'eetre et il n\rquote y a qu'un endroit au monde o\'f9 je puisse esp\'e9rer l'\'eatre. + +\par +\par \endash Quel est-il, Jim\~? +\par +\par \endash C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parl\'e9, que je me sens capable d'y trouver mon chemin d'un bout \'e0 l'autre. Elle se pla\'eet \'e0 en parler, autant que moi \'e0 l'entendre. J'ai tout le plan dans ma t\'eate. Je vois en quelque sorte o +\'f9 sont les th\'e9\'e2tres, dans quel sens coule le fleuve, o\'f9 se trouve l'habitation du roi, o\'f9 se trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. Je pourrais me faire un nom \'e0 Londres. +\par +\par \endash Comment\~? +\par +\par \endash Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai aussi. \'ab\~Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera pour vous.\~\'bb Voil\'e0 ce qu'il dit tout le temps et ce que r\'e9p\'e8te mon oncle. Mais pourquoi attendre\~ +? Mon Roddy, je ne resterai pas plus longtemps dans ce petit village \'e0 me ronger le c\'9cur. Je laisserai mon tablier derri\'e8re moi. J'irai chercher fortune \'e0 Londres et quand je reviendrai \'e0 Friar's Oak, ce sera dans l'\'e9 +quipage de ce gentleman que voil\'e0. +\par +\par Tout en parlant, il \'e9tendit la main vers une voiture de couleur cramoisie qui arrivait par la route de Londres, tra\'een\'e9e par deux juments baies attel\'e9es en tandem. +\par +\par Les r\'eanes et les harnais \'e9taient de couleur faon clair. Le gentleman qui conduisait portait un costume assorti \'e0 cette teinte et derri\'e8re lui se tenait un valet en livr\'e9e de couleur fonc\'e9e. +\par +\par L'\'e9quipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussi\'e8re et je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et p\'e2le figure du ma\'eetre, ainsi que les traits bruns et recroquevill\'e9s du domestique. +\par +\par Je n'aurais pas pens\'e9 \'e0 eux une minute de plus, si au moment o\'f9 nous rev\'eenmes dans le village, nous n'avions pas aper\'e7u de nouveau la voiture. Elle \'e9tait arr\'eat\'e9e devant l'auberge et les palefreniers s'occupaient \'e0 d\'e9 +teler les chevaux. +\par +\par \endash Jim, m'\'e9criai-je, je crois que c'est mon oncle. +\par +\par Et je m'\'e9lan\'e7ai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la direction de la maison. +\par +\par Le domestique \'e0 figure brune \'e9tait debout devant la porte. Il tenait un coussin sur lequel \'e9tait \'e9tendu un petit chien de manchon \'e0 la fourrure soyeuse. +\par +\par \endash Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus douce, la plus engageante, mais me tromp\'e9-je en supposant que c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre \'e0 + Mistress Stone ce billet que son fr\'e8re, sir Charles Tregellis, vient de confier \'e0 mes soins. +\par +\par Je fus compl\'e8tement abasourdi par les fioritures du langage de cet homme\~; cela ressemblait si peu \'e0 tout ce que j'avais entendu\~! +\par +\par Il avait la figure ratatin\'e9e, de petits yeux noirs tr\'e8s fureteurs, dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de la maison et de ma m\'e8re dont la figure \'e9tonn\'e9e se voyait \'e0 la fen\'eatre. +\par +\par Mes parents \'e9taient r\'e9unis au salon\~; ma m\'e8re nous lut le billet qui \'e9tait ainsi con\'e7u\~: +\par +\par \'ab\~Ma ch\'e8re Mary, +\par +\par \'ab\~J'ai fait halte \'e0 l'auberge, parce que je suis quelque peu ravag\'e9 par la poussi\'e8re de vos routes du Sussex. +\par +\par \'ab\~Un bain \'e0 la lavande me remettra sans doute dans un \'e9tat convenable pour pr\'e9senter mes compliments \'e0 une dame. +\par +\par \'ab\~En attendant, je vous envoie Fidelio en otage. +\par +\par \'ab\~Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, o\'f9 vous aurez mis six gouttes de bon brandy. +\par +\par \'ab\~Jamais il n'exista une cr\'e9ature plus aimante ou plus fid\'e8le. +\par +\par \'ab\~Toujours \'e0 toi. +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\'ab\~CHARLES\~\'bb +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\endash Qu'il entre, qu'il entre\~! s'\'e9cria mon p\'e8re avec un empressement cordial et en courant \'e0 la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun a son go\'fbt. Six gouttes \'e0 + la demi-pinte, \'e7a me fait l'effet d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, vous l'aurez ainsi. +\par +\par Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses traits reprirent aussit\'f4t le masque impassible du serviteur attentif et respectueux. +\par +\par \endash Monsieur, vous commettez une l\'e9g\'e8re m\'e9prise, si vous me permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai l'honneur d'\'eatre le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour Fidelio, il est l\'e0 sur ce coussin. +\par +\par \endash Ah\~! c'est le chien, s'\'e9cria mon p\'e8re \'e9c\'9cur\'e9. Posez moi \'e7a par terre \'e0 c\'f4t\'e9 du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de chr\'e9tiens doivent s'en priver\~? +\par +\par \endash Chut\~! Anson, dit ma m\'e8re, en prenant le coussin. Vous direz \'e0 Sir Charles qu'on se conformera \'e0 ses d\'e9sirs et que nous sommes pr\'eats \'e0 le recevoir d\'e8s qu'il jugera \'e0 propos de venir. +\par +\par L'homme s'\'e9loigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint bient\'f4t portant un panier plat de couleur brune. +\par +\par \endash C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la table\~? Sir Charles a pour habitude de go\'fbter \'e0 certains plats et de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les apporter quand nous allons en visite. +\par +\par Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de verreries et d'argenteries \'e9blouissantes et garnie de plats app\'e9tissants. +\par +\par Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon p\'e8re fut aussi charm\'e9 que moi de le voir faire. +\par +\par \endash Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le c\'9cur aussi solide que les doigts agiles, dit mon p\'e8re. N'avez-vous jamais d\'e9sir\'e9 l'honneur de servir votre pays\~? +\par +\par \endash Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et je ne d\'e9sire point avoir d'autre ma\'eetre, r\'e9pondit-il. Mais je vais \'e0 l'auberge chercher son n\'e9cessaire de toilette, et alors tout sera pr\'eat. +\par +\par Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il tenait sous le bras, et il \'e9tait suivi \'e0 quelque distance par le gentleman dont l'arriv\'e9e avait produit tous ces embarras. +\par +\par La premi\'e8re impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans la chambre, fut que l'un de ses yeux \'e9tait enfl\'e9 de fa\'e7on \'e0 avoir le volume d'une pomme. +\par +\par Je perdis la respiration \'e0 la vue de cet \'9cil monstrueux, \'e9tincelant. Mais bient\'f4t, je m'aper\'e7us qu'il avait plac\'e9 par-devant un verre rond qui le grossissait de cette mani\'e8re. +\par +\par Il nous regarda l'un apr\'e8s l'autre, puis, il s'inclina bien gracieusement devant ma m\'e8re et lui donna un baiser sur la joue. +\par +\par \endash Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma ch\'e8re Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne vous a trait\'e9e d'une fa\'e7on + merveilleusement favorable et que je serais fier de voir ma jolie s\'9cur sur le Mail\'85 Je suis votre serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main \'e0 mon p\'e8re. Pas plus tard que la semaine derni\'e8re, j'ai eu l'honneur de d\'ee +ner avec mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profit\'e9 de l'occasion pour citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a gard\'e9 le souvenir \'e0 l'Amiraut\'e9, Monsieur, et j'esp\'e8re qu'on ne tardera pas \'e0 + vous revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze o\'f9 vous serez le ma\'eetre\'85 Ainsi donc, voici mon neveu\~? +\par +\par Il mit les mains sur mes \'e9paules, d'un geste plein de bienveillance, et me consid\'e9ra des pieds \'e0 la t\'eate. +\par +\par \endash Quel \'e2ge avez-vous, neveu\~? demanda-t-il. +\par +\par \endash Dix-sept ans. +\par +\par \endash Vous paraissez plus \'e2g\'e9. On vous en donnerait dix-huit, au moins. Je le trouve tr\'e8s passable, Mary, tout \'e0 + fait passable. Il lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien qu'une haie en fleurs au mois de mai. +\par +\par Ainsi, moins d'une minute apr\'e8s son entr\'e9e, il s'\'e9tait mis en bons termes avec chacun de nous, et cela avec tant de gr\'e2ce, tant d'aisance qu'on e\'fbt dit qu'il nous fr\'e9quentait tous depuis des ann\'e9es. +\par +\par Je pus l'examiner \'e0 loisir, tandis qu'il restait debout sur le tapis du foyer, entre ma m\'e8re et mon p\'e8re. +\par +\par Il \'e9tait de tr\'e8s haute taille, avec des \'e9paules bien faites, la taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure p\'e2le, de beaux traits, le menton saillant, le nez tr\'e8 +s aquilin, de grands yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un \'e9clair de malice. +\par +\par Il portait un habit d'un brun fonc\'e9 dont le collet montait jusqu'\'e0 ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux. +\par +\par Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'\'e0 chaque mouvement ils brillaient. +\par +\par Son gilet \'e9tait de velours noir, ouvert en haut de mani\'e8re \'e0 montrer un devant de chemise brod\'e9 que surmontait une cravate, large, blanche, plate, qui l'obligeait \'e0 tenir sans cesse le cou tendu. +\par +\par Il avait une allure d\'e9gag\'e9e, avec un pouce dans l'entournure et deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet. +\par +\par En l'examinant, j'eus un mouvement de fiert\'e9 \'e0 penser que cet homme, aux mani\'e8res si ais\'e9es et si dominatrices, \'e9tait mon proche parent et je pus lire la m\'eame pens\'e9e dans l'expression des regards de ma m\'e8 +re, tandis qu'elle les tournait vers lui. +\par +\par Pendant tout ce temps-l\'e0, Ambroise \'e9tait rest\'e9 pr\'e8s de la porte, immobile comme une statue, \'e0 costume sombre, \'e0 figure de bronze, tenant toujours sous le bras la caisse \'e0 monture d'argent. Il fit alors quelques pas dans la chambre. + +\par +\par \endash Vous conduirai-je \'e0 votre chambre \'e0 coucher, Sir Charles\~? demanda-t-il. +\par +\par \endash Ah\~! excusez-moi, ma ch\'e8re Mary, s'\'e9cria mon oncle, je suis assez vieille mode pour avoir des principes\'85 ce qui est, je l'avoue, un anachronisme en ce si\'e8cle de laisser-aller. L'un d'eux est de ne jamais perdre de vue ma }{\i +batterie de toilette}{, quand je suis en voyage. J'aurais grand peine \'e0 oublier le supplice que j'ai endur\'e9, il y a quelques ann\'e9es, pour avoir n\'e9glig\'e9 cette pr\'e9caution. Je rendrai justice \'e0 Ambroise, en reconnaissant que c'\'e9 +tait avant qu'il se charge\'e2t de mes affaires. Je fus contraint de porter deux jours de suite les m\'eames manchettes. Le troisi\'e8me, mon gaillard fut si \'e9mu de ma situation qu'il fondit en larmes et produisit une paire qu'il m'avait d\'e9rob\'e9e. + +\par +\par Il avait l\rquote air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait p\'e9tillante dans ses yeux. +\par +\par Il tendit sa tabati\'e8re ouverte \'e0 mon p\'e8re, tandis qu'Ambroise suivait ma m\'e8re hors de la pi\'e8ce. +\par +\par \endash Vous prenez rang dans une illustre soci\'e9t\'e9, en plongeant l\'e0 votre pouce et votre index, dit-il. +\par +\par \endash Vraiment, Monsieur\~? dit mon p\'e8re bri\'e8vement. +\par +\par \endash Ma tabati\'e8re est \'e0 votre service puisque nous sommes apparent\'e9 +s par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu acc +\'e8s, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de France, et lord Hawkesbury. J'ai pens\'e9 parfois que j'avais \'e9t\'e9 un peu trop empress\'e9 pour Lord Hawkesbury. +\par +\par \endash Je suis immens\'e9ment touch\'e9 de cet honneur, Monsieur, dit mon p\'e8re en regardant d'un air m\'e9fiant par-dessous ses sourcils en broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux p\'e9 +tillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir. +\par +\par \endash Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un homme a sa tabati\'e8re \'e0 offrir\~; ni l'un ni l'autre ne doivent s'offrir \'e0 la l\'e9g\'e8re. C'est une faute contre le go\'fbt, j'irai m\'eame jusqu'\'e0 dire contre les bonnes m +\'9curs. L'autre jour, pas plus tard, comme j'\'e9tais install\'e9 chez Wattier, ayant pr\'e8s de moi, sur ma table, tout ouverte ma tabati\'e8re de }{\i macouba}{ premier choix, un \'e9v\'eaque irlandais y fourra ses doigts impudents\~: \'ab\~Gar\'e7 +on, m'\'e9criai-je, ma tabati\'e8re a \'e9t\'e9 salie. Faites-la dispara\'eetre.\~\'bb L'individu n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais cette classe de la soci\'e9t\'e9 doit \'eatre tenue \'e0 la distance convenable. +\par +\par \endash Un \'e9v\'eaque\~! s'\'e9cria mon p\'e8re, vous marquez bien haut votre ligne de d\'e9marcation. +\par +\par \endash Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais d\'e9sirer une meilleure \'e9pitaphe sur ma tombe. +\par +\par Pendant ce temps, ma m\'e8re \'e9tait descendue et l\rquote on se mit \'e0 table. +\par +\par \endash Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa direction et je suis tenu de me d\'e9rober \'e0 vos +excellentes cuisines de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voil\'e0 \'e0 quoi se r\'e9duit la chiche nourriture que me permet cet \'c9cossais. +\par +\par \endash Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les vents levantins soufflent en force, dit mon p\'e8re. Du porc sal\'e9 et des biscuits pleins de vers avec une c\'f4 +te de mouton de Barbarie bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors \'e0 votre r\'e9gime de je\'fbne. +\par +\par Aussit\'f4t mon oncle se mit \'e0 faire des questions sur le service \'e0 la mer. +\par +\par Pendant tout le repas, mon p\'e8re lui donna des d\'e9tails sur le Nil, sur le blocus de Toulon, sur le si\'e8ge de G\'eanes, sur tout ce qu'il avait vu et fait. Mais pour peu qu'il h\'e9sit\'e2t sur le choix d'un mot, mon oncle le lui sugg\'e9rait aussit +\'f4t et il n'\'e9tait pas ais\'e9 de voir lequel des deux s'entendait le mieux \'e0 l\rquote affaire. +\par +\par \endash Non, je ne lis pas ou je lis tr\'e8s peu, dit-il quand mon p\'e8re eut exprim\'e9 son \'e9tonnement de le voir si bien au fait. La v\'e9rit\'e9 est que je ne saurais prendre un imprim\'e9 sans y trouver une allusion \'e0 moi\~: \'ab\~ +Sir Ch. T. fait ceci\~\'bb ou \'ab\~Sir Ch. T. dit cela\~\'bb. Aussi, ai-je cess\'e9 de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma situation, les connaissances vous viennent d'elles-m\'eames. Dans la matin\'e9e, c'est le duc d'York qui me parle de l'arm\'e9 +e. Dans l'apr\'e8s-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en sorte que je n'ai gu\'e8re besoin du }{\i Times}{ ou du }{\i Morning-Chronicle}{. +\par +\par Cela l'entra\'eena \'e0 parler du grand monde de Londres, \'e0 donner \'e0 mon p\'e8re des d\'e9tails sur les hommes qui \'e9taient ses chefs \'e0 l'Amiraut\'e9, \'e0 ma m\'e8re, des d\'e9 +tails sur les belles de la ville, sur les grandes dames de chez Almack. +\par +\par Il s'exprimait toujours dans le m\'eame langage fantaisiste, si bien qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au s\'e9rieux. Je crois qu'il \'e9tait flatt\'e9 de l'impression qu'il nous produisait en nous tenant suspendus \'e0 ses l\'e8vres. +\par +\par Il avait sur certains une opinion favorable, d\'e9favorable sur d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le personnage le plus \'e9lev\'e9 dans son estime, celui qui devait servir de mesure pour tous, n'\'e9 +tait autre que sir Charles Tregellis en personne. +\par +\par \endash Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela s'entend, et m\'eame avec vous, je ne saurais parler en toute franchise, \'e9tant avec lui sur le pied d'une intimit\'e9 confidentielle. +\par +\par \endash Que Dieu le b\'e9nisse et le garde de tout mal\~! s'\'e9cria mon p\'e8re. +\par +\par \endash On est charm\'e9 de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il faut venir \'e0 la campagne pour trouver le loyalisme sinc\'e8 +re, car a la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me suis toujours donn\'e9 pour son fils. Il aime \'e0 se dire que le Prince a dans son entourage un homme de go\'fbt. + +\par +\par \endash Et le Prince, demanda ma m\'e8re, a-t-il bonne tournure\~? +\par +\par \endash C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. Et il n'est pas d\'e9pourvu de go\'fbt dans l'habillement, bien qu'il ne tarde pas \'e0 tomber dans la n\'e9gligence, si je reste longtemps loin de lui. + Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son habit. +\par +\par \'c0 ce moment-l\'e0, nous \'e9tions tous assis devant le feu, car la soir\'e9e \'e9tait devenue d'un froid glacial. +\par +\par La lampe \'e9tait allum\'e9e, ainsi que la pipe de mon p\'e8re. +\par +\par \endash Je suppose, dit-il, que c'est votre premi\'e8re visite \'e0 Friar's Oak\~? +\par +\par La physionomie de mon oncle prit aussit\'f4t une expression de gravit\'e9 s\'e9v\'e8re. +\par +\par \endash C'est ma premi\'e8re visite depuis bien des ann\'e9es, dit-il. La derni\'e8re fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est peu probable que j'en perde le souvenir. +\par +\par Je savais qu'il parlait de sa visite \'e0 la Falaise royale \'e0 l'\'e9poque de l'assassinat et je vis \'e0 la figure de ma m\'e8re qu'elle savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon p\'e8re +n'avait jamais entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubli\'e9e. +\par +\par \endash Vous \'e9tiez-vous install\'e9 \'e0 l'auberge\~? +\par +\par \endash J'\'e9tais descendu chez l'infortun\'e9 Lord Avon. C'\'e9tait \'e0 l'\'e9poque o\'f9 il fut accus\'e9 d'avoir \'e9gorg\'e9 son fr\'e8re cadet et o\'f9 il s'enfuit du pays. +\par +\par Nous gard\'e2mes tous le silence. +\par +\par Mon oncle resta le menton appuy\'e9 sur sa main, regardant le feu, d'un air pensif. +\par +\par Je n'ai aujourd'hui encore qu'\'e0 fermer les yeux pour le revoir, sa fi\'e8re et belle figure illumin\'e9e par la flamme, pour revoir aussi mon bon p\'e8re, bien f\'e2ch\'e9 d'avoir r\'e9veill\'e9 un souvenir aussi terrible et lui lan\'e7 +ant de petits coups d'\'9cil entre les bouff\'e9es de sa pipe. +\par +\par \endash Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est certainement arriv\'e9 de perdre, par une bataille, par un naufrage, un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser \'e0 lui, sous l'influence journali\'e8 +re de la vie, et puis de voir son souvenir se r\'e9veiller soudain, par un mot, par un d\'e9tail qui vous reporte au pass\'e9, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi cuisant qu'au premier jour de votre perte. +\par +\par Mon p\'e8re approuva d'un signe de t\'eate. +\par +\par \endash Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis li\'e9 d'amiti\'e9 enti\'e8re avec aucun homme \endash je ne parle pas des femmes \endash si ce n'est cette fois-l\'e0. Lord Avon et moi, nous \'e9tions \'e0 peu pr\'e8s du m\'eame \'e2 +ge. il \'e9tait peut-\'eatre mon a\'een\'e9 de quelques ann\'e9es, mais nos go\'fbts, nos id\'e9es, nos caract\'e8res \'e9taient analogues, si ce n'est qu'il avait un certain air de fiert\'e9 que je n'ai jamais trouv\'e9 chez aucun autre. En laissant de c +\'f4t\'e9 les petites faiblesses d'un jeune homme riche et \'e0 la mode, les indiscr\'e9tions d'une jeunesse dor\'e9e, j'aurais pu jurer qu'il \'e9tait aussi honn\'eate qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus. +\par +\par \endash Alors comment est-il arriv\'e9 \'e0 commettre un tel crime\~! demanda mon p\'e8re. +\par +\par Mon oncle hocha ta t\'eate. +\par +\par \endash Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle se pr\'e9sente plus nettement que jamais \'e0 mon esprit. +\par +\par Toute l\'e9g\'e8ret\'e9 avait disparu de ses mani\'e8res et il \'e9tait devenu soudain un homme m\'e9lancolique et s\'e9rieux. +\par +\par \endash Est-il certain qu'il l\rquote a commis, Charles\~? demanda ma m\'e8re. +\par +\par Mon oncle haussa les \'e9paules. +\par +\par \endash Je voudrais parfois penser qu'il n'en f\'fbt pas ainsi. Je crus parfois que ce fut son orgueil m\'eame, exasp\'e9r\'e9 jusqu'\'e0 la rage, qui l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme que nous avions perdue. +\par +\par \endash Non, r\'e9pondit mon p\'e8re, je n'en ai jamais entendu parler. +\par +\par \endash Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous n'ayons jamais su comment elle se termina. +\par +\par \'ab\~Nous avions jou\'e9 tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, son fr\'e8re, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi. +\par +\par \'ab\~Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait pas de la meilleure r\'e9putation et qu'il \'e9tait presque enti\'e8rement aux mains des pr\'eateurs juifs. +\par +\par \'ab\~Sir Lothian s'est acquis depuis un renom d\'e9shonorant \endash c'est m\'eame Sir Lothian qui a tu\'e9 Lord Carton d'une balle, dans l'affaire de Chalk Farm \endash mais \'e0 cette \'e9poque-l\'e0, il n'y avait rien \'e0 lui reprocher. +\par +\par \'ab\~Le plus \'e2g\'e9 de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jou\'e2mes sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'\'e0 ce que le capitaine eut gagn\'e9 tout l\rquote argent sur table. Nous \'e9tions tous entam\'e9s, mais notre h\'f4te l'\'e9 +tait encore beaucoup plus que nous. +\par +\par \'ab\~Cette nuit-l\'e0, je vais vous dire des choses qu'il me serait p\'e9nible de r\'e9p\'e9ter devant un tribunal, je me sentais agit\'e9 hors d'\'e9tat de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois. +\par +\par \'ab\~Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva \'e0 mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui venait du c\'f4t\'e9 de la chambre occup\'e9 +e par le capitaine Barrington. +\par +\par \'ab\~Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le corridor. +\par +\par \'ab\~Sans allumer de lumi\'e8re, j'ouvris ma porte et je jetai un regard au dehors, croyant que quelqu'un s'\'e9tait trouv\'e9 mal. C'\'e9tait Lord Avon qui se dirigeait vers moi. +\par +\par \'ab\~D'une main, il tenait une chandelle d\'e9go\'fbtante. De l'autre, il portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son m\'e9tallique. +\par +\par \'ab\~Sa figure \'e9tait d\'e9compos\'e9e, boulevers\'e9e \'e0 tel point que ma question se gla\'e7a sur mes l\'e8vres. +\par +\par \'ab\~Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et ferma sa porte sans bruit. +\par +\par \'ab\~Le lendemain, en me r\'e9veillant, je le trouvai pr\'e8s de mon lit. +\par +\par \'ab\~\endash Charles, dit-il, je ne puis supporter l'id\'e9e que vous ayez perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table. +\par +\par \'ab\~Vainement je r\'e9pondis par des \'e9clats de rire \'e0 sa d\'e9licatesse exag\'e9r\'e9e. Vainement je lui d\'e9clarai que si j'avais gagn\'e9, j'aurais ramass\'e9 mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver \'e9 +trange que je n'eusse point le droit de payer apr\'e8s avoir perdu. +\par +\par \'ab\~\endash Ni moi ni mon fr\'e8re, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est l\'e0. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez. +\par +\par \'ab\~Il ne voulut entendre aucune raison et s'\'e9lan\'e7a comme un fou hors de la chambre. Mais peut-\'eatre ces d\'e9tails vous sont-ils connus et Dieu sait comme ils me sont p\'e9nibles \'e0 rappeler. +\par +\par Mon p\'e8re restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe fumante qu'il tenait \'e0 la main. +\par +\par \endash Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste. +\par +\par \endash Eh bien\~! soit. J'avais achev\'e9 ma toilette en une heure, a peu pr\'e8s, car en ce temps-l\'e0, j'\'e9tais moins exigeant qu'aujourd'hui et je me retrouvais avec sir Lothian Hume au d\'e9jeuner. Il avait \'e9t\'e9 t\'e9moin de la m\'eame sc +\'e8ne que moi. Il avait h\'e2te de voir le capitaine Barrington et de s'enqu\'e9rir pourquoi il avait charg\'e9 son fr\'e8re de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, quand tout \'e0 coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je vis +\'85 +\par +\par Mon oncle \'e9tait devenu tr\'e8s p\'e2le tant ce souvenir \'e9tait distinct. Il passa la main sur ses yeux. +\par +\par \'ab\~Le plafond \'e9tait d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et \'e7\'e0 et l\'e0 des fentes noires et de chacune de ces fentes\'85 Mais voil\'e0 qui vous donnerait des r\'eaves, Mary. Je me bornerai \'e0 dire que je m'\'e9lan\'e7 +ai dans l'escalier qui conduisait directement \'e0 la chambre du capitaine. Nous l'y trouv\'e2mes gisant, la gorge coup\'e9e si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait \'e0 + Lord Avon. On trouva dans les doigts crisp\'e9s du mort une manchette brod\'e9e. Elle appartenait \'e0 Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers charbonn\'e9s. Ces papiers appartenaient \'e0 Lord Avon. \'d4 mon pauvre ami\~! \'e0 quel degr\'e9 + de folie avez-vous d\'fb arriver pour commettre une pareille action\~? +\par +\par \endash Et qu'a dit Lord Avon\~? s'\'e9cria mon p\'e8re. +\par +\par \endash Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arr\'eater, jusqu'au moment o\'f9 se ferait une enqu\'ea +te en due forme. Mais quand le tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le constable vint pour lui notifier son arrestation. +\par +\par \'ab\~On ne le trouva pas. Il avait fui. +\par +\par \'ab\~Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante \'e0 Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Am\'e9rique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume que celui o\'f9 on pourra prouver son d\'e9c\'e8 +s, car il est son plus proche parent, et jusqu'\'e0 ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni du domaine. +\par +\par Le r\'e9cit de cette sombre histoire avait jet\'e9 sur nous un froid glacial. +\par +\par Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai qu'elles \'e9taient aussi blanches que ses manchettes. +\par +\par \endash Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un air pensif. Ce n'\'e9tait point un joyeux s\'e9jour, m\'eame avant que cette affaire le rend\'eet plus sombre encore. Jamais sc\'e8ne ne fut mieux pr\'e9par\'e9e pour une telle trag +\'e9die. Mais dix-sept ans se sont pass\'e9s et peut-\'eatre m\'eame que ce terrible plafond\'85 +\par +\par \endash Il porte toujours la tache, dis-je. +\par +\par Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus \'e9tonn\'e9, car ma m\'e8re n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse nuit. +\par +\par Ils rest\'e8rent \'e0 me regarder, les yeux immobiles de stup\'e9faction, \'e0 mesure que je faisais mon r\'e9cit et mon c\'9cur s'enfla d'orgueil quand mon oncle dit que nous nous \'e9tions comport\'e9 +s vaillamment et qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre \'e2ge, capables d'une attitude aussi ferme. +\par +\par \endash Mais quant \'e0 ce fant\'f4me, dit-il, ce dut \'eatre un produit de votre imagination. C'est une facult\'e9 qui nous joue des tours \'e9tranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut les d\'e9sirer, je ne pourrais r\'e9 +pondre de ce qui m'arriverait, s'il me fallait demeurer \'e0 minuit sous ce plafond tach\'e9 de sang. +\par +\par \endash Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement que j'entends les p\'e9tillements des b\'fbches. En outre, nous n'avons pu \'eatre tromp\'e9s tous les deux. +\par +\par \endash Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous n'avez pas discern\'e9 les traits\~? +\par +\par \endash Il faisait trop noir. +\par +\par \endash Rien qu'un individu\~? +\par +\par \endash La silhouette noire d'un seul. +\par +\par \endash Et il a battu en retraite en montant l'escalier\~? +\par +\par \endash Oui. +\par +\par \endash Et il a disparu dans la muraille\~? +\par +\par \endash Oui. +\par +\par \endash Dans quelle partie de la muraille\~? dit fort haut une voix derri\'e8re nous. +\par +\par Ma m\'e8re jeta un cri. Mon p\'e8re laissa tomber sa pipe sur le tapis du foyer. +\par +\par J'avais fait demi-tour, l'haleine coup\'e9e. +\par +\par C\rquote \'e9tait le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans l\rquote ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en avant, en pleine lumi\'e8re, fixant ses yeux flamboyants sur les miens. +\par +\par \endash Que diable signifie cela\~? s'\'e9cria mon oncle. +\par +\par Il f\'fbt \'e9trange de voir s'effacer cet \'e9clair de passion du visage d'Ambroise. +\par +\par L'expression r\'e9serv\'e9e du valet la rempla\'e7a. +\par +\par Ses yeux p\'e9tillaient encore, mais, l'un apr\'e8s l'autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire. +\par +\par \endash Je vous demande pardon, sir Charles, j'\'e9tais venu voir si vous aviez des ordres \'e0 me donner et je ne voulais pas interrompre le r\'e9cit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y \'eatre laiss\'e9 entra\'eener malgr\'e9 moi. +\par +\par \endash Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-m\'eame, dit mon oncle. +\par +\par \endash Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous rappelez quelle \'e9tait ma situation vis-\'e0-vis de Lord Avon. +\par +\par Il y avait un certain accent de dignit\'e9 dans son langage. Ambroise sortit apr\'e8s s'\'eatre inclin\'e9. +\par +\par \endash Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, reprenant soudain son ton l\'e9ger. Quand un homme s'entend \'e0 pr\'e9parer une tasse de chocolat, \'e0 faire un n\'9cud de cravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit \'e0 + quelque consid\'e9ration. Le fait est que le pauvre gar\'e7on \'e9tait le domestique de Lord Avon, qu'il \'e9tait \'e0 la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai parl\'e9 et qu'il est tr\'e8s d\'e9vou\'e9 \'e0 son ancien ma\'ee +tre. Mais voila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma s\'9cur, et maintenant, si vous le pr\'e9f\'e9rez, nous reviendrons aux toilettes de la comtesse Li\'e9ven et aux comm\'e9rages de Saint-James. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889119}VI \endash SUR LE SEUIL{\*\bkmkend _Toc89889119} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Ce soir-l\'e0, mon p\'e8re m'envoya de bonne heure au lit, malgr\'e9 mon vif d\'e9sir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon attention. +\par +\par Sa figure, ses mani\'e8res, la fa\'e7on grandiose et imposante dont il faisait aller et venir ses mains blanches, son air de sup\'e9riorit\'e9 ais\'e9e, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'\'e9tonnait, m'\'e9merveillait. Mais, ainsi + que je le sus plus tard, la conversation devait rouler sur moi-m\'eame, sur mon avenir. +\par +\par Cela fut cause qu'on m'exp\'e9dia dans ma chambre, o\'f9 m'arrivait tant\'f4t la basse profonde de la voix paternelle, tant\'f4t la voix richement timbr\'e9e de mon oncle, et aussi, de temps \'e0 autre, le doux murmure de la voix de ma m\'e8re. +\par +\par J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain r\'e9veill\'e9 par le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par l'\'e9treinte de deux bras chauds. +\par +\par La joue de ma m\'e8re \'e9tait contre la mienne. +\par +\par J'entendais tr\'e8s bien la d\'e9tente de ses sanglots et dans l'obscurit\'e9 je sentais le frisson et le tremblement qui l'agitaient. Une faible lueur filtrait \'e0 travers les lames de la jalousie et me permettait de voir qu'elle \'e9tait v\'ea +tue de blanc et que sa chevelure noire \'e9tait \'e9parse sur ses \'e9paules. +\par +\par \endash Vous ne nous oublierez pas, Roddy\~? Vous ne nous oublierez pas\~? +\par +\par \endash Pourquoi, ma m\'e8re\~? Qu'y a-t-il\~? +\par +\par \endash Votre oncle, Roddy\'85 Il va vous emmener, vous enlever \'e0 nous. +\par +\par \endash Quand cela, ma m\'e8re\~? +\par +\par \endash Demain. +\par +\par Que Dieu me pardonne, mais mon c\'9cur bondit de joie, tandis que le sien, qui \'e9tait tout contre, se brisait de douleur. +\par +\par \endash Oh\~! ma m\'e8re, m'\'e9criai-je. \'c0 Londres\~? +\par +\par \endash \'c0 Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous pr\'e9senter au Prince de Galles. Le lendemain, \'e0 Londres, o\'f9 vous serez en pr\'e9sence de ces grands personnages, o\'f9 vous devrez apprendre \'e0 + regarder de haut ces pauvres gens, ces simples cr\'e9atures aux m\'9curs d'autrefois, votre p\'e8re et votre m\'e8re. +\par +\par Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si fort que malgr\'e9 l'amour-propre et l'\'e9 +nergie de mes dix-sept ans, et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre chagrin finit par faire place aux rires. +\par +\par \endash Charles serait flatt\'e9 s'il voyait quel accueil gracieux nous faisons \'e0 sa bont\'e9, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous allez certainement le r\'e9veiller. +\par +\par \endash Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis-je. +\par +\par \endash Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se faire que ce soit l\'e0 votre unique et plus grande chance dans la vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre votre nom mentionn\'e9 + parmi ceux des puissants amis de Charles. Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez entendu raconter, ce soir, \'e0 quelles suites terribles cela peut conduire. +\par +\par \endash Je vous le promets, ma m\'e8re. +\par +\par \endash Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy\~? Vous \'eates jeune et vous n'en avez pas l'habitude. +\par +\par \endash Oui, ma m\'e8re. +\par +\par \endash Et aussi contre les actrices, Roddy\~? Et puis, vous n'\'f4terez point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez \'e0 votre toilette, Roddy, de mani\'e8re \'e0 faire honneur \'e0 + votre oncle, car c'est une des choses qui ont le plus contribu\'e9 \'e0 sa r\'e9putation. Vous n'aurez qu\rquote \'e0 vous conformer \'e0 ses conseils. Mais, s'il se pr\'e9sente des moments o\'f9 + vous ne soyez pas en rapport avec de grands personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre habit bleu, il ferait votre \'e9t\'e9 repass\'e9 et rebord\'e9 +. J'ai sorti vos habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec les souliers \'e0 +boucles. Faites bien attention en marchant dans les rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et n'oubliez pas vos pri\'e8res du soir, oh\~! mon cher gar\'e7on, car l' +\'e9poque des tentations approche et je ne serai plus aupr\'e8s de vous pour vous encourager. +\par +\par Ce fut ainsi que ma m\'e8re, me tenant enlac\'e9 dans ses bras bien doux et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de l'autre, afin de me pr\'e9parer \'e0 l'importante \'e9preuve qui m'attendait. +\par +\par Mon oncle ne parut pas le lendemain au d\'e9jeuner, mais Ambroise lui pr\'e9para une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans sa chambre. +\par +\par Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il \'e9tait si beau avec sa chevelure fris\'e9e, ses dents bien blanches, son monocle \'e0 effet bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux rieurs, que je ne pouvais d\'e9tacher de lui mes regards. + +\par +\par \endash Eh bien\~! mon neveu, s'\'e9cria-t-il, que dites-vous de la perspective de venir \'e0 la ville avec moi\~? +\par +\par \endash Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de l'int\'e9r\'eat que vous me t\'e9moignez. +\par +\par \endash Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit \'eatre des plus distingu\'e9s pour \'eatre en harmonie avec tout ce qui m'entoure. +\par +\par \endash C'est une b\'fbche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit mon p\'e8re. +\par +\par \endash Nous commencerons par en faire une b\'fbche polie et alors, nous n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez constamment viser \'e0 \'eatre dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire de richesse, vous m'entendez. La richesse \'e0 + elle seule ne suffit point. Price le Dor\'e9 a quarante mille livres de rente, mais il s'habille d'une fa\'e7on d\'e9plorable, et je vous assure qu'en le voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure me choq +ua si fort que je fus oblig\'e9 d'entrer chez Vernet pour prendre un brandy \'e0 l'orange. Non, c'est une affaire de go\'fbt naturel, \'e0 quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de gens plus exp\'e9riment\'e9s que vous. +\par +\par \endash Je crains, Charles, dit ma m\'e8re, que la garde-robe de Roddy ne soit d'un campagnard. +\par +\par \endash Nous aurons bient\'f4t pourvu \'e0 cela, d\'e8s que nous serons arriv\'e9s \'e0 la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de faire pour lui, r\'e9pondit mon oncle. Nous le tiendrons \'e0 l'\'e9cart jusqu'\'e0 ce qu'i +l ait quelques habits \'e0 mettre. +\par +\par Cette fa\'e7on de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de la rougeur aux joues de ma m\'e8re, mais mon oncle s'en aper\'e7ut \'e0 l'instant, car il avait le coup d'\'9cil le plus prompt \'e0 remarquer les moindres bagatelles. +\par +\par \endash Ces habits sont tr\'e8s convenables, \'e0 Friar's Oak, ma s\'9cur Mary, dit-il. N\'e9anmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, je me charge de r\'e9gler l'affaire. +\par +\par \endash Combien faut-il par an \'e0 un jeune homme, demanda mon p\'e8re, pour s'habiller\~? +\par +\par \endash Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme \'e0 la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, r\'e9pondit mon oncle. +\par +\par Je vis la figure de mon pauvre p\'e8re s'allonger. +\par +\par \endash Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit oblig\'e9 de garder ses habits faits \'e0 la campagne. M\'eame avec l'argent de mes parts de prise\'85 +\par +\par \endash Bah\~! bah\~! s'\'e9cria mon oncle, je dois d\'e9j\'e0 \'e0 Weston un peu plus d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques centaines de plus\~? Si mon neveu vient avec moi, c'est \'e0 moi \'e0 + m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser \'e0 toute discussion sur ce point. +\par +\par Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques remerciements, mais il y coupa court. +\par +\par \endash \'c0 propos, puisque me voici \'e0 Friar's Oak, il y a une autre petite affaire que j'aurais \'e0 terminer, dit-il. Il y a ici, je crois, un lutteur nomm\'e9 Harrison, qui aurait, \'e0 une certaine \'e9poque, \'e9t\'e9 capable de d\'e9 +tenir le championnat. En ce temps-l\'e0, le pauvre Avon et moi, nous \'e9tions ses soutiens ordinaires. Je serais enchant\'e9 de pouvoir lui dire un mot. +\par +\par Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'\'9cil comme les gens se mettaient aux portes et aux fen\'eatres pour nous regarder. +\par +\par Le champion Harrison \'e9tait debout devant sa forge et il \'f4ta son bonnet en voyant mon oncle entrer. +\par +\par \endash Que Dieu me b\'e9nisse, monsieur\~! Qui se serait attendu \'e0 vous voir \'e0 Friar's Oak\~? Ah\~! sir Charles, combien de souvenirs pass\'e9s votre vue fait rena\'eetre\~! +\par +\par \endash Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit mon oncle en l'examinant des pieds \'e0 la t\'eate. Eh\~! Avec une semaine d'entra\'ee +nement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose que vous ne pesez pas plus de deux cents \'e0 deux cent vingt livres\~? +\par +\par \endash Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine\~; mais les poumons et les membres sont en parfait \'e9tat et si ma bonne femme me d\'e9liait de ma promesse, je ne serais pas longtemps \'e0 + me mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir derni\'e8rement de Bristol des sujets merveilleux. +\par +\par \endash Oui, le jaune de Bristol a \'e9t\'e9 la couleur gagnante depuis peu. Comment allez-vous, mistress Harrison\~? Vous ne vous souvenez pas de moi, je pense\~? +\par +\par Elle \'e9tait sortie de la maison et je remarquai que sa figure fl\'e9trie \endash sur laquelle une sc\'e8ne terrifiante de jadis avait d\'fb imprimer sa marque \endash prenait une expression dure, farouche, en regardant mon oncle. +\par +\par \endash Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, dit-elle. Vous n'\'eates pas venu, j'esp\'e8re, aujourd'hui pour tenter de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonn\'e9e. +\par +\par \endash Voil\'e0 comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa large main sur l'\'e9paule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure \'e9pouse et plus laborieuse, mais elle n'est pas, +comme vous diriez, une personne propre \'e0 encourager les sports. \'c7a, c'est un fait. +\par +\par \endash Sport\~! s'\'e9cria la femme avec \'e2pret\'e9. C'est un charmant sport pour vous, sir Charles, qui faites agr\'e9ablement vos vingt milles en voiture \'e0 travers champs avec votre panier \'e0 d\'e9jeuner et vos vins, pour retourner gaiement +\'e0 Londres, \'e0 la fra\'eecheur du soir, avec une bataille savamment livr\'e9e comme sujet de conversation. Songez \'e0 ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues heures immobile, \'e0 \'e9couter le bruit des + roues de la chaise qui me ram\'e8nerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-m\'eame. \'c0 certains autres, on l'aidait \'e0 rentrer, ou bien on le transportait, et c'\'e9tait uniquement gr\'e2ce \'e0 ses habits que je le reconnaissais. +\par +\par \endash Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur l'\'e9paule. J'ai \'e9t\'e9 parfois mal arrang\'e9 en mon temps, mais cela n'a jamais, \'e9t\'e9 aussi grave que cela. +\par +\par \endash Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte que le premier coup frapp\'e9 \'e0 la porte, soit pour annoncer que l'autre est mort, que mon mari sera amen\'e9 \'e0 la barre et jug\'e9 pour meurtre. +\par +\par \endash Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous pensions qu'il avait \'e9cop\'e9 + une fois de trop. Oui, mais elle a ma parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes tant qu'elle ne me l'aura pas permis. +\par +\par \endash Vous garderez votre chapeau sur votre t\'eate, comme un honn\'eate homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la maison. +\par +\par \endash Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de r\'e9solution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez \'e9prouv\'e9 quelque envie de go\'fbter au sport d'autrefois, dit mon oncle, j'avais une bonne chose \'e0 vous mettre sous la main. + +\par +\par \endash Bah\~! monsieur, cela ne sert \'e0 rien, dit Harrison, mais tout de m\'eame, je serais heureux d'en savoir quelques mots. +\par +\par \endash On a d\'e9couvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, par l\'e0-bas, du c\'f4t\'e9 de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a baptis\'e9 le Crabe \'e0 cause de sa fa\'e7on de se battre. +\par +\par Harrison hocha la t\'eate. +\par +\par \endash Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. +\par \endash C'est extr\'eamement probable, car il n'a jamais paru dans le Prize-Ring. Mais on a une haute id\'e9e de lui dans l'Ouest et il peut tenir t\'eate a n'importe lequel des Belcher avec les gants de boxe. +\par +\par \endash \'c7a, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron. +\par +\par \endash On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat priv\'e9 avec Noah James du Cheshire. +\par +\par \endash Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le garde du corps, dit Harrison. Moi-m\'eame, je l'ai vu revenir \'e0 la charge cinquante fois, apr\'e8s avoir eu la m\'e2choire bris\'e9 +e en trois endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin. +\par +\par \endash On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au d\'e9 +fi de trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai r\'e9pondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis des ann\'e9es et qui \'e9 +tait capable de faire regretter \'e0 son homme d'avoir fait le voyage de Londres. +\par +\par \'ab\~\endash Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il r\'e9pondu, vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je mettrai sur Wilson \'e0 deux contre un. +\par +\par \'ab\~Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila. +\par +\par \endash C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la t\'eate. Rien ne me serait plus agr\'e9able, mais vous avez vous-m\'eame entendu ce qu'elle disait. +\par +\par \endash Eh bien\~! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut t\'e2cher de trouver un poulain qui promette. Je serai content d'avoir votre avis \'e0 ce sujet. \'c0 propos, j'occuperai la place de pr\'e9sident \'e0 + un souper de la Fantaisie, qui aura lieu \'e0 l'auberge de la \'ab\~Voiture et des Chevaux\~\'bb \'e0 Saint Martin's Lane, vendredi prochain. Je serai tr\'e8s heureux de vous avoir parmi les invit\'e9s. Hol\'e0\~! Qui est celui-ci\~? +\par +\par Et aussit\'f4t, il mit son lorgnon \'e0 son \'9cil. +\par +\par Le petit Jim \'e9tait sorti de la forge son marteau \'e0 la main. Il avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le col \'e9tait ouvert, et dont les manches \'e9taient relev\'e9es. +\par +\par Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un regard de connaisseur. +\par +\par \endash C'est mon neveu, Sir Charles. +\par +\par \endash Est-ce qu'il demeure avec vous\~? +\par +\par \endash Ses parents sont morts. +\par +\par \endash Est-il jamais all\'e9 \'e0 Londres\~? +\par +\par \endash Non, Sir Charles, il est rest\'e9 avec moi, depuis le temps o\'f9 il n'\'e9tait pas plus haut que ce marteau. +\par +\par Mon oncle s'adressa au petit Jim. +\par +\par \endash Je viens d'apprendre que vous n'\'eates jamais all\'e9 \'e0 Londres, dit-il. Votre oncle vient \'e0 un souper que je donne \'e0 la Fantaisie, vendredi prochain. Vous serait-il agr\'e9able d'\'eatre des n\'f4tres\~? +\par +\par Les yeux du petit Jim \'e9tincel\'e8rent de plaisir. +\par \endash Je serais enchant\'e9 d'y aller, monsieur. +\par +\par \endash Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis f\'e2ch\'e9 de vous contrarier, mon gar\'e7on, mais il y a des raisons pour lesquelles je pr\'e9f\'e8re vous voir rester ici avec votre tante. +\par +\par \endash Bah\~! Harrison, laissez donc venir le jeune homme. +\par +\par \endash Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je suis absent. +\par +\par Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la forge. +\par +\par De mon c\'f4t\'e9, je m'y glissai pour t\'e2cher de le consoler et le mettre au courant des changements extraordinaires qui s'\'e9taient produits dans mon existence. +\par +\par Mais je n'en \'e9tais pas \'e0 la moiti\'e9 de mon r\'e9cit que Jim, ce brave c\'9cur, avait d\'e9j\'e0 commenc\'e9 \'e0 oublier son propre chagrin, pour participer \'e0 la joie que me causait cette bonne fortune. +\par +\par Mon oncle me rappela dehors. +\par +\par La voiture, avec ses deux juments attel\'e9es en tandem, nous attendait devant le cottage. +\par +\par Ambroise avait mis \'e0 leurs places le panier \'e0 provisions, le chien de manchon et le pr\'e9cieux n\'e9cessaire de toilette. Il avait grimp\'e9 par derri\'e8re. Pour moi, apr\'e8s une cordiale poign\'e9e de mains de mon p\'e8re, apr\'e8s que ma m\'e8r +e m'eut une derni\'e8re fois embrass\'e9 en sanglotant, je pris ma place sur le devant \'e0 c\'f4t\'e9 de mon oncle. +\par \endash Laissez-la aller, dit-il au palefrenier. +\par +\par Et apr\'e8s une l\'e9g\'e8re secousse, un coup de fouet et un tintement de grelots, nous commen\'e7\'e2mes notre voyage. +\par +\par \'c0 travers les ann\'e9es, avec quelle nettet\'e9, je revois ce jour de printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que rafra\'eechit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu dans lequel j'\'e9tais arriv\'e9 de l'enfance \'e0 + la virilit\'e9. +\par +\par Je vois aussi \'e0 la porte du jardin quelques personnes, ma m\'e8re qui tourne la t\'eate vers le dehors et agite un mouchoir, mon p\'e8 +re en habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard. +\par +\par Tout le village \'e9tait sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et pour aller visiter le prince dans son propre palais. +\par +\par Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de m\'eame John Cummings post\'e9 sur le seuil de l\rquote auberge. +\par +\par Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux ma\'eetre d'\'e9cole. Il me montrait aux gens comme pour leur dire\~: \'ab\~voil\'e0 ce qu'on devient en passant par mon \'e9cole.\~\'bb +\par +\par Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'\'e0 la sortie m\'eame du village, nous pass\'e2mes tout pr\'e8s de miss Hinton l'actrice, dans le m\'eame pha\'e9ton attel\'e9 du m\'eame poney que quand je la vis pour la premi\'e8re fois, et si diff\'e9 +rente de ce qu'elle \'e9tait ce jour-l\'e0\~! +\par +\par Je me dis que si m\'eame le petit Jim n'eut fait que cela, il ne devait pas croire que sa jeunesse s'\'e9tait \'e9coul\'e9e st\'e9rilement \'e0 la campagne. +\par Elle s'\'e9tait mise en route pour le voir, c'\'e9tait certain, car ils s'entendaient mieux que jamais. +\par +\par Elle ne leva pas m\'eame les yeux. Elle ne vit pas le geste que je lui adressai de la main. +\par +\par Ainsi donc, d\'e8s que nous e\'fbmes tourn\'e9 la courbe de la route, le petit village disparut de notre vue\~; puis par del\'e0 le creux que forment les dunes, par del\'e0 les clochers de Patcham et de Preston, s'\'e9 +tendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton au centre duquel les \'e9tranges d\'f4mes et les minarets orientaux du pavillon du Prince. +\par +\par Le premier \'e9tranger venu aurait trouv\'e9 de la beaut\'e9 dans ce tableau, mais pour moi, il repr\'e9sentait le monde, le vaste et libre univers. +\par +\par Mon c\'9cur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il glisse sous la vo\'fbte du ciel au-dessus de la verdure des compagnes. +\par +\par Il peut venir un jour o\'f9 il jettera un regard de regret sur le nid confortable dans la baie d'\'e9pine, mais songe-t-il \'e0 + cela, quand le printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l\rquote \'e9clat du soleil par l\rquote ombre malencontreuse de ses ailes. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889120}VII \endash L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE{\*\bkmkend _Toc89889120} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je sentais qu'\'e0 chaque instant, il tournait les yeux de mon c\'f4t\'e9 et je me disais avec un certain malaise qu'il commen\'e7ait d\'e9j\'e0 \'e0 + se demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il s'\'e9tait laiss\'e9 entra\'eener \'e0 une faute involontaire, quand il avait c\'e9d\'e9 aux sollicitations de sa s\'9cur et avait consenti \'e0 + faire voir au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il vivait. +\par +\par \endash Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu\~? demanda-t-il soudain. +\par +\par \endash Oui, monsieur, un peu. +\par +\par \endash Voix de baryton, \'e0 ce que je croirais\~? +\par +\par \endash Oui, monsieur. +\par +\par \endash Votre m\'e8re m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont l\'e0 des talents qui vous rendront service aupr\'e8s du Prince. On est musicien dans sa famille. Votre \'e9ducation a \'e9t\'e9 ce qu'elle pouvait \'eatre dans une \'e9cole de village. Apr +\'e8s tout, dans la bonne soci\'e9t\'e9, on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, comme }{\i +sub tegmine fagi}{ ou }{\i habet f\'e6nun in cornu}{. Cela rel\'e8ve la conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton exige que vous ne soyez pas un \'e9rudit, mais il y a quelque gr\'e2ce \'e0 + laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez-vous faire des vers\~? +\par +\par \endash Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. +\par \endash Un petit dictionnaire de rimes vous co\'fbtera une demi-couronne. Les vers de soci\'e9t\'e9 sont d'un grand secours \'e0 un jeune homme. Si vous avez de votre c\'f4t\'e9 les dames, peu importe qui sera contre vous. Il faut apprendre \'e0 + ouvrir une porte, \'e0 entrer dans une chambre, \'e0 pr\'e9senter une tabati\'e8re, en tenant le couvercle soulev\'e9 avec l'index de la main qui la pr\'e9sente. Il vous faut acqu\'e9rir la fa\'e7on dont on fait la r\'e9v\'e9rence \'e0 + un homme, ce qui exige qu'on garde un soup\'e7on de dignit\'e9, et la fa\'e7on de la faire \'e0 une femme, o\'f9 on ne saurait mettre trop d'humilit\'e9, sans n\'e9gliger toutefois d'y ajouter un l\'e9ger abandon. Il vous faut acqu\'e9 +rir avec les femmes des mani\'e8res qui soient \'e0 la fois suppliantes et audacieuses. Avez-vous quelque excentricit\'e9\~? +\par +\par Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, comme si c'\'e9tait l\'e0 une qualit\'e9 des plus ordinaires. +\par +\par \endash En tout cas, vous avez un rire agr\'e9able, s\'e9duisant. Mais le meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricit\'e9, et pour peu que vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de vous conseiller de + lui laisser libre cours. Petersham serait rest\'e9 toute sa vie un simple particulier, si on ne s'\'e9tait pas avis\'e9 qu'il avait une tabati\'e8re pour chaque jour de l'ann\'e9e et qu'il s'\'e9tait enrhum\'e9 + par la faute de son valet de chambre, qui l'avait laiss\'e9 partir par une froide journ\'e9e d'hiver avec une mince tabati\'e8re en porcelaine de S\'e8vres, au lieu d'une tabati\'e8re d'\'e9paisse \'e9caille. Voil\'e0 qui l'a tir\'e9 + de la foule, comme vous le voyez, et l\rquote on s'est souvenu de lui. La plus petite particularit\'e9 caract\'e9ristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute l'ann\'e9e sur votre servante, ou celle d'\'e9 +teindre tous les soirs votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma part, ce qui m'a fait arriver o\'f9 je suis, c'est la rigueur de mes jugements en mati\'e8 +re de toilette, de d\'e9corum. Je ne me donne point pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par exemple, je vous pr\'e9sente au Prince en gilet de nankin, aujourd'hui\~: quelles seront \'e0 votre avis les cons\'e9quences de ce fait +\~? +\par +\par \'c0 ne consulter que mes craintes, le r\'e9sultat devait \'eatre une d\'e9confiture pour moi, mais je ne le dis point. +\par +\par \endash Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle \'e0 Londres. Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure tr +\'e8s p\'e9nible. Ma cravate se d\'e9fit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela ait \'e9branl\'e9 ma situation\~ +? Le soir m\'eame, il y avait par douzaines dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate d\'e9nou\'e9e. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait pas \'e0 l'heure pr\'e9sente une seule cravate nou\'e9 +e dans tout le royaume, et un grand art se serait perdu pr\'e9matur\'e9ment. Vous ne vous \'eates pas encore appliqu\'e9 \'e0 le pratiquer\~? +\par +\par Je convins que non. +\par +\par \endash Il faudrait vous y mettre maintenant que vous \'eates jeune. Je vous enseignerai moi-m\'eame le }{\i coup d'archet}{. En y consacrant quelques heures dans la journ\'e9e, des heures qui d'ailleurs seraient perdues, vous pouvez \'ea +tre parfaitement cravat\'e9 dans votre \'e2ge m\'fbr. Le tour de main consiste simplement \'e0 tenir le menton tr\'e8s en l\rquote air, tandis que vous superposez les plis en descendant vers la m\'e2choire inf\'e9rieure. +\par +\par Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait toujours dans ses yeux d'un bleu fonc\'e9 cet \'e9clair de fine malice qui me faisait juger que cet humour, qui lui \'e9tait propre, \'e9tait une excentricit\'e9 + consciente, ayant selon moi sa source dans une extr\'eame s\'e9v\'e9rit\'e9 dans le go\'fbt, mais port\'e9e volontairement jusqu'\'e0 une exag\'e9ration grotesque, pour les m\'eames raisons qui le poussaient \'e0 me conseiller quelque excentricit\'e9 + personnelle. +\par +\par Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parl\'e9 de son malheureux ami, Lord Avon, le soir pr\'e9c\'e9dent, et l'\'e9motion qu'il avait montr\'e9e en racontant cette horrible histoire, je fus heureux qu'il batt\'eet dans sa poitrine un c\'9c +ur d'homme, quelque peine qu'il se donn\'e2t pour le cacher. +\par +\par Et le hasard voulut que je fusse \'e0 tr\'e8s peu de temps de l\'e0, dans le cas d'y jeter un regard furtif, car un \'e9v\'e9nement fort inattendu nous arriva au moment o\'f9 nous passions devant l'H\'f4tel de la Couronne. +\par +\par Un essaim de palefreniers et de grooms arriva \'e0 nous. +\par +\par Mon oncle, jetant les r\'eanes, prit Fidelio de dessus le coussin qu'il occupait sous le si\'e8ge. +\par +\par \endash Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio. +\par +\par Mais il ne re\'e7ut pas de r\'e9ponse. +\par +\par Le si\'e8ge de derri\'e8re \'e9tait vide. Plus d'Ambroise. +\par +\par Nous pouvions \'e0 peine en croire nos yeux, quand nous m\'eemes pied \'e0 terre\~: il en \'e9tait pourtant ainsi. +\par +\par Ambroise \'e9tait certainement mont\'e9 \'e0 sa place, l\'e0-bas \'e0 Friar's Oak, d'o\'f9 nous \'e9tions venus d'un trait, \'e0 toute la vitesse que pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il disparu\~? +\par +\par \endash Il sera tomb\'e9 dans un acc\'e8s, s'\'e9cria mon oncle. Je rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. O\'f9 est le patron de l'h\'f4tel\~? L\'e0, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus s\'fbr \'e0 + Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise\~! Qu'on n'\'e9pargne aucune peine\~! \'c0 pr\'e9sent, neveu, nous allons luncher. Puis, nous monterons au pavillon. +\par +\par Mon oncle \'e9tait fort agit\'e9 de la perte de son domestique, d'autant plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage. +\par +\par Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma m\'e8re, je brossai soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible. +\par +\par J'avais le c\'9cur dans les talons de mes petits souliers \'e0 boucles d'argent, \'e0 la pens\'e9e que j'allais \'eatre mis en la pr\'e9sence de ce grand et terrible personnage, le Prince de Galles. +\par +\par Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lanc\'e9e \'e0 fond de train, \'e0 travers Friar's Oak. J'avais \'f4t\'e9 et agit\'e9 mon chapeau, comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes r\'eaves les plus extravagants, il ne m'\'e9t +ait jamais venu \'e0 l'esprit que je serais appel\'e9 un jour \'e0 me trouver face-\'e0-face avec lui et \'e0 r\'e9pondre \'e0 ses questions. +\par +\par Ma m\'e8re m'avait enseign\'e9 \'e0 le regarder avec respect, \'e9tant un de ceux que Dieu a destin\'e9s \'e0 r\'e9gner sur nous, mais mon oncle sourit quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris. +\par +\par \endash Vous \'eates assez grand pour voir les choses telles qu'elles sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage certain que vous vous trouvez dans le cercle intime o\'f9 j'entends vous faire entrer. +Il n'est personne qui connaisse mieux que moi le prince\~; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en lui. Jamais chapeau n'abrita plus \'e9trange r\'e9union de qualit\'e9s contradictoires. C'est un homme toujours press\'e9 +, quoiqu'il n'ait jamais rien \'e0 faire. Il fait des embarras \'e0 propos de choses qui ne le regardent pas, et il n\'e9glige ses devoirs les plus manifestes. Il se montre g\'e9n\'e9reux envers des gens auxquels il ne doit rien, mais il a ruin\'e9 + ses fournisseurs en se refusant \'e0 payer ses dettes les plus l\'e9gitimes. Il t\'e9moigne de l'affection \'e0 des gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son p\'e8re lui inspire de l'aversion, sa m\'e8 +re de l'horreur, et il n'adresse jamais la parole \'e0 sa femme. Il se pr\'e9tend le premier gentleman de l'Angleterre, mais les gentlemen ont ripost\'e9 en blackboulant ses amis \'e0 leur club et en le mettant \'e0 l'index \'e0 + Newmarket, comme suspect d'avoir trich\'e9 sur un cheval. Il passe son temps \'e0 exprimer de nobles sentiments et \'e0 les contredire par des actes ignobles. Il raconte sur lui-m\'ea +me des histoires si grotesques qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule dans ses veines. Et malgr\'e9 tout cela, il sait parfois faire preuve de dignit\'e9, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouv\'e9 en cet homme des \'e9 +lans de g\'e9n\'e9rosit\'e9 + qui m'ont fait oublier les fautes qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et maintenant, vous allez ve +nir avec moi, et vous vous formerez vous-m\'eame une opinion. +\par +\par Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque temps, car mon oncle marchait avec une grande dignit\'e9, tenant d'une main son mouchoir brod\'e9 et de l'autre balan\'e7ant n\'e9gligemment sa canne \'e0 bout d'ambre nuageux. +\par +\par Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le conna\'eetre et se d\'e9couvraient aussit\'f4t sur son passage. +\par +\par Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du pavillon, nous aper\'e7\'fbmes un magnifique \'e9quipage de quatre chevaux noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, d'\'e2ge moyen, coiff\'e9 + d'un vieux bonnet qui portait la trace des intemp\'e9ries. +\par +\par Je ne remarquai rien, qui p\'fbt le distinguer d'un conducteur ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus grande aisance avec une coquette petite femme perch\'e9e \'e0 c\'f4t\'e9 de lui sur le si\'e8ge. +\par +\par \endash Hello\~! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ram\'e8ne, s'\'e9cria-t-il. +\par +\par Mon oncle fit un salut et adressa un sourire \'e0 la dame. +\par +\par \endash Je l'ai coup\'e9e en deux pour faire un tour \'e0 Friar's Oak, dit-il. J'ai ma voiture l\'e9g\'e8re et deux nouvelles juments de demi-sang, des bai Demi-Cleveland. +\par +\par \endash Que dites-vous de mon attelage de noirs\~? +\par +\par \endash Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous\~? Ne sont-ils pas diablement chics\~? s'\'e9cria la petite femme. +\par +\par \endash Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du Sussex. Les p\'e2turons un peu gros \'e0 mon avis. J'aime \'e0 faire du chemin. +\par +\par \endash Faire du chemin\~? s'\'e9cria la petite femme avec une extr\'eame v\'e9h\'e9mence. Quoi\~! Quoi\~! Que le\'85 +\par +\par Elle se livra \'e0 des propos que je n'avais jamais entendu jusqu'alors m\'eame dans la bouche d'un homme. +\par +\par \endash Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous aurions command\'e9, pr\'e9par\'e9 et mang\'e9 notre d\'eener avant que vous soyez l\'e0 pour en r\'e9clamer votre part. +\par +\par \endash Par Georges, Letty a raison, s'\'e9cria l'homme. Est-ce que vous partez demain\~? +\par +\par \endash Oui, Jack. +\par +\par \endash Eh bien\~! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai partir mes b\'eates de la place du ch\'e2teau, \'e0 neuf heures moins le quart. Vous vous mettrez en route d\'e8 +s que l'horloge sonnera neuf heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si vous arrivez seulement \'e0 me voir avant que nous passions le pont de Westminster, je vous paie une belle pi\'e8ce de cent livres. Sinon, l'argent est \'e0 + moi. On joue ou on paie, est-ce tenu\~? +\par +\par \endash Parfaitement\~! dit mon oncle. +\par +\par Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc. +\par +\par Comme je le suivais, je vis la femme prendre les r\'eanes, pendant que l'homme se retournait pour nous regarder et lan\'e7ait un jet de jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession. +\par +\par \endash C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre\~; il n'y a pas sur les routes un professionnel plus expert \'e0 manier les r\'eanes et la langue et sa femme Lady Letty ne s\rquote +entend pas moins \'e0 l'un qu'\'e0 l'autre. +\par +\par \endash C'est terrible de l'entendre\~? dis-je. +\par +\par \endash Oui\~! c'est son genre d'excentricit\'e9. Nous en avons tous. Elle divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de pr\'e8s, ayez les yeux ouverts et la bouche close. +\par +\par Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la porte, s'inclin\'e8rent profond\'e9ment, pendant que nous passions au milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la t\'eate et paraissa +nt chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de l'assurance, bien que mon c\'9cur battit \'e0 coups rapides. +\par De l\'e0, on passa dans un hall haut et vaste, d\'e9cor\'e9 \'e0 l'orientale, qui s'harmonisait avec les d\'f4mes et les minarets du dehors. +\par +\par Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant tranquillement, formant des groupes o\'f9 l'on causait \'e0 voix basse. +\par +\par Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, \'e0 figure rouge, qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs d'importance, accourut au devant de mon oncle. +\par +\par \endash J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la voix comme s'il s'agissait d'affaires d'\'c9tat, }{\i Es ist vollendet}{, \'e7a veut tire\~: j'en suis fenu \'e0 pout. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'\'e0 mon dernier d\'eener \'e0 Carlton House. +\par +\par \endash Ah\~! }{\i mein Gott}{, fous croyez que je barle t\'e9 cuisine. C'est te l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui faut cent mille livres. Tis pour cent et le double \'e0 rembourser quand le Royal papa mourra. }{\i +Alles ist fertig}{. Goldsmidt, de la Haye, s'en est charch\'e9 et le puplic de Hollande a souscrit la somme. +\par +\par \endash Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles \'e0 quelque nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet saut +\'e9 aux champignons. C'est lui qui r\'e8gle les affaires d'argent du prince. +\par +\par \endash Le cuisinier\~! m'\'e9criai-je tout abasourdi. +\par +\par \endash Vous paraissez surpris, mon neveu\~? +\par +\par \endash Je me serais figur\'e9 qu'une banque respectable\'85 +\par +\par Mon oncle approcha ses l\'e8vres de mon oreille. +\par +\par \endash Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en m\'ealer, dit-il \'e0 voix basse\'85 Ah\~! Mellish. Le prince est-il chez lui\~? +\par +\par \endash Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpell\'e9. +\par +\par \endash Y a-t-il quelqu'un avec lui\~? +\par +\par \endash Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait. +\par +\par \endash Alors, nous allons entrer. +\par +\par Je le suivis \'e0 travers la plus \'e9trange succession de chambres o\'f9 brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit l'effet d'\'eatre tr\'e8s riche, tr\'e8s merveilleuse, et dont j'aurais peut-\'ea +tre aujourd'hui une opinion bien diff\'e9rente. +\par +\par Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et d'\'e9carlate. Des dragons et des monstres dor\'e9s se tortillaient sur les corniches et dans les angles. +\par +\par De quelque c\'f4t\'e9 que se portassent nos regards, d'innombrables miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, \'e0 mine fi\'e8re, \'e0 figure p\'e2le, et du jeune homme si timide qui marchait \'e0 c\'f4t\'e9 de lui. +\par +\par \'c0 la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouv\'e2mes dans l'appartement priv\'e9 du prince. +\par +\par Deux gentlemen se pr\'e9lassaient dans une attitude pleine d'aisance sur de somptueux fauteuils. \'c0 l'autre bout de la pi\'e8ce, un troisi\'e8me personnage \'e9tait debout entre eux sur de belles et fortes jambes qu'il tenait \'e9cart\'e9 +es et il avait les mains crois\'e9es derri\'e8re son dos. +\par +\par Le soleil les \'e9clairait par une fen\'eatre lat\'e9rale et je me rappelle encore tr\'e8s bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, l'autre en pleine lumi\'e8re, et la troisi\'e8me, \'e0 moiti\'e9 dans l'ombre, \'e0 moiti\'e9 au soleil. +\par +\par Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez un peu rouge, des yeux noirs \'e9tincelants, l'autre une figure aust\'e8re, rev\'eache, encadr\'e9 +e par les hauts collets de son habit et par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se fix\'e8rent, car je savais qu'il devait \'eatre le Prince de Galles. +\par +\par Georges \'e9tait alors dans sa quarante et uni\'e8me ann\'e9e et avec l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu para\'eetre moins \'e2g\'e9. +\par +\par Sa vue suffit \'e0 me mettre \'e0 l'aise, car c'\'e9tait un personnage \'e0 joyeuse mine, beau en d\'e9pit de sa tournure repl\'e8te et congestionn\'e9e, avec ses yeux rieurs et ses l\'e8vres boudeuses et mobiles. +\par +\par Il avait le bout du nez relev\'e9, ce qui accentuait l'air de bonhomie qui dominait en lui, en d\'e9pit de sa dignit\'e9. +\par +\par Il avait les joues p\'e2les et bouffies, comme un homme qui vit trop bien et qui se donne trop peu d'exercice. +\par +\par Il \'e9tait v\'eatu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane tr\'e8s collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies \'e0 l'\'e9cuy\'e8re, et portait une immense cravate blanche. +\par \endash Hello\~! Tregellis, s'\'e9cria-t-il du ton le plus gai, d\'e8s que mon oncle franchit le seuil. +\par +\par Mais soudain, le sourire s'\'e9teignit sur sa figure et la col\'e8re brilla dans ses yeux. +\par +\par \endash Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrit\'e9. +\par +\par Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette explosion \'e9tait due \'e0 ma pr\'e9sence. +\par +\par Mais son regard allait \'e0 un objet plus \'e9loign\'e9\~; en regardant autour de nous, nous v\'eemes un homme en habit marron et en perruque n\'e9glig\'e9e. +\par +\par Il nous avait suivis de si pr\'e8s que le valet de pied l'avait laiss\'e9 passer dans la conviction qu'il nous accompagnait. +\par +\par Il avait la figure tr\'e8s rouge et dans son \'e9motion, il froissait bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait \'e0 la main. +\par +\par \endash Eh\~! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'\'e9cria le prince. Comment\~? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon int\'e9rieur\~? O\'f9 est Mellish\~? o\'f9 est Townshend\~? Que diable fait donc Tom Tring\~? +\par +\par \endash J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit hors de propos. Mais il me faut de l'argent\'85 Du moins, un acompte de mille livres me suffirait. +\par +\par \endash Il vous faut\'85 il vous faut. Vuillamy, voil\'e0 un singulier langage. Je paie mes dettes quand je le juge \'e0 propos et je n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. Mettez-le dehors. +\par \endash Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de votre papa, geignit le petit homme. +\par +\par Et pendant que le valet l\rquote emmenait, nous p\'fbmes l'entendre r\'e9p\'e9ter au milieu des \'e9clats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre l'affaire au banc de papa. +\par +\par \endash Ce devrait \'eatre le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, n'est-ce pas, Sherry, r\'e9pondit le prince, car il faudrait y mettre bon nombre de sujets de Sa Majest\'e9. Je suis enchant\'e9 de vous revoir, Tregellis, mais r\'e9 +ellement vous devriez bien faire plus d'attention \'e0 ceux que vous tra\'eenez sur vos jupons. Hier m\'eame, nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris \'e0 propos de quelques int\'e9r\'eats en retard et le diable sait quoi. \'ab\~ +Mon brave gar\'e7on, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je vous mettrai \'e0 la ration\~\'bb, et l'affaire a \'e9t\'e9 r\'e9gl\'e9e. +\par +\par \endash Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire leur \'e9tait expos\'e9e par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan. +\par +\par Le prince \'e9clata en impr\'e9cations contre les Communes avec une \'e9nergie sauvage qu'on n'aurait gu\'e8re attendue de ce personnage \'e0 figure haineuse et florissante. +\par +\par \endash Que le diable les emporte\~! s'\'e9cria-t-il. Apr\'e8s tous leurs sermons et m'avoir jet\'e9 \'e0 la figure la vie exemplaire de mon p\'e8re, il leur a fallu payer ses dettes \'e0 lui, +un million de livres ou peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes fr\'e8res\~: York est commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je\~? Colonel d'un m\'e9chant r\'e9 +giment de dragons, sous les ordres de mon propre fr\'e8re cadet\~! C'est ma m\'e8re qui est au fond de tout cela. Elle a toujours fait son possible pour me tenir \'e0 l'\'e9cart. Mais quel est celui que vous avez amen\'e9, hein, Tregellis\~? +\par +\par Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer. +\par +\par \endash C'est le fils de ma s\'9cur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il vient avec moi \'e0 Londres et j'ai cru bien faire en commen\'e7ant par le pr\'e9senter \'e0 Votre Altesse Royale. +\par +\par \endash C'est tr\'e8s bien\~! C'est tr\'e8s bien\~! dit le prince avec un sourire bienveillant, en me passant famili\'e8rement la main sur l'\'e9paule. Votre m\'e8re vit-elle encore\~? +\par +\par \endash Oui, Sir, dis-je. +\par +\par \endash Si vous \'eates pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous d\'e9fendiez la glorieuse Constitution anglaise. + +\par +\par Me rappelant avec \'e9nergie qu'il s'\'e9tait emport\'e9 contre les Communes, je ne pus m'emp\'eacher de sourire et je vis Sheridan mettre la main devant ses l\'e8vres. +\par +\par \endash Vous n'avez qu'\'e0 faire cela, \'e0 faire preuve de fid\'e9lit\'e9 \'e0 votre parole, \'e0 \'e9viter les dettes, \'e0 faire r\'e9gner l'ordre dans vos affaires, pour mener une existence heureuse et respect\'e9e. Que fait votre p\'e8 +re, monsieur Stone\~? Il est dans la marine royale\~? J'en ai moi-m\'eame \'e9t\'e9 un peu. Je ne vous ai jamais racont\'e9, Tregellis, comment nous avions pris \'e0 l'abordage le sloop de guerre fran\'e7ais }{\i La Minerve\~?}{ +\par +\par \endash Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis \'e9changeaient des sourires derri\'e8re le dos du prince. +\par +\par \endash Il d\'e9ployait son drapeau tricolore, ici m\'eame, devant les fen\'ea +tres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, vous savez, ma ch +aloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de quatre \'e0 chaque bord et un canon de six \'e0 l'avant. +\par +\par \endash Et puis, Sir\~? et puis\~? s'\'e9cria Francis, qui avait l'air d'un homme irascible au rude langage. +\par +\par \endash Vous me permettrez de faire ce r\'e9cit de la fa\'e7on qu'il me convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. Comme j'allais vous le dire, notre artillerie \'e9tait si l\'e9g\'e8 +re que, je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche de mon habit, notre d\'e9charge de tribord et dans une autre, celle de b\'e2bord. Nous approch\'e2mes du gros navire fran\'e7ais. Nous re\'e7\'fbmes son feu et nous \'e9corch\'e2 +mes sa peinture avant de tirer. Mais cela ne servit \'e0 rien. Par Georges\~! autant eut valu canonner un mur de terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses filets lev\'e9s, mais nous saut\'e2mes \'e0 l'abordage et nous tap\'e2 +mes du marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement des plus vifs. Nous fin\'eemes par repousser son \'e9quipage dans la soute. On cloua solidement les \'e9coutilles et on remorqua le bateau jusqu'\'e0 Seaham. S\'fbrement vous \'e9 +tiez alors avec nous, Sherry\~? +\par +\par \endash J'\'e9tais \'e0 Londres \'e0 cette \'e9poque, dit gravement Sheridan. +\par +\par \endash Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis\~? +\par +\par \endash Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire ce r\'e9cit. +\par +\par \endash Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je pr\'e9f\'e8re la rapi\'e8re. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'\'c9on. Je l'ai tenu quarante minutes \'e0 la pointe de mon +\'e9p\'e9e chez Angelo. C'\'e9tait une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de souplesse dans le poignet pour lui. \'ab\~Je remercie Dieu qu'il y ait un bouton au fleuret de Votre Altesse\~\'bb, dit-il, quand nous e\'fb +mes fini notre escrime. \'c0 propos, vous \'eates quelque peu duelliste, Tregellis\~? Combien de fois \'eates-vous all\'e9 sur le terrain\~? +\par +\par \endash J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je me suis mis au tennis. Un accident p\'e9nible survint la derni\'e8re fois que j'allai sur le pr\'e9 et cela m'en d +\'e9go\'fbta. +\par +\par \endash Vous avez tu\'e9 votre homme. +\par +\par \endash Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit o\'f9 Weston s'\'e9tait surpass\'e9. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer\~: il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en a fait soixante depuis cette \'e9 +poque et pas un qui en approch\'e2t. La disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la premi\'e8re fois que je le vis, et quant \'e0 la taille\'85 +\par +\par \endash Mais le duel, Tregellis\~! s'\'e9cria le prince. +\par +\par \endash Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot que j'\'e9tais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il avait tort d'apporter chez Brook un parfum d' +\'e9curie. Je tirai le premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de d\'e9sespoir. \'ab\~Touch\'e9\~! un chirurgien\~! un chirurgien\~! criaient-ils. \'ab\~Non\~! un tailleur\~! un tailleur\~!\~\'bb + dis-je, car il y avait un double trou dans les basques de mon chef-d'\'9cuvre. Toute r\'e9paration \'e9tait impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son pareil. +\par +\par Sur l'invitation du prince, je m'\'e9tais assis dans un coin sur un tabouret o\'f9 je ne demandais pas mieux que de rester inaper\'e7u \'e0 \'e9couter les propos de ces hommes. +\par +\par C'\'e9tait chez tous la m\'eame verve extravagante, assaisonn\'e9e de nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une diff\'e9rence\~: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours une sorte d'humour dans leurs exag\'e9rations, Francis +tendait toujours \'e0 la m\'e9chancet\'e9 et le Prince \'e0 l'\'e9loge de soi. +\par +\par Finalement on se mit \'e0 parler de musique. +\par +\par Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement d\'e9tourn\'e9 les propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui quel \'e9tait mon go\'fbt et voulut absolument me faire asseoir devant un petit piano, tout incrust\'e9 + de nacre, qui se trouvait dans un coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il chantait. +\par +\par Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre\~: }{\i L'Anglais ne triomphe que pour sauver}{. +\par +\par Il le chanta d'un bout \'e0 l'autre avec une assez belle voix de basse. +\par +\par Les assistants s'y joignirent en ch\'9cur et applaudirent vigoureusement quand il eut fini. +\par +\par \endash Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigt\'e9 excellent et je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de l'Op\'e9ra, disait l\rquote autre jour qu'il aimerait mieux me c\'e9der son b\'e2ton qu'\'e0 + n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello\~! Voici Charit\'e9 Fox. C'est bien extraordinaire. +\par +\par Il s'\'e9tait \'e9lanc\'e9 avec une grande vivacit\'e9 pour aller donner une poign\'e9e de mains \'e0 un personnage d'une tournure remarquable qui venait d'entrer. +\par +\par Le nouveau venu \'e9tait un homme replet, solidement b\'e2ti, v\'eatu avec une telle simplicit\'e9 qu'elle allait jusqu'\'e0 la n\'e9gligence. +\par +\par Il avait des mani\'e8res gauches et marchait en se balan\'e7ant. +\par +\par Il devait avoir d\'e9pass\'e9 la cinquantaine et sa figure cuivr\'e9e aux traits durs \'e9tait d\'e9j\'e0 profond\'e9ment rid\'e9e, soit par l'\'e2ge, soit par les exc\'e8s. +\par +\par Je n'ai jamais vu de traits o\'f9 les caract\'e8res de l'ange et ceux du d\'e9mon soient si visiblement unis. +\par +\par En haut c'\'e9tait le front haut, large du philosophe\~; puis des yeux per\'e7ants, spirituels sous des sourcils \'e9pais, denses. +\par +\par En bas \'e9tait la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en gros bourrelets sur sa cravate. +\par +\par Ce front, c'\'e9tait celui de l'homme d'\'c9tat, Charles Fox, le penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti lib\'e9ral pendant les vingt ann\'e9es les plus hasardeuses de son existence. +\par +\par Cette m\'e2choire, c'\'e9tait celle de l'homme priv\'e9, Charles Fox, le joueur, le libertin, l'ivrogne. +\par +\par Toutefois, il n'ajouta jamais \'e0 ses vices le pire des vices, l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi \'e0 d\'e9couvert que ses qualit\'e9s. On e\'fbt dit que, par un bizarre caprice, la nature avait r\'e9uni deux \'e2mes d +ans un seul corps et que la m\'eame constitution cont\'eent l'homme le meilleur et le plus vicieux de son si\'e8cle. +\par +\par \endash Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conqu\'eate. +\par \endash Au diable, Charlie, vous savez que je coule \'e0 fond ou surnage avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig. +\par +\par Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'\'e9tait pas convaincu jusqu'\'e0 ce point-l\'e0 que le Prince f\'fbt aussi constant dans ses principes. +\par +\par \endash Pitt est all\'e9 \'e0 vous, Sir, \'e0 ce que l'on m'a dit. +\par +\par \endash Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire \'e0 la vue de ce museau pointu qui cherche continuellement \'e0 fouiller dans mes affaires. Lui et Addington se sont remis \'e0 \'e9plucher mes dettes. Tenez, voyez +-vous, Charlie, Pitt aurait du m\'e9pris pour moi qu'il ne se conduirait pas autrement. +\par +\par Je conclus, d'apr\'e8s le sourire qui voltigeait sur la figure expressive de Sheridan, que c'\'e9tait justement ce qu'avait fait Pitt. Mais ils se jet\'e8rent \'e0 corps perdu dans l +a politique, non sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau. +\par +\par Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour \'e0 tour l'objet des mal\'e9dictions du Prince, en d\'e9pit des excellents conseils qu'il m'avait donn\'e9s vis-\'e0-vis de la Constitution anglaise. +\par +\par \endash Et on m'accorde si peu que je suis hors d'\'e9tat de m'occuper de mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites \'e0 payer \'e0 de vieux domestiques et autres choses du m\'eame genre et j'ai grand-peine \'e0 gratter l'argent n\'e9 +cessaire pour ces choses-l\'e0. Cependant mon\'85 +\par +\par En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air important. +\par +\par \'ab\~Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt remboursable \'e0 la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour vous, ni pour moi, Charlie. Nous commen\'e7ons \'e0 grossir monstrueusement. +\par +\par \endash La goutte m'emp\'eache de prendre le moindre exercice, dit Fox. +\par +\par \endash Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en \'f4te, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas \'e0 nous voir, Tregellis, que nous ayons \'e9t\'e9 + capables de tout ce que nous avons fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh\~! Charlie\~? +\par +\par Fox sourit et hocha la t\'eate\~! +\par +\par \'ab\~Vous vous rappelez comment, nous sommes arriv\'e9s en poste \'e0 Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, Tregellis. Nous avons enferm\'e9 les postillons sous le si\'e8 +ge, et nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa barri\'e8 +re sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire \'e0 un boxeur de profession et s'est empress\'e9 de nous ouvrir le chemin. +\par +\par \endash \'c0 propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne \'e0 la Fantaisie un souper \'e0 l\rquote h\'f4tel la \'ab\~Voiture et des Chevaux\~\'bb vendredi prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez \'e0 la ville, on serait tr +\'e8s heureux si vous condescendiez \'e0 faire un tour parmi nous. +\par +\par \endash Je n'ai pas vu une lutte depuis celle o\'f9 Tom Tyne, le tailleur, a tu\'e9 Earl, il y a environ quatorze ans\~; J'ai jur\'e9 de n'en plus voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. Naturellement je me suis trouv\'e9 + incognito aux environs du ring, mais jamais comme Prince de Galles. +\par \endash Nous serions immens\'e9ment fiers, si vous vouliez bien venir incognito \'e0 notre souper, Sir. +\par +\par \endash C'est bien\~! c'est bien\~! Sherry, prenez note de cela. Nous serons \'e0 Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte de Chester. +\par +\par \endash Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon oncle. +\par +\par \endash \'c0 propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a-t-il de vrai dans cela\~? +\par +\par \endash Oh\~! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier de livres. Il s'est entich\'e9 de ce nouveau boxeur de Winchester, Crab Wilson, et moi j'ai \'e0 trouver un homme capable de le battre. N'importe quoi entre + vingt et trente-cinq ans, \'e0 environ treize stone (52 kilos). +\par +\par \endash Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince\~; qu'il s'agisse d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus s\'fbr +en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse battre Wilson le Crabe de Gloucester\~? +\par +\par Je fus stup\'e9fait de voir quel int\'e9r\'eat, quelle comp\'e9tence tous ces grands personnages t\'e9moignaient au sujet du ring. +\par +\par Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des principaux boxeurs de l'\'e9poque \endash Belcher, Mendoza, Jackson, Sam le Hollandais \endash mais encore, il n'y avait pas de lutteur si obscur dont ils ne connussent en d\'e9 +tail les prouesses et l'avenir. +\par +\par On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur \'e0 frapper, de leur constitution. +\par +\par Qui donc, \'e0 voir Sheridan et Fox occup\'e9s \'e0 discuter si vivement si Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, \'e9tait en \'e9 +tat ou non de se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des com\'e9 +dies les plus spirituelles et d'un des discours les plus \'e9loquents de sa g\'e9n\'e9ration\~? +\par +\par Le nom du champion Harrison fut un des premiers jet\'e9s dans la discussion. +\par +\par Fox, qui avait une haute opinion des qualit\'e9s de Wilson le Crabe, estima que la seule chance qu'e\'fbt mon oncle, \'e9tait de r\'e9ussir \'e0 faire repara\'eetre le vieux champion sur le terrain. +\par +\par \endash Il est peut-\'eatre lent \'e0 se d\'e9placer sur ses quilles, mais il combat avec sa t\'eate, et ses coups valent les ruades de cheval. Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la premi\'e8re mais encore + la seconde corde et alla tomber au milieu des spectateurs. S'il n'est pas absolument vann\'e9, Tregellis, il est votre espoir. +\par +\par Mon oncle haussa les \'e9paules. +\par +\par \endash Si le pauvre Avon \'e9tait ici, nous pourrions faire quelque chose gr\'e2ce \'e0 lui, car il avait \'e9t\'e9 le patron de Harrison, et cet homme lui \'e9tait d\'e9vou\'e9 +. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre et je dois me mettre \'e0 sa reche +rche. Je remercie Votre Altesse Royale pour la bont\'e9 qu'elle a eue de recevoir mon neveu de fa\'e7on aussi bienveillante. +\par \endash \'c0 vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra quoi qu'il arrive que j'aille \'e0 la ville, car il y a un pauvre diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a \'e9crit dans sa d\'e9tresse. Si je peux r\'e9 +unir quelques centaines de livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr Stone, la vie enti\'e8re s'ouvre devant vous, et j'esp\'e8re qu'elle sera telle que votre oncle puisse en \'ea +tre fier. Vous honorerez le roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez-moi bien, \'e9vitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que l'honneur est chose sacr\'e9e. +\par +\par Et j'emportai ainsi l'impression derni\'e8re que me laiss\'e8rent sa figure pleine de sensualit\'e9, de bonhomie, sa haute cravate, et ses larges cuisses v\'eatues de basane. +\par +\par Nous travers\'e2mes de nouveau les chambres singuli\'e8res avec leurs monstres dor\'e9s. Nous pass\'e2mes entre la haie somptueuse des valets de pied et j'\'e9prouvai un certain soulagement \'e0 me retrouver au grand air, en face de la vaste mer bleue et +\'e0 recevoir sur la figure le souffle frais de la brise du soir. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889121}VIII \endash LA ROUTE DE BRIGHTON{\*\bkmkend _Toc89889121} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Mon oncle et moi, nous nous lev\'e2mes de bonne heure, le lendemain, mais il \'e9tait d'assez m\'e9chante humeur, n'ayant aucune nouvelle de son domestique Ambroise. +\par +\par Il \'e9tait bel et bien devenu pareil \'e0 ces sortes de fourmis dont parlent les livres, et qui sont si accoutum\'e9es \'e0 recevoir leur nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand elles sont livr\'e9es \'e0 elles-m\'eames. +\par +\par Il fallut l'aide d'un homme procur\'e9 par le ma\'eetre d'h\'f4tel et du domestique de Fox, qui avait \'e9t\'e9 envoy\'e9 l\'e0 tout expr\'e8s, pour que mon oncle p\'fbt enfin terminer sa toilette. +\par +\par \endash Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il eut fini de d\'e9jeuner. Je ne suis pas en mesure d'\'eatre battu. Regardez par la fen\'eatre et dites-moi si les Lade sont en vue. +\par +\par \endash Je vois un }{\i four-in-hand}{ rouge sur la place. Il y a un attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le si\'e8ge. +\par +\par \endash Notre tandem est-il sorti\~? +\par +\par \endash Il est \'e0 la porte. +\par +\par \endash Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme jamais vous n'en avez vu. +\par +\par Il s'arr\'eata sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers. +\par +\par \endash Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en arri\'e8re ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du cura\'e7ao comme +\'e0 l'ordinaire\~! Allons, mes ch\'e9ries, vous en aurez tout votre saoul, avant que d'\'eatre arriv\'e9es au pont de Westminster. +\par +\par \endash Dois-je placer le n\'e9cessaire de toilette\~? demanda le ma\'eetre d'h\'f4tel. +\par +\par Je vis l\rquote embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il resta fid\'e8le \'e0 ses principes. +\par +\par \endash Mettez-le sous le si\'e8ge, le si\'e8ge de devant, dit-il. Mon neveu, il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc\~ +? Non, si vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez cette sous-ventri\'e8re, Thomas. Avez-vous graiss\'e9 les moyeux comme je vous l'avais recommand\'e9\~? Tr\'e8s bien. Alors, montez, mon neveu, nous allons les voir partir. +\par +\par Un v\'e9ritable rassemblement s'\'e9tait form\'e9 dans l'ancienne place\~: hommes, femmes, n\'e9gociants en habit de couleur fonc\'e9e, }{\i beaux}{ de la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-l\'e0 +, bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle \'e9taient les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match entre eux \'e9tait un \'e9v\'e9nement assez consid\'e9rable pour d\'e9frayer les conversations pendant longtemps. +\par +\par \endash Le Prince sera f\'e2ch\'e9 de n'avoir point assist\'e9 au d\'e9part, dit mon oncle. Il ne se montre gu\'e8re avant midi. Ah\~! Jack, bonjour. Votre serviteur, madame. Voici une belle journ\'e9e pour un voyage en voiture. +\par +\par Comme notre tandem venait se ranger c\'f4te \'e0 c\'f4te avec le \'ab\~four-in-hand\~\'bb, avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la soie au soleil, un murmure d'admiration s'\'e9leva de la foule. +\par +\par Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le harnachement de la m\'eame nuance, r\'e9alisait le fouet corinthien, pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, son chapeau blanc, sa figure grossi\'e8re et hal\'e9 +e aurait pu figurer en bonne place dans une r\'e9union de professionnels, rang\'e9s sur une m\'eame ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avis\'e2t de deviner en lui un des plus riches propri\'e9taires fonciers de l'Angleterre. +\par +\par C'\'e9tait un si\'e8cle d'excentriques et il avait pouss\'e9 ses originalit\'e9s \'e0 un point qui surprenait m\'eame les plus avanc\'e9s, en \'e9pousant la ma\'eetresse d'un fameux d\'e9trousseur de grands chemins, lorsque la potence \'e9 +tait venue se dresser entre elle et son amant. +\par +\par Elle \'e9tait perch\'e9e \'e0 c\'f4t\'e9 de lui, ayant l'air extr\'eamement chic en son chapeau \'e0 fleurs et son costume gris de voyage, et, devant eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur lesquels glissaient \'e7a et l\'e0 + quelques reflets dor\'e9s autour de leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la poussi\'e8re de leurs sabots dans leur impatience de partir. +\par +\par \endash Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de Westminster, quand il se sera \'e9coul\'e9 un quart d'heure. +\par +\par \endash Je parie cent autres livres que nous vous d\'e9passerons, r\'e9pondit mon oncle. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, voici le moment. Bonjour. +\par +\par Il fit entendre un }{\i tokk}{ de la langue, agita ses r\'eanes, salua de son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle de la place avec une habilet\'e9 pratique qui fit \'e9clater les applaudissements de la foule. +\par +\par Nous entend\'eemes s'affaiblir les bruits des roues sur le pav\'e9 jusqu'\'e0 ce qu'ils se perdissent dans l'\'e9loignement. +\par +\par Le quart d'heure, qui s'\'e9coula jusqu'au moment o\'f9 le premier coup de neuf heures sonna \'e0 l'horloge de la paroisse, me parut un des plus longs qu'il y ait eus. +\par +\par Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon si\'e8ge, mais la figure calme et p\'e2le et les grands yeux bleus de mon oncle exprimaient autant de tranquillit\'e9 et de r\'e9serve que s'il eut \'e9t\'e9 le plus indiff\'e9rent des spectateurs. +\par +\par Mais il n'en \'e9tait pas moins attentif. Il me sembla que le coup de cloche et le coup de fouet fussent partis en m\'eame temps, non point en s\rquote allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de t\'eate qui nous lan\'e7a \'e0 une allure furieuse, +\'e0 grand bruit, sur notre parcours de cinquante milles. +\par +\par J'entendis un grondement derri\'e8re nous. Je vis les lignes fuyantes des fen\'eatres garnies de figures attentives. Des mouchoirs voltig\'e8rent. +\par +\par Puis nous f\'fbmes bient\'f4t sur la belle route blanche, qui d\'e9crivit sa courbe en avant de nous, bord\'e9e de chaque c\'f4t\'e9 par les pentes vertes des dunes. +\par +\par J'avais \'e9t\'e9 muni d'une provision de shillings pour que les gardes-barri\'e8res ne nous arr\'eatassent pas, mais mon oncle tira sur la bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie difficile de la route qui se termina \'e0 la c\'f4 +te de Clayton. +\par +\par Alors, il les laissa aller. +\par Nous franch\'eemes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. C'est \'e0 peine si l\rquote on entrevit, en passant, le cottage jaune o\'f9 vivaient ceux qui m'\'e9taient si chers. +\par +\par Jamais je n'avais voyag\'e9 \'e0 une telle allure, jamais je n'ai ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques b\'eates q +ui devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous leurs fers et sonner les roues de notre l\'e9g\'e8re voiture, qui bondissait, volait derri\'e8re elles. +\par +\par \endash Il y a une longue c\'f4te de quatre milles d'ici \'e0 Hand Cross, dit mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes b\'eates aient une rupture du c\'9c +ur. Ce sont des animaux de sang et ils galoperaient jusqu'\'e0 ce qu'ils tombent, si j'\'e9tais assez brute pour les laisser faire. Levez-vous sur le si\'e8ge, mon neveu, et dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres. +\par +\par Je me dressai, en m'aidant de l'\'e9paule de mon oncle, mais sur une longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-\'eatre, je n'aper\'e7us rien. Pas le moindre signe d'un }{\i four-in-hand}{. +\par +\par \endash S'il a fait galoper ses b\'eates sur toutes ces mont\'e9es, elles seront \'e0 bout de forces avant d'arriver \'e0 Croydon. +\par +\par \endash Ils sont quatre contre deux. +\par +\par \endash J'en suis bien s\'fbr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux \'e0 d\'e9vorer l'espace comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, l\'e0-bas o\'f9 + sont les tours. Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant que nous abordons la mont\'e9e, mon neveu. Regardez-moi l'action de ce cheval de t\'eate\~: avez-vous jamais vu rien de plus ais\'e9, de plus beau\~? +\par Nous mont\'e2mes la c\'f4te au petit trot mais, m\'eame \'e0 cette allure, nous v\'eemes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture \'e9norme aux larges roues, \'e0 la capote de toile, s'arr\'eater pour nous regarder d'un air \'e9bahi. Tout pr +\'e8s Hand Cross, on d\'e9passa la diligence royale de Brighton qui s'\'e9tait mise en route d\'e8s sept heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui marchaient dans la poussi\'e8re et qui nous applaudirent au passage. +\par +\par \'c0 Hand Cross, nous aper\'e7\'fbmes au vol le vieux propri\'e9taire de l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'\'e9pices, mais maintenant la pente \'e9tait en sens inverse et nous nous m\'eemes \'e0 + courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots. +\par +\par \endash Savez-vous conduire, mon neveu\~? +\par +\par \endash Tr\'e8s peu, monsieur. +\par +\par \endash On ne saurait apprendre \'e0 conduire sur la route de Brighton. +\par +\par \endash Comment cela, monsieur\~? +\par +\par \endash C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'\'e0 les laisser aller et elles m'auront bient\'f4t amen\'e9 dans Westminster. Il n'en a pas toujours \'e9t\'e9 ainsi. Quand j'\'e9tais tout jeune, on pouvait apprendre \'e0 man\'9c +uvrer ses vingt yards de r\'eanes, ici tout comme ailleurs. Il n'y a r\'e9ellement pas de nos jours de belles occasions de conduire, plus au sud que le comt\'e9 de Leicester. Trouvez-moi un homme capable de faire marcher ou de retenir ses b\'ea +tes sur le parcours d'un vallon du comt\'e9 d\rquote York, voil\'e0 l'homme dont on peut dire qu'il a \'e9t\'e9 \'e0 bonne \'e9cole. +\par +\par Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de m\'eame de bonnes occasions de bien conduire sur la route. + +\par +\par \'c0 chaque courbe, je jetais un coup d'\'9cil en avant pour d\'e9couvrir nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter beaucoup, et il s'occupait \'e0 me donner des conseils, o\'f9 il m\'ealait tant de termes du m\'e9 +tier que j'avais de la peine \'e0 le comprendre. +\par +\par \endash Gardez un doigt pour chaque r\'eane, disait-il, sans quoi elles risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait l'\'e9ventail, plus vos b\'eates montrent de bonne volont\'e9. Mais, si vous tenez \'e0 + mettre quelque animation dans votre voiture, arrangez-vous pour que votre m\'e8che cingle justement celui qui en a besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air apr\'e8s qu'elle a touch\'e9. J'ai vu un conducteur r\'e9chauffer les c\'f4tes \'e0 + un voyageur de l'imp\'e9riale derri\'e8re lui, chaque fois qu'il essayait de toucher son cheval de c\'f4t\'e9. Je crois que ce sont eux qui soul\'e8vent cette poussi\'e8re par-l\'e0 bas. +\par +\par Une longue \'e9tendue de route se dessinait devant nous, ray\'e9e par les ombres des arbres qui la bordaient. +\par +\par \'c0 travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux tra\'eenait lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous. +\par +\par Au-del\'e0 se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par-dessus sa silhouette olive, s'\'e9levait un tourbillon blanc, qui se d\'e9pla\'e7ait rapidement, comme une tra\'een\'e9e de nuages par un jour de bise. +\par +\par \endash Oui, oui, ce sont eux, s'\'e9cria mon oncle, et il est impossible que d'autres voyagent de ce train-l\'e0. Allons, neveu, nous aurons fait la moiti\'e9 du chemin, lorsque nous aurons franchi le m\'f4 +le au pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures quatorze minutes. Le prince a fait le parcours \'e0 Carlton House avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La premi\'e8re moiti\'e9 est la plus p\'e9 +nible et nous pourrons gagner du temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance d'ici \'e0 Reigate. +\par +\par Et l\rquote on se lan\'e7a \'e0 fond. +\par +\par On e\'fbt dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce flocon blanc qui \'e9tait en avant. Elles s'allongeaient comme des l\'e9vriers. +\par +\par Nous d\'e9pass\'e2mes un pha\'e9ton \'e0 deux chevaux qui se rendait \'e0 Londres et nous le laiss\'e2mes derri\'e8re comme s'il eut \'e9t\'e9 immobile. +\par +\par Les arbres, les cl\'f4tures, les cottages d\'e9filaient confus\'e9ment \'e0 nos c\'f4t\'e9s. +\par +\par Nous entend\'eemes les gens jeter des cris dans les champs, convaincus que c'\'e9tait un attelage affol\'e9. +\par +\par La vitesse s'acc\'e9l\'e9rait \'e0 chaque instant. Les fers faisaient un cliquetis de castagnettes. Les crini\'e8res jaunes voltigeaient, les roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets craquaient, g\'e9 +missaient pendant que la voiture oscillait et se balan\'e7ait au point que je dus me cramponner \'e0 la barre de c\'f4t\'e9. +\par +\par Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous aper\'e7\'fbmes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de Reigate dans la d\'e9pression qui \'e9tait devant nous. +\par +\par \endash Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un peu d'eau au \'ab\~Lion Rouge\~\'bb ne leur fera pas de mal. Palefrenier, est-il pass\'e9 un }{\i four-in-hand}{ rouge\~? + +\par +\par \endash Vient de passer \'e0 l'instant. +\par +\par \endash \'c0 quelle allure\~? +\par +\par \endash Au triple galop, monsieur. A accroch\'e9 la roue d'une voiture de boucher au coin de la Grande-Rue et a \'e9t\'e9 hors de vue avant que le gar\'e7on boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurt\'e9. +\par +\par \endash Z-z-zack\~! fit la longue m\'e8che. +\par +\par Et nous voila repartis \'e0 toute vol\'e9e. +\par +\par C'\'e9tait jour de march\'e9 \'e0 Red Hill. +\par +\par La route \'e9tait encombr\'e9e de charrettes de l\'e9gumes, de bandes de b\'9cufs des chars \'e0 bancs des fermiers. +\par +\par C'\'e9tait un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser \'e0 travers cette m\'eal\'e9e. +\par +\par Nous ne f\'eemes que traverser la place du march\'e9, parmi les cris des hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles. +\par +\par Puis, nous f\'fbmes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la longue et raide descente de la route de Red Hill. +\par +\par Mon oncle brandit son fouet, en lan\'e7ant le cri per\'e7ant de l'homme qui voit ce qu'il cherchait. +\par +\par Le nuage de poussi\'e8re roulait sur la pente en face de nous, et au travers, nous entrev\'eemes vaguement le dos de nos adversaires ainsi qu'un \'e9clair de cuivres polis et une ligne \'e9carlate. +\par +\par \endash La partie est \'e0 moiti\'e9 gagn\'e9e, mon neveu. Maintenant, il s'agit de les d\'e9passer. En avant, mes jolies petites. Par Georges\~! Kitty n'a-t-elle pas chavir\'e9\~? +\par +\par Le cheval de t\'eate \'e9tait pris d'une boiterie soudaine. +\par +\par En un instant, nous f\'fbmes \'e0 bas de la voiture, \'e0 genoux pr\'e8s de lui. +\par +\par Ce n'\'e9tait qu'une pierre qui s'\'e9tait enfouie entre la fourchette et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la d\'e9loger. +\par +\par Lorsque nous repr\'eemes nos places, les Lade avaient contourn\'e9 la courbure de la c\'f4te et \'e9taient hors de vue. +\par +\par \endash Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas nous \'e9chapper. +\par +\par Pour la premi\'e8re fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il s'\'e9tait born\'e9 \'e0 faire voltiger le fouet au-dessus de leur t\'eate. +\par +\par \endash Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet. +\par +\par Les juments commen\'e7aient \'e0 donner des signes d'\'e9puisement. +\par +\par Leur respiration \'e9tait courte et rauque. Leurs belles robes \'e9taient coll\'e9es par la moiteur. +\par +\par Au sommet de la c\'f4te, elles reprirent pourtant leur bel \'e9lan. +\par +\par \endash O\'f9 diable sont-ils pass\'e9s\~? s'\'e9cria mon oncle. Pouvez-vous apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu\~? +\par +\par Nous avons devant nous un long ruban blanc parsem\'e9 de voitures et de charrettes allant de Croydon \'e0 Red Hill, mais du gros }{\i four-in-hand}{ rouge, pas le moindre indice. +\par +\par \endash Les voil\'e0\~! ils se sont d\'e9rob\'e9s\~! ils se sont d\'e9rob\'e9s\~! cria-t-il en dirigeant les juments vers une route de traverse qui s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue. +\par +\par Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite apparaissait le }{\i four-in-hand}{, dont les chevaux redoublaient d'efforts. +\par +\par Nos juments allong\'e8rent leur allure et la distance qui nous s\'e9parait d'eux commen\'e7a \'e0 diminuer lentement. Je vis que je pouvais distinguer le rub +an noir du chapeau blanc de Sir John, que je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de notre c\'f4t\'e9. +\par +\par \endash Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone \'e0 Warlingham, dit mon oncle. Il aura jug\'e9, \'e0 ce qu'il me semble, qu'il gagnerait du temps \'e0 quitter la route des voitures de mara\'eechers. Mais nous, nous avons une maudite colline +\'e0 doubler. Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe. +\par +\par Pendant qu'il parlait, je vis tout \'e0 coup dispara\'eetre les roues du }{\i four-in-hand}{, puis ce fut le corps, puis les deux personnes plac\'e9es sur le si\'e8 +ge et cela aussi brusquement, aussi promptement que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un }{\i gig}{antesque escalier. +\par +\par Un moment apr\'e8s nous \'e9tions arriv\'e9s au m\'eame endroit. +\par +\par La route s'\'e9tendait en bas de nous, raide, \'e9troite, descendant en longs crochets dans la vall\'e9e. Le }{\i four-in-hand}{ d\'e9gringolait par-l\'e0 de toute la vitesse de ses chevaux. +\par +\par \endash Je m'en doutais, s'\'e9cria mon oncle, puisqu'il n'use pas de serre-frein, pourquoi en userais-je\~? \'c0 pr\'e9sent, mes ch\'e9ries, un bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de notre arri\'e8re-train. +\par +\par Nous pass\'e2mes par-dessus la cr\'eate et descend\'eemes \'e0 une allure enrag\'e9e la c\'f4te o\'f9 la grosse voiture rouge roulait devant nous avec un bruit de tonnerre. +\par +\par Nous \'e9tions d\'e9j\'e0 dans son nuage de poussi\'e8re, si bien que nous pouvions \'e0 peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge sale qui se balan\'e7ait en roulant, mais dont le contour devenait de plus en plus net \'e0 chaque foul\'e9e. + +\par +\par Nous entendions ais\'e9ment le claquement du fouet en avant de nous, ainsi que la voix per\'e7ante de Lady Lade qui encourageait les chevaux. +\par +\par Mon oncle \'e9tait tr\'e8s calme, mais un coup d'\'9cil de c\'f4t\'e9 que je lan\'e7ai sur lui, me fit voir ses l\'e8vres pinc\'e9es, ses yeux brillants et une petite tache rouge sur chacune de ses joues p\'e2les. +\par +\par Il n'\'e9tait nullement n\'e9cessaire de presser les juments, car elles avaient d\'e9j\'e0 pris une allure qu'il eut \'e9t\'e9 impossible de mod\'e9rer ou de r\'e9gler. +\par +\par La t\'eate de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de derri\'e8re, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent yards on ne gagna pas un pouce. +\par +\par Alors, d'un nouvel \'e9lan, le cheval de t\'eate se pla\'e7a c\'f4te \'e0 c\'f4te avec le cheval noir du c\'f4t\'e9 de la roue, et notre roue de devant se trouva \'e0 moins d'un pouce de leur roue de derri\'e8re. +\par +\par \endash En voil\'e0 de la poussi\'e8re, d\'eet tranquillement mon oncle. +\par +\par \endash \'c9ventez-les, Jack, \'e9ventez-les, cria la dame. +\par +\par Il se dressa et cingla ses chevaux. +\par +\par \endash Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui attend quelqu'un. +\par +\par Nous \'e9tions parvenus \'e0 nous placer exactement sur la m\'eame ligne qu'eux et les roues de devant vibraient \'e0 l'unisson. Il n'y avait pas six pouces de trop dans la route et, \'e0 chaque instant, je m'attendais \'e0 + entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme nous sortions de la poussi\'e8re, je pus voir devant nous, et mon oncle, le voyant aussi, se mit \'e0 siffler entre les dents. +\par +\par \'c0 deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont avec des poteaux et des barres de bois de chaque c\'f4t\'e9. La route se r\'e9tr\'e9cissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il \'e9tait \'e9videmment impossible \'e0 + deux voitures de passer de front. Il fallait que l'une c\'e9d\'e2t la place \'e0 l'autre. D\'e9j\'e0 nos roues \'e9taient \'e0 la hauteur de leurs chevaux. +\par +\par \endash Je suis en t\'eate, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade. +\par +\par \endash Jamais de la vie, hurla celui-ci. +\par \endash Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. Tapez \'e0 tour de bras. +\par +\par Il me parut que nous \'e9tions lanc\'e9s ensemble dans l'\'e9ternit\'e9. +\par +\par Mais mon oncle fit la seule chose qui f\'fbt capable de nous sauver. +\par +\par Gr\'e2ce \'e0 un effort d\'e9sesp\'e9r\'e9, nous pouvions encore d\'e9passer la voiture juste en face de l'entr\'e9e du pont. +\par +\par Il se dressa, fouetta vigoureusement \'e0 droite et \'e0 gauche les juments, qui, affol\'e9es par cette sensation inconnue de douleur se lanc\'e8rent avec une fureur extr\'eame. +\par +\par Nous descend\'eemes \'e0 grand bruit, criant tous ensemble \'e0 tue-t\'eate dans une sorte de folie passag\'e8re, \'e0 ce qu'il me semble, mais nous avancions quand m\'eame d'une fa\'e7on constante et nous \'e9tions d\'e9j\'e0 + parvenus en avant des chevaux de t\'eate, quand nous nous \'e9lan\'e7\'e2mes sur le pont. Je jetai un regard en arri\'e8re sur la voiture. Je vis Lady Lade grin\'e7ant de toutes ses petites dents blanches, se jeter elle-m\'eame en avant et ti +rer des deux mains sur les r\'eanes de c\'f4t\'e9. +\par +\par \endash En travers Jack, en travers ces\'85 Qu'ils ne puissent passer. +\par +\par Si elle avait ex\'e9cut\'e9 cette man\'9cuvre un instant plus t\'f4t, nous nous serions heurt\'e9s violemment contre le parapet de bois, nous l'aurions abattu pour \'eatre pr\'e9cipit\'e9s dans le profond ravin qui s'ouvrait au-dessous. +\par +\par Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du cheval noir qui \'e9tait en t\'eate qui fut en contact avec notre roue, mais son avant-train, dont le poids n'\'e9tait point suffisant pour nous faire d\'e9vier. +\par Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe noire. +\par +\par Une minute apr\'e8s, nous volions sur la pente de la route. +\par +\par Le }{\i four-in-hand}{ s'\'e9tait arr\'eat\'e9. +\par +\par Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied \'e0 terre, pansaient ensemble la blessure du cheval. +\par +\par \endash \'c0 votre aise, maintenant, belles petites, s'\'e9cria mon oncle en reprenant sa place sur le si\'e8ge et en jetant un coup d'\'9cil par-dessus son \'e9paule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un tour pareil. Jeter +un de ses chevaux de t\'eate en travers sur la route\~! Je ne tol\'e8re pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, il aura de mes nouvelles demain. +\par +\par \endash C'est la petite dame, dis-je. +\par +\par Le front de mon oncle s'\'e9claircit et il se mit \'e0 rire. +\par +\par \endash C'\'e9tait la petite Letty, n'est-ce pas\~? J'aurais d\'fb m'en douter. Il y a un souvenir du d\'e9funt et regrett\'e9 Jack Seize Cordes dans ce tour-l\'e0. Bah\~! ce sont des messages d'une toute autre sorte que j'envoie \'e0 + une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer notre route en rendant gr\'e2ce \'e0 notre bonne \'e9toile de ce qu'elle nous ram\'e8ne par-dessus la Tamise sans un os de cass\'e9. +\par +\par Nous nous arr\'eat\'e2mes au \'ab\~L\'e9vrier\~\'bb \'e0 Croydon o\'f9 les deux bonnes petites juments furent \'e9pong\'e9es, caress\'e9es, nourries. +\par +\par Apr\'e8s quoi, prenant une allure ais\'e9e, on traversa Norbury et Streatham. +\par +\par \'c0 la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus longues, les villas de la banlieue de moins en moins espac\'e9es jusqu'\'e0 se toucher et nous voyage\'e2mes entre deux rang\'e9es de maisons avec des boutiques aux \'e9 +talages qui en occupent les angles et o\'f9 la circulation \'e9tait d'une activit\'e9 toute nouvelle pour moi. +\par +\par C'\'e9tait un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant. +\par +\par Puis soudain, nous nous trouv\'e2mes sur un large pont au-dessous duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de caf\'e9 noir. Des p\'e9niches aux poupes ventrues allaient \'e0 la d\'e9rive \'e0 sa surface. +\par +\par \'c0 droite et \'e0 gauche s'allongeait une rang\'e9e, \'e7\'e0 et l\'e0, interrompue, irr\'e9guli\'e8re de maisons aux couleurs multiples s'\'e9tendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue. +\par +\par \endash Ceci est l'\'e9difice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en me le d\'e9signant avec son fouet. Les tours noires font partie de l'abbaye de Westminster\'85 Comment va Votre Gr\'e2ce\~? Comment va\~?\'85 C'est le duc de Norfolk, ce gros + homme en habit bleu sur sa jument \'e0 queue tress\'e9e. Voici la Tr\'e9sorerie \'e0 gauche, puis les Horse-Guards, et l'Amiraut\'e9 \'e0 cette porte surmont\'e9e de dauphins sculpt\'e9s dans la pierre. +\par +\par Je me figurais, comme un jeune homme \'e9lev\'e9 \'e0 la campagne que j'\'e9tais, que Londres \'e9tait simplement une accumulation de maisons, mais je fus \'e9tonn\'e9 de voir appara\'eetre dans leurs intervalles des pentes vertes, de beaux arbres \'e0 + l'aspect printanier. +\par +\par \endash Oui, ce sont les jardins priv\'e9s, dit mon oncle, et voici la fen\'eatre par o\'f9 Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit \'e0 l'\'e9chafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait cinquante milles, n'est-ce pas\~ +? Voyez comme elles vont, les petites ch\'e9ries, pour faire honneur \'e0 leur ma\'eetre. Regardez cette barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la porti\'e8re. C'est Pitt qui se rend \'e0 + la Chambre. Maintenant nous entrons dans Pall Mail. Ce grand b\'e2timent \'e0 gauche c'est Carlton House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste s\'e9jour enfum\'e9 o\'f9 il y a une horloge et o\'f9 + les deux sentinelles en habit rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue qui porte le m\'eame nom. Mon neveu, l\'e0 se trouve le centre du monde. C'est dans cette rue que d\'e9bouche Jermyn Street. Enfin nous voici pr\'e8 +s de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq heures pour venir de la vieille place de Brighton. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889122}IX \endash CHEZ WATTIER{\*\bkmkend _Toc89889122} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street \'e9tait toute petite, cinq pi\'e8ces et un grenier. +\par +\par \endash Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila \'e0 quoi se r\'e9duisent les besoins d'un homme sage. +\par +\par D'autre part, elle \'e9tait meubl\'e9e avec la d\'e9licatesse et le go\'fbt qui distinguaient son caract\'e8re, si bien que ses amis les plus opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les d\'e9go\'fbter de leurs somptueuses demeures. + +\par +\par Le grenier m\'eame, qui \'e9tait devenu ma chambre \'e0 coucher, \'e9tait la plus parfaite merveille de grenier qu'on p\'fbt imaginer. +\par +\par De beaux et pr\'e9cieux bibelots occupaient tous les coins de chaque pi\'e8ce. La maison tout enti\'e8re \'e9tait devenue un v\'e9ritable mus\'e9e en miniature qui aurait enchant\'e9 un connaisseur. +\par +\par Mon oncle expliquait la pr\'e9sence de toutes ces jolies choses par un haussement d'\'e9paules et un geste d'indiff\'e9rence. +\par +\par \endash Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une indiscr\'e9tion de ma part de dire autre chose. +\par +\par \'c0 Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait d\'e9j\'e0 envoy\'e9. +\par +\par Au lieu de dissiper le myst\'e8re de sa disparition, il ne fit que le rendre plus imp\'e9n\'e9trable. +\par +\par Il \'e9tait ainsi con\'e7u\~: +\par \'ab\~Mon cher Sir Charles Tregellis, +\par +\par \'ab\~Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient mis dans la n\'e9cessit\'e9 absolue de quitter votre service d'une mani\'e8re aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de Friar's Oak \'e0 + Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre alternative que cette r\'e9solution. +\par +\par \'ab\~J'esp\'e8re, toutefois, que mon absence ne sera peut-\'eatre que passag\'e8re. +\par +\par \'ab\~La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le coffre-fort de la banque Drummond. +\par +\par \'ab\~Votre tr\'e8s ob\'e9issant serviteur, +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\'ab\~AMBROISE.\~\'bb +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par \endash Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, dit mon oncle, d'un air m\'e9content, mais que diable a-t-il pu lui arriver qui l'ait oblig\'e9 \'e0 me quitter lorsque nous descendions la c\'f4te au grand trot dans ma voiture\~ +? Je ne trouverai jamais son pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis d\'e9sol\'e9. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions venir Weston pour vous \'e9quiper. Ce n'est pas le r\'f4 +le d'un gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir trouver le gentleman. Jusqu'\'e0 ce que vous ayez vos habits, il faudra rester en retraite. +\par +\par La prise des mesures fut une c\'e9r\'e9monie des plus solennelles et des plus s\'e9rieuses, mais ce ne fut rien encore \'e0 c\'f4t\'e9 de l'essayage, qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut v\'e9ritablement au supplice pendant que chaque pi\'e8 +ce du v\'eatement \'e9tait mise en place et que lui et Weston discutaient \'e0 propos de la moindre couture, des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, \'e0 force de pirouetter devant eux. +\par +\par Puis, au moment o\'f9 je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr Brummel qui promettait d'\'eatre plus difficile encore que mon oncle, et il fallut rebattre \'e0 fond toute l'affaire entre eux. +\par +\par C'\'e9tait un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, un teint clair, des cheveux ch\'e2tains et de petits favoris roux. +\par +\par Ses mani\'e8res \'e9taient langoureuses, son accent tra\'eenant, et tout en \'e9clipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il lui manquait cet air viril et d\'e9cid\'e9 qui per\'e7ait \'e0 travers tout ce qu'affectait mon parent. +\par +\par \endash Comment\~? Georges, s'\'e9cria mon oncle, je vous croyais avec votre r\'e9giment\~? +\par +\par \endash J'ai renvoy\'e9 mes papiers, dit l'autre avec son accent tra\'eenant. +\par +\par \endash Je me doutais que cela finirait ainsi. +\par +\par \endash Oui, le dixi\'e8me avait re\'e7u l'ordre de partir pour Manchester et on ne devait compter gu\'e8re que je me rendrais en un tel endroit. Enfin, j'ai trouv\'e9 un major monstrueusement butor. +\par +\par \endash Comment cela\~? +\par +\par \endash Il supposait que j'\'e9tais au fait de cet absurde exercice, Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose dans l'esprit. Je n'\'e9prouvais aucune difficult\'e9 \'e0 trouver ma place \'e0 + la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris de puce et j'avais remarqu\'e9 que ma place \'e9tait juste devant lui. Cela m'\'e9pargnait une infinit\'e9 d'ennuis. Mais l'autre jour, quand je vins \'e0 + la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une autre, sans pouvoir parvenir \'e0 d\'e9couvrir mon homme au gros nez. Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je l'aper\'e7 +ois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement mis devant lui. Il parait qu'il avait \'e9t\'e9 mis l\'e0 pour garder la place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je n'entendais rien \'e0 mon m\'e9tier. +\par +\par Mon oncle se mit \'e0 rire et Brummel \'e0 me regarder des pieds \'e0 la t\'eate, avec ses grands yeux d'homme difficile. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des nuances tout \'e0 fait convenables pour un v\'eatement. Mais un gilet \'e0 fleurs aurait \'e9t\'e9 mieux. +\par +\par \endash Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacit\'e9. +\par +\par \endash Mon cher Tregellis, vous \'eates infaillible en fait de cravates, mais vous me permettrez d'avoir ma mani\'e8 +re de juger en fait de gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection dont il a besoin. +\par +\par Ils discut\'e8rent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de moi, la t\'eate pench\'e9e, le lorgnon fich\'e9 dans l'\'9cil. +\par +\par J'\'e9prouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre d'accord au moyen d'un compromis. +\par +\par \endash Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'\'e9branl\'e2t votre confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit Brummel avec un grand s\'e9rieux. +\par Je lui promis qu'il n'en serait rien. +\par +\par \endash Si vous \'e9tiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez \'e0 mon go\'fbt, mais tel que vous voil\'e0, vous ferez fort bonne figure. L'ann\'e9e derni\'e8re, il vint \'e0 la ville un jeune cousin qu'on recommandait \'e0 + mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans Saint-James street, v\'eatu d'un habit de couleur tabac \'e0 priser qui avait \'e9t\'e9 coup\'e9 + par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. Naturellement, je savais ce que je me devais \'e0 moi-m\'eame. Je le regardai de haut en bas. Cela suffit \'e0 mettre fin \'e0 ses projets de r\'e9 +ussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur Stone\~? +\par +\par \endash Du Sussex, monsieur. +\par +\par \endash Du Sussex\~? Ah\~! c'est l\'e0 que j'envoie blanchir mon linge. Il y a une personne qui s'entend parfaitement \'e0 empeser et qui demeure pr\'e8s de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises \'e0 + la fois. Quand on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son blanchissage. Mais je serais \'e9norm\'e9ment ennuy\'e9 + s'il me fallait y vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire\~? +\par +\par \endash Vous ne chassez pas, Georges\~? +\par +\par \endash Quand je chasse, c'est \'e0 la femme. Mais s\'fbrement, Charles, vous ne donnez pas dans les chiens. +\par +\par \endash Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier. +\par +\par \endash Les Belvoir\~? Avez-vous entendu conter comment j'ai roul\'e9 Rutland\~? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai av +ec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et il fut oblig\'e9 de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement peut-on trouver \'e0 courir de tous c\'f4t\'e9 +s au milieu d'une foule de paysans crasseux qui galopent. Chacun son go\'fbt, mais avec une fen\'eatre chez Brooks le jour et un coin confortable \'e0 + la table de Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plum\'e9 Montague le brasseur\~? +\par +\par \endash Je n'\'e9tais pas \'e0 la ville. +\par +\par \endash Je lui ai gagn\'e9 huit mille livres en une s\'e9ance\~: \'ab\~D\'e9sormais, monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bi\'e8re.\~\'bb \'ab\~Toute la canaille de Londres en boit\~\'bb, m'a-t-il r\'e9pondu. C'\'e9tait une impol +itesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent pas perdre avec gr\'e2ce. Allons, je pars. Je vais payer \'e0 ce juif de King quelques petits int\'e9r\'eats. Est-ce que vous allez de ce c\'f4t\'e9\~ +? Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club ou au Mail, sans doute\~? +\par +\par Et il s'en alla \'e0 petits pas \'e0 ses affaires. +\par +\par \endash Ce jeune homme est destin\'e9 \'e0 prendre ma place, dit gravement mon oncle apr\'e8s le d\'e9part de Brummel. Il est tr\'e8s jeune, il n'a pas d'anc\'eatres et il s'est fray\'e9 la route par son aplomb imperturbable, son go\'fb +t naturel et l'extravagance de son langage. Il n'a pas son pareil pour \'eatre impertinent avec la plus parfaite politesse. Avec son demi-sourire, sa fa\'e7on de remonter les sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces matins. D\'e9j\'e0 + on cite son opinion dans les clubs en concurrence avec la mienne. Bah\~! chaque homme a son jour et quand je serai convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang apr\'e8 +s n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet habillement marron et bleu vous pourrez p\'e9n\'e9trer partout. Donc, si vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-\'e0-vis et je vous montrerai quelque peu la ville. +\par Comment d\'e9crire tout ce que nous v\'eemes, tout ce que nous f\'eemes dans cette charmante journ\'e9e de printemps\~? +\par +\par Pour moi, il me semblait que j'\'e9tais transport\'e9 dans un monde f\'e9erique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant magicien en habit \'e0 large col et \'e0 longues basques qui m'en faisait les honneurs. +\par +\par Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un pas press\'e9 +, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez boulevers\'e9 le nid d'un coup de canne. +\par +\par Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rang\'e9es infinies de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles. +\par +\par Puis, nous descend\'eemes par le Strand o\'f9 la cohue \'e9tait plus dense encore. Nous franch\'eemes enfin Temple Bar, p\'e9n\'e9trant ainsi dans la Cit\'e9, bien que mon oncle me pri\'e2t de n'en parler \'e0 personne\~: il ne tenait pas \'e0 + ce que cela f\'fbt su dans le public. +\par +\par L\'e0 je vis la Bourse et la Banque et le caf\'e9 Lloyd avec ses n\'e9gociants en habits bruns, aux figures \'e2pres, les employ\'e9s toujours press\'e9s, les \'e9normes chevaux et les voituriers actifs. +\par +\par C'\'e9tait un monde bien diff\'e9rent de celui que nous avions quitt\'e9, celui du West-End, le monde de l'\'e9nergie et de la force, o\'f9 le d\'e9s\'9cuvr\'e9 et l'inutile n'eussent pas trouv\'e9 place. +\par +\par Malgr\'e9 mon jeune \'e2ge, je compris que la puissance de la Grande-Bretagne \'e9tait l\'e0, dans cette for\'eat de navires marchands, dans les ballots que l'on montait par les fen\'eatres des magasins, dans ces chariots charg\'e9 +s qui grondaient sur les pav\'e9s de galets. +\par C'\'e9tait l\'e0, dans la cit\'e9 de Londres, que se trouvait la racine principale qui avait donn\'e9 naissance \'e0 l'Empire, \'e0 sa fortune au magnifique \'e9panouissement. +\par +\par La mode peut changer, ainsi que le langage et les m\'9curs, mais l'esprit d'entreprise que rec\'e8le cet espace d'un mille ou deux en carr\'e9 ne saurait changer, car s'il se fl\'e9trit, tout ce qui en est issu est condamn\'e9 \'e0 se fl\'e9trir \'e9 +galement. +\par +\par Nous lunch\'e2mes chez Stephen, l'auberge \'e0 la mode, dans Bond Street, o\'f9 je vis une file de }{\i tilburys}{ et de chevaux de selle qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue. +\par +\par De l\'e0 nous all\'e2mes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez Brookes o\'f9 \'e9tait le grand club whig, et enfin on retourna chez Wattier o\'f9 se donnaient rendez-vous pour jouer les gens \'e0 la mode. +\par +\par Partout, je vis les m\'eames types d'hommes \'e0 tournures raides, aux petits gilets. +\par +\par Tous t\'e9moignaient la plus grande d\'e9f\'e9rence \'e0 mon oncle et, pour lui \'eatre agr\'e9able, m'accueillaient avec une bienveillante tol\'e9rance. +\par +\par Les propos \'e9taient toujours dans le genre de ceux que j'avais d\'e9j\'e0 entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la sant\'e9 du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui paraissait pr\'eate \'e0 \'e9 +clater de nouveau, des courses de chevaux et du ring. +\par +\par Je m'aper\'e7us ainsi que l'excentricit\'e9 \'e9tait l\'e0 aussi \'e0 la mode, comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous regardent encore aujourd'hui comme une nation de toqu\'e9s, c'est sans doute une tradition qui remonte \'e0 l'\'e9 +poque o\'f9 les seuls voyageurs qu'il leur arriv\'e2t de voir appartenaient \'e0 la classe avec laquelle je me trouvais alors en contact. +\par +\par C'\'e9tait un \'e2ge d'h\'e9ro\'efsme et de folie. +\par +\par D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appel\'e9 au premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'\'c9tat tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington. +\par +\par Nous \'e9tions grands par les armes et nous n'allions gu\'e8re tarder \'e0 l'\'eatre dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps les plus grandes puissances de l'Europe. +\par +\par D'autre part, un grain de folie r\'e9elle ou simul\'e9e \'e9tait un passeport qui vous ouvrait les portes ferm\'e9es devant la sagesse ou la vertu. +\par +\par L'homme qui \'e9tait capable d'entrer dans un salon en marchant sur les mains, l'homme qui s'\'e9tait lim\'e9 les dents afin de siffler comme un cocher, l'homme qui pensait toujours \'e0 haute voix de fa\'e7on \'e0 tenir toujours ses h\'f4 +tes dans un frisson d'appr\'e9hension, tels \'e9taient les gens qui arrivaient sans peine \'e0 se placer au premier plan de la soci\'e9t\'e9 de Londres. +\par +\par Et il n'\'e9tait pas possible de tracer une distinction entre l'h\'e9ro\'efsme et la folie, car bien peu de gens \'e9taient capables d'\'e9chapper enti\'e8rement \'e0 la contagion de l'\'e9poque. +\par +\par En un temps o\'f9 le Premier \'e9tait un grand buveur, le leader de l'opposition un d\'e9bauch\'e9, o\'f9 le prince de Galles r\'e9unissait ces attributs, on aurait eu grand peine \'e0 trouver un homme dont le caract\'e8re f\'fbt \'e9galement irr\'e9 +prochable en public et dans sa vie priv\'e9e. +\par +\par En m\'eame temps, cette \'e9poque-l\'e0, avec tous ses vices, \'e9tait une \'e9poque d'\'e9nergie et vous serez heureux si dans la v\'f4tre le pays produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et Wellington. +\par +\par Ce soir-l\'e0, comme j'\'e9tais chez Wattier, aupr\'e8s de mon oncle, sur un de ces si\'e8ges capitonn\'e9s de velours rouge, l\rquote on me montra un de ces types singuliers dont la renomm\'e9e et les excentricit\'e9s ne sont point encore oubli\'e9 +es du monde contemporain. +\par +\par La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses lustres, \'e9tait bond\'e9e de ces citadins au sang vif, \'e0 + la voix bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux \'e0 ressort sous le bras. +\par +\par \endash Ce vieux gentleman \'e0 figure couperos\'e9e, aux jambes gr\'eales, me dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le comte Taafe, et il a envoy\'e9 un message +\'e0 cinquante milles de distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en mains dans une balle de cri +cket. L'homme, avec lequel il cause, est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir d\'e9clar\'e9 et retir\'e9 + la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en mati\'e8re d'entra\'eenement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles en vingt et une heures. Vous n'avez qu'\'e0 + regarder ses mollets pour vous convaincre que la nature l'a fait expr\'e8s pour cela. Il y a ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet \'e0 fleurs qui est debout pr\'e8s du feu. C'est le }{\i beau}{ Whalley qui a fait le voyage de J\'e9 +rusalem en long habit bleu, bottes \'e0 l'\'e9cuy\'e8re et gants de peau. +\par +\par \endash Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur\~? demandai-je tout \'e9tonn\'e9. +\par \endash Parce que c'\'e9tait sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l\rquote a fait entrer dans la soci\'e9t\'e9, ce qui vaut mieux que d'\'eatre entr\'e9 \'e0 J\'e9 +rusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez aquilin. C'est l'homme qui se l\'e8ve tous les jours \'e0 six heures du soir et \'e0 la cave la mieux pourvue de tabac \'e0 priser de l'Europe. C'est lui qui a ordonn\'e9 \'e0 + son domestique de mettre une demi-douzaine de bouteilles de sherry \'e0 c\'f4t\'e9 de son lit et de le r\'e9veiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter avec un \'e9v\'ea +que. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est le g\'e9n\'e9ral Scott qui vit de pain grill\'e9 et d'eau et qui a gagn\'e9 deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord Blandfort qui, l'autre jour, a pay\'e9 + dix-huit cents livres un exemplaire de Boccace. Soir, Dudley. +\par +\par \endash Soir, Tregellis. +\par +\par Un homme d'un certain \'e2ge, \'e0 l'air hagard, s'\'e9tait arr\'eat\'e9 devant nous et me toisait des pieds \'e0 la t\'eate. +\par +\par \endash Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramass\'e9 \'e0 la campagne, murmura-t-il. Il n'a pas une tournure \'e0 lui faire honneur. Quitt\'e9 la ville, Tregellis\~? +\par +\par \endash Pendant quelques jours. +\par +\par \endash Hein\~! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas \'e0 enrayer. +\par +\par Il hocha la t\'eate et s'\'e9loigna. +\par +\par \endash Il ne faut pas prendre l'air mortifi\'e9, dit mon oncle en souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser tout haut. On s'en f\'e2chait souvent, mais on n'y fait plus d'attention maintenant. Tenez, la semaine derni\'e8 +re, comme il d\'eenait chez Lord Elgin, il a pri\'e9 la compagnie d'agr\'e9er ses excuses pour la mauvaise qualit\'e9 de la cuisine. Comme vous le voyez, il se croyait \'e0 sa propre table. Cela lui donne une place \'e0 part dans la soci\'e9t\'e9. C'est +\'e0 lord Harewood qu'il s'est cramponn\'e9 pour le moment. La particularit\'e9 de Harewood, c'est de copier le prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le collet de son habit, croyant que la queue commen\'e7ait \'e0 + passer de mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l\rquote homme laid, comme on le nommait \'e0 Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on surnomme le num\'e9ro onze en raison de la minceur de ses jambes. +\par +\par \endash Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je. +\par +\par \endash Oui, il va venir nous trouver bient\'f4t. Ce jeune homme a certainement de l'avenir. Remarquez-vous la fa\'e7on dont il regarde autour de lui, de dessous ses paupi\'e8res, comme si c'\'e9 +tait par condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont insupportables, mais quand elles sont pouss\'e9es jusqu'aux derniers extr\'eames, elles deviennent respectables. Comment va, Georges\~? +\par +\par \endash Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton\~? demanda Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses talons. Il s'est sauv\'e9 avec la cuisini\'e8re de son p\'e8re et l'a bel et bien \'e9pous\'e9e. +\par +\par \endash Qu'a fait Lord Merton\~? +\par +\par \endash Il les a f\'e9licit\'e9s chaleureusement et a reconnu qu'il avait toujours m\'e9connu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune couple et consent \'e0 une forte pension, \'e0 la condition que la mari\'e9e continue \'e0 + exercer sa profession. \'c0 propos, Tregellis, il court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier\~? +\par +\par \endash Je ne crois pas, r\'e9pondit mon oncle. Ce serait une faute que d'accabler une seule personne sous des attentions que tant d'autres seraient enchant\'e9es de se partager. +\par +\par \endash Ma fa\'e7on de voir absolument, et exprim\'e9e de la mani\'e8re la plus heureuse\~! s'\'e9cria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de c\'9curs pour donner \'e0 un seul l\rquote ivresse du ravissement\~? Je pars +la semaine prochaine pour le continent. +\par +\par \endash Les recors, demanda un de ses voisins. +\par +\par \endash Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner l'agr\'e9ment et l'instruction. En outre, il est n\'e9cessaire d'aller \'e0 Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour qu'une nouvelle guerre \'e9 +clate, il serait bon de s'en assurer une provision. +\par +\par \endash C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir \'e0 c\'9cur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. En 93, quand la guerre a \'e9clat\'e9, j'en ai +\'e9t\'e9 priv\'e9 pendant neuf ans. Si je n'avais pas lou\'e9 un lougre tout expr\'e8s pour en introduire en contrebande, j'aurais peut-\'eatre \'e9t\'e9 r\'e9duit \'e0 notre cuir tann\'e9 d'Angleterre. +\par +\par \endash Les Anglais sont sup\'e9rieurs pour fabriquer un fer \'e0 repasser ou un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de d\'e9licatesse est hors de leur port\'e9e. +\par +\par \endash Nos tailleurs sont bons, s'\'e9cria mon oncle, mais nos \'e9toffes laissent \'e0 d\'e9sirer par le go\'fbt et la vari\'e9t\'e9 +. La guerre nous a rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former l'intelligence. L'ann\'e9e derni\'e8re, par exemple, je suis tomb\'e9 sur de nouvelles \'e9t +offes pour gilets, sur la place Saint-Marc, \'e0 Venise. C'\'e9tait jaune avec les plus jolis chatoiements rouges qu'on p\'fbt trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais pas voyag\'e9\~ +? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela fit fureur. +\par +\par \endash Le prince s'en \'e9prit aussi. +\par +\par \endash Oui, en g\'e9n\'e9ral, il se conforme \'e0 ma direction. L'ann\'e9e derni\'e8re, nous \'e9tions habill\'e9s d'une fa\'e7on si semblable qu'on nous prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis l\'e0 n'est pas \'e0 mon avantage, mais c'\'e9 +tait ainsi. Il se plaint souvent que les m\'eames choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je faire la r\'e9ponse qui se pr\'e9sente d'elle-m\'eame\~? \'c0 propos, Georges, je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres. +\par +\par \endash Oui, j'y \'e9tais et j'y suis rest\'e9 environ un quart d'heure. Je suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis pas all\'e9 plus loin que l'entr\'e9e, car une pr\'e9f\'e9rence injuste donne lieu \'e0 de la jalousie. +\par +\par \endash J'y suis all\'e9 d\'e8s la premi\'e8re heure, dit mon oncle, car j'avais entendu dire qu'il y aurait des d\'e9butantes fort passables. Je suis toujours enchant\'e9 quand je trouve l'occasion de faire un compliment \'e0 + quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est arriv\'e9e, mais rarement, car j'ai un id\'e9al que je maintiens bien haut. +\par +\par C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers. +\par +\par Pour moi, en les regardant tour \'e0 tour, je ne pouvais m'imaginer pourquoi ils n'\'e9clataient pas de rire au nez l'un de l'autre. +\par +\par Bien loin de l\'e0, leur conversation \'e9tait fort grave et sem\'e9e d'un nombre infini de petites r\'e9v\'e9rences. \'c0 chaque instant, ils ouvraient et fermaient leurs tabati\'e8res, d\'e9ployaient des mouchoirs brod\'e9s. +\par Un v\'e9ritable rassemblement s'\'e9tait form\'e9 autour d'eux et je m'aper\'e7us fort bien que cette conversation avait \'e9t\'e9 consid\'e9r\'e9e comme un match entre + les deux hommes que l'on regardait comme des arbitres se disputant l'empire de la mode. +\par +\par Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir son devant de chemise en batiste \'e0 dentelles et agitait ses manchettes, comme s'il \'e9 +tait satisfait de la figure qu'il avait faite dans la partie. +\par +\par Quarante-sept ans se sont \'e9coul\'e9s, depuis que j'\'e9coutais ce cercle de dandys\~; et maintenant o\'f9 sont leurs petits chapeaux, leurs gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on e\'fbt pu faire son n\'9cud de cravate. +\par +\par Ils menaient d'\'e9tranges existences ces gens-l\'e0, et ils moururent d'\'e9trange fa\'e7on, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres dans la mis\'e8re, d' +autres dans la prison pour dettes, et d'autres enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, \'e0 l'\'e9tranger, dans une maison de fous. +\par +\par \endash Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous pass\'e2mes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet. +\par +\par J'y jetai un coup d'\'9cil et je vis une rang\'e9e de petites tables couvertes de serge verte, autour desquelles \'e9taient assis de petits groupes. +\par +\par \'c0 un bout, il y avait une table plus longue d'o\'f9 partait un murmure continuel de voix. +\par +\par \endash Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, \'e0 moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah\~! Sir Lothian, j'esp\'e8re que la chance est de votre c\'f4t\'e9\~? +\par Un homme de haute taille, mince, \'e0 figure dure et s\'e9v\'e8re, s'\'e9tait avanc\'e9 de quelques pas hors de la pi\'e8ce. +\par +\par Sous ses sourcils touffus, p\'e9tillaient deux yeux, vifs, gris, fureteurs. +\par +\par Ses traits grossiers \'e9taient profond\'e9ment creus\'e9s aux joues et aux tempes comme du silex rong\'e9 par l'eau. +\par +\par Il \'e9tait enti\'e8rement v\'eatu de noir et je remarquai qu'il avait un balancement des \'e9paules comme s'il avait bu. +\par +\par \endash Perdu comme un d\'e9mon, dit-il d'un ton saccad\'e9. +\par +\par \endash Aux d\'e9s\~? +\par +\par \endash Non, au whist. +\par +\par \endash Vous n'avez pas d\'fb \'eatre fortement atteint \'e0 ce jeu-l\'e0\~? +\par +\par \endash Ah\~! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent livres la lev\'e9e et mille le point, et perdant cinq heures de suite. Eh bien\~! Qu'est-ce que vous dites de cela\~? +\par +\par Mon oncle fut \'e9videmment frapp\'e9 de l'air hagard qu'avait la physionomie de l'autre homme. +\par +\par \endash J'esp\'e8re que vous n'en \'eates pas trop mal en point. +\par +\par \endash Assez mal. Je n'aime pas trop \'e0 parler de cela. \'c0 propos, Tregellis, avez-vous trouv\'e9 d\'e9j\'e0 votre homme pour cette lutte\~? +\par +\par \endash Non. +\par \endash Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en venez pas au fait. +\par +\par \endash Si vous fixez une date, j'am\'e8nerai mon homme, Sir Lothian, dit mon oncle avec froideur. +\par +\par \endash Mettons quatre semaines \'e0 partir d'aujourd'hui, si cela vous convient. +\par +\par \endash Parfaitement, le 18 mai. +\par +\par \endash J'esp\'e8re que d'ici ce jour-l\'e0, j'aurai chang\'e9 de nom. +\par +\par \endash Comment cela\~? demanda mon oncle \'e9tonn\'e9. +\par +\par \endash Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon. +\par +\par \endash Quoi\~! Est-ce que vous auriez des nouvelles\~? demanda mon oncle d'une voix o\'f9 je remarquai un tremblement. +\par +\par \endash J'ai envoy\'e9 mon agent \'e0 Montevideo. Il croit avoir la preuve que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer que parce qu'un assassin se d\'e9robe \'e0 la justice\'85 +\par +\par \endash Je ne vous permets pas d'employer ce terme-l\'e0, Sir Lothian, dit mon oncle d'un ton sec. +\par +\par \endash Vous \'e9tiez l\'e0 aussi bien que moi\~: Vous savez qu'il \'e9tait le meurtrier. +\par +\par \endash Je vous r\'e9p\'e8te que vous ne le direz pas. +\par +\par Les petits yeux gris et m\'e9chants de sir Lothian durent s'abaisser devant la col\'e8re imp\'e9rieuse qui brillait dans ceux de mon oncle. +\par +\par \endash Eh bien\~! M\'eame en laissant cela de c\'f4t\'e9, il est monstrueux que le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. Je suis l'h\'e9ritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes droits. +\par +\par \endash Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminu\'e9 mon affection pour lui et tant que son sort n'aura pas \'e9t\'e9 \'e9tabli d'une mani\'e8 +re certaine, je ferai tout mon possible pour que ses droits \'e0 lui soient \'e9galement respect\'e9s. +\par +\par \endash Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et d'avoir l'\'e9chin\'e9 bris\'e9e, r\'e9pondit sir Lothian. +\par +\par Et alors, changeant subitement de mani\'e8res, il posa la main sur la manche de mon oncle\~: +\par +\par \endash Allons, allons, Tregellis\~! J'\'e9tais son ami autant que vous, dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu tard, aujourd'hui, pour nous chamailler \'e0 ce propos. Votre invitation reste fix\'e9e \'e0 vendredi soir\~? +\par +\par \endash Certainement. +\par +\par \endash J'am\'e8nerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons d\'e9finitivement les conditions de notre petit pari. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, sir Lothian. J'esp\'e8re vous voir. +\par +\par Ils se salu\'e8rent. +\par Mon oncle s'arr\'eata un instant \'e0 le suivre des yeux pendant qu'il se m\'ealait \'e0 la foule. +\par +\par \endash Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais\'85 homme dangereux. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889123}X \endash LES HOMMES DU RING{\*\bkmkend _Toc89889123} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Ce fut \'e0 la fin de ma premi\'e8re semaine pass\'e9e \'e0 Londres, que mon oncle donna un souper \'e0 la Fantaisie, comme c'\'e9tait l'habitude des gentlemen de cette \'e9 +poque, qui voulaient faire figure dans ce public comme Corinthiens et patrons de sport. +\par +\par Il avait invit\'e9 non seulement les principaux champions de l'\'e9poque, mais encore les personnages \'e0 la mode qui s'int\'e9ressaient le plus au ring\~ +: Mr Flechter Reid, lord Say and Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres. +\par +\par Le bruit s'\'e9tait d\'e9j\'e0 r\'e9pandu dans les clubs que le prince serait pr\'e9sent et l'on recherchait avec ardeur les invitations. +\par +\par La }{\i Voiture et les Chevaux}{ \'e9tait une maison bien connue des gens de sport. +\par +\par Elle avait pour propri\'e9taire un ancien professionnel, pugiliste de valeur. +\par +\par L'am\'e9nagement en \'e9tait primitif autant qu'il le fallait pour satisfaire le boh\'e9mien le plus accompli. +\par +\par Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, voulait que les gens, blas\'e9s sur le luxe et la haute vie, eussent l'air de trouver un plaisir piquant \'e0 descendre jusqu'aux degr\'e9s les plus bas de l'\'e9chelle sociale. +\par +\par Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et de Haymarket r\'e9unissaient-ils souvent sous leurs vo\'fbtes enfum\'e9es une illustre compagnie. +\par +\par C'\'e9tait pour ces gens-l\'e0 un changement que de tourner le dos \'e0 la cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q\'85 pour aller d\'eener dans une maison o\'f9 se r\'e9unissaient des commissionnaires pour y manger une tranche de b\'9c +uf et la faire descendre au moyen d'une pinte d'ale bue \'e0 la cruche d'\'e9tain. +\par +\par Une foule grossi\'e8re s'\'e9tait amass\'e9e dans la rue pour voir entrer les champions. +\par +\par Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la traversions. +\par +\par \'c0 l'int\'e9rieur \'e9tait une pi\'e8ce tendue de rideaux d'un rouge d'\'e9tain, au sol sabl\'e9, aux murs garnis de gravures repr\'e9sentant des sc\'e8nes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux taches brunes, produites par les liqueurs, +\'e9taient dispos\'e9es \'e7\'e0 et l\'e0. +\par +\par Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards \'e0 l'aspect formidable \'e9taient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait l'air le plus brutal, y \'e9tait perch\'e9 balan\'e7ant les jambes. Devant eux \'e9tait un plateau charg\'e9 + de petits verres et de pots d'\'e9tain. +\par +\par \endash Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apport\'e9 un peu d'ale, de d\'e9lie-langues, dit \'e0 demi-voix l'h\'f4telier. J'esp\'e8re que vous n'y trouverez pas d'inconv\'e9nient. +\par +\par \endash Vous avez tr\'e8s bien fait, Bob. Comment \'e7a va-t-il, vous tous\~? Comment allez-vous, Maddox\~? et vous, Baldwin\~? Ah\~! Belcher, je suis enchant\'e9 de vous voir. +\par +\par Les champions se lev\'e8rent et \'f4t\'e8rent leur chapeau \'e0 l'exception de l'individu assis sur la table qui continua \'e0 balancer ses jambes et \'e0 regarder tr\'e8s froidement et bien en face mon oncle. +\par +\par \endash Comment \'e7a va, Berks\~? +\par +\par \endash Pas trop mal et vous\~? +\par +\par \endash Dites\~: monsieur, quand vous parlez \'e0 un m'sieur, dit Belcher et aussit\'f4t, donnant une brusque secousse \'e0 la table, il lan\'e7a Berks presque entre les bras de mon oncle. +\par +\par \endash H\'e9 Jem, pas de \'e7a\~! dit Berks d'un ton bourru. +\par +\par \endash Je vous apprendrai les bonnes mani\'e8res, Joe, puisque votre p\'e8re a oubli\'e9 de le faire. Vous n'\'eates pas ici pour boire du tord-boyaux dans un sale taudis, mais vous \'eates en pr\'e9sence de nobles personnes, de Corinthiens \'e0 + la derni\'e8re mode, et vous devez vous r\'e9gler sur leurs fa\'e7ons. +\par +\par \endash J'ai \'e9t\'e9 consid\'e9r\'e9 toujours comme une mani\'e8re de noble personne, moi-m\'eame, dit Berks la langue \'e9paisse, mais si par hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas\'85 +\par +\par \endash Voyons, l\'e0, Berks, c'est tr\'e8s bien, s'\'e9cria mon oncle, qui avait \'e0 c\'9cur d'arranger les choses et de couper court \'e0 toute querelle au d\'e9but de la soir\'e9e. Voici d'autres de nos amis. Comment \'e7a va-t-il, Apreece\~ +? et vous aussi, colonel\~? Eh bien\~! Jackson, vous paraissez avoir gagn\'e9 immens\'e9ment. Bonsoir, Lade, j'esp\'e8re que Lady Lade ne s'est pas trouv\'e9e trop mal de notre charmante promenade en voiture\~? Ah\~ +! Mendoza, vous avez l'air aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par-dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous trouverez ici quelques vieux amis. +\par +\par Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se pressaient dans la pi\'e8ce, j'avais entrevu la carrure solide et la face \'e9panouie du champion Harrison. +\par +\par Sa vue me fit l'effet d'une bouff\'e9e d'air de la dune du Sud qui avait p\'e9n\'e9tr\'e9 jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant l'huile, et je courus pour lui serrer la main. +\par +\par \endash Ah\~! ma\'eetre Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, comme je le suppose\~? Vous \'eates si chang\'e9 qu'on ne vous reconna\'eetrait pas. J'ai bien de la peine \'e0 croire que c'est v\'e9ritablement vous qui veniez si +souvent tirer le soufflet, quand le petit Jim et moi nous \'e9tions \'e0 l'enclume. Eh\~! comme vous voil\'e0 beau, pour s\'fbr\~! +\par +\par \endash Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak\~? demandai-je avec empressement. +\par +\par \endash Votre p\'e8re est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, et il me dit que la guerre va \'e9clater de nouveau, et qu'il esp\'e8re vous voir \'e0 + Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici pour visiter Lord Nelson et se mettre en qu\'eate d'un vaisseau. Votre m\'e8re se porte bien. Je l'ai vue dimanche \'e0 l'\'e9glise. +\par +\par \endash Et Petit Jim\~? +\par +\par La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit. +\par +\par \endash Il s'\'e9tait mis s\'e9rieusement en t\'eate de venir ici, ce soir, mais j'avais des raisons pour ne pas le d\'e9sirer, de sorte qu'il y a un nuage entre nous. C'est le premier, et cela me p\'e8se, ma\'eetre Rodney. Entre nous, j'ai de tr\'e8 +s bonnes raisons pour d\'e9sirer qu'il reste avec moi et je suis s\'fbr qu'avec sa fiert\'e9 de caract\'e8re et ses id\'e9es, il n'arriverait jamais \'e0 retrouver son \'e9quilibre une fois qu'il aurait go\'fbt\'e9 de Londres. Je l'ai laiss\'e9 l\'e0 +-bas, avec une besogne suffisante pour le tenir occup\'e9 jusqu'\'e0 mon retour pr\'e8s de lui. +\par +\par Un homme de haute taille, de proportions superbes et tr\'e8s \'e9l\'e9gamment v\'eatu, s'avan\'e7ait vers nous. +\par +\par Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main \'e0 mon interlocuteur. +\par +\par \endash Eh quoi\~? Jack Harrison\~? Une vraie r\'e9surrection. D'o\'f9 venez-vous\~? +\par +\par \endash Enchant\'e9 de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air aussi jeune et aussi solide que jamais. +\par +\par \endash Mais oui, merci, j'ai d\'e9pos\'e9 la ceinture le jour o\'f9 je n'ai plus trouv\'e9 personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis \'e0 donner des le\'e7ons. +\par +\par \endash Et moi j'exerce le m\'e9tier de forgeron, par l\'e0-bas, dans le Sussex. +\par +\par \endash Je me suis souvent demand\'e9 pourquoi vous n'avez pas guign\'e9 ma ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme \'e0 homme, je suis tr\'e8s content que vous ne l'ayez pas fait. +\par +\par \endash Eh bien\~! C'est tr\'e8s beau de votre part de parler ainsi, Jackson. Je l'aurais peut-\'eatre essay\'e9, mais la bonne femme s'y est oppos\'e9e. Elle a \'e9t\'e9 une excellente \'e9pouse pour moi, et je n'ai pas un mot \'e0 + dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isol\'e9, car tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps. +\par +\par \endash Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure \'e9toile dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie f\'ea +te que de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous que je vous engage contre eux\~? +\par +\par Les yeux d'Harrison \'e9tincel\'e8rent \'e0 cette id\'e9e, mais il secoua la t\'eate. +\par +\par \endash C'est inutile, Jackson, j'ai promis \'e0 ma vieille. Voil\'e0 Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard \'e0 belle tournure, \'e0 l'habit si voyant. +\par +\par \endash Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau. +\par +\par \endash Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est pr\'e8s de lui\~? Il m'a l'air d'un solide gars. +\par +\par \endash C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le Crabe. +\par +\par Harrison le consid\'e9ra avec int\'e9r\'eat. +\par +\par \endash J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, n'est-ce pas\~? +\par +\par \endash Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman \'e0 figure maigre que l'on voit l\'e0-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, \'e0 ce qu'il para\'eet. Jem Belcher s'attend \'e0 + de beaux exploits de la part de Wilson le Crabe. Voici Tom le fr\'e8re de Belcher. Il cherche aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'\'e9tais en train de parler de votre fr\'e8re, Jem. + +\par +\par \endash Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'\'e9tait approch\'e9. Pour le moment, il se joue plut\'f4t qu'il ne se bat, mais quand il aura jet\'e9 + sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en avons re\'e7u deux de plus \endash Gully et Pearse \endash +qui feront souhaiter \'e0 vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bient\'f4t dans leur pays de l'Ouest. +\par +\par \endash Voici le Prince, dit Jackson, \'e0 un bourdonnement confus qui vint de la porte. +\par +\par Je vis Georges s'avancer \'e0 grands fracas avec un sourire bienveillant sur sa face pleine de bonhomie. +\par +\par Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques Corinthiens pour les lui pr\'e9senter. +\par +\par \endash Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher \'e0 Jackson. Berks boit du gin \'e0 m\'eame la cruche et vous savez quel cochon \'e7a fait quand il est saoul. +\par +\par \endash Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des autres boxeurs. Quand il est \'e0 jeun on ne peut pas dire qu'il est un charmeur, mais quand il est charg\'e9, il n'y a plus moyen de le supporter. +\par +\par Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait preuve, avait \'e9t\'e9 choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui concernait le corps des boxeurs, qui le d\'e9signait habituellement sous le nom de commandant en chef. +\par +\par Lui et Belcher s'approch\'e8rent de la table sur laquelle Berks s'\'e9tait perch\'e9. +\par +\par Le coquin avait d\'e9j\'e0 la figure allum\'e9e, les yeux lourds et inject\'e9s. +\par \endash Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince est ici et\'85 +\par +\par \endash Je ne l'ai pas encore aper\'e7u, dit Berks quittant la table en chancelant. O\'f9 est-il, patron\~? Allez lui dire que Joe Berks serait tr\'e8s fier de le secouer par la main. +\par +\par \endash Non, pas de \'e7a, Joe, dit Jackson en posant la main sur la poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir \'e0 votre place. Sinon nous vous mettrons \'e0 un endroit o\'f9 + vous ferez autant de bruit qu'il vous plaira. +\par +\par \endash O\'f9 est-il cet endroit, patron\~? +\par +\par \endash Dans la rue, par la fen\'eatre. Nous entendons avoir une soir\'e9e tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, si vous pr\'e9tendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel. +\par +\par \endash Doucement, patron, grogna Berks, s\'fbrement j'ai toujours eu la r\'e9putation de me conduire comme il faut. +\par +\par \endash C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et t\'e2chez de vous conduire comme si vous l\rquote \'e9tiez. Mais voici que notre souper est pr\'eat. Le Prince et Lord Sele font leur entr\'e9e. Deux \'e0 deux, mes gars, et n'oubliez pas dans quelle soci +\'e9t\'e9 vous \'eates. +\par +\par Le repas fut servi dans une grande salle o\'f9 le drapeau de la Grande-Bretagne et des devises en grand nombre d\'e9coraient les murs. +\par +\par Les tables \'e9taient arrang\'e9es de fa\'e7on \'e0 former les trois c\'f4t\'e9s d'un carr\'e9. +\par +\par Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince \'e0 sa droite, Lord Sele \'e0 sa gauche. Il avait eu la sage pr\'e9caution de r\'e9partir les places \'e0 l'avance, de mani\'e8re \'e0 r\'e9 +partir les gentlemen parmi les professionnels et \'e0 \'e9viter le danger de mettre c\'f4te \'e0 c\'f4te deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui avait \'e9t\'e9 r\'e9cemment vaincu, \'e0 c\'f4t\'e9 de son vainqueur. +\par +\par Quant \'e0 moi, j'avais d'un c\'f4t\'e9 le champion Harrison et de l'autre un gros gaillard \'e0 figure \'e9panouie qui m'apprit qu'il se nommait Bill War, qu'il \'e9tait propri\'e9taire d'un public house \'e0 l'Unique Tonne dans Jermyn Street, et qu'il +\'e9tait un des plus rudes champions de la liste. +\par +\par \endash C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. \'c7a me pousse sur le corps avec une rapidit\'e9 surprenante. Je devrais me battre \'e0 treize stone huit onces et je suis arriv\'e9 au poids de dix-sept. Ce sont les a +ffaires qui en sont la cause. Il faut que je reste derri\'e8re le comptoir toute la journ\'e9e et pas moyen de refuser une tourn\'e9e de peur de f\'e2cher un client. Voil\'e0 qui a perdu plus d'un champion avant moi. +\par +\par \endash Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze ans. +\par +\par \endash Chez nous, les uns se mettent \'e0 un m\'e9tier, les autres \'e0 un autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour leur compte. +\par +\par \endash Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau milieu d'une temp\'eate de neige par l\'e0-bas, du c\'f4t\'e9 de Navestock. Il conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est gar\'e7on de caf\'e9 \'e0 pr\'e9 +sent. Dick Humphries\'85 il est marchand de charbon, il a toujours tenu \'e0 \'eatre distingu\'e9. Georges Ingleston est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit \'e0 + la campagne, il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des jeunes Corinthiens et des \'e9tourneaux de bonne famille toujours devant vous \'e0 vous provoquer en face. +\par +\par C'\'e9tait bien le dernier inconv\'e9nient auquel, selon moi, f\'fbt expos\'e9 un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs gaillards \'e0 figures bovines, qui \'e9taient de l'autre c\'f4t\'e9 de la table, approuv\'e8rent de la t\'eate. + +\par +\par \endash Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voil\'e0 qui entrent dans mon bar, \'e9chauff\'e9s par le vin. \'ab\~C'est vous qui \'eates Tom Owen, le boxeur, que dit l'un d'eux\~\'bb +\'ab\~\'c0 votre service, Monsieur, que je r\'e9ponds.\~\'bb \'ab\~Eh bien, attrapez \'e7a, \'bb dit-il, et voil\'e0 une bourrade sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, \'e0 + travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils peuvent aller brailler partout qu'ils ont tap\'e9 sur Tom Owen. +\par +\par \endash Est-ce que vous ne leur d\'e9bouchez pas quelques fioles en r\'e9compense\~? demanda Harrison. +\par +\par \endash Je ne discute jamais avec eux\~; je leur dis\~: \'ab\~\'c0 pr\'e9sent, Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas pour l'amour de l'art, pas plus qu'un m\'e9 +decin ne vous drogue pour rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches de rumsteak. Faites une petite bourse, mon ma\'ee +tre, et je vous promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous aller sortir d'ici, vous faire gorger \'e0 l'\'9cil par un champion de poids moyen.\~\'bb +\par +\par \endash C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. S'ils mettent une guin\'e9e sur le comptoir \endash ils n'y manquent pas quand ils ont beaucoup bu \endash je leur donne ce que j'estime valoir une guin\'e9e et je ramasse l'argent. + +\par +\par \endash Mais s'ils ne le font pas. +\par \endash Eh bien\~! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre un fid\'e8le sujet de Sa Majest\'e9, le nomm\'e9 William War. Je les tra\'eene devant le magistrat le lendemain. \'c7a leur co\'fbte huit jours ou vingt shillings. +\par +\par Pendant ce temps, le souper avan\'e7ait \'e0 grand train. +\par +\par C'\'e9tait un de ces repas solides et peu compliqu\'e9s qui \'e9taient \'e0 la mode au temps de nos grands-p\'e8res et cela vous expliquera, \'e0 certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces parents-l\'e0. +\par +\par De larges tranches de b\'9cuf, des selles de mouton, des langues fum\'e9es, des p\'e2t\'e9s de veau et de jambon, des dindons, des poulets, des oies, toutes les sortes de l\'e9gumes, un d\'e9fil\'e9 de sherrys ardents, de grosses ales, tel \'e9 +tait le fond principal du festin. +\par +\par C'\'e9tait la m\'eame viande et la m\'eame cuisine devant laquelle auraient pu s'attabler, quatorze si\'e8cles auparavant, leurs anc\'eatres norv\'e9giens et germains. +\par +\par Et \'e0 vrai dire, comme je contemplais \'e0 travers la vapeur des plats ces rang\'e9es de trognes farouches et grossi\'e8res, ces larges \'e9paules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu croire que j'assistais \'e0 + une de ces plantureuses bombances de jadis, o\'f9 les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'\'e0 l'os, puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes \'e0 la t\'eate de leurs captifs. +\par +\par \'c7a et l\'e0, la figure plus p\'e2le et les traits aquilins d'un Corinthien rappelaient de plus pr\'e8s le type normand, mais en grande majorit\'e9 ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, faces d'hommes pour qui la vie \'e9tait une bataille, +\'e9voquaient la sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que devaient \'eatre ces farouches pirates, ces corsaires qui nous portaient dans leurs flancs. +\par Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un \'e0 un, chacun des hommes que j'avais en face de moi, il m'\'e9tait ais\'e9 de voir que les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas \'e9t\'e9 les seuls ma\'ee +tres du terrain, mais que d'autres races s'\'e9taient montr\'e9es capables de produire des combattants dignes de se mesurer avec les plus forts. +\par +\par Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui f\'fbt comparable \'e0 Jackson ou \'e0 Belcher, pour la beaut\'e9 des proportions et la bravoure. Le premier \'e9tait remarquable par la structure magnifique, l'\'e9troitesse de sa taille, la lar +geur hercul\'e9enne de ses \'e9paules. Le second avait la gr\'e2ce d'une antique statue grecque, une t\'eate dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la beaut\'e9. Il avait dans les reins, les membres, l'\'e9 +paule, cette longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilit\'e9, l\rquote activit\'e9 de la panth\'e8re. +\par +\par D\'e9j\'e0, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa physionomie comme une ombre tragique. +\par +\par Je pressentais en quelque sorte l'\'e9v\'e9nement qui devait arriver quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui fit perdre pour toujours la vue d'un c\'f4t\'e9. +\par +\par Mais, avec son c\'9cur fier, il ne se laissa pas arracher son titre sans lutte. +\par +\par Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le d\'e9tail de ce combat o\'f9 le vaillant champion, n'ayant qu'un \'9cil et mis ainsi hors d'\'e9 +tat de juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans l'amertume de sa d\'e9faite, on l'entendit exprimer son chagrin au sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune. + +\par +\par Si \'e0 cette lecture, vous n'\'eates pas \'e9mu, c'est qu'il doit manquer en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme. +\par +\par Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de tenir t\'eate \'e0 Jackson ou \'e0 Jem Belcher, il y en avait d'autres d'une race, d'un type diff\'e9rents, poss\'e9dant des qualit\'e9s qui faisaient d'eux de dangereux boxeurs. +\par +\par Un peu plus loin dans la pi\'e8ce, j'aper\'e7us la face noire et la t\'eate cr\'e9pue de Bill Richmond portant la livr\'e9e rouge et or de valet de pied. +\par +\par Il \'e9tait destin\'e9 \'e0 \'eatre le pr\'e9d\'e9cesseur des Molineaux, des Sutton, de toute cette s\'e9rie de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette vigueur de muscle, de cette insensibilit\'e9 \'e0 la douleur qui caract\'e9 +risent l'Africain et lui assurent un avantage tout particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier d'avoir \'e9t\'e9 le premier Am\'e9ricain de naissance qui e\'fbt conquis des lauriers sur le ring anglais. +\par +\par Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui venait alors de quitter la vie active. +\par +\par Il laissait derri\'e8re lui une r\'e9putation d'\'e9l\'e9gance, de science accomplie qui depuis lors, jusqu'\'e0 ce jour, n'a point \'e9t\'e9 surpass\'e9e. +\par +\par La seule critique qu'on p\'fbt lui faire \'e9tait de ne pas frapper avec assez de force. C'\'e9tait certes un reproche qu'on n'e\'fbt point adress\'e9 \'e0 son voisin, dont la figure allong\'e9 +e, le nez aquilin, les yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait \'e0 la m\'eame vieille race. +\par +\par Celui-l\'e0, c'\'e9tait le formidable Sam, le Hollandais qui se battait au poids de neuf stone six onces, mais n\'e9anmoins, poss\'e9dait une telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs consentaient \'e0 + le patronner contre le champion de quatorze stone, \'e0 la condition qu'ils fussent tous deux li\'e9s \'e0 cheval sur un banc. +\par +\par Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint bl\'eame prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de Whitechapel s'\'e9taient adonn\'e9s \'e0 ce sport de leur pays adoptif et qu'en cette carri\'e8re, comme en d'autres plus s\'e9 +rieuses de l'activit\'e9 humaine, ils \'e9taient capables de se mesurer avec les plus forts. +\par +\par Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement \'e0 me faire conna\'eetre ces c\'e9l\'e9brit\'e9s, dont la r\'e9putation avait retenti dans nos plus petits villages du Sussex. +\par +\par \endash Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite \'e9t\'e9 presque tu\'e9 par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout pr\'e8 +s de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent apr\'e8s lui sont aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, mais ils sont terriblement tra\'eetres. Ce petit gaillard +\'e0 figure narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne p\'e8se que neuf stone cinq, mais il a autant de c\'9cur qu'un g\'e9ant. Il n'a jamais \'e9t\'e9 + battu, et il n'y a personne, ayant son poids \'e0 un stone pr\'e8s, qui soit capable de le battre, except\'e9 le seul Sam le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la m\'eame couv\'e9 +e, un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce personnage \'e0 l'air comme il faut, et qui mange avec une fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, \'e0 cela pr\'e8s que la bosse de son nez n'est pas tout \'e0 fait \'e0 + sa place, c'est Dick Humphries, le m\'eame qui \'e9tait le Coq des poids moyens jusqu'au jour o\'f9 Mendoza vint lui couper la cr\'eate. Vous voyez cet autre \'e0 la t\'eate grisonnante et des cicatrices sur la figure\~? +\par +\par \endash Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'\'e9cria Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il \'e9tait en pleine vigueur, il n'y avait gu\'e8 +re de boxeurs en Angleterre qui fussent capables de lui tenir t\'eate. +\par +\par \endash Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se pr\'e9sent\'e8rent, lorsque les trois champions de Birminghan port\'e8rent un d\'e9 +fi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans pass\'e9s quand il d\'e9fia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez d'endurance pour venir \'e0 + bout de bien des jeunes. Il est pr\'e9f\'e9rable de rendre des points en poids qu'en ann\'e9es. +\par +\par \endash La jeunesse aura son compte, dit de l'autre c\'f4t\'e9 de la table une voix chevrotante. Oui, mes ma\'eetres, les jeunes auront leur compte. +\par +\par L'homme, qui venait de parler, \'e9tait le personnage le plus extraordinaire qu'il y eut dans cette salle o\'f9 s'en trouvaient de si extraordinaires. +\par +\par Il \'e9tait vieux, tr\'e8s vieux, si vieux m\'eame qu'il \'e9chappait \'e0 toute comparaison et personne n'eut \'e9t\'e9 en \'e9tat de dire son \'e2ge, d'apr\'e8s sa peau momifi\'e9e et ses yeux de poisson. +\par +\par Quelques rares cheveux gris \'e9taient \'e9pars sur son cr\'e2ne jauni. Quant \'e0 ses traits, ils avaient \'e0 peine quelque chose d'humain, tant ils \'e9taient d\'e9form\'e9s, car les rides profondes et les poches flasques de l'extr\'eame vieillesse +\'e9taient venues s'ajouter sur une figure qui avait toujours \'e9t\'e9 d'une laideur grossi\'e8re et que bien des coups avaient achev\'e9 de p\'e9trir et d'\'e9craser. +\par +\par D\'e8s le commencement du repas, j'avais remarqu\'e9 cet \'eatre-l\'e0, qui appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y trouver un soutien n\'e9cessaire, et qui \'e9pluchait, d'une main tremblante, les mets plac\'e9s devant lui. +\par +\par Mais, peu \'e0 peu, comme ses voisins le faisaient boire copieusement, ses \'e9paules reprirent de leur carrure. Son dos se raidit, ses yeux s'allum\'e8 +rent, et il regarda autour de lui, d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment il \'e9tait venu l\'e0, puis avec une expression d'int\'e9r\'eat v\'e9ritablement croissant. +\par +\par Il \'e9coutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les conversations de ceux qui l'entouraient. +\par +\par \endash C'est le vieux Buckhorse, dit \'e0 demi-voix le champion Harrison. Il \'e9tait exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai pour la premi\'e8re fois dans le ring. Il y eut un temps o\'f9 il \'e9tait la terreur de Londres. +\par +\par \endash Oui, il l'\'e9tait, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix-cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter \'e0 terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, pour une demi-couronne. Il n'avait pas \'e0 m\'e9 +nager sa figure, voyez-vous, car il a toujours \'e9t\'e9 l'homme le plus laid d'Angleterre. Mais voil\'e0 bien pr\'e8s de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille et il a fallu lui flanquer plus d'une racl\'e9 +e pour lui faire comprendre enfin que la force le quittait. +\par +\par \endash La jeunesse aura son compte, mes ma\'eetres, ronronnait le vieux en secouant pitoyablement la t\'eate. +\par +\par \endash Remplissez-lui son verre, dit War. Eh\~! Tom, versez-lui une goutte de tord-boyaux \'e0 ce vieux Buckhorse. R\'e9chauffez-lui le c\'9cur. +\par +\par Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge rid\'e9e. Cela produisit sur lui un effet extraordinaire. +\par +\par Une lueur brilla dans chacun de ses yeux \'e9teints. +\par +\par Une l\'e9g\'e8re rougeur se montra sur ses joues cireuses. +\par +\par Ouvrant sa bouche \'e9dent\'e9e, il lan\'e7a soudain un son tout particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical. +\par +\par De rauques \'e9clats de rire de toute la compagnie y r\'e9pondirent. Des figures allum\'e9es se pench\'e8rent en avant les unes des autres pour apercevoir le v\'e9t\'e9ran. +\par +\par \endash C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite. +\par +\par \endash Riez si vous voulez, mes ma\'eetres, s'\'e9cria-t-il dans son jargon de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonn\'e9es de veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes griffes qui ont cogn\'e9 + sur la boule de Figg et sur celle de Jack Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos p\'e8res fussent capables de manger leur soupe. +\par +\par La compagnie se remit \'e0 rire et \'e0 encourager le v\'e9t\'e9ran, par des cris o\'f9 l'intonation railleuse n'\'e9tait pas d\'e9pourvue de sympathie. +\par +\par \endash Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur comment les petits s'y prenaient de votre temps. +\par +\par Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus d\'e9daigneux. +\par +\par \endash Eh\~! d'apr\'e8s ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire partir une mouche pos\'e9e sur de la viande. Vous auriez fait de tr\'e8 +s bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous \'eates tromp\'e9s de chemin, quand vous \'eates entr\'e9s dans le ring. +\par +\par \endash Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix enrou\'e9e. +\par +\par \endash Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'\'e9pargner au bourreau la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'\'e9tait pas pr\'e9sente. +\par +\par \endash \'c7a se peut bien, patron, dit le coquin \'e0 moiti\'e9 ivre, qui se redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne pas \'e0 un m'sieu comme il faut\'85 +\par +\par \endash Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si imp\'e9rieux que l'individu retomba sur sa chaise. +\par +\par \endash Eh bien\~! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, p\'e9pia le vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de Cumberland qu'il se chargeait de d\'e9molir la garde du roi de Prusse, \'e0 + raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de l'ann\'e9e, jusqu'\'e0 ce qu'il f\'fbt venu \'e0 bout de tout le r\'e9giment, et le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel d'entre vous aurait \'e9t\'e9 + capable de se remettre d'aplomb apr\'e8s le coup de torchon que donna le gondolier italien \'e0 Bob Wittaker\~? +\par +\par \endash Qu'est-ce que c'\'e9tait, Buckhorse\~? cri\'e8rent plusieurs voix. +\par +\par \endash Il vint ici d'un pays \'e9tranger, et il \'e9tait si large qu'il se mettait de profil pour passer par une porte. Il y \'e9tait forc\'e9 sur ma parole, et il \'e9tait si fort que partout o\'f9 + il cognait, il fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut cass\'e9 deux ou trois m\'e2choires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en m\'ea +le. Il envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire\~: \'ab\~Il y a un petit qui casse un os \'e0 chaque fois qu'il touche et \'e7a fait peu d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui avoir flanqu\'e9 une ross\'e9e.\~ +\'bb Comme \'e7a Figg se l\'e8ve et il dit\~: \'ab\~Je ne sais pas, mon ma\'eetre. Il peut bien casser la gueule \'e0 n'importe qui des gens de son pays, mais je lui am\'e8nerai un gars de Londres \'e0 qui il ne cassera pas la m\'e2choire quand m\'ea +me il se servirait d'un marteau pilon.\~\'bb J'\'e9tais avec Figg au caf\'e9 Slaughter, qui existait alors, quand il a dit \'e7a au gentilhomme du roi\~: et j'y vais, oui, j'y vais. +\par +\par Apr\'e8s ces mots, il lan\'e7a de nouveau ce cri singulier qui ressemblait \'e0 un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les boxeurs se mirent de nouveau \'e0 rire et \'e0 l'applaudir. +\par +\par \endash Son Altesse\'85 c'est-\'e0-dire le comte de Chester\'85 serait charm\'e9 d'entendre jusqu'au bout votre r\'e9cit Buckhorse, dit mon oncle \'e0 qui le prince venait de parler \'e0 voix basse. +\par +\par \endash Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, tout le monde se rassembla dans l'amphith\'e9\'e2tre de Figg, le m\'eame qui se trouvait \'e0 Tottenham Court. Bob Wittaker \'e9tait l\'e0, et ce grand bandit de gondolier italien y +\'e9tait aussi. Il y avait \'e9galement l\'e0 tout le beau monde. Ils \'e9taient plus de vingt mille entass\'e9s qu'on aurait cru \'e0 voir leurs t\'eates, comme des pommes de terre dans un tonneau faisant des rang\'e9 +es sur les bancs tout autour. Et Jack Figg \'e9tait l\'e0 en personne pour veiller \'e0 ce qu'on jou\'e2t franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'\'e9tranger. Tout le peuple \'e9tait entass\'e9 en cercle, sauf qu'\'e0 + un endroit il y avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il \'e9tait en charpente, comme c'\'e9tait la coutume alors, et \'e9lev\'e9 d'une hauteur d'homme par-dessus la t\'ea +te des gens. Bon\~! quand Bob eut \'e9t\'e9 mis en face de ce g\'e9ant italien, je lui dis\~: \'ab\~Bob\~! donnez-lui un bon coup dans les soufflets\~\'bb, parce que j'avais bien vu qu'il \'e9tait aussi enfl\'e9 + qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il s'avance vers l'\'e9tranger, il re\'e7oit un rude coup sur la boule. J'entendis le bruit sourd que \'e7a fit et j'entendis passer quelque chose tout pr\'e8s de moi, mais quand je regardai, l'Ita +lien \'e9tait en train de se t\'e2ter les muscles au milieu de la sc\'e8ne, mais quant \'e0 Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'\'e9tait jamais venu l\'e0. +\par +\par L'auditoire \'e9tait suspendu aux l\'e8vres du vieux boxeur. +\par +\par \endash Eh bien\~! cri\'e8rent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse\~! Est-ce qu'il l'avait aval\'e9, quoi enfin\~? +\par +\par \endash Eh bien, mes gar\'e7ons, voil\'e0 justement ce que je me demandais quand tout \'e0 coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, au milieu du public, \'e0 une bonne distance de l\'e0. Je reconnus les + jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'\'e9 +tait sa couleur. Alors, on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en e\'fbt jamais manqu\'e9. Tout d'abord il \'e9tait si \'e9bloui qu'il ne savait pas s'il \'e9tait \'e0 l'\'e9 +glise ou dans la prison du Maquignon, mais quand je l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint \'e0 lui. \'ab\~Nous allons nous y remettre, Buck\~\'bb qu'il dit. \'ab\~Il vous a marqu\'e9\~\'bb dis-je. Et il cligna de l'\'9c +il ou de ce qui lui en restait. Alors l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de c\'f4t\'e9 et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force que Dieu lui avait donn\'e9e. +\par +\par \endash Eh bien\~? Eh bien\~? +\par +\par \endash Eh bien\~! L'Italien avait re\'e7u \'e7a en plein sur la gorge et \'e7a le fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter Gloria\~! All\'e9luia\~! de cette force-l\'e0 +. Et voil\'e0 que d'un bond, il saute \'e0 bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la vitesse de ses pattes. Tout le public se l\'e8ve et part avec lui aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait\~! Tout le chenil \'e9 +tait plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui f\'ee +mes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa qu'au bureau d'embarquement o\'f9 il s'informait \'e0 quelle heure avait lieu le premier d\'e9part pour l'\'e9tranger. +\par +\par Les rires redoubl\'e8rent, on fit tinter les verres sur la table, quand le vieux Buckhorse eut achev\'e9 son histoire. +\par +\par Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au gar\'e7on qui s'approcha et glissa l'objet dans la main du v\'e9t\'e9ran. Il cracha dessus avant de le fourrer dans sa poche. +\par +\par Pendant ce temps-l\'e0, la table avait \'e9t\'e9 desservie. Elle \'e9tait maintenant parsem\'e9e de bouteilles et de verres, et l'on distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac. +\par +\par Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le Prince fut des premiers, donn\'e8rent l'exemple en allumant leurs pipes. +\par +\par Toute contrainte avait disparu. +\par +\par Les boxeurs professionnels, allum\'e9s par le vin, s'interpellaient bruyamment d'un bout \'e0 l'autre des tables en envoyant \'e0 grands cris leurs souhaits de bienvenue \'e0 leurs amis qui se trouvaient \'e0 l'autre bout de la pi\'e8ce. +\par +\par Les amateurs, se mettant \'e0 l'unisson de la compagnie, n'\'e9taient gu\'e8re moins bruyants et, discutant \'e0 haute voix les m\'e9rites des uns et des autres, critiquaient \'e0 la face des professionnels leur mani\'e8 +re de se battre et faisaient des paris sur les rencontres futures. +\par +\par Au milieu de ce sabbat retentit un coup frapp\'e9 d'un air autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la parole. +\par +\par Tel qu'il \'e9tait debout, sa figure p\'e2le et calme, le corps si bien pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour lui, car avec toute son \'e9l\'e9gance, il paraissait poss\'e9der un empire incontest\'e9 sur ces farouches gaillards. + +\par +\par On e\'fbt dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une meute qui bondit et aboie. +\par +\par Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons sportsmen r\'e9unis, et reconnut l'honneur qui avait \'e9t\'e9 fait tant \'e0 ses invit\'e9s qu'\'e0 lui-m\'eame, par la pr\'e9sence, ce soir-l\'e0, d'une illustre personnalit\'e9 + qu'il devait mentionner sous le nom de comte de Chester. +\par +\par Il \'e9tait f\'e2ch\'e9 que la saison ne lui e\'fbt pas permis de servir du gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence. +\par +\par Applaudissements et rires. +\par +\par Selon lui, le sport du ring avait contribu\'e9 \'e0 d\'e9velopper ce m\'e9pris de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribu\'e9 au salut du pays dans les temps pass\'e9s et qui allait redevenir n\'e9 +cessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu. +\par +\par Si un ennemi d\'e9barquait sur nos rivages, alors, avec notre arm\'e9e si peu nombreuse, nous serions dans la n\'e9cessit\'e9 de compter sur la bravoure naturelle \'e0 la race, bravoure pli\'e9e \'e0 la pers\'e9v\'e9 +rance par la vue et la pratique des sports virils. +\par En temps de paix \'e9galement, les r\'e8gles du ring avaient \'e9t\'e9 utiles, en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce qu'elles rendaient l'opinion publique hostile \'e0 l'usage du couteau ou des coups de bottes si r\'e9pandu \'e0 + l'\'e9tranger. +\par +\par Il concluait en demandant que l'on b\'fbt au succ\'e8s de la Fantaisie, en associant \'e0 ce toast le nom de John Jackson, le digne repr\'e9sentant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans la boxe anglaise. +\par +\par Jackson ayant r\'e9pondu avec une promptitude et un \'e0-propos qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva encore une fois. +\par +\par \endash Nous sommes r\'e9unis, ce soir, dit-il, non seulement pour c\'e9l\'e9brer les gloires pass\'e9es du ring professionnel, mais encore pour organiser des rencontres prochaines. Il serait ais\'e9, maintenant que les patrons et les boxeurs sont group +\'e9s sous ce toit, de r\'e9gler quelques accords. J'en ai moi-m\'eame donn\'e9 l'exemple en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont vous \'eatre communiqu\'e9es par ce gentleman. +\par +\par Sir Lothian se leva, un papier \'e0 la main. +\par +\par \endash Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne s'est jamais battu pour un prix, s'engage \'e0 une rencontre qui aura lieu le 18 mai de la pr\'e9sente ann\'e9 +e avec tout homme, quel que soit son poids, qui aura \'e9t\'e9 choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix de Sir Charles Tregellis est limit\'e9 \'e0 un homme au-dessous de vingt ans ou au-dessus de trente-cinq de mani\'e8re \'e0 + exclure Belcher et les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront pay\'e9es par le gagnant \'e0 son homme. Qui se d\'e9dira, paiera. +\par C'\'e9tait chose curieuse que de voir avec quelle gravit\'e9 tous ces gens-l\'e0, boxeurs et amateurs, penchaient la t\'eate et jugeaient les conditions du match. +\par +\par \endash On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est \'e2g\'e9 de vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disput\'e9 de prix dans un combat r\'e9 +gulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions. +\par +\par \endash Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher. +\par +\par \endash C'est pr\'e9cis\'e9ment pour ce motif, Sir John, que je mise \'e0 deux contre un en sa faveur. +\par +\par \endash Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille et le poids de Wilson\~? +\par +\par \endash Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone dix. +\par +\par \endash Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour n'importe quel bip\'e8de, dit Jackson au milieu des murmures approbateurs des professionnels. +\par +\par \endash Lisez les r\'e8gles du combat, Sir Lothian. +\par +\par \endash Le combat aura lieu le mardi 18 mai, \'e0 dix heures du matin, dans un endroit qui sera fix\'e9 post\'e9rieurement. Le ring sera un carr\'e9 de vingt pieds de c\'f4t\'e9. Ni l\rquote un ni l'autre des combattants ne se retirera \'e0 + moins d'un coup d\'e9cisif reconnu pour tel par les arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour les d\'e9partager. Cela est-il conforme \'e0 vos d\'e9sirs, Sir Charles\~? + +\par +\par Mon oncle acquies\'e7a d'un signe de t\'eate. +\par +\par \endash Avez-vous quelque chose \'e0 dire, Wilson\~? +\par +\par Le jeune pugiliste, qui \'e9tait d'une structure singuli\'e8re dans sa maigreur efflanqu\'e9e, avec une figure accident\'e9e, osseuse, passa ses doigts dans sa chevelure coup\'e9e court. +\par +\par \endash Si \'e7a vous pla\'eet, monsieur, dit-il avec le l\'e9ger z\'e9zaiement des campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de c\'f4t\'e9, c'est un peu \'e9troit pour un homme de treize stone. +\par +\par Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels. +\par +\par \endash Combien vous faudrait-il, Wilson\~? +\par +\par \endash Vingt-quatre, Sir Lothian. +\par +\par \endash Avez-vous quelque objection, Sir Charles\~? +\par +\par \endash Aucune. +\par +\par \endash Avez-vous encore quelque chose \'e0 demander, Wilson\~? +\par +\par \endash Si \'e7a vous pla\'eet, monsieur, je ne serais pas f\'e2ch\'e9 de savoir avec qui je vais me battre. +\par +\par \endash \'c0 ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement d\'e9sign\'e9 votre champion, Sir Charles. +\par +\par \endash J'ai l'intention de ne le faire que le matin m\'eame du combat. Je crois que le texte m\'eame de notre pari me reconna\'eet ce droit. +\par +\par \endash Certainement, vous pouvez en faire usage. +\par +\par \endash C'est mon intention et je serais immens\'e9ment oblig\'e9 envers Mr Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le d\'e9p\'f4t des enjeux. +\par +\par Ce gentleman s'\'e9tant empress\'e9 de donner son consentement, toutes les formalit\'e9s que comportaient ces modestes tournois furent accomplies. +\par +\par Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, \'e9tant \'e9chauff\'e9s par le vin, \'e9changeaient des regards de col\'e8re d'un bord \'e0 l'autre des tables. +\par +\par La lumi\'e8re p\'e9n\'e9trant \'e0 travers les spirales grises de la fum\'e9e du tabac \'e9clairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'\'e9tait jadis \'e9lev\'e9 +e pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte d\'e9loyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte \'e0 Hornchurch, se ranima de nouveau. +\par +\par Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir que Mendoza avait \'e9t\'e9 vaincu loyalement. +\par +\par Joe Berks, qui \'e9tait devenu de plus en plus bruyant et agressif \'e0 mesure que la soir\'e9e s'avan\'e7ait, tenta de monter sur la table, en prof\'e9rant d'horribles blasph\'e8mes, pour en venir aux mains avec un vieux Juif nomm\'e9 + Yussef le batailleur, qui s'\'e9tait lanc\'e9 \'e0 corps perdu dans la discussion. +\par +\par Il n'en e\'fbt pas fallu beaucoup plus pour que le souper se termin\'e2t par une bataille g\'e9n\'e9rale et acharn\'e9e et ce ne fut que gr\'e2ce aux efforts de Jackson +, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes plus froids, plus rassis, que nous n'assist\'e2mes pas \'e0 une m\'eal\'e9e. +\par Alors, cette question une fois \'e9cart\'e9e, surgit \'e0 la place celle des pr\'e9tentions rivales pour les championnats de diff\'e9rents poids. +\par +\par Des propos encol\'e9r\'e9s furent de nouveau \'e9chang\'e9s. Des d\'e9fis \'e9taient dans l'air. +\par +\par Il n'y avait pas de limite pr\'e9cise entre les poids l\'e9gers, moyens et lourds et, cependant, c'\'e9tait une affaire importante, pour le classement d'un boxeur de savoir s'il serait cot\'e9 comme le plus lourd des poids l\'e9gers, ou le plus l\'e9 +ger des poids lourds. +\par +\par L'un se posait comme le champion de dix stone\~; l'autre \'e9tait pr\'eat \'e0 accepter n'importe quel match \'e0 onze stone, mais se refusait \'e0 aller jusqu'\'e0 douze, ce qui aurait eu pour r\'e9 +sultat de le mettre aux prises avec l'invincible Jem Belcher. +\par +\par Faulkner se donnait comme le champion des v\'e9t\'e9rans, et l'on entendit m\'eame r\'e9sonner \'e0 travers le tumulte le singulier coup de cloche du vieux Buckhorse, d\'e9clarant qu'il portait un d\'e9fi \'e0 n'impor +te quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant moins de sept stone. +\par +\par Mais malgr\'e9 ces \'e9claircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il \'e9tait absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la soir\'e9e sans d\'e9sagr\'e9ments. Il m'avait conseill\'e9 +, dans le cas o\'f9 la chose prendrait une mauvaise tournure, de me r\'e9fugier sous la table, quand le ma\'eetre de l'auberge entra d'un pas press\'e9 et remit un billet \'e0 mon oncle. +\par +\par Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise. +\par +\par Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire aux l\'e8vres\~: +\par \endash Gentlemen, dit-il, il y a en bas un \'e9tranger qui attend et exprime le d\'e9sir d'engager un combat d\'e9cisif avec le meilleur boxeur qu'il y ait dans la salle. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889124}XI \endash LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES{\*\bkmkend _Toc89889124} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise silencieuse puis d'un \'e9clat de rire g\'e9n\'e9ral. +\par +\par On pouvait argumenter pour savoir quel \'e9tait le champion pour chaque poids, mais il \'e9tait absolument certain que les champions de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un d\'e9fi assez audacieux pour s'adresser \'e0 + tous, sans exception, sans distinction de poids ou d'\'e2ge \'e9tait de nature telle qu'on ne pouvait y voir qu'une farce, mais c'\'e9tait une farce qui pouvait co\'fbter cher au plaisant. +\par +\par \endash Est-ce pour tout de bon\~? demanda mon oncle. +\par +\par \endash Oui, sir Charles, r\'e9pondit l'h\'f4telier. L'homme attend en bas. +\par +\par \endash C'est un chevreau, cri\'e8rent plusieurs boxeurs, quelque gamin qui nous fait poser. +\par +\par \endash Ne le croyez pas, r\'e9pondit l'h\'f4telier. C'est un Corinthien \'e0 la derni\'e8re mode, \'e0 en juger par son habillement, et il parle s\'e9rieusement ou je ne me connais pas en hommes. +\par +\par Mon oncle s'entretint quelques instants \'e0 voix basse avec le Prince de Galles. +\par +\par \endash Eh bien\~! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas tr\'e8s avanc\'e9e et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui d\'e9sire montrer son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. +\par \endash Quel est son poids, Bill\~? demanda Jem Belcher. +\par +\par \endash Il a pr\'e8s de six pieds et je le classerai dans les treize stone quand il sera d\'e9shabill\'e9. +\par +\par \endash Poids lourd. Qui est-ce qui le prend\~? s'\'e9cria Jackson. +\par +\par Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'\'e0 Sam le Hollandais. +\par +\par La salle retentissait de cris enrou\'e9s, des propos de ceux qui se pr\'e9tendaient qualifi\'e9s pour ce choix. +\par +\par Une bataille, alors qu'ils \'e9taient \'e9chauff\'e9s par le vin et m\'fbrs pour en d\'e9coudre, et surtout une bataille devant une soci\'e9t\'e9 aussi choisie, devant le Prince lui-m\'eame, c'\'e9tait une chance qui ne se pr\'e9sentait pas souvent \'e0 + eux. +\par +\par Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur dignit\'e9 d'accepter un engagement ainsi improvis\'e9. +\par +\par \endash Eh bien\~! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apais\'e9e\~: C'est au pr\'e9sident de choisir. +\par +\par \endash Votre Altesse Royale a peut-\'eatre un champion en vue, demanda mon oncle. +\par +\par \endash Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge et les yeux de plus en plus ternes, je me pr\'e9senterais moi-m\'eame si ma position \'e9tait diff\'e9rente. Vous m'avez vu avec les gants Jackson. Vous connaissez ma forme\~? +\par +\par \endash J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale. +\par +\par \endash Peut-\'eatre Jem Belcher consentirait-il \'e0 nous donner une s\'e9ance. +\par +\par Belcher secoua sa belle t\'eate en souriant. +\par +\par \endash Voici mon fr\'e8re Tom ici pr\'e9sent qui n'a jamais saign\'e9 \'e0 Londres. Il ferait un match plus \'e9quitable. +\par +\par \endash Qu'on me le donne \'e0 moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera \'e0 prendre ma place. Ce gibier-l\'e0, c'est pour moi, mes ma\'eetres. Laissez-le-moi si vous tenez \'e0 + voir comment on pr\'e9pare une t\'eate de veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai avec Tom Belcher et apr\'e8s, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol. +\par +\par Il \'e9tait clair que Berks s'\'e9tait mis dans un \'e9tat tel qu'il fallait qu'il se batt\'eet avec quelqu'un. +\par +\par Sa figure grossi\'e8re \'e9tait tendue. +\par +\par Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses m\'e9chants yeux gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en qu\'eate d'une querelle. +\par +\par Ses grosses mains rouges \'e9taient serr\'e9es en poings noueux. Il en brandit un d'un air mena\'e7ant tout en promenant autour des tables son regard d'ivrogne. +\par +\par \endash Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse Royale et de la compagnie, je le d\'e9 +signerai comme notre champion en cette occasion. +\par +\par \endash Vous me faites grand honneur, s'\'e9cria l'individu qui se leva en chancelant et commen\'e7a \'e0 \'f4ter son habit. Si je ne l'avale pas en cinq minutes, puiss\'e9-je ne jamais revoir le Shroshire. +\par +\par \endash Un instant, Berks, cri\'e8rent plusieurs amateurs. Dans quel endroit la lutte aura-t-elle lieu\~? +\par +\par \endash O\'f9 vous voudrez, mes ma\'eetres, je me battrai dans la fosse d'un scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste. +\par +\par \endash Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement. O\'f9 donc aller\~? dit mon oncle. +\par +\par \endash Sur mon \'e2me, Tregellis, s'\'e9cria le Prince, je crois que notre ami l'inconnu aurait son avis \'e0 donner sur l'affaire. Ce serait lui manquer compl\'e8tement d'\'e9gards que de ne pas lui laisser le choix des conditions. +\par +\par \endash Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui est bien facile, car il franchit justement le seuil. +\par +\par Je jetai un regard autour de moi et j'aper\'e7us un jeune homme de haute taille, fort bien v\'eatu, couvert d'un grand manteau de voyage de couleur brune et coiff\'e9 d'un chapeau de feutre noir. +\par +\par Une seconde apr\'e8s, il se tourna et je saisis convulsivement le bras du champion Harrison. +\par +\par \endash Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim. +\par +\par Et cependant d\'e8s le premier moment, il m'\'e9tait venu \'e0 l'esprit que la chose \'e9tait possible, qu'elle \'e9tait m\'eame probable. +\par +\par Je crois qu'elle s'\'e9tait \'e9galement pr\'e9sent\'e9e \'e0 l'esprit d'Harrison, car je remarquai une expression s\'e9rieuse, puis agit\'e9e sur sa physionomie, d\'e8s qu'il fut question d'un inconnu qui \'e9tait en bas. +\par +\par En ce moment, d\'e8s que se fut calm\'e9 le murmure de surprise et d'admiration caus\'e9 par la figure et la tournure de Jim, Harrison se leva en gesticulant avec v\'e9h\'e9mence. +\par +\par \endash C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien. +\par +\par \endash Laissez-le tranquille, Harrison, s'\'e9cria Jackson. Il est assez grand pour r\'e9pondre lui-m\'eame. +\par +\par \endash Cette affaire est all\'e9e assez loin, dit mon oncle. Harrison, je crois que vous \'eates trop bon sportsman pour vous opposer \'e0 ce que votre neveu prouve qu'il tient de son oncle. +\par +\par \endash Il est bien diff\'e9rent de moi, s'\'e9cria Harrison au comble de l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis faire. J'avais d\'e9cid\'e9 de ne plus remettre les pieds dans un ring. Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, r +ien que pour divertir un instant la soci\'e9t\'e9. +\par +\par Le petit Jim s'avan\'e7a et posa la main sur l'\'e9paule du champion. +\par +\par \endash Il le faut, oncle, dit-il \'e0 mi-voix mais de fa\'e7on que je l'entendis, je suis f\'e2ch\'e9 d'aller contre vos d\'e9sirs, mais mon parti est pris, et j'irai jusqu'au bout. +\par +\par Harrison secoua ses vastes \'e9paules. +\par +\par \endash Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais je vous ai d\'e9j\'e0 entendu tenir ce langage et je sais que cela finit toujours par ce qui vous pla\'eet. +\par +\par \endash J'esp\'e8re, Harrison, que vous avez renonc\'e9 \'e0 votre opposition\~? demanda mon oncle. +\par +\par \endash Puis-je prendre sa place\~? +\par +\par \endash Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai port\'e9 un d\'e9fi et que j'ai laiss\'e9 \'e0 un autre le soin de le tenir\~? dit tout bas Jim. C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en travers de ma route. +\par +\par La large figure, ordinairement impassible, du forgeron \'e9tait boulevers\'e9e par la lutte des \'e9motions contradictoires. +\par +\par \'c0 la fin, il abattit brusquement son poing sur la table. +\par +\par \endash Ce n'est point ma faute, s'\'e9cria-t-il, \'e7a devait arriver et c'est arriv\'e9. Jim, au nom du ciel, mon gar\'e7on, rappelez-vous vos distances et tenez-vous \'e0 bonne port\'e9e d'un homme qui pourrait vous rendre seize livres. +\par +\par \endash J'\'e9tais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements n\'e9cessaires en vue de votre d\'e9 +fi si digne d'un sportsman. +\par +\par \endash Contre qui vais-je me battre\~? dit Jim en jetant un regard sur toutes les personnes pr\'e9sentes qui \'e9taient toutes debout en ce moment. +\par +\par \endash Jeune homme, vous verrez \'e0 qui vous avez affaire, avant que la partie soit engag\'e9e \'e0 fond, cria Berks en se frayant passage par des pouss\'e9es in\'e9gales \'e0 travers la foule. Vous aurez besoin d'un ami pour jurer qu\rquote +il vous reconna\'eet avant que j'aie fini, voyez-vous\~? +\par +\par Jim le toisa et le d\'e9go\'fbt se peignit sur tous les traits de sa figure. +\par +\par \endash Assur\'e9ment, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme ivre\~? dit-il. O\'f9 est Jem Belcher\~? +\par +\par \endash Me voici, jeune homme. +\par +\par \endash Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis. +\par +\par \endash Mon gar\'e7on, il faut percer par degr\'e9s jusqu'\'e0 moi. On ne monte pas d'un bond d'un bout \'e0 l'autre de l'\'e9chelle, on la gravit \'e9chelon par \'e9chelon. Montrez-vous digne d'\'eatre un adversa +ire pour moi, et je vous donnerai votre tour. +\par +\par \endash Je vous suis fort oblig\'e9. +\par +\par \endash Et votre air me pla\'eet, je vous veux du bien, dit Belcher en lui tendant la main. +\par +\par Ils \'e9taient assez semblables entre eux, tant de figure que de proportions, \'e0 cela pr\'e8s que le champion de Bristol avait quelques ann\'e9es de plus. +\par +\par Il s'\'e9leva un murmure d'admiration quand on vit c\'f4te \'e0 c\'f4te ces deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs et bien marqu\'e9s. +\par +\par \endash Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat\~? demanda mon oncle. +\par +\par \endash Je m'en rapporte \'e0 vous, monsieur, dit Jim. +\par +\par \endash Pourquoi n'irait-on pas \'e0 Five's Court\~? sugg\'e9ra sir John. +\par +\par \endash Soit, allons \'e0 Five's Court. +\par +\par Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'h\'f4telier. Il voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une r\'e9colte nouvelle dans les poches de la d\'e9pensi\'e8re compagnie. +\par +\par \endash Si vous le voulez bien, s'\'e9cria-t-il, il n'est pas n\'e9cessaire d'aller aussi loin. Mon hangar \'e0 voitures derri\'e8re la cour est vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se cogner. +\par +\par Une exclamation unanime s'\'e9leva en faveur du hangar \'e0 voitures et ceux qui \'e9taient pr\'e8s de la porte s'esquiv\'e8rent en toute h\'e2te dans l'espoir de s'emparer des meilleures places. +\par +\par Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison \'e0 l'\'e9cart. +\par +\par \endash J'emp\'eacherais \'e7a, si j'\'e9tais \'e0 votre place. +\par +\par \endash Si je le pouvais, je le ferais. Je ne d\'e9sire pas du tout qu'il se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en t\'eate il est impossible de le lui \'f4ter. +\par +\par Tous les combats qu'avait livr\'e9s le pugiliste, si on les avait mis ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation. +\par +\par \endash Alors chargez-vous de lui et prenez l'\'e9ponge, quand les choses commenceront \'e0 tourner mal. Vous connaissez le record de Joe Berks\~? +\par +\par \endash Il a commenc\'e9 depuis mon d\'e9part. +\par +\par \endash Eh bien\~! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse venir \'e0 bout de lui. Vous voyez vous-m\'eame l'homme\~: six pieds et quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l\rquote +a battu deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal. +\par +\par \endash Bon, bon, il nous faut en passer par l\'e0. Vous n'avez pas vu le petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure opinion de ses chances. Il n'avait gu\'e8re que seize ans quand il rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis +, il a fait bien du chemin. +\par +\par La compagnie sortait \'e0 flots par la porte et descendait \'e0 grand bruit les marches. +\par +\par Nous nous m\'eal\'e2mes donc au courant. +\par +\par Il tombait une pluie fine et les lumi\'e8res jaunes des fen\'eatres faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour. +\par +\par Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant de l'atmosph\'e8re empest\'e9e de la salle du souper. +\par \'c0 l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se dessinait vivement \'e0 la lumi\'e8re des lanternes de l'int\'e9rieur. +\par +\par Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier rang. +\par +\par De mon c\'f4t\'e9, avec ma taille plut\'f4t petite, je n'aurais rien vu, si je n'avais rencontr\'e9 un seau retourn\'e9 sur lequel je me plantai en m'adossant au mur. +\par +\par La pi\'e8ce \'e9tait vaste avec un plancher en bois et une ouverture en carr\'e9 dans la toiture. Cette ouverture \'e9tait festonn\'e9e de t\'eates, celles des palefreniers et des gar\'e7ons d'\'e9curie qui regardaient de la chambre aux harnais, situ\'e9 +e au-dessus. +\par +\par Une lampe de voiture \'e9tait suspendue \'e0 chaque coin et une tr\'e8s grosse lanterne d'\'e9curie pendait au bout d'une corde attach\'e9e \'e0 une ma\'eetresse poutre. +\par +\par Un rouleau de cordage avait \'e9t\'e9 apport\'e9 et quatre hommes, sous la direction de Jackson, avaient \'e9t\'e9 post\'e9s pour le tenir. +\par +\par \endash Quel espace leur donnez-vous\~? demanda mon oncle. +\par +\par \endash Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands, Monsieur. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien. Et une demi-minute apr\'e8s chaque round, je suppose. Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut \'eatre l'autre et vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre supr\'eame. +\par +\par Tous les pr\'e9paratifs furent faits avec autant de c\'e9l\'e9rit\'e9 que d'exactitude par ces hommes exp\'e9riment\'e9s. +\par +\par Mendoza et Sam le Hollandais furent charg\'e9s de Berks. Petit Jim fut confi\'e9 aux soins de Belcher et de Jack Harrison. +\par +\par Les \'e9ponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent pass\'e9es de mains en mains, pour \'eatre mises \'e0 la disposition des seconds. +\par +\par \endash Voici votre homme, s'\'e9cria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien nous allons vous chercher. +\par +\par Jim parut dans le ring, nu jusqu'\'e0 la ceinture, un foulard de couleur nou\'e9 autour de la taille. +\par +\par Un cri d'admiration \'e9chappa aux spectateurs quand ils virent les belles lignes de son corps, et je criai comme les autres. +\par +\par Il avait les \'e9paules plut\'f4t tombantes que massives, mais il avait les muscles \'e0 la bonne place, faisant des ondulations longues et douces, du cou \'e0 l'\'e9paule, et de l'\'e9paule au coude. +\par +\par Son travail \'e0 l'enclume avait donn\'e9 \'e0 ses bras leur plus haut degr\'e9 de d\'e9veloppement. +\par +\par La vie salubre de la campagne avait rev\'eatu d'un luisant brillant sa peau d'ivoire qui refl\'e9tait la lumi\'e8re des lampes. +\par +\par Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans l\rquote ombre d'un doute pour moi, la d\'e9 +termination d'un orgueil dur comme fer. +\par Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage l\rquote abandonn\'e2t. +\par +\par Pendant ce temps, Joe Berks s'\'e9tait avanc\'e9 d'un air fanfaron et s'\'e9tait arr\'eat\'e9 les bras crois\'e9s entre ses seconds, dans l'angle oppos\'e9. +\par +\par Son expression n'avait rien de la h\'e2te, de l'ardeur de son adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la poitrine et sur les c\'f4tes, prouvait, m\'eame \'e0 des yeux inexp\'e9riment\'e9s, comme les miens, qu'il n'\'e9 +tait pas un boxeur manquant d'entra\'eenement. +\par +\par Certes une vie pass\'e9e \'e0 boire des petits verres et \'e0 se donner du bon temps l'avait rendu bouffi et lourd. +\par +\par D'autre part, il \'e9tait fameux par son adresse, par la force de son coup, de sorte que m\'eame devant la sup\'e9riorit\'e9 de l'\'e2ge et de la condition, les paris furent \'e0 trois contre un en sa faveur. +\par +\par Sa figure charnue, ras\'e9e de pr\'e8s, exprimait la f\'e9rocit\'e9 autant que le courage. +\par +\par Il restait immobile, fixant m\'e9chamment Jim de ses petits yeux inject\'e9s de sang, portant un peu en avant ses larges \'e9paules, comme un m\'e2tin farouche tire sur sa cha\'eene. +\par +\par Le brouhaha des paris s'\'e9tait augment\'e9, couvrant tous les autres bruits. Les hommes se jetaient leurs appr\'e9ciations d'un c\'f4t\'e9 \'e0 + l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari. +\par +\par Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues contre Jim et les \'e9valuait lib\'e9ralement avec ceux qui jugeaient d'apr\'e8s l'apparence de l'inconnu. +\par \endash J'ai vu Berks se battre, disait-il \'e0 l'honorable Berkeley Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un homme possesseur d'un pareil record. +\par +\par \endash Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bip\'e8des ou de quadrup\'e8des et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma vie homme qui par\'fb +t mieux en forme. Pariez-vous toujours contre moi\~? +\par +\par \endash Trois contre un. +\par +\par \endash Chaque unit\'e9 compte pour cent livres. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, Craven\~! les voil\'e0 partis. Berks\~! Berks\~! Bravo\~! Berks\~! Bravo\~! Je crois bien Berkeley que j'aurai \'e0 vous faire verser ces cent livres. +\par +\par Les deux hommes s'\'e9taient mis debout face-\'e0-face, l'un aussi l\'e9ger qu'une ch\'e8vre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait les deux bras \'e0 demi ploy\'e9 +s et les pieds presque sur la m\'eame ligne, de fa\'e7on \'e0 pouvoir porter en arri\'e8re l'un ou l'autre. +\par +\par Pendant une minute, ils se regard\'e8rent. +\par +\par Puis Berks baissant la t\'eate et lan\'e7ant un coup de sa fa\'e7on qui \'e9tait de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa brusquement Jim dans son coin. +\par +\par Ce fut une glissade en arri\'e8re plut\'f4t qu'un Knock-down mais on vit un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim. +\par +\par En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les entra\'een\'e8rent dans leur coin. +\par +\par \endash Vous est-il \'e9gal de doubler notre enjeu\~? dit Berkeley Craven, qui allongeait le cou pour apercevoir Jim. +\par +\par \endash Quatre contre un sur Berks\~! Quatre contre un sur Berks\~! cri\'e8rent les gens du ring. +\par +\par \endash L'in\'e9galit\'e9 s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre contre un en centaines\~? +\par +\par \endash Parfaitement, Sir John\~! +\par +\par \endash On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il a eu un Knock-down. +\par +\par \endash Il a \'e9t\'e9 bouscul\'e9 par un coup, mais il a par\'e9 tous ceux qui lui ont \'e9t\'e9 port\'e9s et je trouve qu'il avait une mine \'e0 mon gr\'e9 quand il s'est relev\'e9. +\par +\par \endash Bon\~! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne. +\par +\par Ils \'e9taient aux prises pour la seconde fois et je tr\'e9pignais d'agitation sur mon seau. +\par +\par Il \'e9tait \'e9vident que Berks pr\'e9tendait l'emporter de haute lutte, tandis que Jim, conseill\'e9 par les deux hommes les plus exp\'e9riment\'e9s de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique la plus s\'fbre consistait \'e0 + laisser le coquin gaspiller sa force et son souffle en pure perte. +\par +\par Il y avait quelque chose d'horrible dans l'\'e9nergie que mettait Berks \'e0 lancer ses coups et \'e0 accompagner chaque coup d'un grognement sourd. +\par +\par Apr\'e8s chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regard\'e9 un navire \'e9chou\'e9 sur la plage du Sussex, apr\'e8s chaque vague succ\'e9dant \'e0 une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois je m'attendais \'e0 + le revoir cruellement ab\'eem\'e9. +\par +\par Mais la lumi\'e8re de la lanterne me montrait chaque fois la figure aux traits fins de l'adolescent, avec la m\'eame expression alerte, les yeux bien ouverts, la bouche serr\'e9e, pendant qu'il recevait les coups sur l\rquote +avant-bras ou que, baissant subitement la t\'eate, il les laissait passer en sifflant par-dessus son \'e9paule. +\par +\par Mais Berks avait autant de ruse que de violence. +\par +\par Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carr\'e9 de cordes, d'o\'f9 il lui \'e9tait impossible de s'\'e9chapper et d\'e8s qu'il l'y eut enferm\'e9, il se jeta sur lui comme un tigre. +\par +\par Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le d\'e9tailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement sous les deux bras lanc\'e9s \'e0 toute vol\'e9e. En m\'ea +me temps, j'entendis un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, Berks gisant sur le c\'f4t\'e9, une main sur un \'9cil. +\par +\par Quelles clameurs\~! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, les valets d'\'e9curie, l'h\'f4telier, tout le monde criait \'e0 tue-t\'eate. +\par +\par Le vieux Buckhorse sautillait pr\'e8s de moi, sur une caisse, et de sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un jargon de ring \'e9trange et vieilli que personne ne comprenait. +\par +\par Ses yeux \'e9teints brillaient. Sa face parchemin\'e9e fr\'e9missait d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme. +\par +\par Les deux hommes furent entra\'een\'e9s vivement dans leurs coins. +\par +\par Un des seconds les \'e9pongeait tandis que l'autre agitait une serviette, devant leur figure. Eux-m\'eames, les bras ballants, les jambes allong\'e9es, absorbaient autant d'air que leurs poumons pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur +\'e9tait accord\'e9. +\par +\par \endash Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard\~? cria Craven triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral\~? +\par +\par \endash Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la t\'eate. \'c0 combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele\~? +\par +\par \endash \'c0 deux contre un. +\par +\par \endash Je vous le prends \'e0 cent par unit\'e9. +\par +\par \endash Voil\'e0 Sir John qui se couvre, s'\'e9cria mon oncle, en se retournant vers nous avec un sourire. +\par +\par \endash Allez\~! dit Jackson. +\par +\par Ce round-l\'e0 fut notablement plus court que le pr\'e9c\'e9dent. +\par +\par \'c9videmment, Berks avait re\'e7u la recommandation d'engager la lutte de pr\'e8s \'e0 tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait sa sup\'e9riorit\'e9 de poids, avant que l'avantage que donnait \'e0 son adversaire sa sup\'e9riorit\'e9 + de forme p\'fbt faire son effet. +\par +\par D'autre part, Jim, apr\'e8s ce qui s'\'e9tait pass\'e9 dans le dernier round, \'e9tait moins dispos\'e9 \'e0 faire de grands efforts pour le tenir \'e0 distance d'une longueur de bras. +\par +\par Il visa \'e0 la t\'eate de Berks qui se lan\'e7ait \'e0 fond, le manqua et re\'e7ut \'e0 rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima sur les c\'f4tes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges. +\par +\par Comme ils se rapprochaient, Jim saisit \'e0 l'instant sous son bras la t\'eate sph\'e9rique de son adversaire et y appliqua deux coups du bras ploy\'e9, mais gr\'e2ce \'e0 son poids le professionnel le fit sauter par-dessus lui et tous deux roul\'e8rent +\'e0 terre, c\'f4te \'e0 c\'f4te, essouffl\'e9s. +\par +\par Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis que Berks, \'e9tourdi par ses exc\'e8s de ce soir, se dirigeait vers son si\'e8ge en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le Hollandais. +\par +\par \endash Soufflets de forge \'e0 raccommoder, s'\'e9cria Jem Belcher. Et maintenant qui tient quatre contre un\~? +\par +\par \endash Donnez-nous le temps d'\'f4ter le couvercle de notre poivri\'e8re, dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui en a bien l'air\~! dit Jack Harrison. Il a d\'e9j\'e0 un \'9cil de ferm\'e9. Je tiens un contre un que mon gar\'e7on gagne. +\par +\par \endash Combien\~? cri\'e8rent plusieurs voix. +\par +\par \endash Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant tout ce qu'il poss\'e9dait en ce monde. +\par +\par Jackson cria une fois de plus. +\par \endash Allez\~! +\par +\par Tous deux furent d'un bond \'e0 la marque, Jim avec autant de ressort et de confiance et Berks avec un ricanement fix\'e9 sur sa face de bouledogue et un \'e9clair de f\'e9roce malice dans l'\'9cil qui pouvait lui servir. +\par +\par Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un hal\'e8tement rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus. +\par +\par \endash Allez-y, mon gar\'e7on, bourrez-le sans rel\'e2che, hurl\'e8rent Belcher et Harrison. +\par +\par \endash M\'e9nagez votre souffle, Berks\~! M\'e9nagez votre souffle, criaient les Juifs. +\par +\par Ainsi donc nous assist\'e2mes \'e0 un renversement de tactique, car cette fois c'\'e9tait Jim qui se lan\'e7ait avec toute la vigueur de la jeunesse, avec une \'e9nergie que rien n'avait entam\'e9e, tandis que Berks, le sauvage, payait \'e0 la nat +ure la dette qu'il avait contract\'e9e, en l'outrageant tant de fois. +\par +\par Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour respirer tout en \'e9 +tendant son long bras gauche et reployant son bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux antagoniste. +\par +\par \endash Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez-vous tomber et prenez un instant de repos. +\par +\par Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu de Berks. +\par Il avait toujours \'e9t\'e9 une courageuse brute qui d\'e9daignait de s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses jambes. +\par +\par Il tint Jim \'e0 distance avec ses longs bras et si bien que Jim bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il \'e9tait arr\'eat\'e9 comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces. +\par +\par Maintenant, chaque instant gagn\'e9 \'e9tait un avantage pour Berks. +\par +\par D\'e9j\'e0 il respirait plus librement et la teinte bleu\'e2tre s'effa\'e7ait sur sa figure. +\par +\par Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques rapides comme l'\'e9clair, sans pouvoir vaincre la r\'e9sistance passive que lui opposait le professionnel exp\'e9riment\'e9. + +\par +\par C'\'e9tait alors que la science du ring trouvait son application. Heureusement pour Jim, il avait derri\'e8re lui deux ma\'eetres de cette science. +\par +\par \endash Portez votre gauche sur sa marque, mon gar\'e7on, et visez \'e0 la t\'eate avec le droit, cri\'e8rent-ils. +\par +\par Jim entendit et agit \'e0 l'instant. +\par +\par \endash Pan\~! +\par +\par Son poing gauche arriva juste \'e0 l'endroit o\'f9 la courbe des c\'f4tes de son adversaire quittait le sternum. +\par +\par La violence du coup fut att\'e9nu\'e9e de moiti\'e9 par le coude de Berks, mais elle eut pour r\'e9sultat de lui faire porter la t\'eate en avant. +\par +\par \endash Pan\~! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de billard qui en heurte une autre. +\par +\par Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en une vaste masse de chair sur le sol. +\par +\par Ses seconds s'\'e9lanc\'e8rent aussit\'f4t et le mirent sur son s\'e9ant. Sa t\'eate se balan\'e7ait inconsciemment d'une \'e9paule \'e0 l'autre et finit m\'eame par tomber en arri\'e8re le menton tendu vers le plafond. +\par +\par Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des injures aux oreilles\~; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient le faire sortir de cette insensibilit\'e9 sereine. +\par +\par Le mot\~: \'ab\~Allez\~!\~\'bb fut prononc\'e9 au moment prescrit et les Juifs, voyant que l'affaire \'e9tait finie, l\'e2ch\'e8rent la t\'eate de leur homme qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta \'e9 +tendu, ses gros bras, ses fortes jambes allong\'e9s, pendant que les Corinthiens et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la main de son vainqueur. +\par +\par De mon c\'f4t\'e9, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'\'e9tait pas une t\'e2che ais\'e9e pour l'homme le plus faible qu'il y e\'fbt dans la pi\'e8ce. +\par +\par Tout autour de moi, des discussions anim\'e9es s'engageaient entre amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son avenir. +\par +\par \endash C'est le plus beau d\'e9but que j'aie jamais vu, depuis le jour o\'f9 Jem Belcher se battit pour la premi\'e8re fois avec Paddington Jones \'e0 + Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes. +\par +\par \endash Cette belle figure que voila me co\'fbte bel et bien cinq cents livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait d'une fa\'e7on si cruelle\~? +\par +\par \endash Malgr\'e9 cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe Berks avait \'e9t\'e9 \'e0 jeun, il l'aurait mang\'e9. En outre, le jeune gars \'e9tait en plein entra\'eenement, tandis que l'autre \'e9tait pr\'eat \'e0 \'e9 +clater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait \'e9t\'e9 touch\'e9. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en pareille condition. Mettez les hommes \'e0 l'entra\'eenement et votre casseur de t\'ea +tes sera comme une poule devant un cheval. +\par +\par Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion passionn\'e9e s'engagea autour de moi. +\par +\par Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme \'e0 un signal donn\'e9, la majorit\'e9 de la compagnie gagna la porte. +\par +\par Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin o\'f9 Jim finissait sa toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie sur les joues, l'aidait \'e0 remettre son pardessus. +\par +\par \endash En quatre rounds\~! ne cessait-il de r\'e9p\'e9ter dans une sorte d'extase. Joe Berks en quatre rounds\~! Et il en a fallu quatorze \'e0 Jem Belcher\~! +\par +\par \endash Eh bien\~! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais bien dit que j'irais \'e0 Londres et que je m'y ferais un nom. +\par +\par \endash C'\'e9tait splendide, Jim\~! +\par +\par \endash Bon vieux Roddy\~! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux fix\'e9s sur moi. Vous n'\'eates pas chang\'e9 avec tous vos beaux habits et vos vernis de Londres. +\par +\par \endash C'est vous qui avez chang\'e9, Jim. J'ai eu de la peine \'e0 vous reconna\'eetre quand vous \'eates entr\'e9 dans la salle. +\par +\par \endash Et moi aussi, dit le forgeron. O\'f9 avez-vous pris tout ce beau plumage, Jim\~? Je sais pour s\'fbr que ce n'est pas votre tante qui vous aura aid\'e9 \'e0 faire les premiers pas vers le ring et ses prix. +\par +\par \endash Miss Hinton a \'e9t\'e9 une amie pour moi, la meilleure amie que j'aie jamais eue\~! +\par +\par \endash Hum\~! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien\~! Jim, je n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez \'e0 me rendre t\'e9moignage sur ce point quand nous retournerons \'e0 la maison. Je ne sais pas trop ce que\'85 + Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus rien\'85 Apr\'e8s tout, elle est\'85 \'c0 pr\'e9sent que le diable emporte ma langue maladroite. +\par +\par Je ne saurais dire si c'\'e9tait l'effet du vin qu'il avait bu au souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, mais Harrison \'e9tait tr\'e8s agit\'e9 et sa physionomie d'ordinaire placide avait une expression de trouble extr\'eame. + +\par +\par Ses mani\'e8res semblaient tour \'e0 tour trahir la jubilation et l'embarras. +\par +\par Jim l'examinait avec curiosit\'e9 et \'e9videmment, se demandait ce qui pouvait se cacher derri\'e8re ces phrases hach\'e9es et ces longs silences. +\par +\par Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait \'e9t\'e9 d\'e9barrass\'e9. +\par +\par Jem Belcher \'e9tait rest\'e9 \'e0 causer d'un air fort grave avec mon oncle. +\par +\par \endash C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, \'e0 port\'e9e de mon oreille. +\par +\par \endash Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le fameux pugiliste. +\par +\par Et tous deux se dirig\'e8rent vers nous. +\par +\par \endash Je d\'e9sirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez \'e0 \'eatre mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de Gloucester, dit mon oncle. +\par +\par \endash Ce que je d\'e9sire, sir Charles, c'est la chance de faire mon chemin. +\par +\par \endash Il y a de gros enjeux, de tr\'e8s gros enjeux sur l\rquote }{\i event}{, dit mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela vous convient-il\~? +\par +\par \endash Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher. +\par +\par Belcher se mit \'e0 rire de bon c\'9cur. +\par +\par \endash Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais c'\'e9tait chose assez ais\'e9e pour vous, ce soir, de battre un homme qui avait bu et qui n'\'e9tait pas en forme. +\par +\par \endash Je ne tenais pas du tout \'e0 me battre avec lui, dit Jim en rougissant. +\par +\par \endash Oh\~! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre avec n'importe quel bip\'e8de. J'en \'e9tais s\'fbr d\'e8s que mes yeux se sont arr\'eat\'e9s sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez \'e0 + vous battre avec Wilson, vous aurez affaire \'e0 l'homme de l'Ouest qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a les mouvements aussi vifs et la port\'e9e de bras aussi +longue que vous, et il s'entra\'eene jusqu'\'e0 sa demi-once de graisse. Je vous en avertis d\'e8s maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me charger de vous\'85 +\par +\par \endash Vous charger de moi\~? +\par +\par \endash Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti \'e0 vous entra\'eener pour la prochaine lutte, si vous consentiez \'e0 l\rquote accepter. +\par +\par \endash Certainement, et je vous en suis tr\'e8s reconnaissant, dit Jim avec empressement\~; \'e0 moins que mon oncle ne veuille bien m'entra\'eener, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers. +\par +\par \endash Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en fait d'entra\'eenement. O\'f9 se logera-t-on\~? +\par +\par \endash Je pensais que si nous choisissions l'h\'f4tel }{\i Georges}{ \'e0 Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-\'ea +tre du creux de Smitham, il n'y a gu\'e8re d'endroit plus convenable pour un combat. \'cates-vous de cet avis\~? +\par +\par \endash J'y adh\'e8re de tout mon c\'9cur, dit Jim. +\par +\par \endash Alors, vous m'appartenez \'e0 partir de cette heure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez \'e0 + faire tout ce qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure \'e0 perdre, car Wilson est au demi entra\'eenement depuis le mois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide. +\par +\par \endash Jim est pr\'eat au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux \'e0 Crawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles. +\par +\par \endash Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez \'e0 Crawley me voir dans mon lieu d'entra\'eenement, n'est-ce pas\~? +\par +\par Je lui promis avec empressement que je viendrais. +\par +\par \endash Il faut \'eatre plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans son }{\i vis-\'e0-vis}{ mod\'e8le. En premi\'e8re jeunesse, on est quelque peu port\'e9 \'e0 se laisser diriger par son c\'9c +ur, plus que par sa raison. Jim Harrison me para\'eet un jeune homme des plus convenables, mais apr\'e8s tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large foss\'e9 + entre sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui faire sentir que vous \'eates son sup\'e9rieur. +\par +\par \endash Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, monsieur. Nous avons pass\'e9 notre jeunesse ensemble et nous n'avons jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant \'e0 lui montrer que je suis son sup\'e9 +rieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car je vois bien qu'il est le mien. +\par \endash Hum\~! dit s\'e8chement mon oncle. +\par +\par Et ce fut la derni\'e8re parole qu'il m'adressa ce soir-l\'e0. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889125}XII \endash LE CAF\'c9 FLADONG{\*\bkmkend _Toc89889125} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Le petit Jim se rendit donc au }{\i Georges}{ \'e0 Crawley pour se remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et s'entra\'eener en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester. +\par +\par Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, \'e0 un souper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks. +\par +\par Je me rappelai cet apr\'e8s-midi de Friar's Oak o\'f9 Jim m'avait dit qu'il se ferait un nom, et son projet s'\'e9tait r\'e9alis\'e9 plut\'f4t qu'il ne s'y \'e9tait attendu, car, quelque part qu'on all\'e2t, on \'e9 +tait certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualit\'e9s des deux combattants probables. +\par +\par Les paris en faveur de Wilson haussaient r\'e9guli\'e8rement, car il avait \'e0 son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait qu'une victoire. +\par +\par Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, \'e9taient d'avis que la singuli\'e8re tactique d\'e9fensive qui lui avait valu son surnom, \'e9tait tr\'e8s propre \'e0 d\'e9concerter son antagoniste. +\par +\par Pour la taille, la force, et la r\'e9putation d'endurance, on e\'fbt eu peine \'e0 d\'e9cider entre eux, mais Wilson avait \'e9t\'e9 soumis \'e0 des \'e9preuves plus rigoureuses. +\par +\par Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon p\'e8re fit la visite \'e0 Londres qu'il avait promise. +\par +\par Le marin ne se plaisait point dans les cit\'e9s. Il trouvait plus de charme \'e0 se promener sur les dunes, \'e0 diriger sa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait \'e0 l'horizon qu'\'e0 s'orienter dans les rues encombr\'e9es par la foule. + +\par +\par Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'apr\'e8s celle du soleil et trouvait qu'on \'e9tait \'e0 chaque instant arr\'eat\'e9 dans ses calculs. +\par +\par Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser son influence aupr\'e8s de Lord Nelson dans le cas o\'f9 un emploi se pr\'e9senterait pour lui ou pour moi. +\par +\par Mon oncle venait de se mettre en route, v\'eatu, comme c'\'e9tait son habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons d'argent, chauss\'e9 de ses bottes en cuir de Cordoue, coiff\'e9 + de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval \'e0 queue coup\'e9e court. +\par +\par J'\'e9tais rest\'e9 \'e0 la maison, car j'avais d\'e9j\'e0 reconnu, \'e0 part moi, que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable. +\par +\par Ces hommes-l\'e0, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs fa\'e7ons d\'e9pourvues de naturel, m'\'e9taient devenus insupportables et mon oncle, lui-m\'eame, avec ses airs de froideur et de protection, m'inspirait des sentiments fort m\'eal\'e9s. + +\par +\par Mes pens\'e9es se reportaient vers le Sussex. +\par +\par Je r\'eavais de la vie cordiale et simple qu'on m\'e8ne \'e0 la campagne, quand tout \'e0 coup, on frappa \'e0 la porte et j'entendis une voix famili\'e8re, puis j'aper\'e7us sur le seuil une figure souriante, au teint h\'e2l\'e9, aux paupi\'e8res rid\'e9 +es, aux yeux bleu clair. +\par +\par \endash Eh bien\~! Roddy, s'\'e9cria-t-il, comme vous voil\'e0 grand personnage\~! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces manchettes. +\par +\par \endash Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, p\'e8re. +\par +\par \endash Cela me r\'e9chauffe le c\'9cur de vous entendre parler ainsi. Lord Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous mettrons \'e0 sa recherche et nous lui rafra\'eechirons la m\'e9moire. Mais o\'f9 est votre oncle\~? +\par +\par \endash Il fait sa promenade \'e0 cheval au Mail. +\par +\par Une expression de soulagement passa sur l'honn\'eate figure de mon p\'e8re, car il ne se sentait jamais compl\'e8tement \'e0 son aise en compagnie de son beau-fr\'e8re. +\par +\par \endash Je suis all\'e9 \'e0 l'Amiraut\'e9 et je compte avoir un navire quand la guerre \'e9clatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis attendu chez }{\i Fladong}{ +, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de l\'e0 M\'e9diterran\'e9e. +\par +\par Quand on se rappelle que, dans la derni\'e8re ann\'e9e de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqu\'e9s, que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la moiti\'e9 de ce nombre avait \'e9t\'e9 licenci\'e9 +, quand le trait\'e9 de paix d'Amiens mit leurs navires \'e0 l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien que les ports de mer, \'e9taient pleins de gens de mer. +\par +\par On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces hommes \'e0 figures de boh\'e9miens, aux yeux vifs, dont la simplicit\'e9 de costume d\'e9non\'e7ait la maigreur de la bourse, tout comme leur air distrait t\'e9 +moignait combien leur pesait une vie d'inaction forc\'e9e, si contraire \'e0 leurs habitudes. +\par +\par Ils avaient l'air compl\'e8tement d\'e9pays\'e9s, dans les rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui, chass\'e9es au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comt\'e9s du centre. +\par +\par Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans leurs op\'e9rations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un emploi en montrant \'e0 l'Amiraut\'e9 leurs figures h\'e2l\'e9es, ils continuaient \'e0 + aller par Whitehall avec leur allure de marins arpentant le pont, \'e0 se r\'e9unir le soir pour discuter sur les \'e9v\'e9nements de la derni\'e8re guerre o\'f9 les chances de la guerre prochaine, au caf\'e9 }{\i Fladong}{, dans Oxford Street, qui \'e9 +tait r\'e9serv\'e9 aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter l'\'e9tait \'e0 l'arm\'e9e et celui d'Ibbetson \'e0 l'\'e9glise d'Angleterre. +\par +\par Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pi\'e8ce, o\'f9 nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me causa quelque \'e9 +tonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus diverses, dans toutes les r\'e9gions du globe, de la Baltique aux Indes Orientales, \'e9taient tous coul\'e9 +s dans un moule unique, qui les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est ordinairement entre fr\'e8res. +\par +\par Les r\'e8gles du service exigeaient qu'on f\'fbt constamment ras\'e9 de pr\'e8s, que chaque t\'eate f\'fbt poudr\'e9e, que sur chaque nuque tomb\'e2t la petite queue de cheveux naturels attach\'e9s par un ruban de soie noire. +\par +\par Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient r\'e9uni leur influence pour leur donner un teint fonc\'e9, en m\'eame temps que l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours pr\'eats \'e0 repara\'eetre avaient imprim\'e9 + sur tous le m\'eame caract\'e8re d'autorit\'e9 et de vivacit\'e9. +\par +\par Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux officiers avaient des figures sillonn\'e9es de rides profondes et des nez imposants qui faisaient, \'e0 la plupart d'entre eux, une figure d'asc\'e8tes aust\'e8res et durcis par les intemp\'e9 +ries comme ceux du d\'e9sert. +\par +\par Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute camaraderie, avaient laiss\'e9 leurs marques sur ces figures de Peaux-Rouges. +\par +\par Pour ma part, j'\'e9tais si occup\'e9 \'e0 les examiner, que je touchai \'e0 peine \'e0 mon souper. Malgr\'e9 ma grande jeunesse, je savais que, s'il restait quelque libert\'e9 en Europe, nous la devions \'e0 ces hommes, et je croyais lire sur + leurs traits farouches et durs le r\'e9sum\'e9 de ces dix ann\'e9es de luttes qui avaient fini par faire dispara\'eetre de la mer le pavillon tricolore. +\par +\par Lorsque nous e\'fbmes fini de souper, mon p\'e8re me conduisit dans la grande salle du caf\'e9 o\'f9 \'e9taient r\'e9unis une centaine d'autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues pipes de terre en faisant une fum\'e9e aussi +\'e9paisse que celle qui r\'e8gne sur le pont sup\'e9rieur quand on combat bord \'e0 bord. +\par +\par Comme nous entrions, nous nous trouv\'e2mes face-\'e0-face avec un officier d'un certain \'e2ge qui allait sortir. +\par +\par C'\'e9tait un homme aux grands yeux intelligents, \'e0 figure pleine et placide, une de ces figures que l'on attribuerait \'e0 un philosophe, \'e0 un philanthrope, plut\'f4t qu'\'e0 un marin guerrier. +\par \endash Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon p\'e8re. +\par +\par \endash Hello, lieutenant Stone\~! dit d'un ton tr\'e8s cordial le fameux amiral. Je vous ai \'e0 peine entrevu, depuis que vous v\'eentes \'e0 bord de l\rquote }{\i Excellent}{ apr\'e8 +s Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, \'e0 ce qu'on m'a dit\~? +\par +\par \endash J'\'e9tais troisi\'e8me sur le }{\i Th\'e9s\'e9e}{, sous Millar, monsieur. +\par +\par \endash J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y \'eatre point trouv\'e9. J'ai eu bien de la peine \'e0 m'en remettre Quand on pense \'e0 cette brillante exp\'e9dition\~!\'85 Et dire que j'\'e9tais charg\'e9 de faire la chasse \'e0 des bateaux de l\'e9 +gumes, aux mis\'e9rables bateaux charg\'e9s de choux, \'e0 San Lucar. +\par +\par \endash Votre t\'e2che valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une voix derri\'e8re nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle. +\par +\par Sa figure de m\'e2tin \'e9tait agit\'e9e par l'\'e9motion et, en parlant, il hochait piteusement la t\'eate. +\par +\par \endash Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y compatir. +\par +\par \endash J'ai pass\'e9 cette nuit-l\'e0 dans le tourment, Collingwood, et elle a laiss\'e9 ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'\'e0 ce qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile \'e0 voile. Dire que j'avais mon beau }{\i +Culloden}{ \'e9chou\'e9 sur un banc de sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule bord\'e9e, sans m\'eame \'f4ter le tampon d'un seul canon\~! Deux fois, j'ai ouvert ma bo +\'eete \'e0 pistolets pour me faire sauter la cervelle, et deux fois j'ai \'e9t\'e9 retenu par la pens\'e9e que Nelson pourrait encore peut-\'eatre m\rquote employer. +\par +\par Collingwood serra la main du malheureux capitaine. +\par +\par \endash L'amiral Nelson n'a pas \'e9t\'e9 longtemps sans vous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre si\'e8ge de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos canons, sans tranch\'e9es ni parall\'e8 +les, et tir\'e9 \'e0 bout portant par les embrasures. +\par +\par La m\'e9lancolie disparut de la large face du gros marin et son rire sonore remplit la salle. +\par +\par \endash Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs fa\'e7ons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes plac\'e9s bord \'e0 bord et nous avons fonc\'e9 sur leurs sabords jusqu'\'e0 ce qu'ils aient amen\'e9 pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, o\'f9 + avez-vous \'e9t\'e9\~? +\par +\par \endash Avec ma femme et mes deux fillettes, \'e0 Morpeth, l\'e0-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se passer dix autres ann\'e9es, je n'en sais rien, avant que je les revoie. J'ai fait l\'e0 +-bas de bonne besogne pour la flotte. +\par +\par \endash Je croyais, monsieur, que c'\'e9tait dans l'int\'e9rieur, dit mon p\'e8re. +\par +\par \endash C'est en effet dans l'int\'e9rieur, dit-il, mais j'y ai fait n\'e9anmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce qu'il y a dans ce sac. +\par +\par Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita. +\par +\par \endash Des balles, dit Troubridge. +\par \endash C'est quelque chose de plus n\'e9cessaire encore \'e0 un marin, dit l'amiral\~; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans le creux de la main. +\par +\par \'ab\~Je l'emporte dans mes promenades \'e0 travers champs et partout o\'f9 je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain profond\'e9ment avec le bout de ma canne. Mes ch\'eanes combattront ces gredins sur l'eau quand je serai d\'e9j\'e0 oubli +\'e9. Savez-vous combien il faut de ch\'eanes pour construire un vaisseau de quatre vingt canons\~? +\par +\par Mon p\'e8re secoua la t\'eate. +\par +\par \endash Deux mille, pas un de moins. Chaque navire \'e0 deux ponts qui am\'e8ne le drapeau blanc, co\'fbte \'e0 l'Angleterre tout un bois. Comment nos petits-fils arriveront-ils \'e0 battre les Fran\'e7ais si nous ne leur pr\'e9 +parons pas de quoi construire leurs vaisseaux\~? +\par +\par Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de Troubridge, il franchit la porte avec lui. +\par +\par \endash Voici un homme dont la vie pourrait vous aider \'e0 r\'e9gler la v\'f4tre, dit mon p\'e8re, comme nous nous installions \'e0 une table libre. C'est toujours le m\'eame gentleman paisible, toujours pr\'e9occup\'e9 du bien-\'eatre de son \'e9 +quipage et ch\'e9rissant, dans le fond de son c\'9cur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On dit dans la flotte que jamais il n'a laiss\'e9 \'e9chapper un juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il \'e9 +tait premier lieutenant, avec un \'e9quipage de d\'e9butants. Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. Comment allez-vous, capitaine Foley\~? Mes respects, Sir Edward. Eh bien\~! il n'y aurait qu'\'e0 exercer l'enr\'f4 +lement forc\'e9 dans la compagnie pr\'e9sente pour faire \'e0 une corvette un \'e9quipage d'officiers \'e0 pavillon. +\par +\par \'ab\~Il y a ici, Rodney, reprit mon p\'e8re, en jetant les yeux autour de lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sa sph\'e8re, ne s'est pas montr\'e9 moins digne qu'un amiral d'\'eatre cit +\'e9 en exemple. Nous les connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braill\'e9 leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de la mer et de talent \'e0 se d\'e9 +brouiller dans la conduite d'un cutter que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet homme \'e0 l'air calme, \'e0 + la figure pale, adoss\'e9 \'e0 la colonne. C'est lui qui, avec six bateaux \'e0 rames, a coup\'e9 la retraite \'e0 la fr\'e9gate l\rquote }{\i Hermione}{ sous la gueule de deux cents canons de c\'f4 +te dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqu\'e9 douze canonni\'e8res espagnoles avec son seul petit brick et a forc\'e9 quatre d'entre elles \'e0 se rendre. Voici Walker, du Cutter la }{\i Rose}{, qui a attaqu\'e9 + trois navires corsaires fran\'e7ais avec des \'e9quipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coul\'e9 un, captur\'e9 un autre et forc\'e9 le troisi\'e8me a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail\~? J'esp\'e8re que vous vous portez bien\~? +\par +\par Deux ou trois officiers qui connaissaient mon p\'e8re et qui \'e9taient assis aux environs, rapproch\'e8rent leurs chaises, et il se forma bient\'f4t un petit cercle o\'f9 tout le monde parlait \'e0 tr\'e8 +s haute voix et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues pipes de terre \'e0 bout de tuyau rouge. +\par +\par On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant. +\par +\par Mon p\'e8re me chuchota \'e0 l'oreille que mon voisin \'e9tait le capitaine Foley, du }{\i Goliath}{, qui marchait en t\'eate \'e0 la bataille du Nil, que cet autre grand mince, roux fonc\'e9, assis en face, \'e9 +tait Lord Cochrane, le plus hardi capitaine de fr\'e9gate qu'il y e\'fbt dans la marine. M\'eame \'e0 Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son petit vaisseau le }{\i Rapide}{ arm\'e9 de quatorze petits canons, mont\'e9 + par cinquante-quatre hommes, il avait pris \'e0 l'abordage la fr\'e9gate espagnole }{\i Gamo}{, mont\'e9e par trois cents hommes d'\'e9quipage. +\par +\par Il \'e9tait ais\'e9 \'e0 voir que c'\'e9tait un homme vif, irascible, emport\'e9, car il parlait de ses griefs d'un ton de col\'e8re qui rougissait ses joues piqu\'e9es de taches de rousseur. +\par +\par \endash Nous ne ferons rien de bon sur l'Oc\'e9an, tant que nous n'aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe \'e0 chaque navire de premi\'e8re classe de la flotte, et +\'e0 chaque fr\'e9gate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les connais bien avec leurs pi\'e8ces \'e0 la glu, leurs rivets du diable. Ils risquent cinq cents existences pour \'e9conomiser quelques livres de cuivre. Qu'est-il advenu de la +}{\i Chance}{\~? Et de l\rquote }{\i Oreste}{ et du }{\i Martin}{\~? Ils ont coul\'e9 en pleine mer et nous n'en avons jamais re\'e7u de nouvelles. Je puis donc dire que leurs \'e9quipages ont \'e9t\'e9 massacr\'e9s. +\par +\par Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un murmure d'approbation, m\'eal\'e9 de jurons lanc\'e9s avec conviction par des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle. +\par +\par \endash Ces coquins de l'autre c\'f4t\'e9 de l'eau savent mieux s'y prendre, dit un capitaine borgne qui avait \'e0 la boutonni\'e8re le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa t\'eate que l\rquote on risque \'e0 + commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l'\'e9tat o\'f9 \'e9tait ma fr\'e9gate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier\~? Ses m\'e2ts avaient tant de jeu que d'un c\'f4t\'e9 ses voiles \'e9 +taient raides comme des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitt\'e9 un port de France, aura +it pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait compara\'eetre devant une cour martiale. +\par Ils aimaient \'e0 grogner ces vieux loups de mer, car \'e0 peine l'un d'eux avait-il fini d\rquote exposer ses griefs, qu'un autre commen\'e7ait les siens et y mettait encore plus d'aigreur. +\par +\par \endash Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble \'e0 l'ancre un vaisseau fran\'e7ais et un vaisseau anglais et dites ensuite \'e0 quelle nation est celui-ci ou celui-l\'e0. +\par +\par \endash }{\i Francinet}{ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet presque \'e9gaux, dit mon p\'e8re. +\par +\par \endash Dans les anciens vaisseaux peut-\'eatre, mais combien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont \'e9tablis sur le type fran\'e7ais\~? Non, quand ils sont \'e0 l'ancre, il est impossible de les d\'e9terminer. Mais quand ils mettent \'e0 + la voile, comment les distinguerez-vous\~? +\par +\par \endash }{\i Francinet}{ a des voiles blanches, s'\'e9cri\'e8rent plusieurs. +\par +\par \endash Et les n\'f4tres sont noires de moisissure. Voil\'e0 la diff\'e9rence. \'c9tonnez-vous ensuite qu'ils nous d\'e9passent \'e0 la voile, quand le vent passe \'e0 travers les trous de notre toile. +\par +\par \endash Sur le }{\i Rapide}{, dit Cochrane, la toile \'e9tait si mince, que quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon m\'e9ridien \'e0 travers le petit hunier et mon horizon \'e0 travers la voile de misaine. +\par +\par Ces mots provoqu\'e8rent un \'e9clat de rire g\'e9n\'e9ral. +\par +\par Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues bouderies, de ces souffrances support\'e9es en silence qui s'\'e9taient accumul\'e9es pendant de nombreuses ann\'e9es de service et que la discipline leur interdisait de r\'e9v\'e9 +ler tant qu'ils avaient les pieds sur la dunette. +\par +\par L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer un boulet \'e0 mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de l'Amiraut\'e9, o\'f9 la prise entre comme un vaisseau bien gr\'e9\'e9 et en sort comme un schooner. +\par +\par Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonn\'e9 aux int\'e9r\'eats parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de capitaine un freluquet dont la place aurait \'e9t\'e9 dans la sainte barbe. +\par +\par Puis ils revinrent \'e0 la difficult\'e9 de trouver des \'e9quipages pour leurs vaisseaux. Ils hauss\'e8rent la voix pour g\'e9mir en ch\'9cur. +\par +\par \endash \'c0 quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas \'e0 \'e9quiper ceux que vous avez\~? +\par +\par Mais lord Cochrane voyait la question autrement. +\par +\par \endash Les hommes\~! monsieur, vous les auriez s'ils \'e9taient bien trait\'e9s. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses navires. Et de m\'eame l'amiral Collingwood. Pourquoi\~? Parce qu'il se pr\'e9occupe de ses hommes et d\'e8 +s lors ses hommes se souviennent de lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et alors on n'aura aucune peine \'e0 maintenir l'effectif de l'\'e9quipage. Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal syst\'e8me qui consiste \'e0 + faire passer les \'e9quipages d'un navire \'e0 l'autre, sans les officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontr\'e9 de difficult\'e9 et je crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je trouverais tous mes vieux du }{\i Rapide}{ + et j'aurais autant de volontaires que je voudrais en prendre. +\par +\par \endash C'est tr\'e8s bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque chaleur. Quand les marins entendent dire que le }{\i Rapide}{ a pris cinquante navires en treize mois, on peut \'eatre s\'fbr qu'ils s'offriront volontiers pour servir sous +son commandant. Un bon croiseur est toujours s\'fbr de compl\'e9ter facilement son \'e9quipage. Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour la d\'e9fense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis que tout le b\'e9n\'e9 +fice des prises devrait \'eatre r\'e9parti \'e9galement entre la flotte enti\'e8re, et tant qu'on n'aura pas \'e9tabli cette r\'e8gle, les hommes les plus capables iront toujours l\'e0 o\'f9 ils rendent le moins de services et o\'f9 + ils font les plus grands profits. +\par +\par Ce discours produisit un ch\'9cur de protestations de la part des officiers de croiseurs et de v\'e9h\'e9mentes approbations de la part de ceux qui servaient \'e0 bord des vaisseaux de ligne. +\par +\par Ces derniers paraissaient former la majorit\'e9 dans le cercle qui s'\'e9tait rassembl\'e9. +\par +\par \'c0 voir l'animation des figures et la col\'e8re qui brillait dans les regards il \'e9tait \'e9vident que la question tenait fort \'e0 c\'9cur \'e0 chacun des deux partis. +\par +\par \endash Ce que le croiseur obtient, s'\'e9cria un capitaine de fr\'e9gate, le croiseur le gagne. +\par +\par \endash Entendez-vous par l\'e0, monsieur, dit le capitaine Foley, que les devoirs d'un officier \'e0 bord d\rquote un croiseur exigent plus d'attention ou plus d'habilet\'e9 professionnelle que ceux d'un officier charg\'e9 d'un blocus, qui a la c\'f4te +\'e0 tribord toutes les fois que le vent tourne \'e0 l'ouest et qui a continuellement en vue les huniers de l'escadre ennemie\~? +\par +\par \endash Je ne pr\'e9tends point \'e0 une habilet\'e9 sup\'e9rieure, monsieur. +\par +\par \endash Alors, pourquoi r\'e9clamez-vous une solde plus forte\~? Pouvez-vous nier qu'un marin devant le m\'e2t rend plus de services sur une fr\'e9gate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau de guerre\~? +\par \endash L'ann\'e9e derni\'e8re, pas plus tard, dit un officier \'e0 tournure de gentleman qui aurait pu \'eatre pris pour un petit ma\'eetre \'e0 la ville, sans le teint cuivr\'e9 qu'il devait \'e0 un soleil comme on n'en voit jamais \'e0 Londres, l'ann +\'e9e derni\'e8re, j'ai ramen\'e9 de la M\'e9diterran\'e9e le vieil }{\i Oc\'e9an}{ qui flottait comme une barrique vide et ne rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. Dans le canal nous rencontr\'e2mes la fr\'e9gate }{\i La Minerve +}{ de l'Oc\'e9an occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et \'e9tait pr\'eate \'e0 \'e9clater sous un butin que l'on avait jug\'e9 trop pr\'e9cieux pour le confier aux \'e9 +quipages de prise. Il y avait des lingots d'argent jusqu'au long de ses vergues et pr\'e8s de son beaupr\'e9, de la vaisselle d'argent \'e0 la pomme de ses m\'e2ts. Mes marins auraient tir\'e9 sur elle, oui, ils auraient tir\'e9 +, si on ne les avait pas retenus. Cela les enrageait de penser \'e0 tout ce qu'ils avaient fait dans le Sud, et de voir cette impudente fr\'e9gate faire parade de son argent sous leurs yeux. +\par +\par \endash Je ne vois pas le bien fond\'e9 de leurs griefs, capitaine Bail, dit Cochrane. +\par +\par \endash Quand vous serez promu au commandement d'un navire \'e0 deux ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus clairement. +\par +\par \endash Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre t\'e2che que de faire des prises. Si c'est l\'e0 votre mani\'e8re de voir, permettez-moi de vous dire que vous n'\'eates pas au fait de la chose. J'ai command\'e9 un sloop, une corvette et une fr +\'e9gate et, sur chacun d'eux, j'ai eu \'e0 remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu \'e9viter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille \'e0 ses croiseurs. J'ai d\'fb donner la chasse \'e0 + ses corsaires et les capturer et leur couper la retraite quand ils se r\'e9fugiaient sous ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, d\'e9barquer mes hommes, d\'e9 +truire ses canons et postes de signaux. Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la n\'e9cessit\'e9 de risquer son propre navire, pour arriver \'e0 conna\'eetre les mouvements de l'ennemi, incombe \'e0 + l'officier qui commande un croiseur. Je vais m\'eame jusqu'\'e0 dire que quand on est capable d'accomplir avec succ\'e8s ces t\'e2ches, on m\'e9rite mieux de son pays que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre O +uessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un r\'e9cif avec la masse de ses os de b\'9cuf. +\par +\par \endash Monsieur, dit le col\'e9rique vieux marin, un officier comme \'e7a ne court pas du moins le risque d'\'eatre pris pour un corsaire. +\par +\par \endash Je suis surpris, capitaine Bulkeley, r\'e9pliqua avec vivacit\'e9 Cochrane, que vous alliez jusqu'\'e0 mettre ensemble les termes de corsaire et d'officier du roi. +\par +\par Les choses tournaient \'e0 l'orage entre ces loups de mer aux t\'eates chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que l'on construisait dans les ports de France. +\par +\par Je prenais grand int\'e9r\'eat \'e0 \'e9couter ces hommes, qui passaient leur vie \'e0 combattre nos voisins, \'e0 en discuter le caract\'e8re et les m\'e9thodes. +\par +\par Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre ha\'efssait alors la France, et par-dessus tout son grand chef. +\par +\par C'\'e9tait plus qu'un simple pr\'e9jug\'e9, qu'une antipathie. +\par +\par C'\'e9tait une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore aujourd'hui vous faire quelque id\'e9e en jetant les yeux sur les journaux et les caricatures de l'\'e9poque. +\par +\par Le mot de Fran\'e7ais n'\'e9tait gu\'e8re prononc\'e9 que pr\'e9c\'e9d\'e9 de l'\'e9pith\'e8te coquin ou canaille. +\par +\par Dans tous les rangs de la soci\'e9t\'e9, dans toutes les parties du pays, ce sentiment \'e9tait le m\'eame. +\par +\par Et les soldats de marine, qui \'e9taient \'e0 bord de nos vaisseaux, menaient \'e0 combattre contre les Fran\'e7ais une f\'e9rocit\'e9 qu'ils n'auraient jamais montr\'e9e, s'il s'\'e9tait agi de Danois, de Hollandais ou d'Espagnols. +\par +\par Si, maintenant que cinquante ans se sont \'e9coul\'e9s, vous me demandez d'o\'f9 venait ce sentiment de virulence \'e0 leur \'e9gard, ce sentiment si \'e9tranger au caract\'e8re anglais avec son laisser-aller et sa tol\'e9rance, + je vous avouerai que, selon moi, c'\'e9tait la crainte. +\par +\par Naturellement, ce n'\'e9tait point une crainte individuelle. Nos d\'e9tracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifi\'e9s de l\'e2ches. C'\'e9tait la crainte de leur \'e9toile, la crainte de leur avenir, la crai +nte de l'homme subtil dont les plans paraissaient toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui avait jet\'e9 \'e0 bas une nation, puis une autre. +\par +\par Notre pays \'e9tait petit et au temps de la guerre, sa population n'\'e9tait gu\'e8re sup\'e9rieure \'e0 la moiti\'e9 de celle de la France. +\par +\par Et alors, la France s'\'e9tait agrandie par des bonds }{\i gig}{antesques. +\par +\par Elle s'\'e9tait avanc\'e9e au nord jusqu'\'e0 la Belgique et \'e0 la Hollande. +\par +\par Elle s'\'e9tait accrue par le sud en Italie. +\par +\par Pendant ce temps, nous \'e9tions affaiblis par la haine profonde qui r\'e9gnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbyt\'e9riens. +\par +\par Le danger \'e9tait imminent, \'e9vident pour l'homme le plus incapable de r\'e9flexion. +\par +\par On ne pouvait se promener le long de la c\'f4te du Kent sans voir les amas de bois amoncel\'e9s pour servir de signaux et avertir le pays du d\'e9barquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les hauteurs du c\'f4t\'e9 + de Boulogne, on voyait son \'e9clat se refl\'e9ter sur les ba\'efonnettes des v\'e9t\'e9rans qui man\'9cuvraient. +\par +\par Rien d'\'e9tonnant \'e0 ce qu'il y eut, au fond du c\'9cur des plus braves, une crainte de la puissance fran\'e7aise, et cette animosit\'e9 a toujours pour r\'e9sultat d'engendrer une haine am\'e8re et pleine de rancune. +\par +\par Alors les marins parl\'e8rent sans bienveillance de leurs r\'e9cents ennemis. +\par +\par Ils les ha\'efssaient sinc\'e8rement et selon l'usage de notre pays, ils disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le c\'9cur. +\par +\par En ce qui concernait les officiers fran\'e7ais, il \'e9tait impossible d'en parler dune fa\'e7on plus chevaleresque, mais quant \'e0 la nation, ils l'avaient en horreur. +\par +\par Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Am\'e9rique, combattu encore pendant ces dix derni\'e8res ann\'e9es, et on e\'fbt dit que le d\'e9sir le plus ardent qu'ils eussent dans le c\'9cur \'e9tait de passer le reste de leur vie \'e0 + combattre encore contre eux. +\par +\par Mais si j'\'e9tais surpris de la violente animosit\'e9 qu'ils t\'e9moignaient \'e0 l'\'e9gard des Fran\'e7ais, je ne l'\'e9tais pas moins de voir \'e0 quel degr\'e9 ils les appr\'e9ciaient. +\par +\par La longue s\'e9rie des victoires anglaises avait fini par obliger les Fran\'e7ais \'e0 s'abriter dans les ports, \'e0 renoncer avec d\'e9sespoir \'e0 la lutte et cela nous avait fait croire \'e0 tous que, pour une raison ou une autre et par la nature m +\'eame des choses, l'Anglais sur mer avait toujours le dessus contre le Fran\'e7ais. +\par +\par Mais ceux qui avaient particip\'e9 \'e0 la lutte n'\'e9taient nullement de cet avis. +\par +\par Ils se r\'e9pandaient en bruyants \'e9loges sur la vaillance de leurs adversaires et ils expliquaient leur d\'e9faite par des raisons pr\'e9cises. +\par +\par Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine fran\'e7aise \'e9taient presque tous des aristocrates, que la R\'e9volution les avait chass\'e9s de leurs vaisseaux et que la face navale \'e9tait tomb\'e9e entre les mains de matelots indisciplin\'e9 +s et de chefs sans comp\'e9tence. +\par +\par Cette flotte mal command\'e9e avait \'e9t\'e9 rudement rejet\'e9e dans les ports par la pouss\'e9e de la flotte anglaise qui avait de bons \'e9quipages bien command\'e9s. +\par +\par Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient \'e0 rien, quand il s'agissait de voiles \'e0 carguer, de bord +\'e9es \'e0 tirer sur un vaisseau de ligne qui se balan\'e7ait sur les vagues de l'Atlantique. +\par +\par Quand une de leurs fr\'e9gates gagnait le large et qu'elle pouvait naviguer librement un couple d'ann\'e9es, alors son \'e9quipage arrivait \'e0 conna\'eetre son affaire et un officier anglais pouvait esp\'e9rer mettre une plume \'e0 + son chapeau, lorsque avec un navire d'\'e9gale force il arrivait \'e0 lui faire amener son pavillon. +\par +\par Telles \'e9taient les opinions de ces officiers exp\'e9riment\'e9s qui les appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la vaillance fran\'e7aise. +\par +\par Ils citaient, entre autres, la fa\'e7on dont l'\'e9quipage de l\rquote }{\i Orient}{ avait employ\'e9 ses canons de gaillard d'arri\'e8re, pendant que, sous leurs pieds, le pont \'e9 +tait en feu et qu'ils savaient qu'ils se battaient sur une soute aux poudres pr\'eate \'e0 sauter. +\par +\par On esp\'e9rait en g\'e9n\'e9ral que l'exp\'e9dition des Indes Occidentales qui avait eu lieu depuis la paix, aurait donn\'e9 \'e0 beaucoup de navires l'exp\'e9rience de l'Oc\'e9an et qu'on pourrait se hasarder \'e0 + les faire sortir du Canal si la guerre venait \'e0 \'e9clater de nouveau. +\par +\par Mais recommencerait-elle\~? +\par +\par Nous avions d\'e9pens\'e9 des sommes fabuleuses et fait des efforts immenses pour faire fl\'e9chir la puissance de Napol\'e9on et l'emp\'eacher de se faire le despote de l'Europe enti\'e8re. +\par +\par Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus\~? +\par +\par Se laisserait-il \'e9pouvanter par le poids effrayant d'une dette qui ferait courber le dos \'e0 bien des g\'e9n\'e9rations futures\~? +\par +\par Pitt \'e9tait l\'e0 et certes, il n'\'e9tait point homme \'e0 laisser la besogne \'e0 moiti\'e9 faite. +\par +\par Soudain, il y eut de l'agitation pr\'e8s de la porte. +\par +\par Parmi les nuages gris de fum\'e9e de tabac, j'entrevis un uniforme bleu et des \'e9paulettes d'or, autour desquels se formait un rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du groupe, se changeait en applaudissements lanc\'e9 +s par de fortes poitrines. +\par +\par Tout le monde se leva pour regarder. +\par +\par On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait. +\par +\par Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient. +\par +\par \endash Qu'est-ce que c'est\~? Qu'est-ce qu'il arrive\~? demandaient une vingtaine de voix. +\par +\par \endash Enlevons-le\~! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussit\'f4t apr\'e8s, je vis le capitaine Troubridge au-dessus des \'e9paules de la foule. +\par +\par Sa figure \'e9tait rouge, comme s'il \'e9tait sous l'influence du vin et il agitait quelque chose qui ressemblait \'e0 une lettre. +\par +\par Les applaudissements se turent peu \'e0 peu et il se fit un tel silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa main. +\par +\par \endash Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles\~! Le contre-amiral Collingwood m'a charg\'e9 de vous les communiquer. L'ambassadeur de France a re\'e7u ses passeports ce soir. Tous les vaisseaux qui figurent \'e0 + l'Annuaire vont recevoir leur commission. L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une autre pour la mer d'Irlande. +\par +\par Il avait sans doute d'autres nouvelles \'e0 donner, mais son auditoire ne voulut pas en entendre davantage. +\par +\par Comme on criait, comme on tr\'e9pignait, quel d\'e9lire\~! +\par +\par Prudes et vieux officiers \'e0 pavillon, graves capitaines d'armes, jeunes lieutenants, tous criaient \'e0 tue-t\'eate comme des \'e9coliers \'e9chapp\'e9s en vacances. +\par +\par On ne songeait plus \'e0 ces cuisants et multiples griefs que j'avais entendu \'e9num\'e9rer. +\par +\par Le mauvais temps \'e9tait pass\'e9. +\par +\par Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'\'e9cume, une fois encore. +\par +\par Les notes du }{\i God Save the King}{ domin\'e8rent majestueusement le bruit confus. +\par +\par J'entendis les antiques vers chant\'e9s d'une fa\'e7on qui faisait oublier leurs mauvaises rimes et leur banalit\'e9. +\par +\par J'esp\'e8re que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des larmes sur les joues rid\'e9es, avec des sanglots dans des voix d'hommes \'e9nergiques. +\par +\par Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais vus quand la cro\'fbte de lave est bris\'e9e et que, pendant un instant, la flamme ardente et durable du Nord appara\'eet \'e0 d\'e9couvert. +\par +\par C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire qu'elle soit \'e9teinte. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889126}XIII \endash LORD NELSON{\*\bkmkend _Toc89889126} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon p\'e8re devait avoir lieu \'e0 une heure matinale, et il tenait d'autant plus \'e0 \'eatre exact qu'il savait combien les all\'e9es et venues de l'amiral seraient modifi\'e9 +es par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir. +\par +\par Je venais \'e0 peine de d\'e9jeuner et mon oncle n'avait pas sonn\'e9 pour son chocolat, quand mon p\'e8re vint me prendre \'e0 Jermyn Street. +\par +\par Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous trouv\'e2mes devant le grand b\'e2timent de briques d\'e9teintes qui servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le quartier g\'e9n\'e9 +ral de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le faisaient venir de Merton. +\par +\par Un valet de pied r\'e9pondit \'e0 notre coup de marteau et nous introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures de nuance triste. +\par +\par Mon p\'e8re fit passer son nom et nous nous ass\'eemes, jetant les yeux sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, sur un tableau qui repr\'e9sentait le V\'e9suve et la baie de Naples et qui \'e9tait accroch\'e9 + au-dessus du clavecin. +\par +\par Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui \'e9tait sur la chemin\'e9e\~; et de temps \'e0 autre, au milieu du bruit des voitures de louage, il nous arrivait de bruyants \'e9clats de rire de je ne sais quelle autre pi\'e8ce. +\par +\par Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon p\'e8re et moi nous nous lev\'e2mes, nous attendant \'e0 nous trouver en pr\'e9sence du plus grand des Anglais. Mais ce fut une personne bien diff\'e9rente qui entra. +\par +\par C'\'e9tait une dame de haute taille et qui me parut extr\'eamement belle, bien que peut-\'eatre un critique plus exp\'e9riment\'e9 et plus difficile e\'fbt trouv\'e9 que son charme appartenait plut\'f4t aux temps pass\'e9 qu'au pr\'e9sent. +\par +\par Son corps de reine pr\'e9sentait des lignes grandes et nobles, tandis que sa figure qui commen\'e7ait \'e0 s'emp\'e2ter, \'e0 devenir grossi\'e8re, \'e9tait encore remarquable par l\rquote \'e9clat du teint, la beaut\'e9 + de grands yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se frisait sur un front blanc et bas. +\par +\par Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant \'e0 son entr\'e9e majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en jetant un coup d'\'9cil sur mon p\'e8re, je me rappelai alors la reine des P\'e9ruviens, + qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous excitait le petit Jim et moi \'e0 nous r\'e9volter. +\par +\par \endash Lieutenant Anson Stone\~? demandait-elle. +\par +\par \endash Oui, belle, dame, r\'e9pondit mon p\'e8re. +\par +\par \endash Ah\~! s'\'e9cria-t-elle en sursautant d'une fa\'e7on affect\'e9e, avec exag\'e9ration. Alors, vous me connaissez\~? +\par +\par \endash J'ai vu Votre Seigneurie \'e0 Naples. +\par +\par \endash Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William\~? Mon pauvre Sir William\~! +\par +\par Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle \'e9tait en complet costume de deuil. +\par +\par \endash J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait \'e9prouv\'e9e Votre Seigneurie, dit mon p\'e8re. +\par +\par \endash Nous sommes morts ensemble, s'\'e9cria-t-elle. Que peut \'eatre d\'e9sormais mon existence, sinon une mort lentement prolong\'e9e\~? +\par +\par Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le fr\'e9missement le plus douloureux, mais je ne pus m'emp\'eacher de reconna\'eetre qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lan\'e7 +ait de petites \'9cillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir \'e0 se voir admirer, f\'fbt-ce par un individu aussi insignifiant que moi. +\par +\par Mon p\'e8re, en son rude langage de marin, t\'e2chait de balbutier quelques banales paroles de condol\'e9ances, mais ses yeux se d\'e9tournaient de cette figure rev\'eache, h\'e2l\'e9e, pour \'e9pier quel effet elle avait produit sur moi. +\par +\par \endash Voici son portrait, \'e0 cet ange tut\'e9laire de cette demeure, s'\'e9cria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un portrait suspendu au mur et repr\'e9sentant un gentleman \'e0 la figure tr\'e8s maigre, au nez pro\'e9 +minent et qui avait plusieurs d\'e9corations \'e0 son habit. +\par +\par \'ab\~Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous \'eates venus voir Lord Nelson. Il m'a charg\'e9 +e de vous dire qu'il serait ici dans un instant. Vous avez sans doute appris que les hostilit\'e9s vont reprendre\~? +\par +\par \endash Nous avons appris cette nouvelle hier soir. +\par \endash Lord Nelson a re\'e7u l'ordre de prendre le commandement de la flotte de la M\'e9diterran\'e9e. +\par +\par \endash Vous pouvez croire qu'en un tel moment\'85 Mais n'est-ce pas le pas de Sa Seigneurie que j'entends\~? +\par +\par Mon attention \'e9tait si absorb\'e9e par les singuli\'e8res fa\'e7ons de la dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la pi\'e8ce. +\par +\par Lorsque je me retournai, il \'e9tait tout pr\'e8s \'e0 c\'f4t\'e9 de moi. +\par +\par C'\'e9tait un petit homme brun \'e0 la tournure svelte et \'e9lanc\'e9e d'un adolescent. +\par +\par Il n'\'e9tait point en uniforme. +\par +\par Il portait un habit brun \'e0 haut collet, dont la manche droite et vide, pendait \'e0 son c\'f4t\'e9. +\par +\par L'expression de sa figure \'e9tait, je m'en souviens bien, extr\'eamement triste et douce, avec les rides profondes qui d\'e9celaient les luttes de son \'e2me impatiente, ardente. +\par +\par Un de ses yeux avait \'e9t\'e9 crev\'e9 et ab\'eem\'e9 par une blessure, mais l'autre se portait de mon p\'e8re \'e0 moi avec autant de vivacit\'e9 que de p\'e9n\'e9tration. +\par +\par \'c0 vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle pose de sa t\'eate, tout en lui indiquait l'\'e9 +nergie, la promptitude, en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, il me rappela un terrier de bonne race, bien dress\'e9 au combat, doux et leste, mais vif et pr\'eat \'e0 tout ce que le hasard pourrait mettre sur sa voie. +\par +\par \endash Eh bien\~! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en tendant sa main gauche \'e0 mon p\'e8re, je suis fort content de vous voir. Londres est plein de marins de la M\'e9diterran\'e9 +e, mais je compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier d'entre vous sur la terre ferme. +\par +\par \endash Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider \'e0 avoir un vaisseau. +\par +\par \endash Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole \'e0 l'Amiraut\'e9. J'aurai besoin d'avoir derri\'e8re moi tous les anciens du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de premi\'e8 +re ligne, mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je puis vous assurer qu'on est \'e0 m\'eame de faire bien des choses avec un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon \'e9quipage et qui est bien b\'e2ti. + +\par +\par \endash Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de l\rquote }{\i Agamemnon}{\~? s'\'e9cria Lady Hamilton. +\par +\par Et en m\'eame temps, elle se mit \'e0 parler de l'amiral et de ses exploits en termes d'une exag\'e9ration \'e9logieuse, avec une telle averse de compliments et d\rquote \'e9pith\'e8tes, que mon p\'e8re et moi nous ne savions quelle figure faire. +\par +\par Nous nous sentions humili\'e9s et chagrins de la pr\'e9sence d'un homme qui \'e9tait forc\'e9 d'entendre dire devant lui de telles choses. +\par +\par Mais, apr\'e8s avoir risqu\'e9 un coup d'\'9cil sur Lord Nelson, je m'aper\'e7us \'e0 ma grande surprise que, bien loin de t\'e9moigner de l'embarras, il souriait, il avait l'air enchant\'e9 comme si cette grossi\'e8re flatterie de la dame \'e9 +tait pour lui la chose la plus pr\'e9cieuse du monde. +\par +\par \endash Allons, allons, ma ch\'e8re dame, vos \'e9loges\~surpassent de beaucoup mes m\'e9rites\'85 +\par +\par Ces mots l'encourageant, elle se lan\'e7a dans une apostrophe th\'e9\'e2trale au favori de la Grande-Bretagne, au fils a\'een\'e9 de Neptune, et il s'y soumit en manifestant la m\'eame gratitude, le m\'eame plaisir. +\par +\par Qu'un homme du monde, \'e2g\'e9 de quarante-cinq ans, p\'e9n\'e9trant, honn\'eate, au fait du man\'e8ge des cours, se laiss\'e2t entortiller par des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stup\'e9 +fait, comme le furent tous ceux qui le connaissaient. +\par +\par Mais vous qui avez beaucoup v\'e9cu, vous n'avez pas besoin qu'on vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus \'e9nergique, la plus noble, \'e0 + quelque faiblesse unique, inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache noire appara\'eet d'une mani\'e8re plus choquante sur le drap le plus blanc. +\par +\par \endash Vous \'eates un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, quand Sa Seigneurie fut arriv\'e9e au bout de son pan\'e9gyrique. Vous \'eates un marin de la vieille \'e9cole. +\par +\par Il arpenta la pi\'e8ce \'e0 petits pas impatients tout en parlant et en pivotant de temps \'e0 autre sur un talon, comme si quelque barri\'e8re invisible l'avait arr\'eat\'e9. +\par +\par \endash Nous commen\'e7ons \'e0 devenir trop beaux pour notre besogne avec ces inventions d'\'e9paulettes, d'insignes de gaillard d\rquote arri\'e8re. Au temps o\'f9 j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant faire les liures et le gr\'e9 +ement de son beaupr\'e9, ayant parfois un \'e9pissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple \'e0 ses hommes. Aujourd'hui, c'est tout juste, s\rquote il veut bien porter son sextant jusqu'\'e0 l'\'e9coutille. Quand serez-vous pr\'eat \'e0 embarquer, Stone +\~? +\par +\par \endash Ce soir, Mylord. +\par +\par \endash Bien, Stone, bien. Voil\'e0 le v\'e9ritable esprit. On double la besogne \'e0 chaque mar\'e9e sur les chantiers, mais je ne sais quand les vaisseaux seront pr\'eats. J'arbore mon pavillon sur la }{\i Victoire}{ mercredi, et nous mettons \'e0 + la voile aussit\'f4t. +\par +\par \endash Non, non, pas si t\'f4t, il ne pourra pas \'eatre pr\'eat \'e0 prendre la mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant. +\par +\par \endash Il faut qu'il soit pr\'eat et il le sera, s'\'e9cria Nelson avec une v\'e9h\'e9mence extraordinaire. Par le ciel, quand m\'eame le diable serait \'e0 la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins peuvent bien faire en m +on absence\~? La t\'eate me tourne \'e0 la pens\'e9e des diableries qu'ils projettent peut-\'eatre. En cet instant m\'eame, ch\'e8re dame, la reine, notre reine, s'\'e9carquille peut-\'ea +tre les yeux pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson. +\par +\par Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine Charlotte, je ne comprenais rien \'e0 ses paroles, mais mon p\'e8re me dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'\'e9taient pris d'une affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'\'e9 +taient les int\'e9r\'eats de ce petit royaume qui lui tenaient si fort \'e0 c\'9cur. +\par +\par Peut-\'eatre mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson sur moi, car il suspendit tout \'e0 coup sa promenade \'e0 l'allure de gaillard d'arri\'e8re et me toisa des pieds \'e0 la t\'eate, d'un air s\'e9v\'e8re. +\par \endash Eh bien\~! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec. +\par +\par \endash C'est mon fils unique, Sir, dit mon p\'e8re. Mon d\'e9sir est qu'il entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car voici bien des g\'e9n\'e9rations que nous sommes officiers du roi. +\par +\par \endash Ainsi donc, vous tenez \'e0 venir vous faire rompre les os, s'\'e9cria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de m\'e9contentement les beaux habits qui avaient \'e9t\'e9 si longuement discut\'e9s entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez +\'e0 quitter ce grand habit pour une jaquette de toile cir\'e9e, si vous servez sous mes ordres. +\par +\par Je fus si embarrass\'e9 par la brusquerie de son langage, que je pus \'e0 peine r\'e9pondre en balbutiant que j'esp\'e9rais faire mon devoir. +\par +\par Alors, sa bouche s\'e9v\'e8re se d\'e9tendit en un sourire plein de bienveillance, et bient\'f4t, il posa sur mon \'e9paule sa petite main brune. +\par +\par \endash Je crois pouvoir dire que vous marcherez tr\'e8s bien. Je vois que vous \'eates de bonne \'e9toffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le service de Sa Majest\'e9. + C'est une profession p\'e9nible. Vous entendez parler du petit nombre qui r\'e9ussit, mais que savez-vous de centaines d'autres qui n'arrivent pas \'e0 faire leur chemin\~? Voyez combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui \'e9taient avec moi \'e0 + l'exp\'e9dition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une seule nuit. J'ai pris part \'e0 cent quatre-vingts engagements, et comme vous voyez, j'ai perdu un \'9cil et un bras sans compter d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer +\'e0 travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je me rappelle plus d'un honn\'eate homme qui me valait et qui n'a point perc\'e9. +\par +\par \'ab\~Oui, reprit-il, comme la dame se r\'e9pandait en protestations loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont devenus la proie des r +equins et des crabes de terre. Mais c'est un marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et nos existences \'e0 tous sont dans la main de celui qui conna\'eet parfaitement l'heure o\'f9 il nous la redemandera. +\par +\par Pendant un instant, le s\'e9rieux de son regard, le ton religieux de sa voix nous firent entrevoir peut-\'eatre les profondeurs du vrai Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme qui fit surgir de cette r\'e9gion, les C\'f4 +tes de fer, ceux qui devaient fa\'e7onner le c\'9cur de l'Angleterre et les P\'e8res P\'e8lerins qui devaient le propager au dehors. +\par +\par C'\'e9tait l\'e0 le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu s'appesantir sur les Fran\'e7ais et qui s'agenouillait dans la cabine de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur la ligue ennemie. +\par +\par Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre pourquoi il \'e9tait si aim\'e9 de tous ceux qui servirent sous lui. +\par +\par En effet, bien qu'il e\'fbt la duret\'e9 du fer quand il s'agissait de naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait une facult\'e9 qui manque \'e0 l'Anglais, cette \'e9motion affectueuse qui s'exprimait par des larmes, lorsqu'il \'e9 +tait touch\'e9, et par des mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il demanda \'e0 son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait mourant, dans le poste de la }{\i Victoire}{. +\par +\par Mon p\'e8re s'\'e9tait lev\'e9 pour partir, mais l'amiral, avec cette bienveillance qu'il t\'e9moigna toujours \'e0 la jeunesse, et qui avait \'e9t\'e9 un instant glac\'e9e par l'inopportune splendeur de mes habits, continua \'e0 + se promener devant nous, en jetant des phrases br\'e8ves et substantielles pour m'encourager et me conseiller. +\par +\par \endash C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauff\'e9s au rouge, qui ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans la M\'e9diterran\'e9 +e et nous les retrouverons. Quelle troupe fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en d\'e9signer un pour une t\'e2che difficile, je r\'e9pondais \'e0 l'amiraut\'e9 de prendre le premier venu, car le m\'ea +me esprit les animait tous. Si nous avions pris dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais d\'e9clar\'e9 notre t\'e2che bien remplie, tant que le vingti\'e8me aurait navigu\'e9 sur les mers. Vous savez ce qu\rquote il en \'e9 +tait chez nous, Stone. Vous avez pass\'e9 trop de temps sur la M\'e9diterran\'e9e, pour que j'aie besoin de vous en dire quoi que ce soit. +\par +\par \endash J'esp\'e8re \'eatre sous vos ordres, Mylord, dit mon p\'e8re, la prochaine fois que nous les rencontrerons. +\par +\par \endash Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel\~! je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donn\'e9 une secousse. Ce coquin de Bonaparte pr\'e9tend nous abaisser. Qu'il essaie et que Dieu favorise la bonne cause\~! + +\par +\par Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire. +\par +\par Voyant mes yeux fix\'e9s sur lui, il sourit et se tourna vers mon p\'e8re. +\par +\par \endash Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la flotte \'e0 ce propos\~? +\par +\par \endash Que c'\'e9tait un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se mettre en travers de votre \'e9cubier. +\par +\par \endash Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre \'e9tincelle de l'ardeur que j'ai mise \'e0 + servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, vous vous souviendrez que le conseil que je donne \'e0 un officier, c'est qu'il ne fasse rien \'e0 moiti\'e9 +, par demi mesures. Mettez votre enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre faute, le pays vous confiera un autre enjeu de m\'eame valeur. Ne vous pr\'e9occupez pas de man\'9cuvres. Foin des man\'9cuvres\~ +! La seule dont vous ayez besoin, consiste \'e0 vous mettre bord \'e0 bord avec l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. N'ayez jamais une arri\'e8re pens\'e9 +e pour vos aises, pour votre propre vie, car votre vie ne vous appartient plus \'e0 partir du jour o\'f9 vous avez endoss\'e9 l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il faut la d\'e9 +penser sans compter pour peu que le pays en retire le moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone\~? +\par +\par \endash Est, sud-est, dit mon p\'e8re sans h\'e9sitation. +\par +\par \endash Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, quoique pour ma part, j'eusse pr\'e9f\'e9r\'e9 t\'e2cher de les attirer au large. +\par +\par \endash C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon p\'e8re. +\par +\par \endash Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas \'e9tonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant Toulon, Stone, alors que nous n'avions \'e0 + bord ni poudre, ni b\'9cuf, ni vin, ni porc, ni farine, pas m\'eame des c\'e2bles, de la toile et du filin de r\'e9serve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas \'e0 + voir le premier Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand m\'eame nous n'avons pas l\'e2ch\'e9 prise. N\'e9anmoins, je crains que l\'e0-bas, nous n'ayons pas fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on illumine les fen\'eatres +\'e0 la nouvelle d'une grande bataille, mais on ne comprend pas qu'il nous serait plus ais\'e9 de recommencer six fois +la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une bataille corps \'e0 corps. +\par +\par \endash Puiss\'e9-je \'eatre avec vous, mylord\~! dit gravement mon p\'e8re. Mais nous vous avons d\'e9j\'e0 pris trop de temps et je n'ai plus qu'\'e0 vous remercier de votre bont\'e9 et \'e0 vous offrir tous mes souhaits. +\par +\par \endash Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant ses yeux sur moi, vous avez \'e9t\'e9 mieux partag\'e9 + pour la r\'e9partition des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais je n'ai song\'e9, jamais je n'ai pu songer \'e0 gagner de l'argent. +\par +\par Mon p\'e8re expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis \'e9tait mon oncle, qu'il s'\'e9tait charg\'e9 de moi et que je demeurais chez lui. +\par +\par \endash Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guin\'e9es et des protections, on peut passer par-dessus la t\'eate des vieux officiers de marine, f\'fb +t-on incapable de distinguer la poupe d'avec la cuisine, ou une caronade d'avec une pi\'e8ce longue de neuf. N\'e9anmoins\'85 Mais que diable se passe-t-il\~? +\par +\par Le valet de pied s'\'e9tait pr\'e9cipit\'e9 soudain dans la chambre, mais il s'arr\'eata devant le regard de col\'e8re que lui lan\'e7a l'amiral. +\par +\par \endash Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous d\'e8s que cela arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. +\par \endash Par le ciel\~! Ce sont mes ordres, s'\'e9cria Nelson en la saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en rompre les cachets avec la main qui lui restait. +\par +\par Lady Hamilton accourut \'e0 son aide, mais elle eut \'e0 peine jet\'e9 les yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri per\'e7ant, porta la main \'e0 ses yeux et se laissa choir \'e9vanouie. +\par +\par Mais je ne pus m'emp\'eacher de reconna\'eetre qu'elle se laissa choir fort habilement et que, malgr\'e9 la perte de ses sens, elle eut la bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume et de prendre une attitude classique et gracieuse. + +\par +\par Quant \'e0 lui, l'honn\'eate marin, il \'e9tait si incapable de supercherie et d'affectation, qu'il ne les soup\'e7onnait point chez autrui, aussi courut-il tout affol\'e9 \'e0 la sonnette, pour r\'e9clamer \'e0 grands cris domestiques, m\'e9 +decin, sels, en jetant des mots incoh\'e9rents dans sa douleur, se r\'e9pandant en paroles si passionn\'e9es, si \'e9mues, que mon p\'e8re jugea plus discret de me tirer par la manche, comme pour m'avertir qu'il nous fallait sortir \'e0 la d\'e9rob\'e9e. + +\par +\par Nous le laiss\'e2mes donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la t\'eate tant il \'e9tait \'e9mu de piti\'e9 pour cette femme superficielle qui n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le chasse-roues, dans Piccadilly, l'at +tendait la haute berline noire pr\'eate \'e0 l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir \'e0 poursuivre la flotte fran\'e7aise sur un parcours de sept mille milles a travers l'Oc\'e9an, \'e0 la rencontrer enfin et \'e0 la vaincre. +\par +\par Cette victoire devait limiter aux conqu\'eates continentales l'ambition de Napol\'e9on, mais elle co\'fbterait \'e0 notre grand marin la vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son existence, comme je souhaiterais qu'il vous adv\'eent \'e0 + tous. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889127}XIV \endash SUR LA ROUTE{\*\bkmkend _Toc89889127} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par D\'e9j\'e0 approchait le jour de la grande bataille. +\par +\par La guerre sur le point d'\'e9clater et Napol\'e9on qui devenait de plus en plus mena\'e7ant n'\'e9taient que des objets de second ordre pour tous les sportsmen et en ce temps-l\'e0 les sportsmen formaient bien la moiti\'e9 de la population. +\par +\par Dans le club patricien, dans la taverne pl\'e9b\'e9ienne, dans le caf\'e9 que fr\'e9quentait le n\'e9gociant, dans la caserne du soldat, \'e0 Londres et dans les provinces, la m\'eame question passionnait toute la nation. +\par +\par Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des d\'e9tails sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui \'e9tait retourn\'e9 dans son pays natal pour s'entra\'eener et qu'on savait \'eatre sous la direction imm\'e9 +diate du capitaine Barclay, l'expert. +\par +\par D'un autre c\'f4t\'e9, bien que mon oncle n'e\'fbt pas encore d\'e9sign\'e9 son champion, personne dans le public ne doutait que ce ne f\'fbt Jim, et les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance lui valurent bon nombre de parieurs. + +\par +\par Toutefois, la c\'f4te \'e9tait en faveur de Wilson et les gens de l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu\rquote \'e0 Londres l'opinion \'e9tait partag\'e9e. +\par +\par Deux jours avant le combat, on donnait Wilson \'e0 trois contre deux, dans tous les clubs du West End. +\par +\par J'\'e9tais all\'e9 deux fois voir Jim \'e0 Crawley, dans l'h\'f4tel o\'f9 il \'e9tait install\'e9 pour son entra\'eenement et je l'y trouvai soumis au s\'e9v\'e8re r\'e9gime en usage. +\par Depuis la pointe du jour jusqu'\'e0 la tomb\'e9e de la nuit, il courait, sautait, frappait sur une vessie suspendue \'e0 une barre ou s'exer\'e7ait contre son formidable entra\'eeneur. +\par +\par Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de sant\'e9 d\'e9bordante. +\par +\par Il avait une telle confiance dans le succ\'e8s que mes appr\'e9hensions s'\'e9vanouirent \'e0 la vue de sa vaillante attitude et quand j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille. +\par +\par \endash Mais je m'\'e9tonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voil\'e0 devenu boxeur, et \'e0 la solde de votre oncle, tandis que vous \'eates \'e0 la ville et pass\'e9 + Corinthien. Si vous n'aviez pas \'e9t\'e9 le meilleur, le plus sinc\'e8re petit gentleman du monde, c'est vous qui auriez \'e9t\'e9 mon patron d'ici peu de temps au lieu d'\'eatre mon ami. +\par +\par En contemplant ce superbe gaillard \'e0 la figure distingu\'e9e, aux traits fins, en pensant \'e0 ses belles qualit\'e9s, aux impulsions g\'e9n\'e9reuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il regard\'e2t mon amiti\'e9 + comme une marque de condescendance, que je ne pus retenir un bruyant \'e9clat de rire. +\par +\par \endash Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense\~? +\par +\par Cette question \'e9tait une colle. +\par +\par Je dus me borner \'e0 r\'e9pondre d'un ton mal assur\'e9 que, si redevable que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et qu'assur\'e9ment j'\'e9tais assez grand pour choisir mes amis. +\par +\par Les doutes de Jim \'e9taient fond\'e9s jusqu'\'e0 un certain point. Mon oncle s'opposait tr\'e8s nettement \'e0 ce qu'il y e\'fbt entre nous la moindre intimit\'e9. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres choses \'e0 d\'e9 +sapprouver dans ma conduite, celle-l\'e0 perdait de son importance. +\par +\par Je crains de lui avoir caus\'e9 bien des d\'e9sappointements. +\par +\par Je n'avais invent\'e9 aucune excentricit\'e9, bien qu'il e\'fbt eu la bont\'e9 de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais \'e0 \'ab\~sortir de l'orni\'e8re\~\'bb, selon son expression, et \'e0 m'imposer \'e0 l'attention du monde \'e9 +trange au milieu duquel il vivait. +\par +\par \endash Vous \'eates un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet\~? Un petit tour de force dans ce genre, serait extr\'eamement go +\'fbt\'e9. Il y avait un capitaine des gardes qui est arriv\'e9 \'e0 se faire un grand succ\'e8s dans la soci\'e9t\'e9 en pariant une petite somme qu'il le ferait. Madame Li\'e9ven, qui est extr\'eamement exigeante, l'invitait fr\'e9quemment \'e0 ses soir +\'e9es rien que pour qu'il p\'fbt s'exhiber. +\par +\par Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit. +\par +\par \endash Vous \'eates tout de m\'eame un peu difficile, dit-il en haussant les \'e9paules. \'c9tant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position en continuant ma r\'e9putation de go\'fbt d\'e9licat. Si vous aviez d\'e9clar\'e9 + la guerre au mauvais go\'fbt, le monde de la }{\i fashion}{ se serait empress\'e9 de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre concurrence \'e0 la + position que vise ce jeune parvenu de Brummel. Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous \'eates incapable d'attention pour les moindres d\'e9tails. Regardez vos souliers\~! Et encore votre cravate\~! et enfin votre cha\'eene de montre\~ +! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai laiss\'e9 voir trois, mais c'\'e9tait aller trop loin et en ce moment, je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, mais je ne vous crois pas destin\'e9 \'e0 + atteindre la situation sur laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent. +\par +\par \endash Je suis d\'e9sol\'e9 de vous avoir caus\'e9 ces d\'e9sillusions, monsieur, dis-je. +\par +\par \endash Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous \'eates pas trouv\'e9 plus t\'f4t sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous modeler de fa\'e7on \'e0 satisfaire m\'eame mes propres aspirations. J'avais un fr\'e8 +re cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de mon mieux pour lui, mais il pr\'e9tendait mettre des cordons \'e0 ses souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre gar\'e7 +on a fini par se jeter dans les livres et il a v\'e9cu et il est mort cur\'e9 de village. C'\'e9tait un brave homme, mais d'une banalit\'e9\'85 et il n'y a pas place dans la soci\'e9t\'e9 pour les gens d\'e9pourvus de relief. +\par +\par \endash Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, dis-je. Mais mon p\'e8re a le plus grand espoir que Lord Nelson me trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four \'e0 + la ville, je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bont\'e9s que vous m'avez t\'e9moign\'e9es en vous chargeant de moi et j'esp\'e8re que, si je re\'e7ois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur. +\par +\par \endash Il pourrait bien arriver que vous parveniez \'e0 la hauteur que je m'\'e9tais assign\'e9e pour vous, mais que vous y parveniez par un autre chemin, dit mon oncle. Il y a \'e0 + la ville des hommes, tels que Lord Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les soci\'e9t\'e9s les plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation que leurs services dans la marine. +\par +\par Ce fut dans l'apr\'e8s-midi du jour qui pr\'e9c\'e9dait le combat, qu'eut lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet sanctuaire de sa maison de Jermyn Street. +\par +\par Il \'e9tait v\'eatu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, qu'il portait ordinairement pour aller \'e0 son club, et il avait le pied pos\'e9 sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le traitait pour un commencement de goutte. +\par +\par \'c9tait-ce l'effet de la souffrance, \'e9tait-ce peut-\'eatre celui du d\'e9sappointement que lui avait caus\'e9 mon avenir, mais ses fa\'e7ons avec moi \'e9taient plus s\'e8 +ches que d'ordinaire et il y avait, je le crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de mes d\'e9fauts. +\par +\par Quant \'e0 moi, cette explication me fut un soulagement, car mon p\'e8re \'e9tait parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur l'esprit \'e9tait l'id\'e9e de la peine que j'aurais +\'e0 quitter mon oncle sans d\'e9truire les plans qu'il avait form\'e9s \'e0 mon sujet. +\par +\par J\rquote avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle j'\'e9tais si peu fait, j'\'e9tais pareillement exc\'e9d\'e9 de ces propos \'e9go\'efstes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits-ma\'eetres qui pr\'e9 +tendaient se faire regarder comme le centre de l'univers. +\par +\par Peut-\'eatre le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes l\'e8vres quand je l'entendis parler de la surprise d\'e9daigneuse qu'il avait \'e9prouv\'e9e, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les hommes qui avaient sauv\'e9 le pays de l'an +\'e9antissement. +\par +\par \endash \'c0 propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons \'e0 Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir Lothian Hume et son champion sont \'e0 + Reigate. J'ai retenu des lits pour nous deux \'e0 l'h\'f4tel Georges. \'c0 ce que l'on me dit, l'affluence d\'e9passera tout ce que l'on a vu jusqu'\'e0 ce jour. L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours d\'e9sagr\'e9able, mais, que voulez-vous +\~? L'autre jour, au club Berkeley, Craven disait qu'il n'y avait pas un lit disponible \'e0 vingt milles autour de Crawley et qu'on faisait payer trois guin\'e9es par nuit. J'esp\'e8re que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera \'e0 + la hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'\'e9vent plus que je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage \'e0 fond, car il a fait chez Limmer un pari suppl\'e9mentaire de cinq mille contre trois mille sur Wilson. D'apr\'e8 +s ce que je sais de l'\'e9tat de ses affaires, il sera s\'e9rieusement entam\'e9 si nous l'emportons\'85 Eh bien, Lorimer\~? +\par +\par \endash Une personne qui d\'e9sire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau valet. +\par +\par \endash Vous savez que je ne re\'e7ois personne jusqu'\'e0 ce que ma toilette soit achev\'e9e. +\par +\par \endash Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfonc\'e9 la porte. +\par +\par \endash Enfonc\'e9 la porte\~? Que voulez-vous dire, Lorimer\~? Pourquoi ne l'avez-vous pas mis dehors\~? +\par +\par Un sourire passa sur la figure du domestique. +\par +\par Au m\'eame instant, on entendit dans le corridor une voix de basse profonde. +\par +\par \endash Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon gar\'e7on. Autrement, ce sera tant pis pour vous. +\par +\par Il me sembla que j'avais d\'e9j\'e0 entendu cette voix, mais lorsque par-dessus l'\'e9paule du domestique j'entrevis une large face charnue, bovine, avec un nez aplati \'e0 la Michel-Ange au centre, je reconnus aussit\'f4t l'homme que +j'avais eu pour voisin au souper. +\par +\par \endash C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. +\par \endash Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa volumineuse personne dans la pi\'e8ce. C'est Bill War, le tenancier du cabaret }{\i \'e0 la Tonne}{ dans Jermyn Street et l'homme le mieux c\'f4t\'e9 + pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, \'e7a me pousse si vite, que j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, monsieur, j'en ai attrap\'e9 + assez pour faire un champion des petits poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine \'e0 croire en me voyant que, m\'eame apr\'e8s m'\'eatre battu avec Mendoza, j'\'e9 +tais capable de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui entoure le ring, avec l'agilit\'e9 d'un petit cabri, mais, maintenant, si je lan\'e7ais mon castor dans le ring, je n'arriverais jamais \'e0 le ravoir, \'e0 + moins que le vent ne l'en fasse sortir, car le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour le rattraper. Je vous pr\'e9sente mes respects, jeune homme, et j'esp\'e8re que vous \'eates en bonne sant\'e9. +\par +\par Une expression de vive contrari\'e9t\'e9 avait paru sur la figure de mon oncle, en voyant envahir ainsi son s\'e9jour intime. Mais c'\'e9tait une des n\'e9cessit\'e9s de sa situation de rester en bons termes avec les profess +ionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire l'amenait. +\par +\par Pour toute r\'e9ponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un regard significatif. +\par +\par \endash C'est chose importante, Sir Charles, et \'e7a doit rester entre vous et moi. +\par +\par \endash Vous pouvez sortir, Lorimer\'85 \'c0 pr\'e9sent, War, de quoi s'agit-il\~? +\par +\par Le boxeur s'assit fort tranquillement \'e0 cheval sur une chaise, en posant ses bras sur le dossier. +\par +\par \endash J\rquote ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. +\par \endash Eh bien\~! Qu'est-ce que c'est\~? s'\'e9cria mon oncle avec impatience. +\par +\par \endash Des renseignements de valeur. +\par +\par \endash Allons, expliquez-vous. +\par +\par \endash Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pin\'e7ant les l\'e8vres. +\par +\par \endash Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez. +\par +\par Le boxeur eut un sourire affirmatif. +\par +\par \endash Oui, mais je n'ach\'e8te rien de confiance. Vous me connaissez assez pour ne pas jouer ce jeu-l\'e0 avec moi. +\par +\par \endash Je vous connais pour ce que vous \'eates, Sir Charles, c'est-\'e0-dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez-vous, si je me servais de \'e7a contre vous, \'e7a me mettrait des centaines de livres dans la poche. Mais mon c\'9c +ur ne le souffrira pas. Bill War a toujours \'e9t\'e9 pour le bon sport et le franc jeu. Si je m'en sers pour vous, j'esp\'e8re que vous ferez en sorte que je n'y perde pas. +\par +\par \endash Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour vous. +\par +\par \endash On ne saurait parler plus franchement que \'e7a. Nous nous en contenterons, patron, et vous vous montrerez g\'e9n\'e9reux comme vous avez toujours pass\'e9 pour l'\'ea +tre. Eh bien, notre homme, Jim Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, sur la dune de Crawley pour un enjeu. +\par \endash Eh bien, apr\'e8s\~? +\par +\par \endash Conna\'eetriez-vous par hasard quelle \'e9tait la cote hier\~? +\par +\par \endash Elle \'e9tait \'e0 trois contre deux sur Wilson. +\par +\par \endash C'est \'e7a m\'eame, patron. Trois contre deux, voil\'e0 ce qui a \'e9t\'e9 offert dans le salon de mon bar. Savez vous o\'f9 en est la cote aujourd'hui\~? +\par +\par \endash Je ne suis pas encore sorti. +\par +\par \endash Eh bien\~! je vais vous le dire, elle est \'e0 sept contre un sur votre homme. +\par +\par \endash Vous dites\~? +\par +\par \endash Sept contre un, patron, pas moins. +\par +\par \endash Vous dites des b\'eatises, War. Comment peut-il se faire que la cote ait pass\'e9 de trois contre deux \'e0 sept contre un\~? +\par +\par \endash Je suis all\'e9 chez Tom Owen, je suis all\'e9 au }{\i Trou dans le Mur}{, je suis all\'e9 \'e0 }{\i La Voiture et les Chevaux}{, et vous pouvez miser \'e0 + sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la m\'eame proportion qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'\'e0 Stepney. + +\par +\par L\rquote expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit que l'affaire \'e9tait vraiment s\'e9rieuse pour lui. Puis il haussa les \'e9paules avec un sourire d'incr\'e9dulit\'e9. +\par +\par \endash Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu\~? +\par +\par \endash Il allait tr\'e8s bien, hier, monsieur. +\par +\par \endash S'il \'e9tait arriv\'e9 quelque chose de f\'e2cheux, j'en aurais \'e9t\'e9 inform\'e9. +\par +\par \endash Mais peut-\'eatre qu'il ne lui est rien arriv\'e9 de f\'e2cheux }{\i pour le moment}{, dit War. +\par +\par \endash Que voulez-vous dire\~? +\par +\par \endash Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks\~? Vous savez que c'est un homme qui ne doit gu\'e8re inspirer de confiance en tout temps et qu'il en veut \'e0 votre homme, parce qu'il a \'e9t\'e9 + battu par lui dans le hangar aux voitures. +\par +\par \'ab\~Bon\~! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escort\'e9 des trois plus fieff\'e9s coquins qu'il y ait \'e0 Londres. Ces trois-l\'e0, c'\'e9taient Ike-le-Rouge, celui qui a \'e9t\'e9 exclu du ring pour avoir trich\'e9 avec +Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait sa m\'e8re pour une pi\'e8ce de sept shillings\~; le troisi\'e8me \'e9tait Chris Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du c\'f4t\'e9 + de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre types de beaut\'e9, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient en tenir, except\'e9 Chris, un lapin trop malin pour se griser quand il y a une affaire en train. De mon c\'f4t\'e9 +, je les fais entrer au salon. +\par +\par \'ab\~Ce n\rquote \'e9tait pas que la chose en val\'fbt la peine, mais je craignais qu'ils ne commencent \'e0 chercher noise \'e0 mes clients et je ne voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant devant le comptoir. Je leur sers \'e0 + boire et je reste avec eux, rien que pour les emp\'eacher de mettre la main sur le perroquet empaill\'e9 et les tableaux. +\par +\par \'ab\~Bon\~! patron, pour abr\'e9ger, ils se mirent \'e0 parler du combat et ils \'e9clat\'e8rent de rire \'e0 l'id\'e9e que le jeune Harrison pourrait gagner, tous, except\'e9 Chris qui restait \'e0 + faire des signes et des grimaces aux autres, tellement, qu'\'e0 la fin Berks fut sur le point de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine. +\par +\par \'ab\~Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et \'e7a n'\'e9tait pas bien difficile \'e0 voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit pr\'eat \'e0 parier un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas. +\par +\par \'ab\~Donc, je me l\'e8ve pour aller chercher une autre bouteille de d\'e9lie-langues et je me mets derri\'e8re le guichet ferm\'e9 d'un volet par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. Je l'ouvre de la largeur d'u +n pouce et j'aurais \'e9t\'e9 attabl\'e9 avec eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient. +\par +\par \'ab\~Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait apr\'e8s eux, parce qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb de l'interpeller davantage. +\par +\par \'ab\~Comme \'e7a, Chris se mit \'e0 les raisonner, car il avait peur de Berks et il leur demanda s'ils voulaient d\'e9cid\'e9ment \'eatre en \'e9tat de faire la besogne le lendemain matin et si le patron consentirait \'e0 payer en voyant qu'ils s'\'e9 +taient gris\'e9s et qu'il ne fallait pas compter sur eux. +\par +\par \'ab\~\'c7a les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda \'e0 quelle heure on partirait. +\par +\par \'ab\~Chris leur dit que tant que l'h\'f4tel }{\i Georges}{ \'e0 Crawley ne serait pas ferm\'e9, on pourrait travailler \'e0 cela. +\par \'ab\~\endash C'est bien mal pay\'e9 pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge. +\par +\par \'ab\~\endash Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit b\'e2ton plomb\'e9 de sa poche de c\'f4t\'e9. Pendant que trois de vous le tiendront \'e0 terre, je lui casserai l'os du bras avec \'e7a. Nous aurons gagn\'e9 + notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison. +\par +\par \'ab\~\endash Il se d\'e9fendra, dit Berks. +\par +\par \'ab\~\endash Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat. +\par +\par \'ab\~Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait \'e0 des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais assez haute. +\par +\par \'ab\~Voila o\'f9 on en est, patron, et vous savez ce que \'e7a signifie, mieux que Bill War ne pourrait vous le dire. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis tr\'e8s oblig\'e9 + de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service en attirant mon attention de ce c\'f4t\'e9 +. Je compte vous voir demain aux Dunes. +\par +\par \endash Mr Jackson m'a pri\'e9 de me charger de la garde du ring. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien. J'esp\'e8re que nous aurons un loyal et bon combat. Bonsoir et merci. +\par +\par \endash Mon oncle avait conserv\'e9 son attitude un peu narquoise pendant que War \'e9tait pr\'e9sent, mais celui-ci avait \'e0 peine referm\'e9 la porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne lui avais jamais vu. +\par +\par \endash Il faut que nous partions \'e0 l'instant pour Crawley, mon neveu, dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute \'e0 perdre. Lorimer, faites atteler les juments baies \'e0 la voiture. Mettez-y le n\'e9cessaire de toilette et dites \'e0 + William qu'il soit devant la porte le plus t\'f4t possible. +\par +\par \endash J'y veillerai, monsieur, dis-je. +\par +\par Et je courus \'e0 la remise de Little Ryder Street o\'f9 mon oncle logeait ses chevaux. +\par +\par Le gar\'e7on d'\'e9curie \'e9tait absent et je dus envoyer un lad \'e0 sa recherche. Pendant ce temps-l\'e0, aid\'e9 du palefrenier, je tirai dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs boxes. +\par +\par Il fallut une demi-heure, peut-\'eatre trois quarts d'heure, avant que tout fut en place. +\par +\par Lorimer attendait d\'e9j\'e0 dans Jermyn Street avec les in\'e9vitables paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de la porte ouverte, v\'eatu de son grand habit de cheval couleur faon. +\par +\par Sa figure p\'e2le \'e9tait d'un calme impassible et ne laissait rien voir des \'e9motions tumultueuses qui se livraient bataille dans son \'e2me. +\par +\par J'en \'e9tais certain. +\par +\par \endash Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-\'eatre des difficult\'e9s \'e0 vous trouver un lit. Tenez-leur la t\'eate, William. Montez, mon neveu. Hol\'e0\~! War, qu'y a-t-il encore\~? +\par +\par Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa corpulence. +\par +\par \endash Rien qu'un mot de plus avant votre d\'e9part, Sir Charles, dit-il tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre hommes en question \'e9taient partis pour Crawley \'e0 une heure. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied. +\par +\par \endash Et la cote est mont\'e9e \'e0 dix contre un. +\par +\par \endash L\'e2chez la t\'eate, William. +\par +\par \endash Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma libert\'e9. Mais \'e0 votre place, j'emporterais mes pistolets. +\par +\par \endash Merci, je les ai. +\par +\par La longue lani\'e8re claqua entre les oreilles du cheval de t\'eate. Le groom s'\'e9lan\'e7a \'e0 terre et l'on passa de Jermyn Street \'e0 Saint James Street et de l\'e0 \'e0 Whitehall avec une rapidit\'e9 qui indiquait que les vaillantes juments n'\'e9 +taient pas moins impatientes que leur ma\'eetre. +\par +\par L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et demie quand nous franch\'eemes comme au vol le pont de Westminster. +\par +\par L'eau se refl\'e9ta au-dessous de nous aussi vite que l'\'e9clair, puis on roula entre les deux rang\'e9es de maisons aux murailles brunes formant l'avenue qui nous avait men\'e9s \'e0 Londres. Nous \'e9tions arriv\'e9s \'e0 Streatham, quand il +rompit le silence. +\par +\par \endash J'ai un enjeu consid\'e9rable, mon neveu, dit-il. +\par +\par \endash Et moi aussi, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Vous\~! s'\'e9cria-t-il avec surprise. +\par +\par \endash J'ai mon ami, monsieur\~! +\par +\par \endash Ah\~! oui, j'avais oubli\'e9. Vous avez votre excentricit\'e9, apr\'e8s tout, mon neveu. Vous \'eates un ami fid\'e8le, ce qui est chose rare dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et celui-l\'e0\'85 + Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons \'e0 Crawley. +\par +\par \endash Je le crains aussi. +\par +\par \endash En ce cas, nous arriverons peut-\'eatre trop tard. +\par +\par \endash Dieu fasse que non, Monsieur. +\par +\par \endash Nous sommes derri\'e8re les meilleures b\'eates qui soient en Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes encombr\'e9es, avant que nous arrivions \'e0 Crawley. +\par +\par \'ab\~Avez-vous entendu, mon neveu\~! War a entendu ces quatre bandits parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas\~? qu'ils ont \'e9t\'e9 engag\'e9s pour estropier mon homme. +\par +\par \'ab\~D\'e8s lors, qui peut bien les avoir pris \'e0 gage, qui peut y \'eatre int\'e9ress\'e9\~? \'c0 moins que ce ne soit\'85 +\par +\par \'ab\~Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et chez White. Je sais qu'il a jou\'e9 une grosse somme sur cet \'e9vent et qu'il s'y est engag\'e9 avec une t\'e9m\'e9rit\'e9 + qui fait croire \'e0 ses amis qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le r\'e9sultat. +\par +\par \'ab\~Par le ciel\~! Comme tout cela s'encha\'eene. S'il en \'e9tait ainsi\'85 +\par +\par Il retomba dans le silence, mais je vis repara\'eetre cette expression de froideur farouche que j'avais remarqu\'e9e en lui, le jour o\'f9 lui et sir John Lade couraient c\'f4te \'e0 c\'f4te sur la route de Godstone. +\par +\par Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues continuaient \'e0 bourdonner et les sabots \'e0 frapper sans se ralentir. +\par +\par Un vent frais nous soufflait \'e0 la figure, quoique les feuilles pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'\'e9tendaient au-dessus de la route. +\par +\par Les bords dor\'e9s du soleil venaient \'e0 peine de dispara\'eetre derri\'e8re les ch\'eanes de la c\'f4te de Reigate quand les juments inond\'e9es de sueur arriv\'e8rent devant l'h\'f4tel de }{\i la Couronne}{ \'e0 Red Hill. +\par +\par Le propri\'e9taire, sportsman et amateur de ring, accourut pour saluer un Corinthien aussi connu que l'\'e9tait Sir Charles Tregellis. +\par +\par \endash Vous connaissez Berks, le boxeur\~? demanda mon oncle. +\par +\par \endash Oui, Sir Charles. +\par +\par \endash Est-il pass\'e9\~? +\par +\par \endash Oui, Sir Charles. Il devait \'eatre environ quatre heures, bien qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en jurer. Il y avait l\'e0 lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un autre. Ils avaient entre les brancards une b\'ea +te de sang. Ils l'avaient men\'e9e \'e0 fond de train, car elle \'e9tait couverte d'\'e9cume. +\par +\par \endash Voil\'e0, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est qu'\'e9videmment, ils tenaient \'e0 faire leur coup de bonne heure. +\par +\par \endash Jim et Belcher seraient certainement de force \'e0 leur tenir t\'eate \'e0 tous les quatre, sugg\'e9rai-je. +\par +\par \endash Si Belcher \'e9tait avec lui, je ne craindrais rien\~; mais on ne saurait pr\'e9voir quelle diablerie ils ont arrang\'e9e. Que nous le trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment jusqu'\'e0 + ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'esp\'e8re, seulement que ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il faut qu'ils aient \'e9t\'e9 \'e0 l'avance bien certains de r +\'e9ussir, pour que la cote ait mont\'e9 \'e0 un pareil chiffre, et c'est l\'e0 ce qui m'inqui\'e8te. +\par +\par \endash Mais assur\'e9ment, ils n\rquote ont rien \'e0 gagner \'e0 commettre une pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent \'e0 blesser Jim, la lutte ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas d\'e9cid\'e9s. +\par +\par \endash Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins qui infestent le ring, ne tarderaient pas \'e0 rendre tout sport impossible, mais ici il en est autrement. D'apr\'e8 +s les conditions du pari, je dois perdre, \'e0 moins que je ne pr\'e9sente un homme dans une certaine limite d'\'e2ge, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. Vous devez vous souvenir que je n'ai point nomm\'e9 mon homme\~ +; C'est dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires le savent aussi, mais les arbitres et le d\'e9positaire des enjeux refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim Harrison est hors de combat, ils nous r\'e9 +pondraient qu'ils n'ont pas \'e9t\'e9 d\'fbment inform\'e9s que Jim Harrison \'e9tait notre champion. Les conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent. +\par +\par Les craintes qu'avait exprim\'e9es mon oncle au sujet de l'encombrement de la route ne furent que trop justifi\'e9es, car lorsque nous e\'fbmes d\'e9pass\'e9 Reigate, nous v\'eemes un tel d\'e9fil\'e9 de voitures de toute esp\'e8 +ce que, pendant les huit milles qui restaient \'e0 parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval dont les naseaux ne fussent \'e0 plus de quelques pieds de l'arri\'e8re de la voiture ou carriole qui le pr\'e9c\'e9dait. +\par +\par Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui s'\'e9loignaient de Guildford \'e0 l'ouest, de Tunbridge \'e0 l'est, avaient contribu\'e9 pour leur part \'e0 grossir ce flot de }{\i four in hand}{, de }{\i gigs}{, de }{\i sportsmen}{ \'e0 + cheval, si bien que la large route de Brighton \'e9tait emplie d'un foss\'e9 \'e0 l'autre, d'une cohue qui riait, criait, chantait et marchait dans la m\'eame direction. +\par +\par Il \'e9tait impossible \'e0 quiconque eut contempl\'e9 cette foule bigarr\'e9e de ne pas reconna\'eetre que la passion du ring, bonne ou mauvaise peu importe, n'\'e9tait point le trait distinctif d'une certaine classe, mais qu'elle \'e9tait une marq +ue du caract\'e8re national, profond\'e9ment enracin\'e9e dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait \'e9t\'e9 transmise de g\'e9n\'e9ration en g\'e9n\'e9 +ration, aussi bien au jeune aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole que tra\'eenait un bidet. +\par +\par L\'e0, je vis des hommes d'\'c9tat et des soldats, des gentilshommes et des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se d\'e9menait avec la perspective de passer une nuit p\'e9 +nible, rien que pour avoir la chance d'assister \'e0 une lutte qui pouvait se terminer en un seul round, chose impossible \'e0 pr\'e9voir. +\par +\par On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale. +\par +\par Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de poussi\'e8re, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron et les gar\'e7ons se tenaient pr\'eats avec leurs plateaux charg\'e9s de pots d\'e9bordants de mousse pour d\'e9salt\'e9 +rer ces bouches press\'e9es. +\par +\par Ces haltes pour boire la bi\'e8re, cette rude camaraderie, la cordialit\'e9, les incommodit\'e9s accueillies par des \'e9clats de rire, cette impatience de voir la lutte, \'e9taient autant de traits, qui pouvaient \'eatre qualifi\'e9 +s de vulgaires, de populaires, par les gens au go\'fbt difficile, mais quant \'e0 moi, maintenant que je pr\'eate l'oreille aux lointains et vagues \'e9chos de notre temps pass\'e9, tout cela me para\'ee +t constituer l'ossature qui formait la charpente si solide et si virile dont cette race antique \'e9tait constitu\'e9e. +\par +\par Mais h\'e9las\~! quelle chance avions-nous de gagner du terrain\~? +\par +\par Mon oncle, avec toute son habilet\'e9, n'arrivait pas \'e0 apercevoir un passage dans cette masse en mouvement. +\par +\par Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des escargots de Reigate \'e0 Horley, puis \'e0 la Croix de Povey, puis \'e0 la bruy\'e8re de Lowfield, pendant que le jour faisait place au cr\'e9puscule et qu'\'e0 celui-ci succ\'e9dait la nuit. + +\par +\par Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allum\'e9es. +\par +\par C'\'e9tait un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui s'\'e9tendait devant nous, que les replis de ce serpent aux \'e9cailles dor\'e9es qui se d\'e9roulait dans l'obscurit\'e9. +\par +\par Enfin\~! Enfin, nous aper\'e7\'fbmes l'immense et l'informe masse de l'orme de Crawley qui nous dominait dans les t\'e9n\'e8bres, et nous arriv\'e2mes \'e0 l'entr\'e9e de la rue du village o\'f9 toutes les fen\'eatres des cottages \'e9taient \'e9clair\'e9 +es, puis devant la haute fa\'e7ade du vieil h\'f4tel }{\i Georges}{, o\'f9 l'on voyait de la lumi\'e8re \'e0 toutes les portes, \'e0 toutes les vitres, \'e0 toutes les fentes en l'honneur de la noble compagnie qui devait y passer la nuit. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889128}XV \endash JEU D\'c9LOYAL{\*\bkmkend _Toc89889128} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour dans le d\'e9fil\'e9 qui devait nous amener devant la porte. +\par +\par Il jeta les r\'eanes et une pi\'e8ce d'une couronne \'e0 un des individus mal v\'eatus qui encombraient l'all\'e9e des pi\'e9tons, et se frayant vivement passage \'e0 travers la foule, il poussa vers l'entr\'e9e. +\par +\par Lorsqu'il parut dans la zone de lumi\'e8re que projetaient les fen\'eatres, on se demanda \'e0 voix basse quel pouvait \'eatre cet imp\'e9rieux gentleman, \'e0 la figure p\'e2le, sous son manteau de cheval, et un vide se forma pour nous laisser passer. + +\par +\par Jusqu'alors je ne m'\'e9tais pas dout\'e9 combien mon oncle \'e9tait populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens se mirent \'e0 crier \'e0 tue-t\'eate\~: +\par +\par \endash Hurrah\~! pour le beau Tregellis\~! Bonne chance pour vous et pour votre champion, Sir Charles\~! Place au fameux, au noble Corinthien\~! +\par +\par Cependant le ma\'eetre d'h\'f4tel attir\'e9 par les acclamations accourait \'e0 notre rencontre. +\par +\par \endash Bonsoir, Sir Charles, s'\'e9cria-t-il. Vous allez bien, j'esp\'e8re\~? Et vous reconna\'eetrez, j'en suis s\'fbr, que votre champion fait honneur au }{\i Georges}{. +\par +\par \endash Comment va-t-il\~? demanda vivement mon oncle. +\par +\par \endash Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une peinture. Oui, il est en \'e9tat de gagner un royaume \'e0 la lutte. +\par Mon oncle eut un soupir de soulagement. +\par +\par \endash O\'f9 est-il\~? demanda-t-il. +\par +\par \endash Il est rentr\'e9 de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il avait une affaire toute particuli\'e8re pour demain, dit le ma\'eetre d'h\'f4tel avec un gros rire. +\par +\par \endash O\'f9 est Belcher\~? +\par +\par \endash Le voici dans le salon du bar. +\par +\par En disant ces mots, il ouvrit la porte. +\par +\par Nous y jet\'e2mes un coup d'\'9cil et nous v\'eemes une vingtaine d'hommes bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui m'\'e9taient devenues famili\'e8res pendant ma courte carri\'e8re au West-End. +\par +\par Ils \'e9taient assis autour d'une table sur laquelle fumait une soupi\'e8re pleine de punch. +\par +\par \'c0 l'autre bout, install\'e9 tr\'e8s \'e0 son aise, parmi les aristocrates et les dandys qui l'entouraient, \'e9tait assis le champion de l'Angleterre, le magnifique athl\'e8te, renvers\'e9 sur sa chaise, un foulard rouge n\'e9gligemment nou\'e9 + autour du cou, de la fa\'e7on pittoresque \'e0 laquelle son nom fut longtemps attach\'e9. +\par +\par Plus d'un demi-si\'e8cle s'est \'e9coul\'e9 et j'ai vu ma part de beaux hommes. +\par +\par Peut-\'eatre cela tient-il \'e0 ce que je suis moi-m\'eame d'assez petite taille, mais c'est un des traits de mon caract\'e8re de trouver plus de plaisir \'e0 la vue d'un bel homme qu'\'e0 celle de tout autre chef-d'\'9cuvre de la nature. +\par +\par N\'e9anmoins, pendant toute cette p\'e9riode, je n'ai jamais vu un homme plus beau que Jim Belcher et si je cherche \'e0 lui trouver un pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le second, Jim, dont je cherche \'e0 + vous raconter le destin et les aventures. +\par +\par Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de mon oncle apparut sur le seuil. +\par +\par \endash Entrez, Tregellis, nous vous attendions\'85 Nous avons command\'e9 une fameuse \'e9paule de mouton\'85 Quelles nouvelles fra\'eeches nous apportez-vous de Londres\~?\'85 Qu'est-ce que cela signifie, cette hausse de la cote contre votre champion\~ +?\'85 Est-ce que les gens sont devenus fous\~?\'85 Que diable se passe-t-il\~?\'85 +\par +\par Tout le monde parlait \'e0 la fois. +\par +\par \endash Excusez-moi, gentlemen, r\'e9pondit mon oncle, je me ferai un devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je pourrai. J'ai une affaire de quelque importance \'e0 r\'e9gler. Belcher, je voudrais vous dire quelques mots. +\par +\par Le champion vint nous rejoindre dans le corridor. +\par +\par \endash O\'f9 est votre homme, Belcher\~? +\par +\par \endash Il est rentr\'e9 dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte. +\par +\par \endash Comment a-t-il pass\'e9 la journ\'e9e\~? +\par +\par \endash Je lui ai fait faire de l\'e9gers exercices, du b\'e2ton, des alt\'e8res, de la marche et une demi-heure avec les gants de box +e. Il nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris\~? Si je ne le savais pas aussi droit qu'une ligne \'e0 p\'eache, j'aurais cru qu'il jouait double jeu et pariait contre lui-m\'eame. + +\par +\par \endash C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai \'e9t\'e9 inform\'e9 de source s\'fbre qu'il y a un complot organis\'e9 pour l'estropier et que les gredins sont tellement certains de r\'e9ussir qu'ils sont pr\'eats \'e0 + parier n'importe quelle somme qu'il ne se pr\'e9sentera pas. +\par +\par Belcher siffla entre ses dents. +\par +\par \endash Je n'ai aper\'e7u aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a \'e9t\'e9 aupr\'e8s de lui, personne ne lui a adress\'e9 la parole, si ce n'est votre neveu et moi. +\par +\par \endash Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont devanc\'e9s de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris. +\par +\par \endash Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. Quels \'e9taient les autres\~? +\par +\par \endash Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy. +\par +\par \endash Une jolie bande en effet. Eh bien\~! monsieur, le jeune homme est sain et sauf, mais il serait peut-\'eatre prudent que l'un ou l'autre de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il est confi\'e9 \'e0 mes soins, je ne m'\'e9 +loigne jamais beaucoup de lui. +\par +\par \endash C'est dommage de l'\'e9veiller. +\par +\par \endash Il aura quelque peine \'e0 s'endormir avec tout ce vacarme dans la maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor. +\par +\par Nous travers\'e2mes les longs et bas et tortueux corridors de l'auberge, construction \'e0 l'ancienne mode, jusqu'\'e0 l'arri\'e8re de la maison. +\par +\par \endash Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un signe de t\'eate une porte \'e0 droite. Celle de gauche est la sienne. +\par +\par En disant ces mots, il l'ouvrit. +\par +\par \endash Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir. +\par +\par Et ensuite. +\par +\par \endash Grands Dieux\~! Qu'est-ce que cela signifie\~? +\par +\par La petite chambre nous apparut dans toute son \'e9tendue, fortement \'e9clair\'e9e par une lampe de cuivre pos\'e9e sur la table. Les draps n'avaient pas \'e9t\'e9 tir\'e9s, mais des plis sur la courtepointe montraient qu'on s'\'e9tait \'e9tendu dessus. + +\par +\par Une moiti\'e9 du volet \'e0 claire-voie se balan\'e7ait sur ses gonds, une casquette de drap jet\'e9e sur l\'e0 table, voil\'e0 tout ce qui restait de celui qui occupait la chambre. +\par +\par Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la t\'eate. +\par +\par \endash Nous sommes arriv\'e9s trop tard \'e0 ce qu'il para\'eet. +\par +\par \endash Voici sa casquette, monsieur. O\'f9 diable peut-il \'eatre all\'e9 t\'eate nue\~? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim\~! Jim\~! appela-t-il. +\par +\par \endash Il est certainement sorti par la fen\'eatre, s'\'e9cria mon oncle. Je suis persuad\'e9 que ces bandits l'ont attir\'e9 au-dehors par quelque artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour m'\'e9clairer, mon neveu. Ha\~ +! je m'en doutais, voici la trace de ses pieds sur la plate-bande de fleurs. +\par +\par Le ma\'eetre de l'h\'f4tel et deux ou trois des Corinthiens, qui se trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond de la maison. +\par +\par L'un d'eux ouvrit la porte de c\'f4t\'e9 et nous nous trouv\'e2mes dans le jardin potager et l\'e0, group\'e9s sur l'all\'e9e sabl\'e9e, nous p\'fbmes abaisser la lampe jusqu'\'e0 la terre molle, fra\'eechement remu\'e9 +e, qui se trouvait entre nous et la fen\'eatre. +\par +\par \endash Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est ceci\~? Quelque autre est venu ici. +\par +\par \endash Une femme\~! m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Par le ciel\~! vous avez raison, mon neveu. +\par +\par Belcher lan\'e7a un juron avec conviction. +\par +\par \endash Il n'a jamais dit un mot \'e0 aucune jeune fille du village. J'y ai fait tout particuli\'e8rement attention\~! Et dire que les voil\'e0 qui arrivent ainsi \'e0 un tel moment\~! +\par +\par \endash C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable Berkeley Craven, qui avait quitt\'e9 la soci\'e9t\'e9 r\'e9unie au salon du bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arriv\'e9e par le dehors et a frapp\'e9 \'e0 la fen +\'eatre. Vous voyez ici et ici encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans la direction de la maison, tandis que les autres traces sont tourn\'e9es en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous s\'e9parer pour chercher dans des directions diverses, \'e0 moins que quelque indice nous r\'e9v\'e8le o\'f9 ils sont all\'e9s. +\par +\par \endash Il n'y a qu'une all\'e9e qui conduise hors du jardin, dit le ma\'eetre de l'h\'f4tel, en se mettant \'e0 notre t\'eate. Il donne sur cette ruelle \'e9cart\'e9e qui conduit aux \'e9curies. L'autre bout va rejoindre la petite route. +\par +\par Soudain apparut la forte lumi\'e8re jaune d'une lanterne d'\'e9curie qui dessina un rond brillant dans l'obscurit\'e9, et un palefrenier sortit dans la cour en fl\'e2nant. +\par +\par \endash Qui va l\'e0\~? cria le ma\'eetre de l'h\'f4tel. +\par +\par \endash C'est moi, patron, Bill Shields. +\par +\par \endash Depuis quand \'eates-vous ici, Bill\~? +\par +\par \endash Patron, voici une heure que je suis dans les \'e9curies \'e0 aller et venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est pas la peine d'essayer et j'ose \'e0 peine leur donner \'e0 manger, car pour peu qu'ils tiennent plus de place +\'85 +\par +\par \endash Venez par ici, Bill, et faites attention \'e0 vos r\'e9ponses, car une erreur peut vous co\'fbter votre place. Avez-vous vu quelqu'un passer dans le sentier\~? +\par \endash Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une casquette en poil de lapin. Il \'e9tait l\'e0, \'e0 fl\'e2ner, aussi, je lui ai demand\'e9 qu'est-ce qu'il avait \'e0 faire, car sa figure ne m'allait pas, non plus que sa fa\'e7 +on de reluquer aux fen\'eatres. J'ai tourn\'e9 la lanterne de l'\'e9curie sur lui, mais il a baiss\'e9 la t\'eate, et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges. +\par +\par Je jetai un rapide coup d'\'9cil sur mon oncle, et je vis que sa figure s'\'e9tait encore assombrie. +\par +\par \endash Qu'est-il devenu\~? demanda-t-il. +\par +\par \endash Il s'est esquiv\'e9 et je ne l'ai plus vu, monsieur. +\par +\par \endash Vous n'avez vu aucune autre personne\~? Vous n'avez pas vu, par exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier\~? +\par +\par \endash Non, monsieur. +\par +\par \endash Rien entendu d'extraordinaire\~? +\par +\par \endash Ah\~! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles de Londres sont dans le village\'85 +\par +\par \endash Eh bien\~! qu'\'e9tait-ce\~? +\par +\par \endash Eh bien\~! monsieur, c'\'e9tait comme qui dirait un cri parti de l\'e0-bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrap\'e9 un mauvais coup. Je me suis dit\~: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je n'ai pas fait grande attention. +\par +\par \endash De quel cot\'e9 partait ce cri\~? +\par \endash Du c\'f4t\'e9 de la route, monsieur. +\par +\par \endash Venait-il de loin\~? +\par +\par \endash Non, monsieur, je suis sur que \'e7a venait de deux cents yards au plus. +\par +\par \endash Un seul cri\~? +\par +\par \endash Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une voiture passer \'e0 fond de train sur la route. Je me rappelle que j'ai trouv\'e9 singulier que l\rquote on quitt\'e2t Crawley en voiture, dans une nuit comme celle-ci. +\par +\par Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous descend\'eemes le sentier, group\'e9s derri\'e8re lui. +\par +\par Le sentier aboutissait \'e0 angle droit sur la route. +\par +\par Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps \'e0 chercher. +\par +\par La forte lumi\'e8re \'e9claira soudain quelque chose qui amena un g\'e9missement sur mes l\'e8vres et un \'e2pre juron sur celle de Belcher. +\par +\par \'c0 la surface blanchie de la poussi\'e8re de la route s'allongeait une tra\'een\'e9e \'e9carlate et pr\'e8s de la tache de mauvais augure, gisait un petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War l'avait mentionn\'e9 le matin. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889129}XVI \endash LES DUNES DE CRAWLEY{\*\bkmkend _Toc89889129} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouill\'e2mes toute la campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais \'e0 part cette trace inqui\'e9tante sur la route, on ne d +\'e9couvrit pas le moindre indice de ce qui lui \'e9tait arriv\'e9. +\par +\par Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris s\'fbr son compte. +\par +\par Le cri isol\'e9, jet\'e9 dans la nuit et dont le palefrenier avait parl\'e9, \'e9tait l\rquote unique preuve qu'une trag\'e9die avait eu lieu. +\par +\par Divis\'e9s en petits groupes, nous batt\'eemes tout le pays jusqu'\'e0 East Grintead et m\'eame Bletchingley et le soleil \'e9tait d\'e9j\'e0 assez \'e9lev\'e9 au-dessus de l'horizon lorsque nous f\'fbmes de retour \'e0 Crawley, le c\'9cur gros et accabl +\'e9s de fatigue. +\par +\par Mon oncle, qui s'\'e9tait rendu en voiture \'e0 Reigate, dans l'espoir d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'\'e0 sept heures pass\'e9es et un coup d'\'9cil, jet\'e9 + sur sa figure, nous apprit des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures \'e0 nous. +\par +\par Nous t\'eenmes conseil autour de la table o\'f9 nous \'e9tait servi un d\'e9jeuner qui ne nous tentait gu\'e8re et auquel avait \'e9t\'e9 invit\'e9 Mr Berkeley Craven, en sa qualit\'e9 d'homme de bon conseil et de grande exp\'e9rience en mati\'e8 +re de sport. +\par +\par Belcher \'e9tait \'e0 moiti\'e9 fou de voir tourner ainsi brusquement toutes les peines qu'il s'\'e9tait donn\'e9es pour cet entra\'eenement. +\par +\par Il \'e9tait incapable d'autre chose que de lancer de d\'e9lirantes menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les arranger de belle fa\'e7on d\'e8s qu'il les rencontrerait. +\par +\par Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et tambourinait avec ses doigts sur la table. +\par +\par Moi, j'avais le c\'9cur gros, j'\'e9tais sur le point de cacher ma figure dans mes mains et de fondre en larmes, \'e0 la pens\'e9e de l'impuissance o\'f9 j'\'e9tais de secourir mon ami. +\par +\par Mr Berkeley Craven, homme du monde \'e0 la figure florissante, \'e9tait le seul d\rquote entre nous qui par\'fbt avoir gard\'e9 \'e0 la fois, son sang-froid et son app\'e9tit. +\par +\par \endash Voyons, la lutte devait avoir lieu \'e0 dix heures, n'est-ce pas\~? demanda-t-il. +\par +\par \endash C'\'e9tait convenu ainsi. +\par +\par \endash Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais\~: \'ab\~c'est fini\~\'bb Tregellis. Votre champion a trois heures pour revenir. Mon oncle hocha la t\'eate. +\par +\par \endash Les bandits auront trop bien accompli leur \'9cuvre pour que cela soit possible. Je le crains, dit-il. +\par +\par \endash Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui\~? +\par +\par Mon oncle m'interrogea du regard. +\par +\par \endash Non, je n'en connais aucune. +\par +\par \endash Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il n'y a pas le moindre doute \'e0 ce sujet. Elle est venue conter quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune homme ne peut se refuser \'e0 \'e9couter. Il est tomb +\'e9 dans le pi\'e8ge et s'est laiss\'e9 attirer dans quelque endroit o\'f9 les gredins l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouv\'e9, je le suppose, Tregellis\~? +\par +\par \endash Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle. +\par +\par \endash Eh bien alors, il est \'e9vident que ces hommes n'ont aucun int\'e9r\'eat \'e0 le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'\'e9taient pas certains peut-\'eatre de faire \'e0 + un jeune homme aussi solide assez de mal pour le mettre absolument hors d'\'e9tat de se battre. M\'eame avec un bras cass\'e9, il aurait pu risquer la lutte\~: d'autres l'ont d\'e9j\'e0 + fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans le moindre danger. Ils lui auront sans doute donn\'e9 un coup sur la t\'eate pour l'emp\'eacher de faire trop de r\'e9sistance, puis ils l'auront emmen\'e9 dans une ferme ou une \'e9 +table o\'f9 ils le retiendront prisonnier jusqu'\'e0 ce que l'heure de la lutte soit pass\'e9e. Je vous garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant qu'avant. +\par +\par Cette th\'e9orie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait qu'elle m'\'f4tait un poids de dessus le c\'9cur, mais je vis bien qu'au point de vue de mon oncle ce n'\'e9tait gu\'e8re consolant. +\par +\par \endash Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il. +\par +\par \endash J'en suis convaincu. +\par +\par \endash Mais cela ne nous aidera gu\'e8re \'e0 remporter la victoire. +\par +\par \endash C'est l\'e0 le point essentiel, monsieur, s'\'e9cria Belcher. Par le Seigneur, je voudrais qu'on me perm\'eet de prendre sa place, m\'eame avec mon bras gauche attach\'e9 sur mon dos. +\par +\par \endash En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec l'espoir que votre homme reviendra. +\par +\par \endash C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on m'oblige \'e0 payer l'enjeu dans de pareilles circonstances. +\par +\par Craven haussa les \'e9paules. +\par +\par \endash Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains qu'elles ne soient toujours\~: Jouez ou payez. Sans doute, le cas pourrait \'eatre soumis aux juges, mais ils se prononceront contre vous, cela ne fait aucun doute pour moi. +\par +\par Nous \'e9tions retomb\'e9s dans un silence m\'e9lancolique, quand tout \'e0 coup Belcher sauta sur la table. +\par +\par \endash \'c9coutez, cria-t-il, \'e9coutez cela. +\par +\par \endash Qu'est-ce que c'est\~? nous \'e9cri\'e2mes-nous d'une seule voix. +\par +\par \endash C'est la cote. \'c9coutez cela. +\par +\par Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui venait du dehors, une seule phrase parvint \'e0 nos oreilles. +\par +\par \endash Au pair sur le champion de Sir Charles. +\par +\par \endash Au pair, s'\'e9cria mon oncle. Elle \'e9tait \'e0 sept \'e0 un contre moi hier. Qu'est-ce que cela signifie\~? +\par +\par \endash Au pair sur les deux champions, r\'e9p\'e9ta la voix. +\par +\par \endash Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire. +\par +\par La rue du village \'e9tait encombr\'e9e de monde, car les gens avaient couch\'e9 par douze ou quinze dans une m\'eame chambre et des centaines de gentlemen avaient pass\'e9 la nuit dans leurs voitures. +\par +\par La foule \'e9tait si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de l'h\'f4tel }{\i Georges}{. Un homme, qui ronflait d'une fa\'e7on \'e9pouvantable, \'e9tait vautr\'e9 + sur le seuil et n'avait pas l'air de s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et quelquefois sur lui. +\par +\par \endash Quelle est la cote, mes enfants\~? demanda Belcher du haut des marches. +\par +\par \endash Au pair, Jim, cri\'e8rent plusieurs voix. +\par +\par \endash Elle \'e9tait bien plus \'e9lev\'e9e en faveur de Wilson, quand je l'ai entendue pour la derni\'e8re fois. +\par +\par \endash Oui, mais il est arriv\'e9 un homme qui l'a fait baisser bient\'f4t et apr\'e8s lui, on s'est mis \'e0 le suivre, si bien que maintenant vous trouvez \'e0 parier au pair. +\par +\par \endash Qui a commenc\'e9\~? +\par +\par \endash Eh le voici\~! C'est cet homme, qui est \'e9tendu ivre sur les marches. Il n'a cess\'e9 de boire, comme si c'\'e9tait de l'eau, depuis qu'il est arriv\'e9 en voiture \'e0 six heures, et il n'est pas \'e9tonnant qu'il se trouve dans cet \'e9tat. + +\par +\par Belcher se pencha et tourna la t\'eate inerte de l'individu de fa\'e7on \'e0 ce qu'on vit ses traits. +\par +\par \endash Il m'est inconnu, monsieur. +\par +\par \endash Et \'e0 moi aussi, ajouta mon oncle. +\par +\par \endash Mais pas \'e0 moi, m'\'e9criai-je. C'est John Cummings, le propri\'e9taire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que j'\'e9tais tout petit et je ne saurais m'y tromper. +\par +\par \endash Et que diable celui-l\'e0 peut-il savoir de l'affaire\~? dit Craven. +\par +\par \endash Rien du tout, selon toute probabilit\'e9, r\'e9pondit mon oncle. Je vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, propri\'e9taire, car l'odeur de cette cohue est \'e9pouvantable. Mon neveu, je crois que vous n'arriverez pas \'e0 + tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni \'e0 lui faire dire ce qu'il sait. +\par +\par Ce fut en vain que je le secouai par les \'e9paules, que je lui criai son nom aux oreilles. Rien n'\'e9tait capable de le tirer de cette ivresse b\'e9ate. +\par +\par \endash Eh bien\~! voil\'e0 une situation unique, aussi loin, que remonte mon exp\'e9rience, dit Berkeley Craven. Nous voici \'e0 deux heures de la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme pour vous repr\'e9senter. J'esp\'e8 +re que vous ne vous \'eates pas engag\'e9 de fa\'e7on \'e0 perdre beaucoup, Tregellis\~? +\par +\par Mon oncle haussa les \'e9paules et prit une pinc\'e9e de son tabac de ce geste large, inimitable, que jamais personne ne s'\'e9tait risqu\'e9 \'e0 imiter. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, mon gar\'e7on, dit-il, mais il est temps que nous pensions \'e0 nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit m'a laiss\'e9 quelque peu }{\i effleur\'e9}{ et je ne serais pas f\'e2ch\'e9 de rester seul une demi-heure pour m +'occuper de ma toilette. Si ce doit \'eatre ma derni\'e8re ruade, au moins elle sera lanc\'e9e par un sabot bien cir\'e9. +\par +\par J'ai entendu un homme qui avait voyag\'e9 dans les r\'e9gions incultes, dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais \'e9taient proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion pour le sport et leur aptitude \'e0 + ne point laisser percer l'\'e9motion. +\par +\par Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-l\'e0, car je ne crois pas que jamais victime li\'e9e au poteau ait eu sous les yeux une perspective aussi cruelle. +\par +\par Non seulement une bonne partie de sa fortune \'e9tait en jeu, mais encore, il s'agissait de la situation terrible o\'f9 il allait se trouver devant cette foule immense, parmi laquelle \'e9taient bien des gens qui avaient risqu\'e9 leur argent d'apr\'e8 +s son jugement, et il se verrait peut-\'eatre au dernier moment r\'e9duit \'e0 faire des excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion \'e0 pr\'e9senter. +\par +\par Quelle situation pour un homme qui s'\'e9tait toujours fait gloire de son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les entreprises avec un grand succ\'e8s. +\par +\par Moi qui le connaissais bien, je voyais \'e0 la couleur livide de ses joues et \'e0 l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait r\'e9ellement plus o\'f9 donner de la t\'eate. Mais un \'e9tranger qui e\'fbt vu son attitude d\'e9gag\'e9e, la fa\'e7 +on dont il faisait voltiger son mouchoir brod\'e9, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il agitait ses manchettes, n'e\'fbt jamais cru que cette sorte de papillon p\'fbt avoir le moindre souci terrestre. +\par +\par Il \'e9tait bien pr\'e8s de neuf heures lorsque nous f\'fbmes pr\'eats \'e0 partir pour les dunes de Crawley. +\par +\par \'c0 ce moment-l\'e0, la voiture de mon oncle \'e9tait presque la seule qui rest\'e2t dans la rue du village. Les autres voitures \'e9taient rest\'e9es la nuit, avec leurs roues entrecrois\'e9es, les brancards de l'une pos\'e9 +s sur la caisse de l'autre en rangs aussi serr\'e9s qu'on avait pu les mettre, depuis la vieille \'e9glise jusqu'\'e0 l'orme de Crawley et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille de longueur. +\par +\par \'c0 ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, presque d\'e9serte. +\par +\par On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants. +\par +\par Hommes, chevaux, voitures, tout \'e9tait parti. +\par +\par Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement avec un soin m\'e9ticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route et dans les deux sens un coup d\rquote \'9cil o\'f9 se voyait cependant encore quelque espoir avant de monter en voiture. + +\par +\par J'\'e9tais assis en arri\'e8re avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven prit place \'e0 c\'f4t\'e9 de mon oncle. +\par +\par La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau couvert de bruy\'e8res qui s'\'e9tend \'e0 bien des milles dans tous les sens. +\par +\par Des files de pi\'e9tons, pour la plupart si fatigu\'e9s, si couverts de poussi\'e8re qu'ils avaient \'e9videmment fait \'e0 pied et pendant la nuit les trente milles qui les s\'e9 +paraient de Londres, marchaient d'un pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en grimpant la longue pente bigarr\'e9e qui grimpait au plateau. +\par +\par Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement mont\'e9, attendait \'e0 la crois\'e9e des routes, et quand il eut lanc\'e9 son cheval d'un coup d'\'e9peron jusqu'\'e0 nous, je reconnus la belle figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza. + +\par +\par \endash J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, \'e0 un demi-mille sur la gauche. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, dit mon oncle, en tirant sur les r\'eanes des juments pour prendre la route qui d\'e9bouchait \'e0 cet endroit. +\par +\par \endash Vous n'avez pas amen\'e9 votre homme l\'e0-bas, remarqua Mendoza d'un air un peu soup\'e7onneux. +\par +\par \endash Que diable cela peut-il vous faire\~? cria Belcher d'un ton furieux. +\par +\par \endash Cela nous fait beaucoup \'e0 nous tous, car on raconte d'\'e9tranges histoires. +\par +\par \endash Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez bien vous repentir de les avoir \'e9cout\'e9es. +\par +\par \endash }{\i All right}{, Jim\~! \'c0 ce que je vois, votre d\'e9jeuner de ce matin n'est pas bien pass\'e9. +\par +\par \endash Les autres sont-ils arriv\'e9s\~? dit mon oncle, d'un air insouciant. +\par +\par \endash Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est l\'e0-bas avec les cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la plupart des gardiens du ring sont \'e0 leur poste. +\par +\par \endash Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se remettant en marche. Il est possible que les autres soient en retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate. +\par +\par \endash Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven. +\par +\par \endash Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain jusqu'au dernier moment. +\par +\par \endash Naturellement, monsieur, s'\'e9cria Belcher, je n'aurais jamais cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un qui sait\'85 Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, et voir comment cela tournera. +\par +\par Il nous arriva un bruit pareil \'e0 celui que font les vagues sur la plage, bien avant que nous fussions en pr\'e9sence de cette immense multitude. +\par +\par Enfin, \'e0 un plongeon brusque que fit la route, nous v\'eemes cette foule, ce tourbillon d'\'eatres humains se d\'e9ployant devant nous, avec un vide tournoyant au centre. +\par +\par Tout autour, les voitures et les chevaux \'e9taient diss\'e9min\'e9s par milliers \'e0 travers la lande. Les pentes \'e9taient anim\'e9es par la pr\'e9sence de tentes et de boutiques improvis\'e9es. +\par +\par On avait choisi pour emplacement du ring un endroit o\'f9 l'on avait pratiqu\'e9 dans le sol une grande cuvette, de fa\'e7on que le contour form\'e2t un amphith\'e9\'e2tre naturel d'o\'f9 tout le monde p\'fbt bien voir ce qui se passait au centre. +\par +\par \'c0 notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui \'e9tait plac\'e9e sur les bords et par cons\'e9quent le plus proche de nous et ces acclamations se r\'e9p\'e9t\'e8rent dans toute la multitude. +\par +\par Un instant apr\'e8s, on entendit de grands cris qui commen\'e7aient \'e0 l'autre bout de l'ar\'e8ne. +\par +\par Toutes les figures, qui \'e9taient tourn\'e9es vers nous, se retourn\'e8rent, si bien qu'en un clin d'\'9cil, tout le premier plan passa du blanc au noir. +\par +\par \endash Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et Craven. +\par +\par En nous tenant debout sur notre voiture, nous p\'fbmes apercevoir la cavalcade qui approchait des Dunes. +\par +\par Elle commen\'e7ait par la spacieuse barouche o\'f9 \'e9taient assis Sir Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son entra\'eeneur. +\par +\par Les postillons avaient \'e0 leur coiffure des flots de faveurs jaune serin. C'\'e9tait la couleur sous laquelle devait lutter Wilson. +\par +\par Derri\'e8re la voiture venaient \'e0 cheval une centaine au moins de gentlemen de l'Ouest, puis une file, \'e0 perte de vue, de }{\i gigs}{, de }{\i tilburys}{, de voitures. +\par +\par Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction. +\par +\par Sir Lothian Hume nous aper\'e7ut et donna \'e0 ses postillons l'ordre d'arr\'eater. +\par +\par \endash Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied \'e0 terre. J'ai cru reconna\'eetre votre voiture rouge. Voil\'e0 une belle matin\'e9e pour la lutte. +\par +\par Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans r\'e9pondre. +\par +\par \endash Je suppose, puisque nous voil\'e0 tous pr\'e9sents, que nous pouvons commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux fa\'e7ons de son interlocuteur. +\par +\par \endash Nous commencerons \'e0 dix heures. Pas une minute plus t\'f4t. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, puisque vous y tenez. \'c0 propos, Sir Charles, o\'f9 est votre homme\~? +\par +\par \endash C'est \'e0 vous que je devrais adresser cette question, Sir Lothian. O\'f9 est mon homme\~? +\par +\par Une expression d'\'e9tonnement se peignit sur les traits de Sir Lothian, expression admirablement feinte si elle n'\'e9tait pas vraie. +\par +\par \endash Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question\~? +\par +\par \endash C'est que je tiens \'e0 le savoir. +\par +\par \endash Mais comment puis-je r\'e9pondre\~? Est-ce que c'est mon affaire\~? +\par +\par \endash J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire. +\par +\par \endash Si vous aviez la bont\'e9 de vous expliquer un peu plus clairement, il me serait peut-\'eatre possible de vous comprendre. +\par +\par Tous deux \'e9taient tr\'e8s p\'e2les, tr\'e8s froids, tr\'e8s raides et impassibles dans leur attitude, mais ils \'e9changeaient des regards comme s'ils croisaient le fer. +\par +\par Je me rappelai la r\'e9putation de terrible duelliste qu'avait Sir Lothian et je tremblai pour mon oncle. +\par +\par \endash Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant conna\'eetre clairement. +\par +\par \endash C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a \'e9t\'e9 organis\'e9 un complot pour estropier o\'f9 enlever mon champion et j'ai toutes les raisons possibles de croire que vous y \'eates m\'eal\'e9. +\par +\par Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir Lothian. +\par +\par \endash Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur lequel vous comptiez, au bout de son entra\'eenement, et vous voil\'e0 bien embarrass\'e9 pour trouver une d\'e9faite. Tout de m\'eame je crois que vous eussiez pu en trouver une qui f +\'fbt plus plausible ou qui comport\'e2t des suites moins s\'e9rieuses. +\par +\par \endash Monsieur, r\'e9pondit mon oncle, vous \'eates un menteur, mais personne ne sait mieux que vous \'e0 quel point vous \'eates un menteur. +\par +\par Les joues creuses de Sir Lothian p\'e2lirent de col\'e8re et je vis pendant un instant, dans ses yeux profond\'e9ment enfonc\'e9s, la lueur que l'on aper\'e7oit au fond de ceux d'un m\'e2tin en fureur qui se dresse et se tra\'eene au bout de sa cha\'eene. + +\par +\par Puis, par un effort, il redevint ce qu'il \'e9tait d'ordinaire l'homme froid, dur, ma\'eetre de lui-m\'eame. +\par +\par \endash Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme deux rustres ivres un jour de march\'e9, dit-il. Nous pousserons l'affaire plus loin un autre jour. +\par +\par \endash Pour cela, je vous le promets, r\'e9pondit mon oncle d'un ton farouche. +\par +\par \endash En attendant, je vous invite \'e0 observer les conditions de votre engagement. Si vous ne pr\'e9sentez pas votre champion dans vingt-cinq minutes, je r\'e9clame l'enjeu. +\par +\par \endash Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors vous pourrez le r\'e9clamer, mais pas un instant plus t\'f4t. +\par +\par Il \'e9tait admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui dispose de toute sorte de ressources cach\'e9es. +\par +\par Pendant ce temps, Craven, qui avait \'e9chang\'e9 quelques mots avec Sir Lothian Hume, revint pr\'e8s de nous. +\par +\par \endash J'ai \'e9t\'e9 pri\'e9 de remplir les fonctions d'unique juge en cette affaire. Cela r\'e9pond-il \'e0 vos d\'e9sirs, Sir Charles\~? +\par \endash Je vous serais extr\'eamement oblig\'e9, Craven, d'accepter ces fonctions. +\par +\par \endash Et l\rquote on a propos\'e9 Jackson comme chronom\'e9treur. +\par +\par \endash Je ne saurais en souhaiter de meilleur. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, voil\'e0 qui est convenu. +\par +\par Pendant ce temps, la derni\'e8re voiture \'e9tait arriv\'e9e et les chevaux avaient \'e9t\'e9 attach\'e9s au piquet sur la lande. +\par +\par Les tra\'eenards s'\'e9taient rapproch\'e9s de telle sorte que la vaste multitude formait maintenant une masse compacte d'o\'f9 montait une voix unique qui commen\'e7ait \'e0 mugir d'impatience. +\par +\par Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine \'e0 apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste \'e9tendue de lande verte et pourpre. +\par +\par Un }{\i gig}{ attard\'e9 arrivait au grand galop sur la route venant du sud. +\par +\par Quelques pi\'e9tons montaient encore p\'e9niblement de Crawley, mais on n'apercevait nulle part un indice de l'absent. +\par +\par \endash Les paris vont leur train, malgr\'e9 tout, dit Belcher. J'ai fait un tour au ring et on est toujours au pair. +\par +\par \endash Il y a une place pour vous dans l'enceinte ext\'e9rieure pr\'e8s du ring, Sir Charles, dit Craven. +\par +\par \endash Je n'aper\'e7ois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai pas avant son arriv\'e9e. +\par +\par \endash Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix minutes. +\par +\par \endash Et moi je marque cinq, s'\'e9cria Sir Lothian. +\par +\par \endash C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d\rquote un ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes. +\par +\par \endash Voici Wilson le Crabe, s'\'e9cria Belcher. +\par +\par Au m\'eame instant, retentit dans la foule un cri pareil \'e0 un cri de tonnerre. +\par +\par Le pugiliste de l'Ouest \'e9tait sorti de la tente o\'f9 il faisait sa toilette. Il \'e9tait suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui remplissaient le r\'f4le de seconds aupr\'e8s de lui. +\par +\par Il \'e9tait nu jusqu'\'e0 la ceinture, avec une paire de cale\'e7ons blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course. +\par +\par Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies petites faveurs de la m\'eame couleur \'e9taient attach\'e9es \'e0 ses genoux. +\par +\par Il tenait \'e0 la main un grand chapeau blanc. +\par +\par Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre dans la foule pour permettre l'acc\'e8s du ring. Il lan\'e7a en l'air le chapeau qui tomba dans l'enceinte form\'e9e par les piquets. +\par +\par Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes ext\'e9rieures et int\'e9rieures de cordes et resta debout au centre, les bras crois\'e9s. +\par +\par Je ne m'\'e9tonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui-m\'eame ne put s'emp\'eacher d'y joindre les siens. +\par +\par C'\'e9tait assur\'e9ment un jeune athl\'e8te d'une structure magnifique. Il \'e9tait impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, lustr\'e9e et luisante comme la peau d'une panth\'e8 +re sous les rayons du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles \'e0 chacun de ses mouvements. +\par +\par Ses bras \'e9taient longs et flexibles, ses \'e9paules bien d\'e9tach\'e9es et n\'e9anmoins puissantes, avec cette l\'e9g\'e8re tomb\'e9e qui est plus que la carrure un indice de force. +\par +\par Il joignit les mains derri\'e8re la t\'eate, les \'e9leva, les agita derri\'e8re lui et, \'e0 chacun de ses mo +uvements, quelque nouvelle surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions. +\par +\par Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une belle statue en attendant son adversaire. +\par +\par Sir Lothian Hume, l'air impatient, \'e9tait rest\'e9 les yeux fix\'e9s sur sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant. +\par +\par \endash Le temps est \'e9coul\'e9, s'\'e9cria-t-il. Le match est forfait. +\par +\par \endash Le temps n'est point \'e9coul\'e9, dit Craven. +\par +\par \endash J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui un regard d\'e9sesp\'e9r\'e9. +\par \endash Seulement trois, Tregellis. +\par +\par \endash O\'f9 est votre champion, Sir Charles\~? O\'f9 est l'homme pour qui nous avons pari\'e9\~? +\par +\par Et des figures \'e9chauff\'e9es se tendaient d\'e9j\'e0 l\rquote une sur l'autre. Des regards irrit\'e9s se portaient sur nous. +\par +\par \endash Plus qu'une minute. J'en suis bien f\'e2ch\'e9, Tregellis, mais je serai contraint de d\'e9clarer le forfait contre vous. +\par +\par Il y eut un remous soudain dans la foule, une pouss\'e9e, un cri, et de loin, un vieux chapeau noir lanc\'e9 en l'air par-dessus les t\'eates des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes. +\par +\par \endash Sauv\'e9s, grand Dieu\~! hurla Belcher. +\par +\par \endash Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle d'un ton calme. +\par +\par \endash Trop tard\~! s'\'e9cria sir Lothian. +\par +\par \endash Non, r\'e9pliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes. Maintenant la lutte peut avoir lieu. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889130}XVII \endash AUTOUR DU RING{\*\bkmkend _Toc89889130} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien petit nombre, qui virent de quel c\'f4t\'e9 arrivait ce chapeau noir, si opportun\'e9ment lanc\'e9 par-dessus les cordes. +\par +\par J'ai d\'e9j\'e0 parl\'e9 d'un }{\i gig}{ qui approchait isol\'e9ment et arrivait grand train, par la route du sud. +\par +\par Mon oncle l'avait aper\'e7u, mais en avait \'e9t\'e9 distrait par la discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure. +\par +\par Quant \'e0 moi, j'avais \'e9t\'e9 si frapp\'e9 de l'allure furieuse \'e0 laquelle arrivaient les retardataires, que j'\'e9tais rest\'e9 \'e0 les regarder avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la crainte de causer \'e0 + mon oncle un nouveau d\'e9sappointement. +\par +\par Je venais de voir que le }{\i gig}{ contenait une femme et un homme, lorsque soudain je vis le v\'e9hicule faire un \'e9cart sur la route, se lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et coupant court \'e0 travers la lande, \'e9 +crasant les touffes de gen\'eats, puis s'enfon\'e7ant jusqu'aux moyeux dans la bruy\'e8re et les mares. +\par +\par Lorsque le conducteur arr\'eata ses juments couvertes d'\'e9cume, il jeta les r\'eanes \'e0 sa compagne, s'\'e9lan\'e7a \'e0 bas de son si\'e8ge et se lan\'e7a furieusement \'e0 travers la foule et bient\'f4t fut lanc\'e9 le chapeau qui apprit \'e0 + tous le d\'e9fi port\'e9. +\par +\par \endash Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement que si ce coup de th\'e9\'e2tre avait \'e9t\'e9 arrang\'e9 d'avance et avec soin par lui, rien ne nous presse. +\par +\par \endash \'c0 pr\'e9sent que votre champion a jet\'e9 son chapeau dans le ring, vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles. +\par +\par \endash Mon neveu, votre ami a certainement paru \'e0 temps. Il s'en est fallu de l'\'e9paisseur d'un cheveu\'85 +\par +\par \endash Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre. +\par +\par Les sourcils soulev\'e9s de mon oncle exprim\'e8rent l'\'e9tonnement. +\par +\par \endash Comment\~! un autre\~! s'exclama-t-il. +\par +\par \endash Et un solide encore\~! brailla Belcher, en se donnant sur la cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh\~! que ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en personne. +\par +\par Nous jet\'e2mes un regard sur la foule et nous v\'eemes la t\'eate et les \'e9paules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu \'e0 peu du terrain, en laissant derri\'e8re lui un sillage en forme de V, comme il s'en forme derri\'e8 +re un chien qui nage. +\par +\par Maintenant qu'il se rapprochait du bord int\'e9rieur o\'f9 la foule \'e9tait moins dense, il leva la t\'eate, et nous v\'eemes la figure bonhomme et tann\'e9e du forgeron qui se tourna vers nous. +\par +\par D\'e8s qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par-dessus sous lequel il parut en tout son \'e9quipement de combattant, culottes noires, bas chocolat et souliers blancs. +\par +\par \endash Je suis bien f\'e2ch\'e9 d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais venu plus t\'f4t, mais il m'a fallu du temps pour arranger \'e7a avec la femme. Je n'ai pu la d\'e9cider tout d'un coup, et il a fallu l'emmener avec moi et nous avons discut +\'e9 la chose en route. +\par +\par Et jetant un coup d'\'9cil sur le }{\i gig}{, j'y vis en effet mistress Harrison qui y \'e9tait assise. Sir Charles fit signe \'e0 Jack Harrison. +\par +\par \endash Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison\~? dit-il. Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous attendais pas. +\par +\par \endash Mais, monsieur, vous avez \'e9t\'e9 pr\'e9venu que je viendrais. +\par +\par \endash Non, certainement non. +\par +\par \endash N'avez-vous pas re\'e7u un mot d'avis, Sir Charles, d'un nomm\'e9 Cummings qui est le ma\'eetre de l'auberge de Friar's Oak\~? Ma\'eetre Rodney que voici le conna\'eet bien. +\par +\par \endash Nous l'avons vu ivre mort \'e0 l'h\'f4tel }{\i Georges}{. +\par +\par \endash \'c7a y est, j'en avais eu peur, s'\'e9cria Harrison avec d\'e9pit. Il est toujours comme cela quand il est excit\'e9. Jamais je n'ai vu un homme se monter la t\'eate comme il l'a fait quand il a su que je prendrais cette lutte \'e0 + mon compte. Il s'est muni d'un sac de souverains pour parier pour moi. +\par +\par \endash C'est donc pour cela que la cote a chang\'e9\~? dit mon oncle. Il en a entra\'een\'e9 d'autres. +\par +\par \endash Je craignais tellement qu'il ne se mit \'e0 boire, que je lui avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre une minute. Il avait un billet pour vous. +\par +\par \endash J'ai appris qu'il \'e9tait arriv\'e9 \'e0 l'h\'f4tel }{\i Georges}{ \'e0 six heures. Or, je ne suis arriv\'e9 de Reigate qu'\'e0 sept heures pass\'e9es et, \'e0 ce moment-l\'e0, je suis s\'fbr qu'il devait avoir bu sa commission. Mais o\'f9 + est votre neveu Jim et comment avez-vous pu savoir qu'on aurait besoin de vous\~? +\par +\par \endash Ce n'est pas sa faute, je vous en r\'e9ponds, s'il vous a laiss\'e9 dans le p\'e9trin. Quant \'e0 moi, j'ai re\'e7u l'ordre de le remplacer. Cet ordre m'a \'e9t\'e9 donn\'e9 par le seul homme en ce monde, auquel je n'aurais jamais d\'e9sob\'e9i. + +\par +\par \endash Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui \'e9tait descendue du }{\i gig}{ et s'\'e9tait approch\'e9e de nous, tirez de lui le meilleur parti que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, dussiez-vous me le demander \'e0 + genoux. +\par +\par \endash Elle n'encourage pas du tout les sports. \'c7a c'est un fait\~! dit le forgeron. +\par +\par \endash Les sports\~! s'\'e9cria-t-elle d'une voix criarde o\'f9 per\'e7aient le m\'e9pris et la col\'e8re. Revenez m'en parler quand tout sera fini. +\par +\par Elle s'\'e9loigna en toute h\'e2te et je la vis plus tard, assise parmi la bruy\'e8re, le dos tourn\'e9 \'e0 la foule et les mains sur les oreilles, toute recroquevill\'e9e, toute convulsionn\'e9e d'appr\'e9hension. +\par +\par Pendant que se passait cette sc\'e8ne rapide, la foule \'e9tait devenue de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait entrevu la bonne fortune inesp\'e9r\'e9 +e de voir un boxeur aussi r\'e9put\'e9 qu'Harrison. +\par +\par Son nom avait d\'e9j\'e0 circul\'e9 et plus d'un connaisseur \'e2g\'e9 avait tir\'e9 de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guin\'e9es sur l'homme qui allait repr\'e9senter l'\'e9cole du pass\'e9 en face de l'\'e9cole du pr\'e9sent. +\par +\par Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l\rquote on avait encore quelques petites variations dans la cote, selon que se modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans les groupes de la foule. +\par +\par Pendant ce temps-l\'e0, sir Lothian Hume faisait des embarras aupr\'e8s de l'honorable Berkeley Craven, qui \'e9tait rest\'e9 debout pr\'e8s de notre voiture. +\par +\par \endash Je d\'e9pose une protestation formelle contre cette mani\'e8re d'agir, dit-il. +\par +\par \endash Pour quels motifs, monsieur\~? +\par +\par \endash Parce que l'homme pr\'e9sent\'e9 ici n'est pas celui qu'a d\'e9sign\'e9 en premier lieu Sir Charles Tregellis. +\par +\par \endash Je n'ai d\'e9sign\'e9 absolument personne, vous le savez bien, dit mon oncle. +\par +\par \endash Les paris ont \'e9t\'e9 tenus dans l'id\'e9e que le jeune Jim Harrison serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier moment, il est retir\'e9 pour \'eatre remplac\'e9 par un autre plus redoutable. +\par +\par \endash Sir Charles Tregellis ne d\'e9passe en rien son droit, dit Craven d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de pr\'e9senter un homme qui serait en dedans des limites d'\'e2ge convenues, +et l'on me dit qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans pass\'e9s, Harrison\~? +\par +\par \endash Quarante ans le mois prochain, monsieur. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien. Je d\'e9clare que la lutte peut s'engager. +\par +\par Mais, h\'e9las\~! il y avait une autorit\'e9 sup\'e9rieure \'e0 celle du juge lui-m\'eame, et nous avions \'e0 subir un incident qui fut le pr\'e9lude et parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois. +\par +\par \'c0 travers la lande \'e9tait arriv\'e9 un cavalier v\'eatu de noir, avec des bottes de chasse \'e0 revers de basane, suivi d'un couple de grooms +, et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain alternativement. +\par +\par Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jet\'e9 des regards soup\'e7onneux du c\'f4t\'e9 de ce cavalier, mais le plus grand nombre l'aper\'e7urent seulement lorsqu'il eut arr\'eat\'e9 son cheval sur un tertre qui dominait l'amphith +\'e9\'e2tre et d'o\'f9, avec une voix de stentor, il annon\'e7a qu'il repr\'e9sentait le }{\i Custos Rotulorum}{ de Sa Majest\'e9 dans le comt\'e9 de Sussex et qu'il d\'e9clarait la r\'e9union de cette assembl\'e9e contraire \'e0 + la loi, et qu'il avait charge de la disperser en employant au besoin la force. +\par +\par Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profond\'e9ment enracin\'e9e, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de bien des si\'e8cles, \'e0 imprimer \'e0 coups de trique dans l'\'e2me de ces insulaires sauvages et turbulents. + +\par +\par Voil\'e0 donc un homme, flanqu\'e9 simplement de deux domestiques, en face de trente mille autres hommes irrit\'e9s, m\'e9contents, et parmi lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession et aussi parmi ces derniers, des repr\'e9 +sentants de la classe la plus brutale et la plus dangereuse qu'il y e\'fbt dans le pays. +\par +\par Et pourtant, c'\'e9tait cet homme isol\'e9 qui parlait de recourir \'e0 la force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant pareille \'e0 un animal indocile et de dispositions farouches, face-\'e0-face avec une puissance, qu'il savait sourde +\'e0 tout raisonnement, capable de vaincre toute r\'e9sistance. +\par +\par Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce g\'eaneur du sport. +\par +\par \endash Je suppose que vous avez un mandat, monsieur\~? dit Craven. +\par +\par \endash Oui, monsieur, j'ai un mandat. +\par +\par \endash Alors, la loi me donne le droit de l'examiner. +\par +\par Le magistrat lui tendit un papier bleu. +\par +\par Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, pench\'e8rent la t\'eate pour l'examiner, car la plupart d'entre eux \'e9taient eux-m\'eames des magistrats et fort attentifs \'e0 d\'e9couvrir la moindre b\'e9vue dans la r\'e9daction. +\par +\par \'c0 la fin, Craven haussa les \'e9paules et rendit le papier. +\par +\par \endash Il me parait en forme, monsieur, dit-il. +\par +\par \endash Il est absolument correct, r\'e9pondit le magistrat avec affabilit\'e9. Pour vous \'e9viter une perte de votre temps pr\'e9cieux, gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis parfaitement r\'e9solu \'e0 + interdire tout combat, en quelques circonstances que ce soit, sur le territoire du comt\'e9 dont j'ai la charge et je suis d\'e9cid\'e9 \'e0 vous suivre tout le jour pour l'emp\'eacher. +\par Dans mon inexp\'e9rience, je me figurais que cela paraissait terminer l'affaire d'une fa\'e7on d\'e9finitive, mais je n'avais pas rendu justice \'e0 la pr\'e9voyance des personnes qui organisent ces rencontres et j'ignorais \'e9 +galement les avantages qui faisaient de la dune de Crawley un lieu de r\'e9union privil\'e9gi\'e9. Les patrons, les parieurs, le juge, le chronom\'e9treur tinrent conseil. +\par +\par \endash Il y a sept milles de terrain au-del\'e0 de la fronti\'e8re du Hampshire et deux au-del\'e0 de celle du Surrey, dit Jackson. +\par +\par Le fameux ma\'eetre du ring avait arbor\'e9 en l'honneur de la circonstance un magnifique habit \'e9carlate aux boutonni\'e8res brod\'e9es d'or, une canne blanche, un chapeau \'e0 + boucle avec large ruban noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair. +\par +\par Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et particuli\'e8rement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant contribu\'e9 \'e0 faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais. + +\par +\par Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux per\'e7ants et son \'e9norme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef. +\par +\par \endash Si je pouvais me hasarder \'e0 vous donner un avis, dit l'affable magistrat, ce serait de passer du c\'f4t\'e9 du Hampshire car, du c\'f4t\'e9 du Sussex, sir James Ford n'est pas moins oppos\'e9 que moi \'e0 ces sortes de r\'e9 +unions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point. +\par +\par \endash Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de fa\'e7on \'e0 produire le plus grand effet, je vous suis infiniment oblig\'e9. Si le juge le permet, il n'y aura qu'\'e0 d\'e9placer les piquets. +\par L'instant d'apr\'e8s, ce fut une sc\'e8ne de la plus vive animation. +\par +\par Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aid\'e9s des gardiens du ring, arrach\'e8rent les piquets et les cordes et les emport\'e8rent dans un autre endroit de la plaine. +\par +\par Wilson le Crabe fut envelopp\'e9 dans de grands manteaux et emmen\'e9 dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la place de Mr Craven sur notre voiture. +\par +\par Ensuite, l'immense foule se d\'e9pla\'e7a, cavaliers, v\'e9hicules, pi\'e9tons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la lande. +\par +\par Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avan\'e7aient sur cinquante de front, secou\'e9es, cahot\'e9es par toutes les in\'e9galit\'e9s qu'elles rencontraient. +\par +\par De temps \'e0 autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruy\'e8re et des \'e9clats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis qu'ils contemplaient piteusement le d\'e9sastre. +\par +\par Puis, dans une partie de la lande o\'f9 les broussailles \'e9taient plus clairsem\'e9es et la surface plus \'e9gale, les pi\'e9tons se mirent \'e0 courir, les cavaliers firent jouer les \'e9 +perons, les conducteurs firent claquer leurs fouets et toute la foule s'\'e9coula en une course au clocher, affol\'e9e \'e0 la suite de la barouche jaune et de la voiture rouge qui formaient l'avant-garde. +\par +\par \endash Que pensez-vous de nos chances\~? dit mon oncle \'e0 Harrison de fa\'e7on \'e0 ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient avec pr\'e9caution sur ce terrain in\'e9gal. +\par +\par \endash Ce sera ma derni\'e8re lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, ce serait \'e0 + la condition de ne plus le lui demander. Il faut que je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne. +\par +\par \endash Mais votre entra\'eenement\~? +\par +\par \endash Je suis toujours en entra\'eenement, monsieur. Je travaille ferme du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses r\'e8gles. +\par +\par \endash Il a le bras un peu long pour vous. +\par +\par \endash Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore et je les ai vaincus. Si on en venait \'e0 un corps \'e0 corps, j'aurais tous les avantages et avec une pouss\'e9e, je viendrais \'e0 bout de lui. +\par +\par \endash C'est un match entre la jeunesse et l'exp\'e9rience. Eh bien\~! Je ne retirerais pas une guin\'e9e de mon enjeu. Mais \'e0 moins qu'il ait \'e9t\'e9 contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir abandonn\'e9. +\par +\par \endash Il \'e9tait contraint, Sir Charles. +\par +\par \endash Vous l'avez vu, alors\~? +\par +\par \endash Non, patron, je ne l'ai pas vu. +\par +\par \endash Vous savez o\'f9 il est\~? +\par +\par \endash Ah\~! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas \'e9t\'e9 possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient sur nous. +\par Ce personnage de mauvais augure revint au galop pr\'e8s de notre voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable. +\par +\par \endash Mon ressort s'arr\'eate \'e0 ce foss\'e9, monsieur, dit-il. Je me figure que vous aurez peine \'e0 trouver un endroit plus avantageux pour une partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de l'autre c\'f4t\'e9. L\'e0 + je suis absolument certain que personne ne viendra vous d\'e9ranger. +\par +\par Le d\'e9sir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, contrastait si fort avec le z\'e8le qu'il avait mis \'e0 nous chasser de son comt\'e9, que mon oncle ne put s'emp\'eacher de lui en faire l'observation. +\par +\par \endash Le r\'f4le d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une violation de la loi, r\'e9pondit-il, mais si mon coll\'e8gue du Hampshire n'\'e9prouve point de scrupules \'e0 permettre cela dans son ressort, je ne serais pas f\'e2ch\'e9 + de voir la lutte. +\par +\par Et donnant de l'\'e9peron \'e0 son cheval, il alla se placer sur un tertre voisin, d'o\'f9 il esp\'e9rait bien voir ce qui se passerait. +\par +\par Alors, j'eus sous les yeux tous ces d\'e9tails d'\'e9tiquette, ces curiosit\'e9s d'usages qui se sont perp\'e9tu\'e9s jusqu'\'e0 nos jours\~; ils sont encore si r\'e9cents que nous ne sommes pas parvenus \'e0 nous persuader qu'un jour ils seront rec +ueillis par quelque historien de la soci\'e9t\'e9 avec autant de z\'e8le que les sportsmen en mettaient \'e0 les observer. +\par +\par La lutte prenait un certain caract\'e8re de dignit\'e9, gr\'e2ce \'e0 un rigide code de c\'e9r\'e9monies, tout comme le choc entre chevaliers bard\'e9s de fer \'e9tait pr\'e9c\'e9d\'e9 et embelli par l\rquote appel des h\'e9rauts et le d\'e9 +tail des armoiries. +\par +\par Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut appara\'eetre comme une \'e9preuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une rude et vaillante pr\'e9 +paration aux conditions de la vie dans un si\'e8cle de fer. +\par +\par Et tout de m\'eame, maintenant que le ring est devenu une chose du pass\'e9 aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles-m\'eames d'une fa\'e7on si naturelle et si spontan\'e9 +e, c'est qu'elles ont une fonction \'e0 remplir, c'est qu'il y a moins de mal \'e0 ce que deux hommes se battent, de leur propre gr\'e9, jusqu'\'e0 l'\'e9puisement de leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'id\'e9al de l'\'e9 +nergie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez un peuple dont le destin est si compl\'e8tement subordonn\'e9 aux qualit\'e9s individuelles du citoyen. +\par +\par Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour o\'f9 l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre \'e0 ces qualit\'e9s premi\'e8res, auxquelles nous pouvons, \'e0 + tout moment, \'eatre oblig\'e9s de recourir pour nous tenir en s\'fbret\'e9. +\par +\par Tom Owen et son original aide Fogs, qui r\'e9unissait les professions de boxeur et de po\'e8te, mais qui, heureusement pour lui, tirait meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bient\'f4t \'e9tabli le ring selon les r\'e8gles alors en vogue. + +\par +\par Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. du }{\i Pugiling-Club}{, furent plant\'e9s de fa\'e7on \'e0 d\'e9limiter un carr\'e9 de vingt-quatre pieds de c\'f4t\'e9 entour\'e9s de cordes. +\par +\par En dehors de ce ring, une autre enceinte fut dispos\'e9e\~; il y avait huit pieds de largeur entre les deux. +\par +\par L'enceinte int\'e9rieure \'e9tait destin\'e9e aux combattants et \'e0 leurs seconds tandis que dans l'enceinte ext\'e9rieure, des places \'e9taient r\'e9serv\'e9es au juge, au chronom\'e9treur, aux patrons des champions et \'e0 + un petit nombre de personnages distingu\'e9s ou favoris\'e9s du nombre desquels je fus, \'e9tant en compagnie de mon oncle. +\par +\par Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent dispos\'e9 +s comme gardes dans l'enceinte ext\'e9rieure. +\par +\par Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui \'e9taient si en faveur aupr\'e8s des gens \'e0 la mode. Ils \'e9taient arm\'e9s de cravaches \'e0 monture d'argent, marqu\'e9es aux initiales P.C. +\par +\par Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se faufilait dans l'enceinte ext\'e9rieure, le corps des gardiens, au lieu de recourir aux raisonnements ou aux pri\'e8res, tombait \'e0 + tour de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'\'e0 ce qu'il se f\'fbt enfui du terrain d\'e9fendu. +\par +\par Et malgr\'e9 cette garde formidable et ces proc\'e9d\'e9s sauvages, les gardes qui avaient \'e0 soutenir l'effort de pouss\'e9e en avant d'une foule enrag\'e9e, \'e9taient souvent aussi \'e9reint\'e9s que les combattants eux-m\'eames \'e0 la f +in d'une rencontre. +\par +\par Jusqu'\'e0 ce moment-l\'e0, ils formaient une ligne de sentinelles qui pr\'e9sentait, sous une s\'e9rie d'uniformes chapeaux blancs, tous les types possibles du boxeur, depuis la figure fra\'eeche et juv\'e9nile de Tom Belcher, de Jones et des autres no +uvelles recrues, jusqu'aux faces cicatris\'e9es et mutil\'e9es des vieux professionnels. +\par +\par Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les cordes, je pouvais, gr\'e2ce \'e0 ma place privil\'e9gi\'e9e, entendre les propos de la foule qui \'e9tait derri\'e8re moi. Deux rangs de cette foule \'e9taient allong\'e9 +s par terre, les deux autres rangs agenouill\'e9s et le reste debout en colonnes serr\'e9es sur toute la pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que par-dessus les \'e9paules de celle qui \'e9tait en avant d'elle. +\par +\par Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort exp\'e9riment\'e9s, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le plus sombre, et j'avais le c\'9cur gros \'e0 entendre leurs propos. +\par +\par \endash Toujours la m\'eame histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se mettre dans la t\'eate que les jeunes doivent avoir leur tour. Il faut le leur enfoncer dans la t\'eate \'e0 coups de poing. +\par +\par \endash Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a battu Boughton et que moi-m\'eame, j'ai vu Hooper le ferblantier mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous l\'e0 avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison. + +\par +\par \endash N'en soyez pas si s\'fbr que \'e7a, s'\'e9cria un troisi\'e8me. J'ai vu Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu. C'est un boucher, vous dis-je. +\par +\par \endash C'\'e9tait, voulez-vous dire. +\par +\par \endash Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant chang\'e9 que cela. Et je suis pr\'eat \'e0 mettre dix guin\'e9es sur mon opinion. +\par +\par \endash Comment\~! dit tr\'e8s haut un homme plac\'e9 juste derri\'e8re moi et qui faisait l\rquote important, en parlant avec l'accent lourd et z\'e9zayant de l'ouest. D'apr\'e8s ce que j\rquote ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, je ne crois pas qu +\rquote Harrison e\'fbt tenu bon pendant dix rounds, quand il \'e9tait dans sa premi\'e8re jeunesse. Je suis arriv\'e9 hier par le coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient \'e9t\'e9 + envoy\'e9es pour miser sur notre homme. +\par \endash Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la race jusqu'\'e0 la moelle des os. Il ne reculerait pas quand m\'eame son adversaire serait aussi gros que Carlton House. + +\par +\par \endash Peuh\~! r\'e9pondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les pays de Bristol et de Gloucester que l\rquote on trouve les hommes capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester. +\par +\par \endash Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix irrit\'e9e dans la foule qui se trouvait derri\'e8re lui. Il y a six hommes de Londres qui se chargeraient de d\'e9molir douze de ceux qui nous arrivent de l'Ouest. +\par +\par L'affaire aurait peut-\'eatre d\'e9but\'e9 par un engagement impromptu entre le cockney indiqu\'e9 et le gentleman venu de Bristol, si un tonnerre d\rquote applaudissements n'\'e9tait pas venu couper court \'e0 leur altercation. +\par +\par Ces applaudissements \'e9taient dus \'e0 l'apparition sur le ring de Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui portaient le bassin, l'\'e9ponge, la vessie \'e0 eau-de-vie et autres insignes de leur office. +\par +\par D\'e8s qu'il fut entr\'e9, Wilson le Crabe d\'e9fit le foulard jaune serin qui lui ceignait les reins et l'attacha \'e0 un des poteaux des angles o\'f9 le foulard resta agit\'e9 par la brise. +\par +\par Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la m\'eame couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la pi\'e8ce. +\par +\par Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que par l'arriv\'e9e d'Harrison qui entra pos\'e9ment, tranquillement, en enjambant les cordes ainsi qu'il convenait \'e0 son \'e2ge plus m\'fbr et \'e0 ses articulations moins souples. +\par +\par Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que ceux qui avaient salu\'e9 Wilson, et ils exprimaient une admiration plus profonde, car la foule avait d\'e9j\'e0 eu le temps de voir le physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison \'e9 +tait une nouveaut\'e9 pour elle. +\par +\par J'avais souvent contempl\'e9 les bras et le cou du puissant forgeron, mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'\'e0 la ceinture. +\par +\par Je n'avais point compris la merveilleuse sym\'e9trie de d\'e9veloppement qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le mod\'e8le favori des sculpteurs de Londres. +\par +\par Ce n'\'e9tait plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de lumi\'e8re sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un coup d'\'9cil si agr\'e9able. +\par +\par Au lieu de cela, on se trouvait en pr\'e9sence d'une grandeur rudement taill\'e9e, d'un enchev\'eatrement de muscles noueux. +\par +\par On e\'fbt dit les racines d'un vieux ch\'eane se tordant pour aller de la poitrine \'e0 l'\'e9paule et de l'\'e9paule au coude. +\par +\par M\'eame quand il \'e9tait au repos, le soleil jetait des ombres sur les courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et faisait de son corps un amas de n\'9cuds et d'asp +\'e9rit\'e9s. +\par +\par La peau de sa figure et de son corps \'e9tait d'une teinte plus fonc\'e9e, d'un grain plus serr\'e9 que celle de son adversaire plus jeune, mais il paraissait avoir plus de r\'e9sistance, de duret\'e9 et cette apparence \'e9tait encore plus marqu\'e9 +e par la couleur plus sombre de ses bas et de ses culottes. +\par +\par Il entra dans le ring en su\'e7ant un citron, suivi de Jim Belcher et de Caleb Baldwin le fruitier. +\par +\par Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se dirigea vers son adversaire la main tendue. +\par +\par \endash J'esp\'e8re que vous allez bien, Wilson\~? dit-il. +\par +\par \endash Pas trop mal merci, r\'e9pondit l'autre. Nous nous parlerons sur un autre ton, j'esp\'e8re, avant de nous quitter. +\par +\par \endash Mais sans rancune, dit le forgeron. +\par +\par Et les deux hommes \'e9chang\'e8rent un ricanement avant de se placer dans leurs coins. +\par +\par \endash Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont \'e9t\'e9 pes\'e9s\~? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte ext\'e9rieure. +\par +\par \endash Ils viennent d'\'eatre pes\'e9s sous mes yeux, monsieur, r\'e9pondit Mr Craven. Votre homme a fait baisser le plateau \'e0 treize stone trois et Harrison a treize huit. +\par +\par \endash C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'\'e0 la t\'eate, s'\'e9cria Sam le Hollandais de son coin. +\par +\par \endash Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin. +\par +\par \endash Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais achet\'e9, r\'e9pliqua Jim Belcher. +\par +\par Et la foule de rire \'e0 ces rudes plaisanteries. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889131}XVIII \endash LA DERNI\'c8RE BATAILLE DU FORGERON{\*\bkmkend _Toc89889131} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par \endash Qu'on quitte le ring ext\'e9rieur\~! cria Jackson, debout pr\'e8s des cordes, une grosse montre d'argent \'e0 la main. +\par +\par \endash Swhack\~! Swhack\~! Swhack\~! firent les cravaches, car un certain nombre de spectateurs, les uns jet\'e9s en avant par la pouss\'e9e de derri\'e8re, les autres pr\'eats \'e0 + risquer un peu de douleur physique pour avoir une chance de mieux voir, s'\'e9taient gliss\'e9s sous les cordes et formaient une rang\'e9e irr\'e9guli\'e8re en dedans de l'enceinte ext\'e9rieure. +\par +\par Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse de coups port\'e9s par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons en arri\'e8re, avec la pr\'e9cipitation maladroite de moutons effray\'e9s qui cherchent \'e0 passer par une br\'e8 +che de leur parc. +\par +\par Leur situation \'e9tait embarrassante, car les gens plac\'e9s en avant refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils recevaient par derri\'e8re finirent par avoir le dessus et les derniers fugitifs \'e9taient rentr\'e9s, tout effarouch\'e9 +s, dans les rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les bords, \'e0 intervalles \'e9gaux, leurs cravaches le long de la cuisse. +\par +\par \endash Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous informer que le champion d\'e9sign\'e9 + par Sir Charles Tregellis est Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne ne doit rester dans l'enceinte ext\'e9rieure \'e0 l'exception du juge et du chronom\'e9tre +ur. Il ne me reste plus qu'\'e0 vous prier, si l\rquote occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le terrain libre, \'e9viter la confusion et veiller \'e0 la loyaut\'e9 du combat. Tout est pr\'eat\~? +\par +\par \endash Tout est pr\'eat, cria-t-on des deux coins. +\par +\par \endash Allez. +\par +\par Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais se dirig\'e8rent d'un pas rapide vers le centre du ring. +\par +\par Les deux hommes se donn\'e8rent une poign\'e9e de main. Les seconds en firent autant. Les quatre mains se crois\'e8rent. +\par +\par Puis les seconds se retir\'e8rent en arri\'e8re. +\par +\par Les deux hommes rest\'e8rent face-\'e0-face, pied contre pied, les mains lev\'e9es. +\par +\par C'\'e9tait un spectacle magnifique pour quiconque n'\'e9tait pas d\'e9pourvu de l'instinct qui fait appr\'e9cier la plus noble des \'9cuvres de la nature. +\par +\par Chacun de ces deux hommes r\'e9pondait \'e0 la condition qui fait l'athl\'e8te puissant, celle de para\'eetre plus grand sans ses v\'eatements qu'avec eux. +\par +\par Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien. +\par +\par Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caract\'e9ristiques de l\rquote autre par les contrastes avec les siens propres\~: l\rquote adolescent allong\'e9, aux membres d\'e9li\'e9s, aux pieds de daim, et le v\'e9t\'e9 +ran trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait \'e0 une souche de ch\'eane. +\par +\par La cote se mit \'e0 monter en faveur du jeune homme \'e0 partir du moment o\'f9 ils furent mis en pr\'e9sence, car ses avantages \'e9taient bien apparents, tandis que les qualit\'e9s, qui avaient \'e9lev\'e9 si haut Harrison dans sa jeunesse, n'\'e9 +taient plus qu'un souvenir rest\'e9 aux anciens. +\par +\par Tout le monde pouvait voir les trois pouces de sup\'e9riorit\'e9 dans la taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il suffisait de remarquer le mouvement rapide, f\'e9lin, des pieds, le parfait \'e9 +quilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou lui \'e9chapper. +\par +\par Mais il fallait un instinct plus p\'e9n\'e9trant, pour interpr\'e9ter le sourire farouche qui voltigeait sur les l\'e8vres du forgeron ou la flamme secr\'e8te qui brillait dans ses yeux gris. +\par +\par Seuls les gens d\rquote autrefois savaient qu\rquote avec son c\'9cur puissant et sa charpente de fer, c\rquote \'e9tait un homme contre lequel il \'e9tait dangereux de parier. +\par +\par Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, sa main et son pied gauche bien en avant, son corps pench\'e9 tr\'e8s en arri\'e8re de ses reins, sa garde plac\'e9e en travers de sa poitrine, mais tenue assez en avant pour qu'il f\'fb +t extr\'eamement difficile d\rquote aller au-del\'e0. +\par +\par De son c\'f4t\'e9, le forgeron avait pris l\rquote attitude tomb\'e9e en d\'e9su\'e9tude qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s\rquote \'e9tait pas revue depuis dix ans dans une lutte de premi\'e8re classe. +\par +\par Ses deux genoux \'e9taient l\'e9g\'e8rement fl\'e9chis, il se pr\'e9sentait bien carr\'e9ment \'e0 son adversaire et tenait ses deux poings bruns par-dessus sa marque, de mani\'e8re \'e0 pouvoir lancer l'un ou l'autre \'e0 son gr\'e9. +\par +\par Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au dehors, avaient \'e9t\'e9 plong\'e9es dans quelque liquide astringent, afin de les emp\'eacher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement avec +la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des gants de couleur fonc\'e9e et tr\'e8s collants, jusqu'au moment o\'f9 mon oncle m'expliqua la chose \'e0 voix basse. +\par +\par Ils \'e9taient ainsi face-\'e0-face au milieu d'un fr\'e9missement d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, \'e0 ce point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme \'e0 + homme, au centre de quelque solitude primitive. +\par +\par Il parut \'e9vident, d\'e8s le d\'e9but, que Wilson le Crabe \'e9tait d\'e9cid\'e9 \'e0 ne n\'e9gliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait \'e0 la l\'e9g\'e8ret\'e9 de ses pieds, \'e0 l'agilit\'e9 de ses mains, jusqu'au moment o\'f9 + il comprendrait quelque chose \'e0 la tactique de son adversaire. +\par +\par Il tourna plusieurs fois autour de lui, \'e0 petits pas rapides, mena\'e7ants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-m\'eame, r\'e9glant ses mouvements en cons\'e9quence. +\par +\par Alors, Wilson fit un pas en arri\'e8re, pour engager Harrison \'e0 rompre et \'e0 le suivre. +\par +\par L'ancien sourit et secoua la t\'eate. +\par +\par \endash Il faut que vous veniez \'e0 moi, mon gar\'e7on, dit-il, je suis trop vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous avons la journ\'e9e devant nous, et j'attendrai. +\par +\par Il ne s'attendait pas peut-\'eatre \'e0 recevoir aussi promptement une r\'e9ponse \'e0 son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest bondissant comme une panth\'e8re fut sur lui. +\par +\par \endash Pan\~! Pan\~! Pan\~! +\par +\par Puis des coups sourds se succ\'e9d\'e8rent. +\par +\par Les trois premiers tomb\'e8rent sur la figure d'Harrison, les deux derniers s'appliqu\'e8rent rudement sur son corps. +\par +\par Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se d\'e9gagea d'un style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marqu\'e8rent en rouge vif le bas de ses c\'f4tes. +\par +\par \endash Premier sang pour Wilson\~! cria la foule. +\par +\par Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpr\'e9 et d\'e9gouttant. +\par +\par Et Wilson revint \'e0 la marque avec une feinte et lan\'e7a un coup \'e0 toute vol\'e9e sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round par une glissade sur le gazon. +\par +\par \endash Premier knock-down pour Harrison\~! hurl\'e8rent des milliers de voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer de main selon le jugement rendu. +\par +\par \endash J'en appelle au juge, s'\'e9cria Sir Lothian Hume, c'\'e9tait une glissade et non un knock-down. +\par +\par \endash Je juge que c'\'e9tait une glissade, dit Berkeley Craven. +\par +\par Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur et bien disput\'e9. +\par Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans le bassin. +\par +\par \endash Tout \'e0 fait comme jadis, dit-il \'e0 Belcher. +\par +\par \endash Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez re\'e7u un peu plus que vous n'avez donn\'e9. +\par +\par \endash Je peux en porter davantage, dit-il avec s\'e9r\'e9nit\'e9, pendant que Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse \'e9ponge. +\par +\par Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de para\'eetre \'e0 travers l\rquote eau. +\par +\par Je puis m\rquote apercevoir, d'apr\'e8s les commentaires que faisaient autour de moi les Corinthiens exp\'e9riment\'e9s et d'apr\'e8s les remarques de la foule plac\'e9e derri\'e8re moi, qu'on regardait les chances d'Harrison comme diminu\'e9 +es par ce round. +\par +\par \endash J'ai vu ses d\'e9fauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualit\'e9s de jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa garde. Wilson l'a touch\'e9 autant qu'il a voulu. + +\par +\par \endash Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-m\'eame touch\'e9 une fois, mais cette fois-l\'e0 + vaudra trois de Wilson, remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guin\'e9e. +\par +\par Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes \'e9taient de nouveau face-\'e0-face. Les seconds s'\'e9taient si habilement acquitt\'e9s de leur t\'e2che, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert de ce qui s'\'e9tait pass\'e9. +\par +\par Wilson prit malicieusement l\rquote offensive avec le gauche, mais ayant mal jug\'e9 la distance, il re\'e7ut en r\'e9ponse un coup \'e9crasant dans l\rquote estomac qui l\rquote envoya chancelant et la respiration coup\'e9e sur les cordes. +\par +\par \endash Hurrah pour le vieux\~! hurla la foule. +\par +\par Mon oncle se mit \'e0 rire et \'e0 taquiner Sir John Lade. +\par +\par L\rquote homme de l\rquote Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de l\rquote eau et, d\rquote un pas furtif, revint vers le centre du ring, o\'f9 son adversaire restait debout. +\par +\par Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un bond de c\'f4t\'e9 en riant. +\par +\par Les deux hommes \'e9taient un peu essouffl\'e9s et leur respiration rapide, profonde, m\'ealant son bruit \'e0 leur l\'e9ger pi\'e9tinement pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit uniforme et \'e0 long rythme. +\par +\par Deux coups port\'e9s simultan\'e9ment de chaque c\'f4t\'e9 avec la main gauche, se heurt\'e8rent avec une sorte de d\'e9tonation comme un coup de pistolet, et alors, comme Harrison se lan\'e7 +ait en avant pour une attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en avant, tant par l'effet de son \'e9lan que par celui de sa vaine attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup \'e0 toute vol\'e9e du bras \'e0 + demi ploy\'e9 de l\rquote homme de l'Ouest. +\par +\par \endash Knock-down pour Wilson\~! cria le juge auquel r\'e9pondit un grondement pareil \'e0 une bord\'e9e d'un vaisseau de soixante-quatorze canons. +\par +\par Les Corinthiens lanc\'e8rent en l\rquote air par centaines leurs chapeaux \'e0 bords contourn\'e9s et toute la pente qui s'\'e9tendait devant nous fut comme une gr\'e8ve de faces rouges et hurlantes. +\par +\par Mon c\'9cur \'e9tait paralys\'e9 par la crainte. +\par +\par Je sursautais \'e0 chaque coup et pourtant je me sentais en proie \'e0 une fascination toute puissante, \'e0 un frisson de joie farouche, \'e0 une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais capable de s'\'e9lever au-dessus de sa douleur et +de la crainte, rien que par un effort pour conqu\'e9rir la plus humble des gloires. +\par +\par Belcher et Baldwin s'\'e9taient \'e9lanc\'e9s sur leur homme, mais, malgr\'e9 la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son ch\'e2timent, les gens de l'Ouest manifest\'e8rent un enthousiasme immense. +\par +\par \endash Nous le tenons, il est battu, il est battu\~! criaient les deux seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester\~! +\par +\par \endash Battu\~? Croyez-vous\~? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce champ avant que vous veniez \'e0 le battre, car il peut tenir un mois contre ces coups de chasse-mouches. +\par +\par Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'\'e9ponge. +\par +\par \endash Comment cela va-t-il, Harrison\~? demanda mon oncle. +\par +\par \endash Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour. +\par +\par Cette r\'e9ponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaiet\'e9 que les nuages disparurent du front de mon oncle. +\par \endash Vous devriez recommander \'e0 votre homme plus d'initiative, Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque pas. +\par +\par \endash Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je pr\'e9f\'e8re le laisser agir \'e0 son gr\'e9. +\par +\par \endash La cote est maintenant contre lui \'e0 trois contre un, dit un gentleman que sa moustache grise d\'e9signait comme un officier de la derni\'e8re guerre. +\par +\par \endash C'est tr\'e8s vrai, g\'e9n\'e9ral Fitzpatrick, mais vous remarquerez que ce sont les jeunes gens qui donnent une cote \'e9lev\'e9e et que ce sont les vieux qui l'acceptent. +\par +\par Je m'en tiens \'e0 mon opinion. +\par +\par Les deux hommes furent bient\'f4t aux prises avec entrain\~; d\'e8s qu'on jeta le cri de\~: Allez\~! +\par +\par Le forgeron avait le c\'f4t\'e9 gauche de la t\'eate un peu bossue, mais il avait toujours son sourire bonhomme et pourtant mena\'e7ant. +\par +\par Quant \'e0 Wilson il paraissait absolument tel qu'il \'e9tait au d\'e9but, mais deux fois, je le vis se mordre les l\'e8vres comme pour r\'e9primer un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur les c\'f4 +tes passaient du rouge vif au pourpre fonc\'e9. +\par +\par Il tenait sa garde un peu plus bas pour d\'e9fendre ce point vuln\'e9rable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilit\'e9 propre \'e0 prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups port\'e9s \'e0 la poitrine. +\par +\par De son c\'f4t\'e9, le forgeron pers\'e9v\'e9rait dans la tactique d\'e9fensive par o\'f9 il avait commenc\'e9. +\par +\par On nous avait rapport\'e9 de l'Ouest bien des choses sur la finesse du jeu de Wilson, sur la rapidit\'e9 de ses coups, mais la r\'e9alit\'e9 \'e9tait au-dessus de ce que nous savions de lui. +\par +\par Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilit\'e9 et d'une justesse qui n'avaient jamais \'e9t\'e9 surpass\'e9es m\'eame par Mendoza au temps de sa pleine force. +\par +\par Il se portait en avant, en arri\'e8re, avec la rapidit\'e9 de l'\'e9clair. +\par +\par Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les v\'eet. +\par +\par Mais Harrison les recevait tous avec le m\'eame sourire obstin\'e9, ripostait de temps \'e0 autre par un coup vigoureux en plein corps, car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte. +\par +\par \'c0 la fin du cinqui\'e8me round les paris \'e9taient \'e0 quatre contre un et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment. +\par +\par \endash Qu'en dites-vous maintenant\~? s'\'e9cria l'homme de l'Ouest qui \'e9tait derri\'e8re moi. +\par +\par Il \'e9tait tellement excit\'e9 qu\rquote il ne pouvait plus que r\'e9p\'e9ter\~: +\par +\par \endash Qu'en dites-vous maintenant\~? +\par +\par Lorsque dans le sixi\'e8me round le forgeron re\'e7ut deux coups sans arriver \'e0 riposter par un coup qui compt\'e2t, que, par-dessus le march\'e9, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons inarticul\'e9s et des cris de joie, tant il \'e9 +tait enthousiasm\'e9. +\par Sir Lothian Hume souriait et balan\'e7ait la t\'eate, pendant que mon oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il souffrait autant que moi. +\par +\par \endash Cela ne marche pas, Tregellis, dit le g\'e9n\'e9ral Fitzpatrick. Mon argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur. +\par +\par \endash Mon homme est un peu pass\'e9, r\'e9pondit mon oncle, mais il finira par avoir le dessus. +\par +\par Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris qu'un changement de quelque sorte devenait n\'e9cessaire pour couper court \'e0 cette vieille histoire des jeunes et des anciens. +\par +\par Toutefois, le septi\'e8me round fit appara\'eetre la r\'e9serve de force qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les figures de ces faiseurs de paris qui s'\'e9taient figur\'e9 qu'en somme la lutte \'e9tait termin\'e9 +e et que quelques rounds suffiraient pour donner au forgeron le coup de gr\'e2ce. +\par +\par Lorsque les deux hommes \'e9taient face-\'e0-face, il \'e9tait \'e9vident que Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait forcer l'autre au combat et se maintenir sur l\rquote offensive qu'il avait prise. +\par +\par Mais il y avait toujours dans les yeux du v\'e9t\'e9ran cette lueur grise et toujours sur sa rude figure ce m\'eame sourire. +\par +\par Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements d\rquote \'e9paules, dans le port de t\'eate, et je sentis revenir ma confiance en voyant de quelle fa\'e7on il se carrait devant son homme. +\par +\par Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, et il \'e9vita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant pr\'e8s de ses c\'f4tes. +\par +\par \endash Bravo, vieux, s'\'e9cria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive \'e0 destination, vaudra une dose de laudanum. +\par +\par Il y eut un temps d'arr\'eat pendant lequel les pieds s'agit\'e8rent, le souffle p\'e9nible se f\'eet entendre, interrompu par un grand coup de Wilson en plein corps, coup que le forgeron arr\'eata avec le plus grand sang-froid. +\par +\par Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse. +\par +\par Wilson attaqua malicieusement \'e0 la t\'eate, mais Harrison re\'e7ut le choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la t\'eate \'e0 son adversaire. +\par +\par \endash Ouvrez la poivri\'e8re, hurla Mendoza. +\par +\par Et Wilson s'\'e9lan\'e7a pour ob\'e9ir \'e0 ces instructions, mais il fut repouss\'e9 avec des coups vigoureux en pleine poitrine. +\par +\par \endash Voil\'e0 le moment, allez-y vivement, cria Belcher. +\par +\par Et le forgeron, s'\'e9lan\'e7ant en avant, fit pleuvoir une gr\'eale de coups de bras \'e0 demi ploy\'e9, jusqu'\'e0 ce qu'enfin Wilson le Crabe, n'en pouvant plus, se retir\'e2t dans son coin. +\par +\par Les deux hommes avaient des marques \'e0 montrer, mais Harrison avait d\'e9finitivement le dessus dans l\rquote offensive. +\par +\par Ce fut alors \'e0 nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous enrouer \'e0 force de crier pendant que les seconds donnaient \'e0 notre homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin. +\par +\par \endash Qu'en dites-vous maintenant\~? criaient tous les voisins de l'homme de l'Ouest en r\'e9p\'e9tant son propre refrain. +\par +\par \endash Eh bien\~! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, s'\'e9cria Sir John Lade. O\'f9 en est la cote en ce moment, Sir Lothian\~? +\par +\par \endash J'ai jou\'e9 tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas que mon homme puisse perdre. +\par +\par Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son \'e9paule du c\'f4t\'e9 de la foule. +\par +\par Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste pour s'en apercevoir. +\par +\par Mais sa pr\'e9sence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes de pluie qui finirent bient\'f4t en averse abondante, remplissant l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux hauts et durs des Corinthiens. +\par +\par Les collets d'habits furent relev\'e9s, les mouchoirs furent nou\'e9s autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait d'humidit\'e9 et qu'ils se tenaient debout face-\'e0-face. +\par +\par Je remarquai que Belcher, d'un air tr\'e8s s\'e9rieux, murmura quelques mots \'e0 l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, que le forgeron faisait de la t\'ea +te un signe d'assentiment, de l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations qu'il re\'e7oit. Et on vit aussit\'f4t quels avaient \'e9t\'e9 ces conseils. +\par +\par Harrison allait faire succ\'e9der l'attaque \'e0 la d\'e9fense. +\par +\par Le r\'e9sultat du repos apr\'e8s le dernier round avait convaincu les seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de rendre des coups. +\par +\par Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie. +\par +\par Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait \'e0 Wilson son agilit\'e9 et il allait \'e9prouver plus de difficult\'e9 \'e0 esquiver les attaques imp\'e9tueuses de son adversaire. +\par +\par L'art du ring consiste \'e0 tirer parti de circonstances de ce genre et plus d'un second vigilant a fait gagner \'e0 son homme une bataille presque perdue. +\par +\par \endash Allez-y, allez-y donc\~! hurl\'e8rent ses deux seconds pendant que tous les parieurs pour Harrison r\'e9p\'e9taient leurs cris \'e0 travers la foule. +\par +\par Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent ne devaient l'oublier. +\par +\par Wilson le Crabe, aussi obstin\'e9 qu'une pierre, le recevait chaque fois d'un coup lanc\'e9 \'e0 la vol\'e9e, mais il n'y avait pas de force, pas de science humaine qui par\'fbt capable de faire reculer cet homme de fer. +\par +\par En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec une puissance formidable. +\par +\par Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand d'autres fois, il n\'e9gligeait toute pr\'e9caution, mais ses coups avaient un ressort irr\'e9sistible. +\par +\par L'averse continuait \'e0 les fouetter. L'eau coulait \'e0 flots de leur figure et se r\'e9pandait en filets rouges sur leur corps, mais ni l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de man\'9cuvrer de fa\'e7on \'e0 ce qu'elle tomb\'e2 +t sur les yeux de l'antagoniste. Mais apr\'e8s une s\'e9rie de rounds, le champion de l'Ouest faiblit. +\par +\par Apr\'e8s cette s\'e9rie de rounds, la cote monta de notre c\'f4t\'e9 et d\'e9passa le chiffre le plus \'e9lev\'e9 qu'elle e\'fbt atteint jusqu'alors en sens inverse. +\par +\par Le c\'9cur d\'e9faillant dans la piti\'e9 et l'admiration que m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur que chaque assaut f\'fbt le dernier. +\par +\par Et pourtant, \'e0 peine Jackson avait il cri\'e9\~: \'ab\~Allez\~!\~\'bb que tous deux s'\'e9lan\'e7aient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs figures ab\'eem\'e9es et la blague sur leurs l\'e8vres saignantes. +\par +\par C'\'e9tait l\'e0 peut-\'eatre une humble le\'e7on de choses, mais je vous en donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint \'e0 accomplir une t\'e2che p\'e9nible, en rappelant \'e0 mon souvenir cette matin\'e9e des Dunes de Crawley. + +\par +\par Je me suis demande si j'\'e9tais faible au point de ne pouvoir faire pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient ces deux hommes, en vue d'un enjeu mis\'e9rable et pour se conqu\'e9rir de la consid\'e9ration parmi leurs pareils. + +\par Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont d\'e9j\'e0, mais j'affirme qu\rquote il a aussi son c\'f4t\'e9 intellectuel et qu'en voyant jusqu'o\'f9 peut atteindre l'extr\'eame limite de l'endurance humaine et le courage, on re\'e7 +oit un enseignement qui a sa valeur propre. +\par +\par Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualit\'e9s, il faut avoir un v\'e9ritable parti pris pour nier qu\rquote il puisse engendrer des vices terribles et le destin voulut que ce matin-l\'e0, nous eussions les deux exemples sous les yeux. + +\par +\par Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se d\'e9tourn\'e8rent fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure. +\par +\par Je savais, en effet, avec quelle t\'e9m\'e9rit\'e9 il avait pari\'e9, je savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient sous les coups \'e9crasants du vieux boxeur. +\par +\par Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du d\'e9but, avait depuis longtemps disparu de ses l\'e8vres et ses joues avaient pris une p\'e2leur livide, en m\'eame temps que ses yeux gris et farouches lan\'e7 +aient des regards furtifs de dessous les gros sourcils. +\par +\par Plus d\rquote une fois, il \'e9clata en impr\'e9cations sauvages, lorsqu'un coup jetait Wilson \'e0 terre. +\par +\par Mais je remarquai tout particuli\'e8rement que son menton ne cessait de se retourner vers son \'e9paule et qu'\'e0 la fin de chaque round il avait de prompts et vifs coups d'\'9cil vers les derniers rangs de la foule. +\par +\par Pendant quelque temps, sur cette pente immense, form\'e9es de figures qui s\rquote \'e9tageaient en demi-cercle derri\'e8re nous, il me fut impossible de d\'e9couvrir exactement sur quel point son regard se dirigeait. +\par +\par Mais \'e0 la fin, je parvins \'e0 le reconna\'eetre. +\par +\par Un homme de tr\'e8s haute taille qui montrait une paire de larges \'e9paules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus grande attention de notre c\'f4t\'e9 et je m'aper\'e7us qu'il se faisait un \'e9 +change rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que le groupe dont il formait le centre \'e9tait compos\'e9 de tout ce qu\rquote il y avait de plus dangereux dans l\rquote +assembl\'e9e, des gens aux figures farouches et vicieuses, exprimant la cruaut\'e9 et la d\'e9bauche. +\par +\par Ils hurlaient comme une meute de loups \'e0 chaque coup et lan\'e7aient des impr\'e9cations \'e0 Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans son coin. +\par +\par Ils \'e9taient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler \'e0 demi-voix et regarder de leur c\'f4t\'e9 comme s'ils s'attendaient \'e0 quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait \'e0 quel point le danger \'e9 +tait imminent et combien il pouvait \'eatre grave. +\par +\par Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et la pluie battante \'e9tait plus forte que jamais. +\par +\par Une vapeur \'e9paisse montait des deux combattants et le ring \'e9tait transform\'e9 en une mare de boue. +\par +\par Des chutes multiples avaient donn\'e9 aux adversaires une couleur brune \'e0 laquelle se m\'ealaient \'e7a et l\'e0 d'horribles taches rouges. +\par +\par Chaque round avait donn\'e9 l'indice que Wilson le Crabe baissait et il \'e9tait \'e9vident, m\'eame pour mes yeux inexp\'e9riment\'e9s, qu'il s'affaiblissait rapidement. +\par +\par Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de le soutenir. +\par +\par Mais sa science, gr\'e2ce \'e0 de longs exercices, avait fait de lui une sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait avec moins de force, il le faisait toujours avec la m\'eame justesse. +\par +\par Et m\'eame un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le dessus dans la lutte, car c'\'e9tait le forgeron qui portait les marques les plus terribles. +\par +\par Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais quelle fixit\'e9, quel \'e9garement, on ne sait quel embarras dans la respiration qui nous r\'e9v\'e9laient que les coups les plus dangereux ne sont pas ceux qui se voient le mieux \'e0 + la surface. +\par +\par Un vigoureux coup de travers, lanc\'e9 \'e0 la fin du trente et uni\'e8me round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le trente-deuxi\'e8me round, dans une attitude plus \'e9l\'e9gamment brave que jamais, on e\'fb +t dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie rappelait celle d'un homme qui a re\'e7u un coup d'assommoir. +\par +\par \endash Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'\'e9cria Belcher. Vous pouvez y aller de votre fa\'e7on, maintenant. +\par +\par \endash Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant. +\par +\par \endash Que le diable m'emporte\~! J'aime son genre, cria Sir John Lade. Il ne recule pas, il ne c\'e8de pas. Il ne cherche pas le corps \'e0 corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. Il faut l'emmener, le brave gar\'e7on. +\par +\par \endash Qu'on l'emm\'e8ne\~! Qu'on l'emm\'e8ne\~! r\'e9p\'e9t\'e8rent des centaines de voix. +\par +\par \endash Je ne veux pas qu'on m'emm\'e8ne. Qui ose parler ainsi\~? s'\'e9cria Wilson qui \'e9tait revenu apr\'e8s une nouvelle chute sur les genoux de ses seconds. +\par +\par \endash Il a trop de c\'9cur pour crier assez, dit le g\'e9n\'e9ral Fitzpatrick. +\par +\par Puis s'adressant \'e0 Sir Lothian\~: +\par +\par \endash Vous qui \'eates son soutien, vous devriez demander qu'on jette l'\'e9ponge en l'air. +\par +\par \endash Vous croyez qu'il ne peut vaincre\~? +\par +\par \endash Il est battu sans r\'e9mission, monsieur. +\par +\par \endash Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de premi\'e8re force. +\par +\par \endash Jamais homme plus endurant n'\'f4ta sa chemise, mais l'autre est trop fort pour lui. +\par +\par \endash Eh bien\~! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de plus. +\par +\par En parlant, il se retourna \'e0 demi et je le vis lever le bras gauche en l'air par un geste singulier. +\par +\par \endash Coupez les cordes\~! Qu'on joue franc jeu\~! Attendez que la pluie cesse\~! cria derri\'e8re moi une voix de stentor. +\par +\par Je vis que c'\'e9tait celle de l'homme de haute taille \'e0 l'habit vert-bouteille. +\par +\par Son cri \'e9tait un signal, car cent voix rauques partirent avec le bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble\~: +\par +\par \endash Franc jeu pour Gloucester\~! For\'e7ons le ring, for\'e7ons le ring\~! +\par +\par Jackson, venait de crier\~: \'ab\~Allez\~!\~\'bb et les deux hommes couverts de boue \'e9taient d\'e9j\'e0 debout, mais maintenant l'int\'e9r\'eat se portait sur l'assistance et non sur le combat. +\par +\par Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la foule, y avaient d\'e9termin\'e9 autant d'ondulations dans toute sa largeur. +\par +\par Toutes les t\'eates oscillaient avec une sorte de cadence dans un m\'eame sens comme dans un champ de bl\'e9, sous un coup de vent. +\par +\par \'c0 chaque pouss\'e9e le balancement augmentait. Ceux des premiers rangs faisaient de vains efforts pour r\'e9sister \'e0 l'impulsion qui venait du dehors. +\par +\par Enfin, deux coups secs se firent entendre. +\par +\par Deux des piquets blancs, avec la terre adh\'e9rente \'e0 leur pointe, furent lanc\'e9s dans le ring ext\'e9rieur et une frange de gens lanc\'e9s par la vague compacte qui \'e9tait en arri\'e8re fut pr\'e9cipit\'e9e contre la ligne des gardes. +\par +\par Les longues cravaches s'abattirent, mani\'e9es par les bras les plus vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en hurlant, avaient \'e0 peine r\'e9ussi \'e0 reculer quelques pas devant les coups impitoyables qu'une nouvelle pouss\'e9 +e de l'arri\'e8re les rejetait de nouveau dans les bras des gardes. +\par +\par Un bon nombre d'entre eux se jet\'e8rent \'e0 terre et laiss\'e8rent passer sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, rendus enrag\'e9s par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de chasse et leurs cannes. +\par +\par Alors, pendant que la moiti\'e9 de la foule se serrait \'e0 droite et l'autre moiti\'e9 \'e0 gauche, pour se soustraire \'e0 la pression de derri\'e8re, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, \'e0 travers l'espace vide, s'\'e9lan\'e7a une troup +e de bandits venus de l'autre bord. Tous \'e9taient arm\'e9s de cannes plomb\'e9es et hurlaient\~: +\par +\par \endash Franc jeu et vive Gloucester\~! +\par +\par Leur \'e9lan r\'e9solu entra\'eena les gardes, les cordes du ring int\'e9rieur furent cass\'e9es comme des fils et en un instant, le ring devint le centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de t\'ea +tes, de fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient face-\'e0-face, si serr\'e9s qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer et ils continuaient \'e0 + se battre sans faire attention au chaos qui faisait rage autour d'eux, pareils \'e0 deux bouledogues qui se tiendraient mutuellement par la gorge. +\par +\par La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, les conseils lanc\'e9s \'e0 tue-t\'eate, l'odeur forte du drap mouill\'e9, les moindres d\'e9tails de cette sc\'e8ne, vue dans ma premi\'e8 +re jeunesse, tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de nettet\'e9 que si c'\'e9tait d'hier. \'c0 ce moment, il ne nous \'e9tait pas facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous aussi, au milieu de cette foule enrag +\'e9e, qui nous portait de c\'f4t\'e9 et d'autre et parfois nous soulevait de terre. +\par +\par Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derri\'e8re Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgr\'e9 les b\'e2tons et les cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient \'e0 marquer les rounds, et \'e0 surveiller le combat. +\par +\par \endash Le ring est forc\'e9, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans r\'e9sultat. +\par +\par \endash Gredin\~! s'\'e9cria mon oncle avec col\'e8re. C'est vous qui avez organis\'e9 cela. +\par +\par \endash Vous avez d\'e9j\'e0 un compte \'e0 r\'e9gler avec moi, dit Hume d'un ton sinistre et narquois. +\par +\par Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en plein dans les bras de mon oncle. +\par +\par Les figures des deux hommes n'\'e9taient qu'\'e0 quelques pouces de distance l\rquote une de l'autre, et les yeux effront\'e9s de Sir Lothian Hume durent se baisser sous l'imp\'e9rieux d\'e9dain qui brillait d'une froide lueur dans ceux de mon oncle. + +\par +\par \endash Nous r\'e9glerons nos comptes, ne vous en inqui\'e9tez pas, bien que ce soit me d\'e9grader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de votre sorte. O\'f9 en sommes-nous, Craven\~? +\par +\par \endash Nous aurons \'e0 prononcer partie remise, Tregellis. +\par +\par \endash Mon homme est en plein combat. +\par \endash Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma t\'e2che quand \'e0 chaque instant, je re\'e7ois un coup de fouet ou de canne. +\par +\par Jackson se lan\'e7a soudain dans la foule, mais il revint les mains vides et l'air piteux. +\par +\par \endash On m'a vol\'e9 ma montre de chronom\'e9treur, s'\'e9cria-t-il. Un petit gredin me l'a arrach\'e9e de la main. +\par +\par Mon oncle porta la main \'e0 son gousset. +\par +\par \endash La mienne a disparu aussi, s'\'e9cria-t-il. +\par +\par \endash Prononcez la remise sans d\'e9lai ou votre homme va \'eatre malmen\'e9, dit Jackson. +\par +\par Et nous v\'eemes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique \'e0 la main, commen\'e7aient \'e0 le cerner. +\par +\par \endash Consentez-vous \'e0 une remise, Sir Lothian Hume\~? +\par +\par \endash J'y consens. +\par +\par \endash Et vous, Sir Charles\~? +\par +\par \endash Non, certes. +\par +\par \endash Le ring a disparu. +\par +\par \endash Ce n'est pas ma faute. +\par +\par \endash Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les champions se retirent et que les enjeux soient rendus \'e0 leurs possesseurs. +\par +\par \endash Une remise\~! une remise\~! cria-t-on de tous c\'f4t\'e9s. +\par +\par Et bient\'f4t la foule se dispersa de tous c\'f4t\'e9s, les pi\'e9tons au pas de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, les Corinthiens \'e0 la recherche de leurs chevaux et de leurs voitures. +\par +\par Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main. +\par +\par \endash J'esp\'e8re que je ne vous ai pas fait trop de mal. +\par +\par \endash J'en ai assez re\'e7u pour avoir de la peine \'e0 me tenir debout. Et vous\~? +\par +\par \endash Ma t\'eate chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a favoris\'e9. +\par +\par \endash Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne d\'e9sire pas une plus belle lutte. +\par +\par \endash Ni moi non plus. Bonjour. +\par +\par Et alors les deux champions aux braves c\'9curs se fray\'e8rent passage \'e0 travers les bandits hurlants, comme deux lions bless\'e9s parmi une meute de loups et de chacals. +\par +\par Je le r\'e9p\'e8te, si le ring est tomb\'e9 bien bas, il ne faut pas l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais \'e0 la cohue de parasites et de gredins qui vivent autour. +\par +\par Ils sont autant au-dessous du pugiliste honn\'eate que le r\'f4deur de champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval de course qui sert de pr\'e9texte pour commettre leurs coquineries. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889132}XIX \endash \'c0 LA FALAISE ROYALE{\*\bkmkend _Toc89889132} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Mon oncle, dans sa bont\'e9, se pr\'e9occupa de faire coucher Harrison d\'e8s que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il pr\'eet ses blessures en riant, n'en avait pas moins \'e9t\'e9 rudement malmen\'e9. +\par +\par \endash N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement ravag\'e9e. Tenez, vous voila en pire \'e9tat que quand + vous avez battu Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer que vous \'eates l'homme qui m'a conduite \'e0 l'autel. Quand le roi d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais recommencer. +\par +\par \endash Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d\rquote aller jusqu'\'e0 ce que la lutte me quitte. +\par +\par Il fit une grimace en avalant une gorg\'e9e du flacon de brandy que lui tendait Sir Charles. +\par +\par \endash C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me br\'fble terriblement mes l\'e8vres fendues. Ah\~! voici John Cummings, l'h\'f4telier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un p\'eacheur\~! On le croirait \'e0 la recherche d'un m\'e9 +decin des fous, \'e0 en juger par la figure qu'il fait. +\par +\par C'\'e9tait, en effet, un singulier personnage que celui qui s'avan\'e7ait avec nous sur la lande. +\par +\par Il avait la figure \'e9chauff\'e9e, l'air h\'e9b\'e9t\'e9 de l'homme qui revient \'e0 la raison au sortir de l'\'e9tat d'ivresse. +\par +\par Il courait de c\'f4t\'e9s et d'autres, la t\'eate nue, les cheveux et la barbe au vent. +\par +\par Il se pr\'e9cipitait en courts zigzags, d'un groupe \'e0 l'autre, son air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgr\'e9 moi une b\'e9casse voletant \'e0 travers une ligne de fusils. +\par +\par Nous le v\'eemes s'arr\'eater un instant pr\'e8s de la barouche jaune et remettre quelque chose \'e0 Sir Lothian Hume. +\par +\par Aussit\'f4t apr\'e8s, il revint et nous apercevant tout \'e0 coup, il jeta un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en tenant un papier \'e0 bout de bras. +\par +\par \endash Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommand\'e9 de ne pas avaler une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message \'e0 Sir Charles\~? +\par +\par \endash Je m\'e9riterais d'\'eatre rou\'e9, oui, cria-t-il tourment\'e9 par le remords. Je vous ai demand\'e9, Sir Charles, aussi vrai que je suis vivant, mais vous n'\'e9tiez pas l\'e0 et alors que voulez-vous\~? J'\'e9 +tais si content de placer mes enjeux \'e0 ce prix-l\'e0, sachant qu'Harrison allait lutter\'85 Et puis le ma\'eetre de l'h\'f4tel }{\i Georges}{ m'a fait go\'fbter \'e0 ses bouteilles de derri\'e8re les fagots, si bien que je n'ai plus eu ma t\'eate \'e0 + moi. Et \'e0 pr\'e9sent, c'est seulement apr\'e8s le combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je m\'e9rite. +\par +\par Mais mon oncle ne pr\'eatait aucune attention aux reproches que l'h\'f4telier s'adressait \'e0 lui-m\'eame avec volubilit\'e9. +\par +\par Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant l\'e9g\'e8rement les sourcils, ce qui \'e9tait chez lui la note la plus \'e9lev\'e9e dans la gamme assez restreinte de ses facult\'e9s d'\'e9motion. +\par +\par \endash Que comprenez-vous \'e0 ceci, mon neveu\~? demanda-t-il en faisant passer le billet. +\par +\par Voici ce que je lus\~: +\par +\par \'ab\~Sir Charles Tregellis, +\par +\par \'ab\~Sur le nom de Dieu, d\'e8s que ces mots vous viendront, rendez-vous \'e0 la Falaise royale et mettez le moins de temps possible \'e0 faire le trajet. +\par +\par \'ab\~Je vous prie de venir aussit\'f4t que cela sera possible, et jusqu'\'e0 ce moment-l\'e0, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\'ab\~JAMES HARRISON.\~\'bb +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par \endash Eh bien, mon neveu\~? interrogea mon oncle. +\par +\par \endash Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier. +\par +\par \endash Qui vous a remis cela, bonhomme\~? +\par +\par \endash C'\'e9tait le jeune Jim Harrison lui-m\'eame, dit l'h\'f4telier, quoique j'aie eu de la peine \'e0 le reconna\'eetre. On l'aurait pris pour son propre fant\'f4me. Il \'e9tait si press\'e9 + de vous faire parvenir cela qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnach\'e9s et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre pour Sir Lothian Hume, et je rendrais gr\'e2ces au ciel que J +im ait choisi un meilleur messager. +\par \endash Voila qui est myst\'e9rieux en effet, dit mon oncle en penchant la t\'eate sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de mauvais augure\~? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez sous le nom de James Harrison\~ +? Est-ce que j'aurais pu l'appeler d'un autre nom\~? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumi\'e8re dans ceci. Quant \'e0 vous, Mistress Harrison, votre physionomie me prouve que vous \'eates au fait. +\par +\par \endash \'c7a se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous arr\'eatons. La chose a march\'e9 comme \'e7 +a pendant vingt ans, mais \'e0 pr\'e9sent nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos sup\'e9rieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez \'e0 + savoir ce que ce billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on vous demande, d'aller en voiture \'e0 la Falaise royale o\'f9 vous saurez tout. +\par +\par Mon oncle mit le billet dans sa poche. +\par +\par \endash Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre les mains d'un chirurgien. +\par +\par \endash Ne vous inqui\'e9tez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi nous pouvons retourner \'e0 Crawley dans le }{\i gig}{\~; avec un yard d'empl\'e2tre et une tranche de viande saignante, je serai bient\'f4t sur pied. +\par +\par Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple \'e0 Crawley, o\'f9 le forgeron fut confi\'e9 aux soins de sa femme, apr\'e8s avoir \'e9t\'e9 install\'e9 dans les conditions les plus confortables qu'on put obtenir avec de l'argent. Ens +uite on d\'e9jeuna \'e0 la h\'e2te et on lan\'e7a les juments sur la route du sud. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui met un terme \'e0 mes rapports avec le ring, mon neveu, dit mon oncle, je reconnais qu'il est d\'e9sormais impossible d'en interdire l'acc\'e8s \'e0 la friponnerie. J\rquote ai \'e9t\'e9 filout\'e9 et nargu\'e9 +, mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne patronnerai une lutte de professionnels. +\par +\par Si j'avais \'e9t\'e9 plus \'e2g\'e9 ou s'il m'avait inspir\'e9 moins de crainte, j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le c\'9cur. +\par +\par Je lui aurais demand\'e9 de renoncer \'e0 d'autres choses encore et d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de chercher une autre t\'e2che qui f\'fbt digne de sa vigoureuse intelligence et de son excellent c\'9cur. +\par +\par Mais \'e0 peine cette pens\'e9e avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il avait oubli\'e9 ces moments de s\'e9rieux et se mettait \'e0 causer de nouveaux harnais \'e0 + ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux cheval de trois ans de Lord Doncaster. +\par +\par Nous avions atteint Whiteman\rquote s Green, ce qui faisait une bonne moiti\'e9 de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, lorsque je jetai un coup d'\'9cil en arri\'e8re et je vis sur la route le reflet du soleil sur une haute voiture jaune. + +\par +\par Sir Lothian Hume nous suivait. +\par +\par \endash Il a re\'e7u la m\'eame invitation que nous et il se rend au m\'eame but, dit mon oncle en jetant un coup d'\'9cil par-dessus son \'e9paule. On nous demande tous les deux \'e0 la Falaise royale, nous, +les deux survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous y appelle. Mon neveu, j'ai men\'e9 une existence pleine d'\'e9v\'e9nements, mais je sens que c'est une sc\'e8ne plus \'e9trange que les autres, qui m'attend parmi ces arbres. + +\par +\par Il fouetta les juments. +\par Alors, gr\'e2ce \'e0 la courbe que faisait la route, nous p\'fbmes apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant parmi les vieux ch\'eanes qui l\rquote entourent. +\par +\par Cette vue, le renom de cette demeure ensanglant\'e9e, et hant\'e9e de fant\'f4mes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappel\'e8rent tout \'e0 coup que cette \'e9trange invitation avait +\'e9t\'e9 adress\'e9e aux deux hommes qui avaient \'e9t\'e9 m\'eal\'e9s \'e0 cette trag\'e9die digne du temps pass\'e9, et que cet appel +venait de mon compagnon de mes jeux d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour de je ne sais quel \'e9v\'e9nement important qui se pr\'e9parait sous nos yeux. +\par +\par La grille rouill\'e9e, entre les deux colonnes croulantes et surmont\'e9es d'armoiries, s'ouvrit \'e0 deux battants. +\par +\par Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il finit par les arr\'eater brusquement devant les marches que le temps avait noircies de taches. +\par +\par La porte d'entr\'e9e s'\'e9tait ouverte et le petit Jim \'e9tait l\'e0 \'e0 nous attendre. +\par +\par Mais combien ce petit Jim ressemblait peu \'e0 celui que j'avais connu et affectionn\'e9. +\par +\par Il y avait quelque chose de chang\'e9 en lui. +\par +\par Ce changement \'e9tait si \'e9vident que ce fut ce qui me frappa d'abord et il \'e9tait si subtil que je ne pus trouver de mots pour le d\'e9finir. +\par +\par Ce n\rquote \'e9tait pas qu'il f\'fbt mieux habill\'e9 que jadis, car je reconnus le vieux costume brun qu'il portait. +\par +\par Ce n'\'e9tait pas qu'il e\'fbt l'air moins engageant, car son entra\'eenement l'avait laiss\'e9 tel qu'il pouvait passer pour le mod\'e8le de ce que devait \'eatre un homme. +\par +\par Et pourtant ce changement \'e9tait r\'e9el. C\rquote \'e9tait je ne sais quelle dignit\'e9 dans l\rquote expression, je ne sais quoi qui donnait de l\rquote assurance \'e0 son attitude et qui par sa pr\'e9sence visible paraissait \'ea +tre la seule chose qui e\'fbt manqu\'e9 pour lui donner l'harmonie et la perfection. +\par +\par Et malgr\'e9 son exploit on e\'fbt dit que son nom d'\'e9colier, petit Jim, lui \'e9tait rest\'e9 naturellement jusqu'au moment o\'f9 je le vis en sa virilit\'e9 ma\'eetresse d'elle-m\'eame et si magnifique sur le seuil de la vieille maison. +\par +\par Une femme \'e9tait debout \'e0 c\'f4t\'e9 de lui, la main pos\'e9e sur son \'e9paule. Je vis que c'\'e9tait Miss Hinton, d'Anstey Cross. +\par +\par \endash Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis\~? dit-elle en s'avan\'e7ant, lorsque nous descend\'eemes de voiture. +\par +\par Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigu\'e9. +\par +\par \endash Je ne crois pas avoir eu le plaisir de\'85 Et pourtant, madame\'85 +\par +\par \endash Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir oubli\'e9 Polly Hinton. +\par +\par \endash Oubli\'e9e\~! Mais nous avons tous pris votre deuil, \'e0 Pop's Alley pendant plus d'ann\'e9es que je ne voudrais. Mais je me demande avec surprise\'85 +\par +\par \endash Je me suis mari\'e9e secr\'e8tement et j'ai quitt\'e9 le th\'e9\'e2tre. Je tiens \'e0 vous demander pardon de vous avoir enlev\'e9 Jim, la nuit derni\'e8re. +\par +\par \endash C'\'e9tait donc vous\~? +\par +\par \endash J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les v\'f4tres. Vous \'e9tiez son patron, moi j'\'e9tais sa m\'e8re. +\par +\par Et en parlant, elle attira vers elle la t\'eate de Jim. +\par +\par \'c0 ce moment, o\'f9 leurs joues \'e9taient pr\'e8s de se toucher, ces deux figures, l'une qui portait encore les traces d'une beaut\'e9 f\'e9minine en train de s'effacer, l'autre o\'f9 se peignait la force masculine en plein d\'e9 +veloppement, ces deux figures avaient un tel air de ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, leur front large et blanc que je m'\'e9tonnai de ne pas avoir devin\'e9 leur secret, d\'e8s le jour o\'f9 je les avais vus ensemble. + +\par +\par \endash Oui, c'est mon gar\'e7on \'e0 moi et il m'a sauv\'e9 de quelque chose qui \'e9tait pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra vous le dire. Mais mes l\'e8vres \'e9taient scell\'e9 +es et c'est seulement hier soir que j'ai pu lui dire que c'\'e9tait \'e0 sa m\'e8re qu'il avait rendu le charme de la vie \'e0 force de douceur et de patience. +\par +\par \endash Chut, ma m\'e8re\~! dit Jim en posant les l\'e8vres sur la joue de sa m\'e8re. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, dites-moi, Sir Charles, comment s'est pass\'e9 le combat\~? +\par +\par \endash Votre oncle aurait remport\'e9 la victoire, mais des gens de la populace ont forc\'e9 le ring. +\par \endash Il n'\'e9tait pas mon oncle, Sir Charles, mais il a \'e9t\'e9 pour moi et pour mon p\'e8re l'ami le meilleur, le plus fid\'e8 +le qu'il y ait eu au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais il n'a pas eu trop de mal, j'esp\'e8re\~? +\par +\par \endash D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse justifier la fa\'e7 +on dont vous avez rompu votre engagement, d'un seul mot. +\par +\par \endash Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconna\'eetrez qu'il m'e\'fbt \'e9t\'e9 impossible d'agir autrement. Mais si je ne me trompe pas, voici Sir Lothian Hume. +\par +\par La barouche jaune avait enfil\'e9 l'avenue, et peu d'instants apr\'e8s, les chevaux harass\'e9s, essouffl\'e9s, venaient de s'arr\'eater derri\'e8re notre voiture. +\par +\par Sir Lothian sauta \'e0 bas, d'un air sombre qui pr\'e9sageait la temp\'eate. +\par +\par \endash Restez o\'f9 vous \'eates, Corcoran, dit-il. +\par +\par Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui \'e9tait son compagnon de voyage. +\par +\par \endash Eh bien\~! reprit-il en promenant autour de lui un regard insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a l'impertinence de m'adresser une invitation \'e0 visiter ma propre maison, et o\'f9 + diable voulez-vous en venir en envahissant ma propri\'e9t\'e9\~? +\par +\par \endash Je vous r\'e9ponds que vous comprendrez cela et bien d'autres choses encore, dit Jim qui avait sur les l\'e8vres un sourire \'e9nigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes efforts pour vous expliquer tout cela. +\par +\par Et tenant la main de sa m\'e8re, il nous conduisait dans cette chambre fatale o\'f9 les cartes \'e9taient encore entass\'e9es sur le gu\'e9ridon et o\'f9 la tache sombre se dissimulait encore dans un coin. +\par +\par \endash Eh bien, monsieur, votre explication\~? s'\'e9cria Sir Lothian qui se pla\'e7a les bras crois\'e9s pr\'e8s de la porte. +\par +\par \endash Mes premi\'e8res explications, c'est \'e0 vous que je les dois, Sir Charles. +\par +\par Et, en \'e9coutant ses paroles et en observant ses mani\'e8res, je ne pus qu'admirer le r\'e9sultat produit sur un jeune paysan par la soci\'e9t\'e9 de cette femme qui \'e9tait sa m\'e8re sans qu'il le s\'fbt. +\par +\par \endash Je tiens, reprit-il, \'e0 vous dire ce qui se passa cette nuit-l\'e0. +\par +\par \endash Je vais le raconter \'e0 votre place, Jim, dit sa m\'e8re. Vous devez savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne conn\'fbt rien au sujet de ses parents, nous \'e9tions vivants tous les deux et que nous ne l\rquote +avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laiss\'e9 agir \'e0 son gr\'e9, aller \'e0 Londres et relever ce d\'e9fi. C'est seulement hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son p\'e8re, qui ne voulut le permettre \'e0 aucun prix. Il \'e9 +tait dans un \'e9tat d'extr\'eame faiblesse et il ne fallait pas s'opposer \'e0 ses d\'e9sirs. Il me donna l\rquote ordre de partir aussit\'f4t et de ramener son fils aupr\'e8s de lui. Je ne savais que faire, car j'\'e9tais + convaincue que Jim ne viendrait jamais \'e0 moins qu'on ne lui trouv\'e2t un rempla\'e7ant. J'allai trouver les braves gens qui l'avaient \'e9lev\'e9. Je les mis au fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il e\'fbt \'e9t\'e9 + son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte qu'ils vinrent \'e0 mon aide. Que Dieu les b\'e9nisse pour leur bont\'e9 envers une \'e9pouse et une m\'e8re afflig\'e9e. Harrison consentait \'e0 + prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son p\'e8re. Alors, je me rendis en voiture \'e0 Crawley. Je d\'e9couvris o\'f9 \'e9tait la chambre de Jim et je lui parlai par la fen\'eatre, car j'\'e9 +tais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient point partir. Je lui dis que j'\'e9tais sa m\'e8re. Je lui dis qui \'e9tait son p\'e8re. Je lui dis que mon pha\'e9ton attendait et que j'\'e9tais \'e0 peu pr\'e8s certaine qu'il arriverait \'e0 + peine assez \'e0 temps pour recevoir la derni\'e8re b\'e9n\'e9diction de ce p\'e8re qu'il n\rquote avait jamais connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant que je lui eusse affirm\'e9 qu'Harrison le remplacerait. +\par +\par \endash Pourquoi n'a-t-il pas laiss\'e9 un mot pour Belcher\~? +\par +\par \endash J\rquote avais la t\'eate perdue, Sir Charles. Trouver un p\'e8re et une m\'e8re, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma m\'e8 +re me demandait de partir avec elle et je suis parti. Le pha\'e9ton attendait, mais nous \'e9tions \'e0 peine en route, qu'un individu saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il l\'e2 +cha la trique dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui me d\'e9barrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis m'imaginer qui ils \'e9taient et quel motif ils pouvaient avoir de nous attaquer. +\par +\par \endash Peut-\'eatre que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit mon oncle. +\par +\par Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tourn\'e8rent de notre c\'f4t\'e9 avec une expression des plus mena\'e7antes. +\par +\par \endash Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon p\'e8re, je descendis\'85 +\par +\par Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'\'e9tonnement. +\par \endash Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous \'eates venu ici, et vous avez vu votre p\'e8re, ici, \'e0 la Falaise royale\~? +\par +\par \endash Oui, monsieur. +\par +\par Mon oncle devint tr\'e8s p\'e2le\~: +\par +\par \endash Au nom du ciel, dites-nous alors o\'f9 est votre p\'e8re\~? +\par +\par Jim pour toute r\'e9ponse nous fit signe de regarder derri\'e8re nous, et nous nous aper\'e7\'fbmes que deux hommes venaient d'entrer dans la pi\'e8ce par la porte qui donnait sur l'escalier. +\par +\par Je reconnus imm\'e9diatement l'un d'eux. +\par +\par Cette figure qui avait l'impassibilit\'e9 d'un masque, ces fa\'e7ons pleines de r\'e9serve, ne pouvaient appartenir qu'\'e0 Ambroise l'ancien valet de mon oncle. +\par +\par Quant \'e0 l'autre, il \'e9tait tout diff\'e9rent et offrait un aspect des plus singuliers. +\par +\par Il \'e9tait de haute taille, envelopp\'e9 dans une robe de chambre de nuance fonc\'e9e et s'appuyait de tout son poids sur une canne. +\par +\par Sa longue figure exsangue \'e9tait si maigre, si bl\'eame, que par une \'e9trange illusion on aurait pu la croire transparente. +\par +\par C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arriv\'e9 de voir une face aussi d\'e9faite. +\par +\par Sa chevelure m\'eal\'e9e de m\'e8ches grises, son dos courb\'e9 auraient pu le faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses sourcils, la vivacit\'e9 et l'\'e9 +clat des yeux noirs qui brillaient au-dessous, suffirent pour me faire douter que ce f\'fbt r\'e9ellement un vieillard qui se tenait devant nous. +\par +\par Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lanc\'e9 avec emportement par Sir Lothian Hume. +\par +\par \endash Par Dieu\~! C'est Lord Avon\~! s'\'e9cria-t-il. +\par +\par \endash Enti\'e8rement a votre service, gentlemen, r\'e9pondit l'\'e9trange personnage en robe de chambre. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889133}XX \endash LORD AVON{\*\bkmkend _Toc89889133} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Mon oncle \'e9tait essentiellement un homme impassible et cette impassibilit\'e9 s'\'e9tait encore d\'e9velopp\'e9e sous l'influence de la soci\'e9t\'e9 dans laquelle il vivait. +\par +\par Il aurait pu retourner une carte de laquelle d\'e9pendit sa fortune sans qu'un de ses muscles eut boug\'e9 et je l'avais vu conduire \'e0 une allure qui e\'fbt pu lui \'eatre mortelle, sur la route de Godstone, en gardant l'air aussi calme que s'il e\'fb +t fait sa promenade quotidienne sur le mail. +\par +\par Mais la secousse qu'il re\'e7ut \'e0 ce moment m\'eame fut si forte, qu'il dut rester immobile, les joues p\'e2les, le regard fixe, avec une expression d'incr\'e9dulit\'e9. +\par +\par Deux fois, je vis ses l\'e8vres s'ouvrir, deux fois, il porta la main \'e0 sa gorge, comme si une barri\'e8re s'\'e9tait dress\'e9e entre lui et son d\'e9sir de parler. +\par +\par Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les mains tendues en avant, comme pour les accueillir. +\par +\par \endash Ned\~! s'\'e9cria-t-il. +\par +\par Mais l'\'e9trange personnage, qui \'e9tait debout devant lui, croisa les bras sur la poitrine. +\par +\par \endash Non, Charles, dit-il. +\par +\par Mon oncle s'arr\'eata et le regarda avec stup\'e9faction. +\par +\par \endash Assur\'e9ment, Ned, vous allez me faire bon accueil, apr\'e8s tant d'ann\'e9es. +\par +\par \endash Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu cela dans votre attitude dans cette terrible matin\'e9e. Vous ne m'avez jamais demand\'e9 d'explication. Vous n'avez jamais r\'e9fl\'e9chi combien il \'e9 +tait impossible qu'un homme de mon caract\'e8re e\'fbt commis un tel crime. Au premier souffle du soup\'e7on, vous, mon ami intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regard\'e9 comme un voleur et un assassin. +\par +\par \endash Non, non, Ned. +\par +\par \endash Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela que d\'e9sireux de mettre en mains s\'fbres l'\'eatre qui m'\'e9tait le plus cher au monde, j'ai d\'fb renoncer \'e0 vous et le confier \'e0 + l'homme qui jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils f\'fbt \'e9lev\'e9 dans un milieu humble et qu'il ignor\'e2t son malheureux p\'e8re plut\'f4t que d'apprendre \'e0 + partager les doutes et les soup\'e7ons de ses \'e9gaux. +\par +\par \endash Alors il est r\'e9ellement votre fils\~? s'\'e9cria mon oncle en jetant sur Jim un regard stup\'e9fait. +\par +\par Pour toute r\'e9ponse, l'homme leva son long bras d\'e9charn\'e9 et posa sa main amaigrie sur l'\'e9paule de l'actrice qui le regarda avec l'amour dans les yeux. +\par +\par \endash Je me suis mari\'e9, Charles, et j'ai tenu la chose secr\'e8te parce que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous connaissez le sot orgueil qui a \'e9t\'e9 toujours le trait le plus prononc\'e9 de mon caract\'e8re. Je n'ai pu me d +\'e9cider \'e0 avouer ce que j'avais fait. C'est cette n\'e9gligence de ma part, qui a amen\'e9 une s\'e9paration entre nous et dont le bl\'e2me doit retomber sur moi et non sur elle. N\'e9anmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai retir\'e9 +l'enfant et assur\'e9 une rente, \'e0 la condition qu'elle ne s'occup\'e2t point de lui. Je craignais que l'enfant ne f\'fbt g\'e2t\'e9 par elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il pouvait lui faire du bien. Mais dans ma mis\'e9 +rable existence, Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son action, et que, sans aucun doute, nous sommes pouss\'e9s par un courant invisible vers un but d\'e9termin\'e9 +, quoique nous puissions nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est gr\'e2ce \'e0 nos coups de rame et \'e0 nos voiles que nous h\'e2tons notre marche. +\par +\par J'avais tenu mon regard fix\'e9 sur mon oncle, pendant qu'il \'e9coutait ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tomb\'e8rent de nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume. +\par +\par Il \'e9tait debout pr\'e8s de la fen\'eatre. +\par +\par Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussi\'e9reuses. +\par +\par Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des passions diverses et mauvaises\~: la col\'e8re, la jalousie et l'avidit\'e9 d\'e9\'e7ue. +\par +\par \endash Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et rauque, que ce jeune homme pr\'e9tend \'eatre l'h\'e9ritier de la pairie d'Avon\~? +\par +\par \endash Il est mon fils l\'e9gitime. +\par +\par \endash Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de votre fils. Je d\'e9 +fie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait jamais admis l'existence d'un autre h\'e9ritier que moi. +\par +\par \endash Sir Lothian, j'ai d\'e9j\'e0 fait conna\'eetre les motifs qui m'ont fait tenir mon mariage secret. +\par +\par \endash Vous avez donn\'e9 une explication, monsieur. Mais c'est \'e0 d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez \'e0 prouver que votre explication est satisfaisante. +\par +\par Deux yeux noirs \'e9tincel\'e8rent sur la figure p\'e2le et d\'e9faite et produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumi\'e8re jaillissait \'e0 travers les fen\'eatres d'une demeure croulante et ruin\'e9e. +\par +\par \endash Vous osez mettre en doute ma parole\~? +\par +\par \endash Je demande une preuve. +\par +\par \endash Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent. +\par +\par \endash Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de motifs pour accepter votre affirmation. +\par +\par C'\'e9tait un langage brutal exprim\'e9 sur un ton brutal. +\par +\par Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement gr\'e2ce \'e0 l'intervention de sa femme d'un c\'f4t\'e9 et de son fils de l'autre, qu'il ne porta pas ses mains fr\'e9missantes \'e0 la gorge de son insulteur. +\par +\par Sir Lothian Hume recula devant cette p\'e2le figure anim\'e9e o\'f9 la col\'e8re brillait sous les noirs sourcils, mais il continua \'e0 porter des regards furieux autour de la pi\'e8ce. +\par +\par \endash Un complot fort bien combin\'e9, s'\'e9cria-t-il, o\'f9 un criminel, une actrice et un boxeur de profession ont chacun leur r\'f4le. Sir Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous aussi, mylord. +\par +\par Il tourna sur les talons et sortit \'e0 grands pas. +\par +\par \endash Il est all\'e9 me d\'e9noncer, dit Lord Avon, la figure boulevers\'e9e par une convulsion d'orgueil bless\'e9. +\par +\par \endash Faut-il que je le ram\'e8ne\~? s'\'e9cria le petit Jim. +\par +\par \endash Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai d\'e9j\'e0 pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon fr\'e8re et ma famille et dont je me suis acquitt\'e9 au prix d'am +\'e8res souffrances. +\par +\par \endash Vous avez \'e9t\'e9 injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je vous avais oubli\'e9 ou que je vous avais jug\'e9 d\'e9favorablement. Si je vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du t\'e9 +moignage de mes yeux, j'ai toujours pens\'e9 que cet acte avait \'e9t\'e9 commis dans un moment d'\'e9garement et que vous n'en aviez pas plus conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait. +\par +\par \endash Que voulez-vous dire en parlant du t\'e9moignage de vos yeux\~? dit Lord Avon en regardant fixement mon oncle. +\par +\par \endash Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite. +\par +\par \endash Vous m'avez vu\~? O\'f9\~? +\par +\par \endash Dans le corridor. +\par +\par \endash Et qu'est-ce que je faisais\~? +\par +\par \endash Vous sortiez de la chambre de votre fr\'e8re. J'ai entendu sa voix qui exprimait la col\'e8re et la douleur un court instant auparavant. Vous teniez \'e0 la main un sac +d'argent et votre figure exprimait la plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de quelle fa\'e7on vous \'eates venu l\'e0, vous m'\'f4terez de dessus le c\'9cur un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces ann\'e9es. + +\par +\par Personne n'aurait reconnu, en ce moment-l\'e0, l'homme qui donnait le ton \'e0 tous les petits-ma\'eetres de Londres. +\par +\par En pr\'e9sence de cet ami d'autrefois, devant la sc\'e8ne tragique qui se jouait devant lui, le voile de trivialit\'e9 et d'affectation venait de se d\'e9chirer et je sentais toute ma gratitude envers lui s'accro\'ee +tre et se changer en affection, lorsque je consid\'e9rais sa figure p\'e2le et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en attendant les explications de son ami. +\par +\par Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence de quelques minutes, dans le demi-jour de la pi\'e8ce. +\par +\par \endash Maintenant, dit-il enfin, je ne m'\'e9tonne plus que vous ayez \'e9t\'e9 \'e9branl\'e9. Mon Dieu, quel filet \'e9tait tendu autour de moi. Si cette accusation m\'e9prisable avait \'e9t\'e9 prof\'e9r\'e9e contre moi, vous, mon ami + le plus cher, vous auriez \'e9t\'e9 contraint de chasser tous les doutes qui vous restaient encore sur ma culpabilit\'e9. Et pourtant, Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous dans cette affaire. +\par +\par \endash Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi. +\par +\par \endash Mais vous n'\'eates pas encore satisfait, Charles, je le vois dans vos yeux. Vous d\'e9sirez savoir comment un homme, qui \'e9tait innocent, s'est cach\'e9 pendant tout ce temps. +\par +\par \endash Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre r\'e9ponse \'e0 cette question. +\par +\par \endash Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez combien il m'\'e9tait cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver que mon fr\'e8re s'\'e9tait rendu coupable du crime le plus vil que puisse commettre un gentleman. Pendant dix-hu +it ans, je l'ai couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai v\'e9cu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai \'e0 peine quarante ans. Mais maintenant que je suis r\'e9duit \'e0 + l'alternative de dire tout ce qui s'est pass\'e9 \'e0 propos de mon fr\'e8re ou de faire tort \'e0 mon fils, il n'y a pour moi qu'un parti \'e0 prendre et je l'adopte d'autant plus volontiers que j'ai des raisons d'esp\'e9rer. Il pourra se pr\'e9 +senter quelque circonstance qui emp\'eachera ce que j'ai \'e0 vous apprendre de parvenir aux oreilles du public. +\par +\par Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux soutiens, il traversa la pi\'e8ce d'un pas chancelant en se dirigeant vers l'\'e9tag\'e8re couverte de poussi\'e8re. L\'e0, au centre, se trouvait cet amas fatal de cartes tach\'e9 +es par le temps et la moisissure, tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs ann\'e9es auparavant. +\par +\par Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine qu'il tendit \'e0 mon oncle. +\par +\par \endash Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de chaque carte, et promenez l\'e9g\'e8rement vos doigts dans les deux sens, dites-moi ce que vous sentez. +\par +\par \endash On dirait qu'elle a \'e9t\'e9 piqu\'e9e avec une \'e9pingle. +\par +\par \endash Justement. Et quelle est cette carte\~? +\par +\par \endash Le roi de tr\'e8fle. +\par \endash Examinez l'angle inf\'e9rieur de cette carte. +\par +\par \endash Elle est tout \'e0 fait lisse. +\par +\par \endash Et cette carte, c'est\~?\'85 +\par +\par \endash Le trois de pique. +\par +\par \endash Et cette autre\~? +\par +\par \endash Elle a \'e9t\'e9 piqu\'e9e\~: c'est l'as de c\'9cur. +\par +\par Lord Avon les jeta violemment \'e0 terre. +\par +\par \endash Eh bien, la voil\'e0 cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi\~? +\par +\par \endash Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut aller jusqu'au bout. +\par +\par Le fr\'eale personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en un violent effort. +\par +\par \endash Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. J'esp\'e8re que jamais je ne me retrouverai dans la n\'e9cessit\'e9 de rouvrir les l\'e8vres au sujet de cette mis\'e9rable affaire. +\par +\par \'ab\~Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous perdions. Vous vous rappelez que vous vous \'eates retir\'e9s, que vous m'avez laiss\'e9 tout seul, assis dans cette m\'eame pi\'e8ce, \'e0 cette m\'eame table. +\par +\par \'ab\~Loin d'\'eatre fatigu\'e9, j'\'e9tais tout \'e0 fait \'e9veill\'e9 et je passai une heure ou deux \'e0 repasser dans mon esprit les incidents du jeu et les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon \'e9tat de fortune. +\par +\par \'ab\~Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule consolation \'e9tait que mon fr\'e8re avait gagn\'e9. Je savais bien que par suite de sa conduite irr\'e9fl\'e9chie, il \'e9tait dans les griffes des Juifs et j'esp\'e9 +rais que ce qui avait \'e9branl\'e9 ma position aurait pour effet de raffermir la sienne. +\par +\par \'ab\~Comme j'\'e9tais l\'e0 \'e0 manier distraitement les cartes, le hasard me fit remarquer les petites piq\'fbres que vous venez de sentir. J'examinai les paquets et, \'e0 mon indicible horreur, je reconnus que quiconque aurait \'e9t\'e9 + au courant de ce secret aurait pu les distribuer de fa\'e7on \'e0 se rendre un compte exact des sortes de cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires. +\par +\par \'ab\~Et alors, le sang me montant \'e0 la t\'eate dans un mouvement de honte et de d\'e9go\'fbt que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon attention avait \'e9t\'e9 frapp\'e9e de la fa\'e7on dont mon fr\'e8 +re distribuait les cartes, de sa lenteur et de sa mani\'e8re de tenir les cartes par le bord inf\'e9rieur. +\par +\par \'ab\~Je ne le condamnai pas \'e0 la l\'e9g\'e8re, je restai longtemps \'e0 peser les moindres indices qui pouvaient lui \'eatre favorables ou d\'e9favorables. +\par +\par \'ab\~H\'e9las, tout concourait \'e0 confirmer mes horribles soup\'e7ons et \'e0 les changer en certitude. +\par +\par \'ab\~Mon fr\'e8re avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing dans Bond Street. Il les avait gard\'e9es plusieurs heures dans sa chambre. Il avait jou\'e9 avec une d\'e9cision qui alors avait caus\'e9 notre surprise. +\par \'ab\~Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher \'e0 moi-m\'eame que sa vie pass\'e9e n'\'e9tait point telle qu'elle d\'fbt faire croire qu'il lui \'e9tait impossible de commettre un crime aussi abominable. +\par +\par \'ab\~Tout vibrant de col\'e8re et d'humiliation, je montai tout droit par l'escalier, ces cartes \'e0 la main, et je lui jetai \'e0 la face, son crime, le plus bas, le plus d\'e9gradant que p\'fbt commettre un coquin. +\par +\par \'ab\~Il ne s'\'e9tait pas encore mis au lit et son gain \'e9tait rest\'e9 \'e9parpill\'e9 sur la table de toilette. +\par +\par \'ab\~Je ne savais gu\'e8re que lui dire, mais les faits \'e9taient si terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute. +\par +\par \'ab\~Vous vous le rappellerez, car c'\'e9tait la seule circonstance att\'e9nuante qu'il y e\'fbt \'e0 son crime, il n'avait pas encore vingt et un ans. +\par +\par \'ab\~Mes paroles l'accabl\'e8rent. +\par +\par \'ab\~Il se jeta \'e0 genoux devant moi, me supplia de l'\'e9pargner. +\par +\par \'ab\~Je lui dis que par \'e9gard pour l'honneur de notre famille, je ne le d\'e9noncerais pas en public, mais que d\'e9sormais, il devrait toute sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagn\'e9 par lui serait restitu\'e9 + le lendemain avec une explication. +\par +\par \'ab\~\endash Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t-il. +\par +\par \'ab\~Je r\'e9p\'e9tai qu'il devait subir les cons\'e9quences de son acte. +\par +\par \'ab\~S\'e9ance tenante, je br\'fblai les papiers qu'il m'avait gagn\'e9s, je mis toutes les pi\'e8ces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un sac de toile. +\par +\par \'ab\~Je me disposais \'e0 quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il se cramponna \'e0 moi, me d\'e9chira une manchette dans l'effort qu'il fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire \'e0 Sir Lothian Hume et \'e0 vous. +\par +\par \'ab\~C\rquote \'e9tait son cri de d\'e9sespoir en me trouvant sourd \'e0 toutes ses pri\'e8res qui est parvenu \'e0 vos oreilles, Charles, et qui vous a fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je retournais dans ma chambre. +\par +\par Mon oncle poussa un long soupir de soulagement. +\par +\par \endash Mais ce ne pouvait \'eatre plus clair, dit-il. +\par +\par \endash Dans la matin\'e9e, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous et je vous rendis votre argent. +\par +\par \'ab\~J'en fis autant pour Sir Lothian Hume. +\par +\par \'ab\~Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux d\'e9shonneur. +\par +\par \'ab\~Alors survint cette horrible d\'e9couverte qui a jet\'e9 une ombre sur mon existence et qui a \'e9t\'e9 aussi myst\'e9rieuse pour moi que pour vous. +\par +\par \'ab\~Je me voyais soup\'e7onn\'e9, je vis aussi que je ne pourrais me justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, l'infamie de mon fr\'e8re. +\par \'ab\~Je reculai devant cela, Charles. Plut\'f4t tout souffrir moi-m\'eame, que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur n'avait pas de tache depuis tant de si\'e8cles. +\par +\par \'ab\~Je me suis donc soustrait \'e0 mes juges et j'ai disparu du monde. +\par +\par \'ab\~Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez l'existence. +\par +\par \'ab\~J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul qui suis \'e0 bl\'e2mer de tout ce qui s'en est suivi. +\par +\par \'ab\~\'c0 cette \'e9poque-l\'e0, il existait des motifs qui heureusement ont disparu depuis longtemps et qui me firent juger pr\'e9f\'e9rable que le fils f\'fbt s\'e9par\'e9 de sa m\'e8re \'e0 un \'e2ge o\'f9 il ne pouvait se douter qu'elle f\'fb +t absente. +\par +\par \'ab\~Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soup\'e7ons qui m'avaient bless\'e9 cruellement, car \'e0 cette \'e9poque, je ne connaissais pas le motif qui vous avait inspir\'e9 ce pr\'e9jug\'e9 contre moi. +\par +\par \'ab\~Le soir de cette trag\'e9die, je courus \'e0 Londres. +\par +\par \'ab\~Je pris mes mesures pour que ma femme jou\'eet d'un revenu convenable, \'e0 la condition qu'elle ne s'occuperait pas de l'enfant. +\par +\par \'ab\~J'avais, comme vous vous en souvenez, de fr\'e9quents rapports avec Harrison le boxeur et avais eu \'e0 maintes reprises l'occasion d'admirer la franchise et l'honn\'eatet\'e9 de son caract\'e8re. Je lui portai alors mon enfant. +\par +\par \'ab\~Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu de mon innocence et pr\'eat \'e0 m'aider de toutes les fa\'e7ons. +\par +\par \'ab\~Sur les pri\'e8res de sa femme, il venait de se retirer du ring et se demandait \'e0 quelle occupation il pourrait se livrer. +\par +\par \'ab\~Je r\'e9ussis \'e0 lui organiser un atelier de forgeron, \'e0 condition qu'il exer\'e7\'e2t sa profession au village de Friar's Oak. +\par +\par \'ab\~Nous nous entend\'eemes pour qu'il donn\'e2t Jim comme son neveu et conv\'eenmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents. +\par +\par \'ab\~Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak. +\par +\par \'ab\~C'\'e9tait parce que j'avais d\'e9j\'e0 fix\'e9 le lieu de ma retraite cach\'e9e, et si je ne pouvais voir mon gar\'e7on, j'avais du moins la faible consolation de le savoir pr\'e8s de moi. +\par +\par \'ab\~Vous connaissez ce ch\'e2teau. +\par +\par \'ab\~C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous ignorez, c'est qu'il a \'e9t\'e9 construit tout expr\'e8s pour contenir des chambres secr\'e8tes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut habiter sans \'eatre vu. +\par +\par \'ab\~Dans les murs plus \'e9pais et les murs ext\'e9rieurs sont pratiqu\'e9s des passages. +\par +\par \'ab\~L'existence de ces chambres a toujours \'e9t\'e9 un secret de famille. Sans doute, c'\'e9tait un secret auquel je n'attachais pas grande importance et ce fut la seule raison qui m'e\'fbt emp\'each\'e9 de les montrer \'e0 quelque ami. +\par +\par \'ab\~Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je laissai dehors tout ce qui m'\'e9tait cher. Je me glissai comme un rat derri\'e8re les panneaux pour passer tout le reste de ma p\'e9nible existence dans la solitude et le deuil. + +\par +\par \'ab\~Sur cette figure ravag\'e9e, sur cette chevelure grisonnante, Charles, vous pouvez lire le journal de ma mis\'e9rable existence. +\par +\par \'ab\~Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions qu'il introduisait par la fen\'eatre de la cuisine que je laissais ouverte dans cette intention. +\par +\par \'ab\~Parfois je me risquais la nuit \'e0 faire une promenade \'e0 la clart\'e9 des \'e9toiles et \'e0 recevoir sur mon front la fra\'eecheur de la brise, mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais \'e9t\'e9 aper\'e7u par des campagnards et on commen +\'e7ait \'e0 parler d'un esprit qui hantait la Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fant\'f4mes\'85 +\par +\par \endash C'\'e9tait moi, mon p\'e8re, moi et mon ami Rodney Stone, s'\'e9cria Petit Jim. +\par +\par \endash Je le sais, Harrison me l'a dit cette m\'eame nuit. Je fus fier, Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un h\'e9ritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille que je m'\'e9tais efforc\'e9 + de couvrir au prix de tant de peines. Puis, vint le jour o\'f9 la bienveillance de votre m\'e8re \endash sa bienveillance inopportune \endash vous fournit les moyens de vous enfuir \'e0 Londres. +\par +\par \endash Ah\~! Edward, s'\'e9cria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, pareil \'e0 un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez vous-m\'eame aid\'e9 \'e0 lui permettre une aussi courte excursion. +\par \endash Je ne vous bl\'e2me pas, Mary, je l'aurais peut-\'eatre fait. Il alla \'e0 Londres et tenta de s'ouvrir une carri\'e8re par sa force et son courage. Un grand nombre de ses anc\'eatres en ont fait autant, avec cette seule diff\'e9 +rence que leurs mains \'e9taient ferm\'e9es sur la poign\'e9e d'une \'e9p\'e9e, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se soit comport\'e9 avec autant de vaillance. +\par +\par \endash Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement. +\par +\par \endash Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils \'e9tait d\'e9finitivement engag\'e9 dans un match o\'f9 il s'agissait de lutter en public pour de l'argent. Cela ne devait pas \'eatre, Charles. C'est chose bien diff\'e9 +rente de lutter comme nous l'avons fait dans notre jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse pleine d'or. +\par +\par \endash Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais\'85 +\par +\par \endash Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement\~? Mais cela ne devait pas \'eatre. Je d\'e9cidai que le moment \'e9tait venu de me faire conna\'eetre \'e0 + mon fils, d'autant plus que bien des indices me r\'e9v\'e9laient que mon genre de vie si contraire aux lois de la nature avait gravement alt\'e9r\'e9 ma sant\'e9. Le hasard, je devrais dire plut\'f4t la Providence, fit enfin para\'eetre en pleine lumi +\'e8re ce qui \'e9tait jusqu'alors rest\'e9 obscur et me donna les moyens de prouver mon innocence. Ma femme est all\'e9e hier soir chercher mon fils pour le ramener aupr\'e8s de son malheureux p\'e8re. +\par +\par Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon oncle qui y mit fin. +\par +\par \endash Vous avez \'e9t\'e9 l'homme le plus cruellement trait\'e9 du monde, Ned, dit-il. Plaise \'e0 Dieu que nous ayons de nombreuses ann\'e9es pour vous indemniser, mais malgr\'e9 tout nous sommes, \'e0 + ce qu'il me semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux fr\'e8re a trouv\'e9 la mort. +\par +\par \endash Cela a \'e9t\'e9 un myst\'e8re pour moi, autant que pour vous pendant dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est r\'e9v\'e9l\'e9. Avancez, Ambroise, et faites votre r\'e9cit avec autant de franchise et de d\'e9tails que vous me l'avez fait +\'e0 moi-m\'eame. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889134}XXI \endash LE R\'c9CIT DU VALET{\*\bkmkend _Toc89889134} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Le valet avait quitt\'e9 le coin sombre de la pi\'e8ce o\'f9 il \'e9tait rest\'e9 dans une immobilit\'e9 telle que nous avions oubli\'e9 sa pr\'e9sence. +\par +\par Alors, \'e0 cet appel de son ancien ma\'eetre, il vint se placer en pleine lumi\'e8re et tourna de notre c\'f4t\'e9 sa figure bl\'eame. +\par +\par Ses traits d'ordinaire impassibles \'e9taient dans un \'e9tat d'agitation p\'e9nible. +\par +\par Il parlait lentement, avec h\'e9sitation, comme si le tremblement de ses l\'e8vres ne lui permettait pas d'articuler ses mots. +\par +\par Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de cette \'e9motion extr\'eame il conservait cet air de d\'e9f\'e9rence qui distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se suivaient sur ce ton sonore qui avait attir\'e9 + mon attention d\'e8s le premier jour, celui o\'f9 la voiture de mon oncle s'\'e9tait arr\'eat\'e9e devant la maison paternelle. +\par +\par \endash Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai p\'e9ch\'e9 dans cette affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois qu'une mani\'e8re de l'expier, elle consiste dans la confession pleine et enti\'e8re que mon noble ma\'ee +tre Lord Avon m'a demand\'e9e. +\par +\par \'ab\~Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous paraisse, est la v\'e9rit\'e9 absolue, incontestable, au sujet de la mort myst\'e9rieuse du capitaine Barrington. +\par +\par \'ab\~Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation \'e9prouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la situation qu'occupait le capitaine Barrington. +\par \'ab\~Vous estimez que le foss\'e9 qui les s\'e9pare est trop large. +\par +\par \'ab\~Gentlemen, je puis vous le dire, un foss\'e9 qui peut \'eatre franchi par un amour coupable, peut l'\'eatre aussi par la haine coupable et le jour o\'f9 ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du prix \'e0 la vie, je jurai \'e0 + la face du ciel que je lui \'f4terais cette existence impure, bien que cet acte f\'fbt le plus mince acompte de ce qu'il me redevait. +\par +\par \'ab\~Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de faire dans la m\'eame situation. +\par +\par Nous \'e9tions tous stup\'e9faits de voir la nature ardente de cet homme se faire jour avec \'e9vidence au travers de la contrainte artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en \'e9chec. +\par +\par On e\'fbt dit que sa courte chevelure noire se h\'e9rissait. Ses yeux flamboyaient dans l'intensit\'e9 de son \'e9motion. Sa figure exprimait une malignit\'e9 haineuse que n'avait pu att\'e9nuer la mort de son ennemi, ni le cours des ann\'e9es. +\par +\par Le serviteur plein de discr\'e9tion avait disparu, il ne restait plus \'e0 la place que l'homme aux pens\'e9es profondes, l'\'eatre dangereux, capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus vindicatif. +\par +\par \endash Nous \'e9tions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un hasard fatal mit cet homme sur notre chemin. +\par +\par \'ab\~Par je ne sais quels vils artifices il la d\'e9tacha de moi. +\par +\par \'ab\~J'ai entendu dire qu'elle n'\'e9tait pas, tant s'en faut, la premi\'e8re et qu'il \'e9tait pass\'e9 ma\'eetre en cet art. +\par \'ab\~La chose \'e9tait accomplie que je ne me doutais pas encore du danger. Elle fut abandonn\'e9e, le c\'9cur bris\'e9, son existence perdue et dut rentrer dans la maison o\'f9 elle apportait la honte et la mis\'e8re. +\par +\par \'ab\~Je l'ai vue depuis et elle me dit que son s\'e9ducteur avait \'e9clat\'e9 de rire quand elle lui avait reproch\'e9 sa perfidie et je lui jurai que cet homme paierait cet \'e9clat de rire avec tout son sang. +\par +\par \'ab\~J'\'e9tais d\'e8s lors domestique, mais je n'\'e9tais pas encore au service de Lord Avon. +\par +\par \'ab\~Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pens\'e9e qu'il m'offrirait l'occasion de r\'e9gler mon compte avec son fr\'e8re cadet. Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car bien des mois se pass\'e8rent avan +t que la visite \'e0 la Falaise royale me donn\'e2t la chance que j'esp\'e9rais le jour et dont je r\'eavais la nuit. +\par +\par \'ab\~Mais quand elle se pr\'e9senta, ce fut dans des conditions plus favorables \'e0 mes projets que je n'eusse os\'e9 y compter. +\par +\par \'ab\~Lord Avon croyait \'eatre seul \'e0 conna\'eetre les passages secrets \'e0 la Falaise royale. En cela il se trompait. +\par +\par \'ab\~Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les projets que j'avais form\'e9s. +\par +\par \'ab\~Je n'ai pas besoin de vous dire en d\'e9tail comment un jour que je pr\'e9parais les chambres pour les invit\'e9s, une pression fortuite sur un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une \'e9troite ouverture dans le mur. +\par +\par \'ab\~Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait dans une chambre \'e0 coucher plus grande. +\par +\par \'ab\~C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas davantage pour mon projet. +\par +\par \'ab\~L'arrangement des chambres m'avait \'e9t\'e9 confi\'e9. Je pris mes mesures pour que le capitaine Barrington occup\'e2t la grande chambre et moi la plus petite. J'arriverais pr\'e8s de lui quand je voudrais et personne ne s'en douterait. +\par +\par \'ab\~Il arriva enfin. +\par +\par \'ab\~Comment vous d\'e9crire l'impatience fi\'e9vreuse o\'f9 je v\'e9cus jusqu'\'e0 ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais combin\'e9 mes plans. +\par +\par \'ab\~On avait jou\'e9 pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et un jour \'e0 compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme. +\par +\par \'ab\~On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. \'c0 toute heure j'\'e9tais pr\'eat \'e0 servir, si bien que ce jeune capitaine dit avec un hoquet que j'\'e9tais le mod\'e8le des domestiques. +\par +\par \'ab\~Mon ma\'eetre me dit d'aller me coucher. Il avait remarqu\'e9 la rougeur de mes joues, l'\'e9clat de mon regard et mettait tout cela sur le compte de la fi\'e8vre. +\par +\par \'ab\~Et en effet, c'\'e9tait bien la fi\'e8vre qui me tenait, mais cette fi\'e8vre-l\'e0, il n'y avait qu'un rem\'e8de pour en venir \'e0 bout. +\par +\par \'ab\~Alors enfin, \'e0 une heure tr\'e8s matinale, je les entendis remuer leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer. +\par +\par \'ab\~Lorsque j'entrai dans la pi\'e8ce pour recevoir mes ordres, je m'aper\'e7us que le capitaine Barrington avait d\'e9j\'e0 gagn\'e9 son lit tant bien que mal. +\par +\par \'ab\~Les autres s'\'e9taient \'e9galement retir\'e9s et je trouvai mon ma\'eetre seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes \'e9parpill\'e9es. +\par +\par \'ab\~Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton col\'e8re, et cette fois-l\'e0 je lui ob\'e9is. +\par +\par \'ab\~Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme. +\par +\par \'ab\~Je savais que si je me trouvais face-\'e0-face avec lui, je pourrais l'\'e9trangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire le moindre bruit. +\par +\par \'ab\~Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand couteau \'e0 lame droite que je repassai sur ma botte. +\par +\par \'ab\~Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de mon lit pour attendre. +\par +\par \'ab\~J'avais d\'e9cid\'e9 ce que je devais faire. Ce serait une mince satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi. +\par +\par \'ab\~Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un b\'e2illon, puis apr\'e8s l'avoir \'e9veill\'e9 d'une ou deux piq\'fbres de mon poignard, je pourrais au moins l'\'e9veiller pour lui faire entendre ce que j'avais \'e0 lui dire. +\par +\par \'ab\~Je me repr\'e9sentais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs du sommeil se seraient peu \'e0 peu dissip\'e9es, cet air de col\'e8re se tournant aussit\'f4t en horreur, en \'e9pouvante, lorsqu'il comprendrait enfin qui j'\'e9 +tais et ce que je venais faire. +\par +\par \'ab\~Ce serait le moment supr\'eame de ma vie. +\par +\par \'ab\~Je restai \'e0 attendre un temps qui me parut la dur\'e9e d'une heure, mais je n'avais pas de montre et mon impatience \'e9tait telle que je puis dire qu'en r\'e9alit\'e9, il s'\'e9tait \'e9coul\'e9 \'e0 peine un quart d'heure. +\par +\par \'ab\~Je me levai alors, j'\'f4tai mes souliers, je pris mon couteau. J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture. +\par +\par \'ab\~Je n'avais gu\'e8re plus de trente pieds \'e0 parcourir, mais je m'avan\'e7ais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies faisaient un bruit sec de brindilles cass\'e9es d\'e8s qu'un corps pesant se pla\'e7 +ait sur elles. Naturellement il faisait noir comme dans un four et je cherchais ma route \'e0 t\'e2tons, lentement, bien lentement. \'c0 la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre c\'f4t\'e9 + du panneau. +\par +\par \'ab\~J'arrivais donc trop t\'f4t, car il n'avait pas encore \'e9teint ses chandelles. +\par +\par \'ab\~J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de plus, car je ne tenais pas \'e0 agir avec pr\'e9cipitation ou \'e9tourderie. +\par +\par \'ab\~Il \'e9tait absolument n\'e9cessaire que je ne fisse aucun bruit en remuant, car je n'\'e9tais plus qu'\'e0 quelques pieds de mon homme et je n'\'e9tais s\'e9par\'e9 de lui que par une mince cloison de bois. +\par +\par \'ab\~Le temps avait fauss\'e9 et fendu les planches, de sorte qu'apr\'e8s m'\'eatre avanc\'e9 avec pr\'e9caution, aussi pr\'e8s que possible du panneau glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficult\'e9 dans la chambre. +\par +\par \'ab\~Le capitaine Barrington \'e9tait debout pr\'e8s de la table \'e0 toilette et avait \'f4t\'e9 son habit et son gilet. +\par +\par \'ab\~Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier \'e9taient plac\'e9es devant lui et il comptait les gains qu'il avait faits au jeu. +\par +\par \'ab\~Il avait la figure \'e9chauff\'e9e. Il \'e9tait alourdi par le manque de sommeil et par le vin. +\par +\par \'ab\~Cette vue me r\'e9jouit, car elle me prouva qu'il dormirait profond\'e9ment et que ma t\'e2che serait ais\'e9e. +\par +\par \'ab\~J'avais encore les yeux fix\'e9s sur lui, quand soudain je le vis se dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits. +\par +\par Pendant un instant, mon c\'9cur cessa de battre, car je craignis qu'il n'e\'fbt devin\'e9 d'une fa\'e7on ou d'une autre ma pr\'e9sence. +\par +\par \'ab\~Et alors, j'entendis \'e0 l'int\'e9rieur la voix de mon ma\'eetre. +\par +\par \'ab\~Je ne pouvais voir la porte par laquelle il \'e9tait entr\'e9 ni l'endroit de la chambre o\'f9 il se trouvait, mais j'entendis tout ce qu'il \'e9tait venu dire. +\par +\par \'ab\~Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je le vis devenir d'une p\'e2leur livide quand il entendit les amers reproches o\'f9 on lui disait son infamie. +\par +\par \'ab\~Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me l'\'e9tais peinte dans mes r\'eaves les plus charmants. +\par \'ab\~Je vis mon ma\'eetre s'approcher de la table \'e0 toilette, pr\'e9senter les papiers \'e0 la flamme de la chandelle, en jeter les d\'e9bris noircis dans le foyer, puis jeter les pi\'e8ces d'or dans un petit sac de toile brune. +\par +\par \'ab\~Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit par le poignet en le suppliant, en m\'e9moire de leur m\'e8re, d\rquote avoir piti\'e9 de lui. J'eus un regain d'affection pour mon ma\'eetre en le voyant d\'e9 +gager sa manchette d'entre les doigts qui s'y cramponnaient et laisser l\'e0 le mis\'e9rable gredin \'e9tendu sur le sol. +\par +\par \'ab\~D\'e8s lors, il me restait un point difficile \'e0 d\'e9cider. Valait-il mieux que je fisse ce que j'\'e9tais venu faire, ou bien \'e9tait-il pr\'e9f\'e9rable, maintenant que j'\'e9tais ma\'ee +tre du secret de cet homme, de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le couteau de chasse de mon ma\'eetre\~? +\par +\par \'ab\~J'\'e9tais s\'fbr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le d\'e9noncer. +\par +\par \'ab\~Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilit\'e9 en ce qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'\'e9tais certain que son secret \'e9tait sain et sauf entre vos mains. +\par +\par \'ab\~Mais moi, j'avais \'e0 la fois le pouvoir et le d\'e9sir et lorsque sa vie aurait \'e9t\'e9 fl\'e9trie, lorsqu'il aurait \'e9t\'e9 chass\'e9 comme un chien de son r\'e9giment, de ses clubs, le moment serait peut-\'ea +tre venu pour moi de m'y prendre d'une autre fa\'e7on avec lui. +\par +\par \endash Ambroise, dit mon oncle, vous \'eates un profond sc\'e9l\'e9rat. +\par +\par \endash Nous avons tous notre mani\'e8re de sentir, monsieur, et vous me permettrez de vous dire qu'un valet peut \'eatre aussi sensible \'e0 un affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire justice par le duel. +\par \'ab\~Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, tout ce que j'ai pens\'e9 et fait cette nuit-l\'e0 et je poursuivrai alors m\'eame que je n'aurais pas le bonheur de conqu\'e9rir votre approbation. +\par +\par \'ab\~Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps agenouill\'e9, la figure pos\'e9e sur une chaise. +\par +\par \'ab\~Lorsqu'il se releva, il se mit \'e0 arpenter lentement la pi\'e8ce en baissant la t\'eate. +\par +\par \'ab\~De temps \'e0 autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings ferm\'e9s. +\par +\par \'ab\~Je voyais la moiteur perler sur son front. +\par +\par \'ab\~Je le perdis de vue un instant. +\par +\par \'ab\~Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un apr\'e8s l'autre, comme s'il cherchait quelque chose. +\par +\par \'ab\~Puis, il se rapprocha de la table de toilette o\'f9 il me tournait le dos. +\par +\par \'ab\~Sa t\'eate \'e9tait un peu rejet\'e9e en arri\'e8re et il portait les deux mains \'e0 son col de chemise, comme s'il voulait le d\'e9faire. +\par +\par \'ab\~Puis j'entendis alors un \'e9claboussement comme si une cuvette avait \'e9t\'e9 renvers\'e9e et il s'affaissa sur le sol, sa t\'eate dans un coin, et elle faisait avec ses \'e9paules un angle si extraordinaire qu'il me suffit d'un coup d'\'9c +il pour comprendre que mon homme allait \'e9chapper \'e0 l'\'e9treinte o\'f9 je croyais le tenir. +\par +\par \'ab\~Je fis glisser le panneau. +\par \'ab\~Un instant apr\'e8s j'\'e9tais dans la pi\'e8ce. +\par +\par \'ab\~Ses paupi\'e8res battaient encore et quand mon regard se fixa sur ses yeux d\'e9j\'e0 glac\'e9s, je crus y lire une expression de surprise indiquant qu'il me reconnaissait. +\par +\par \'ab\~Je d\'e9posai mon couteau sur le sol et je m'allongeai \'e0 c\'f4t\'e9 de lui pour pouvoir lui murmurer \'e0 l'oreille une ou deux menues choses dont je tenais \'e0 lui laisser le souvenir, mais \'e0 ce moment m\'eame, il ouvrit la bouche et mourut. + +\par +\par \'ab\~Chose singuli\'e8re, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus peur alors \'e0 c\'f4t\'e9 de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand je vis qu'il \'e9tait toujours immobile, \'e0 + l'exception de la tache de sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris d'une soudaine crise de peur. +\par +\par \'ab\~Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en fermant les panneaux derri\'e8re moi. +\par +\par \'ab\~Ce fut alors seulement que je m'aper\'e7us qu'en ma folle pr\'e9cipitation, au lieu d'avoir rapport\'e9 le couteau de chasse, j'avais ramass\'e9 le rasoir qui \'e9tait tomb\'e9 tout sanglant des mains du mort. +\par +\par \'ab\~Je cachai ce rasoir dans un endroit o\'f9 personne ne l'a jamais d\'e9couvert, mais ma frayeur m'emp\'eacha d'aller chercher l'autre arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais pr\'e9vu les cons\'e9 +quences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa pr\'e9sence contre mon ma\'eetre. +\par +\par \'ab\~Voil\'e0 donc, Lady Avon, le r\'e9cit exact et sinc\'e8re de la fa\'e7on dont est mort le capitaine Barrington. +\par +\par \endash Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton col\'e8re, que vous ayez toujours laiss\'e9 un innocent en butte \'e0 une pers\'e9cution, alors qu'un mot de vous l'aurait sauv\'e9. +\par +\par \endash C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour croire que cette d\'e9marche serait fort mal accueillie de Lord Avon. Comment pouvais-je lui dire tout cela sans r\'e9v\'e9ler le scandale de famille qu'il mettait tant de soin \'e0 cacher +\~? J'avoue qu'au d\'e9but je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le temps de savoir ce que je devais faire. +\par +\par \'ab\~Pendant bien des ann\'e9es, je puis dire m\'eame depuis que je suis entr\'e9 \'e0 votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourment\'e9 et j'ai jur\'e9 que si jamais je retrouvais mon ancien ma\'eetre, je lui r\'e9v\'e9lerais tout. +\par +\par \'ab\~Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racont\'e9e par le jeune Mr Stone, ici pr\'e9sent, m'a montr\'e9 la possibilit\'e9 que les chambres secr\'e8tes de la Falaise royale fussent le s\'e9jour de quelqu'un. +\par +\par \'ab\~J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait cach\'e9. Je n'ai pas perdu un moment pour le d\'e9couvrir et lui offrir de faire tout ce qui serait en mon pouvoir. +\par +\par \endash Il dit la v\'e9rit\'e9, conclut Lord Avon, mais il eut \'e9t\'e9 bien \'e9trange que j'h\'e9site \'e0 faire le sacrifice d'une vie fragile et d'une sant\'e9 languissante pour une cause \'e0 laquelle j'avais d\'e9j\'e0 donn\'e9 + toute ma jeunesse. De nouvelles r\'e9flexions m'ont enfin contraint \'e0 modifier ma r\'e9solution. +\par +\par \'ab\~Mon fils, dans l'ignorance o\'f9 il \'e9tait de son vrai rang, allait se laisser entra\'eener dans un genre d'existence qui \'e9tait en harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions de sa maison. +\par \'ab\~Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient connu mon fr\'e8re avaient disparu, qu'il n'\'e9tait pas n\'e9cessaire que tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans avoir dissip\'e9 tout soup\'e7 +on sur ce crime, il en resterait pour ma famille une tache plus noire que la faute qu\rquote il a expi\'e9e si terriblement. Pour ces motifs\'85 +\par +\par Le bruit de plusieurs pas lourds qui \'e9veillaient les \'e9chos de la vieille maison interrompit Lord Avon. +\par +\par En entendant ce bruit, sa figure prit un degr\'e9 de plus de p\'e2leur et il regarda piteusement sa femme et son fils. +\par +\par \endash On vient m'arr\'eater, s'\'e9cria-t-il. Il faudra que je me soumette \'e0 l'humiliation d'une arrestation. +\par +\par \endash Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir Lothian Hume. +\par +\par \endash Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison o\'f9 j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, r\'e9pondit une voix de basse taille. +\par +\par Et au m\'eame moment, nous v\'eemes dans le corridor le corpulent squire Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache \'e0 la main. +\par +\par Il avait \'e0 c\'f4t\'e9 de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables de campagne qui regardaient par-dessus son \'e9paule. +\par +\par \endash Lord Avon, dit le squire, en qualit\'e9 de magistrat du comt\'e9 de Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arr\'eat contre vous en raison de l'assassinat pr\'e9m\'e9dit\'e9 de votre fr\'e8re, le capitaine Barrington, en l'ann +\'e9e 1786. +\par +\par \endash Je suis pr\'eat \'e0 me disculper de l'accusation. +\par +\par \endash Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant qu'homme et comme \'e9tant le squire de Rougham-Grange, je suis enchant\'e9 de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montr +\'e9 la queue de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre coupable d'un acte pareil. +\par +\par \endash Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi innocent que vous et je puis le prouver. +\par +\par \endash En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une solide serrure seront les meilleures pr\'e9cautions pour que Lord Avon se pr\'e9sente lorsqu'on le convoquera. +\par +\par La figure h\'e2l\'e9e du squire prit une teinte d'un pourpre fonc\'e9 quand il s'adressa au Londonien. +\par +\par \endash Est-ce que vous \'eates le magistrat du comt\'e9, monsieur\~? +\par +\par \endash Je n'ai pas cet honneur, Sir James. +\par +\par \endash Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils \'e0 un homme qui remplit ces fonctions depuis pr\'e8s de vingt ans\~? Quand je ne suis pas s\'fbr de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc avec qui je puis conf\'e9 +rer et je n'ai pas besoin d'autre assistance. +\par +\par \endash Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas l'habitude d'\'eatre pris \'e0 partie si vivement. +\par +\par \endash Je ne suis pas non plus habitu\'e9 \'e0 me voir interrompre dans l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en qualit\'e9 de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis toujours pr\'eat \'e0 soutenir mes opinions. +\par +\par Sir Lothian s'inclina. +\par +\par \endash Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai des int\'e9r\'eats de la plus grande importance engag\'e9s dans cette affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est organis\'e9 + ici un complot qui vise ma position comme h\'e9ritier de Lord Avon. Je demande \'e0 ce qu'il soit mis en lieu s\'fbr jusqu'\'e0 ce que cette affaire soit \'e9claircie et je vous requiers en votre qualit\'e9 de magistrat d'ex\'e9cuter votre mandat. +\par +\par \endash Que le diable emporte tout cela, Ned, s'\'e9cria le squire. Je voudrais bien avoir aupr\'e8s de moi mon clerc Johnson et je ne demande qu'\'e0 vous traiter avec tous les \'e9gards que la loi autorise et pourtant, comme vous l'entendez, je su +is invit\'e9 \'e0 m'assurer de votre personne. +\par +\par \endash Permettez-moi, monsieur, de vous sugg\'e9rer une id\'e9e, dit mon oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du magistrat, il sera r\'e9put\'e9 sous la garde de la loi, et cette condition est remplie s'il se tro +uve sous le toit de Rougham-Grange. +\par +\par \endash Rien de mieux, s'\'e9cria le squire avec empressement. Vous allez loger chez moi jusqu'\'e0 ce que cette affaire s'en aille en fum\'e9e. En d'autres termes, Lord Avon, je me d\'e9clare responsable, comme repr\'e9sentant de la loi, d +e ce que vous serez retenu en lieu s\'fbr, jusqu'au jour o\'f9 l'on me demandera de vous produire en personne. +\par +\par \endash Vous avez vraiment bon c\'9cur, James. +\par +\par \endash Ta\~! ta\~! je ne fais que me conformer \'e0 la loi. J'esp\'e8re, Sir Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections \'e0 faire \'e0 cela\~? +\par +\par Sir Lothian haussa les \'e9paules et jeta un regard noir au magistrat. Puis s'adressant \'e0 mon oncle\~: +\par +\par \endash Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami\~?\'85 Mr Corcoran qui est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions nous rencontrer demain matin. +\par +\par \endash Avec plaisir, r\'e9pondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur votre p\'e8re, mon neveu\~? Votre ami pourra s'entendre avec le lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus t\'f4t sera le mieux. +\par +\par Ainsi se termina cette \'e9trange conf\'e9rence. +\par +\par De mon c\'f4t\'e9, j'avais couru aupr\'e8s de mon premier ami d'enfance et je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'\'e9tais heureux de sa bonne fortune, et il me r\'e9pondait en m'assurant que quoi qu'il p\'fb +t lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi. +\par +\par Mon oncle me toucha l'\'e9paule et nous allions partir, lorsque Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes passions, s'approcha de lui avec respect. +\par +\par \endash Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis tr\'e8s choqu\'e9 de voir votre cravate\'85 +\par +\par \endash Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace. +\par +\par \endash Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez reconna\'eetre que Lord Avon a des droits ant\'e9rieurs. S'il consent \'e0 me rendre ma libert\'e9\'85 +\par +\par \endash Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous \'eates un excellent serviteur, mais votre pr\'e9sence m'est devenue p\'e9nible. +\par +\par \endash Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il ne faudra pas me quitter aussi brusquement. +\par +\par \endash Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'\'e9tais d\'e9cid\'e9 \'e0 vous pr\'e9venir de mon d\'e9part quand nous serions arriv\'e9s \'e0 Brighton, mais ce soir-l\'e0, comme nous sortions du village, j'ai vu passer dans un pha\'e9 +ton une dame dont je connaissais fort bien les relations intimes avec Lord Avon, sans \'eatre certain que c'\'e9tait sa femme. Sa pr\'e9sence en cet endroit me confirma dans la conviction qu'il se cachait \'e0 la Falaise royale +. Je descendis furtivement de votre voiture, je la suivis aussit\'f4t dans le but de lui exposer l'affaire et de lui expliquer combien il \'e9tait n\'e9cessaire que Lord Avon me vit. +\par +\par \endash Eh bien, je vous pardonne votre d\'e9sertion, dit mon oncle, et je vous serais fort oblig\'e9 si vous vouliez bien, de nouveau, arranger ma cravate. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc89889135}XXII \endash D\'c9NOUEMENT{\*\bkmkend _Toc89889135} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par La voiture de Sir James Ovington attendait dehors. +\par +\par La famille Avon, si tragiquement dispers\'e9e, si singuli\'e8rement r\'e9unie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire. +\par +\par Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous reconduisit, Ambroise et moi, au village. +\par +\par \endash Il est pr\'e9f\'e9rable de voir votre p\'e8re tout de suite, mon neveu. Sir Lothian et son homme sont d\'e9j\'e0 en route depuis quelque temps. Je serais d\'e9sol\'e9 qu'il y ait quelque malentendu dans notre rencontre. +\par +\par De mon c\'f4t\'e9 je pensais \'e0 la terrible r\'e9putation de notre adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes sentiments, car mon oncle se mit \'e0 rire. +\par +\par \endash Eh bien\~! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derri\'e8re mon cercueil. Ce n'est pas ma premi\'e8re affaire et je pense bien que ce ne sera pas ma derni\'e8 +re. Quand je me bats aux environs de la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles dans l'arri\'e8re-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en \'e9tat de trouver la route jusqu'\'e0 + son gilet. Toutefois je confesse que je suis un peu accabl\'e9 de tout ce qui est arriv\'e9. Penser que mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent\~! Et qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de fils et d'h\'e9 +ritier\~! Voil\'e0 qui donnera le coup de gr\'e2ce \'e0 Hume, car je sais que les Juifs lui ont donn\'e9 de la marge \'e0 raison de ses esp\'e9rances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption de cette fa\'e7on-l\'e0\~! +\par +\par Parmi toutes les choses extraordinaires qui \'e9taient arriv\'e9es, il semblait que ce f\'fbt celle-l\'e0 qui ait fait la plus forte impression sur mon oncle, car il y revint \'e0 maintes reprises. +\par +\par Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine \'e0 faire les n\'9cuds de cravate et \'e0 remuer le chocolat, s'\'e9tait montr\'e9 anim\'e9 de passions. +\par +\par C'\'e9tait un prodige dont il ne revenait pas. +\par +\par Si son r\'e9chaud \'e0 rasoirs avait mal tourn\'e9, il n'en eut pas \'e9t\'e9 plus \'e9bahi. +\par +\par Nous \'e9tions \'e0 quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous v\'eemes le long Mr Corcoran, l'homme \'e0 l\rquote habit vert, arpentant l'all\'e9e du jardin. +\par +\par Mon oncle nous attendait \'e0 la porte avec un air de ravissement contenu. +\par +\par \endash Je suis heureux de vous \'eatre utile, de n'importe quelle mani\'e8re, Sir Charles. Nous avons arrang\'e9 cela pour demain \'e0 sept heures dans le communal de Ditchling. +\par +\par \endash Je ne serais pas f\'e2ch\'e9 que l'on puisse remettre ces petites affaires \'e0 une heure plus tardive, dit mon oncle. On est oblig\'e9 de se lever \'e0 une heure tout \'e0 fait absurde ou de n\'e9gliger sa toilette. +\par +\par \endash Ils s'arr\'eatent sur la route \'e0 l'auberge de Friar's Oak, et si vous teniez \'e0 ce que cela ait lieu plus tard\'85 +\par +\par \endash Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la batterie de toilette \'e0 sept heures. +\par +\par \endash Je ne sais pas si vous tiendrez \'e0 vous servir de mes aboyeurs, dit mon p\'e8re. Je m'en suis servi dans quinze engagements et \'e0 la distance de trente yards, vous auriez peine \'e0 trouver meilleur outil. +\par +\par \endash Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le si\'e8ge. Ambroise, veillez \'e0 ce que les chiens soient huil\'e9s, car j'aime une d\'e9tente l\'e9g\'e8re. Ah\~! ma s\'9cur Mary, je vous ram\'e8ne votre gar\'e7 +on qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'esp\'e8re, apr\'e8s les distractions de la ville. +\par +\par Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre m\'e8re me couvrit de pleurs et de caresses, car vous qui avez des m\'e8 +res, vous en savez autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais combien la maison de famille est un nid chaud et confortable. +\par +\par Comme je m'\'e9tais agit\'e9 et d\'e9men\'e9 pour voir les merveilles de la ville\~! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse r\'eav\'e9 dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien qui me donn\'e2 +t une plus grande impression de douceur et de repos que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-m\'eames objets insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du }{\i \'c7 +a Ira}{ poursuivi par Lord Hotham. +\par +\par Et comme c'\'e9tait \'e9gayant de voir aussi d'un c\'f4t\'e9 du foyer flambant, mon p\'e8re avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma m\'e8re tournant et piquant ses aiguilles \'e0 tricoter. +\par +\par En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce grand d\'e9sir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les quitter de nouveau. +\par +\par Mais il faudrait bien les quitter et \'e0 bref d\'e9lai comme je l'appris avec les bruyantes f\'e9licitations de mon p\'e8re et les larmes de ma m\'e8re. +\par +\par Il avait \'e9t\'e9 nomm\'e9 au commandement du }{\i Caton}{, vaisseau de soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson dat\'e9 de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me mettais en route tout de suite. +\par +\par \endash Et votre m\'e8re tient pr\'eat votre coffre de marin, mon gar\'e7on. Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez \'e0 \'eatre un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous \'eates digne de lui. +\par +\par \endash Tous les Stone sont entr\'e9s dans la marine, dit ma m\'e8re \'e0 mon oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous n'oublierons jamais la bont\'e9 + que vous avez eue, Charles, de montrer un peu le monde \'e0 Rodney. +\par +\par \endash Au contraire, ma s\'9cur Mary, dit gravement mon oncle, votre fils a \'e9t\'e9 pour moi une soci\'e9t\'e9 tr\'e8s agr\'e9able, au point que je crains qu'on ait le droit de m'accuser de n\'e9gligence envers Fidelio. Je vous le ram\'e8ne, j'esp\'e8 +re, un peu plus poli que je l'ai emmen\'e9. Ce serait folie que de le traiter de distingu\'e9, mais du moins il n'y a aucun reproche \'e0 lui faire. La nature lui a refus\'e9 les dons supr\'eames. Je l'ai trouv\'e9 peu dispos\'e9 \'e0 y suppl\'e9 +er par des avantages artificiels, mais du moins je lui ai montr\'e9 un peu la vie. Je lui ai donn\'e9 quelques le\'e7ons de finesse et de conduite qui para\'eetront peut-\'eatre de trop \'e0 pr\'e9sent, mais qui reviendront en valeur lorsqu'il sera d'\'e2 +ge plus m\'fbr. Si sa carri\'e8re dans la ville n'a pas donn\'e9 ce que j'en attendais, la raison s'en trouve uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'apr\'e8s l'id\'e9al que je me suis fait. Toutefois, je suis bien dispos\'e9 \'e0 son +\'e9gard et je le regarde comme \'e9minemment apte \'e0 la profession o\'f9 il va entrer. +\par +\par Il me tendit alors sa sacro-sainte tabati\'e8re comme un gage solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte \'e0 ce temps-l\'e0, il y a peu de circonstances o\'f9 j'aie vu plus clairement briller cet \'e9clair malicieux en ses grands yeux +\'e0 l'expression hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son gilet et qu'il m'offrait la petite bo\'eete brillante sur le creux de sa main blanche comme la neige. +\par +\par Il \'e9tait le type et le chef d'une \'e9trange race d'hommes qui a disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caract\'e8re viril, exquis dans sa toilette, \'e9troit dans ses id\'e9es, grossier dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes. + +\par +\par Ces hommes travers\'e8rent l'histoire d'Angleterre d'un pas guind\'e9, avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs breloques dansantes et ils s'\'e9vanouirent dans ces sombres coulisses d'o\'f9 l'on ne revient jamais. +\par +\par Le monde, en se d\'e9veloppant, les a laiss\'e9s derri\'e8re lui. +\par +\par Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs mystifications, leurs excentricit\'e9s soigneusement \'e9tudi\'e9es. +\par +\par Et cependant, derri\'e8re ce rideau, sous ces dehors de sottise dont ils prenaient si grand soin de se draper, c'\'e9taient souvent des hommes \'e9nergiques, d'une robuste personnalit\'e9. +\par +\par Les langoureux fl\'e2neurs de Saint-James \'e9taient aussi les Yachtmen du Solent, les fins Cavaliers des comt\'e9s, les combattants qui se battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale. +\par +\par C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers. +\par +\par Ils condescendent parfois \'e0 \'eatre po\'e8tes, orateurs, et Byron, Charles James Fox, Castlereagh, ont conserv\'e9 parmi eux quelque renomm\'e9e. +\par +\par Je ne puis m\rquote emp\'eacher de me demander comment l'histoire les comprendra, alors que moi-m\'eame, qui connaissais si bien l'un d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la part de ce qui \'e9tait r\'e9el et ce qui \'e9tait d +\'fb aux affectations qu'il avait cultiv\'e9es avec tant de soin qu'elles avaient cess\'e9 de m\'e9riter ce nom-l\'e0. +\par +\par \'c0 travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes fois cru entrevoir les traits d'un homme g\'e9n\'e9reux et sinc\'e8re et je me plais \'e0 croire que ce ne fut pas une illusion. +\par +\par Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent \'e0 leur fin. +\par +\par J'\'e9tais all\'e9 me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au changement extraordinaire qui s'\'e9tait produit dans son avenir et dans sa situation. +\par +\par J'\'e9tais encore \'e0 me retourner et \'e0 m'agiter dans mon lit, lorsque j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de Londres, et aussit\'f4t le grincement de roues qui tournaient pour s'arr\'eater devant l'auberge. +\par +\par Mes fen\'eatres se trouvaient ouvertes, car c'\'e9tait une fra\'eeche nuit de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume se trouvait l\'e0. +\par +\par \'c0 ce nom je sautai \'e0 bas du lit et j'eus le temps de voir trois hommes descendre de la voiture et entrer \'e0 la file dans le vestibule \'e9clair\'e9 de l'auberge. +\par Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumi\'e8re qui tombait par la porte sur leurs \'e9paules brunes et leurs t\'eates patientes. +\par +\par Dix minutes peut-\'eatre s'\'e9coul\'e8rent. +\par +\par Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serr\'e9 d'hommes franchit la porte avec fracas. +\par +\par \endash Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de qui cette poursuite\~? +\par +\par \endash Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laiss\'e9 de la corde dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour. Montant total\~: Douze mille livres. +\par +\par \endash Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour demain \'e0 sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me laissez libre jusque-l\'e0. +\par +\par \endash C'est r\'e9ellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas tant pour nous faire perdre nos places d'employ\'e9s du sh\'e9rif. +\par +\par \'c0 la lumi\'e8re jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je vis le baronnet jeter un coup d'\'9cil sur nos fen\'eatres et sa haine nous aurait tu\'e9s si ses yeux avaient \'e9t\'e9 des armes aussi terribles que ses pistolets. +\par +\par \endash Je ne peux pas monter en voiture, \'e0 moins qu'on ne me d\'e9lie les mains, dit-il. +\par +\par \endash Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. L\'e2chez un bras \'e0 la fois. Ah\~! Comme \'e7a vous voudriez\'85 +\par +\par \endash Corcoran\~! Corcoran\~! hurla une voix. +\par +\par Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements fr\'e9n\'e9tiques qui arrivait \'e0 le d\'e9tacher du groupe. +\par +\par Un coup violent fut lanc\'e9 et l'homme s'\'e9tala au milieu de la route \'e9clair\'e9e par la lune faisant dans la poussi\'e8re des contorsions et des sauts comme une truite qu'on vient de mettre \'e0 terre. +\par +\par \endash Le voil\'e0 pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et \'e0 pr\'e9sent, avec ensemble\~! +\par +\par Il fut soulev\'e9 comme un sac de farine et lanc\'e9 brutalement dans le fond de la voiture. Les trois hommes mont\'e8rent d'un bond. +\par +\par Un fouet siffla dans l'obscurit\'e9 et voil\'e0 comment Sir Lothian Hume, le Corinthien \'e0 la mode, disparut de mes yeux et de ceux de tout le monde, except\'e9 des gens charitables qui visitaient les prisons pour dettes. +\par +\par Lord Avon v\'e9cut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec l'aide d'Ambroise il p\'fbt prouver qu'il \'e9tait innocent du crime horrible sous l'ombre duquel il avait pass\'e9 tant d'ann\'e9es. +\par +\par Toutefois, il n'arriva pas \'e0 secouer les effets de ces ann\'e9es pass\'e9es dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la nature. +\par +\par Ce furent seulement les soins d\'e9vou\'e9s de sa femme et de son fils qui firent durer la flamme vacillante de sa vie. +\par +\par Celle que j'avais connue comme ancienne actrice \'e0 Anstey Cross devint la douairi\'e8re d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi affectueux pour moi qu'au temps o\'f9 ensemble on chipait les nids d'oiseaux, o\'f9 + on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord Avon, ch\'e9ri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal. +\par +\par Il \'e9pousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent \'e0 guigner le domaine, ils en seront pour leurs esp\'e9 +rances, comme avant eux leur anc\'eatre. +\par +\par La vieille maison de la Falaise Royale a \'e9t\'e9 d\'e9molie \'e0 cause des terribles souvenirs de famille qui la hantaient. +\par +\par Un bel \'e9difice moderne s'est \'e9lev\'e9 \'e0 sa place. +\par +\par La loge situ\'e9e sur la route de Brighton avait un air si coquet avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le seul visiteur \'e0 d\'e9clarer que je pr\'e9f\'e9rerais sa possession \'e0 celle de la grande maison de l\'e0 +-bas parmi les arbres. +\par +\par C'est l\'e0 que pendant bien des ann\'e9es, qui aboutirent \'e0 une tranquille et heureuse vieillesse, v\'e9curent Jack Harrison et sa femme. +\par +\par Ils re\'e7urent ainsi au couchant de leur vie les soins et l'affection qu'ils avaient prodigu\'e9s. Jamais Jack Harrison n'enjamba d\'e9sormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire de la grande lutte entre le forgeron et l'h +omme de l'Ouest est encore famili\'e8re aux vieux fid\'e8les du ring et rien ne lui plaisait plus que de la recommencer dans toutes les p\'e9rip\'e9ties et tout en restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais d\'e8 +s qu'il entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se mettait \'e0 parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car elle \'e9tait toujours hant\'e9e par la crainte de le voir retourner au ring et, pour peu qu'elle rest\'e2 +t une heure sans voir le vieillard, elle \'e9tait convaincue qu'il \'e9tait all\'e9 disputer la ceinture, au champion du jour, un parvenu. +\par +\par \'ab\~Il livra le bon combat\~\'bb, inscrivit-on \'e0 sa pri\'e8re, sur sa pierre fun\'e9raire, et quoique je sois convaincu que ses derni\'e8res pens\'e9es furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui le connaissaient ne se refusait +\'e0 voir un sens symbolique dans ce r\'e9sum\'e9 de sa vie d'honn\'eate et vaillant homme. +\par +\par Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps \'e0 montrer ses couleurs \'e9carlate et or \'e0 Newmarket et ses inimitables costumes \'e0 Saint-James. +\par +\par Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas des pantalons de grande c\'e9r\'e9monie et lui aussi qui ouvrit des perspectives nouvelles par ses recherches sur les m\'e9rites compar\'e9 +s de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des devants de chemise. +\par +\par Les vieux beaux, s'il en reste encore d'\'e9gar\'e9s dans les coins chez }{\i Arthur}{ ou chez }{\i White}{, se rappellent peut-\'eatre un arr\'eat rendu par Tregellis\~: \'e0 savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur convenable, +il faut qu'en la prenant par un des angles on la soul\'e8ve aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et de son \'e9cole, qui d\'e9clar\'e8rent que c'\'e9tait assez de la moiti\'e9. +\par +\par Puis vint le r\'e8gne de Brummel et la rupture d\'e9clar\'e9e au sujet des collets de velours o\'f9 toute la ville marcha derri\'e8re le nouveau venu. +\par +\par Mon oncle, qui n'\'e9tait point n\'e9 pour passer au second rang apr\'e8s n'importe qui, se retira aussit\'f4t \'e0 Saint-Albans et annon\'e7a qu'il en ferait le centre de la mode et de la soci\'e9t\'e9 pour remplacer Londres d\'e9g\'e9n\'e9r\'e9. +\par Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant vot\'e9 une adresse de remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et ayant command\'e9 \'e0 Londres des v\'eatements pour cette circonstance, parurent tous avec des collets de velours. +\par +\par Cela produisit chez mon oncle un tel d\'e9couragement qu'il se mit au lit et ne par\'fbt plus en public. +\par +\par Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut-\'eatre \'e9t\'e9 manqu\'e9e, fut r\'e9partie en un grand nombre de petits legs. L'un d'eux \'e9tait destin\'e9 \'e0 Ambroise, son valet, mais il en r\'e9serva \'e0 sa s\'9cur, ma m\'e8 +re, assez pour lui faire une vieillesse aussi ensoleill\'e9e, aussi agr\'e9able que je le pouvais d\'e9sirer. +\par +\par Quant \'e0 moi, fil sans valeur auquel sont enfil\'e9s ces grains, j'ose \'e0 peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de commencement \'e0 un autre. +\par +\par Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de terrien, j'aurais peut-\'eatre r\'e9ussi \'e0 vous faire un meilleur r\'e9cit de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux tableaux destin\'e9s \'e0 se faire vis-\'e0-vis. + +\par +\par Le jour viendra peut-\'eatre o\'f9 je mettrai par \'e9crit tous les souvenirs que j'ai gard\'e9s de la grande bataille qui se livra sur mer. +\par +\par J'y dirai comment mon p\'e8re y finit sa glorieuse carri\'e8re en frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol de soixante-quatorze. +\par +\par Il tomba sur sa poupe bris\'e9e en mangeant une pomme. +\par +\par Je vois les barres de fum\'e9e en cette soir\'e9e d'octobre tournoyer lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter, monter, jusqu'\'e0 ce qu'ils fussent d\'e9chir\'e9s ces l\'e9gers flocons et perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en m +\'eame temps qu'eux se leva le nuage qui \'e9tait rest\'e9 suspendu sur le pays. Il s'amincit, s'att\'e9nua de m\'eame, jusqu'au jour o\'f9 le soleil de Dieu, l'astre de paix et de s\'e9curit\'e9, vint encore briller sur nous et cette fois, nous l'esp\'e9 +rons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau. +\par \page }{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle +\par +\par *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** +\par +\par ***** This file should be named 13734-}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 .}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 t}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 f}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 or 13734-}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{ +\f2\fs20\lang1033\cgrid0 .zip ***** +\par This and all associated files of various formats will be found in: +\par https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/ +\par +\par Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +\par Biblioth\'e8que Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +\par also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +\par Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. +\par +\par +\par Updated editions will replace the previous one--the old editions +\par will be renamed. +\par +\par Creating the works from public domain print editions means that no +\par one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +\par (and you!) can copy and distribute it in the United States without +\par permission and without paying copyright royalties. Special rules, +\par set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +\par copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +\par protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +\par Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +\par charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +\par do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +\par rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +\par such as creation of derivative works, reports, performances and +\par research. They may be modified and printed and given away--you may do +\par practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +\par subject to the trademark license, especially commercial +\par redistribution. +\par +\par +\par +\par *** START: FULL LICENSE *** +\par +\par THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +\par PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK +\par +\par To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +\par distribution of electronic works, by using or distributing this work +\par (or any other work associated in any way with the phrase "Project +\par Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +\par Gutenberg-tm License (available with this file or online at +\par https://gutenberg.org/license). +\par +\par +\par Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +\par electronic works +\par +\par 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +\par electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +\par and accept all the terms of this license and intellectual property +\par (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +\par the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +\par all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +\par If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +\par Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +\par terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +\par entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. +\par +\par 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +\par used on or associated in any way with an electronic work by people who +\par agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +\par things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +\par even without complying with the full terms of this agreement. See +\par paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +\par Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +\par and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +\par works. See paragraph 1.E below. +\par +\par 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +\par or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +\par Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +\par collection are in the public domain in the United States. If an +\par individual work is in the public domain in the United States and you are +\par located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +\par copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +\par works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +\par are removed. Of course, we hope that you will support the Project +\par Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +\par freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +\par this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +\par the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +\par keeping this work in the same format with its attached full Project +\par Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. +\par +\par 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +\par what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +\par a constant state of change. If you are outside the United States, check +\par the laws of your country in addition to the terms of this agreement +\par before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +\par creating derivative works based on this work or any other Project +\par Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +\par the copyright status of any work in any country outside the United +\par States. +\par +\par 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: +\par +\par 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +\par access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +\par whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +\par phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +\par Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +\par copied or distributed: +\par +\par This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +\par almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +\par re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +\par with this eBook or online at www.gutenberg.org +\par +\par 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +\par from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +\par posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +\par and distributed to anyone in the United States without paying any fees +\par or charges. If you are redistributing or providing access to a work +\par with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +\par work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +\par through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +\par Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +\par 1.E.9. +\par +\par 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +\par with the permission of the copyright holder, your use and distribution +\par must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +\par terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +\par to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +\par permission of the copyright holder found at the beginning of this work. +\par +\par 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +\par License terms from this work, or any files containing a part of this +\par work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. +\par +\par 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +\par electronic work, or any part of this electronic work, without +\par prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +\par active links or immediate access to the full terms of the Project +\par Gutenberg-tm License. +\par +\par 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +\par compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +\par word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +\par distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +\par "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +\par posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +\par you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +\par copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +\par request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +\par form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +\par License as specified in paragraph 1.E.1. +\par +\par 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +\par performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +\par unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. +\par +\par 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +\par access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +\par that +\par +\par - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from +\par the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method +\par you already use to calculate your applicable taxes. The fee is +\par owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he +\par has agreed to donate royalties under this paragraph to the +\par Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments +\par must be paid within 60 days following each date on which you +\par prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax +\par returns. Royalty payments should be clearly marked as such and +\par sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the +\par address specified in Section 4, "Information about donations to +\par the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." +\par +\par - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies +\par you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he +\par does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm +\par License. You must require such a user to return or +\par destroy all copies of the works possessed in a physical medium +\par and discontinue all use of and all access to other copies of +\par Project Gutenberg-tm works. +\par +\par - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any +\par money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the +\par electronic work is discovered and reported to you within 90 days +\par of receipt of the work. +\par +\par - You comply with all other terms of this agreement for free +\par distribution of Project Gutenberg-tm works. +\par +\par 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +\par electronic work or group of works on different terms than are set +\par forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +\par both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +\par Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +\par Foundation as set forth in Section 3 below. +\par +\par 1.F. +\par +\par 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +\par effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +\par public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +\par collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +\par works, and the medium on which they may be stored, may contain +\par "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +\par corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +\par property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +\par computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +\par your equipment. +\par +\par 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +\par of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +\par Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +\par Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +\par Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +\par liability to you for damages, costs and expenses, including legal +\par fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +\par LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +\par PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +\par TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +\par LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +\par INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +\par DAMAGE. +\par +\par 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +\par defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +\par receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +\par written explanation to the person you received the work from. If you +\par received the work on a physical medium, you must return the medium with +\par your written explanation. The person or entity that provided you with +\par the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +\par refund. If you received the work electronically, the person or entity +\par providing it to you may choose to give you a second opportunity to +\par receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +\par is also defective, you may demand a refund in writing without further +\par opportunities to fix the problem. +\par +\par 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +\par in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +\par WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +\par WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. +\par +\par 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +\par warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +\par If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +\par law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +\par interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +\par the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +\par provision of this agreement shall not void the remaining provisions. +\par +\par 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +\par trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +\par providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +\par with this agreement, and any volunteers associated with the production, +\par promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +\par harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +\par that arise directly or indirectly from any of the following which you do +\par or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +\par work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +\par Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. +\par +\par +\par Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm +\par +\par Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +\par electronic works in formats readable by the widest variety of computers +\par including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +\par because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +\par people in all walks of life. +\par +\par Volunteers and financial support to provide volunteers with the +\par assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +\par goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +\par remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +\par Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +\par and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +\par To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +\par and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +\par and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. +\par +\par +\par Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +\par Foundation +\par +\par The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +\par 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +\par state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +\par Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +\par number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +\par https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +\par Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +\par permitted by U.S. federal laws and your state's laws. +\par +\par The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +\par Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +\par throughout numerous locations. Its business office is located at +\par 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +\par business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +\par information can be found at the Foundation's web site and official +\par page at https://pglaf.org +\par +\par For additional contact information: +\par Dr. Gregory B. Newby +\par Chief Executive and Director +\par gbnewby@pglaf.org +\par +\par +\par Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +\par Literary Archive Foundation +\par +\par Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +\par spread public support and donations to carry out its mission of +\par increasing the number of public domain and licensed works that can be +\par freely distributed in machine readable form accessible by the widest +\par array of equipment including outdated equipment. Many small donations +\par ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +\par status with the IRS. +\par +\par The Foundation is committed to complying with the laws regulating +\par charities and charitable donations in all 50 states of the United +\par States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +\par considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +\par with these requirements. We do not solicit donations in locations +\par where we have not received written confirmation of compliance. To +\par SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +\par particular state visit https://pglaf.org +\par +\par While we cannot and do not solicit contributions from states where we +\par have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +\par against accepting unsolicited donations from donors in such states who +\par approach us with offers to donate. +\par +\par International donations are gratefully accepted, but we cannot make +\par any statements concerning tax treatment of donations received from +\par outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. +\par +\par Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +\par methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +\par ways including including checks, online payments and credit card +\par donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate +\par +\par +\par Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +\par works. +\par +\par Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +\par concept of a library of electronic works that could be freely shared +\par with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +\par Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. +\par +\par +\par Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +\par editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +\par unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +\par keep eBooks in compliance with any particular paper edition. +\par +\par +\par Most people start at our Web site which has the main PG search facility: +\par +\par https://www.gutenberg.org +\par +\par This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +\par including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +\par Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +\par subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. +\par }{ +\par }}
\ No newline at end of file diff --git a/old/13734-r.zip b/old/13734-r.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..27258f0 --- /dev/null +++ b/old/13734-r.zip diff --git a/old/13734.txt b/old/13734.txt new file mode 100644 index 0000000..de2524a --- /dev/null +++ b/old/13734.txt @@ -0,0 +1,13885 @@ +The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jim Harrison, boxeur + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +JIM HARRISON, BOXEUR + +Titre original: Rodney Stone + +(1910) + + +Table des matieres + +_Preface_ +I -- FRIAR'S OAK +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS +IV -- LA PAIX D'AMIENS +V -- LE BEAU TREGELLIS +VI -- SUR LE SEUIL +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON +IX -- CHEZ WATTIER +X -- LES HOMMES DU RING +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES +XII -- LE CAFE FLADONG +XIII -- LORD NELSON +XIV -- SUR LA ROUTE +XV -- JEU DELOYAL +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY +XVII -- AUTOUR DU RING +XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON +XIX -- A LA FALAISE ROYALE +XX -- LORD AVON +XXI -- LE RECIT DU VALET +XXII -- DENOUEMENT + + +_Preface_ + + +_Dans un roman anterieur qui a ete fort bien accueilli par le +public francais, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait aborde +l'epoque de la lutte acharnee entre l'Angleterre et Napoleon. Il +avait accompagne jusque sur le champ de bataille de Waterloo un +jeune villageois arrache au calme des falaises natales par le +desir de proteger le sol national contre le cauchemar de +l'invasion francaise, qui hantait alors les imaginations +britanniques._ + +_Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus +large._ + +_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une +vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son +prince de Galles aux inepuisables dettes, ses dandys elegants et +bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupes avec art autour +de Nelson et de la trop celebre Lady Hamilton, ses champions de +boxe dont les exploits entretiennent au dela de la Manche le gout +des exercices violents, entrainement indispensable a un peuple qui +voulait tenir tete aux grognards de Napoleon, aux marins de nos +escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses emules._ + +_Le tableau est complet et trace par une plume competente, Conan +Doyle s'appliquant a decrire ce qu'il connait bien et evitant des +lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans +historiques, _Les Refugies_ par exemple._ + +_Les editions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est, +en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est +cense tenir la plume et evoquer le souvenir des jours de sa +jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, +s'il est le fil qui relie les feuillets du recit, n'en est jamais +le heros. Ame simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui +conquiert l'interet._ + +_Le vrai heros du roman, c'est Jim Harrison, eleve par le champion +Harrison qui s'est retire du Ring apres un terrible combat ou il +faillit tuer son adversaire, et etabli forgeron a Friar's Oak._ + +_N'est-ce pas lui qui entraine Stone a la Falaise Royale, dans le +chateau abandonne, a la suite de la disparition etrange de lord +Avon accuse du meurtre de son frere?_ + +_N'est-ce pas lui qui devient le protege, et plutot le protecteur, +de miss Hinton, la Polly du theatre de Haymarket, la vieillissante +actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation +dans le gin et le whisky?_ + +_N'est-ce pas lui que nous voyons, au denouement du roman, fils +avoue et legitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si +faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur +moyen de comedie?_ + +_N'est-ce pas a lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de +ses rivalites, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_ + +_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette edition +francaise, preparee par nous de longue main, le titre de _Jim +Harrison boxeur_._ + +_La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du +roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par +excellence, cher a Byron et au prince de Galles, chef de file des +dandys, ait attendu jusqu'a nos jours un peintre._ + +_Et voila cependant la premiere fois qu'un de ces romanciers, qui +ont l'oreille des foules, entreprend le recit de la vie et de +l'entrainement d'un grand boxeur d'autrefois._ + +_Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le +Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur +portraitiste, il faudrait presque dire leur poete._ + +_Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a +puissamment contribue a developper dans la race britannique ce +mepris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre +forte._ + +_De la instinctivement la tendance de l'opinion a s'enthousiasmer, +a se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'energie et +en quelque sorte contrepoids a ce qu'il y avait d'affadissant et +d'enervant dans le luxe des petits-maitres, des Corinthiens et des +dandys tout occupes de toilettes et de futilites, en une heure +aussi grave pour la vie nationale anglaise_ + +_Qu'a cote de l'entretien de cet ideal de bravoure et d'endurance, +il y eut comme revers de la medaille la brutalite des moeurs, la +demoralisation qu'amene l'intervention de l'argent dans ce qui est +humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des +meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas ete bonnes._ + +_Si nos peres n'ont pas compris le systeme anglais, s'ils n'ont +voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier +Beranger, les hommes de notre generation ont vu plus +equitablement. Ils ont donne a la boxe son droit de cite en France +et repare l'injustice de leurs predecesseurs._ + +_Voila pourquoi, en ecrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a +bien merite aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui +se sont de nos jours passionnes pour la boxe. Jim Harrison boxeur +est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre +ceux qui sont deja les fideles resolus du romancier anglais, +toujours assures de trouver dans son oeuvre un interet palpitant +et des emotions saines._ + +_ALBERT SAVINE._ + +I -- FRIAR'S OAK + + +Aujourd'hui, 1er janvier de l'annee 1851, le dix-neuvieme siecle +est arrive a sa moitie, et parmi nous qui avons ete jeunes avec +lui, un bon nombre ont deja recu des avertissements qui nous +apprennent qu'il nous a uses. + +Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos tetes grisonnantes et +nous parlons de la grande epoque que nous avons connue, mais quand +c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous eprouvons de +grandes difficultes a nous faire comprendre. + +Nous et nos peres qui nous ont precedes, nous avons passe notre +vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs +chemins de fer, leurs bateaux a vapeur, ils appartiennent a un +siecle different. + +Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre +les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans +contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la +Liberte s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa +son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brise dans ses +efforts pour l'empecher de s'envoler de chez nous pour se refugier +de l'autre cote de l'Atlantique. + +Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traite, +de telle bataille, mais je ne sais ou ils trouveront des details +sur nous-memes, ou ils apprendront quelle sorte de gens nous +etions, quel genre de vie etait le notre et sous quel aspect le +monde apparaissait a nos yeux, quand nos yeux etaient jeunes, +comme le sont aujourd'hui les leurs. + +Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas +pourtant que je me propose d'ecrire une histoire. +Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint a peine les +debuts de l'age adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence +d'autrui, je n'ai guere le droit de parler de la mienne. + +C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et +bien des annees devaient se passer avant le jour ou je regardai +dans les yeux celle qui fut la mere de mes enfants. + +Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont +assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant +que nous allons chercher une echelle, et ces routes que nous +parcourions en tenant leurs petites mains dans les notres, nous +sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras. + +Mais je parlerai uniquement d'un temps ou l'amour d'une mere etait +le seul amour que je connusse. + +Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'etes pas de +ceux pour qui j'ecris. + +Mais s'il vous plait de penetrer avec moi dans ce monde oublie, +s'il vous plait de faire connaissance avec le petit Jim, avec le +champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon pere, qui fut un +des fideles de Nelson, si vous tenez a entrevoir ce celebre homme +de mer lui-meme, et Georges qui devint par la suite l'indigne roi +d'Angleterre, si par-dessus tout vous desirez voir mon fameux +oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maitres, et les +grands champions, dont les noms sont encore familiers a vos +oreilles, alors donnez la main, et... en route. + +Mais je dois vous prevenir: si vous vous attendez a trouver sous +la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous +exposez a une desillusion. + +Lorsque je jette les yeux sur les etageres qui supportent mes +livres, je reconnais que ceux-la seuls se sont hasardes a ecrire +leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. + +Pour moi, je me tiendrais pour tres satisfait si l'on pouvait +juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la +moyenne. + +Des hommes d'action auraient peut-etre eu quelque estime pour mon +intelligence et des hommes de tete quelque estime de mon energie. +Voila ce que je peux desirer de mieux sur mon compte. + +En dehors d'une aptitude innee pour la musique, et telle que +j'arrive le plus aisement, le plus naturellement, a me rendre +maitre du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune +superiorite dont j'aie lieu de me faire honneur aupres de mes +camarades. + +En toutes choses, j'ai ete un homme qui s'arrete a mi-route, car +je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et +avant que la nature eut poudre ma chevelure a sa facon, la nuance +etait intermediaire entre le blanc de lin et le brun. + +Il est peut-etre une pretention que je peux hasarder; c'est que +mon admiration pour un homme superieur a moi n'a jamais ete melee +de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et +l'ai comprise telle qu'elle etait. + +C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je +me mets a ecrire mes souvenirs. + +Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que +possible ma personnalite en dehors du tableau. + +Si vous arrivez a me regarder comme un fil mince et incolore, qui +servirait a reunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans +les conditions memes ou je desire etre accueilli. + +Notre famille, les Stone, etait depuis bien des generations vouee +a la marine et il etait de tradition, chez nous, que l'aine portat +le nom du commandant favori de son pere. + +C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre genealogie +jusqu'a l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau a haut +gaillard, a l'avant en eperon, lors de la guerre contre les +Hollandais. + +Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons a mon pere Anson +Stone qui a son tour me baptisa Rodney Stone en l'eglise +paroissiale de Saint-Thomas, a Portsmouth, en l'an de grace 1786. + +Tout en ecrivant, je regarde par la fenetre de mon jardin, +j'apercois mon grand garcon de fils, et si je venais a appeler +"Nelson!", vous verriez que je suis reste fidele aux traditions de +famille. + +Ma bonne mere, la meilleure qui fut jamais, etait la seconde fille +du Reverend John Tregellis, cure de Milton, petite paroisse sur +les confins de la plaine marecageuse de Langstone. + +Elle appartenait a une famille pauvre, mais qui jouissait d'une +certaine consideration, car elle avait pour frere aine le fameux +Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant herite d'un opulent +marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des +conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de +Galles. + +J'aurai a parler plus longuement de lui par la suite, mais vous +vous souviendrez des maintenant qu'il etait mon oncle et le frere +de ma mere. +Je puis me la representer pendant tout le cours de sa belle +existence, car elle etait toute jeune quand elle se maria. + +Elle n'etait guere plus agee quand je la revois dans mon souvenir +avec ses doigts actifs et sa douce voix. + +Elle m'apparait comme une charmante femme aux doux yeux de +tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se +redressant quand meme bravement. + +Dans mes souvenirs de ce temps-la, je la vois constamment vetue de +je ne sais quelle etoffe de pourpre a reflets changeants, avec un +foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir +ses doigts agiles pendant qu'elle tricote. + +Je la revois encore dans les annees du milieu de sa vie, douce, +aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les +menant a bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde +d'un lieutenant, et reussissant a faire marcher le menage du +cottage du Friar's Oak et a tenir bonne figure dans le monde. + +Et maintenant, je n'ai qu'a m'avancer dans le salon, pour la +revoir encore, apres quatre-vingts ans d'une existence de sainte, +en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet +coquettement enrubanne, ses lunettes a monture d'or, son epais +chale de laine borde de bleu. + +Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand +elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier +est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez +peut-etre de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez +plus d'un mariage, mais votre mere est la premiere et la derniere +amie. Cherissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour +viendra ou tout acte irraisonne, ou toute parole jetee avec +insouciance, reviendra en arriere se planter comme un aiguillon +dans votre coeur. +Telle etait donc ma mere, et quant a mon pere, la meilleure +occasion pour faire son portrait, c'est l'epoque ou il nous revint +de la Mediterranee. + +Pendant toute mon enfance, il n'avait ete pour moi qu'un nom et +une figure dans une miniature que ma mere portait suspendue a son +cou. + +Dans les debuts, on me dit qu'il combattait contre les Francais. + +Quelques annees plus tard, il fut moins souvent question de +Francais et on parla plus souvent du general Bonaparte. + +Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai a la +boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. + +C'etait donc la l'ennemi par excellence, celui que mon pere avait +combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans treve. + +Pour mon imagination d'enfant, c'etait une affaire d'honneur +d'homme a homme, et je me representais toujours mon pere et cet +homme rase de pres, aux levres minces, aux prises, chancelant, +roulant dans un corps a corps furieux qui durait des annees. + +Ce fut seulement apres mon entree a l'ecole de grammaire que je +compris combien il y avait de petits garcons dont les peres +etaient dans le meme cas. + +Une fois seulement, au cours de ces longues annees, mon pere +revint a la maison. + +Par la, vous voyez ce que c'etait d'etre la femme d'un marin en ce +temps-la. + +C'etait aussitot apres que nous eumes quitte Portsmouth pour nous +etablir a Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de +s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider a gagner son nouveau +nom de Lord Saint-Vincent. + +Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par +ses recits de batailles et je me souviens, comme si c'etait +d'hier, de l'epouvante que j'eprouvai en voyant une tache de sang +sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, +provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant. + +A cette epoque je restai convaincu que ce sang avait jailli du +corps d'un Francais ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur +devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tete. + +Ma mere pleura amerement apres son depart. + +Quant a moi, je ne fus pas fache de voir son dos bleu et ses +culottes blanches s'eloigner par l'allee du jardin, car je +sentais, en mon insouciance et mon egoisme d'enfant, que nous +etions plus pres l'un de l'autre, quand nous etions ensemble, elle +et moi. + +J'etais dans ma onzieme annee quand nous quittames Portsmouth, +pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, +qui nous fut recommande par mon oncle, Sir Charles Tregellis. + +Un de ses amis intimes, Lord Avon, possedait sa residence pres de +la. + +Le motif de notre demenagement, c'etait qu'on vivait a meilleur +marche a la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mere de +garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait a distance +du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser a recevoir + +C'etait une epoque d'epreuves pour tout le monde, excepte pour les +fermiers. Ils faisaient de tels benefices qu'ils pouvaient, a ce +que j'ai entendu dire, laisser la moitie de leurs terres en +jachere, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur +rapportait le reste. + +Le ble se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de +quatre livres un shilling neuf pences. + +Nous aurions eu grand peine a vivre, meme dans le paisible cottage +de Friar's Oak sans la part de prises revenant a l'escadre de +blocus sur laquelle servait mon pere. + +La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest +n'avait guere que de l'honneur a gagner. Mais les fregates qui les +accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires +caboteurs, et, comme conformement aux regles de service elles +etaient considerees comme dependant de la flotte, le produit de +leurs prises etait reparti au marc le franc. + +Mon pere fut ainsi a meme d'envoyer a la maison des sommes +suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon sejour a +l'ecole que dirigeait Mr Joshua Allen. + +J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait. + +Ce fut a l'ecole d'Allen que je fis la connaissance de Jim +Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appele. Il etait le +neveu du champion Harrison, de la forge du village. + +Je me le rappelle encore, tel qu'il etait en ce temps-la, avec ses +grands membres degingandes, aux mouvements maladroits comme ceux +d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tete +a toutes les femmes qui passaient. + +C'est de ce temps-la que date une amitie qui a dure toute notre +vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue +d'un livre, et de son cote, il m'enseigna la boxe et la lutte, il +m'apprit a chatouiller la truite dans l'Adur, a prendre des lapins +au piege sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi +leste qu'il avait le cerveau lent. + +Mais il etait mon aine de deux ans, de sorte que longtemps avant +que j'aie quitte l'ecole, il etait alle aider son oncle a la +forge. + +Friar's Oak est situe dans un pli des Dunes et la quarantieme +borne milliaire entre Londres et Brighton est posee sur la limite +meme du village. + +Ce n'est qu'un hameau, a l'eglise vetue de lierre, avec un beau +presbytere et une rangee de cottages en briques rouges, dont +chacun est isole par son jardinet. + +A une extremite du village se trouvait la forge du champion +Harrison, a l'autre l'ecole de Mr Allen. + +Le cottage jaune, un peu a l'ecart de la route, avec son etage +superieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie +fixes dans le platre, c'est celui que nous habitions. + +Je ne sais s'il est encore debout. + +Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit +propre a subir des changements. + +Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, +etait situee l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John +Cummings. + +Ce personnage jouissait d'une tres bonne reputation locale, mais +quand il etait en voyage, il etait sujet a d'etranges +derangements, ainsi qu'on le verra plus tard. + +Bien qu'il y eut un courant continu de commerce sur la route, les +coches venant de Brighton en etaient encore trop pres pour faire +halte et ceux de Londres trop presses d'arriver a destination, de +sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisee, d'une +roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif +des gens du village. + +C'etait juste l'epoque ou le prince de Galles venait de construire +a Brighton son bizarre palais pres de la mer. + +En consequence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'ecoulait +pas un jour que nous ne vissions defiler a grand bruit, devant nos +portes, une ou deux centaines de phaetons. + +Le petit Jim et moi, nous avons passe maintes soirees d'ete +allonges dans l'herbe a contempler tout ce grand monde, a saluer +de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu +d'un nuage de poussiere et les postillons penches en avant, les +trompettes retentissantes, les cochers coiffes de chapeaux bas a +bords tres releves, avec la figure aussi cramoisie que leurs +habits. + +Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait +a haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient +ses gros membres mal articules, ses epaules disloquees, ils +l'auraient peut-etre regarde de plus pres et lui auraient accorde +leurs encouragements. + +Le petit Jim n'avait connu ni son pere ni sa mere, et toute sa vie +s'etait ecoulee chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, +c'etait le forgeron de Friar's Oak. + +Il avait recu ce surnom, le jour ou il avait combattu avec Tom +Johnson, qui etait alors en possession de la ceinture +d'Angleterre, et il l'aurait surement battu sans l'apparition des +magistrats du comte de Bedford qui interrompirent la bataille. + +Pendant des annees, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur a +combattre et pour son adresse a porter un coup decisif, bien qu'il +ait toujours ete, a ce que l'on dit, lent sur ses jambes. + +A la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le +combat par un coup lance a toute volee, qui non seulement rejeta +son adversaire par-dessus la corde d'arriere, mais qui encore le +mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort. + +Harrison fut, pendant tout ce temps-la, dans un etat voisin de la +folie. Il s'attendait d'heure en heure a se voir prendre au collet +par un agent de Bow Street et condamner a mort. + +Cette mesaventure, ajoutee aux prieres de sa femme, le decida a +renoncer pour toujours au champ clos et a reserver sa grande force +musculaire pour le metier ou elle paraissait devoir trouver un +emploi avantageux. + +Grace au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait +avoir de l'ouvrage en abondance a Friar's Oak. + +Il ne tarda pas longtemps a devenir le plus riche des gens du +village; et quand il se rendait, le dimanche, a l'eglise avec sa +femme et son neveu, c'etait une famille d'apparence aussi +respectable qu'on pouvait le desirer. +Il n'etait point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, +et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son +rayon d'action, il aurait ete en etat de tenir tete a Jackson ou a +Belcher, dans leurs meilleurs jours. + +Sa poitrine etait un tonneau. + +Ses avant-bras etaient les plus puissants que j'aie jamais vus, +avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies +luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux. + +Neanmoins, avec toute cette vigueur, c'etait un homme lent, range, +doux, en sorte que personne n'etait plus aime que lui, dans cette +region campagnarde. + +Sa figure aux gros traits, bien rasee, pouvait prendre une +expression fort dure, ainsi que je l'ai vu a l'occasion, mais pour +moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours +un sourire sur les levres, et la bienvenue dans les yeux. Dans +tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sut que s'il +avait des muscles d'acier, son coeur etait des plus tendres. + +Son sujet favori de conversation, c'etait ses rencontres +d'autrefois, mais il se taisait, des qu'il voyait venir sa petite +femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci etait +de lui voir jeter la le marteau et la lime pour retourner au champ +clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'etait +nullement atteinte a cette epoque de la deconsideration qui la +frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue defavorable, +parce que cet etat avait fini par devenir le monopole des coquins +et parce qu'il encourageait les mefaits commis sur l'arene. + +Le boxeur honnete et brave a vu lui aussi se former autour de lui +un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et +nobles courses de chevaux. +C'est pour cela que l'Arene se meurt en Angleterre et nous pouvons +supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se +trouvera personne pour leur succeder. Mais il en etait autrement a +l'epoque dont je parle. + +L'opinion publique etait des plus favorables aux lutteurs et il y +avait de bonnes raisons pour qu'il en fut ainsi. + +On etait en guerre. L'Angleterre avait une armee et une flotte +composees uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour +obeir a leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un +pays ou une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un +soldat. + +Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur +batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombe. + +On pensait donc et on pense encore que, les choses etant ainsi, +une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille +hommes pour temoins et que trois millions d'hommes pouvaient +disputer, devait contribuer a entretenir un ideal de bravoure et +d'endurance. + +Sans doute, c'etait un exercice brutal, et la brutalite meme en +etait la fin derniere, mais c'etait moins brutal que la guerre qui +doit pourtant lui survivre. + +Est-il logique d'inculquer a un peuple des moeurs pacifiques, en +un siecle ou son existence meme peut dependre de son temperament +guerrier? + +C'est une question que j'abandonne a des tetes plus sages que la +mienne. + +Mais, c'etait ainsi que nous pensions au temps de nos grands-peres +et c'est pourquoi on voyait des hommes d'Etat comme Wyndham, comme +Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arene. + +Ce simple fait, que des personnages considerables se declaraient +pour elle, suffisait a lui seul pour ecarter la canaillerie qui +s'y glissa par la suite. + +Pendant plus de vingt ans, a l'epoque de Jackson, de Brain, de +Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maitres +de l'Arene furent des hommes dont la probite etait au-dessus de +tout soupcon et ces vingt-la etaient justement, comme je l'ai dit, +a l'epoque ou l'Arene pouvait servir un interet national. + +Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une +jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et +l'amitie des gens les plus distingues de son temps et comment +Gully conquit un siege dans le premier Parlement reforme. + +C'etaient ces hommes-la qui determinaient l'ideal. Leur profession +se recommandait d'elle-meme par les conditions qu'elle exigeait, +le succes y etant interdit a quiconque etait ivrogne ou menait une +vie de debauche. + +Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, +des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je +repete qu'en majorite, ils etaient d'honnetes gens, portant la +bravoure et l'endurance a un degre incroyable et faisant honneur +au pays qui les avait enfantes. + +Ainsi que vous le verrez, la destinee me permit de les frequenter +quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause. + +Je puis vous assurer que nous etions fiers de posseder dans notre +village un homme tel que le champion Harrison, et quand des +voyageurs faisaient un sejour a l'auberge, ils ne manquaient pas +d'aller faire un tour a la forge, rien que pour jouir de sa vue. + +Il valait bien la peine d'etre regarde, surtout par un soir de +mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros +muscles et sur la fiere figure de faucon qu'avait le petit Jim, +pendant qu'ils travaillaient, a tour de bras, un coutre de charrue +tout rutilant et se dessinaient a chaque coup dans un cadre +d'etincelles. + +Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres +lance a toute volee, pendant que Jim en frappait deux de son +marteau a main. + +La sonorite du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! etait un +appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me +disais que tous les deux etant affaires a l'enclume, il y avait +pour moi une place au soufflet. + +Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces annees +passees au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un +instant quelle sorte d'homme il avait ete jadis. + +Par une matinee d'ete le petit Jim et moi etions debout pres de la +porte de la forge, quand une voiture privee, avec ses quatre +chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec +un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un +fer a cheval a demi courbe dans ses pinces, pour y jeter un coup +d'oeil. + +Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un +Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-la, conduisait et +une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, etaient +perches derriere lui. +Peut-etre que les vastes dimensions du forgeron attirerent son +attention, peut-etre fut-ce simple hasard, mais comme il passait, +la laniere du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla +et nous l'entendimes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du +forgeron. + +-- Hola, maitre, cria le forgeron en le suivant du regard, votre +place n'est pas sur le siege, tant que vous ne saurez pas mieux +manier un fouet. + +-- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les renes. + +-- Je vous invite a faire attention, maitre, ou bien il y aura un +oeil de moins sur la route ou vous conduisez. + +-- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur +en placant le fouet dans la gaine et otant ses gants de cheval. +Nous allons causer un peu, mon beau gaillard. + +Les gentilshommes sportsmen de ce temps-la etaient d'excellents +boxeurs pour la plupart, car c'etait la mode de suivre le cours de +Mendoza tout comme quelques annees plus tard, il n'y avait pas un +homme de la ville qui n'eut porte le masque d'escrime avec +Jackson. + +Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais +devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait +bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se +vanter apres qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec +lui. + +Celui-la s'elanca du siege avec l'empressement d'un homme qui n'a +pas de doutes sur l'issue de la querelle et, apres avoir accroche +sa houppelande a collet a la barre de dessus, il retourna +coquettement les manchettes plissees de sa chemise de batiste. +-- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il. + +Les amis, qui etaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, +qui etait ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier +ordre de voir leur camarade donner tete baissee dans le piege. + +Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient a +grands cris des phrases, des conseils. + +-- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. +Servez-lui son dejeuner a ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son +tas de cendre. Et depechez-vous, sans quoi vous allez voir son +dos. + +Encourage par ces clameurs, le jeune patricien s'avanca vers son +homme. + +Le forgeron ne bougea pas, mais ses levres se contracterent avec +une expression farouche pendant que ses gros sourcils +s'abaissaient sur ses yeux percants et gris. + +Il avait lache les tenailles et les bras libres etaient ballants. + +-- Faites attention, mon maitre, dit-il. Sans cela vous allez vous +faire poivrer. + +Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans +cette attitude une fermete calme, qui firent deviner le danger au +jeune Lord. + +Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitot ses +mains tomberent, sa figure s'allongea. + +-- Pardieu! s'ecria-t-il, c'est Jack Harrison. +-- Lui-meme, mon maitre. + +-- Ah! je croyais avoir affaire a quelque mangeur de lard du comte +d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour +ou vous avez presque tue Baruch le noir, ce qui m'a coute cent +bonnes livres. + +Quels hurlements poussait-on sur la voiture! + +-- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison +l'assommeur. Lord Frederick etait sur le point de s'en prendre a +l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et +voyons ce qui arrivera. + +Mais le conducteur etait deja remonte sur son siege et riait plus +fort que tous ses camarades. + +-- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. +Sont-ce la vos fils? + +-- Celui-ci est mon neveu, maitre. + +-- Voici une guinee pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie +prive de son oncle. + +Et ayant mis ainsi les rieurs de son cote par la facon gaie de +prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit a fond +de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, +tandis que Harrison, son fer non acheve a la main, rentrait chez +lui en sifflant. + +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE + + +Tel etait donc le champion Harrison. + +Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non +seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce +qu'en avancant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez +que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva +un temps ou son nom et sa reputation furent sur les levres de tout +le peuple anglais. + +Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son +caractere, tel qu'il etait a cette epoque, et particulierement +vous raconter une aventure tres singuliere qui n'est pas de nature +a s'effacer jamais de notre memoire a tous deux. + +On etait bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, +car il avait l'air d'appartenir a une race, a une famille bien +differentes de la leur. + +Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas- +cotes de l'eglise le dimanche, tout d'abord l'homme aux epaules +carrees, aux formes trapues, puis la petite femme a la physionomie +et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits +accentues, aux boucles noires, dont le pas etait si elastique et +si leger qu'il ne paraissait tenir a la terre que par un lien plus +mince que les villageois a la lourde allure dont il etait entoure. + +Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais +pour peu qu'on se connut en hommes (et toutes les femmes au moins +s'y entendent) il etait impossible de voir ses epaules parfaites, +ses hanches etroites, sa tete fiere posee sur son cou, comme un +aigle sur son perchoir, sans eprouver cette joie tranquille que +nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de +satisfaction de soi que l'on ressent, en leur presence, comme si +l'on avait contribue a leur creation. + +Mais nous avons l'habitude d'associer la beaute chez un homme avec +la mollesse. + +Je ne vois aucune raison a cette association d'idees; en tout cas, +la mollesse n'apparut jamais chez Jim. + +De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le +coeur et l'esprit rappelassent davantage la durete du fer. + +En etait-il un seul parmi nous qui fut capable d'aller de son pas +ou de le suivre, soit a la course, soit a la nage? + +Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait ose se +pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre +jusqu'a cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon +battait des ailes a ses oreilles, en de vains efforts, pour +l'ecarter de son nid. + +Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'etaient pas encore +ossifies, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de +Burgess Hill, qui s'etait donne le surnom de _Coq des dunes du +sud_. + +Ce fut apres cela que le champion Harrison entreprit de lui donner +des lecons regulieres de boxe. + +-- J'aimerais autant que vous renonciez a la boxe, petit Jim, dit- +il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez a mordre, +ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir +tete a n'importe qui du pays du sud. + +Et il ne mit pas longtemps a tenir sa promesse. + +J'ai deja dit que le petit Jim n'aimait guere ses livres, mais par +la j'entendais des livres d'ecole, car des qu'il s'agissait de +romans de n'importe quel sujet qui touchait de pres ou de loin aux +aventures, a la galanterie, il etait impossible de l'en arracher, +avant qu'il eut fini. + +Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, +Friar's Oak et la forge n'etaient plus pour lui qu'un reve et sa +vie se passait a parcourir l'Ocean, a errer sur les vastes +continents, en compagnie des heros du romancier. + +Et il m'entrainait a partager ses enthousiasmes, si bien que je +fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoe_, quand il +decida que le petit bois de Clayton etait une ile deserte et que +nous y etions jetes pour une semaine. + +Mais lorsque je m'apercus qu'il s'agissait de coucher en plein +air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir +de moutons des dunes, (de chevres sauvages, ainsi qu'il les +denommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait +par le frottement de deux batons, le coeur me manqua et je +retournai aupres de ma mere. + +Quant a Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade +semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et +plus sale que son heros, tel qu'on le voit dans les livres a +images. + +Heureusement, il n'avait parle que de tenir une semaine, car s'il +s'etait agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant +que son orgueil lui permit de retourner a la maison. + +L'orgueil! C'etait la le fond de la nature de Jim. +A mes yeux, c'etait un attribut mixte, moitie vertu, moitie vice. +Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, +un vice, en ce qu'il lui rend le relevement difficile quand il est +une fois dechu. + +Jim etait orgueilleux jusque dans la moelle des os. + +Vous vous rappelez la guinee que le jeune Lord lui avait jetee du +haut de son siege. Deux jours apres, quelqu'un la ramassa dans la +boue au bord de la route. + +Jim seul avait vu a quel endroit elle etait tombee et il n'avait +meme pas daigne la montrer du doigt a un mendiant. + +Il ne s'abaissait pas davantage a donner une explication en +semblable circonstance. Il repondait a toutes les remontrances par +une moue des levres et un eclair dans ses yeux noirs. + +Meme a l'ecole, il etait tout pareil. Il se montrait si convaincu +de sa dignite, qu'il imposait aux autres sa conviction. + +Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit +etait un angle qui avait le caractere droit, ou bien mettre Panama +en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songe a +lever sa canne contre lui qu'a la laisser tomber sur moi si +j'avais dit quelque chose de ce genre. + +C'etait ainsi. Bien que Jim ne fut le fils de personne, et que je +fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il +avait montre de la condescendance en me prenant pour ami. + +Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure +a laquelle je ne puis songer sans un frisson. + +La chose arriva en aout 1799, ou peut-etre bien dans les premiers +jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le +coucou dans le bois de Patcham et que, d'apres Jim, c'etait sans +doute pour la derniere fois. + +C'etait ma demi-journee de conge du samedi et nous la passames sur +les dunes, comme nous faisions souvent. + +Notre retraite favorite etait au-dela de Wolstonbury, ou nous +pouvions nous vautrer sur l'herbe elastique, moelleuse, des +calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en +causant avec les bergers appuyes sur leurs bizarres houlettes a la +forme antique de crochet, datant de l'epoque ou le Sussex avait +plus de fer que tous les autres comtes de l'Angleterre. + +C'etait la que nous etions venus nous allonger dans cette superbe +soiree. + +S'il nous plaisait de nous rouler sur le cote gauche, nous avions +devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en +courbes verdatres et montrant ca et la une fente blanche comme la +neige, indiquant une carriere de pierre a chaux. + +Si nous nous retournions de l'autre cote, notre vue s'etendait sur +la vaste surface bleue du Canal. + +Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour meme. + +En tete, venait la troupe craintive des navires marchands. Les +fregates, pareilles a des chiens bien dresses, gardaient les +flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, +roulaient a l'arriere. + +Mon imagination planait sur les eaux, a la recherche de mon pere, +quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a +l'aile brisee. + +-- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est +hantee! + +Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il +dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eut pas entendu +parler du promeneur de la Falaise royale? + +-- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy? + +-- Mais certainement, dis-je, non sans fierte. Je dois bien la +savoir puisque le pere de ma mere, sir Charles Tregellis, etait +l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait a cette partie de +cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le cure et ma mere en +causer la semaine derniere et tous les details me sont presents a +l'esprit comme si j'avais ete la quand le meurtre fut commis. + +-- C'est une histoire etrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais +quand j'ai interroge ma tante a ce sujet, elle n'a pas voulu me +repondre. Quant a mon oncle, il m'a coupe la parole des les +premiers mots. + +-- Il y a une bonne raison a cela. A ce que j'ai appris, Lord Avon +etait le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il +ne tienne pas a parler de son malheur. + +-- Racontez-moi l'histoire, Roddy. + +-- C'est bien vieux a present. L'histoire date de quatorze ans et +pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces +gens-la qui etaient venus de Londres passer quelques jours dans la +vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, etait son jeune frere, +le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian +Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, etait le troisieme et Lord +Avon le quatrieme. Ils aiment a jouer de l'argent aux cartes, ces +grands personnages, et ils jouerent, jouerent pendant deux jours +et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle +perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait a +gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s'en tint pas la, il +gagna a son frere aine des papiers qui avaient une grande +importance pour celui-ci. Ils cesserent de jouer a une heure tres +avancee de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le +capitaine Barrington mort, la gorge coupee, a cote de son lit. + +-- Et ce fut Lord Avon qui fit cela? + +-- On trouva dans le foyer les debris de ses papiers brules. Sa +manchette etait restee prise dans la main serree convulsivement du +mort et son couteau pres du cadavre. + +-- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas? + +-- On mit trop de lenteur a s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au +jour ou il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la +fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagne +l'Amerique. + +-- Et le fantome se promene. + +-- Il y a bien des gens qui l'ont vu. + +-- Pourquoi la maison est-elle restee inhabitee? + +-- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas +d'enfants et Sir Lothian Hume, le meme qui etait son partenaire au +jeu, est son neveu et son heritier. Mais il ne peut toucher a +rien, tant qu'il n'aura pas prouve que Lord Avon est mort. +Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe +entre ses doigts. + +-- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous +irons voir le fantome. + +Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser. + +-- Ma mere ne voudra pas me laisser aller. + +-- Esquivez-vous quand elle sera couchee. Je vous attendrai a la +forge. + +-- La Falaise royale est fermee. + +-- Je n'aurai pas de peine a ouvrir une des fenetres. + +-- J'ai peur, Jim. + +-- Vous n'aurez pas peur si vous etes avec moi, Roddy. Je vous +reponds qu'aucun fantome ne vous fera de mal. + +Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout +le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir a +un jeune garcon dans tout le Sussex. + +C'etait bien la une idee du petit Jim. + +C'etait son orgueil qui l'entrainait a cette expedition. + +Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre +garcon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce +genre. +Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutot +l'idee de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de +Ditchling que dans la maison hantee de la Falaise royale. +Neanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul. + +Aussi, comme je viens de le dire, je rodai autour de la maison, la +figure si pale, si defaite que ma mere me crut malade d'une +indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper +qu'une infusion de the a la camomille. + +Toute l'Angleterre etait allee se coucher, car bien peu de gens +pouvaient se payer le luxe de bruler une chandelle. + +Lorsque l'horloge eut sonne dix heures et que je regardai par ma +fenetre, on ne voyait aucune lumiere, excepte a l'auberge. + +La fenetre n'etait qu'a quelques pieds du sol. Je me glissai donc +au dehors. + +Jim etait au coin de la forge ou il m'attendait. + +Nous traversames ensemble le pre de John, nous depassames la ferme +de Ridden et nous ne rencontrames en route qu'un ou deux officiers +a cheval. + +Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se +montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte +que notre route etait tantot eclairee d'une lumiere argentee et +tantot enveloppee d'une telle obscurite que nous nous perdions +parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient. + +Nous arrivames enfin a la porte a claire-voie, flanquee de deux +gros piliers, qui donnait sur la route. + +Jetant un regard a travers les barreaux, nous vimes la longue +avenue de chenes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la +maison dont la facade apparaissait blanche pale au clair de la +lune. + +Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers a ce coup d'oeil, +ainsi qu'a la plainte du vent de nuit qui soupirait et gemissait +dans les branches. + +Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit. + +Nous avancames en faisant craquer le gravier sous nos pas. + +Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses +petites fenetres qui scintillaient au clair de la lune et son +filet d'eau qui l'entourait de trois cotes. + +La porte en voute se trouvait bien en face de nous et sur un des +cotes un volet pendait a un des gonds. + +-- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenetres +qui est ouverte. + +-- Ne trouvez-vous pas que nous sommes alles assez loin, Jim? fis- +je en claquant des dents. + +-- Je vous ferai la courte echelle pour entrer. + +-- Non, non, je ne veux pas entrer le premier. + +-- Alors ce sera moi. + +Il saisit fortement le rebord de la fenetre et bientot y posa le +genou. + +-- A present, Roddy, tendez-moi les mains. + +Et d'une traction, il me hissa pres de lui. + +Bientot apres, nous etions dans la maison hantee. + +Quel son creux se fit entendre au moment ou nous sautames sur les +planches du parquet. + +Il y eut un bruit soudain, suivi d'un echo si prolonge que nous +restames un instant silencieux. + +Puis Jim eclata de rire: + +-- Quel vieux tambour que cet endroit, s'ecria-t-il. Allumons une +lumiere, Roddy, et regardons ou nous sommes. + +Il avait apporte dans sa poche une chandelle et un briquet. + +Lorsque la flamme brilla, nous vimes sur nos tetes une voute en +arc. + +Tout autour de nous, de grandes etageres en bois supportaient des +plats couverts de poussiere. + +C'etait l'office. + +-- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai. + +Puis poussant la porte, il me preceda dans le vestibule. +Je me rappelle les hautes murailles lambrissees de chene, garnies +de tetes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique +buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de +pieces s'ouvraient sur ce vestibule. + +Nous allames de l'une a l'autre. + +Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle a manger, +toutes etaient pleines de cette atmosphere etouffante de poussiere +et de moisissure. + +-- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle ou ils +ont joue aux cartes, sur cette meme table. + +-- Mais oui, et voici les cartes, s'ecria-t-il en rejetant de cote +une piece d'etoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de +la table. + +Et en effet, il y avait une pile de cartes a jouer. Au moins une +quarantaine de paquets a ce que je crois, qui etaient restes la +depuis la partie qui avait eu un denouement tragique, avant que je +fusse ne. + +-- Je me demande ou va cet escalier, dit Jim. + +-- N'y montez pas, Jim, m'ecriai-je en le saisissant par le bras. +Il doit conduire a la chambre du meurtre. + +-- Comment le savez-vous? + +-- Le cure disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez +le voir meme a present. + +Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du +plafond une grande tache de couleur foncee. + +-- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y +aller voir. + +-- Ne le faites pas, Jim, m'ecriai-je. + +-- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. +Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine +d'aller a la chasse au fantome... a moins que... Grands Dieux! Il +y a quelqu'un qui descend l'escalier. + +Je l'entendais, moi aussi, ce pas trainant qui partait de la +chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les +marches, puis un autre pas, un autre craquement. + +Je vis la figure de Jim. On eut dit qu'elle etait sculptee dans +l'ivoire. Il avait les levres entr'ouvertes, les yeux fixes et +diriges sur le rectangle noir que formait l'entree de l'escalier. + +Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agites de +secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond. + +Quant a moi, mes genoux se deroberent et je me trouvai accroupi +derriere Jim. Un cri s'etait glace dans ma gorge. + +Et le pas continuait a se faire entendre de marche en marche. + +Alors, osant a peine regarder de ce cote et pourtant ne pouvant en +detourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement +dans le coin ou s'ouvrait l'escalier. + +Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les +battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de +nouveau, le fantome avait disparu et la lente succession des +cracs, crac, recommenca sur les marches de l'escalier. + +Jim s'elanca apres lui et me laissa seul a demi evanoui, sous le +clair de lune. + +Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute apres, il revenait, +passait sa main sous mon bras et tantot me portant, tantot me +trainant, il me fit sortir de la maison. + +Ce fut seulement lorsque nous fumes en plein air dans la fraicheur +de la nuit qu'il ouvrit la bouche. + +-- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy? + +-- Oui, mais je suis tout tremblant. + +-- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous +demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entrainant +dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de +cette sorte... mais a present je suis convaincu. + +-- Est-ce que cela pouvait etre un homme, Jim? demandai-je +reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des +chiens dans les fermes. + +-- C'etait un esprit, Roddy. + +-- Comment le savez-vous? + +-- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaitre dans la +muraille aussi aisement qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy, +qu'avez-vous donc encore? + +Toutes mes terreurs m'etaient revenues; tous mes nerfs vibraient +d'epouvante. + +-- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je. + +J'avais les yeux diriges fixement vers l'avenue. + +Le regard de Jim suivit leur direction. + +Sous l'ombre epaisse des chenes, quelqu'un s'avancait de notre +cote. + +-- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, +advienne que pourra, je vais le prendre au corps. + +Nous nous accroupimes et restames aussi immobiles que les arbres +voisins. + +Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande +silhouette se dressa devant nous dans l'obscurite. + +Jim s'elanca sur elle, comme un tigre. + +-- Vous, en tout cas, vous n'etes pas un esprit, cria-t-il. + +L'individu jeta un cri de surprise, bientot suivi d'un grondement +de rage. + +-- Qui diable?... hurla-t-il. +Puis il ajouta: + +-- Je vous tords le cou si vous ne me lachez pas. + +La menace n'aurait peut-etre pas decide Jim a desserrer son +etreinte, mais le son de la voix produisit cet effet. + +-- Eh quoi! vous, mon oncle? s'ecria-t-il. + +-- Eh! mais, je veux etre beni, si ce n'est pas le petit Jim! Et +celui-la, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, +aussi vrai que je suis un pecheur en vie. Que diable faites-vous +tous deux a la Falaise royale a cette heure de la nuit? + +Nous avions gagne ensemble le clair de la lune. + +C'etait bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le +bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur +n'etait reste encore convulse par la crainte. + +-- Nous faisions des explorations, dit Jim. + +-- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guere +capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car +je n'ai jamais vu des figures aussi semblables a des navets peles. +Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur? + +-- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les +esprits sont une chose nouvelle pour moi et... + +-- Les esprits? + +-- Je suis entre dans la Falaise royale et nous avons vu le +fantome. + +Le champion se mit a siffler. + +-- Ah! voila de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que +vous lui avez parle? + +-- Il a disparu avant que je le prisse. + +Le champion se remit a siffler. + +-- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, la- +haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille +de ne pas vous meler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce +monde-ci, petit Jim, sans se detourner de sa route pour se creer +des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr +Rodney, si sa bonne mere lui voyait cette figure toute blanche, +elle ne le laisserait plus revenir a la forge. Marchez tout +doucement... Je vous reconduirai a Friar's Oak. + +Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous +rejoignit et je ne pus m'empecher de remarquer qu'il n'avait plus +son paquet sous le bras. Nous etions tout pres de la forge, quand +Jim lui fit la question qui s'etait deja presentee a mon esprit. + +-- Qu'est-ce qui vous a amene a la Falaise royale, mon oncle? + +-- Eh! quand on avance en age, dit le champion, il se presente +bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idee. Quand vous +serez arrives, vous aussi, a la quarantaine, vous reconnaitrez +peut-etre la verite de ce que je vous dis. + +Ce fut la tout ce que nous pumes tirer de lui, mais malgre ma +jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait +sur la cote, des ballots qu'on transportait la nuit dans des +endroits deserts. En sorte que depuis ce temps-la, quand +j'entendais parler d'une capture faite par les garde-cotes, je +n'etais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la +porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion. + + +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS + + +Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous +y menions. + +Maintenant que ma memoire me reporte a mon sejour d'autrefois, +elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de +l'echeveau du passe, en entraine une demi-douzaine d'autres, avec +lesquels il s'etait emmele. + +J'hesitais entre deux partis quand j'ai commence, en me demandant +si j'avais en moi assez d'etoffe pour ecrire un livre, et +maintenant voila que je crois pouvoir en faire un, rien que sur +Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance. + +Certains d'entre eux etaient rudes et balourds, je n'en doute pas: +et pourtant, vus a travers le brouillard du temps, ils +apparaissent tendres et aimables. + +C'etait notre bon cure Mr Jefferson qui aimait l'univers entier a +l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et +c'etait l'excellent Mr Slack qui etait un pere pour tout le monde, +a l'exception de Mr Jefferson, le cure de Friar's Oak. + +C'etait Mr Rudin, le refugie royaliste francais qui demeurait plus +haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle +d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous +avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions +battu les Francais, de sorte qu'apres la bataille du Nil, il passa +tout un jour dehors, pour donner libre cours a son plaisir, et +tout un autre jour dedans, pour exhaler tout a son aise sa furie, +tantot battant des mains, tantot trepignant. + +Je me rappelle tres bien sa personne grele et droite, la facon +deliberee dont il faisait tournoyer sa petite canne. + +Ni le froid ni la faim n'etaient de force a l'abattre, et pourtant +nous savions qu'il avait lie connaissance avec l'une et l'autre. +Mais il etait si fier, si grandiloquent dans ses discours, que +personne n'eut ose lui offrir ni un repas, ni un manteau. + +Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur +chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait +present de quelques cotes de boeuf. + +Il ne pouvait faire autrement que d'accepter. + +Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'epaule un +coup d'oeil au boucher, il disait: + +-- Monsieur, j'ai un chien. + +Ce qui n'empechait pas que pendant la semaine suivante, c'etait Mr +Rudin et non son chien qui paraissait s'etre arrondi. + +Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier. + +N'etait-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en +ce temps-la, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres +de _Foxiste_ et presque tout le monde de traitre. + +Assurement, je trouvais a ce moment-la fort condamnable de prendre +un air bougon, a chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand +on le brula en effigie sous la forme d'un mannequin de paille +devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fumes de la +fete. + +Mais nous dumes reconnaitre qu'il fit bonne figure quand il marcha +a nous en habit brun, en souliers a boucles, la colere empourprant +son austere figure de maitre d'ecole. + +Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fumes empresses a +nous esquiver sans bruit! + +-- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils +qui avez preche la paix pendant pres de deux mille ans et avez +passe tout ce temps a massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on +depense a faire perir des Francais etait employe a sauver des +existences anglaises, vous auriez alors le droit de bruler des +chandelles a vos fenetres. Qui etes-vous pour venir ici insulter +un homme qui observe la loi? + +-- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, +fils du squire tory. + +-- Vous, faineant, qui n'etes bon qu'a jouer aux courses, a faire +battre des coqs? Avez-vous la pretention de parler au nom du +peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant, +silencieux, vous n'en etes que l'ecume, la pauvre et sotte mousse +qui flotte a sa surface. + +Nous le trouvames alors fort blamable, mais en reportant nos +regards en arriere, je me demande si nous n'avions pas nous-memes +grand tort. + +Et puis c'etaient les contrebandiers. + +Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce +regulier etait devenu impossible entre la France et l'Angleterre, +tout le negoce etait contrebande. + +Une nuit, j'allai sur le pre de Saint-John et, m'etant cache dans +l'herbe, je comptai, dans les tenebres, au moins soixante-dix +mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils defilaient +devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau. + +Pas un de ces animaux qui ne portat ses deux quartauts +d'authentique cognac francais, ou son ballot de soie de Lyon ou de +dentelle de Valenciennes. + +Je connaissais leur chef, Dan Scales. + +Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monte, et je me +rappelle leur rencontre de nuit. + +-- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. + +-- Oui, Tom. Il va falloir se battre. + +Sur quoi, Tom tira son pistolet et brula la cervelle de Dan. + +-- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je +savais Dan trop fort pour moi, car nous nous etions deja mesures +avant. + +Ce fut Tom qui paya un poete de Brighton pour composer l'epitaphe +en vers qu'on placa sur la pierre tombale, epitaphe que nous +trouvames tous fort vraie et fort bonne et qui commencait ainsi: + +_Helas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_ +_Qui traversa la tete du jeune homme._ +_Il tomba aussitot, il rendit l'ame._ +_Et la mort ferma ses yeux languissants!_ +Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut +encore les lire dans le cimetiere de Patcham. + +Un jour, un peu apres l'epoque de notre aventure a la Falaise +royale, j'etais assis dans le cottage, occupe a examiner les +curiosites que mon pere avait fixees aux murs, et je souhaitais en +paresseux que j'etais que Mr Lilly fut mort avant d'ecrire sa +grammaire latine, quand ma mere, qui etait assise a la fenetre, +son tricot a la main, jeta un petit cri de surprise. + +-- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun! + +Il etait si rare d'entendre ma mere exprimer une opinion +defavorable sur qui que ce fut (a moins que ce ne fut sur +Bonaparte) qu'en un bond je traversai la piece et fus a la +fenetre. + +Une chaise, attelee d'un poney, descendait lentement la rue du +village et, dans la chaise, etait assise la personne la plus +singulierement faite que j'eusse jamais vue. + +Elle etait de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si +fonce que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de +pourpre. + +Elle etait coiffee d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui +se balancait. + +De dessous les bords, deux yeux noirs effrontes regardaient au +dehors avec une expression de colere et de defi, comme pour dire +aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se +souciaient d'elle. + +Son costume consistait en une sorte de pelisse ecarlate, garnie au +cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les renes, pendant +que le poney errait d'un bord a l'autre de la route au gre de son +caprice. + +A chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du +grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantot la coiffe et +tantot le bord. + +-- Quel terrible spectacle! s'ecria ma mere. + +-- Qu'est-ce qui vous choque chez elle? + +-- Que le ciel me pardonne si je la juge temerairement, Rodney, +mais je crois que cette femme est ivre. + +-- Tiens! fis-je. Elle a arrete sa chaise la-haut, a la forge. Je +vais vous chercher des nouvelles. + +Et saisissant ma casquette, je m'esquivai. + +Le champion Harrison venait de ferrer un cheval a la porte de la +forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de +l'animal sous le bras, sa rape a la main, et agenouille parmi les +rognures blanches. + +De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un +air d'etonnement comique. + +Bientot il jeta sa rape et vint a elle, se tint debout pres de la +roue et hocha la tete en lui parlant. + +De mon cote, je me faufilai dans la forge ou le petit Jim achevait +le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et +l'habilete qu'il mettait a tourner les crampons. + +Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en +train de causer avec son oncle. + +-- Est-ce lui? demanda-t-elle de facon que je l'entendis. + +Le champion Harrison affirma d'un signe de tete. + +Elle regarda Jim. + +Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, +aussi noirs, aussi remarquables. + +Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en depit de sa +face bouffie de sang, cette femme-la avait ete jadis tres belle. + +Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si +elle avait joue de la harpe, et elle toucha Jim a l'epaule. + +-- J'espere... j'espere que vous allez bien... balbutia-t-elle. + +-- Tres bien, madame, dit Jim en promenant ses regards etonnes +d'elle a son oncle. + +-- Et vous etes heureux aussi? + +-- Oui, madame, je vous remercie. + +-- Et vous n'aspirez a rien de plus? + +-- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut. + +-- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix severe. Soufflez la +forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. +Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose a dire, +car elle marqua quelque depit de ce qu'on le renvoyait. + +Ses yeux etincelerent, sa tete s'agita, pendant que le forgeron, +tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour +l'apaiser. + +Pendant longtemps, ils causerent a demi-voix et elle parut enfin +satisfaite. + +-- A demain alors, cria-t-elle tout haut. + +-- A demain, repondit-il. + +-- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle +en cinglant le dos du poney. + +Le forgeron resta immobile, la rape a la main, en la suivant des +yeux jusqu'a ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la +route blanche. + +Alors, il fit demi-tour. + +Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave. + +-- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux +Erables, au-dela du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un +caprice pour vous, Jim, et peut-etre pourra-t-elle vous etre +utile. Je lui ai promis que vous irez par-la et que vous la verrez +demain. + +-- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas a +lui rendre visite. + +-- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne +pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mene +une existence bien solitaire. + +-- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte? + +-- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y +tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le +jeune maitre Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne +dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir ameliorer son +sort, en agissant ainsi. + +-- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, +dit Jim. + +-- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maitre Rodney? + +Je finis par donner mon consentement et je revins a la maison +rapporter toutes mes nouvelles a ma mere, qui etait enchantee de +toute occasion de commerages. + +Elle hocha la tete, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne +dit pas non et la chose fut entendue. + +C'etait une course de quatre bons milles, mais quand vous etiez +arrives, il vous etait impossible de souhaiter une plus jolie +maisonnette. + +Partout du chevrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en +bois et des fenetres a grillages. + +Une femme a l'air commun nous ouvrit la porte: + +-- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. +-- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. + +-- Je n'y peux rien, s'ecria la femme d'un ton rude, je vous +repete qu'elle ne peut vous voir. + +Nous restames indecis un instant. + +-- Peut-etre pourriez-vous l'informer que je suis la, dit enfin +Jim. + +-- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, a elle qui +n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tire a ses +oreilles. Essayez de lui dire vous-meme, si vous y tenez. + +Tout en parlant, elle ouvrit une porte. + +A l'autre bout de la piece gisait, ecroulee sur un fauteuil, une +informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs epars dans +tous les sens. + +Pour moi, j'etais si jeune que je ne savais si cela etait plaisant +ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il +prenait la chose, il avait la figure toute pale, l'air ecoeure. + +-- Vous n'en parlerez a personne, Roddy, dit-il. + +-- Non, excepte a ma mere. + +-- Je n'en dirai pas un mot, meme a mon oncle. Je pretendrai +qu'elle etait malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous +l'ayons vue dans cet etat de degradation, sans en faire un objet +de propos dans le village. Cela me pese lourdement sur le coeur. + +-- Elle etait comme cela hier, Jim. +-- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarque. Mais je sais qu'elle a +de la bonte dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela +pendant qu'elle me regardait. Peut-etre est-ce le manque d'amis +qui l'a reduite a cet etat! + +Son entrain en fut eteint pendant plusieurs jours et alors que +l'impression faite en moi s'etait dissipee, ses manieres la firent +renaitre. + +Mais ce ne devait pas etre la derniere fois que la dame a la +pelisse rouge reviendrait a notre souvenir. + +Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je +consentirais a retourner chez elle avec lui. + +-- Mon oncle a recu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec +moi et je serai plus a mon aise, si vous m'accompagnez, Rod. + +Pour moi, toute occasion de sortir etait bienvenue, mais a mesure +que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que +Jim se mettait l'esprit en peine a se demander si quelque chose +n'irait pas encore de travers. + +Toutefois, les craintes s'apaiserent bientot, car nous avions a +peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le +seuil du cottage et accourut a notre rencontre par l'allee. + +Elle faisait une figure si etrange, avec sa face enflammee et +souriante, enveloppee d'une sorte de mouchoir rouge, que si +j'avais ete seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes a mon +cou. + +Jim, lui-meme, s'arreta un instant, comme s'il n'etait pas tres +sur de lui, mais elle nous mis bientot a l'aise par la cordialite +de ses facons. + +-- Vous etes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme +solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le +derangement inutile que je vous ai cause mardi. Mais vous avez +ete, vous-memes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la +pensee de votre venue m'avait excitee et la moindre emotion me +jette dans une fievre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez +voir vous-memes ce qu'ils font de moi. + +Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitees de secousses. + +Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas +dans l'allee. + +-- Il faut que vous vous fassiez connaitre de moi et que je vous +connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de tres vieux amis +pour moi, et bien que vous l'ayez oublie, je vous ai tenu dans mes +bras, quand vous etiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, +ajouta t-elle en s'adressant a moi, comment appelez-vous votre +ami? + +-- Le petit Jim, madame. + +-- Alors, dussiez-vous me trouver effrontee, je vous appellerai +aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos +privileges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et +nous prendrons ensemble une tasse de the. + +Elle nous preceda dans une chambre fort coquette, la meme ou nous +l'avions apercue lors de notre premiere visite. + +Au milieu de la piece etait une table couverte d'une nappe +blanche, de brillants cristaux, de porcelaines eblouissantes. + +Des pommes aux joues rouges etaient empilees sur un plat qui +occupait le centre. + +Une grande assiette, chargee de petits pains fumants, fut aussitot +apportee par la domestique a la figure reveche. Je vous laisse a +penser si nous fimes honneur a toutes ces excellentes choses. + +Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos +tasses et de remplir nos assiettes. + +Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut +dans une armoire qui se trouvait au bout de la piece et chaque +fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un +leger tintement de verre contre verre. + +-- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table +eut ete desservie, qu'est-ce que vous avez a regarder, comme cela, +tout autour de vous? + +-- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs. + +-- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie? + +-- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu +en face de moi. + +Il representait une jeune fille grande et mince, aux joues tres +rosees, aux yeux tres tendres, a la toilette si coquette que je +n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains +un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches +du parquet ou elle etait debout. + +-- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez- +vous, nous allons lire ce qui est ecrit au bas. + +Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: "Miss Hinton, dans son +role de Peggy dans la _Mariee de Campagne_, joue a son benefice au +theatre de Haymarket le 14 septembre 1782." + +-- C'est une actrice? dis-je. + +-- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit- +elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a +pas longtemps -- c'etait tout juste l'autre jour -- le duc de +Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, +a epouse mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. +Et cette personne-ci, qui est-elle, a votre avis? + +Elle se placa au-dessous du portrait, les bras croises sur sa +vaste poitrine, nous regardant tour a tour de ses gros yeux noirs. + +-- Eh bien! ou avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'etait moi qui +etais miss Polly Hinton du theatre de Haymarket et peut-etre +n'avez-vous jamais entendu ce nom? + +Nous fumes obliges d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions. + +Et ce seul mot d'actrice avait excite en nous une sensation de +vague horreur, bien naturelle chez des garcons eleves a la +campagne. + +Pour nous, les acteurs formaient une classe a part, qu'il fallait +designer par allusions sans la nommer, et la colere du Tout- +Puissant etait suspendue sur leur tete comme un nuage charge de +foudre. + +Et en verite ce jugement semblait avoir recu son execution devant +nous, quand nous considerions cette femme et ce qu'elle avait ete. + +-- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a ete blessee, +vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur +votre figure ce qu'on vous aura appris a penser de moi. Tel est +donc le resultat de l'education que vous avez recue, Jim: mal +penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous +fussiez au theatre ce soir-la, avec le prince Florizel et quatre +ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de +Londres se levant dans le parterre a mon entree en scene. Si Lord +Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas +venue a bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York +Street a Westminster. Et voila que deux petits paysans s'appretent +a mejuger! + +L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait +pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni meme a laisser +entendre qu'il fut si en retard que cela sur les grands +personnages de Londres. + +-- Je n'ai jamais mis les pieds dans un theatre, dit-il, et je ne +sais rien sur ces gens-la. + +-- Ni moi non plus. + +-- He! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas +ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes +garcons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en +reine des Peruviens, exhortant ses compatriotes a se soulever +contre les Espagnols, leurs oppresseurs. +Et a l'instant meme, cette femme grossierement tournee et +boursouflee redevint une reine, la plus grandiose, la plus +hautaine que vous ayez jamais pu rever. + +Elle s'adressa a nous dans un langage si ardent, avec des yeux si +pleins d'eclairs, des gestes si imperieux de sa main blanche +qu'elle nous tint fascines, immobiles sur nos chaises. + +Sa voix, au debut, etait tendre, douce et persuasive, mais elle +prit de l'ampleur, du volume, a mesure qu'elle parlait +d'injustice, d'independance, de la joie qu'il y avait a mourir +pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs +fremissants, que je me sentis tout pret a sortir du cottage et a +donner tout de suite ma vie pour mon pays. + +Alors, un changement se produisit en elle. + +C'etait maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils +unique et se lamentait sur cette perte. + +Sa voix etait pleine de larmes. Son langage etait si simple, si +vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit +gisant devant nous sur le tapis et que nous etions sur le point de +joindre nos paroles de pitie et de souffrances aux siennes. + +Et alors, avant meme que nos joues fussent seches, elle redevint +ce qu'elle avait ete. + +-- Eh bien! s'ecria-t-elle, que dites-vous de cela? Voila comment +j'etais au temps ou Sally Siddons verdissait de jalousie au seul +nom de Polly Hinton. C'est dans une belle piece, dans _Pizarro_. + +-- Et qui l'a ecrite? + +-- Qui l'a ecrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait +ete ecrite par celui-ci ou celui-la? Mais il y a la quelques +tirades pour celui qui connait la facon de les debiter. + +-- Et vous ne jouez plus, madame? + +-- Non, Jim, j'ai quitte les planches, quand... quand j'en ai eu +assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il +n'y a pas d'odeur comparable a celle des lampes a huile de la +rampe et des oranges du parterre. Mais vous etes triste, Jim. + +-- C'est que je pensais a cette pauvre femme et a son enfant. + +-- Tut! N'y songez plus. J'aurai tot fait de l'effacer de votre +esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de +saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mere parle et que c'est +cette effrontee petite dinde qui lui riposte. + +Et elle se mit a jouer une piece a deux personnages, alternant si +exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous +figurions avoir reellement deux etres distincts devant nous, la +mere, vieille dame austere, qui tenait la main en cornet +acoustique et sa fille evaporee toujours en l'air. + +Sa vaste personne se remuait avec une agilite surprenante. + +Elle agitait la tete et faisait la moue en lancant ses repliques a +la vieille personne courbee qui les recevait. + +Jim et moi, nous ne pensions guere a nos pleurs et nous nous +tenions les cotes de rire, avant qu'elle eut fini. + +-- Voila qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos eclats de +rire. Je ne tenais pas a vous renvoyer a Friar's Oak avec des +mines allongees, car peut-etre on ne vous laisserait pas revenir. + +Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un +verre qu'elle posa sur la table. + +-- Vous etes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais +cela me desseche la bouche de parler... + +Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de +sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant: + +-- N'y touchez pas. + +Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs +prenant une expression plus douce sous le regard de Jim: + +-- Est-ce que je n'en gouterai pas un peu? + +-- Je vous prie, n'y touchez pas. + +D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et +la leva de telle sorte qu'il me vint l'idee qu'elle allait la +vider d'un trait. Mais elle la lanca au dehors par la fenetre +ouverte et nous entendimes le bruit que fit la bouteille en se +cassant sur l'allee. + +-- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voila longtemps que +personne ne s'inquiete si je bois ou non. + +-- Vous etes trop bonne, trop genereuse pour boire, dit-il. + +-- Tres bien! s'ecria-t-elle, je suis enchantee que vous ayez +cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, +que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une +promesse, si vous m'en faites une de votre cote. + +-- De quoi s'agit-il, Miss? + +-- Pas une goutte ne touchera mes levres, Jim, si vous me +promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il +fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il +neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment +il y a des moments ou je me trouve bien seule. + +La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma tres fidelement, +car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon a +la peche ou pour tendre des pieges aux lapins, il se rappelait que +c'etait le jour reserve et se mettait en route pour Anstey-Cross. + +Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement +difficile a tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si +la chose avait marche de travers. + +Mais au bout d'un certain temps, la victoire etait gagnee. L'on +finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez +longtemps, et dans l'annee qui preceda le retour de mon pere, Miss +Hinton etait devenue une toute autre femme. + +Ce n'etaient pas seulement ses habitudes qui etaient changees, +elle avait change elle-meme, elle n'etait plus la personne que +j'ai decrite. + +Au bout de douze mois, c'etait une dame d'aussi belle apparence +qu'on put en voir dans le pays. + +Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de +sa vie, mais j'etais le seul a qui il en parlat. + +Il eprouvait a son egard cette affection que l'on ressent envers +les gens a qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de +son cote, car, en l'entretenant, en lui decrivant ce qu'elle avait +vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le +prepara a l'existence plus large qui l'attendait. + +Telles etaient leurs relations a l'epoque ou la paix fut conclue +et ou mon pere revint de la mer. + + +IV -- LA PAIX D'AMIENS + + +Bien des femmes se mirent a genoux, bien des ames de femme +s'exhalerent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, a +la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la +conclusion des preliminaires de la paix. + +Toute l'Angleterre temoigna sa joie le jour par des pavoisements, +la nuit par des illuminations. + +Meme dans notre hameau de Friar's Oak, nous deployames avec +enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle a chacune de +nos fenetres et une lanterne transparente, ornee d'un Grand G.R. +(_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de +l'auberge. + +On etait las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu +affaire a l'Espagne, a la France, a la Hollande, tour a tour ou +reunis. + +Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-la, c'etait que +notre petite armee n'etait pas de taille a lutter sur terre avec +les Francais, mais que notre forte marine etait plus que +suffisante pour les vaincre sur mer. + +Nous avions acquis un peu de consideration, dont nous avions grand +besoin apres la guerre avec l'Amerique, et, en outre, quelques +colonies qui furent les bienvenues pour le meme motif, mais notre +dette avait continue a s'enfler, nos consolides a baisser et Pitt +lui-meme ne savait ou donner de la tete. + +Toutefois, si nous avions su que la paix etait impossible entre +Napoleon et nous, que celle-ci n'etait qu'un entracte entre le +premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensement +en allant jusqu'au bout sans interruption. + +Quoi qu'il en soit, les Francais virent rentrer vingt mille bons +marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnerent une +belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de +debarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons. + +Mon pere, tel que je me le rappelle, etait un petit homme plein +d'endurance et de vigueur, pas tres large, mais quand meme bien +solide et bien charpente. + +Il avait la figure si halee qu'elle avait une teinte tirant sur le +rouge des pots de fleurs, et en depit de son age (car il ne +depassait pas quarante ans, a l'epoque dont je parle) elle etait +toute sillonnee de rides, plus profondes pour peu qu'il fut emu, +de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, +puis un air vieillot. + +Il y avait surtout autour de ses yeux un reseau de rides fines, +toutes naturelles chez un homme qui avait passe sa vie a les tenir +demi-clos, pour resister a la fureur du vent et du mauvais temps. + +Ces yeux-la etaient peut-etre ce qu'il y avait de plus remarquable +dans sa physionomie. Ils avaient une tres belle couleur bleu clair +qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de +rouille. + +La nature avait du lui donner un teint tres blanc, car quand il +rejetait en arriere sa casquette, le haut de son front etait aussi +blanc que le mien, et sa chevelure coupee tres ras avait la +couleur du tan. + +Ainsi qu'il le disait avec fierte, il avait servi sur le dernier +de nos vaisseaux qui fut chasse de la Mediterranee en 1797 et sur +le premier qui y fut rentre en 1798. + +Il etait sous les ordres de Miller, comme troisieme lieutenant du +_Thesee_, lorsque notre flotte, pareille a une meute d'ardents +_foxhounds_ lances sous bois, volait de la Sicile a la Syrie, puis +de la revenait a Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste +perdue. + +Il avait servi avec ce meme brave marin sur le Nil, ou les hommes +qu'il commandait ne cesserent d'ecouvillonner, de charger et +d'allumer jusqu'a ce que le dernier pavillon tricolore fut tombe. +Alors ils leverent l'ancre maitresse et tomberent endormis, les +uns sur les autres, sous les barres du cabestan. + +Puis, devenu second lieutenant, il passa a bord d'un de ces +farouches trois-ponts a la coque noircie par la poudre, aux oeils- +de-pont barbouilles d'ecarlate, mais dont les cables de reserve, +passes par-dessous la quille et reunis par-dessus les bastingages, +servaient a maintenir les membrures et qui etaient employes a +porter les nouvelles dans la baie de Naples. + +De la, pour recompenser ses services, on le fit passer comme +premier lieutenant sur la fregate l'_Aurore_ qui etait chargee de +couper les vivres a la ville de Genes et il y resta jusqu'a la +paix qui ne fut conclue que longtemps apres. + +Comme j'ai bien garde le souvenir de son retour a la maison! + +Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois +plus distinctement que les incidents de la semaine derniere, car +la memoire du vieillard est comme des lunettes, ou l'on voit +nettement les objets eloignes et confusement ceux qui sont tout +pres. + +Ma mere avait ete prise de tremblements des qu'arriva a nos +oreilles le bruit des preliminaires, car elle savait qu'il pouvait +venir aussi vite que sa lettre. + +Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses +continuelles exhortations a me tenir bien propre, bien mis. Et au +moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, +et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire. + +Elle avait brode un "Soyez le bienvenu" en lettres blanches sur +fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait a le +suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la +porte du cottage. + +Il n'etait pas encore sorti de la Mediterranee que ce travail +etait acheve. Tous les matins, elle allait voir s'il etait monte +et pret a etre accroche. + +Mais il s'ecoula un delai penible avant la ratification de la paix +et ce ne fut qu'en avril de l'annee suivante qu'arriva le grand +jour. + +Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de +printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et +avait fouette de sa douce chanson les noyers en bourgeons derriere +notre cottage. + +Le soleil s'etait montre dans l'apres-midi. + +J'etais descendu avec ma ligne a peche, car j'avais promis a Jim +de l'accompagner au ruisseau du moulin, quand tout a coup, +j'apercus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux +fumants. + +La portiere etait ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mere +et ses petits pieds qui depassaient. Elle avait pour ceinture deux +bras vetus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans +l'interieur. + +Alors je courus a la recherche de la devise. Je l'epinglai sur les +massifs, ainsi que nous en etions convenus et quand ce fut fini, +je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la +meme position. + +-- Voici Rod, dit enfin ma mere qui se degagea et remit pied a +terre. Roddy, mon cheri, voici votre pere. + +Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient. + +-- Ah! Roddy, mon garcon, vous n'etiez qu'un enfant quand nous +echangeames le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous +aurons a vous traiter tout differemment desormais. Je suis tres +content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garcon, et +quant a vous, ma cherie... + +Et les bras vetus de bleu sortirent une seconde fois pendant que +le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte. + +-- Voila du monde qui vient, Anson, dit ma mere en rougissant. +Descendez donc et entrez avec nous. + +Alors et soudain, nous fimes tous deux la remarque que pendant +tout ce temps-la, il n'avait remue que les bras et que l'une de +ses jambes etait restee posee sur le siege en face la chaise. + +-- Oh! Anson! Anson! s'ecria-t-elle. + +-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le +soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a casse dans la +baie, mais le chirurgien l'a repeche, mis entre des eclisses, il +est reste tout de meme un peu de travers. Ah! quel coeur tendre +elle a! Dieu me benisse, elle est passee du rouge a la paleur! +Vous pouvez bien voir par vous-meme que ce n'est rien. + +Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et +s'aidant d'une canne, il parcourut l'allee, passa sous la devise +qui ornait les lauriers et de la franchit le seuil de sa demeure +pour la premiere fois depuis cinq ans. + +Lorsque le postillon et moi nous eumes transporte a l'interieur le +coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le +retrouvai assis dans son fauteuil pres de la fenetre, vetu de son +vieil habit bleu, deteint par les intemperies. + +Ma mere pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait +la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma +taille et m'attira pres de son siege. + +-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me +refaire jusqu'a ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de +moi, dit-il. + +Il y avait une caronade qui roulait a la derive sur le pont alors +qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant +qu'on eut pu l'amarrer, elle m'avait serre contre le mat. + +-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, +voila toutes mes vieilles curiosites, les memes qu'autrefois, la +corne de narval de l'ocean Arctique, et le poisson-soufflet des +Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ca ira_ +poursuivi par Lord Hotham. Et vous voila aussi, Mary et vous +Roddy, et bonne chance a la caronade a qui je dois d'etre revenu +dans un port aussi confortable, sans avoir a craindre un ordre +d'embarquement. + +Ma mere mit a portee de sa main sa longue pipe et son tabac, de +telle sorte qu'il put l'allumer facilement, et rester assis, +portant son regard tantot sur elle, tantot sur moi, et +recommencant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous +voir. + +Si jeune que je fusse, je compris que c'etait le moment auquel il +avait reve pendant bien des heures de garde solitaire et que +l'esperance de gouter pareille joie l'avait soutenu dans bien des +instants penibles. + +Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre. + +Il restait ainsi immobile, l'ame trop pleine pour pouvoir parler, +pendant que l'ombre se faisait peu a peu dans la petite chambre et +que l'on voyait de la lumiere apparaitre aux fenetres de l'auberge +a travers l'obscurite. + +Puis, quand ma mere eut allume nos lampes, elle se mit soudain a +genoux et lui aussi, mettant de son cote un genou en terre, ils +s'unirent en une commune priere pour remercier Dieu de ses +nombreuses faveurs. + +Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils etaient en ce temps- +la, c'est ce moment de leur vie qui se presente avec le plus de +clarte a mon esprit, c'est la douce figure de ma mere toute +brillante de larmes, avec ses veux bleus diriges vers le plafond +noirci de fumee. + +Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa priere, mon pere +balancait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en +ayant une larme aux yeux. + +-- Roddy, mon garcon, dit-il apres le souper, voila que vous +commencez a devenir un homme, maintenant. J'espere que vous allez +vous mettre a la mer, comme l'ont fait tous les votres. Vous etes +assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture. + +-- Et me laisser sans enfant comme j'ai ete sans epoux? + +-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus a +supprimer des emplois qu'a remplir ceux qui sont vacants, +maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'a +present, a quoi vous a servi votre sejour a l'ecole, Roddy. Vous y +avez passe beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois +neanmoins en mesure de vous mettre a l'epreuve. Avez-vous appris +l'Histoire? + +-- Oui, pere, dis-je avec quelque confiance. + +-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne a la bataille +de Camperdown? + +Il hocha la tete d'un air grave, en s'apercevant que j'etais hors +d'etat de lui repondre. + +-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis +les pieds a l'ecole et qui vous diront que nous avions sept +vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur +le mur une gravure qui represente la poursuite du _Ca ira_. Quels +sont les navires qui l'ont pris a l'abordage? + +Je fus encore oblige de m'avouer battu. + +-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques lecons +d'Histoire, s'ecria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma +mere. Avez-vous appris la geographie? + +-- Oui, pere, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant. + +-- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon a Algesiras? + +Je ne pus que secouer la tete. + +-- Et si vous aviez Wissant a trois lieues a tribord, quel serait +votre port d'Angleterre le plus rapproche? + +Je dus encore m'avouer battu. + +-- Ah! je trouve que votre geographie ne vaut guere mieux que +votre Histoire, dit-il. A ce compte-la, vous n'obtiendrez jamais +votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous +allons voir si vous etes capable de faire le total de sa part de +prise. + +Tout en parlant, il jeta du cote de ma mere un regard malicieux. +Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui. + +-- Vous ne m'avez jamais questionne a ce sujet, Mary? dit-il. + +-- La Mediterranee n'est point une station qui ait de l'importance +a ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique +est l'endroit ou l'on gagne les parts de prise et la Mediterranee +celle ou l'on gagne de l'honneur. + +-- Dans ma derniere croisiere, j'ai eu ma part de l'un et de +l'autre, grace a mon passage d'un navire de guerre sur une +fregate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me +reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arret. +Pendant que nous tenions Massena bloque dans Genes, nous avons +capture environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, charges +de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux +pour avoir part au gateau, mais ce seront les tribunaux de prise +qui regleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, +environ quatre livres par unite. Que me rapporteront les soixante- +dix prises? + +-- Deux cent quatre-vingt livres, repondis-je. + +-- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'ecria ma mere en battant +des mains. + +-- Encore une epreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon +cote. Il y avait la fregate _Xebec_ au large de Barcelone, ayant a +bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux +cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il +de cela? + +-- Cent livres. + +-- Ah! le comptable lui-meme n'aurait pas fait plus vite le +calcul, s'ecria-t-il, enchante. Voici encore un calcul pour vous. +Nous avons passe les detroits et navigue du cote des Acores ou +nous avons rencontre la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre +et des epices. Douze cents livres pour moi, voila ce qu'elle m'a +valu, Mary, ma cherie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts +et vous n'aurez plus a vivre de privations sur ma miserable solde. + +Ma mere avait supporte, sans laisser echapper un soupir, ces +longues annees d'efforts, mais maintenant qu'elle en etait +delivree, elle se jeta en sanglotant au cou de mon pere. Il se +passa assez longtemps avant qu'il put songer a reprendre mon +examen arithmetique. + +-- Tout cela est a vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la +main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien +remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de sejour a +Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus +elegante que la votre, puisse-je ne jamais remettre les pieds sur +un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi +fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou +de geographie? + +Je m'evertuai a lui expliquer que l'addition se fait de meme facon +a terre et a bord, mais qu'il n'en est pas de meme de l'Histoire +ou de la geographie. + +-- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire +un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous +suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui +n'eut couru a l'eau salee comme une petite mouette. Lord Nelson +m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole. + +Ce fut ainsi que mon pere fit sa rentree parmi nous; jamais garcon +de mon age n'en eut de plus tendre et de plus affectueux. + +Bien que mes parents fussent maries depuis fort longtemps, ils +avaient, en realite, passe tres peu de temps ensemble et leur +affection mutuelle etait aussi ardente et aussi fraiche que celle +de deux amants maries d'hier. + +J'ai appris depuis que l'homme de mer peut etre grossier, +repugnant, mais ce n'est point par mon pere que je le sais, car +bien qu'il eut passe par des epreuves aussi rudes qu'aucun d'eux, +il etait reste le meme homme, patient, avec un bon sourire et une +bonne plaisanterie pour tous les gens du village. + +Il savait se mettre a l'unisson de toute societe, car, d'une part, +il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le cure ou avec sir +James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait +sans facon des heures entieres avec mes humbles amis de la forge, +le champion Harrison, petit Jim et les autres. +Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que +j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les +yeux du petit Jim petillaient comme du feu sous la cendre, tandis +qu'il pretait l'oreille. + +Mon pere avait ete mis a la demi-solde, comme la plupart des +officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer +ainsi pres de deux ans avec nous. + +Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre desaccord entre +lui et ma mere, excepte une fois. + +Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en resulta +des evenements importants, il faut que je vous raconte comment +cela arriva. + +Ce fut en somme le point de depart d'une serie de faits qui +influerent non seulement sur ma destinee, mais sur celle de +personnes bien plus considerables. + +Le printemps de 1803 fut fort precoce. + +Des le milieu d'avril, les chataigniers etaient deja couverts de +feuilles. + +Un soir, nous etions tous a prendre le the, quand nous entendimes +un pas lourd a notre porte. + +C'etait le facteur qui apportait une lettre pour nous. + +-- Je crois que c'est pour moi, dit ma mere. + +En effet, l'adresse d'une tres belle ecriture etait: "Mistress +Mary Stone a Friar's Oak", et au milieu se voyait l'empreinte d'un +cachet representant un dragon aile sur la cire rouge, de la +grandeur d'une demi-couronne + +-- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle. + +-- J'avais espere que cela viendrait de Lord Nelson, repondit mon +pere. Il serait temps que le petit recoive sa commission, mais si +elle vous est adressee, cela ne peut venir de quelque personnage +de bien grande importance. + +-- D'un personnage sans importance! s'ecria-t-elle, feignant +d'etre offensee. Vous aurez a me faire vos excuses, pour ce mot- +la, monsieur, car cette lettre m'est envoyee par un personnage qui +n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frere. + +Ma mere avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle +venait a parler de cet etonnant personnage qu'etait son frere. + +Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de +sorte que c'etait toujours avec une sensation de profonde +deference que j'entendais prononcer ce nom-la. + +Et ce n'etait pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais +qu'entoure de circonstances brillantes, de details +extraordinaires. + +Une fois, nous apprenions qu'il etait a Windsor avec le roi, +d'autres fois, qu'il se trouvait a Brighton avec le prince. + +Parfois, c'etait sous les traits d'un sportsman que sa reputation +arrivait jusqu'a nous, comme quand son _Meteore_ battit _Egham_ au +duc de Queensberry a Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim +Belcher et le mit a la mode a Londres. + +Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami +des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l'homme qui +s'habillait a la perfection. + +Mon pere, toutefois, ne parut pas transporte de la reponse +triomphante que lui fit ma mere. + +-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu +aimable + +-- Je lui ai ecrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un +homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- +etre dispose a le pousser. + +-- Nous pouvons tres bien nous passer de lui. Il a louvoye pour se +tenir a distance de nous quand le temps etait a l'orage, et nous +n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille. + +-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mere avec chaleur. +Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'ecoule si +doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. +Pendant toutes ces annees, j'etais sure que je n'avais qu'un mot a +dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu. + +-- Grace a Dieu, vous n'avez pas ete reduite a vous abaisser +ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide. + +-- Mais il nous faut songer a Rodney. + +-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir a son +equipement. Il ne lui faut rien de plus. + +-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence a Londres. Il +pourrait faire connaitre a Rodney tous les grands personnages. +Assurement, vous ne voulez pas nuire a son avancement? + +-- Alors, voyons ce qu'il dit, repondit mon pere. + +Et voici la lettre dont elle lui donna lecture: + +"14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803. + +"Ma chere soeur Mary, + +"En reponse a votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez +pas me regarder comme depourvu de ces beaux sentiments qui font +l'ornement de l'humanite. + +"Il est vrai, depuis quelques annees, absorbe comme je l'ai ete +par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris +la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de +la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant. + +"Pour le moment, je suis au lit, ayant veille fort tard, la nuit +derniere, pour offrir mes hommages a la marquise de Douvres, +pendant son bal, et cette lettre vous est ecrite sous ma dictee +par Ambroise, mon habile coquin de valet. + +"Je suis enchante de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney +(mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine +prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon +voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi +que lui. + +"Presentez mes compliments a votre mari. +"Je suis toujours, ma chere soeur Mary, + +"Votre frere. + +"CHARLES TREGELLIS". + +-- Que pensez-vous de cela? s'ecria ma mere triomphante quand elle +eut acheve. + +-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrement mon pere. + +-- Vous etes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure +opinion de lui, quand vous le connaitrez. Mais il dit qu'il sera +ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs +rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les +draps. + +Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon pere restait l'air +boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon +etonnement en pensant a ce parent inconnu de Londres, a ce grand +personnage, et a tout ce que sa venue pourrait signifier pour +nous. + +V -- LE BEAU TREGELLIS + + +J'etais dans ma dix-septieme annee et j'etais deja tributaire du +rasoir. + +J'avais commence a trouver quelque peu monotone la vie sans +horizon du village et j'aspirais vivement a voir un peu du vaste +univers qui s'etendait au-dela. + +Ce besoin, dont je n'osais parler a personne, n'en etait que plus +fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux +yeux de ma mere. Mais desormais il n'y avait pas l'ombre d'un +motif pour que je restasse a la maison, puisque mon pere etait +aupres d'elle. + +Aussi avais-je l'esprit tout occupe de la perspective que +m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait +pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de +la vie. + +Ainsi que vous le pouvez penser, c'etait vers la profession +paternelle que se dirigeaient mes idees et mes esperances. Jamais +je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes +levres le gout du sel sans eprouver en moi le frisson que +donnaient a mon sang cinq generations de marins. + +Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en +ces temps-la devant les yeux d'un jeune garcon habitant sur la +cote. + +Au temps de la guerre, je n'avais qu'a aller jusqu'a Wolstonbury +pour apercevoir les voiles des chasse-maree et des corsaires +francais. + +Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant +de fort loin jusqu'a moi. + +Puis, c'etaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient +quitte Londres et s'etaient battus avant la tombee de la nuit, ou +bien, a peine sortis de Portsmouth, s'etaient trouves bord a bord +avec l'ennemi, avant meme d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- +Helene. + +C'etait l'imminence du danger qui nous rechauffait le coeur en +faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de +l'hiver, ou nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie +Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres. + +Pour nous, ce n'etaient point de grands amiraux, avec des titres, +des dignites, mais de bons amis a qui nous donnions de preference +notre affection et notre estime. + +Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous +n'y auriez pas trouve un seul jeune garcon qui ne brulat du desir +de partir avec eux sous le pavillon a croix rouge. + +Mais, maintenant la paix etait venue, et les flottes, qui avaient +balaye le canal de la Mediterranee, etaient immobiles et desarmees +dans nos ports. + +Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du cote +de la mer. + +Desormais, c'etait a Londres que je pensais le jour, de Londres +que je revais la nuit, l'immense cite, sejour des savants et des +puissants, d'ou venaient ce flot incessant de voitures, ces foules +de pietons poudreux qui defilaient sans interruption devant notre +fenetre. + +Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se presenta le premier +a moi. + +Aussi, etant tout jeune garcon, je me figurais d'ordinaire la cite +comme une ecurie _gig_antesque ou fourmillaient les voitures, et +d'ou elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la +campagne. + +Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que la habitaient les +gens de sports athletiques. Mon pere me dit que la vivaient les +chefs de la marine; ma mere que c'etait la que vivaient son frere +et les amis des grands personnages. + +Aussi, en arrivai-je a etre devore d'impatience de voir les +merveilles de ce coeur de l'Angleterre. + +Cette venue de mon oncle, c'etait donc la lumiere se frayant +passage a travers les tenebres et pourtant, j'osais a peine +esperer qu'il consentirait a m'introduire, avec lui, dans ces +spheres superieures ou il vivait. + +Toutefois, ma mere avait tant de confiance en la bonte naturelle +de mon oncle, ou dans son eloquence a elle, qu'elle avait deja +commence en secret a faire des preparatifs pour mon depart. + +Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait a mon +esprit leger, elle etait un veritable supplice pour le caractere +vif et ardent du petit Jim. + +Quelques jours seulement apres l'arrivee de la lettre de mon +oncle, nous allames faire un tour sur les dunes, et ce fut alors +que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur. + +-- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer a +cheval, je le courbe, je le rogne, je releve les bouts, j'y perce +cinq trous et puis c'est fini. Alors, ca recommence et ca +recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je +lime un sabot ou deux et voila la besogne de la journee terminee +et les jours succedent aux jours, sans le moindre changement. +N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde? + +Je le regardai, je considerai sa fiere figure d'aigle, sa haute +taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans +tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bati. + +-- L'armee ou la marine, voila votre vraie place, Jim. + +-- Voila qui est fort bien, s'ecria-t-il. Si vous entrez dans la +marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang +d'officier et vous n'y aurez qu'a commander. Tandis que moi, si +j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est ne pour obeir. + +-- Un officier recoit les ordres de ceux qui sont places au-dessus +de lui. + +-- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tete. J'ai vu +ici a l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques annees. +Il nous a montre, dans la salle commune, son dos tout decoupe par +le fouet du contremaitre. + +-- Qui l'a commande? ai-je demande. + +-- Le capitaine, repondit-il. + +-- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tue sur le coup? + +-- La vergue, dit-il. + +-- Eh bien, si j'avais ete a votre place, j'aurais prefere cela, +ai-je dit. + +Et c'etait la verite. + +-- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose +qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige a +parler franchement. + +-- Je le sais, vous etes aussi fier que Lucifer. + +-- Je suis ne ainsi, Roddy et je ne puis etre autrement. La vie me +serait plus aisee si je le pouvais. J'ai ete fait pour etre mon +propre maitre et il n'y a qu'un endroit au monde ou je puisse +esperer l'etre. + +-- Quel est-il, Jim? + +-- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parle, que je me sens +capable d'y trouver mon chemin d'un bout a l'autre. Elle se plait +a en parler, autant que moi a l'entendre. J'ai tout le plan dans +ma tete. Je vois en quelque sorte ou sont les theatres, dans quel +sens coule le fleuve, ou se trouve l'habitation du roi, ou se +trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. +Je pourrais me faire un nom a Londres. + +-- Comment? + +-- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai +aussi. "Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera +pour vous." Voila ce qu'il dit tout le temps et ce que repete mon +oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus +longtemps dans ce petit village a me ronger le coeur. Je laisserai +mon tablier derriere moi. J'irai chercher fortune a Londres et +quand je reviendrai a Friar's Oak, ce sera dans l'equipage de ce +gentleman que voila. + +Tout en parlant, il etendit la main vers une voiture de couleur +cramoisie qui arrivait par la route de Londres, trainee par deux +juments baies attelees en tandem. + +Les renes et les harnais etaient de couleur faon clair. Le +gentleman qui conduisait portait un costume assorti a cette teinte +et derriere lui se tenait un valet en livree de couleur foncee. + +L'equipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussiere et +je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pale figure du maitre, +ainsi que les traits bruns et recroquevilles du domestique. + +Je n'aurais pas pense a eux une minute de plus, si au moment ou +nous revinmes dans le village, nous n'avions pas apercu de nouveau +la voiture. Elle etait arretee devant l'auberge et les +palefreniers s'occupaient a deteler les chevaux. + +-- Jim, m'ecriai-je, je crois que c'est mon oncle. + +Et je m'elancai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la +direction de la maison. + +Le domestique a figure brune etait debout devant la porte. Il +tenait un coussin sur lequel etait etendu un petit chien de +manchon a la fourrure soyeuse. + +-- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus +douce, la plus engageante, mais me trompe-je en supposant que +c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous +m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre a Mistress Stone +ce billet que son frere, sir Charles Tregellis, vient de confier a +mes soins. + +Je fus completement abasourdi par les fioritures du langage de cet +homme; cela ressemblait si peu a tout ce que j'avais entendu! + +Il avait la figure ratatinee, de petits yeux noirs tres fureteurs, +dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de +la maison et de ma mere dont la figure etonnee se voyait a la +fenetre. + +Mes parents etaient reunis au salon; ma mere nous lut le billet +qui etait ainsi concu: + +"Ma chere Mary, + +"J'ai fait halte a l'auberge, parce que je suis quelque peu ravage +par la poussiere de vos routes du Sussex. + +"Un bain a la lavande me remettra sans doute dans un etat +convenable pour presenter mes compliments a une dame. + +"En attendant, je vous envoie Fidelio en otage. + +"Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, +ou vous aurez mis six gouttes de bon brandy. + +"Jamais il n'exista une creature plus aimante ou plus fidele. + +"Toujours a toi. + +"CHARLES" +-- Qu'il entre, qu'il entre! s'ecria mon pere avec un empressement +cordial et en courant a la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun +a son gout. Six gouttes a la demi-pinte, ca me fait l'effet +d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, +vous l'aurez ainsi. + +Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses +traits reprirent aussitot le masque impassible du serviteur +attentif et respectueux. + +-- Monsieur, vous commettez une legere meprise, si vous me +permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai +l'honneur d'etre le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour +Fidelio, il est la sur ce coussin. + +-- Ah! c'est le chien, s'ecria mon pere ecoeure. Posez moi ca par +terre a cote du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de +chretiens doivent s'en priver? + +-- Chut! Anson, dit ma mere, en prenant le coussin. Vous direz a +Sir Charles qu'on se conformera a ses desirs et que nous sommes +prets a le recevoir des qu'il jugera a propos de venir. + +L'homme s'eloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint +bientot portant un panier plat de couleur brune. + +-- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la +table? Sir Charles a pour habitude de gouter a certains plats et +de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les +apporter quand nous allons en visite. + +Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de +verreries et d'argenteries eblouissantes et garnie de plats +appetissants. + +Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon pere fut +aussi charme que moi de le voir faire. + +-- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le +coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon pere. N'avez- +vous jamais desire l'honneur de servir votre pays? + +-- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et +je ne desire point avoir d'autre maitre, repondit-il. Mais je vais +a l'auberge chercher son necessaire de toilette, et alors tout +sera pret. + +Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il +tenait sous le bras, et il etait suivi a quelque distance par le +gentleman dont l'arrivee avait produit tous ces embarras. + +La premiere impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans +la chambre, fut que l'un de ses yeux etait enfle de facon a avoir +le volume d'une pomme. + +Je perdis la respiration a la vue de cet oeil monstrueux, +etincelant. Mais bientot, je m'apercus qu'il avait place par- +devant un verre rond qui le grossissait de cette maniere. + +Il nous regarda l'un apres l'autre, puis, il s'inclina bien +gracieusement devant ma mere et lui donna un baiser sur la joue. + +-- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chere +Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie +jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne +vous a traitee d'une facon merveilleusement favorable et que je +serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre +serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main a mon pere. Pas +plus tard que la semaine derniere, j'ai eu l'honneur de diner avec +mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profite de l'occasion pour +citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a garde le souvenir a +l'Amiraute, Monsieur, et j'espere qu'on ne tardera pas a vous +revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze ou vous +serez le maitre... Ainsi donc, voici mon neveu? + +Il mit les mains sur mes epaules, d'un geste plein de +bienveillance, et me considera des pieds a la tete. + +-- Quel age avez-vous, neveu? demanda-t-il. + +-- Dix-sept ans. + +-- Vous paraissez plus age. On vous en donnerait dix-huit, au +moins. Je le trouve tres passable, Mary, tout a fait passable. Il +lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre +dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien +qu'une haie en fleurs au mois de mai. + +Ainsi, moins d'une minute apres son entree, il s'etait mis en bons +termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grace, tant +d'aisance qu'on eut dit qu'il nous frequentait tous depuis des +annees. + +Je pus l'examiner a loisir, tandis qu'il restait debout sur le +tapis du foyer, entre ma mere et mon pere. + +Il etait de tres haute taille, avec des epaules bien faites, la +taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et +les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pale, de +beaux traits, le menton saillant, le nez tres aquilin, de grands +yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un +eclair de malice. + +Il portait un habit d'un brun fonce dont le collet montait jusqu'a +ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux. + +Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des +souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'a chaque +mouvement ils brillaient. + +Son gilet etait de velours noir, ouvert en haut de maniere a +montrer un devant de chemise brode que surmontait une cravate, +large, blanche, plate, qui l'obligeait a tenir sans cesse le cou +tendu. + +Il avait une allure degagee, avec un pouce dans l'entournure et +deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet. + +En l'examinant, j'eus un mouvement de fierte a penser que cet +homme, aux manieres si aisees et si dominatrices, etait mon proche +parent et je pus lire la meme pensee dans l'expression des regards +de ma mere, tandis qu'elle les tournait vers lui. + +Pendant tout ce temps-la, Ambroise etait reste pres de la porte, +immobile comme une statue, a costume sombre, a figure de bronze, +tenant toujours sous le bras la caisse a monture d'argent. Il fit +alors quelques pas dans la chambre. + +-- Vous conduirai-je a votre chambre a coucher, Sir Charles? +demanda-t-il. + +-- Ah! excusez-moi, ma chere Mary, s'ecria mon oncle, je suis +assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je +l'avoue, un anachronisme en ce siecle de laisser-aller. L'un d'eux +est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je +suis en voyage. J'aurais grand peine a oublier le supplice que +j'ai endure, il y a quelques annees, pour avoir neglige cette +precaution. Je rendrai justice a Ambroise, en reconnaissant que +c'etait avant qu'il se chargeat de mes affaires. Je fus contraint +de porter deux jours de suite les memes manchettes. Le troisieme, +mon gaillard fut si emu de ma situation qu'il fondit en larmes et +produisit une paire qu'il m'avait derobee. + +Il avait l'air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait +petillante dans ses yeux. + +Il tendit sa tabatiere ouverte a mon pere, tandis qu'Ambroise +suivait ma mere hors de la piece. + +-- Vous prenez rang dans une illustre societe, en plongeant la +votre pouce et votre index, dit-il. + +-- Vraiment, Monsieur? dit mon pere brievement. + +-- Ma tabatiere est a votre service puisque nous sommes apparentes +par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je +vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus +convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de +nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu +acces, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de +France, et lord Hawkesbury. J'ai pense parfois que j'avais ete un +peu trop empresse pour Lord Hawkesbury. + +-- Je suis immensement touche de cet honneur, Monsieur, dit mon +pere en regardant d'un air mefiant par-dessous ses sourcils en +broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux +petillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir. + +-- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un +homme a sa tabatiere a offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent +s'offrir a la legere. C'est une faute contre le gout, j'irai meme +jusqu'a dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus +tard, comme j'etais installe chez Wattier, ayant pres de moi, sur +ma table, tout ouverte ma tabatiere de _macouba_ premier choix, un +eveque irlandais y fourra ses doigts impudents: "Garcon, m'ecriai- +je, ma tabatiere a ete salie. Faites-la disparaitre." L'individu +n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais +cette classe de la societe doit etre tenue a la distance +convenable. + +-- Un eveque! s'ecria mon pere, vous marquez bien haut votre ligne +de demarcation. + +-- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais desirer une +meilleure epitaphe sur ma tombe. + +Pendant ce temps, ma mere etait descendue et l'on se mit a table. + +-- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre +en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa +direction et je suis tenu de me derober a vos excellentes cuisines +de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voila a quoi +se reduit la chiche nourriture que me permet cet Ecossais. + +-- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les +vents levantins soufflent en force, dit mon pere. Du porc sale et +des biscuits pleins de vers avec une cote de mouton de Barbarie +bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors a +votre regime de jeune. + +Aussitot mon oncle se mit a faire des questions sur le service a +la mer. + +Pendant tout le repas, mon pere lui donna des details sur le Nil, +sur le blocus de Toulon, sur le siege de Genes, sur tout ce qu'il +avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hesitat sur le choix d'un +mot, mon oncle le lui suggerait aussitot et il n'etait pas aise de +voir lequel des deux s'entendait le mieux a l'affaire. + +-- Non, je ne lis pas ou je lis tres peu, dit-il quand mon pere +eut exprime son etonnement de le voir si bien au fait. La verite +est que je ne saurais prendre un imprime sans y trouver une +allusion a moi: "Sir Ch. T. fait ceci" ou "Sir Ch. T. dit cela". +Aussi, ai-je cesse de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma +situation, les connaissances vous viennent d'elles-memes. Dans la +matinee, c'est le duc d'York qui me parle de l'armee. Dans +l'apres-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, +ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en +sorte que je n'ai guere besoin du _Times_ ou du _Morning- +Chronicle_. + +Cela l'entraina a parler du grand monde de Londres, a donner a mon +pere des details sur les hommes qui etaient ses chefs a +l'Amiraute, a ma mere, des details sur les belles de la ville, sur +les grandes dames de chez Almack. + +Il s'exprimait toujours dans le meme langage fantaisiste, si bien +qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au serieux. Je +crois qu'il etait flatte de l'impression qu'il nous produisait en +nous tenant suspendus a ses levres. + +Il avait sur certains une opinion favorable, defavorable sur +d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le +personnage le plus eleve dans son estime, celui qui devait servir +de mesure pour tous, n'etait autre que sir Charles Tregellis en +personne. + +-- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela +s'entend, et meme avec vous, je ne saurais parler en toute +franchise, etant avec lui sur le pied d'une intimite +confidentielle. + +-- Que Dieu le benisse et le garde de tout mal! s'ecria mon pere. + +-- On est charme de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il +faut venir a la campagne pour trouver le loyalisme sincere, car a +la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie +narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me +suis toujours donne pour son fils. Il aime a se dire que le Prince +a dans son entourage un homme de gout. + +-- Et le Prince, demanda ma mere, a-t-il bonne tournure? + +-- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. +Et il n'est pas depourvu de gout dans l'habillement, bien qu'il ne +tarde pas a tomber dans la negligence, si je reste longtemps loin +de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son +habit. + +A ce moment-la, nous etions tous assis devant le feu, car la +soiree etait devenue d'un froid glacial. + +La lampe etait allumee, ainsi que la pipe de mon pere. + +-- Je suppose, dit-il, que c'est votre premiere visite a Friar's +Oak? + +La physionomie de mon oncle prit aussitot une expression de +gravite severe. + +-- C'est ma premiere visite depuis bien des annees, dit-il. La +derniere fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est +peu probable que j'en perde le souvenir. + +Je savais qu'il parlait de sa visite a la Falaise royale a +l'epoque de l'assassinat et je vis a la figure de ma mere qu'elle +savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon pere n'avait jamais +entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliee. + +-- Vous etiez-vous installe a l'auberge? + +-- J'etais descendu chez l'infortune Lord Avon. C'etait a l'epoque +ou il fut accuse d'avoir egorge son frere cadet et ou il s'enfuit +du pays. + +Nous gardames tous le silence. + +Mon oncle resta le menton appuye sur sa main, regardant le feu, +d'un air pensif. + +Je n'ai aujourd'hui encore qu'a fermer les yeux pour le revoir, sa +fiere et belle figure illuminee par la flamme, pour revoir aussi +mon bon pere, bien fache d'avoir reveille un souvenir aussi +terrible et lui lancant de petits coups d'oeil entre les bouffees +de sa pipe. + +-- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est +certainement arrive de perdre, par une bataille, par un naufrage, +un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser a lui, +sous l'influence journaliere de la vie, et puis de voir son +souvenir se reveiller soudain, par un mot, par un detail qui vous +reporte au passe, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi +cuisant qu'au premier jour de votre perte. + +Mon pere approuva d'un signe de tete. + +-- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lie +d'amitie entiere avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes -- +si ce n'est cette fois-la. Lord Avon et moi, nous etions a peu +pres du meme age. il etait peut-etre mon aine de quelques annees, +mais nos gouts, nos idees, nos caracteres etaient analogues, si ce +n'est qu'il avait un certain air de fierte que je n'ai jamais +trouve chez aucun autre. En laissant de cote les petites +faiblesses d'un jeune homme riche et a la mode, les indiscretions +d'une jeunesse doree, j'aurais pu jurer qu'il etait aussi honnete +qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus. + +-- Alors comment est-il arrive a commettre un tel crime! demanda +mon pere. + +Mon oncle hocha ta tete. + +-- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle +se presente plus nettement que jamais a mon esprit. + +Toute legerete avait disparu de ses manieres et il etait devenu +soudain un homme melancolique et serieux. + +-- Est-il certain qu'il l'a commis, Charles? demanda ma mere. + +Mon oncle haussa les epaules. + +-- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fut pas ainsi. Je crus +parfois que ce fut son orgueil meme, exaspere jusqu'a la rage, qui +l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme +que nous avions perdue. + +-- Non, repondit mon pere, je n'en ai jamais entendu parler. + +-- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous +n'ayons jamais su comment elle se termina. + +"Nous avions joue tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, +son frere, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi. + +"Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait +pas de la meilleure reputation et qu'il etait presque entierement +aux mains des preteurs juifs. + +"Sir Lothian s'est acquis depuis un renom deshonorant -- c'est +meme Sir Lothian qui a tue Lord Carton d'une balle, dans l'affaire +de Chalk Farm -- mais a cette epoque-la, il n'y avait rien a lui +reprocher. + +"Le plus age de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouames +sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'a ce que le capitaine +eut gagne tout l'argent sur table. Nous etions tous entames, mais +notre hote l'etait encore beaucoup plus que nous. + +"Cette nuit-la, je vais vous dire des choses qu'il me serait +penible de repeter devant un tribunal, je me sentais agite hors +d'etat de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois. + +"Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais +que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva +a mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui +venait du cote de la chambre occupee par le capitaine Barrington. + +"Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le +corridor. + +"Sans allumer de lumiere, j'ouvris ma porte et je jetai un regard +au dehors, croyant que quelqu'un s'etait trouve mal. C'etait Lord +Avon qui se dirigeait vers moi. + +"D'une main, il tenait une chandelle degoutante. De l'autre, il +portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son +metallique. + +"Sa figure etait decomposee, bouleversee a tel point que ma +question se glaca sur mes levres. + +"Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et +ferma sa porte sans bruit. + +"Le lendemain, en me reveillant, je le trouvai pres de mon lit. + +"-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idee que vous ayez +perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table. + +"Vainement je repondis par des eclats de rire a sa delicatesse +exageree. Vainement je lui declarai que si j'avais gagne, j'aurais +ramasse mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver etrange que je +n'eusse point le droit de payer apres avoir perdu. + +"-- Ni moi ni mon frere, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est +la. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez. + +"Il ne voulut entendre aucune raison et s'elanca comme un fou hors +de la chambre. Mais peut-etre ces details vous sont-ils connus et +Dieu sait comme ils me sont penibles a rappeler. + +Mon pere restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe +fumante qu'il tenait a la main. + +-- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste. + +-- Eh bien! soit. J'avais acheve ma toilette en une heure, a peu +pres, car en ce temps-la, j'etais moins exigeant qu'aujourd'hui et +je me retrouvais avec sir Lothian Hume au dejeuner. Il avait ete +temoin de la meme scene que moi. Il avait hate de voir le +capitaine Barrington et de s'enquerir pourquoi il avait charge son +frere de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, +quand tout a coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je +vis... + +Mon oncle etait devenu tres pale tant ce souvenir etait distinct. +Il passa la main sur ses yeux. + +"Le plafond etait d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et +ca et la des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais +voila qui vous donnerait des reves, Mary. Je me bornerai a dire +que je m'elancai dans l'escalier qui conduisait directement a la +chambre du capitaine. Nous l'y trouvames gisant, la gorge coupee +si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de +chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait a Lord Avon. On +trouva dans les doigts crispes du mort une manchette brodee. Elle +appartenait a Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers +charbonnes. Ces papiers appartenaient a Lord Avon. O mon pauvre +ami! a quel degre de folie avez-vous du arriver pour commettre une +pareille action? + +-- Et qu'a dit Lord Avon? s'ecria mon pere. + +-- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les +yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arreter, jusqu'au moment +ou se ferait une enquete en due forme. Mais quand le tribunal du +Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le +constable vint pour lui notifier son arrestation. + +"On ne le trouva pas. Il avait fui. + +"Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante a +Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amerique, mais on ne +sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume +que celui ou on pourra prouver son deces, car il est son plus +proche parent, et jusqu'a ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni +du domaine. + +Le recit de cette sombre histoire avait jete sur nous un froid +glacial. + +Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai +qu'elles etaient aussi blanches que ses manchettes. + +-- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un +air pensif. Ce n'etait point un joyeux sejour, meme avant que +cette affaire le rendit plus sombre encore. Jamais scene ne fut +mieux preparee pour une telle tragedie. Mais dix-sept ans se sont +passes et peut-etre meme que ce terrible plafond... + +-- Il porte toujours la tache, dis-je. + +Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus etonne, car ma +mere n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse +nuit. + +Ils resterent a me regarder, les yeux immobiles de stupefaction, a +mesure que je faisais mon recit et mon coeur s'enfla d'orgueil +quand mon oncle dit que nous nous etions comportes vaillamment et +qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre age, +capables d'une attitude aussi ferme. + +-- Mais quant a ce fantome, dit-il, ce dut etre un produit de +votre imagination. C'est une faculte qui nous joue des tours +etranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut +les desirer, je ne pourrais repondre de ce qui m'arriverait, s'il +me fallait demeurer a minuit sous ce plafond tache de sang. + +-- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je +vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement +que j'entends les petillements des buches. En outre, nous n'avons +pu etre trompes tous les deux. + +-- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous +n'avez pas discerne les traits? + +-- Il faisait trop noir. + +-- Rien qu'un individu? + +-- La silhouette noire d'un seul. + +-- Et il a battu en retraite en montant l'escalier? + +-- Oui. + +-- Et il a disparu dans la muraille? + +-- Oui. + +-- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix +derriere nous. + +Ma mere jeta un cri. Mon pere laissa tomber sa pipe sur le tapis +du foyer. + +J'avais fait demi-tour, l'haleine coupee. + +C'etait le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans +l'ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en +avant, en pleine lumiere, fixant ses yeux flamboyants sur les +miens. + +-- Que diable signifie cela? s'ecria mon oncle. + +Il fut etrange de voir s'effacer cet eclair de passion du visage +d'Ambroise. + +L'expression reservee du valet la remplaca. + +Ses yeux petillaient encore, mais, l'un apres l'autre, chacun de +ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire. + +-- Je vous demande pardon, sir Charles, j'etais venu voir si vous +aviez des ordres a me donner et je ne voulais pas interrompre le +recit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y etre +laisse entrainer malgre moi. + +-- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-meme, dit mon +oncle. + +-- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous +rappelez quelle etait ma situation vis-a-vis de Lord Avon. + +Il y avait un certain accent de dignite dans son langage. Ambroise +sortit apres s'etre incline. + +-- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, +reprenant soudain son ton leger. Quand un homme s'entend a +preparer une tasse de chocolat, a faire un noeud de cravate, comme +Ambroise sait le faire, il a droit a quelque consideration. Le +fait est que le pauvre garcon etait le domestique de Lord Avon, +qu'il etait a la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai +parle et qu'il est tres devoue a son ancien maitre. Mais voila que +mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et +maintenant, si vous le preferez, nous reviendrons aux toilettes de +la comtesse Lieven et aux commerages de Saint-James. + + +VI -- SUR LE SEUIL + + +Ce soir-la, mon pere m'envoya de bonne heure au lit, malgre mon +vif desir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon +attention. + +Sa figure, ses manieres, la facon grandiose et imposante dont il +faisait aller et venir ses mains blanches, son air de superiorite +aisee, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'etonnait, +m'emerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la +conversation devait rouler sur moi-meme, sur mon avenir. + +Cela fut cause qu'on m'expedia dans ma chambre, ou m'arrivait +tantot la basse profonde de la voix paternelle, tantot la voix +richement timbree de mon oncle, et aussi, de temps a autre, le +doux murmure de la voix de ma mere. + +J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain reveille par +le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par +l'etreinte de deux bras chauds. + +La joue de ma mere etait contre la mienne. + +J'entendais tres bien la detente de ses sanglots et dans +l'obscurite je sentais le frisson et le tremblement qui +l'agitaient. Une faible lueur filtrait a travers les lames de la +jalousie et me permettait de voir qu'elle etait vetue de blanc et +que sa chevelure noire etait eparse sur ses epaules. + +-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas? + +-- Pourquoi, ma mere? Qu'y a-t-il? + +-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever a nous. + +-- Quand cela, ma mere? + +-- Demain. + +Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le +sien, qui etait tout contre, se brisait de douleur. + +-- Oh! ma mere, m'ecriai-je. A Londres? + +-- A Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous presenter au Prince +de Galles. Le lendemain, a Londres, ou vous serez en presence de +ces grands personnages, ou vous devrez apprendre a regarder de +haut ces pauvres gens, ces simples creatures aux moeurs +d'autrefois, votre pere et votre mere. + +Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si +fort que malgre l'amour-propre et l'energie de mes dix-sept ans, +et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer +sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre +chagrin finit par faire place aux rires. + +-- Charles serait flatte s'il voyait quel accueil gracieux nous +faisons a sa bonte, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous +allez certainement le reveiller. + +-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- +je. + +-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se +faire que ce soit la votre unique et plus grande chance dans la +vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre +votre nom mentionne parmi ceux des puissants amis de Charles. +Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez +entendu raconter, ce soir, a quelles suites terribles cela peut +conduire. + +-- Je vous le promets, ma mere. + +-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous etes +jeune et vous n'en avez pas l'habitude. + +-- Oui, ma mere. + +-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'oterez +point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir +fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez a votre toilette, +Roddy, de maniere a faire honneur a votre oncle, car c'est une des +choses qui ont le plus contribue a sa reputation. Vous n'aurez +qu'a vous conformer a ses conseils. Mais, s'il se presente des +moments ou vous ne soyez pas en rapport avec de grands +personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, +car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre +habit bleu, il ferait votre ete repasse et reborde. J'ai sorti vos +habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez +voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec +les souliers a boucles. Faites bien attention en marchant dans les +rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en +nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et +n'oubliez pas vos prieres du soir, oh! mon cher garcon, car +l'epoque des tentations approche et je ne serai plus aupres de +vous pour vous encourager. + +Ce fut ainsi que ma mere, me tenant enlace dans ses bras bien doux +et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de +l'autre, afin de me preparer a l'importante epreuve qui +m'attendait. + +Mon oncle ne parut pas le lendemain au dejeuner, mais Ambroise lui +prepara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans +sa chambre. + +Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il etait si beau avec sa +chevelure frisee, ses dents bien blanches, son monocle a effet +bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux +rieurs, que je ne pouvais detacher de lui mes regards. + +-- Eh bien! mon neveu, s'ecria-t-il, que dites-vous de la +perspective de venir a la ville avec moi? + +-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de +l'interet que vous me temoignez. + +-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit etre +des plus distingues pour etre en harmonie avec tout ce qui +m'entoure. + +-- C'est une buche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit +mon pere. + +-- Nous commencerons par en faire une buche polie et alors, nous +n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez +constamment viser a etre dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire +de richesse, vous m'entendez. La richesse a elle seule ne suffit +point. Price le Dore a quarante mille livres de rente, mais il +s'habille d'une facon deplorable, et je vous assure qu'en le +voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure +me choqua si fort que je fus oblige d'entrer chez Vernet pour +prendre un brandy a l'orange. Non, c'est une affaire de gout +naturel, a quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de +gens plus experimentes que vous. + +-- Je crains, Charles, dit ma mere, que la garde-robe de Roddy ne +soit d'un campagnard. + +-- Nous aurons bientot pourvu a cela, des que nous serons arrives +a la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de +faire pour lui, repondit mon oncle. Nous le tiendrons a l'ecart +jusqu'a ce qu'il ait quelques habits a mettre. + +Cette facon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de +la rougeur aux joues de ma mere, mais mon oncle s'en apercut a +l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt a remarquer +les moindres bagatelles. + +-- Ces habits sont tres convenables, a Friar's Oak, ma soeur Mary, +dit-il. Neanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils +pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, +je me charge de regler l'affaire. + +-- Combien faut-il par an a un jeune homme, demanda mon pere, pour +s'habiller? + +-- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme +a la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, repondit +mon oncle. + +Je vis la figure de mon pauvre pere s'allonger. + +-- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit oblige de garder +ses habits faits a la campagne. Meme avec l'argent de mes parts de +prise... + +-- Bah! bah! s'ecria mon oncle, je dois deja a Weston un peu plus +d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques +centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est a moi a +m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser +a toute discussion sur ce point. + +Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute +opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques +remerciements, mais il y coupa court. + +-- A propos, puisque me voici a Friar's Oak, il y a une autre +petite affaire que j'aurais a terminer, dit-il. Il y a ici, je +crois, un lutteur nomme Harrison, qui aurait, a une certaine +epoque, ete capable de detenir le championnat. En ce temps-la, le +pauvre Avon et moi, nous etions ses soutiens ordinaires. Je serais +enchante de pouvoir lui dire un mot. + +Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du +village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil +comme les gens se mettaient aux portes et aux fenetres pour nous +regarder. + +Le champion Harrison etait debout devant sa forge et il ota son +bonnet en voyant mon oncle entrer. + +-- Que Dieu me benisse, monsieur! Qui se serait attendu a vous +voir a Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passes +votre vue fait renaitre! + +-- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit +mon oncle en l'examinant des pieds a la tete. Eh! Avec une semaine +d'entrainement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose +que vous ne pesez pas plus de deux cents a deux cent vingt livres? + +-- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais +les poumons et les membres sont en parfait etat et si ma bonne +femme me deliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps a me +mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernierement +de Bristol des sujets merveilleux. + +-- Oui, le jaune de Bristol a ete la couleur gagnante depuis peu. +Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas +de moi, je pense? + +Elle etait sortie de la maison et je remarquai que sa figure +fletrie -- sur laquelle une scene terrifiante de jadis avait du +imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en +regardant mon oncle. + +-- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, +dit-elle. Vous n'etes pas venu, j'espere, aujourd'hui pour tenter +de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnee. + +-- Voila comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa +large main sur l'epaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et +elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure epouse et plus +laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne +propre a encourager les sports. Ca, c'est un fait. + +-- Sport! s'ecria la femme avec aprete. C'est un charmant sport +pour vous, sir Charles, qui faites agreablement vos vingt milles +en voiture a travers champs avec votre panier a dejeuner et vos +vins, pour retourner gaiement a Londres, a la fraicheur du soir, +avec une bataille savamment livree comme sujet de conversation. +Songez a ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues +heures immobile, a ecouter le bruit des roues de la chaise qui me +ramenerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-meme. A +certains autres, on l'aidait a rentrer, ou bien on le +transportait, et c'etait uniquement grace a ses habits que je le +reconnaissais. + +-- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur +l'epaule. J'ai ete parfois mal arrange en mon temps, mais cela n'a +jamais, ete aussi grave que cela. + +-- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte +que le premier coup frappe a la porte, soit pour annoncer que +l'autre est mort, que mon mari sera amene a la barre et juge pour +meurtre. + +-- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit +Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est +l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous +pensions qu'il avait ecope une fois de trop. Oui, mais elle a ma +parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes +tant qu'elle ne me l'aura pas permis. + +-- Vous garderez votre chapeau sur votre tete, comme un honnete +homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la +maison. + +-- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de +resolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez eprouve +quelque envie de gouter au sport d'autrefois, dit mon oncle, +j'avais une bonne chose a vous mettre sous la main. + +-- Bah! monsieur, cela ne sert a rien, dit Harrison, mais tout de +meme, je serais heureux d'en savoir quelques mots. + +-- On a decouvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, +par la-bas, du cote de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a +baptise le Crabe a cause de sa facon de se battre. + +Harrison hocha la tete. + +-- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. +-- C'est extremement probable, car il n'a jamais paru dans le +Prize-Ring. Mais on a une haute idee de lui dans l'Ouest et il +peut tenir tete a n'importe lequel des Belcher avec les gants de +boxe. + +-- Ca, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron. + +-- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat prive avec +Noah James du Cheshire. + +-- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le +garde du corps, dit Harrison. Moi-meme, je l'ai vu revenir a la +charge cinquante fois, apres avoir eu la machoire brisee en trois +endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin. + +-- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le +champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir +l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au defi de +trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai +repondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en +avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis +des annees et qui etait capable de faire regretter a son homme +d'avoir fait le voyage de Londres. + +"-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il repondu, +vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je +mettrai sur Wilson a deux contre un. + +"Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila. + +-- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la +tete. Rien ne me serait plus agreable, mais vous avez vous-meme +entendu ce qu'elle disait. + +-- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut +tacher de trouver un poulain qui promette. Je serai content +d'avoir votre avis a ce sujet. A propos, j'occuperai la place de +president a un souper de la Fantaisie, qui aura lieu a l'auberge +de la "Voiture et des Chevaux" a Saint Martin's Lane, vendredi +prochain. Je serai tres heureux de vous avoir parmi les invites. +Hola! Qui est celui-ci? + +Et aussitot, il mit son lorgnon a son oeil. + +Le petit Jim etait sorti de la forge son marteau a la main. Il +avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le +col etait ouvert, et dont les manches etaient relevees. + +Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un +regard de connaisseur. + +-- C'est mon neveu, Sir Charles. + +-- Est-ce qu'il demeure avec vous? + +-- Ses parents sont morts. + +-- Est-il jamais alle a Londres? + +-- Non, Sir Charles, il est reste avec moi, depuis le temps ou il +n'etait pas plus haut que ce marteau. + +Mon oncle s'adressa au petit Jim. + +-- Je viens d'apprendre que vous n'etes jamais alle a Londres, +dit-il. Votre oncle vient a un souper que je donne a la Fantaisie, +vendredi prochain. Vous serait-il agreable d'etre des notres? + +Les yeux du petit Jim etincelerent de plaisir. +-- Je serais enchante d'y aller, monsieur. + +-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis +fache de vous contrarier, mon garcon, mais il y a des raisons pour +lesquelles je prefere vous voir rester ici avec votre tante. + +-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme. + +-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un +luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je +suis absent. + +Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la +forge. + +De mon cote, je m'y glissai pour tacher de le consoler et le +mettre au courant des changements extraordinaires qui s'etaient +produits dans mon existence. + +Mais je n'en etais pas a la moitie de mon recit que Jim, ce brave +coeur, avait deja commence a oublier son propre chagrin, pour +participer a la joie que me causait cette bonne fortune. + +Mon oncle me rappela dehors. + +La voiture, avec ses deux juments attelees en tandem, nous +attendait devant le cottage. + +Ambroise avait mis a leurs places le panier a provisions, le chien +de manchon et le precieux necessaire de toilette. Il avait grimpe +par derriere. Pour moi, apres une cordiale poignee de mains de mon +pere, apres que ma mere m'eut une derniere fois embrasse en +sanglotant, je pris ma place sur le devant a cote de mon oncle. +-- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier. + +Et apres une legere secousse, un coup de fouet et un tintement de +grelots, nous commencames notre voyage. + +A travers les annees, avec quelle nettete, je revois ce jour de +printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que +rafraichit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu +dans lequel j'etais arrive de l'enfance a la virilite. + +Je vois aussi a la porte du jardin quelques personnes, ma mere qui +tourne la tete vers le dehors et agite un mouchoir, mon pere en +habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne +et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard. + +Tout le village etait sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir +en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et +pour aller visiter le prince dans son propre palais. + +Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de meme +John Cummings poste sur le seuil de l'auberge. + +Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maitre d'ecole. Il me +montrait aux gens comme pour leur dire: "voila ce qu'on devient en +passant par mon ecole." + +Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'a la sortie meme du +village, nous passames tout pres de miss Hinton l'actrice, dans le +meme phaeton attele du meme poney que quand je la vis pour la +premiere fois, et si differente de ce qu'elle etait ce jour-la! + +Je me dis que si meme le petit Jim n'eut fait que cela, il ne +devait pas croire que sa jeunesse s'etait ecoulee sterilement a la +campagne. +Elle s'etait mise en route pour le voir, c'etait certain, car ils +s'entendaient mieux que jamais. + +Elle ne leva pas meme les yeux. Elle ne vit pas le geste que je +lui adressai de la main. + +Ainsi donc, des que nous eumes tourne la courbe de la route, le +petit village disparut de notre vue; puis par dela le creux que +forment les dunes, par dela les clochers de Patcham et de Preston, +s'etendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton +au centre duquel les etranges domes et les minarets orientaux du +pavillon du Prince. + +Le premier etranger venu aurait trouve de la beaute dans ce +tableau, mais pour moi, il representait le monde, le vaste et +libre univers. + +Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, +quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il +glisse sous la voute du ciel au-dessus de la verdure des +compagnes. + +Il peut venir un jour ou il jettera un regard de regret sur le nid +confortable dans la baie d'epine, mais songe-t-il a cela, quand le +printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, +quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l'eclat du +soleil par l'ombre malencontreuse de ses ailes. + + +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE + + +Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je +sentais qu'a chaque instant, il tournait les yeux de mon cote et +je me disais avec un certain malaise qu'il commencait deja a se +demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il +s'etait laisse entrainer a une faute involontaire, quand il avait +cede aux sollicitations de sa soeur et avait consenti a faire voir +au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il +vivait. + +-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain. + +-- Oui, monsieur, un peu. + +-- Voix de baryton, a ce que je croirais? + +-- Oui, monsieur. + +-- Votre mere m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont la des +talents qui vous rendront service aupres du Prince. On est +musicien dans sa famille. Votre education a ete ce qu'elle pouvait +etre dans une ecole de village. Apres tout, dans la bonne societe, +on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et +c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas +mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, +comme _sub tegmine fagi_ ou _habet faenun in cornu_. Cela releve la +conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton +exige que vous ne soyez pas un erudit, mais il y a quelque grace a +laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- +vous faire des vers? + +-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. +-- Un petit dictionnaire de rimes vous coutera une demi-couronne. +Les vers de societe sont d'un grand secours a un jeune homme. Si +vous avez de votre cote les dames, peu importe qui sera contre +vous. Il faut apprendre a ouvrir une porte, a entrer dans une +chambre, a presenter une tabatiere, en tenant le couvercle souleve +avec l'index de la main qui la presente. Il vous faut acquerir la +facon dont on fait la reverence a un homme, ce qui exige qu'on +garde un soupcon de dignite, et la facon de la faire a une femme, +ou on ne saurait mettre trop d'humilite, sans negliger toutefois +d'y ajouter un leger abandon. Il vous faut acquerir avec les +femmes des manieres qui soient a la fois suppliantes et +audacieuses. Avez-vous quelque excentricite? + +Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, +comme si c'etait la une qualite des plus ordinaires. + +-- En tout cas, vous avez un rire agreable, seduisant. Mais le +meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricite, et pour peu que +vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de +vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait reste +toute sa vie un simple particulier, si on ne s'etait pas avise +qu'il avait une tabatiere pour chaque jour de l'annee et qu'il +s'etait enrhume par la faute de son valet de chambre, qui l'avait +laisse partir par une froide journee d'hiver avec une mince +tabatiere en porcelaine de Sevres, au lieu d'une tabatiere +d'epaisse ecaille. Voila qui l'a tire de la foule, comme vous le +voyez, et l'on s'est souvenu de lui. La plus petite particularite +caracteristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute +l'annee sur votre servante, ou celle d'eteindre tous les soirs +votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut +pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma +part, ce qui m'a fait arriver ou je suis, c'est la rigueur de mes +jugements en matiere de toilette, de decorum. Je ne me donne point +pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par +exemple, je vous presente au Prince en gilet de nankin, +aujourd'hui: quelles seront a votre avis les consequences de ce +fait? + +A ne consulter que mes craintes, le resultat devait etre une +deconfiture pour moi, mais je ne le dis point. + +-- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle a Londres. +Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine +prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en +gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure tres penible. +Ma cravate se defit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de +Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les +deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela +ait ebranle ma situation? Le soir meme, il y avait par douzaines +dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate +denouee. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait +pas a l'heure presente une seule cravate nouee dans tout le +royaume, et un grand art se serait perdu prematurement. Vous ne +vous etes pas encore applique a le pratiquer? + +Je convins que non. + +-- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous etes jeune. Je +vous enseignerai moi-meme le _coup d'archet_. En y consacrant +quelques heures dans la journee, des heures qui d'ailleurs +seraient perdues, vous pouvez etre parfaitement cravate dans votre +age mur. Le tour de main consiste simplement a tenir le menton +tres en l'air, tandis que vous superposez les plis en descendant +vers la machoire inferieure. + +Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait +toujours dans ses yeux d'un bleu fonce cet eclair de fine malice +qui me faisait juger que cet humour, qui lui etait propre, etait +une excentricite consciente, ayant selon moi sa source dans une +extreme severite dans le gout, mais portee volontairement jusqu'a +une exageration grotesque, pour les memes raisons qui le +poussaient a me conseiller quelque excentricite personnelle. + +Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parle de son +malheureux ami, Lord Avon, le soir precedent, et l'emotion qu'il +avait montree en racontant cette horrible histoire, je fus heureux +qu'il battit dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine +qu'il se donnat pour le cacher. + +Et le hasard voulut que je fusse a tres peu de temps de la, dans +le cas d'y jeter un regard furtif, car un evenement fort inattendu +nous arriva au moment ou nous passions devant l'Hotel de la +Couronne. + +Un essaim de palefreniers et de grooms arriva a nous. + +Mon oncle, jetant les renes, prit Fidelio de dessus le coussin +qu'il occupait sous le siege. + +-- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio. + +Mais il ne recut pas de reponse. + +Le siege de derriere etait vide. Plus d'Ambroise. + +Nous pouvions a peine en croire nos yeux, quand nous mimes pied a +terre: il en etait pourtant ainsi. + +Ambroise etait certainement monte a sa place, la-bas a Friar's +Oak, d'ou nous etions venus d'un trait, a toute la vitesse que +pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il +disparu? + +-- Il sera tombe dans un acces, s'ecria mon oncle. Je +rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Ou est le patron +de l'hotel? La, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sur a +Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval +chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'epargne +aucune peine! A present, neveu, nous allons luncher. Puis, nous +monterons au pavillon. + +Mon oncle etait fort agite de la perte de son domestique, d'autant +plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de +changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage. + +Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mere, je brossai +soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible. + +J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers a boucles +d'argent, a la pensee que j'allais etre mis en la presence de ce +grand et terrible personnage, le Prince de Galles. + +Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancee a fond de +train, a travers Friar's Oak. J'avais ote et agite mon chapeau, +comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes reves les +plus extravagants, il ne m'etait jamais venu a l'esprit que je +serais appele un jour a me trouver face-a-face avec lui et a +repondre a ses questions. + +Ma mere m'avait enseigne a le regarder avec respect, etant un de +ceux que Dieu a destines a regner sur nous, mais mon oncle sourit +quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris. + +-- Vous etes assez grand pour voir les choses telles qu'elles +sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage +certain que vous vous trouvez dans le cercle intime ou j'entends +vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi +le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en +lui. Jamais chapeau n'abrita plus etrange reunion de qualites +contradictoires. C'est un homme toujours presse, quoiqu'il n'ait +jamais rien a faire. Il fait des embarras a propos de choses qui +ne le regardent pas, et il neglige ses devoirs les plus +manifestes. Il se montre genereux envers des gens auxquels il ne +doit rien, mais il a ruine ses fournisseurs en se refusant a payer +ses dettes les plus legitimes. Il temoigne de l'affection a des +gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son pere lui +inspire de l'aversion, sa mere de l'horreur, et il n'adresse +jamais la parole a sa femme. Il se pretend le premier gentleman de +l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposte en blackboulant ses +amis a leur club et en le mettant a l'index a Newmarket, comme +suspect d'avoir triche sur un cheval. Il passe son temps a +exprimer de nobles sentiments et a les contredire par des actes +ignobles. Il raconte sur lui-meme des histoires si grotesques +qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule +dans ses veines. Et malgre tout cela, il sait parfois faire preuve +de dignite, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouve en cet +homme des elans de generosite qui m'ont fait oublier les fautes +qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation +qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins +fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et +maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- +meme une opinion. + +Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque +temps, car mon oncle marchait avec une grande dignite, tenant +d'une main son mouchoir brode et de l'autre balancant negligemment +sa canne a bout d'ambre nuageux. + +Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaitre et +se decouvraient aussitot sur son passage. + +Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du +pavillon, nous apercumes un magnifique equipage de quatre chevaux +noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, +d'age moyen, coiffe d'un vieux bonnet qui portait la trace des +intemperies. + +Je ne remarquai rien, qui put le distinguer d'un conducteur +ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus +grande aisance avec une coquette petite femme perchee a cote de +lui sur le siege. + +-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramene, +s'ecria-t-il. + +Mon oncle fit un salut et adressa un sourire a la dame. + +-- Je l'ai coupee en deux pour faire un tour a Friar's Oak, dit- +il. J'ai ma voiture legere et deux nouvelles juments de demi-sang, +des bai Demi-Cleveland. + +-- Que dites-vous de mon attelage de noirs? + +-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas +diablement chics? s'ecria la petite femme. + +-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du +Sussex. Les paturons un peu gros a mon avis. J'aime a faire du +chemin. + +-- Faire du chemin? s'ecria la petite femme avec une extreme +vehemence. Quoi! Quoi! Que le... + +Elle se livra a des propos que je n'avais jamais entendu +jusqu'alors meme dans la bouche d'un homme. + +-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous +aurions commande, prepare et mange notre diner avant que vous +soyez la pour en reclamer votre part. + +-- Par Georges, Letty a raison, s'ecria l'homme. Est-ce que vous +partez demain? + +-- Oui, Jack. + +-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai +partir mes betes de la place du chateau, a neuf heures moins le +quart. Vous vous mettrez en route des que l'horloge sonnera neuf +heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si +vous arrivez seulement a me voir avant que nous passions le pont +de Westminster, je vous paie une belle piece de cent livres. +Sinon, l'argent est a moi. On joue ou on paie, est-ce tenu? + +-- Parfaitement! dit mon oncle. + +Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc. + +Comme je le suivais, je vis la femme prendre les renes, pendant +que l'homme se retournait pour nous regarder et lancait un jet de +jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession. + +-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus +riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur +les routes un professionnel plus expert a manier les renes et la +langue et sa femme Lady Letty ne s'entend pas moins a l'un qu'a +l'autre. + +-- C'est terrible de l'entendre? dis-je. + +-- Oui! c'est son genre d'excentricite. Nous en avons tous. Elle +divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de pres, +ayez les yeux ouverts et la bouche close. + +Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la +porte, s'inclinerent profondement, pendant que nous passions au +milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tete et +paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de +l'assurance, bien que mon coeur battit a coups rapides. +De la, on passa dans un hall haut et vaste, decore a l'orientale, +qui s'harmonisait avec les domes et les minarets du dehors. + +Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant +tranquillement, formant des groupes ou l'on causait a voix basse. + +Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, a figure rouge, +qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs +d'importance, accourut au devant de mon oncle. + +-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la +voix comme s'il s'agissait d'affaires d'Etat, _Es ist vollendet_, +ca veut tire: j'en suis fenu a pout. + +-- Tres bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et +faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'a mon +dernier diner a Carlton House. + +-- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle te cuisine. C'est te +l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui +faut cent mille livres. Tis pour cent et le double a rembourser +quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la +Haye, s'en est charche et le puplic de Hollande a souscrit la +somme. + +-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, +pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles a quelque +nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. +Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet saute aux +champignons. C'est lui qui regle les affaires d'argent du prince. + +-- Le cuisinier! m'ecriai-je tout abasourdi. + +-- Vous paraissez surpris, mon neveu? + +-- Je me serais figure qu'une banque respectable... + +Mon oncle approcha ses levres de mon oreille. + +-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en meler, dit-il a +voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui? + +-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpelle. + +-- Y a-t-il quelqu'un avec lui? + +-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait. + +-- Alors, nous allons entrer. + +Je le suivis a travers la plus etrange succession de chambres ou +brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit +l'effet d'etre tres riche, tres merveilleuse, et dont j'aurais +peut-etre aujourd'hui une opinion bien differente. + +Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et +d'ecarlate. Des dragons et des monstres dores se tortillaient sur +les corniches et dans les angles. + +De quelque cote que se portassent nos regards, d'innombrables +miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, a mine +fiere, a figure pale, et du jeune homme si timide qui marchait a +cote de lui. + +A la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvames +dans l'appartement prive du prince. + +Deux gentlemen se prelassaient dans une attitude pleine d'aisance +sur de somptueux fauteuils. A l'autre bout de la piece, un +troisieme personnage etait debout entre eux sur de belles et +fortes jambes qu'il tenait ecartees et il avait les mains croisees +derriere son dos. + +Le soleil les eclairait par une fenetre laterale et je me rappelle +encore tres bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, +l'autre en pleine lumiere, et la troisieme, a moitie dans l'ombre, +a moitie au soleil. + +Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez +un peu rouge, des yeux noirs etincelants, l'autre une figure +austere, reveche, encadree par les hauts collets de son habit et +par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul +tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se +fixerent, car je savais qu'il devait etre le Prince de Galles. + +Georges etait alors dans sa quarante et unieme annee et avec +l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraitre moins +age. + +Sa vue suffit a me mettre a l'aise, car c'etait un personnage a +joyeuse mine, beau en depit de sa tournure replete et +congestionnee, avec ses yeux rieurs et ses levres boudeuses et +mobiles. + +Il avait le bout du nez releve, ce qui accentuait l'air de +bonhomie qui dominait en lui, en depit de sa dignite. + +Il avait les joues pales et bouffies, comme un homme qui vit trop +bien et qui se donne trop peu d'exercice. + +Il etait vetu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane +tres collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies a +l'ecuyere, et portait une immense cravate blanche. +-- Hello! Tregellis, s'ecria-t-il du ton le plus gai, des que mon +oncle franchit le seuil. + +Mais soudain, le sourire s'eteignit sur sa figure et la colere +brilla dans ses yeux. + +-- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrite. + +Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette +explosion etait due a ma presence. + +Mais son regard allait a un objet plus eloigne; en regardant +autour de nous, nous vimes un homme en habit marron et en perruque +negligee. + +Il nous avait suivis de si pres que le valet de pied l'avait +laisse passer dans la conviction qu'il nous accompagnait. + +Il avait la figure tres rouge et dans son emotion, il froissait +bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait a la main. + +-- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'ecria le +prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon +interieur? Ou est Mellish? ou est Townshend? Que diable fait donc +Tom Tring? + +-- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit +hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un +acompte de mille livres me suffirait. + +-- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voila un singulier +langage. Je paie mes dettes quand je le juge a propos et je +n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. +Mettez-le dehors. +-- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de +votre papa, geignit le petit homme. + +Et pendant que le valet l'emmenait, nous pumes l'entendre repeter +au milieu des eclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre +l'affaire au banc de papa. + +-- Ce devrait etre le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, +n'est-ce pas, Sherry, repondit le prince, car il faudrait y mettre +bon nombre de sujets de Sa Majeste. Je suis enchante de vous +revoir, Tregellis, mais reellement vous devriez bien faire plus +d'attention a ceux que vous trainez sur vos jupons. Hier meme, +nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris a +propos de quelques interets en retard et le diable sait quoi. "Mon +brave garcon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je +vous mettrai a la ration", et l'affaire a ete reglee. + +-- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire +leur etait exposee par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan. + +Le prince eclata en imprecations contre les Communes avec une +energie sauvage qu'on n'aurait guere attendue de ce personnage a +figure haineuse et florissante. + +-- Que le diable les emporte! s'ecria-t-il. Apres tous leurs +sermons et m'avoir jete a la figure la vie exemplaire de mon pere, +il leur a fallu payer ses dettes a lui, un million de livres ou +peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille +livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes freres: York est +commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je? +Colonel d'un mechant regiment de dragons, sous les ordres de mon +propre frere cadet! C'est ma mere qui est au fond de tout cela. +Elle a toujours fait son possible pour me tenir a l'ecart. Mais +quel est celui que vous avez amene, hein, Tregellis? + +Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer. + +-- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il +vient avec moi a Londres et j'ai cru bien faire en commencant par +le presenter a Votre Altesse Royale. + +-- C'est tres bien! C'est tres bien! dit le prince avec un sourire +bienveillant, en me passant familierement la main sur l'epaule. +Votre mere vit-elle encore? + +-- Oui, Sir, dis-je. + +-- Si vous etes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais +mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut +que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous +defendiez la glorieuse Constitution anglaise. + +Me rappelant avec energie qu'il s'etait emporte contre les +Communes, je ne pus m'empecher de sourire et je vis Sheridan +mettre la main devant ses levres. + +-- Vous n'avez qu'a faire cela, a faire preuve de fidelite a votre +parole, a eviter les dettes, a faire regner l'ordre dans vos +affaires, pour mener une existence heureuse et respectee. Que fait +votre pere, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai +moi-meme ete un peu. Je ne vous ai jamais raconte, Tregellis, +comment nous avions pris a l'abordage le sloop de guerre francais +_La Minerve?_ + +-- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis +echangeaient des sourires derriere le dos du prince. + +-- Il deployait son drapeau tricolore, ici meme, devant les +fenetres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une +impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que +je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, +vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de +quatre a chaque bord et un canon de six a l'avant. + +-- Et puis, Sir? et puis? s'ecria Francis, qui avait l'air d'un +homme irascible au rude langage. + +-- Vous me permettrez de faire ce recit de la facon qu'il me +convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. +Comme j'allais vous le dire, notre artillerie etait si legere que, +je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche +de mon habit, notre decharge de tribord et dans une autre, celle +de babord. Nous approchames du gros navire francais. Nous recumes +son feu et nous ecorchames sa peinture avant de tirer. Mais cela +ne servit a rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de +terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses +filets leves, mais nous sautames a l'abordage et nous tapames du +marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement +des plus vifs. Nous finimes par repousser son equipage dans la +soute. On cloua solidement les ecoutilles et on remorqua le bateau +jusqu'a Seaham. Surement vous etiez alors avec nous, Sherry? + +-- J'etais a Londres a cette epoque, dit gravement Sheridan. + +-- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis? + +-- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire +ce recit. + +-- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je +prefere la rapiere. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez +entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Eon. Je l'ai +tenu quarante minutes a la pointe de mon epee chez Angelo. C'etait +une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de +souplesse dans le poignet pour lui. "Je remercie Dieu qu'il y ait +un bouton au fleuret de Votre Altesse", dit-il, quand nous eumes +fini notre escrime. A propos, vous etes quelque peu duelliste, +Tregellis? Combien de fois etes-vous alle sur le terrain? + +-- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu +d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je +me suis mis au tennis. Un accident penible survint la derniere +fois que j'allai sur le pre et cela m'en degouta. + +-- Vous avez tue votre homme. + +-- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit ou Weston +s'etait surpasse. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer: +il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en +a fait soixante depuis cette epoque et pas un qui en approchat. La +disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la +premiere fois que je le vis, et quant a la taille... + +-- Mais le duel, Tregellis! s'ecria le prince. + +-- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot +que j'etais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel +j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il +avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'ecurie. Je tirai le +premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de +desespoir. "Touche! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils. +"Non! un tailleur! un tailleur!" dis-je, car il y avait un double +trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute reparation etait +impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son +pareil. + +Sur l'invitation du prince, je m'etais assis dans un coin sur un +tabouret ou je ne demandais pas mieux que de rester inapercu a +ecouter les propos de ces hommes. + +C'etait chez tous la meme verve extravagante, assaisonnee de +nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une +difference: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours +une sorte d'humour dans leurs exagerations, Francis tendait +toujours a la mechancete et le Prince a l'eloge de soi. + +Finalement on se mit a parler de musique. + +Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement detourne les +propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui +quel etait mon gout et voulut absolument me faire asseoir devant +un petit piano, tout incruste de nacre, qui se trouvait dans un +coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il +chantait. + +Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre: +_L'Anglais ne triomphe que pour sauver_. + +Il le chanta d'un bout a l'autre avec une assez belle voix de +basse. + +Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent +vigoureusement quand il eut fini. + +-- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigte excellent et +je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de +l'Opera, disait l'autre jour qu'il aimerait mieux me ceder son +baton qu'a n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici +Charite Fox. C'est bien extraordinaire. + +Il s'etait elance avec une grande vivacite pour aller donner une +poignee de mains a un personnage d'une tournure remarquable qui +venait d'entrer. + +Le nouveau venu etait un homme replet, solidement bati, vetu avec +une telle simplicite qu'elle allait jusqu'a la negligence. + +Il avait des manieres gauches et marchait en se balancant. + +Il devait avoir depasse la cinquantaine et sa figure cuivree aux +traits durs etait deja profondement ridee, soit par l'age, soit +par les exces. + +Je n'ai jamais vu de traits ou les caracteres de l'ange et ceux du +demon soient si visiblement unis. + +En haut c'etait le front haut, large du philosophe; puis des yeux +percants, spirituels sous des sourcils epais, denses. + +En bas etait la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en +gros bourrelets sur sa cravate. + +Ce front, c'etait celui de l'homme d'Etat, Charles Fox, le +penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti +liberal pendant les vingt annees les plus hasardeuses de son +existence. + +Cette machoire, c'etait celle de l'homme prive, Charles Fox, le +joueur, le libertin, l'ivrogne. + +Toutefois, il n'ajouta jamais a ses vices le pire des vices, +l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi a decouvert que ses +qualites. On eut dit que, par un bizarre caprice, la nature avait +reuni deux ames dans un seul corps et que la meme constitution +contint l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siecle. + +-- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la +main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquete. +-- Au diable, Charlie, vous savez que je coule a fond ou surnage +avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig. + +Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'etait pas +convaincu jusqu'a ce point-la que le Prince fut aussi constant +dans ses principes. + +-- Pitt est alle a vous, Sir, a ce que l'on m'a dit. + +-- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire a la vue de +ce museau pointu qui cherche continuellement a fouiller dans mes +affaires. Lui et Addington se sont remis a eplucher mes dettes. +Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mepris pour moi qu'il +ne se conduirait pas autrement. + +Je conclus, d'apres le sourire qui voltigeait sur la figure +expressive de Sheridan, que c'etait justement ce qu'avait fait +Pitt. Mais ils se jeterent a corps perdu dans la politique, non +sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de +marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau. + +Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour a tour +l'objet des maledictions du Prince, en depit des excellents +conseils qu'il m'avait donnes vis-a-vis de la Constitution +anglaise. + +-- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'etat de m'occuper de +mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites a payer a de +vieux domestiques et autres choses du meme genre et j'ai grand- +peine a gratter l'argent necessaire pour ces choses-la. Cependant +mon... + +En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air +important. + +"Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt +remboursable a la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour +vous, ni pour moi, Charlie. Nous commencons a grossir +monstrueusement. + +-- La goutte m'empeche de prendre le moindre exercice, dit Fox. + +-- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en +ote, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas a nous voir, +Tregellis, que nous ayons ete capables de tout ce que nous avons +fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh! +Charlie? + +Fox sourit et hocha la tete! + +"Vous vous rappelez comment, nous sommes arrives en poste a +Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, +Tregellis. Nous avons enferme les postillons sous le siege, et +nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi +le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa +barriere sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit +bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire a un boxeur +de profession et s'est empresse de nous ouvrir le chemin. + +-- A propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne a la +Fantaisie un souper a l'hotel la "Voiture et des Chevaux" vendredi +prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez a la +ville, on serait tres heureux si vous condescendiez a faire un +tour parmi nous. + +-- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle ou Tom Tyne, le tailleur, +a tue Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai jure de n'en plus +voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. +Naturellement je me suis trouve incognito aux environs du ring, +mais jamais comme Prince de Galles. +-- Nous serions immensement fiers, si vous vouliez bien venir +incognito a notre souper, Sir. + +-- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous +serons a Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous +savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte +de Chester. + +-- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon +oncle. + +-- A propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un +pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a- +t-il de vrai dans cela? + +-- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier +de livres. Il s'est entiche de ce nouveau boxeur de Winchester, +Crab Wilson, et moi j'ai a trouver un homme capable de le battre. +N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, a environ treize +stone (52 kilos). + +-- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse +d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des +coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sur +en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse +battre Wilson le Crabe de Gloucester? + +Je fus stupefait de voir quel interet, quelle competence tous ces +grands personnages temoignaient au sujet du ring. + +Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des +principaux boxeurs de l'epoque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam +le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si +obscur dont ils ne connussent en detail les prouesses et l'avenir. + +On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de +leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur a frapper, de leur +constitution. + +Qui donc, a voir Sheridan et Fox occupes a discuter si vivement si +Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, etait en etat ou non de +se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait +devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que +l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des +comedies les plus spirituelles et d'un des discours les plus +eloquents de sa generation? + +Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetes dans la +discussion. + +Fox, qui avait une haute opinion des qualites de Wilson le Crabe, +estima que la seule chance qu'eut mon oncle, etait de reussir a +faire reparaitre le vieux champion sur le terrain. + +-- Il est peut-etre lent a se deplacer sur ses quilles, mais il +combat avec sa tete, et ses coups valent les ruades de cheval. +Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la +premiere mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des +spectateurs. S'il n'est pas absolument vanne, Tregellis, il est +votre espoir. + +Mon oncle haussa les epaules. + +-- Si le pauvre Avon etait ici, nous pourrions faire quelque chose +grace a lui, car il avait ete le patron de Harrison, et cet homme +lui etait devoue. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et +maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le +malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre +et je dois me mettre a sa recherche. Je remercie Votre Altesse +Royale pour la bonte qu'elle a eue de recevoir mon neveu de facon +aussi bienveillante. +-- A vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra +quoi qu'il arrive que j'aille a la ville, car il y a un pauvre +diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a +ecrit dans sa detresse. Si je peux reunir quelques centaines de +livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr +Stone, la vie entiere s'ouvre devant vous, et j'espere qu'elle +sera telle que votre oncle puisse en etre fier. Vous honorerez le +roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez- +moi bien, evitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que +l'honneur est chose sacree. + +Et j'emportai ainsi l'impression derniere que me laisserent sa +figure pleine de sensualite, de bonhomie, sa haute cravate, et ses +larges cuisses vetues de basane. + +Nous traversames de nouveau les chambres singulieres avec leurs +monstres dores. Nous passames entre la haie somptueuse des valets +de pied et j'eprouvai un certain soulagement a me retrouver au +grand air, en face de la vaste mer bleue et a recevoir sur la +figure le souffle frais de la brise du soir. + + +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON + + +Mon oncle et moi, nous nous levames de bonne heure, le lendemain, +mais il etait d'assez mechante humeur, n'ayant aucune nouvelle de +son domestique Ambroise. + +Il etait bel et bien devenu pareil a ces sortes de fourmis dont +parlent les livres, et qui sont si accoutumees a recevoir leur +nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand +elles sont livrees a elles-memes. + +Il fallut l'aide d'un homme procure par le maitre d'hotel et du +domestique de Fox, qui avait ete envoye la tout expres, pour que +mon oncle put enfin terminer sa toilette. + +-- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il +eut fini de dejeuner. Je ne suis pas en mesure d'etre battu. +Regardez par la fenetre et dites-moi si les Lade sont en vue. + +-- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un +attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siege. + +-- Notre tandem est-il sorti? + +-- Il est a la porte. + +-- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme +jamais vous n'en avez vu. + +Il s'arreta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de +conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers. + +-- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en +arriere ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez +vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le +comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curacao comme a +l'ordinaire! Allons, mes cheries, vous en aurez tout votre saoul, +avant que d'etre arrivees au pont de Westminster. + +-- Dois-je placer le necessaire de toilette? demanda le maitre +d'hotel. + +Je vis l'embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il +resta fidele a ses principes. + +-- Mettez-le sous le siege, le siege de devant, dit-il. Mon neveu, +il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. +Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si +vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez +cette sous-ventriere, Thomas. Avez-vous graisse les moyeux comme +je vous l'avais recommande? Tres bien. Alors, montez, mon neveu, +nous allons les voir partir. + +Un veritable rassemblement s'etait forme dans l'ancienne place: +hommes, femmes, negociants en habit de couleur foncee, _beaux_ de +la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-la, +bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle etaient +les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match +entre eux etait un evenement assez considerable pour defrayer les +conversations pendant longtemps. + +-- Le Prince sera fache de n'avoir point assiste au depart, dit +mon oncle. Il ne se montre guere avant midi. Ah! Jack, bonjour. +Votre serviteur, madame. Voici une belle journee pour un voyage en +voiture. + +Comme notre tandem venait se ranger cote a cote avec le "four-in- +hand", avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la +soie au soleil, un murmure d'admiration s'eleva de la foule. + +Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le +harnachement de la meme nuance, realisait le fouet corinthien, +pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, +son chapeau blanc, sa figure grossiere et halee aurait pu figurer +en bonne place dans une reunion de professionnels, ranges sur une +meme ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisat de +deviner en lui un des plus riches proprietaires fonciers de +l'Angleterre. + +C'etait un siecle d'excentriques et il avait pousse ses +originalites a un point qui surprenait meme les plus avances, en +epousant la maitresse d'un fameux detrousseur de grands chemins, +lorsque la potence etait venue se dresser entre elle et son amant. + +Elle etait perchee a cote de lui, ayant l'air extremement chic en +son chapeau a fleurs et son costume gris de voyage, et, devant +eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur +lesquels glissaient ca et la quelques reflets dores autour de +leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la +poussiere de leurs sabots dans leur impatience de partir. + +-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de +Westminster, quand il se sera ecoule un quart d'heure. + +-- Je parie cent autres livres que nous vous depasserons, repondit +mon oncle. + +-- Tres bien, voici le moment. Bonjour. + +Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses renes, salua de +son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle +de la place avec une habilete pratique qui fit eclater les +applaudissements de la foule. + +Nous entendimes s'affaiblir les bruits des roues sur le pave +jusqu'a ce qu'ils se perdissent dans l'eloignement. + +Le quart d'heure, qui s'ecoula jusqu'au moment ou le premier coup +de neuf heures sonna a l'horloge de la paroisse, me parut un des +plus longs qu'il y ait eus. + +Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siege, mais la +figure calme et pale et les grands yeux bleus de mon oncle +exprimaient autant de tranquillite et de reserve que s'il eut ete +le plus indifferent des spectateurs. + +Mais il n'en etait pas moins attentif. Il me sembla que le coup de +cloche et le coup de fouet fussent partis en meme temps, non point +en s'allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tete qui +nous lanca a une allure furieuse, a grand bruit, sur notre +parcours de cinquante milles. + +J'entendis un grondement derriere nous. Je vis les lignes fuyantes +des fenetres garnies de figures attentives. Des mouchoirs +voltigerent. + +Puis nous fumes bientot sur la belle route blanche, qui decrivit +sa courbe en avant de nous, bordee de chaque cote par les pentes +vertes des dunes. + +J'avais ete muni d'une provision de shillings pour que les gardes- +barrieres ne nous arretassent pas, mais mon oncle tira sur la +bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie +difficile de la route qui se termina a la cote de Clayton. + +Alors, il les laissa aller. +Nous franchimes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. +C'est a peine si l'on entrevit, en passant, le cottage jaune ou +vivaient ceux qui m'etaient si chers. + +Jamais je n'avais voyage a une telle allure, jamais je n'ai +ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs +qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques betes qui +devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous +leurs fers et sonner les roues de notre legere voiture, qui +bondissait, volait derriere elles. + +-- Il y a une longue cote de quatre milles d'ici a Hand Cross, dit +mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je +les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes betes +aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils +galoperaient jusqu'a ce qu'ils tombent, si j'etais assez brute +pour les laisser faire. Levez-vous sur le siege, mon neveu, et +dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres. + +Je me dressai, en m'aidant de l'epaule de mon oncle, mais sur une +longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-etre, je n'apercus +rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_. + +-- S'il a fait galoper ses betes sur toutes ces montees, elles +seront a bout de forces avant d'arriver a Croydon. + +-- Ils sont quatre contre deux. + +-- J'en suis bien sur, l'attelage noir de Sir John forme un bel et +bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux a devorer l'espace +comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, la-bas ou sont les tours. +Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant +que nous abordons la montee, mon neveu. Regardez-moi l'action de +ce cheval de tete: avez-vous jamais vu rien de plus aise, de plus +beau? +Nous montames la cote au petit trot mais, meme a cette allure, +nous vimes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture +enorme aux larges roues, a la capote de toile, s'arreter pour nous +regarder d'un air ebahi. Tout pres Hand Cross, on depassa la +diligence royale de Brighton qui s'etait mise en route des sept +heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui +marchaient dans la poussiere et qui nous applaudirent au passage. + +A Hand Cross, nous apercumes au vol le vieux proprietaire de +l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'epices, mais +maintenant la pente etait en sens inverse et nous nous mimes a +courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots. + +-- Savez-vous conduire, mon neveu? + +-- Tres peu, monsieur. + +-- On ne saurait apprendre a conduire sur la route de Brighton. + +-- Comment cela, monsieur? + +-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'a les laisser +aller et elles m'auront bientot amene dans Westminster. Il n'en a +pas toujours ete ainsi. Quand j'etais tout jeune, on pouvait +apprendre a manoeuvrer ses vingt yards de renes, ici tout comme +ailleurs. Il n'y a reellement pas de nos jours de belles occasions +de conduire, plus au sud que le comte de Leicester. Trouvez-moi un +homme capable de faire marcher ou de retenir ses betes sur le +parcours d'un vallon du comte d'York, voila l'homme dont on peut +dire qu'il a ete a bonne ecole. + +Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du +village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes +rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de +meme de bonnes occasions de bien conduire sur la route. + +A chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour decouvrir +nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter +beaucoup, et il s'occupait a me donner des conseils, ou il melait +tant de termes du metier que j'avais de la peine a le comprendre. + +-- Gardez un doigt pour chaque rene, disait-il, sans quoi elles +risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait +l'eventail, plus vos betes montrent de bonne volonte. Mais, si +vous tenez a mettre quelque animation dans votre voiture, +arrangez-vous pour que votre meche cingle justement celui qui en a +besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air apres qu'elle a +touche. J'ai vu un conducteur rechauffer les cotes a un voyageur +de l'imperiale derriere lui, chaque fois qu'il essayait de toucher +son cheval de cote. Je crois que ce sont eux qui soulevent cette +poussiere par-la bas. + +Une longue etendue de route se dessinait devant nous, rayee par +les ombres des arbres qui la bordaient. + +A travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux trainait +lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous. + +Au-dela se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par- +dessus sa silhouette olive, s'elevait un tourbillon blanc, qui se +deplacait rapidement, comme une trainee de nuages par un jour de +bise. + +-- Oui, oui, ce sont eux, s'ecria mon oncle, et il est impossible +que d'autres voyagent de ce train-la. Allons, neveu, nous aurons +fait la moitie du chemin, lorsque nous aurons franchi le mole au +pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures +quatorze minutes. Le prince a fait le parcours a Carlton House +avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La +premiere moitie est la plus penible et nous pourrons gagner du +temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance +d'ici a Reigate. + +Et l'on se lanca a fond. + +On eut dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce +flocon blanc qui etait en avant. Elles s'allongeaient comme des +levriers. + +Nous depassames un phaeton a deux chevaux qui se rendait a Londres +et nous le laissames derriere comme s'il eut ete immobile. + +Les arbres, les clotures, les cottages defilaient confusement a +nos cotes. + +Nous entendimes les gens jeter des cris dans les champs, +convaincus que c'etait un attelage affole. + +La vitesse s'accelerait a chaque instant. Les fers faisaient un +cliquetis de castagnettes. Les crinieres jaunes voltigeaient, les +roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets +craquaient, gemissaient pendant que la voiture oscillait et se +balancait au point que je dus me cramponner a la barre de cote. + +Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous +apercumes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de +Reigate dans la depression qui etait devant nous. + +-- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt +minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un +peu d'eau au "Lion Rouge" ne leur fera pas de mal. Palefrenier, +est-il passe un _four-in-hand_ rouge? + +-- Vient de passer a l'instant. + +-- A quelle allure? + +-- Au triple galop, monsieur. A accroche la roue d'une voiture de +boucher au coin de la Grande-Rue et a ete hors de vue avant que le +garcon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurte. + +-- Z-z-zack! fit la longue meche. + +Et nous voila repartis a toute volee. + +C'etait jour de marche a Red Hill. + +La route etait encombree de charrettes de legumes, de bandes de +boeufs des chars a bancs des fermiers. + +C'etait un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser a travers +cette melee. + +Nous ne fimes que traverser la place du marche, parmi les cris des +hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles. + +Puis, nous fumes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la +longue et raide descente de la route de Red Hill. + +Mon oncle brandit son fouet, en lancant le cri percant de l'homme +qui voit ce qu'il cherchait. + +Le nuage de poussiere roulait sur la pente en face de nous, et au +travers, nous entrevimes vaguement le dos de nos adversaires ainsi +qu'un eclair de cuivres polis et une ligne ecarlate. + +-- La partie est a moitie gagnee, mon neveu. Maintenant, il s'agit +de les depasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty +n'a-t-elle pas chavire? + +Le cheval de tete etait pris d'une boiterie soudaine. + +En un instant, nous fumes a bas de la voiture, a genoux pres de +lui. + +Ce n'etait qu'une pierre qui s'etait enfouie entre la fourchette +et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la +deloger. + +Lorsque nous reprimes nos places, les Lade avaient contourne la +courbure de la cote et etaient hors de vue. + +-- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas +nous echapper. + +Pour la premiere fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il +s'etait borne a faire voltiger le fouet au-dessus de leur tete. + +-- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons +nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet. + +Les juments commencaient a donner des signes d'epuisement. + +Leur respiration etait courte et rauque. Leurs belles robes +etaient collees par la moiteur. + +Au sommet de la cote, elles reprirent pourtant leur bel elan. + +-- Ou diable sont-ils passes? s'ecria mon oncle. Pouvez-vous +apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu? + +Nous avons devant nous un long ruban blanc parseme de voitures et +de charrettes allant de Croydon a Red Hill, mais du gros _four-in- +hand_ rouge, pas le moindre indice. + +-- Les voila! ils se sont derobes! ils se sont derobes! cria-t-il +en dirigeant les juments vers une route de traverse qui +s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue. + +Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite +apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient +d'efforts. + +Nos juments allongerent leur allure et la distance qui nous +separait d'eux commenca a diminuer lentement. Je vis que je +pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que +je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par +distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de +notre cote. + +-- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone a +Warlingham, dit mon oncle. Il aura juge, a ce qu'il me semble, +qu'il gagnerait du temps a quitter la route des voitures de +maraichers. Mais nous, nous avons une maudite colline a doubler. +Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe. + +Pendant qu'il parlait, je vis tout a coup disparaitre les roues du +_four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes +placees sur le siege et cela aussi brusquement, aussi promptement +que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque +escalier. + +Un moment apres nous etions arrives au meme endroit. + +La route s'etendait en bas de nous, raide, etroite, descendant en +longs crochets dans la vallee. Le _four-in-hand_ degringolait par- +la de toute la vitesse de ses chevaux. + +-- Je m'en doutais, s'ecria mon oncle, puisqu'il n'use pas de +serre-frein, pourquoi en userais-je? A present, mes cheries, un +bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de +notre arriere-train. + +Nous passames par-dessus la crete et descendimes a une allure +enragee la cote ou la grosse voiture rouge roulait devant nous +avec un bruit de tonnerre. + +Nous etions deja dans son nuage de poussiere, si bien que nous +pouvions a peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge +sale qui se balancait en roulant, mais dont le contour devenait de +plus en plus net a chaque foulee. + +Nous entendions aisement le claquement du fouet en avant de nous, +ainsi que la voix percante de Lady Lade qui encourageait les +chevaux. + +Mon oncle etait tres calme, mais un coup d'oeil de cote que je +lancai sur lui, me fit voir ses levres pincees, ses yeux brillants +et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pales. + +Il n'etait nullement necessaire de presser les juments, car elles +avaient deja pris une allure qu'il eut ete impossible de moderer +ou de regler. + +La tete de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de +derriere, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent +yards on ne gagna pas un pouce. + +Alors, d'un nouvel elan, le cheval de tete se placa cote a cote +avec le cheval noir du cote de la roue, et notre roue de devant se +trouva a moins d'un pouce de leur roue de derriere. + +-- En voila de la poussiere, dit tranquillement mon oncle. + +-- Eventez-les, Jack, eventez-les, cria la dame. + +Il se dressa et cingla ses chevaux. + +-- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui +attend quelqu'un. + +Nous etions parvenus a nous placer exactement sur la meme ligne +qu'eux et les roues de devant vibraient a l'unisson. Il n'y avait +pas six pouces de trop dans la route et, a chaque instant, je +m'attendais a entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme +nous sortions de la poussiere, je pus voir devant nous, et mon +oncle, le voyant aussi, se mit a siffler entre les dents. + +A deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont +avec des poteaux et des barres de bois de chaque cote. La route se +retrecissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il etait evidemment +impossible a deux voitures de passer de front. Il fallait que +l'une cedat la place a l'autre. Deja nos roues etaient a la +hauteur de leurs chevaux. + +-- Je suis en tete, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade. + +-- Jamais de la vie, hurla celui-ci. +-- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. +Tapez a tour de bras. + +Il me parut que nous etions lances ensemble dans l'eternite. + +Mais mon oncle fit la seule chose qui fut capable de nous sauver. + +Grace a un effort desespere, nous pouvions encore depasser la +voiture juste en face de l'entree du pont. + +Il se dressa, fouetta vigoureusement a droite et a gauche les +juments, qui, affolees par cette sensation inconnue de douleur se +lancerent avec une fureur extreme. + +Nous descendimes a grand bruit, criant tous ensemble a tue-tete +dans une sorte de folie passagere, a ce qu'il me semble, mais nous +avancions quand meme d'une facon constante et nous etions deja +parvenus en avant des chevaux de tete, quand nous nous elancames +sur le pont. Je jetai un regard en arriere sur la voiture. Je vis +Lady Lade grincant de toutes ses petites dents blanches, se jeter +elle-meme en avant et tirer des deux mains sur les renes de cote. + +-- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer. + +Si elle avait execute cette manoeuvre un instant plus tot, nous +nous serions heurtes violemment contre le parapet de bois, nous +l'aurions abattu pour etre precipites dans le profond ravin qui +s'ouvrait au-dessous. + +Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du +cheval noir qui etait en tete qui fut en contact avec notre roue, +mais son avant-train, dont le poids n'etait point suffisant pour +nous faire devier. +Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe +noire. + +Une minute apres, nous volions sur la pente de la route. + +Le _four-in-hand_ s'etait arrete. + +Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied a terre, pansaient +ensemble la blessure du cheval. + +-- A votre aise, maintenant, belles petites, s'ecria mon oncle en +reprenant sa place sur le siege et en jetant un coup d'oeil par- +dessus son epaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un +tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tete en travers sur la +route! Je ne tolere pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, +il aura de mes nouvelles demain. + +-- C'est la petite dame, dis-je. + +Le front de mon oncle s'eclaircit et il se mit a rire. + +-- C'etait la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais du m'en douter. +Il y a un souvenir du defunt et regrette Jack Seize Cordes dans ce +tour-la. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que +j'envoie a une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer +notre route en rendant grace a notre bonne etoile de ce qu'elle +nous ramene par-dessus la Tamise sans un os de casse. + +Nous nous arretames au "Levrier" a Croydon ou les deux bonnes +petites juments furent epongees, caressees, nourries. + +Apres quoi, prenant une allure aisee, on traversa Norbury et +Streatham. + +A la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus +longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacees +jusqu'a se toucher et nous voyageames entre deux rangees de +maisons avec des boutiques aux etalages qui en occupent les angles +et ou la circulation etait d'une activite toute nouvelle pour moi. + +C'etait un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant. + +Puis soudain, nous nous trouvames sur un large pont au-dessous +duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de cafe noir. +Des peniches aux poupes ventrues allaient a la derive a sa +surface. + +A droite et a gauche s'allongeait une rangee, ca et la, +interrompue, irreguliere de maisons aux couleurs multiples +s'etendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue. + +-- Ceci est l'edifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en +me le designant avec son fouet. Les tours noires font partie de +l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grace? Comment va?... +C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument +a queue tressee. Voici la Tresorerie a gauche, puis les Horse- +Guards, et l'Amiraute a cette porte surmontee de dauphins sculptes +dans la pierre. + +Je me figurais, comme un jeune homme eleve a la campagne que +j'etais, que Londres etait simplement une accumulation de maisons, +mais je fus etonne de voir apparaitre dans leurs intervalles des +pentes vertes, de beaux arbres a l'aspect printanier. + +-- Oui, ce sont les jardins prives, dit mon oncle, et voici la +fenetre par ou Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit +a l'echafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait +cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les +petites cheries, pour faire honneur a leur maitre. Regardez cette +barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la +portiere. C'est Pitt qui se rend a la Chambre. Maintenant nous +entrons dans Pall Mail. Ce grand batiment a gauche c'est Carlton +House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste sejour +enfume ou il y a une horloge et ou les deux sentinelles en habit +rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue +qui porte le meme nom. Mon neveu, la se trouve le centre du monde. +C'est dans cette rue que debouche Jermyn Street. Enfin nous voici +pres de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq +heures pour venir de la vieille place de Brighton. + + +IX -- CHEZ WATTIER + + +La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street etait toute +petite, cinq pieces et un grenier. + +-- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila a quoi se +reduisent les besoins d'un homme sage. + +D'autre part, elle etait meublee avec la delicatesse et le gout +qui distinguaient son caractere, si bien que ses amis les plus +opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les +degouter de leurs somptueuses demeures. + +Le grenier meme, qui etait devenu ma chambre a coucher, etait la +plus parfaite merveille de grenier qu'on put imaginer. + +De beaux et precieux bibelots occupaient tous les coins de chaque +piece. La maison tout entiere etait devenue un veritable musee en +miniature qui aurait enchante un connaisseur. + +Mon oncle expliquait la presence de toutes ces jolies choses par +un haussement d'epaules et un geste d'indifference. + +-- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une +indiscretion de ma part de dire autre chose. + +A Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait deja +envoye. + +Au lieu de dissiper le mystere de sa disparition, il ne fit que le +rendre plus impenetrable. + +Il etait ainsi concu: +"Mon cher Sir Charles Tregellis, + +"Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient +mis dans la necessite absolue de quitter votre service d'une +maniere aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de +Friar's Oak a Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre +alternative que cette resolution. + +"J'espere, toutefois, que mon absence ne sera peut-etre que +passagere. + +"La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le +coffre-fort de la banque Drummond. + +"Votre tres obeissant serviteur, + +"AMBROISE." + +-- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, +dit mon oncle, d'un air mecontent, mais que diable a-t-il pu lui +arriver qui l'ait oblige a me quitter lorsque nous descendions la +cote au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son +pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis +desole. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions +venir Weston pour vous equiper. Ce n'est pas le role d'un +gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir +trouver le gentleman. Jusqu'a ce que vous ayez vos habits, il +faudra rester en retraite. + +La prise des mesures fut une ceremonie des plus solennelles et des +plus serieuses, mais ce ne fut rien encore a cote de l'essayage, +qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut veritablement au +supplice pendant que chaque piece du vetement etait mise en place +et que lui et Weston discutaient a propos de la moindre couture, +des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, +a force de pirouetter devant eux. + +Puis, au moment ou je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr +Brummel qui promettait d'etre plus difficile encore que mon oncle, +et il fallut rebattre a fond toute l'affaire entre eux. + +C'etait un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, +un teint clair, des cheveux chatains et de petits favoris roux. + +Ses manieres etaient langoureuses, son accent trainant, et tout en +eclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il +lui manquait cet air viril et decide qui percait a travers tout ce +qu'affectait mon parent. + +-- Comment? Georges, s'ecria mon oncle, je vous croyais avec votre +regiment? + +-- J'ai renvoye mes papiers, dit l'autre avec son accent trainant. + +-- Je me doutais que cela finirait ainsi. + +-- Oui, le dixieme avait recu l'ordre de partir pour Manchester et +on ne devait compter guere que je me rendrais en un tel endroit. +Enfin, j'ai trouve un major monstrueusement butor. + +-- Comment cela? + +-- Il supposait que j'etais au fait de cet absurde exercice, +Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose +dans l'esprit. Je n'eprouvais aucune difficulte a trouver ma place +a la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris +de puce et j'avais remarque que ma place etait juste devant lui. +Cela m'epargnait une infinite d'ennuis. Mais l'autre jour, quand +je vins a la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une +autre, sans pouvoir parvenir a decouvrir mon homme au gros nez. +Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je +l'apercois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement +mis devant lui. Il parait qu'il avait ete mis la pour garder la +place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je +n'entendais rien a mon metier. + +Mon oncle se mit a rire et Brummel a me regarder des pieds a la +tete, avec ses grands yeux d'homme difficile. + +-- Voila qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des +nuances tout a fait convenables pour un vetement. Mais un gilet a +fleurs aurait ete mieux. + +-- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacite. + +-- Mon cher Tregellis, vous etes infaillible en fait de cravates, +mais vous me permettrez d'avoir ma maniere de juger en fait de +gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques +fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection +dont il a besoin. + +Ils discuterent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de +nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de +moi, la tete penchee, le lorgnon fiche dans l'oeil. + +J'eprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre +d'accord au moyen d'un compromis. + +-- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ebranlat votre +confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit +Brummel avec un grand serieux. +Je lui promis qu'il n'en serait rien. + +-- Si vous etiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez a +mon gout, mais tel que vous voila, vous ferez fort bonne figure. +L'annee derniere, il vint a la ville un jeune cousin qu'on +recommandait a mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun +conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans +Saint-James street, vetu d'un habit de couleur tabac a priser qui +avait ete coupe par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. +Naturellement, je savais ce que je me devais a moi-meme. Je le +regardai de haut en bas. Cela suffit a mettre fin a ses projets de +reussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur +Stone? + +-- Du Sussex, monsieur. + +-- Du Sussex? Ah! c'est la que j'envoie blanchir mon linge. Il y a +une personne qui s'entend parfaitement a empeser et qui demeure +pres de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises a la fois. Quand +on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son +attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son +blanchissage. Mais je serais enormement ennuye s'il me fallait y +vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire? + +-- Vous ne chassez pas, Georges? + +-- Quand je chasse, c'est a la femme. Mais surement, Charles, vous +ne donnez pas dans les chiens. + +-- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier. + +-- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roule +Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai +avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit +trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et +il fut oblige de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement +peut-on trouver a courir de tous cotes au milieu d'une foule de +paysans crasseux qui galopent. Chacun son gout, mais avec une +fenetre chez Brooks le jour et un coin confortable a la table de +Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps +sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plume +Montague le brasseur? + +-- Je n'etais pas a la ville. + +-- Je lui ai gagne huit mille livres en une seance: "Desormais, +monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre biere." +"Toute la canaille de Londres en boit", m'a-t-il repondu. C'etait +une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent +pas perdre avec grace. Allons, je pars. Je vais payer a ce juif de +King quelques petits interets. Est-ce que vous allez de ce cote? +Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club +ou au Mail, sans doute? + +Et il s'en alla a petits pas a ses affaires. + +-- Ce jeune homme est destine a prendre ma place, dit gravement +mon oncle apres le depart de Brummel. Il est tres jeune, il n'a +pas d'ancetres et il s'est fraye la route par son aplomb +imperturbable, son gout naturel et l'extravagance de son langage. +Il n'a pas son pareil pour etre impertinent avec la plus parfaite +politesse. Avec son demi-sourire, sa facon de remonter les +sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces +matins. Deja on cite son opinion dans les clubs en concurrence +avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai +convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra +plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang +apres n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet +habillement marron et bleu vous pourrez penetrer partout. Donc, si +vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-a-vis +et je vous montrerai quelque peu la ville. +Comment decrire tout ce que nous vimes, tout ce que nous fimes +dans cette charmante journee de printemps? + +Pour moi, il me semblait que j'etais transporte dans un monde +feerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant +magicien en habit a large col et a longues basques qui m'en +faisait les honneurs. + +Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, +leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit +de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un +pas presse, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez +bouleverse le nid d'un coup de canne. + +Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangees infinies +de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles. + +Puis, nous descendimes par le Strand ou la cohue etait plus dense +encore. Nous franchimes enfin Temple Bar, penetrant ainsi dans la +Cite, bien que mon oncle me priat de n'en parler a personne: il ne +tenait pas a ce que cela fut su dans le public. + +La je vis la Bourse et la Banque et le cafe Lloyd avec ses +negociants en habits bruns, aux figures apres, les employes +toujours presses, les enormes chevaux et les voituriers actifs. + +C'etait un monde bien different de celui que nous avions quitte, +celui du West-End, le monde de l'energie et de la force, ou le +desoeuvre et l'inutile n'eussent pas trouve place. + +Malgre mon jeune age, je compris que la puissance de la Grande- +Bretagne etait la, dans cette foret de navires marchands, dans les +ballots que l'on montait par les fenetres des magasins, dans ces +chariots charges qui grondaient sur les paves de galets. +C'etait la, dans la cite de Londres, que se trouvait la racine +principale qui avait donne naissance a l'Empire, a sa fortune au +magnifique epanouissement. + +La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais +l'esprit d'entreprise que recele cet espace d'un mille ou deux en +carre ne saurait changer, car s'il se fletrit, tout ce qui en est +issu est condamne a se fletrir egalement. + +Nous lunchames chez Stephen, l'auberge a la mode, dans Bond +Street, ou je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle +qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue. + +De la nous allames au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez +Brookes ou etait le grand club whig, et enfin on retourna chez +Wattier ou se donnaient rendez-vous pour jouer les gens a la mode. + +Partout, je vis les memes types d'hommes a tournures raides, aux +petits gilets. + +Tous temoignaient la plus grande deference a mon oncle et, pour +lui etre agreable, m'accueillaient avec une bienveillante +tolerance. + +Les propos etaient toujours dans le genre de ceux que j'avais deja +entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la sante +du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui +paraissait prete a eclater de nouveau, des courses de chevaux et +du ring. + +Je m'apercus ainsi que l'excentricite etait la aussi a la mode, +comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous +regardent encore aujourd'hui comme une nation de toques, c'est +sans doute une tradition qui remonte a l'epoque ou les seuls +voyageurs qu'il leur arrivat de voir appartenaient a la classe +avec laquelle je me trouvais alors en contact. + +C'etait un age d'heroisme et de folie. + +D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appele au +premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'Etat +tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington. + +Nous etions grands par les armes et nous n'allions guere tarder a +l'etre dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps +les plus grandes puissances de l'Europe. + +D'autre part, un grain de folie reelle ou simulee etait un +passeport qui vous ouvrait les portes fermees devant la sagesse ou +la vertu. + +L'homme qui etait capable d'entrer dans un salon en marchant sur +les mains, l'homme qui s'etait lime les dents afin de siffler +comme un cocher, l'homme qui pensait toujours a haute voix de +facon a tenir toujours ses hotes dans un frisson d'apprehension, +tels etaient les gens qui arrivaient sans peine a se placer au +premier plan de la societe de Londres. + +Et il n'etait pas possible de tracer une distinction entre +l'heroisme et la folie, car bien peu de gens etaient capables +d'echapper entierement a la contagion de l'epoque. + +En un temps ou le Premier etait un grand buveur, le leader de +l'opposition un debauche, ou le prince de Galles reunissait ces +attributs, on aurait eu grand peine a trouver un homme dont le +caractere fut egalement irreprochable en public et dans sa vie +privee. + +En meme temps, cette epoque-la, avec tous ses vices, etait une +epoque d'energie et vous serez heureux si dans la votre le pays +produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et +Wellington. + +Ce soir-la, comme j'etais chez Wattier, aupres de mon oncle, sur +un de ces sieges capitonnes de velours rouge, l'on me montra un de +ces types singuliers dont la renommee et les excentricites ne sont +point encore oubliees du monde contemporain. + +La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses +lustres, etait bondee de ces citadins au sang vif, a la voix +bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas +blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux +a ressort sous le bras. + +-- Ce vieux gentleman a figure couperosee, aux jambes greles, me +dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait +un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le +comte Taafe, et il a envoye un message a cinquante milles de +distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en +mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause, +est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le +prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir +declare et retire la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le +capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en +matiere d'entrainement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles +en vingt et une heures. Vous n'avez qu'a regarder ses mollets pour +vous convaincre que la nature l'a fait expres pour cela. Il y a +ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet a fleurs qui est +debout pres du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage +de Jerusalem en long habit bleu, bottes a l'ecuyere et gants de +peau. + +-- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout etonne. +-- Parce que c'etait sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l'a +fait entrer dans la societe, ce qui vaut mieux que d'etre entre a +Jerusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez +aquilin. C'est l'homme qui se leve tous les jours a six heures du +soir et a la cave la mieux pourvue de tabac a priser de l'Europe. +C'est lui qui a ordonne a son domestique de mettre une demi- +douzaine de bouteilles de sherry a cote de son lit et de le +reveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est +capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter +avec un eveque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est +le general Scott qui vit de pain grille et d'eau et qui a gagne +deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord +Blandfort qui, l'autre jour, a paye dix-huit cents livres un +exemplaire de Boccace. Soir, Dudley. + +-- Soir, Tregellis. + +Un homme d'un certain age, a l'air hagard, s'etait arrete devant +nous et me toisait des pieds a la tete. + +-- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramasse a la campagne, +murmura-t-il. Il n'a pas une tournure a lui faire honneur. Quitte +la ville, Tregellis? + +-- Pendant quelques jours. + +-- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard +endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les +pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas a enrayer. + +Il hocha la tete et s'eloigna. + +-- Il ne faut pas prendre l'air mortifie, dit mon oncle en +souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser +tout haut. On s'en fachait souvent, mais on n'y fait plus +d'attention maintenant. Tenez, la semaine derniere, comme il +dinait chez Lord Elgin, il a prie la compagnie d'agreer ses +excuses pour la mauvaise qualite de la cuisine. Comme vous le +voyez, il se croyait a sa propre table. Cela lui donne une place a +part dans la societe. C'est a lord Harewood qu'il s'est cramponne +pour le moment. La particularite de Harewood, c'est de copier le +prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le +collet de son habit, croyant que la queue commencait a passer de +mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l'homme laid, +comme on le nommait a Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on +surnomme le numero onze en raison de la minceur de ses jambes. + +-- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je. + +-- Oui, il va venir nous trouver bientot. Ce jeune homme a +certainement de l'avenir. Remarquez-vous la facon dont il regarde +autour de lui, de dessous ses paupieres, comme si c'etait par +condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont +insupportables, mais quand elles sont poussees jusqu'aux derniers +extremes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges? + +-- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda +Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses +talons. Il s'est sauve avec la cuisiniere de son pere et l'a bel +et bien epousee. + +-- Qu'a fait Lord Merton? + +-- Il les a felicites chaleureusement et a reconnu qu'il avait +toujours meconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune +couple et consent a une forte pension, a la condition que la +mariee continue a exercer sa profession. A propos, Tregellis, il +court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier? + +-- Je ne crois pas, repondit mon oncle. Ce serait une faute que +d'accabler une seule personne sous des attentions que tant +d'autres seraient enchantees de se partager. + +-- Ma facon de voir absolument, et exprimee de la maniere la plus +heureuse! s'ecria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de +coeurs pour donner a un seul l'ivresse du ravissement? Je pars la +semaine prochaine pour le continent. + +-- Les recors, demanda un de ses voisins. + +-- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner +l'agrement et l'instruction. En outre, il est necessaire d'aller a +Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour +qu'une nouvelle guerre eclate, il serait bon de s'en assurer une +provision. + +-- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir a +coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. +Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. +En 93, quand la guerre a eclate, j'en ai ete prive pendant neuf +ans. Si je n'avais pas loue un lougre tout expres pour en +introduire en contrebande, j'aurais peut-etre ete reduit a notre +cuir tanne d'Angleterre. + +-- Les Anglais sont superieurs pour fabriquer un fer a repasser ou +un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de delicatesse est +hors de leur portee. + +-- Nos tailleurs sont bons, s'ecria mon oncle, mais nos etoffes +laissent a desirer par le gout et la variete. La guerre nous a +rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. +Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former +l'intelligence. L'annee derniere, par exemple, je suis tombe sur +de nouvelles etoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, a +Venise. C'etait jaune avec les plus jolis chatoiements rouges +qu'on put trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais +pas voyage? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela +fit fureur. + +-- Le prince s'en eprit aussi. + +-- Oui, en general, il se conforme a ma direction. L'annee +derniere, nous etions habilles d'une facon si semblable qu'on nous +prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis la n'est pas a +mon avantage, mais c'etait ainsi. Il se plaint souvent que les +memes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je +faire la reponse qui se presente d'elle-meme? A propos, Georges, +je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres. + +-- Oui, j'y etais et j'y suis reste environ un quart d'heure. Je +suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis +pas alle plus loin que l'entree, car une preference injuste donne +lieu a de la jalousie. + +-- J'y suis alle des la premiere heure, dit mon oncle, car j'avais +entendu dire qu'il y aurait des debutantes fort passables. Je suis +toujours enchante quand je trouve l'occasion de faire un +compliment a quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est +arrivee, mais rarement, car j'ai un ideal que je maintiens bien +haut. + +C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers. + +Pour moi, en les regardant tour a tour, je ne pouvais m'imaginer +pourquoi ils n'eclataient pas de rire au nez l'un de l'autre. + +Bien loin de la, leur conversation etait fort grave et semee d'un +nombre infini de petites reverences. A chaque instant, ils +ouvraient et fermaient leurs tabatieres, deployaient des mouchoirs +brodes. +Un veritable rassemblement s'etait forme autour d'eux et je +m'apercus fort bien que cette conversation avait ete consideree +comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des +arbitres se disputant l'empire de la mode. + +Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui +de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir +son devant de chemise en batiste a dentelles et agitait ses +manchettes, comme s'il etait satisfait de la figure qu'il avait +faite dans la partie. + +Quarante-sept ans se sont ecoules, depuis que j'ecoutais ce cercle +de dandys; et maintenant ou sont leurs petits chapeaux, leurs +gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eut pu +faire son noeud de cravate. + +Ils menaient d'etranges existences ces gens-la, et ils moururent +d'etrange facon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres +dans la misere, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres +enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, a +l'etranger, dans une maison de fous. + +-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous +passames par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet. + +J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangee de petites tables +couvertes de serge verte, autour desquelles etaient assis de +petits groupes. + +A un bout, il y avait une table plus longue d'ou partait un +murmure continuel de voix. + +-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, +a moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir +Lothian, j'espere que la chance est de votre cote? +Un homme de haute taille, mince, a figure dure et severe, s'etait +avance de quelques pas hors de la piece. + +Sous ses sourcils touffus, petillaient deux yeux, vifs, gris, +fureteurs. + +Ses traits grossiers etaient profondement creuses aux joues et aux +tempes comme du silex ronge par l'eau. + +Il etait entierement vetu de noir et je remarquai qu'il avait un +balancement des epaules comme s'il avait bu. + +-- Perdu comme un demon, dit-il d'un ton saccade. + +-- Aux des? + +-- Non, au whist. + +-- Vous n'avez pas du etre fortement atteint a ce jeu-la? + +-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent +livres la levee et mille le point, et perdant cinq heures de +suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Mon oncle fut evidemment frappe de l'air hagard qu'avait la +physionomie de l'autre homme. + +-- J'espere que vous n'en etes pas trop mal en point. + +-- Assez mal. Je n'aime pas trop a parler de cela. A propos, +Tregellis, avez-vous trouve deja votre homme pour cette lutte? + +-- Non. +-- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous +savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en +venez pas au fait. + +-- Si vous fixez une date, j'amenerai mon homme, Sir Lothian, dit +mon oncle avec froideur. + +-- Mettons quatre semaines a partir d'aujourd'hui, si cela vous +convient. + +-- Parfaitement, le 18 mai. + +-- J'espere que d'ici ce jour-la, j'aurai change de nom. + +-- Comment cela? demanda mon oncle etonne. + +-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon. + +-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle +d'une voix ou je remarquai un tremblement. + +-- J'ai envoye mon agent a Montevideo. Il croit avoir la preuve +que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer +que parce qu'un assassin se derobe a la justice... + +-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-la, Sir Lothian, dit +mon oncle d'un ton sec. + +-- Vous etiez la aussi bien que moi: Vous savez qu'il etait le +meurtrier. + +-- Je vous repete que vous ne le direz pas. + +Les petits yeux gris et mechants de sir Lothian durent s'abaisser +devant la colere imperieuse qui brillait dans ceux de mon oncle. + +-- Eh bien! Meme en laissant cela de cote, il est monstrueux que +le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. +Je suis l'heritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes +droits. + +-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit +mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminue mon +affection pour lui et tant que son sort n'aura pas ete etabli +d'une maniere certaine, je ferai tout mon possible pour que ses +droits a lui soient egalement respectes. + +-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et +d'avoir l'echine brisee, repondit sir Lothian. + +Et alors, changeant subitement de manieres, il posa la main sur la +manche de mon oncle: + +-- Allons, allons, Tregellis! J'etais son ami autant que vous, +dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu +tard, aujourd'hui, pour nous chamailler a ce propos. Votre +invitation reste fixee a vendredi soir? + +-- Certainement. + +-- J'amenerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons +definitivement les conditions de notre petit pari. + +-- Tres bien, sir Lothian. J'espere vous voir. + +Ils se saluerent. +Mon oncle s'arreta un instant a le suivre des yeux pendant qu'il +se melait a la foule. + +-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur +tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux. + + +X -- LES HOMMES DU RING + + +Ce fut a la fin de ma premiere semaine passee a Londres, que mon +oncle donna un souper a la Fantaisie, comme c'etait l'habitude des +gentlemen de cette epoque, qui voulaient faire figure dans ce +public comme Corinthiens et patrons de sport. + +Il avait invite non seulement les principaux champions de +l'epoque, mais encore les personnages a la mode qui +s'interessaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and +Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir +Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres. + +Le bruit s'etait deja repandu dans les clubs que le prince serait +present et l'on recherchait avec ardeur les invitations. + +La _Voiture et les Chevaux_ etait une maison bien connue des gens +de sport. + +Elle avait pour proprietaire un ancien professionnel, pugiliste de +valeur. + +L'amenagement en etait primitif autant qu'il le fallait pour +satisfaire le bohemien le plus accompli. + +Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, +voulait que les gens, blases sur le luxe et la haute vie, eussent +l'air de trouver un plaisir piquant a descendre jusqu'aux degres +les plus bas de l'echelle sociale. + +Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et +de Haymarket reunissaient-ils souvent sous leurs voutes enfumees +une illustre compagnie. + +C'etait pour ces gens-la un changement que de tourner le dos a la +cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour +aller diner dans une maison ou se reunissaient des +commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire +descendre au moyen d'une pinte d'ale bue a la cruche d'etain. + +Une foule grossiere s'etait amassee dans la rue pour voir entrer +les champions. + +Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la +traversions. + +A l'interieur etait une piece tendue de rideaux d'un rouge +d'etain, au sol sable, aux murs garnis de gravures representant +des scenes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux +taches brunes, produites par les liqueurs, etaient disposees ca et +la. + +Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards a l'aspect +formidable etaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait +l'air le plus brutal, y etait perche balancant les jambes. Devant +eux etait un plateau charge de petits verres et de pots d'etain. + +-- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporte un +peu d'ale, de delie-langues, dit a demi-voix l'hotelier. J'espere +que vous n'y trouverez pas d'inconvenient. + +-- Vous avez tres bien fait, Bob. Comment ca va-t-il, vous tous? +Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis +enchante de vous voir. + +Les champions se leverent et oterent leur chapeau a l'exception de +l'individu assis sur la table qui continua a balancer ses jambes +et a regarder tres froidement et bien en face mon oncle. + +-- Comment ca va, Berks? + +-- Pas trop mal et vous? + +-- Dites: monsieur, quand vous parlez a un m'sieur, dit Belcher et +aussitot, donnant une brusque secousse a la table, il lanca Berks +presque entre les bras de mon oncle. + +-- He Jem, pas de ca! dit Berks d'un ton bourru. + +-- Je vous apprendrai les bonnes manieres, Joe, puisque votre pere +a oublie de le faire. Vous n'etes pas ici pour boire du tord- +boyaux dans un sale taudis, mais vous etes en presence de nobles +personnes, de Corinthiens a la derniere mode, et vous devez vous +regler sur leurs facons. + +-- J'ai ete considere toujours comme une maniere de noble +personne, moi-meme, dit Berks la langue epaisse, mais si par +hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas... + +-- Voyons, la, Berks, c'est tres bien, s'ecria mon oncle, qui +avait a coeur d'arranger les choses et de couper court a toute +querelle au debut de la soiree. Voici d'autres de nos amis. +Comment ca va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien! +Jackson, vous paraissez avoir gagne immensement. Bonsoir, Lade, +j'espere que Lady Lade ne s'est pas trouvee trop mal de notre +charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air +aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par- +dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous +trouverez ici quelques vieux amis. + +Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se +pressaient dans la piece, j'avais entrevu la carrure solide et la +face epanouie du champion Harrison. + +Sa vue me fit l'effet d'une bouffee d'air de la dune du Sud qui +avait penetre jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant +l'huile, et je courus pour lui serrer la main. + +-- Ah! maitre Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, +comme je le suppose? Vous etes si change qu'on ne vous +reconnaitrait pas. J'ai bien de la peine a croire que c'est +veritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand +le petit Jim et moi nous etions a l'enclume. Eh! comme vous voila +beau, pour sur! + +-- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je +avec empressement. + +-- Votre pere est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, +et il me dit que la guerre va eclater de nouveau, et qu'il espere +vous voir a Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici +pour visiter Lord Nelson et se mettre en quete d'un vaisseau. +Votre mere se porte bien. Je l'ai vue dimanche a l'eglise. + +-- Et Petit Jim? + +La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit. + +-- Il s'etait mis serieusement en tete de venir ici, ce soir, mais +j'avais des raisons pour ne pas le desirer, de sorte qu'il y a un +nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pese, maitre +Rodney. Entre nous, j'ai de tres bonnes raisons pour desirer qu'il +reste avec moi et je suis sur qu'avec sa fierte de caractere et +ses idees, il n'arriverait jamais a retrouver son equilibre une +fois qu'il aurait goute de Londres. Je l'ai laisse la-bas, avec +une besogne suffisante pour le tenir occupe jusqu'a mon retour +pres de lui. + +Un homme de haute taille, de proportions superbes et tres +elegamment vetu, s'avancait vers nous. + +Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main a mon +interlocuteur. + +-- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie resurrection. D'ou venez- +vous? + +-- Enchante de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air +aussi jeune et aussi solide que jamais. + +-- Mais oui, merci, j'ai depose la ceinture le jour ou je n'ai +plus trouve personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis +a donner des lecons. + +-- Et moi j'exerce le metier de forgeron, par la-bas, dans le +Sussex. + +-- Je me suis souvent demande pourquoi vous n'avez pas guigne ma +ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme a homme, je suis +tres content que vous ne l'ayez pas fait. + +-- Eh bien! C'est tres beau de votre part de parler ainsi, +Jackson. Je l'aurais peut-etre essaye, mais la bonne femme s'y est +opposee. Elle a ete une excellente epouse pour moi, et je n'ai pas +un mot a dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isole, car +tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps. + +-- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en +palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure etoile +dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fete que +de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous +que je vous engage contre eux? + +Les yeux d'Harrison etincelerent a cette idee, mais il secoua la +tete. + +-- C'est inutile, Jackson, j'ai promis a ma vieille. Voila +Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard a belle tournure, a +l'habit si voyant. + +-- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau. + +-- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est pres de +lui? Il m'a l'air d'un solide gars. + +-- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le +Crabe. + +Harrison le considera avec interet. + +-- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, +n'est-ce pas? + +-- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman a figure maigre que l'on +voit la-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. +Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, a ce +qu'il parait. Jem Belcher s'attend a de beaux exploits de la part +de Wilson le Crabe. Voici Tom le frere de Belcher. Il cherche +aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les +gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'etais en train de +parler de votre frere, Jem. + +-- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'etait approche. +Pour le moment, il se joue plutot qu'il ne se bat, mais quand il +aura jete sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux +qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant +de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en +avons recu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter +a vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientot dans leur +pays de l'Ouest. + +-- Voici le Prince, dit Jackson, a un bourdonnement confus qui +vint de la porte. + +Je vis Georges s'avancer a grands fracas avec un sourire +bienveillant sur sa face pleine de bonhomie. + +Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques +Corinthiens pour les lui presenter. + +-- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher a Jackson. Berks +boit du gin a meme la cruche et vous savez quel cochon ca fait +quand il est saoul. + +-- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des +autres boxeurs. Quand il est a jeun on ne peut pas dire qu'il est +un charmeur, mais quand il est charge, il n'y a plus moyen de le +supporter. + +Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait +preuve, avait ete choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui +concernait le corps des boxeurs, qui le designait habituellement +sous le nom de commandant en chef. + +Lui et Belcher s'approcherent de la table sur laquelle Berks +s'etait perche. + +Le coquin avait deja la figure allumee, les yeux lourds et +injectes. +-- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince +est ici et... + +-- Je ne l'ai pas encore apercu, dit Berks quittant la table en +chancelant. Ou est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait +tres fier de le secouer par la main. + +-- Non, pas de ca, Joe, dit Jackson en posant la main sur la +poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage +dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir a votre place. Sinon +nous vous mettrons a un endroit ou vous ferez autant de bruit +qu'il vous plaira. + +-- Ou est-il cet endroit, patron? + +-- Dans la rue, par la fenetre. Nous entendons avoir une soiree +tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, +si vous pretendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel. + +-- Doucement, patron, grogna Berks, surement j'ai toujours eu la +reputation de me conduire comme il faut. + +-- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tachez de vous +conduire comme si vous l'etiez. Mais voici que notre souper est +pret. Le Prince et Lord Sele font leur entree. Deux a deux, mes +gars, et n'oubliez pas dans quelle societe vous etes. + +Le repas fut servi dans une grande salle ou le drapeau de la +Grande-Bretagne et des devises en grand nombre decoraient les +murs. + +Les tables etaient arrangees de facon a former les trois cotes +d'un carre. + +Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince +a sa droite, Lord Sele a sa gauche. Il avait eu la sage precaution +de repartir les places a l'avance, de maniere a repartir les +gentlemen parmi les professionnels et a eviter le danger de mettre +cote a cote deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui +avait ete recemment vaincu, a cote de son vainqueur. + +Quant a moi, j'avais d'un cote le champion Harrison et de l'autre +un gros gaillard a figure epanouie qui m'apprit qu'il se nommait +Bill War, qu'il etait proprietaire d'un public house a l'Unique +Tonne dans Jermyn Street, et qu'il etait un des plus rudes +champions de la liste. + +-- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ca me pousse +sur le corps avec une rapidite surprenante. Je devrais me battre a +treize stone huit onces et je suis arrive au poids de dix-sept. Ce +sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste +derriere le comptoir toute la journee et pas moyen de refuser une +tournee de peur de facher un client. Voila qui a perdu plus d'un +champion avant moi. + +-- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis +fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze +ans. + +-- Chez nous, les uns se mettent a un metier, les autres a un +autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour +leur compte. + +-- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau +milieu d'une tempete de neige par la-bas, du cote de Navestock. Il +conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est +garcon de cafe a present. Dick Humphries... il est marchand de +charbon, il a toujours tenu a etre distingue. Georges Ingleston +est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit a la campagne, +il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des +jeunes Corinthiens et des etourneaux de bonne famille toujours +devant vous a vous provoquer en face. + +C'etait bien le dernier inconvenient auquel, selon moi, fut expose +un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs +gaillards a figures bovines, qui etaient de l'autre cote de la +table, approuverent de la tete. + +-- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que +moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voila qui entrent dans +mon bar, echauffes par le vin. "C'est vous qui etes Tom Owen, le +boxeur, que dit l'un d'eux" "A votre service, Monsieur, que je +reponds." "Eh bien, attrapez ca," dit-il, et voila une bourrade +sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, +a travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils +peuvent aller brailler partout qu'ils ont tape sur Tom Owen. + +-- Est-ce que vous ne leur debouchez pas quelques fioles en +recompense? demanda Harrison. + +-- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: "A present, +Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas +pour l'amour de l'art, pas plus qu'un medecin ne vous drogue pour +rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches +de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maitre, et je vous +promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous +aller sortir d'ici, vous faire gorger a l'oeil par un champion de +poids moyen." + +-- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. +S'ils mettent une guinee sur le comptoir -- ils n'y manquent pas +quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir +une guinee et je ramasse l'argent. + +-- Mais s'ils ne le font pas. +-- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre +un fidele sujet de Sa Majeste, le nomme William War. Je les traine +devant le magistrat le lendemain. Ca leur coute huit jours ou +vingt shillings. + +Pendant ce temps, le souper avancait a grand train. + +C'etait un de ces repas solides et peu compliques qui etaient a la +mode au temps de nos grands-peres et cela vous expliquera, a +certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces +parents-la. + +De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues +fumees, des pates de veau et de jambon, des dindons, des poulets, +des oies, toutes les sortes de legumes, un defile de sherrys +ardents, de grosses ales, tel etait le fond principal du festin. + +C'etait la meme viande et la meme cuisine devant laquelle auraient +pu s'attabler, quatorze siecles auparavant, leurs ancetres +norvegiens et germains. + +Et a vrai dire, comme je contemplais a travers la vapeur des plats +ces rangees de trognes farouches et grossieres, ces larges +epaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu +croire que j'assistais a une de ces plantureuses bombances de +jadis, ou les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'a l'os, +puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes a la tete de +leurs captifs. + +Ca et la, la figure plus pale et les traits aquilins d'un +Corinthien rappelaient de plus pres le type normand, mais en +grande majorite ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, +faces d'hommes pour qui la vie etait une bataille, evoquaient la +sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que +devaient etre ces farouches pirates, ces corsaires qui nous +portaient dans leurs flancs. +Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un a un, chacun +des hommes que j'avais en face de moi, il m'etait aise de voir que +les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas ete +les seuls maitres du terrain, mais que d'autres races s'etaient +montrees capables de produire des combattants dignes de se mesurer +avec les plus forts. + +Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fut +comparable a Jackson ou a Belcher, pour la beaute des proportions +et la bravoure. Le premier etait remarquable par la structure +magnifique, l'etroitesse de sa taille, la largeur herculeenne de +ses epaules. Le second avait la grace d'une antique statue +grecque, une tete dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la +beaute. Il avait dans les reins, les membres, l'epaule, cette +longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilite, +l'activite de la panthere. + +Deja, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa +physionomie comme une ombre tragique. + +Je pressentais en quelque sorte l'evenement qui devait arriver +quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui +fit perdre pour toujours la vue d'un cote. + +Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre +sans lutte. + +Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le detail de ce combat ou le +vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'etat de +juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes +contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans +l'amertume de sa defaite, on l'entendit exprimer son chagrin au +sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune. + +Si a cette lecture, vous n'etes pas emu, c'est qu'il doit manquer +en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme. + +Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de +tenir tete a Jackson ou a Jem Belcher, il y en avait d'autres +d'une race, d'un type differents, possedant des qualites qui +faisaient d'eux de dangereux boxeurs. + +Un peu plus loin dans la piece, j'apercus la face noire et la tete +crepue de Bill Richmond portant la livree rouge et or de valet de +pied. + +Il etait destine a etre le predecesseur des Molineaux, des Sutton, +de toute cette serie de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette +vigueur de muscle, de cette insensibilite a la douleur qui +caracterisent l'Africain et lui assurent un avantage tout +particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier +d'avoir ete le premier Americain de naissance qui eut conquis des +lauriers sur le ring anglais. + +Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui +venait alors de quitter la vie active. + +Il laissait derriere lui une reputation d'elegance, de science +accomplie qui depuis lors, jusqu'a ce jour, n'a point ete +surpassee. + +La seule critique qu'on put lui faire etait de ne pas frapper avec +assez de force. C'etait certes un reproche qu'on n'eut point +adresse a son voisin, dont la figure allongee, le nez aquilin, les +yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait a +la meme vieille race. + +Celui-la, c'etait le formidable Sam, le Hollandais qui se battait +au poids de neuf stone six onces, mais neanmoins, possedait une +telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs +consentaient a le patronner contre le champion de quatorze stone, +a la condition qu'ils fussent tous deux lies a cheval sur un banc. + +Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint bleme +prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de +Whitechapel s'etaient adonnes a ce sport de leur pays adoptif et +qu'en cette carriere, comme en d'autres plus serieuses de +l'activite humaine, ils etaient capables de se mesurer avec les +plus forts. + +Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement a me +faire connaitre ces celebrites, dont la reputation avait retenti +dans nos plus petits villages du Sussex. + +-- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui +qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite ete presque +tue par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout pres +de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent apres lui sont +aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous +trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, +mais ils sont terriblement traitres. Ce petit gaillard a figure +narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle +l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne +pese que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un geant. +Il n'a jamais ete battu, et il n'y a personne, ayant son poids a +un stone pres, qui soit capable de le battre, excepte le seul Sam +le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la meme couvee, +un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce +personnage a l'air comme il faut, et qui mange avec une +fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, a cela pres +que la bosse de son nez n'est pas tout a fait a sa place, c'est +Dick Humphries, le meme qui etait le Coq des poids moyens jusqu'au +jour ou Mendoza vint lui couper la crete. Vous voyez cet autre a +la tete grisonnante et des cicatrices sur la figure? + +-- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'ecria +Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de +War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il etait +en pleine vigueur, il n'y avait guere de boxeurs en Angleterre qui +fussent capables de lui tenir tete. + +-- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se +presenterent, lorsque les trois champions de Birminghan porterent +un defi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours +vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passes quand il +defia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez +d'endurance pour venir a bout de bien des jeunes. Il est +preferable de rendre des points en poids qu'en annees. + +-- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre cote de la table +une voix chevrotante. Oui, mes maitres, les jeunes auront leur +compte. + +L'homme, qui venait de parler, etait le personnage le plus +extraordinaire qu'il y eut dans cette salle ou s'en trouvaient de +si extraordinaires. + +Il etait vieux, tres vieux, si vieux meme qu'il echappait a toute +comparaison et personne n'eut ete en etat de dire son age, d'apres +sa peau momifiee et ses yeux de poisson. + +Quelques rares cheveux gris etaient epars sur son crane jauni. +Quant a ses traits, ils avaient a peine quelque chose d'humain, +tant ils etaient deformes, car les rides profondes et les poches +flasques de l'extreme vieillesse etaient venues s'ajouter sur une +figure qui avait toujours ete d'une laideur grossiere et que bien +des coups avaient acheve de petrir et d'ecraser. + +Des le commencement du repas, j'avais remarque cet etre-la, qui +appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y +trouver un soutien necessaire, et qui epluchait, d'une main +tremblante, les mets places devant lui. + +Mais, peu a peu, comme ses voisins le faisaient boire +copieusement, ses epaules reprirent de leur carrure. Son dos se +raidit, ses yeux s'allumerent, et il regarda autour de lui, +d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment +il etait venu la, puis avec une expression d'interet veritablement +croissant. + +Il ecoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les +conversations de ceux qui l'entouraient. + +-- C'est le vieux Buckhorse, dit a demi-voix le champion Harrison. +Il etait exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai +pour la premiere fois dans le ring. Il y eut un temps ou il etait +la terreur de Londres. + +-- Oui, il l'etait, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- +cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter a +terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, +pour une demi-couronne. Il n'avait pas a menager sa figure, voyez- +vous, car il a toujours ete l'homme le plus laid d'Angleterre. +Mais voila bien pres de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille +et il a fallu lui flanquer plus d'une raclee pour lui faire +comprendre enfin que la force le quittait. + +-- La jeunesse aura son compte, mes maitres, ronronnait le vieux +en secouant pitoyablement la tete. + +-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une +goutte de tord-boyaux a ce vieux Buckhorse. Rechauffez-lui le +coeur. + +Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridee. Cela produisit +sur lui un effet extraordinaire. + +Une lueur brilla dans chacun de ses yeux eteints. + +Une legere rougeur se montra sur ses joues cireuses. + +Ouvrant sa bouche edentee, il lanca soudain un son tout +particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical. + +De rauques eclats de rire de toute la compagnie y repondirent. Des +figures allumees se pencherent en avant les unes des autres pour +apercevoir le veteran. + +-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite. + +-- Riez si vous voulez, mes maitres, s'ecria-t-il dans son jargon +de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnees de +veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes +griffes qui ont cogne sur la boule de Figg et sur celle de Jack +Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux +qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos peres +fussent capables de manger leur soupe. + +La compagnie se remit a rire et a encourager le veteran, par des +cris ou l'intonation railleuse n'etait pas depourvue de sympathie. + +-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur +comment les petits s'y prenaient de votre temps. + +Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus +dedaigneux. + +-- Eh! d'apres ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et +chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire +partir une mouche posee sur de la viande. Vous auriez fait de tres +bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous +etes trompes de chemin, quand vous etes entres dans le ring. + +-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix +enrouee. + +-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'epargner au bourreau +la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'etait pas +presente. + +-- Ca se peut bien, patron, dit le coquin a moitie ivre, qui se +redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne +pas a un m'sieu comme il faut... + +-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si imperieux que +l'individu retomba sur sa chaise. + +-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pepia le +vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de +Cumberland qu'il se chargeait de demolir la garde du roi de +Prusse, a raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de +l'annee, jusqu'a ce qu'il fut venu a bout de tout le regiment, et +le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel +d'entre vous aurait ete capable de se remettre d'aplomb apres le +coup de torchon que donna le gondolier italien a Bob Wittaker? + +-- Qu'est-ce que c'etait, Buckhorse? crierent plusieurs voix. + +-- Il vint ici d'un pays etranger, et il etait si large qu'il se +mettait de profil pour passer par une porte. Il y etait force sur +ma parole, et il etait si fort que partout ou il cognait, il +fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut casse deux ou +trois machoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en +mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mele. Il +envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: "Il y a +un petit qui casse un os a chaque fois qu'il touche et ca fait peu +d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui +avoir flanque une rossee." Comme ca Figg se leve et il dit: "Je ne +sais pas, mon maitre. Il peut bien casser la gueule a n'importe +qui des gens de son pays, mais je lui amenerai un gars de Londres +a qui il ne cassera pas la machoire quand meme il se servirait +d'un marteau pilon." J'etais avec Figg au cafe Slaughter, qui +existait alors, quand il a dit ca au gentilhomme du roi: et j'y +vais, oui, j'y vais. + +Apres ces mots, il lanca de nouveau ce cri singulier qui +ressemblait a un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les +boxeurs se mirent de nouveau a rire et a l'applaudir. + +-- Son Altesse... c'est-a-dire le comte de Chester... serait +charme d'entendre jusqu'au bout votre recit Buckhorse, dit mon +oncle a qui le prince venait de parler a voix basse. + +-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, +tout le monde se rassembla dans l'amphitheatre de Figg, le meme +qui se trouvait a Tottenham Court. Bob Wittaker etait la, et ce +grand bandit de gondolier italien y etait aussi. Il y avait +egalement la tout le beau monde. Ils etaient plus de vingt mille +entasses qu'on aurait cru a voir leurs tetes, comme des pommes de +terre dans un tonneau faisant des rangees sur les bancs tout +autour. Et Jack Figg etait la en personne pour veiller a ce qu'on +jouat franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'etranger. +Tout le peuple etait entasse en cercle, sauf qu'a un endroit il y +avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent +aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il etait en +charpente, comme c'etait la coutume alors, et eleve d'une hauteur +d'homme par-dessus la tete des gens. Bon! quand Bob eut ete mis en +face de ce geant italien, je lui dis: "Bob! donnez-lui un bon coup +dans les soufflets", parce que j'avais bien vu qu'il etait aussi +enfle qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il +s'avance vers l'etranger, il recoit un rude coup sur la boule. +J'entendis le bruit sourd que ca fit et j'entendis passer quelque +chose tout pres de moi, mais quand je regardai, l'Italien etait en +train de se tater les muscles au milieu de la scene, mais quant a +Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'etait jamais +venu la. + +L'auditoire etait suspendu aux levres du vieux boxeur. + +-- Eh bien! crierent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse! +Est-ce qu'il l'avait avale, quoi enfin? + +-- Eh bien, mes garcons, voila justement ce que je me demandais +quand tout a coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, +au milieu du public, a une bonne distance de la. Je reconnus les +jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec +des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'etait sa couleur. Alors, +on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on +l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eut jamais +manque. Tout d'abord il etait si ebloui qu'il ne savait pas s'il +etait a l'eglise ou dans la prison du Maquignon, mais quand je +l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint a lui. "Nous +allons nous y remettre, Buck" qu'il dit. "Il vous a marque" dis- +je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors +l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de +cote et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force +que Dieu lui avait donnee. + +-- Eh bien? Eh bien? + +-- Eh bien! L'Italien avait recu ca en plein sur la gorge et ca le +fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se +redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter +Gloria! Alleluia! de cette force-la. Et voila que d'un bond, il +saute a bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la +vitesse de ses pattes. Tout le public se leve et part avec lui +aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil +etait plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs +comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui +fimes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis +dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa +qu'au bureau d'embarquement ou il s'informait a quelle heure avait +lieu le premier depart pour l'etranger. + +Les rires redoublerent, on fit tinter les verres sur la table, +quand le vieux Buckhorse eut acheve son histoire. + +Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garcon qui +s'approcha et glissa l'objet dans la main du veteran. Il cracha +dessus avant de le fourrer dans sa poche. + +Pendant ce temps-la, la table avait ete desservie. Elle etait +maintenant parsemee de bouteilles et de verres, et l'on +distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac. + +Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude +noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le +Prince fut des premiers, donnerent l'exemple en allumant leurs +pipes. + +Toute contrainte avait disparu. + +Les boxeurs professionnels, allumes par le vin, s'interpellaient +bruyamment d'un bout a l'autre des tables en envoyant a grands +cris leurs souhaits de bienvenue a leurs amis qui se trouvaient a +l'autre bout de la piece. + +Les amateurs, se mettant a l'unisson de la compagnie, n'etaient +guere moins bruyants et, discutant a haute voix les merites des +uns et des autres, critiquaient a la face des professionnels leur +maniere de se battre et faisaient des paris sur les rencontres +futures. + +Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappe d'un air +autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la +parole. + +Tel qu'il etait debout, sa figure pale et calme, le corps si bien +pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour +lui, car avec toute son elegance, il paraissait posseder un empire +inconteste sur ces farouches gaillards. + +On eut dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une +meute qui bondit et aboie. + +Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons +sportsmen reunis, et reconnut l'honneur qui avait ete fait tant a +ses invites qu'a lui-meme, par la presence, ce soir-la, d'une +illustre personnalite qu'il devait mentionner sous le nom de comte +de Chester. + +Il etait fache que la saison ne lui eut pas permis de servir du +gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau +gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence. + +Applaudissements et rires. + +Selon lui, le sport du ring avait contribue a developper ce mepris +de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribue au +salut du pays dans les temps passes et qui allait redevenir +necessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu. + +Si un ennemi debarquait sur nos rivages, alors, avec notre armee +si peu nombreuse, nous serions dans la necessite de compter sur la +bravoure naturelle a la race, bravoure pliee a la perseverance par +la vue et la pratique des sports virils. +En temps de paix egalement, les regles du ring avaient ete utiles, +en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce +qu'elles rendaient l'opinion publique hostile a l'usage du couteau +ou des coups de bottes si repandu a l'etranger. + +Il concluait en demandant que l'on but au succes de la Fantaisie, +en associant a ce toast le nom de John Jackson, le digne +representant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans +la boxe anglaise. + +Jackson ayant repondu avec une promptitude et un a-propos +qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva +encore une fois. + +-- Nous sommes reunis, ce soir, dit-il, non seulement pour +celebrer les gloires passees du ring professionnel, mais encore +pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aise, +maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupes sous ce +toit, de regler quelques accords. J'en ai moi-meme donne l'exemple +en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont +vous etre communiquees par ce gentleman. + +Sir Lothian se leva, un papier a la main. + +-- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les +conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne +s'est jamais battu pour un prix, s'engage a une rencontre qui aura +lieu le 18 mai de la presente annee avec tout homme, quel que soit +son poids, qui aura ete choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix +de Sir Charles Tregellis est limite a un homme au-dessous de vingt +ans ou au-dessus de trente-cinq de maniere a exclure Belcher et +les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont +de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront +payees par le gagnant a son homme. Qui se dedira, paiera. +C'etait chose curieuse que de voir avec quelle gravite tous ces +gens-la, boxeurs et amateurs, penchaient la tete et jugeaient les +conditions du match. + +-- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est age de +vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais dispute de prix dans un +combat regulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru +pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions. + +-- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher. + +-- C'est precisement pour ce motif, Sir John, que je mise a deux +contre un en sa faveur. + +-- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille +et le poids de Wilson? + +-- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone +dix. + +-- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour +n'importe quel bipede, dit Jackson au milieu des murmures +approbateurs des professionnels. + +-- Lisez les regles du combat, Sir Lothian. + +-- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, a dix heures du matin, +dans un endroit qui sera fixe posterieurement. Le ring sera un +carre de vingt pieds de cote. Ni l'un ni l'autre des combattants +ne se retirera a moins d'un coup decisif reconnu pour tel par les +arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis +sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour +les departager. Cela est-il conforme a vos desirs, Sir Charles? + +Mon oncle acquiesca d'un signe de tete. + +-- Avez-vous quelque chose a dire, Wilson? + +Le jeune pugiliste, qui etait d'une structure singuliere dans sa +maigreur efflanquee, avec une figure accidentee, osseuse, passa +ses doigts dans sa chevelure coupee court. + +-- Si ca vous plait, monsieur, dit-il avec le leger zezaiement des +campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de cote, c'est un +peu etroit pour un homme de treize stone. + +Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels. + +-- Combien vous faudrait-il, Wilson? + +-- Vingt-quatre, Sir Lothian. + +-- Avez-vous quelque objection, Sir Charles? + +-- Aucune. + +-- Avez-vous encore quelque chose a demander, Wilson? + +-- Si ca vous plait, monsieur, je ne serais pas fache de savoir +avec qui je vais me battre. + +-- A ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement designe +votre champion, Sir Charles. + +-- J'ai l'intention de ne le faire que le matin meme du combat. Je +crois que le texte meme de notre pari me reconnait ce droit. + +-- Certainement, vous pouvez en faire usage. + +-- C'est mon intention et je serais immensement oblige envers Mr +Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le depot des enjeux. + +Ce gentleman s'etant empresse de donner son consentement, toutes +les formalites que comportaient ces modestes tournois furent +accomplies. + +Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, etant echauffes par le +vin, echangeaient des regards de colere d'un bord a l'autre des +tables. + +La lumiere penetrant a travers les spirales grises de la fumee du +tabac eclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les +faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'etait +jadis elevee pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte +deloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte a +Hornchurch, se ranima de nouveau. + +Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se +battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir +que Mendoza avait ete vaincu loyalement. + +Joe Berks, qui etait devenu de plus en plus bruyant et agressif a +mesure que la soiree s'avancait, tenta de monter sur la table, en +proferant d'horribles blasphemes, pour en venir aux mains avec un +vieux Juif nomme Yussef le batailleur, qui s'etait lance a corps +perdu dans la discussion. + +Il n'en eut pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminat +par une bataille generale et acharnee et ce ne fut que grace aux +efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes +plus froids, plus rassis, que nous n'assistames pas a une melee. +Alors, cette question une fois ecartee, surgit a la place celle +des pretentions rivales pour les championnats de differents poids. + +Des propos encoleres furent de nouveau echanges. Des defis etaient +dans l'air. + +Il n'y avait pas de limite precise entre les poids legers, moyens +et lourds et, cependant, c'etait une affaire importante, pour le +classement d'un boxeur de savoir s'il serait cote comme le plus +lourd des poids legers, ou le plus leger des poids lourds. + +L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre etait pret +a accepter n'importe quel match a onze stone, mais se refusait a +aller jusqu'a douze, ce qui aurait eu pour resultat de le mettre +aux prises avec l'invincible Jem Belcher. + +Faulkner se donnait comme le champion des veterans, et l'on +entendit meme resonner a travers le tumulte le singulier coup de +cloche du vieux Buckhorse, declarant qu'il portait un defi a +n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant +moins de sept stone. + +Mais malgre ces eclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le +champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il etait +absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la +soiree sans desagrements. Il m'avait conseille, dans le cas ou la +chose prendrait une mauvaise tournure, de me refugier sous la +table, quand le maitre de l'auberge entra d'un pas presse et remit +un billet a mon oncle. + +Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en +relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise. + +Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire +aux levres: +-- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un etranger qui attend et +exprime le desir d'engager un combat decisif avec le meilleur +boxeur qu'il y ait dans la salle. + + +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES + + +Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise +silencieuse puis d'un eclat de rire general. + +On pouvait argumenter pour savoir quel etait le champion pour +chaque poids, mais il etait absolument certain que les champions +de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un defi +assez audacieux pour s'adresser a tous, sans exception, sans +distinction de poids ou d'age etait de nature telle qu'on ne +pouvait y voir qu'une farce, mais c'etait une farce qui pouvait +couter cher au plaisant. + +-- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle. + +-- Oui, sir Charles, repondit l'hotelier. L'homme attend en bas. + +-- C'est un chevreau, crierent plusieurs boxeurs, quelque gamin +qui nous fait poser. + +-- Ne le croyez pas, repondit l'hotelier. C'est un Corinthien a la +derniere mode, a en juger par son habillement, et il parle +serieusement ou je ne me connais pas en hommes. + +Mon oncle s'entretint quelques instants a voix basse avec le +Prince de Galles. + +-- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas tres +avancee et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui desire montrer +son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. +-- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher. + +-- Il a pres de six pieds et je le classerai dans les treize stone +quand il sera deshabille. + +-- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'ecria Jackson. + +Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'a +Sam le Hollandais. + +La salle retentissait de cris enroues, des propos de ceux qui se +pretendaient qualifies pour ce choix. + +Une bataille, alors qu'ils etaient echauffes par le vin et murs +pour en decoudre, et surtout une bataille devant une societe aussi +choisie, devant le Prince lui-meme, c'etait une chance qui ne se +presentait pas souvent a eux. + +Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des +plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur +dignite d'accepter un engagement ainsi improvise. + +-- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, +remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisee: +C'est au president de choisir. + +-- Votre Altesse Royale a peut-etre un champion en vue, demanda +mon oncle. + +-- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge +et les yeux de plus en plus ternes, je me presenterais moi-meme si +ma position etait differente. Vous m'avez vu avec les gants +Jackson. Vous connaissez ma forme? + +-- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et +j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale. + +-- Peut-etre Jem Belcher consentirait-il a nous donner une seance. + +Belcher secoua sa belle tete en souriant. + +-- Voici mon frere Tom ici present qui n'a jamais saigne a +Londres. Il ferait un match plus equitable. + +-- Qu'on me le donne a moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce +soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera a +prendre ma place. Ce gibier-la, c'est pour moi, mes maitres. +Laissez-le-moi si vous tenez a voir comment on prepare une tete de +veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai +avec Tom Belcher et apres, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou +tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol. + +Il etait clair que Berks s'etait mis dans un etat tel qu'il +fallait qu'il se battit avec quelqu'un. + +Sa figure grossiere etait tendue. + +Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses mechants yeux +gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en +quete d'une querelle. + +Ses grosses mains rouges etaient serrees en poings noueux. Il en +brandit un d'un air menacant tout en promenant autour des tables +son regard d'ivrogne. + +-- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe +Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais +et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse +Royale et de la compagnie, je le designerai comme notre champion +en cette occasion. + +-- Vous me faites grand honneur, s'ecria l'individu qui se leva en +chancelant et commenca a oter son habit. Si je ne l'avale pas en +cinq minutes, puisse-je ne jamais revoir le Shroshire. + +-- Un instant, Berks, crierent plusieurs amateurs. Dans quel +endroit la lutte aura-t-elle lieu? + +-- Ou vous voudrez, mes maitres, je me battrai dans la fosse d'un +scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous +voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste. + +-- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement. +Ou donc aller? dit mon oncle. + +-- Sur mon ame, Tregellis, s'ecria le Prince, je crois que notre +ami l'inconnu aurait son avis a donner sur l'affaire. Ce serait +lui manquer completement d'egards que de ne pas lui laisser le +choix des conditions. + +-- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter. + +-- Voila qui est bien facile, car il franchit justement le seuil. + +Je jetai un regard autour de moi et j'apercus un jeune homme de +haute taille, fort bien vetu, couvert d'un grand manteau de voyage +de couleur brune et coiffe d'un chapeau de feutre noir. + +Une seconde apres, il se tourna et je saisis convulsivement le +bras du champion Harrison. + +-- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim. + +Et cependant des le premier moment, il m'etait venu a l'esprit que +la chose etait possible, qu'elle etait meme probable. + +Je crois qu'elle s'etait egalement presentee a l'esprit +d'Harrison, car je remarquai une expression serieuse, puis agitee +sur sa physionomie, des qu'il fut question d'un inconnu qui etait +en bas. + +En ce moment, des que se fut calme le murmure de surprise et +d'admiration cause par la figure et la tournure de Jim, Harrison +se leva en gesticulant avec vehemence. + +-- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt +ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien. + +-- Laissez-le tranquille, Harrison, s'ecria Jackson. Il est assez +grand pour repondre lui-meme. + +-- Cette affaire est allee assez loin, dit mon oncle. Harrison, je +crois que vous etes trop bon sportsman pour vous opposer a ce que +votre neveu prouve qu'il tient de son oncle. + +-- Il est bien different de moi, s'ecria Harrison au comble de +l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis +faire. J'avais decide de ne plus remettre les pieds dans un ring. +Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir +un instant la societe. + +Le petit Jim s'avanca et posa la main sur l'epaule du champion. + +-- Il le faut, oncle, dit-il a mi-voix mais de facon que je +l'entendis, je suis fache d'aller contre vos desirs, mais mon +parti est pris, et j'irai jusqu'au bout. + +Harrison secoua ses vastes epaules. + +-- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais +je vous ai deja entendu tenir ce langage et je sais que cela finit +toujours par ce qui vous plait. + +-- J'espere, Harrison, que vous avez renonce a votre opposition? +demanda mon oncle. + +-- Puis-je prendre sa place? + +-- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porte un defi et que +j'ai laisse a un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. +C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en +travers de ma route. + +La large figure, ordinairement impassible, du forgeron etait +bouleversee par la lutte des emotions contradictoires. + +A la fin, il abattit brusquement son poing sur la table. + +-- Ce n'est point ma faute, s'ecria-t-il, ca devait arriver et +c'est arrive. Jim, au nom du ciel, mon garcon, rappelez-vous vos +distances et tenez-vous a bonne portee d'un homme qui pourrait +vous rendre seize livres. + +-- J'etais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il +s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez +venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements +necessaires en vue de votre defi si digne d'un sportsman. + +-- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur +toutes les personnes presentes qui etaient toutes debout en ce +moment. + +-- Jeune homme, vous verrez a qui vous avez affaire, avant que la +partie soit engagee a fond, cria Berks en se frayant passage par +des poussees inegales a travers la foule. Vous aurez besoin d'un +ami pour jurer qu'il vous reconnait avant que j'aie fini, voyez- +vous? + +Jim le toisa et le degout se peignit sur tous les traits de sa +figure. + +-- Assurement, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme +ivre? dit-il. Ou est Jem Belcher? + +-- Me voici, jeune homme. + +-- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis. + +-- Mon garcon, il faut percer par degres jusqu'a moi. On ne monte +pas d'un bond d'un bout a l'autre de l'echelle, on la gravit +echelon par echelon. Montrez-vous digne d'etre un adversaire pour +moi, et je vous donnerai votre tour. + +-- Je vous suis fort oblige. + +-- Et votre air me plait, je vous veux du bien, dit Belcher en lui +tendant la main. + +Ils etaient assez semblables entre eux, tant de figure que de +proportions, a cela pres que le champion de Bristol avait quelques +annees de plus. + +Il s'eleva un murmure d'admiration quand on vit cote a cote ces +deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs +et bien marques. + +-- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda +mon oncle. + +-- Je m'en rapporte a vous, monsieur, dit Jim. + +-- Pourquoi n'irait-on pas a Five's Court? suggera sir John. + +-- Soit, allons a Five's Court. + +Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hotelier. Il +voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une +recolte nouvelle dans les poches de la depensiere compagnie. + +-- Si vous le voulez bien, s'ecria-t-il, il n'est pas necessaire +d'aller aussi loin. Mon hangar a voitures derriere la cour est +vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se +cogner. + +Une exclamation unanime s'eleva en faveur du hangar a voitures et +ceux qui etaient pres de la porte s'esquiverent en toute hate dans +l'espoir de s'emparer des meilleures places. + +Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison a l'ecart. + +-- J'empecherais ca, si j'etais a votre place. + +-- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne desire pas du tout qu'il +se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tete il est +impossible de le lui oter. + +Tous les combats qu'avait livres le pugiliste, si on les avait mis +ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation. + +-- Alors chargez-vous de lui et prenez l'eponge, quand les choses +commenceront a tourner mal. Vous connaissez le record de Joe +Berks? + +-- Il a commence depuis mon depart. + +-- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse +venir a bout de lui. Vous voyez vous-meme l'homme: six pieds et +quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l'a battu +deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal. + +-- Bon, bon, il nous faut en passer par la. Vous n'avez pas vu le +petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure +opinion de ses chances. Il n'avait guere que seize ans quand il +rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du +chemin. + +La compagnie sortait a flots par la porte et descendait a grand +bruit les marches. + +Nous nous melames donc au courant. + +Il tombait une pluie fine et les lumieres jaunes des fenetres +faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour. + +Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant +de l'atmosphere empestee de la salle du souper. +A l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se +dessinait vivement a la lumiere des lanternes de l'interieur. + +Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui +se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier +rang. + +De mon cote, avec ma taille plutot petite, je n'aurais rien vu, si +je n'avais rencontre un seau retourne sur lequel je me plantai en +m'adossant au mur. + +La piece etait vaste avec un plancher en bois et une ouverture en +carre dans la toiture. Cette ouverture etait festonnee de tetes, +celles des palefreniers et des garcons d'ecurie qui regardaient de +la chambre aux harnais, situee au-dessus. + +Une lampe de voiture etait suspendue a chaque coin et une tres +grosse lanterne d'ecurie pendait au bout d'une corde attachee a +une maitresse poutre. + +Un rouleau de cordage avait ete apporte et quatre hommes, sous la +direction de Jackson, avaient ete postes pour le tenir. + +-- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle. + +-- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands, +Monsieur. + +-- Tres bien. Et une demi-minute apres chaque round, je suppose. +Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut etre l'autre et +vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre +supreme. + +Tous les preparatifs furent faits avec autant de celerite que +d'exactitude par ces hommes experimentes. + +Mendoza et Sam le Hollandais furent charges de Berks. Petit Jim +fut confie aux soins de Belcher et de Jack Harrison. + +Les eponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent +passees de mains en mains, pour etre mises a la disposition des +seconds. + +-- Voici votre homme, s'ecria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien +nous allons vous chercher. + +Jim parut dans le ring, nu jusqu'a la ceinture, un foulard de +couleur noue autour de la taille. + +Un cri d'admiration echappa aux spectateurs quand ils virent les +belles lignes de son corps, et je criai comme les autres. + +Il avait les epaules plutot tombantes que massives, mais il avait +les muscles a la bonne place, faisant des ondulations longues et +douces, du cou a l'epaule, et de l'epaule au coude. + +Son travail a l'enclume avait donne a ses bras leur plus haut +degre de developpement. + +La vie salubre de la campagne avait revetu d'un luisant brillant +sa peau d'ivoire qui refletait la lumiere des lampes. + +Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait +cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des +fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans +l'ombre d'un doute pour moi, la determination d'un orgueil dur +comme fer. +Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage +l'abandonnat. + +Pendant ce temps, Joe Berks s'etait avance d'un air fanfaron et +s'etait arrete les bras croises entre ses seconds, dans l'angle +oppose. + +Son expression n'avait rien de la hate, de l'ardeur de son +adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la +poitrine et sur les cotes, prouvait, meme a des yeux +inexperimentes, comme les miens, qu'il n'etait pas un boxeur +manquant d'entrainement. + +Certes une vie passee a boire des petits verres et a se donner du +bon temps l'avait rendu bouffi et lourd. + +D'autre part, il etait fameux par son adresse, par la force de son +coup, de sorte que meme devant la superiorite de l'age et de la +condition, les paris furent a trois contre un en sa faveur. + +Sa figure charnue, rasee de pres, exprimait la ferocite autant que +le courage. + +Il restait immobile, fixant mechamment Jim de ses petits yeux +injectes de sang, portant un peu en avant ses larges epaules, +comme un matin farouche tire sur sa chaine. + +Le brouhaha des paris s'etait augmente, couvrant tous les autres +bruits. Les hommes se jetaient leurs appreciations d'un cote a +l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer +l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari. + +Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues +contre Jim et les evaluait liberalement avec ceux qui jugeaient +d'apres l'apparence de l'inconnu. +-- J'ai vu Berks se battre, disait-il a l'honorable Berkeley +Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un +homme possesseur d'un pareil record. + +-- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, +mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipedes ou de +quadrupedes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma +vie homme qui parut mieux en forme. Pariez-vous toujours contre +moi? + +-- Trois contre un. + +-- Chaque unite compte pour cent livres. + +-- Tres bien, Craven! les voila partis. Berks! Berks! Bravo! +Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai a vous faire +verser ces cent livres. + +Les deux hommes s'etaient mis debout face-a-face, l'un aussi leger +qu'une chevre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras +droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait +les deux bras a demi ployes et les pieds presque sur la meme +ligne, de facon a pouvoir porter en arriere l'un ou l'autre. + +Pendant une minute, ils se regarderent. + +Puis Berks baissant la tete et lancant un coup de sa facon qui +etait de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa +brusquement Jim dans son coin. + +Ce fut une glissade en arriere plutot qu'un Knock-down mais on vit +un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim. + +En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les +entrainerent dans leur coin. + +-- Vous est-il egal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, +qui allongeait le cou pour apercevoir Jim. + +-- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! +crierent les gens du ring. + +-- L'inegalite s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre +contre un en centaines? + +-- Parfaitement, Sir John! + +-- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il +a eu un Knock-down. + +--Il a ete bouscule par un coup, mais il a pare tous ceux qui lui +ont ete portes et je trouve qu'il avait une mine a mon gre quand +il s'est releve. + +-- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. +Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas +toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne. + +Ils etaient aux prises pour la seconde fois et je trepignais +d'agitation sur mon seau. + +Il etait evident que Berks pretendait l'emporter de haute lutte, +tandis que Jim, conseille par les deux hommes les plus +experimentes de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique +la plus sure consistait a laisser le coquin gaspiller sa force et +son souffle en pure perte. + +Il y avait quelque chose d'horrible dans l'energie que mettait +Berks a lancer ses coups et a accompagner chaque coup d'un +grognement sourd. + +Apres chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regarde un +navire echoue sur la plage du Sussex, apres chaque vague succedant +a une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois +je m'attendais a le revoir cruellement abime. + +Mais la lumiere de la lanterne me montrait chaque fois la figure +aux traits fins de l'adolescent, avec la meme expression alerte, +les yeux bien ouverts, la bouche serree, pendant qu'il recevait +les coups sur l'avant-bras ou que, baissant subitement la tete, il +les laissait passer en sifflant par-dessus son epaule. + +Mais Berks avait autant de ruse que de violence. + +Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carre de +cordes, d'ou il lui etait impossible de s'echapper et des qu'il +l'y eut enferme, il se jeta sur lui comme un tigre. + +Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le +detailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement +sous les deux bras lances a toute volee. En meme temps, j'entendis +un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, +Berks gisant sur le cote, une main sur un oeil. + +Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, +les valets d'ecurie, l'hotelier, tout le monde criait a tue-tete. + +Le vieux Buckhorse sautillait pres de moi, sur une caisse, et de +sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un +jargon de ring etrange et vieilli que personne ne comprenait. + +Ses yeux eteints brillaient. Sa face parcheminee fremissait +d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme. + +Les deux hommes furent entraines vivement dans leurs coins. + +Un des seconds les epongeait tandis que l'autre agitait une +serviette, devant leur figure. Eux-memes, les bras ballants, les +jambes allongees, absorbaient autant d'air que leurs poumons +pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur etait +accorde. + +-- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven +triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral? + +-- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la +tete. A combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele? + +-- A deux contre un. + +-- Je vous le prends a cent par unite. + +-- Voila Sir John qui se couvre, s'ecria mon oncle, en se +retournant vers nous avec un sourire. + +-- Allez! dit Jackson. + +Ce round-la fut notablement plus court que le precedent. + +Evidemment, Berks avait recu la recommandation d'engager la lutte +de pres a tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait +sa superiorite de poids, avant que l'avantage que donnait a son +adversaire sa superiorite de forme put faire son effet. + +D'autre part, Jim, apres ce qui s'etait passe dans le dernier +round, etait moins dispose a faire de grands efforts pour le tenir +a distance d'une longueur de bras. + +Il visa a la tete de Berks qui se lancait a fond, le manqua et +recut a rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima +sur les cotes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges. + +Comme ils se rapprochaient, Jim saisit a l'instant sous son bras +la tete spherique de son adversaire et y appliqua deux coups du +bras ploye, mais grace a son poids le professionnel le fit sauter +par-dessus lui et tous deux roulerent a terre, cote a cote, +essouffles. + +Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis +que Berks, etourdi par ses exces de ce soir, se dirigeait vers son +siege en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le +Hollandais. + +-- Soufflets de forge a raccommoder, s'ecria Jem Belcher. Et +maintenant qui tient quatre contre un? + +-- Donnez-nous le temps d'oter le couvercle de notre poivriere, +dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit. + +-- Voila qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a deja un oeil +de ferme. Je tiens un contre un que mon garcon gagne. + +-- Combien? crierent plusieurs voix. + +-- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant +tout ce qu'il possedait en ce monde. + +Jackson cria une fois de plus. +-- Allez! + +Tous deux furent d'un bond a la marque, Jim avec autant de ressort +et de confiance et Berks avec un ricanement fixe sur sa face de +bouledogue et un eclair de feroce malice dans l'oeil qui pouvait +lui servir. + +Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste +poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un haletement +rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus. + +-- Allez-y, mon garcon, bourrez-le sans relache, hurlerent Belcher +et Harrison. + +-- Menagez votre souffle, Berks! Menagez votre souffle, criaient +les Juifs. + +Ainsi donc nous assistames a un renversement de tactique, car +cette fois c'etait Jim qui se lancait avec toute la vigueur de la +jeunesse, avec une energie que rien n'avait entamee, tandis que +Berks, le sauvage, payait a la nature la dette qu'il avait +contractee, en l'outrageant tant de fois. + +Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, +sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour +respirer tout en etendant son long bras gauche et reployant son +bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux +antagoniste. + +-- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- +vous tomber et prenez un instant de repos. + +Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu +de Berks. +Il avait toujours ete une courageuse brute qui dedaignait de +s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses +jambes. + +Il tint Jim a distance avec ses longs bras et si bien que Jim +bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il etait arrete +comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces. + +Maintenant, chaque instant gagne etait un avantage pour Berks. + +Deja il respirait plus librement et la teinte bleuatre s'effacait +sur sa figure. + +Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui +glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques +rapides comme l'eclair, sans pouvoir vaincre la resistance passive +que lui opposait le professionnel experimente. + +C'etait alors que la science du ring trouvait son application. +Heureusement pour Jim, il avait derriere lui deux maitres de cette +science. + +-- Portez votre gauche sur sa marque, mon garcon, et visez a la +tete avec le droit, crierent-ils. + +Jim entendit et agit a l'instant. + +-- Pan! + +Son poing gauche arriva juste a l'endroit ou la courbe des cotes +de son adversaire quittait le sternum. + +La violence du coup fut attenuee de moitie par le coude de Berks, +mais elle eut pour resultat de lui faire porter la tete en avant. + +-- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de +billard qui en heurte une autre. + +Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en +une vaste masse de chair sur le sol. + +Ses seconds s'elancerent aussitot et le mirent sur son seant. Sa +tete se balancait inconsciemment d'une epaule a l'autre et finit +meme par tomber en arriere le menton tendu vers le plafond. + +Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, +pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des +injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient +le faire sortir de cette insensibilite sereine. + +Le mot: "Allez!" fut prononce au moment prescrit et les Juifs, +voyant que l'affaire etait finie, lacherent la tete de leur homme +qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta etendu, ses +gros bras, ses fortes jambes allonges, pendant que les Corinthiens +et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la +main de son vainqueur. + +De mon cote, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'etait +pas une tache aisee pour l'homme le plus faible qu'il y eut dans +la piece. + +Tout autour de moi, des discussions animees s'engageaient entre +amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son +avenir. + +-- C'est le plus beau debut que j'aie jamais vu, depuis le jour ou +Jem Belcher se battit pour la premiere fois avec Paddington Jones +a Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, +dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, +avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes. + +-- Cette belle figure que voila me coute bel et bien cinq cents +livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait +d'une facon si cruelle? + +-- Malgre cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe +Berks avait ete a jeun, il l'aurait mange. En outre, le jeune gars +etait en plein entrainement, tandis que l'autre etait pret a +eclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait ete +touche. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en +pareille condition. Mettez les hommes a l'entrainement et votre +casseur de tetes sera comme une poule devant un cheval. + +Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. +D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion +passionnee s'engagea autour de moi. + +Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme a un signal +donne, la majorite de la compagnie gagna la porte. + +Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin ou Jim finissait sa +toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie +sur les joues, l'aidait a remettre son pardessus. + +-- En quatre rounds! ne cessait-il de repeter dans une sorte +d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze a +Jem Belcher! + +-- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais +bien dit que j'irais a Londres et que je m'y ferais un nom. + +-- C'etait splendide, Jim! + +-- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux +fixes sur moi. Vous n'etes pas change avec tous vos beaux habits +et vos vernis de Londres. + +-- C'est vous qui avez change, Jim. J'ai eu de la peine a vous +reconnaitre quand vous etes entre dans la salle. + +-- Et moi aussi, dit le forgeron. Ou avez-vous pris tout ce beau +plumage, Jim? Je sais pour sur que ce n'est pas votre tante qui +vous aura aide a faire les premiers pas vers le ring et ses prix. + +-- Miss Hinton a ete une amie pour moi, la meilleure amie que +j'aie jamais eue! + +-- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je +n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez a me rendre temoignage +sur ce point quand nous retournerons a la maison. Je ne sais pas +trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus +rien... Apres tout, elle est... A present que le diable emporte ma +langue maladroite. + +Je ne saurais dire si c'etait l'effet du vin qu'il avait bu au +souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, +mais Harrison etait tres agite et sa physionomie d'ordinaire +placide avait une expression de trouble extreme. + +Ses manieres semblaient tour a tour trahir la jubilation et +l'embarras. + +Jim l'examinait avec curiosite et evidemment, se demandait ce qui +pouvait se cacher derriere ces phrases hachees et ces longs +silences. + +Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait ete debarrasse. + +Jem Belcher etait reste a causer d'un air fort grave avec mon +oncle. + +-- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, a portee de mon oreille. + +-- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le +fameux pugiliste. + +Et tous deux se dirigerent vers nous. + +-- Je desirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez a +etre mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de +Gloucester, dit mon oncle. + +-- Ce que je desire, sir Charles, c'est la chance de faire mon +chemin. + +-- Il y a de gros enjeux, de tres gros enjeux sur l'_event_, dit +mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela +vous convient-il? + +-- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on +m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher. + +Belcher se mit a rire de bon coeur. + +-- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais +c'etait chose assez aisee pour vous, ce soir, de battre un homme +qui avait bu et qui n'etait pas en forme. + +-- Je ne tenais pas du tout a me battre avec lui, dit Jim en +rougissant. + +-- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre +avec n'importe quel bipede. J'en etais sur des que mes yeux se +sont arretes sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez +a vous battre avec Wilson, vous aurez affaire a l'homme de l'Ouest +qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de +l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a +les mouvements aussi vifs et la portee de bras aussi longue que +vous, et il s'entraine jusqu'a sa demi-once de graisse. Je vous en +avertis des maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me +charger de vous... + +-- Vous charger de moi? + +-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti a vous entrainer pour la +prochaine lutte, si vous consentiez a l'accepter. + +-- Certainement, et je vous en suis tres reconnaissant, dit Jim +avec empressement; a moins que mon oncle ne veuille bien +m'entrainer, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers. + +-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en +sait bien plus long que moi en fait d'entrainement. Ou se logera- +t-on? + +-- Je pensais que si nous choisissions l'hotel _Georges_ a +Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le +choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, +en dehors de Molesey Hurst, ou peut-etre du creux de Smitham, il +n'y a guere d'endroit plus convenable pour un combat. Etes-vous de +cet avis? + +-- J'y adhere de tout mon coeur, dit Jim. + +-- Alors, vous m'appartenez a partir de cette heure, voyez-vous, +dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que +je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez a faire tout ce +qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure a perdre, car +Wilson est au demi entrainement depuis le mois dernier. Vous avez +vu ce soir son verre vide. + +-- Jim est pret au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa +vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux a Crawley demain. +Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles. + +-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez a Crawley me voir +dans mon lieu d'entrainement, n'est-ce pas? + +Je lui promis avec empressement que je viendrais. + +-- Il faut etre plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant +que nous roulions vers la maison dans son _vis-a-vis_ modele. En +premiere jeunesse, on est quelque peu porte a se laisser diriger +par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me parait un +jeune homme des plus convenables, mais apres tout il est apprenti +forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fosse entre +sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui +faire sentir que vous etes son superieur. + +-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, +monsieur. Nous avons passe notre jeunesse ensemble et nous n'avons +jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant a lui montrer que je +suis son superieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car +je vois bien qu'il est le mien. +-- Hum! dit sechement mon oncle. + +Et ce fut la derniere parole qu'il m'adressa ce soir-la. + + +XII -- LE CAFE FLADONG + + +Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ a Crawley pour se +remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et +s'entrainer en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de +Gloucester. + +Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les +salons de bars comment il avait paru, a un souper de Corinthiens +et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks. + +Je me rappelai cet apres-midi de Friar's Oak ou Jim m'avait dit +qu'il se ferait un nom, et son projet s'etait realise plutot qu'il +ne s'y etait attendu, car, quelque part qu'on allat, on etait +certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir +Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualites des deux +combattants probables. + +Les paris en faveur de Wilson haussaient regulierement, car il +avait a son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait +qu'une victoire. + +Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, etaient d'avis +que la singuliere tactique defensive qui lui avait valu son +surnom, etait tres propre a deconcerter son antagoniste. + +Pour la taille, la force, et la reputation d'endurance, on eut eu +peine a decider entre eux, mais Wilson avait ete soumis a des +epreuves plus rigoureuses. + +Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon pere +fit la visite a Londres qu'il avait promise. + +Le marin ne se plaisait point dans les cites. Il trouvait plus de +charme a se promener sur les dunes, a diriger sa lunette sur la +moindre voile de hune qui se montrait a l'horizon qu'a s'orienter +dans les rues encombrees par la foule. + +Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'apres celle du +soleil et trouvait qu'on etait a chaque instant arrete dans ses +calculs. + +Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser +son influence aupres de Lord Nelson dans le cas ou un emploi se +presenterait pour lui ou pour moi. + +Mon oncle venait de se mettre en route, vetu, comme c'etait son +habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons +d'argent, chausse de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffe de son +chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval a +queue coupee court. + +J'etais reste a la maison, car j'avais deja reconnu, a part moi, +que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable. + +Ces hommes-la, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs +facons depourvues de naturel, m'etaient devenus insupportables et +mon oncle, lui-meme, avec ses airs de froideur et de protection, +m'inspirait des sentiments fort meles. + +Mes pensees se reportaient vers le Sussex. + +Je revais de la vie cordiale et simple qu'on mene a la campagne, +quand tout a coup, on frappa a la porte et j'entendis une voix +familiere, puis j'apercus sur le seuil une figure souriante, au +teint hale, aux paupieres ridees, aux yeux bleu clair. + +-- Eh bien! Roddy, s'ecria-t-il, comme vous voila grand +personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu +du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces +manchettes. + +-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, pere. + +-- Cela me rechauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord +Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous +mettrons a sa recherche et nous lui rafraichirons la memoire. Mais +ou est votre oncle? + +-- Il fait sa promenade a cheval au Mail. + +Une expression de soulagement passa sur l'honnete figure de mon +pere, car il ne se sentait jamais completement a son aise en +compagnie de son beau-frere. + +-- Je suis alle a l'Amiraute et je compte avoir un navire quand la +guerre eclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. +Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis +attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec +moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de la +Mediterranee. + +Quand on se rappelle que, dans la derniere annee de la guerre, +nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarques, +que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la +moitie de ce nombre avait ete licencie, quand le traite de paix +d'Amiens mit leurs navires a l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie +de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien +que les ports de mer, etaient pleins de gens de mer. + +On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces +hommes a figures de bohemiens, aux yeux vifs, dont la simplicite +de costume denoncait la maigreur de la bourse, tout comme leur air +distrait temoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcee, +si contraire a leurs habitudes. + +Ils avaient l'air completement depayses, dans les rues sombres aux +maisons de briques, comme les mouettes qui, chassees au loin par +le mauvais temps, se montrent dans les comtes du centre. + +Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans +leurs operations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un +emploi en montrant a l'Amiraute leurs figures halees, ils +continuaient a aller par Whitehall avec leur allure de marins +arpentant le pont, a se reunir le soir pour discuter sur les +evenements de la derniere guerre ou les chances de la guerre +prochaine, au cafe _Fladong_, dans Oxford Street, qui etait +reserve aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter +l'etait a l'armee et celui d'Ibbetson a l'eglise d'Angleterre. + +Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste piece, ou nous +soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me +causa quelque etonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, +qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus +diverses, dans toutes les regions du globe, de la Baltique aux +Indes Orientales, etaient tous coules dans un moule unique, qui +les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est +ordinairement entre freres. + +Les regles du service exigeaient qu'on fut constamment rase de +pres, que chaque tete fut poudree, que sur chaque nuque tombat la +petite queue de cheveux naturels attaches par un ruban de soie +noire. + +Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient reuni leur +influence pour leur donner un teint fonce, en meme temps que +l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prets +a reparaitre avaient imprime sur tous le meme caractere d'autorite +et de vivacite. + +Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux +officiers avaient des figures sillonnees de rides profondes et des +nez imposants qui faisaient, a la plupart d'entre eux, une figure +d'ascetes austeres et durcis par les intemperies comme ceux du +desert. + +Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute +camaraderie, avaient laisse leurs marques sur ces figures de +Peaux-Rouges. + +Pour ma part, j'etais si occupe a les examiner, que je touchai a +peine a mon souper. Malgre ma grande jeunesse, je savais que, s'il +restait quelque liberte en Europe, nous la devions a ces hommes, +et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le resume de +ces dix annees de luttes qui avaient fini par faire disparaitre de +la mer le pavillon tricolore. + +Lorsque nous eumes fini de souper, mon pere me conduisit dans la +grande salle du cafe ou etaient reunis une centaine d'autres +officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues +pipes de terre en faisant une fumee aussi epaisse que celle qui +regne sur le pont superieur quand on combat bord a bord. + +Comme nous entrions, nous nous trouvames face-a-face avec un +officier d'un certain age qui allait sortir. + +C'etait un homme aux grands yeux intelligents, a figure pleine et +placide, une de ces figures que l'on attribuerait a un philosophe, +a un philanthrope, plutot qu'a un marin guerrier. +-- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon pere. + +-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton tres cordial le fameux +amiral. Je vous ai a peine entrevu, depuis que vous vintes a bord +de l'_Excellent_ apres Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de +vous trouver aussi sur le Nil, a ce qu'on m'a dit? + +-- J'etais troisieme sur le _Thesee_, sous Millar, monsieur. + +-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y etre point trouve. J'ai +eu bien de la peine a m'en remettre Quand on pense a cette +brillante expedition!... Et dire que j'etais charge de faire la +chasse a des bateaux de legumes, aux miserables bateaux charges de +choux, a San Lucar. + +-- Votre tache valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une +voix derriere nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine +de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle. + +Sa figure de matin etait agitee par l'emotion et, en parlant, il +hochait piteusement la tete. + +-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y +compatir. + +-- J'ai passe cette nuit-la dans le tourment, Collingwood, et elle +a laisse ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'a ce +qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile a +voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ echoue sur un banc de +sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la +bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule +bordee, sans meme oter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai +ouvert ma boite a pistolets pour me faire sauter la cervelle, et +deux fois j'ai ete retenu par la pensee que Nelson pourrait encore +peut-etre m'employer. + +Collingwood serra la main du malheureux capitaine. + +-- L'amiral Nelson n'a pas ete longtemps sans vous trouver un +emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre +siege de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos +canons, sans tranchees ni paralleles, et tire a bout portant par +les embrasures. + +La melancolie disparut de la large face du gros marin et son rire +sonore remplit la salle. + +-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs facons +en zigzag, dit-il. Nous nous sommes places bord a bord et nous +avons fonce sur leurs sabords jusqu'a ce qu'ils aient amene +pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, ou avez-vous ete? + +-- Avec ma femme et mes deux fillettes, a Morpeth, la-haut dans le +Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se +passer dix autres annees, je n'en sais rien, avant que je les +revoie. J'ai fait la-bas de bonne besogne pour la flotte. + +-- Je croyais, monsieur, que c'etait dans l'interieur, dit mon +pere. + +-- C'est en effet dans l'interieur, dit-il, mais j'y ai fait +neanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce +qu'il y a dans ce sac. + +Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita. + +-- Des balles, dit Troubridge. +-- C'est quelque chose de plus necessaire encore a un marin, dit +l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans +le creux de la main. + +"Je l'emporte dans mes promenades a travers champs et partout ou +je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain +profondement avec le bout de ma canne. Mes chenes combattront ces +gredins sur l'eau quand je serai deja oublie. Savez-vous combien +il faut de chenes pour construire un vaisseau de quatre vingt +canons? + +Mon pere secoua la tete. + +-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire a deux ponts qui +amene le drapeau blanc, coute a l'Angleterre tout un bois. Comment +nos petits-fils arriveront-ils a battre les Francais si nous ne +leur preparons pas de quoi construire leurs vaisseaux? + +Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de +Troubridge, il franchit la porte avec lui. + +-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider a regler la +votre, dit mon pere, comme nous nous installions a une table +libre. C'est toujours le meme gentleman paisible, toujours +preoccupe du bien-etre de son equipage et cherissant, dans le fond +de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On +dit dans la flotte que jamais il n'a laisse echapper un juron, +Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il +etait premier lieutenant, avec un equipage de debutants. Mais tout +le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. +Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh +bien! il n'y aurait qu'a exercer l'enrolement force dans la +compagnie presente pour faire a une corvette un equipage +d'officiers a pavillon. + +"Il y a ici, Rodney, reprit mon pere, en jetant les yeux autour de +lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le +livre de loch de son navire et qui, dans sa sphere, ne s'est pas +montre moins digne qu'un amiral d'etre cite en exemple. Nous les +connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braille +leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de +la mer et de talent a se debrouiller dans la conduite d'un cutter +que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de +combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni +les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet +homme a l'air calme, a la figure pale, adosse a la colonne. C'est +lui qui, avec six bateaux a rames, a coupe la retraite a la +fregate l'_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de cote +dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaque douze +canonnieres espagnoles avec son seul petit brick et a force quatre +d'entre elles a se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui +a attaque trois navires corsaires francais avec des equipages de +cent cinquante-six hommes. Il en a coule un, capture un autre et +force le troisieme a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? +J'espere que vous vous portez bien? + +Deux ou trois officiers qui connaissaient mon pere et qui etaient +assis aux environs, rapprocherent leurs chaises, et il se forma +bientot un petit cercle ou tout le monde parlait a tres haute voix +et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues +pipes de terre a bout de tuyau rouge. + +On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant. + +Mon pere me chuchota a l'oreille que mon voisin etait le capitaine +Foley, du _Goliath_, qui marchait en tete a la bataille du Nil, +que cet autre grand mince, roux fonce, assis en face, etait Lord +Cochrane, le plus hardi capitaine de fregate qu'il y eut dans la +marine. Meme a Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son +petit vaisseau le _Rapide_ arme de quatorze petits canons, monte +par cinquante-quatre hommes, il avait pris a l'abordage la fregate +espagnole _Gamo_, montee par trois cents hommes d'equipage. + +Il etait aise a voir que c'etait un homme vif, irascible, emporte, +car il parlait de ses griefs d'un ton de colere qui rougissait ses +joues piquees de taches de rousseur. + +-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Ocean, tant que nous n'aurons +pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je +voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe a +chaque navire de premiere classe de la flotte, et a chaque +fregate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les +connais bien avec leurs pieces a la glu, leurs rivets du diable. +Ils risquent cinq cents existences pour economiser quelques livres +de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l'_Oreste_ et du +_Martin_? Ils ont coule en pleine mer et nous n'en avons jamais +recu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs equipages ont ete +massacres. + +Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un +murmure d'approbation, mele de jurons lances avec conviction par +des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle. + +-- Ces coquins de l'autre cote de l'eau savent mieux s'y prendre, +dit un capitaine borgne qui avait a la boutonniere le ruban bleu +et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tete que +l'on risque a commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu +sortir de Toulon un vaisseau dans l'etat ou etait ma fregate de +trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mats +avaient tant de jeu que d'un cote ses voiles etaient raides comme +des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en +festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitte un port de +France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi +et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait +comparaitre devant une cour martiale. +Ils aimaient a grogner ces vieux loups de mer, car a peine l'un +d'eux avait-il fini d'exposer ses griefs, qu'un autre commencait +les siens et y mettait encore plus d'aigreur. + +-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble a +l'ancre un vaisseau francais et un vaisseau anglais et dites +ensuite a quelle nation est celui-ci ou celui-la. + +-- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet +presque egaux, dit mon pere. + +-- Dans les anciens vaisseaux peut-etre, mais combien y a-t-il de +vaisseaux neufs qui sont etablis sur le type francais? Non, quand +ils sont a l'ancre, il est impossible de les determiner. Mais +quand ils mettent a la voile, comment les distinguerez-vous? + +-- _Francinet_ a des voiles blanches, s'ecrierent plusieurs. + +-- Et les notres sont noires de moisissure. Voila la difference. +Etonnez-vous ensuite qu'ils nous depassent a la voile, quand le +vent passe a travers les trous de notre toile. + +-- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile etait si mince, que +quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon +meridien a travers le petit hunier et mon horizon a travers la +voile de misaine. + +Ces mots provoquerent un eclat de rire general. + +Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues +bouderies, de ces souffrances supportees en silence qui s'etaient +accumulees pendant de nombreuses annees de service et que la +discipline leur interdisait de reveler tant qu'ils avaient les +pieds sur la dunette. + +L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer +un boulet a mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de +l'Amiraute, ou la prise entre comme un vaisseau bien gree et en +sort comme un schooner. + +Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonne aux interets +parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de +capitaine un freluquet dont la place aurait ete dans la sainte +barbe. + +Puis ils revinrent a la difficulte de trouver des equipages pour +leurs vaisseaux. Ils hausserent la voix pour gemir en choeur. + +-- A quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, +alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas a +equiper ceux que vous avez? + +Mais lord Cochrane voyait la question autrement. + +-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils etaient bien +traites. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses +navires. Et de meme l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se +preoccupe de ses hommes et des lors ses hommes se souviennent de +lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et +alors on n'aura aucune peine a maintenir l'effectif de l'equipage. +Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal systeme qui consiste +a faire passer les equipages d'un navire a l'autre, sans les +officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontre de difficulte et je +crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je +trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de +volontaires que je voudrais en prendre. + +-- C'est tres bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque +chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris +cinquante navires en treize mois, on peut etre sur qu'ils +s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon +croiseur est toujours sur de completer facilement son equipage. +Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour +la defense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis +que tout le benefice des prises devrait etre reparti egalement +entre la flotte entiere, et tant qu'on n'aura pas etabli cette +regle, les hommes les plus capables iront toujours la ou ils +rendent le moins de services et ou ils font les plus grands +profits. + +Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des +officiers de croiseurs et de vehementes approbations de la part de +ceux qui servaient a bord des vaisseaux de ligne. + +Ces derniers paraissaient former la majorite dans le cercle qui +s'etait rassemble. + +A voir l'animation des figures et la colere qui brillait dans les +regards il etait evident que la question tenait fort a coeur a +chacun des deux partis. + +-- Ce que le croiseur obtient, s'ecria un capitaine de fregate, le +croiseur le gagne. + +-- Entendez-vous par la, monsieur, dit le capitaine Foley, que les +devoirs d'un officier a bord d'un croiseur exigent plus +d'attention ou plus d'habilete professionnelle que ceux d'un +officier charge d'un blocus, qui a la cote a tribord toutes les +fois que le vent tourne a l'ouest et qui a continuellement en vue +les huniers de l'escadre ennemie? + +-- Je ne pretends point a une habilete superieure, monsieur. + +-- Alors, pourquoi reclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous +nier qu'un marin devant le mat rend plus de services sur une +fregate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau +de guerre? +-- L'annee derniere, pas plus tard, dit un officier a tournure de +gentleman qui aurait pu etre pris pour un petit maitre a la ville, +sans le teint cuivre qu'il devait a un soleil comme on n'en voit +jamais a Londres, l'annee derniere, j'ai ramene de la Mediterranee +le vieil _Ocean_ qui flottait comme une barrique vide et ne +rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. +Dans le canal nous rencontrames la fregate _La Minerve_ de l'Ocean +occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et etait prete a +eclater sous un butin que l'on avait juge trop precieux pour le +confier aux equipages de prise. Il y avait des lingots d'argent +jusqu'au long de ses vergues et pres de son beaupre, de la +vaisselle d'argent a la pomme de ses mats. Mes marins auraient +tire sur elle, oui, ils auraient tire, si on ne les avait pas +retenus. Cela les enrageait de penser a tout ce qu'ils avaient +fait dans le Sud, et de voir cette impudente fregate faire parade +de son argent sous leurs yeux. + +-- Je ne vois pas le bien fonde de leurs griefs, capitaine Bail, +dit Cochrane. + +-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire a deux +ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus +clairement. + +-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tache que de +faire des prises. Si c'est la votre maniere de voir, permettez-moi +de vous dire que vous n'etes pas au fait de la chose. J'ai +commande un sloop, une corvette et une fregate et, sur chacun +d'eux, j'ai eu a remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu +eviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille a ses +croiseurs. J'ai du donner la chasse a ses corsaires et les +capturer et leur couper la retraite quand ils se refugiaient sous +ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, +debarquer mes hommes, detruire ses canons et postes de signaux. +Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la +necessite de risquer son propre navire, pour arriver a connaitre +les mouvements de l'ennemi, incombe a l'officier qui commande un +croiseur. Je vais meme jusqu'a dire que quand on est capable +d'accomplir avec succes ces taches, on merite mieux de son pays +que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre +Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un +recif avec la masse de ses os de boeuf. + +-- Monsieur, dit le colerique vieux marin, un officier comme ca ne +court pas du moins le risque d'etre pris pour un corsaire. + +-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, repliqua avec vivacite +Cochrane, que vous alliez jusqu'a mettre ensemble les termes de +corsaire et d'officier du roi. + +Les choses tournaient a l'orage entre ces loups de mer aux tetes +chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au +danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que +l'on construisait dans les ports de France. + +Je prenais grand interet a ecouter ces hommes, qui passaient leur +vie a combattre nos voisins, a en discuter le caractere et les +methodes. + +Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne +sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haissait alors +la France, et par-dessus tout son grand chef. + +C'etait plus qu'un simple prejuge, qu'une antipathie. + +C'etait une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore +aujourd'hui vous faire quelque idee en jetant les yeux sur les +journaux et les caricatures de l'epoque. + +Le mot de Francais n'etait guere prononce que precede de +l'epithete coquin ou canaille. + +Dans tous les rangs de la societe, dans toutes les parties du +pays, ce sentiment etait le meme. + +Et les soldats de marine, qui etaient a bord de nos vaisseaux, +menaient a combattre contre les Francais une ferocite qu'ils +n'auraient jamais montree, s'il s'etait agi de Danois, de +Hollandais ou d'Espagnols. + +Si, maintenant que cinquante ans se sont ecoules, vous me demandez +d'ou venait ce sentiment de virulence a leur egard, ce sentiment +si etranger au caractere anglais avec son laisser-aller et sa +tolerance, je vous avouerai que, selon moi, c'etait la crainte. + +Naturellement, ce n'etait point une crainte individuelle. Nos +detracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifies de +laches. C'etait la crainte de leur etoile, la crainte de leur +avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient +toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui +avait jete a bas une nation, puis une autre. + +Notre pays etait petit et au temps de la guerre, sa population +n'etait guere superieure a la moitie de celle de la France. + +Et alors, la France s'etait agrandie par des bonds _gig_antesques. + +Elle s'etait avancee au nord jusqu'a la Belgique et a la Hollande. + +Elle s'etait accrue par le sud en Italie. + +Pendant ce temps, nous etions affaiblis par la haine profonde qui +regnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbyteriens. + +Le danger etait imminent, evident pour l'homme le plus incapable +de reflexion. + +On ne pouvait se promener le long de la cote du Kent sans voir les +amas de bois amonceles pour servir de signaux et avertir le pays +du debarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les +hauteurs du cote de Boulogne, on voyait son eclat se refleter sur +les baionnettes des veterans qui manoeuvraient. + +Rien d'etonnant a ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus +braves, une crainte de la puissance francaise, et cette animosite +a toujours pour resultat d'engendrer une haine amere et pleine de +rancune. + +Alors les marins parlerent sans bienveillance de leurs recents +ennemis. + +Ils les haissaient sincerement et selon l'usage de notre pays, ils +disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur. + +En ce qui concernait les officiers francais, il etait impossible +d'en parler dune facon plus chevaleresque, mais quant a la nation, +ils l'avaient en horreur. + +Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amerique, +combattu encore pendant ces dix dernieres annees, et on eut dit +que le desir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur etait de +passer le reste de leur vie a combattre encore contre eux. + +Mais si j'etais surpris de la violente animosite qu'ils +temoignaient a l'egard des Francais, je ne l'etais pas moins de +voir a quel degre ils les appreciaient. + +La longue serie des victoires anglaises avait fini par obliger les +Francais a s'abriter dans les ports, a renoncer avec desespoir a +la lutte et cela nous avait fait croire a tous que, pour une +raison ou une autre et par la nature meme des choses, l'Anglais +sur mer avait toujours le dessus contre le Francais. + +Mais ceux qui avaient participe a la lutte n'etaient nullement de +cet avis. + +Ils se repandaient en bruyants eloges sur la vaillance de leurs +adversaires et ils expliquaient leur defaite par des raisons +precises. + +Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine francaise +etaient presque tous des aristocrates, que la Revolution les avait +chasses de leurs vaisseaux et que la face navale etait tombee +entre les mains de matelots indisciplines et de chefs sans +competence. + +Cette flotte mal commandee avait ete rudement rejetee dans les +ports par la poussee de la flotte anglaise qui avait de bons +equipages bien commandes. + +Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu +aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice +dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient a +rien, quand il s'agissait de voiles a carguer, de bordees a tirer +sur un vaisseau de ligne qui se balancait sur les vagues de +l'Atlantique. + +Quand une de leurs fregates gagnait le large et qu'elle pouvait +naviguer librement un couple d'annees, alors son equipage arrivait +a connaitre son affaire et un officier anglais pouvait esperer +mettre une plume a son chapeau, lorsque avec un navire d'egale +force il arrivait a lui faire amener son pavillon. + +Telles etaient les opinions de ces officiers experimentes qui les +appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la +vaillance francaise. + +Ils citaient, entre autres, la facon dont l'equipage de l'_Orient_ +avait employe ses canons de gaillard d'arriere, pendant que, sous +leurs pieds, le pont etait en feu et qu'ils savaient qu'ils se +battaient sur une soute aux poudres prete a sauter. + +On esperait en general que l'expedition des Indes Occidentales qui +avait eu lieu depuis la paix, aurait donne a beaucoup de navires +l'experience de l'Ocean et qu'on pourrait se hasarder a les faire +sortir du Canal si la guerre venait a eclater de nouveau. + +Mais recommencerait-elle? + +Nous avions depense des sommes fabuleuses et fait des efforts +immenses pour faire flechir la puissance de Napoleon et l'empecher +de se faire le despote de l'Europe entiere. + +Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus? + +Se laisserait-il epouvanter par le poids effrayant d'une dette qui +ferait courber le dos a bien des generations futures? + +Pitt etait la et certes, il n'etait point homme a laisser la +besogne a moitie faite. + +Soudain, il y eut de l'agitation pres de la porte. + +Parmi les nuages gris de fumee de tabac, j'entrevis un uniforme +bleu et des epaulettes d'or, autour desquels se formait un +rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du +groupe, se changeait en applaudissements lances par de fortes +poitrines. + +Tout le monde se leva pour regarder. + +On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait. + +Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient. + +-- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une +vingtaine de voix. + +-- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitot apres, je +vis le capitaine Troubridge au-dessus des epaules de la foule. + +Sa figure etait rouge, comme s'il etait sous l'influence du vin et +il agitait quelque chose qui ressemblait a une lettre. + +Les applaudissements se turent peu a peu et il se fit un tel +silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa +main. + +-- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le +contre-amiral Collingwood m'a charge de vous les communiquer. +L'ambassadeur de France a recu ses passeports ce soir. Tous les +vaisseaux qui figurent a l'Annuaire vont recevoir leur commission. +L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser +au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une +autre pour la mer d'Irlande. + +Il avait sans doute d'autres nouvelles a donner, mais son +auditoire ne voulut pas en entendre davantage. + +Comme on criait, comme on trepignait, quel delire! + +Prudes et vieux officiers a pavillon, graves capitaines d'armes, +jeunes lieutenants, tous criaient a tue-tete comme des ecoliers +echappes en vacances. + +On ne songeait plus a ces cuisants et multiples griefs que j'avais +entendu enumerer. + +Le mauvais temps etait passe. + +Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'ecume, une +fois encore. + +Les notes du _God Save the King_ dominerent majestueusement le +bruit confus. + +J'entendis les antiques vers chantes d'une facon qui faisait +oublier leurs mauvaises rimes et leur banalite. + +J'espere que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des +larmes sur les joues ridees, avec des sanglots dans des voix +d'hommes energiques. + +Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais +vus quand la croute de lave est brisee et que, pendant un instant, +la flamme ardente et durable du Nord apparait a decouvert. + +C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point +aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire +qu'elle soit eteinte. + + +XIII -- LORD NELSON + + +Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon pere devait avoir lieu a +une heure matinale, et il tenait d'autant plus a etre exact qu'il +savait combien les allees et venues de l'amiral seraient modifiees +par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir. + +Je venais a peine de dejeuner et mon oncle n'avait pas sonne pour +son chocolat, quand mon pere vint me prendre a Jermyn Street. + +Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous +trouvames devant le grand batiment de briques deteintes qui +servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le +quartier general de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le +faisaient venir de Merton. + +Un valet de pied repondit a notre coup de marteau et nous +introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures +de nuance triste. + +Mon pere fit passer son nom et nous nous assimes, jetant les yeux +sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, +sur un tableau qui representait le Vesuve et la baie de Naples et +qui etait accroche au-dessus du clavecin. + +Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui +etait sur la cheminee; et de temps a autre, au milieu du bruit des +voitures de louage, il nous arrivait de bruyants eclats de rire de +je ne sais quelle autre piece. + +Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon pere et moi nous nous +levames, nous attendant a nous trouver en presence du plus grand +des Anglais. Mais ce fut une personne bien differente qui entra. + +C'etait une dame de haute taille et qui me parut extremement +belle, bien que peut-etre un critique plus experimente et plus +difficile eut trouve que son charme appartenait plutot aux temps +passe qu'au present. + +Son corps de reine presentait des lignes grandes et nobles, tandis +que sa figure qui commencait a s'empater, a devenir grossiere, +etait encore remarquable par l'eclat du teint, la beaute de grands +yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se +frisait sur un front blanc et bas. + +Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant +a son entree majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en +jetant un coup d'oeil sur mon pere, je me rappelai alors la reine +des Peruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous +excitait le petit Jim et moi a nous revolter. + +-- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle. + +--Oui, belle, dame, repondit mon pere. + +-- Ah! s'ecria-t-elle en sursautant d'une facon affectee, avec +exageration. Alors, vous me connaissez? + +-- J'ai vu Votre Seigneurie a Naples. + +-- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William? +Mon pauvre Sir William! + +Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, +comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle etait en +complet costume de deuil. + +-- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait eprouvee Votre +Seigneurie, dit mon pere. + +-- Nous sommes morts ensemble, s'ecria-t-elle. Que peut etre +desormais mon existence, sinon une mort lentement prolongee? + +Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le fremissement +le plus douloureux, mais je ne pus m'empecher de reconnaitre +qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse +jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lancait de petites +oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir a +se voir admirer, fut-ce par un individu aussi insignifiant que +moi. + +Mon pere, en son rude langage de marin, tachait de balbutier +quelques banales paroles de condoleances, mais ses yeux se +detournaient de cette figure reveche, halee, pour epier quel effet +elle avait produit sur moi. + +-- Voici son portrait, a cet ange tutelaire de cette demeure, +s'ecria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un +portrait suspendu au mur et representant un gentleman a la figure +tres maigre, au nez proeminent et qui avait plusieurs decorations +a son habit. + +"Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en +essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous etes venus voir +Lord Nelson. Il m'a chargee de vous dire qu'il serait ici dans un +instant. Vous avez sans doute appris que les hostilites vont +reprendre? + +-- Nous avons appris cette nouvelle hier soir. +-- Lord Nelson a recu l'ordre de prendre le commandement de la +flotte de la Mediterranee. + +-- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le +pas de Sa Seigneurie que j'entends? + +Mon attention etait si absorbee par les singulieres facons de la +dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes +ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la +piece. + +Lorsque je me retournai, il etait tout pres a cote de moi. + +C'etait un petit homme brun a la tournure svelte et elancee d'un +adolescent. + +Il n'etait point en uniforme. + +Il portait un habit brun a haut collet, dont la manche droite et +vide, pendait a son cote. + +L'expression de sa figure etait, je m'en souviens bien, +extremement triste et douce, avec les rides profondes qui +decelaient les luttes de son ame impatiente, ardente. + +Un de ses yeux avait ete creve et abime par une blessure, mais +l'autre se portait de mon pere a moi avec autant de vivacite que +de penetration. + +A vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle +pose de sa tete, tout en lui indiquait l'energie, la promptitude, +en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, +il me rappela un terrier de bonne race, bien dresse au combat, +doux et leste, mais vif et pret a tout ce que le hasard pourrait +mettre sur sa voie. + +-- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en +tendant sa main gauche a mon pere, je suis fort content de vous +voir. Londres est plein de marins de la Mediterranee, mais je +compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier +d'entre vous sur la terre ferme. + +-- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider a +avoir un vaisseau. + +-- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole a +l'Amiraute. J'aurai besoin d'avoir derriere moi tous les anciens +du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de premiere ligne, +mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je +puis vous assurer qu'on est a meme de faire bien des choses avec +un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon +equipage et qui est bien bati. + +-- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de +l'_Agamemnon_? s'ecria Lady Hamilton. + +Et en meme temps, elle se mit a parler de l'amiral et de ses +exploits en termes d'une exageration elogieuse, avec une telle +averse de compliments et d'epithetes, que mon pere et moi nous ne +savions quelle figure faire. + +Nous nous sentions humilies et chagrins de la presence d'un homme +qui etait force d'entendre dire devant lui de telles choses. + +Mais, apres avoir risque un coup d'oeil sur Lord Nelson, je +m'apercus a ma grande surprise que, bien loin de temoigner de +l'embarras, il souriait, il avait l'air enchante comme si cette +grossiere flatterie de la dame etait pour lui la chose la plus +precieuse du monde. + +-- Allons, allons, ma chere dame, vos eloges surpassent de +beaucoup mes merites... + +Ces mots l'encourageant, elle se lanca dans une apostrophe +theatrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aine de +Neptune, et il s'y soumit en manifestant la meme gratitude, le +meme plaisir. + +Qu'un homme du monde, age de quarante-cinq ans, penetrant, +honnete, au fait du manege des cours, se laissat entortiller par +des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupefait, +comme le furent tous ceux qui le connaissaient. + +Mais vous qui avez beaucoup vecu, vous n'avez pas besoin qu'on +vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus +energique, la plus noble, a quelque faiblesse unique, +inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus +visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache +noire apparait d'une maniere plus choquante sur le drap le plus +blanc. + +-- Vous etes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, +quand Sa Seigneurie fut arrivee au bout de son panegyrique. Vous +etes un marin de la vieille ecole. + +Il arpenta la piece a petits pas impatients tout en parlant et en +pivotant de temps a autre sur un talon, comme si quelque barriere +invisible l'avait arrete. + +-- Nous commencons a devenir trop beaux pour notre besogne avec +ces inventions d'epaulettes, d'insignes de gaillard d'arriere. Au +temps ou j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant +faire les liures et le greement de son beaupre, ayant parfois un +epissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple a ses hommes. +Aujourd'hui, c'est tout juste, s'il veut bien porter son sextant +jusqu'a l'ecoutille. Quand serez-vous pret a embarquer, Stone? + +-- Ce soir, Mylord. + +-- Bien, Stone, bien. Voila le veritable esprit. On double la +besogne a chaque maree sur les chantiers, mais je ne sais quand +les vaisseaux seront prets. J'arbore mon pavillon sur la +_Victoire_ mercredi, et nous mettons a la voile aussitot. + +-- Non, non, pas si tot, il ne pourra pas etre pret a prendre la +mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, +et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant. + +-- Il faut qu'il soit pret et il le sera, s'ecria Nelson avec une +vehemence extraordinaire. Par le ciel, quand meme le diable serait +a la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins +peuvent bien faire en mon absence? La tete me tourne a la pensee +des diableries qu'ils projettent peut-etre. En cet instant meme, +chere dame, la reine, notre reine, s'ecarquille peut-etre les yeux +pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson. + +Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine +Charlotte, je ne comprenais rien a ses paroles, mais mon pere me +dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'etaient pris d'une +affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'etaient les +interets de ce petit royaume qui lui tenaient si fort a coeur. + +Peut-etre mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson +sur moi, car il suspendit tout a coup sa promenade a l'allure de +gaillard d'arriere et me toisa des pieds a la tete, d'un air +severe. +-- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec. + +-- C'est mon fils unique, Sir, dit mon pere. Mon desir est qu'il +entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car +voici bien des generations que nous sommes officiers du roi. + +-- Ainsi donc, vous tenez a venir vous faire rompre les os, +s'ecria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de +mecontentement les beaux habits qui avaient ete si longuement +discutes entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez a quitter ce +grand habit pour une jaquette de toile ciree, si vous servez sous +mes ordres. + +Je fus si embarrasse par la brusquerie de son langage, que je pus +a peine repondre en balbutiant que j'esperais faire mon devoir. + +Alors, sa bouche severe se detendit en un sourire plein de +bienveillance, et bientot, il posa sur mon epaule sa petite main +brune. + +-- Je crois pouvoir dire que vous marcherez tres bien. Je vois que +vous etes de bonne etoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans +un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le +service de Sa Majeste. C'est une profession penible. Vous entendez +parler du petit nombre qui reussit, mais que savez-vous de +centaines d'autres qui n'arrivent pas a faire leur chemin? Voyez +combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui etaient avec moi a +l'expedition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une +seule nuit. J'ai pris part a cent quatre-vingts engagements, et +comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter +d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer a +travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je +me rappelle plus d'un honnete homme qui me valait et qui n'a point +perce. + +"Oui, reprit-il, comme la dame se repandait en protestations +loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont +devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un +marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et +nos existences a tous sont dans la main de celui qui connait +parfaitement l'heure ou il nous la redemandera. + +Pendant un instant, le serieux de son regard, le ton religieux de +sa voix nous firent entrevoir peut-etre les profondeurs du vrai +Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme +qui fit surgir de cette region, les Cotes de fer, ceux qui +devaient faconner le coeur de l'Angleterre et les Peres Pelerins +qui devaient le propager au dehors. + +C'etait la le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu +s'appesantir sur les Francais et qui s'agenouillait dans la cabine +de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur +la ligue ennemie. + +Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait +pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre +pourquoi il etait si aime de tous ceux qui servirent sous lui. + +En effet, bien qu'il eut la durete du fer quand il s'agissait de +naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait +une faculte qui manque a l'Anglais, cette emotion affectueuse qui +s'exprimait par des larmes, lorsqu'il etait touche, et par des +mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il +demanda a son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait +mourant, dans le poste de la _Victoire_. + +Mon pere s'etait leve pour partir, mais l'amiral, avec cette +bienveillance qu'il temoigna toujours a la jeunesse, et qui avait +ete un instant glacee par l'inopportune splendeur de mes habits, +continua a se promener devant nous, en jetant des phrases breves +et substantielles pour m'encourager et me conseiller. + +-- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune +gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffes au rouge, qui +ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans +la Mediterranee et nous les retrouverons. Quelle troupe +fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en designer un pour une +tache difficile, je repondais a l'amiraute de prendre le premier +venu, car le meme esprit les animait tous. Si nous avions pris +dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais declare notre tache bien +remplie, tant que le vingtieme aurait navigue sur les mers. Vous +savez ce qu'il en etait chez nous, Stone. Vous avez passe trop de +temps sur la Mediterranee, pour que j'aie besoin de vous en dire +quoi que ce soit. + +-- J'espere etre sous vos ordres, Mylord, dit mon pere, la +prochaine fois que nous les rencontrerons. + +-- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel! +je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donne une +secousse. Ce coquin de Bonaparte pretend nous abaisser. Qu'il +essaie et que Dieu favorise la bonne cause! + +Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en +l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire. + +Voyant mes yeux fixes sur lui, il sourit et se tourna vers mon +pere. + +-- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en +posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la +flotte a ce propos? + +-- Que c'etait un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se +mettre en travers de votre ecubier. + +-- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune +gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre etincelle de l'ardeur +que j'ai mise a servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que +vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, +vous vous souviendrez que le conseil que je donne a un officier, +c'est qu'il ne fasse rien a moitie, par demi mesures. Mettez votre +enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre +faute, le pays vous confiera un autre enjeu de meme valeur. Ne +vous preoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule +dont vous ayez besoin, consiste a vous mettre bord a bord avec +l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. +N'ayez jamais une arriere pensee pour vos aises, pour votre propre +vie, car votre vie ne vous appartient plus a partir du jour ou +vous avez endosse l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il +faut la depenser sans compter pour peu que le pays en retire le +moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone? + +-- Est, sud-est, dit mon pere sans hesitation. + +-- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, +quoique pour ma part, j'eusse prefere tacher de les attirer au +large. + +-- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous +les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon pere. + +-- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas +etonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous +rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant +Toulon, Stone, alors que nous n'avions a bord ni poudre, ni boeuf, +ni vin, ni porc, ni farine, pas meme des cables, de la toile et du +filin de reserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des +cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas a voir le premier +Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand meme nous n'avons +pas lache prise. Neanmoins, je crains que la-bas, nous n'ayons pas +fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on +illumine les fenetres a la nouvelle d'une grande bataille, mais on +ne comprend pas qu'il nous serait plus aise de recommencer six +fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour +le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette +nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une +bataille corps a corps. + +-- Puisse-je etre avec vous, mylord! dit gravement mon pere. Mais +nous vous avons deja pris trop de temps et je n'ai plus qu'a vous +remercier de votre bonte et a vous offrir tous mes souhaits. + +-- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je +puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose +faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant +ses yeux sur moi, vous avez ete mieux partage pour la repartition +des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais +je n'ai songe, jamais je n'ai pu songer a gagner de l'argent. + +Mon pere expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis etait mon +oncle, qu'il s'etait charge de moi et que je demeurais chez lui. + +-- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit +Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinees et des +protections, on peut passer par-dessus la tete des vieux officiers +de marine, fut-on incapable de distinguer la poupe d'avec la +cuisine, ou une caronade d'avec une piece longue de neuf. +Neanmoins... Mais que diable se passe-t-il? + +Le valet de pied s'etait precipite soudain dans la chambre, mais +il s'arreta devant le regard de colere que lui lanca l'amiral. + +-- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous des que cela +arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. +-- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'ecria Nelson en la +saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en +rompre les cachets avec la main qui lui restait. + +Lady Hamilton accourut a son aide, mais elle eut a peine jete les +yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri percant, +porta la main a ses yeux et se laissa choir evanouie. + +Mais je ne pus m'empecher de reconnaitre qu'elle se laissa choir +fort habilement et que, malgre la perte de ses sens, elle eut la +bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume +et de prendre une attitude classique et gracieuse. + +Quant a lui, l'honnete marin, il etait si incapable de supercherie +et d'affectation, qu'il ne les soupconnait point chez autrui, +aussi courut-il tout affole a la sonnette, pour reclamer a grands +cris domestiques, medecin, sels, en jetant des mots incoherents +dans sa douleur, se repandant en paroles si passionnees, si emues, +que mon pere jugea plus discret de me tirer par la manche, comme +pour m'avertir qu'il nous fallait sortir a la derobee. + +Nous le laissames donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la +tete tant il etait emu de pitie pour cette femme superficielle qui +n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le +chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire +prete a l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir a +poursuivre la flotte francaise sur un parcours de sept mille +milles a travers l'Ocean, a la rencontrer enfin et a la vaincre. + +Cette victoire devait limiter aux conquetes continentales +l'ambition de Napoleon, mais elle couterait a notre grand marin la +vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son +existence, comme je souhaiterais qu'il vous advint a tous. + + +XIV -- SUR LA ROUTE + + +Deja approchait le jour de la grande bataille. + +La guerre sur le point d'eclater et Napoleon qui devenait de plus +en plus menacant n'etaient que des objets de second ordre pour +tous les sportsmen et en ce temps-la les sportsmen formaient bien +la moitie de la population. + +Dans le club patricien, dans la taverne plebeienne, dans le cafe +que frequentait le negociant, dans la caserne du soldat, a Londres +et dans les provinces, la meme question passionnait toute la +nation. + +Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des +details sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui etait +retourne dans son pays natal pour s'entrainer et qu'on savait etre +sous la direction immediate du capitaine Barclay, l'expert. + +D'un autre cote, bien que mon oncle n'eut pas encore designe son +champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fut Jim, et +les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance +lui valurent bon nombre de parieurs. + +Toutefois, la cote etait en faveur de Wilson et les gens de +l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu'a +Londres l'opinion etait partagee. + +Deux jours avant le combat, on donnait Wilson a trois contre deux, +dans tous les clubs du West End. + +J'etais alle deux fois voir Jim a Crawley, dans l'hotel ou il +etait installe pour son entrainement et je l'y trouvai soumis au +severe regime en usage. +Depuis la pointe du jour jusqu'a la tombee de la nuit, il courait, +sautait, frappait sur une vessie suspendue a une barre ou +s'exercait contre son formidable entraineur. + +Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de sante debordante. + +Il avait une telle confiance dans le succes que mes apprehensions +s'evanouirent a la vue de sa vaillante attitude et quand +j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille. + +-- Mais je m'etonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me +dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voila +devenu boxeur, et a la solde de votre oncle, tandis que vous etes +a la ville et passe Corinthien. Si vous n'aviez pas ete le +meilleur, le plus sincere petit gentleman du monde, c'est vous qui +auriez ete mon patron d'ici peu de temps au lieu d'etre mon ami. + +En contemplant ce superbe gaillard a la figure distinguee, aux +traits fins, en pensant a ses belles qualites, aux impulsions +genereuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il +regardat mon amitie comme une marque de condescendance, que je ne +pus retenir un bruyant eclat de rire. + +-- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant +fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense? + +Cette question etait une colle. + +Je dus me borner a repondre d'un ton mal assure que, si redevable +que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et +qu'assurement j'etais assez grand pour choisir mes amis. + +Les doutes de Jim etaient fondes jusqu'a un certain point. Mon +oncle s'opposait tres nettement a ce qu'il y eut entre nous la +moindre intimite. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres +choses a desapprouver dans ma conduite, celle-la perdait de son +importance. + +Je crains de lui avoir cause bien des desappointements. + +Je n'avais invente aucune excentricite, bien qu'il eut eu la bonte +de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais a +"sortir de l'orniere", selon son expression, et a m'imposer a +l'attention du monde etrange au milieu duquel il vivait. + +-- Vous etes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous +croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant +d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de +force dans ce genre, serait extremement goute. Il y avait un +capitaine des gardes qui est arrive a se faire un grand succes +dans la societe en pariant une petite somme qu'il le ferait. +Madame Lieven, qui est extremement exigeante, l'invitait +frequemment a ses soirees rien que pour qu'il put s'exhiber. + +Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit. + +-- Vous etes tout de meme un peu difficile, dit-il en haussant les +epaules. Etant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position +en continuant ma reputation de gout delicat. Si vous aviez declare +la guerre au mauvais gout, le monde de la _fashion_ se serait +empresse de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos +traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre +concurrence a la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. +Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous etes +incapable d'attention pour les moindres details. Regardez vos +souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaine de +montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai +laisse voir trois, mais c'etait aller trop loin et en ce moment, +je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, +mais je ne vous crois pas destine a atteindre la situation sur +laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent. + +-- Je suis desole de vous avoir cause ces desillusions, monsieur, +dis-je. + +-- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous etes pas +trouve plus tot sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous +modeler de facon a satisfaire meme mes propres aspirations. +J'avais un frere cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de +mon mieux pour lui, mais il pretendait mettre des cordons a ses +souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de +Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garcon a fini par se +jeter dans les livres et il a vecu et il est mort cure de village. +C'etait un brave homme, mais d'une banalite... et il n'y a pas +place dans la societe pour les gens depourvus de relief. + +-- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, +dis-je. Mais mon pere a le plus grand espoir que Lord Nelson me +trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four a la ville, +je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontes que vous +m'avez temoignees en vous chargeant de moi et j'espere que, si je +recois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur. + +-- Il pourrait bien arriver que vous parveniez a la hauteur que je +m'etais assignee pour vous, mais que vous y parveniez par un autre +chemin, dit mon oncle. Il y a a la ville des hommes, tels que Lord +Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les societes les +plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation +que leurs services dans la marine. + +Ce fut dans l'apres-midi du jour qui precedait le combat, qu'eut +lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet +sanctuaire de sa maison de Jermyn Street. + +Il etait vetu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, +qu'il portait ordinairement pour aller a son club, et il avait le +pied pose sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le +traitait pour un commencement de goutte. + +Etait-ce l'effet de la souffrance, etait-ce peut-etre celui du +desappointement que lui avait cause mon avenir, mais ses facons +avec moi etaient plus seches que d'ordinaire et il y avait, je le +crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de +mes defauts. + +Quant a moi, cette explication me fut un soulagement, car mon pere +etait parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait +de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur +l'esprit etait l'idee de la peine que j'aurais a quitter mon oncle +sans detruire les plans qu'il avait formes a mon sujet. + +J'avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle +j'etais si peu fait, j'etais pareillement excede de ces propos +egoistes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits- +maitres qui pretendaient se faire regarder comme le centre de +l'univers. + +Peut-etre le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes +levres quand je l'entendis parler de la surprise dedaigneuse qu'il +avait eprouvee, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les +hommes qui avaient sauve le pays de l'aneantissement. + +-- A propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne +et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons a +Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir +Lothian Hume et son champion sont a Reigate. J'ai retenu des lits +pour nous deux a l'hotel Georges. A ce que l'on me dit, +l'affluence depassera tout ce que l'on a vu jusqu'a ce jour. +L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours desagreable, +mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven +disait qu'il n'y avait pas un lit disponible a vingt milles autour +de Crawley et qu'on faisait payer trois guinees par nuit. J'espere +que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera a la +hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'event plus que +je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage a fond, +car il a fait chez Limmer un pari supplementaire de cinq mille +contre trois mille sur Wilson. D'apres ce que je sais de l'etat de +ses affaires, il sera serieusement entame si nous l'emportons... +Eh bien, Lorimer? + +-- Une personne qui desire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau +valet. + +-- Vous savez que je ne recois personne jusqu'a ce que ma toilette +soit achevee. + +-- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfonce la +porte. + +-- Enfonce la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne +l'avez-vous pas mis dehors? + +Un sourire passa sur la figure du domestique. + +Au meme instant, on entendit dans le corridor une voix de basse +profonde. + +-- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garcon. +Autrement, ce sera tant pis pour vous. + +Il me sembla que j'avais deja entendu cette voix, mais lorsque +par-dessus l'epaule du domestique j'entrevis une large face +charnue, bovine, avec un nez aplati a la Michel-Ange au centre, je +reconnus aussitot l'homme que j'avais eu pour voisin au souper. + +-- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. +-- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa +volumineuse personne dans la piece. C'est Bill War, le tenancier +du cabaret _a la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux +cote pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on +me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ca me pousse si vite, que +j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, +monsieur, j'en ai attrape assez pour faire un champion des petits +poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine a croire en me +voyant que, meme apres m'etre battu avec Mendoza, j'etais capable +de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui +entoure le ring, avec l'agilite d'un petit cabri, mais, +maintenant, si je lancais mon castor dans le ring, je n'arriverais +jamais a le ravoir, a moins que le vent ne l'en fasse sortir, car +le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour +le rattraper. Je vous presente mes respects, jeune homme, et +j'espere que vous etes en bonne sante. + +Une expression de vive contrariete avait paru sur la figure de mon +oncle, en voyant envahir ainsi son sejour intime. Mais c'etait une +des necessites de sa situation de rester en bons termes avec les +professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire +l'amenait. + +Pour toute reponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un +regard significatif. + +-- C'est chose importante, Sir Charles, et ca doit rester entre +vous et moi. + +-- Vous pouvez sortir, Lorimer... A present, War, de quoi s'agit- +il? + +Le boxeur s'assit fort tranquillement a cheval sur une chaise, en +posant ses bras sur le dossier. + +-- J'ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. +-- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'ecria mon oncle avec +impatience. + +-- Des renseignements de valeur. + +-- Allons, expliquez-vous. + +-- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pincant +les levres. + +-- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez. + +Le boxeur eut un sourire affirmatif. + +-- Oui, mais je n'achete rien de confiance. Vous me connaissez +assez pour ne pas jouer ce jeu-la avec moi. + +-- Je vous connais pour ce que vous etes, Sir Charles, c'est-a- +dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez- +vous, si je me servais de ca contre vous, ca me mettrait des +centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira +pas. Bill War a toujours ete pour le bon sport et le franc jeu. Si +je m'en sers pour vous, j'espere que vous ferez en sorte que je +n'y perde pas. + +-- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos +informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour +vous. + +-- On ne saurait parler plus franchement que ca. Nous nous en +contenterons, patron, et vous vous montrerez genereux comme vous +avez toujours passe pour l'etre. Eh bien, notre homme, Jim +Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, +sur la dune de Crawley pour un enjeu. +-- Eh bien, apres? + +-- Connaitriez-vous par hasard quelle etait la cote hier? + +-- Elle etait a trois contre deux sur Wilson. + +-- C'est ca meme, patron. Trois contre deux, voila ce qui a ete +offert dans le salon de mon bar. Savez vous ou en est la cote +aujourd'hui? + +-- Je ne suis pas encore sorti. + +-- Eh bien! je vais vous le dire, elle est a sept contre un sur +votre homme. + +-- Vous dites? + +-- Sept contre un, patron, pas moins. + +-- Vous dites des betises, War. Comment peut-il se faire que la +cote ait passe de trois contre deux a sept contre un? + +-- Je suis alle chez Tom Owen, je suis alle au _Trou dans le Mur_, +je suis alle a _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser a +sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de +l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la meme proportion +qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, +dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'a Stepney. + +L'expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit +que l'affaire etait vraiment serieuse pour lui. Puis il haussa les +epaules avec un sourire d'incredulite. + +-- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en +bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu? + +-- Il allait tres bien, hier, monsieur. + +-- S'il etait arrive quelque chose de facheux, j'en aurais ete +informe. + +-- Mais peut-etre qu'il ne lui est rien arrive de facheux _pour le +moment_, dit War. + +-- Que voulez-vous dire? + +-- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous +savez que c'est un homme qui ne doit guere inspirer de confiance +en tout temps et qu'il en veut a votre homme, parce qu'il a ete +battu par lui dans le hangar aux voitures. + +"Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorte +des trois plus fieffes coquins qu'il y ait a Londres. Ces trois- +la, c'etaient Ike-le-Rouge, celui qui a ete exclu du ring pour +avoir triche avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait +sa mere pour une piece de sept shillings; le troisieme etait Chris +Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du +cote de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre +types de beaute, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient +en tenir, excepte Chris, un lapin trop malin pour se griser quand +il y a une affaire en train. De mon cote, je les fais entrer au +salon. + +"Ce n'etait pas que la chose en valut la peine, mais je craignais +qu'ils ne commencent a chercher noise a mes clients et je ne +voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant +devant le comptoir. Je leur sers a boire et je reste avec eux, +rien que pour les empecher de mettre la main sur le perroquet +empaille et les tableaux. + +"Bon! patron, pour abreger, ils se mirent a parler du combat et +ils eclaterent de rire a l'idee que le jeune Harrison pourrait +gagner, tous, excepte Chris qui restait a faire des signes et des +grimaces aux autres, tellement, qu'a la fin Berks fut sur le point +de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine. + +"Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ca n'etait pas bien +difficile a voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit pret a parier +un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas. + +"Donc, je me leve pour aller chercher une autre bouteille de +delie-langues et je me mets derriere le guichet ferme d'un volet +par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. +Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais ete attable avec +eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient. + +"Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait apres eux, parce +qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe +Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb +de l'interpeller davantage. + +"Comme ca, Chris se mit a les raisonner, car il avait peur de +Berks et il leur demanda s'ils voulaient decidement etre en etat +de faire la besogne le lendemain matin et si le patron +consentirait a payer en voyant qu'ils s'etaient grises et qu'il ne +fallait pas compter sur eux. + +"Ca les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda a +quelle heure on partirait. + +"Chris leur dit que tant que l'hotel _Georges_ a Crawley ne serait +pas ferme, on pourrait travailler a cela. +"-- C'est bien mal paye pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge. + +"-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit baton plombe +de sa poche de cote. Pendant que trois de vous le tiendront a +terre, je lui casserai l'os du bras avec ca. Nous aurons gagne +notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison. + +"-- Il se defendra, dit Berks. + +"-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat. + +"Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai +vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait +a des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais +assez haute. + +"Voila ou on en est, patron, et vous savez ce que ca signifie, +mieux que Bill War ne pourrait vous le dire. + +-- Tres bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis tres +oblige de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y +perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins +ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service +en attirant mon attention de ce cote. Je compte vous voir demain +aux Dunes. + +-- Mr Jackson m'a prie de me charger de la garde du ring. + +-- Tres bien. J'espere que nous aurons un loyal et bon combat. +Bonsoir et merci. + +-- Mon oncle avait conserve son attitude un peu narquoise pendant +que War etait present, mais celui-ci avait a peine referme la +porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne +lui avais jamais vu. + +-- Il faut que nous partions a l'instant pour Crawley, mon neveu, +dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute a perdre. Lorimer, +faites atteler les juments baies a la voiture. Mettez-y le +necessaire de toilette et dites a William qu'il soit devant la +porte le plus tot possible. + +-- J'y veillerai, monsieur, dis-je. + +Et je courus a la remise de Little Ryder Street ou mon oncle +logeait ses chevaux. + +Le garcon d'ecurie etait absent et je dus envoyer un lad a sa +recherche. Pendant ce temps-la, aide du palefrenier, je tirai +dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs +boxes. + +Il fallut une demi-heure, peut-etre trois quarts d'heure, avant +que tout fut en place. + +Lorimer attendait deja dans Jermyn Street avec les inevitables +paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de +la porte ouverte, vetu de son grand habit de cheval couleur faon. + +Sa figure pale etait d'un calme impassible et ne laissait rien +voir des emotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son +ame. + +J'en etais certain. + +-- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-etre des +difficultes a vous trouver un lit. Tenez-leur la tete, William. +Montez, mon neveu. Hola! War, qu'y a-t-il encore? + +Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa +corpulence. + +-- Rien qu'un mot de plus avant votre depart, Sir Charles, dit-il +tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre +hommes en question etaient partis pour Crawley a une heure. + +-- Tres bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied. + +-- Et la cote est montee a dix contre un. + +-- Lachez la tete, William. + +-- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberte. +Mais a votre place, j'emporterais mes pistolets. + +-- Merci, je les ai. + +La longue laniere claqua entre les oreilles du cheval de tete. Le +groom s'elanca a terre et l'on passa de Jermyn Street a Saint +James Street et de la a Whitehall avec une rapidite qui indiquait +que les vaillantes juments n'etaient pas moins impatientes que +leur maitre. + +L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et +demie quand nous franchimes comme au vol le pont de Westminster. + +L'eau se refleta au-dessous de nous aussi vite que l'eclair, puis +on roula entre les deux rangees de maisons aux murailles brunes +formant l'avenue qui nous avait menes a Londres. Nous etions +arrives a Streatham, quand il rompit le silence. + +-- J'ai un enjeu considerable, mon neveu, dit-il. + +-- Et moi aussi, repondis-je. + +-- Vous! s'ecria-t-il avec surprise. + +-- J'ai mon ami, monsieur! + +-- Ah! oui, j'avais oublie. Vous avez votre excentricite, apres +tout, mon neveu. Vous etes un ami fidele, ce qui est chose rare +dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et +celui-la... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je +crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons a Crawley. + +-- Je le crains aussi. + +-- En ce cas, nous arriverons peut-etre trop tard. + +-- Dieu fasse que non, Monsieur. + +-- Nous sommes derriere les meilleures betes qui soient en +Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes +encombrees, avant que nous arrivions a Crawley. + +"Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits +parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait +pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont ete +engages pour estropier mon homme. + +"Des lors, qui peut bien les avoir pris a gage, qui peut y etre +interesse? A moins que ce ne soit... + +"Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je +sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et +chez White. Je sais qu'il a joue une grosse somme sur cet event et +qu'il s'y est engage avec une temerite qui fait croire a ses amis +qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le resultat. + +"Par le ciel! Comme tout cela s'enchaine. S'il en etait ainsi... + +Il retomba dans le silence, mais je vis reparaitre cette +expression de froideur farouche que j'avais remarquee en lui, le +jour ou lui et sir John Lade couraient cote a cote sur la route de +Godstone. + +Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey +et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues +continuaient a bourdonner et les sabots a frapper sans se +ralentir. + +Un vent frais nous soufflait a la figure, quoique les feuilles +pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'etendaient au- +dessus de la route. + +Les bords dores du soleil venaient a peine de disparaitre derriere +les chenes de la cote de Reigate quand les juments inondees de +sueur arriverent devant l'hotel de _la Couronne_ a Red Hill. + +Le proprietaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour +saluer un Corinthien aussi connu que l'etait Sir Charles +Tregellis. + +-- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle. + +-- Oui, Sir Charles. + +-- Est-il passe? + +-- Oui, Sir Charles. Il devait etre environ quatre heures, bien +qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en +jurer. Il y avait la lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un +autre. Ils avaient entre les brancards une bete de sang. Ils +l'avaient menee a fond de train, car elle etait couverte d'ecume. + +-- Voila, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant +que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est +qu'evidemment, ils tenaient a faire leur coup de bonne heure. + +-- Jim et Belcher seraient certainement de force a leur tenir tete +a tous les quatre, suggerai-je. + +-- Si Belcher etait avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne +saurait prevoir quelle diablerie ils ont arrangee. Que nous le +trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment +jusqu'a ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter +la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espere, seulement que +ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il +faut qu'ils aient ete a l'avance bien certains de reussir, pour +que la cote ait monte a un pareil chiffre, et c'est la ce qui +m'inquiete. + +-- Mais assurement, ils n'ont rien a gagner a commettre une +pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent a blesser Jim, la lutte +ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas decides. + +-- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un +prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins +qui infestent le ring, ne tarderaient pas a rendre tout sport +impossible, mais ici il en est autrement. D'apres les conditions +du pari, je dois perdre, a moins que je ne presente un homme dans +une certaine limite d'age, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. +Vous devez vous souvenir que je n'ai point nomme mon homme; C'est +dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires +le savent aussi, mais les arbitres et le depositaire des enjeux +refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim +Harrison est hors de combat, ils nous repondraient qu'ils n'ont +pas ete dument informes que Jim Harrison etait notre champion. Les +conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent. + +Les craintes qu'avait exprimees mon oncle au sujet de +l'encombrement de la route ne furent que trop justifiees, car +lorsque nous eumes depasse Reigate, nous vimes un tel defile de +voitures de toute espece que, pendant les huit milles qui +restaient a parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval +dont les naseaux ne fussent a plus de quelques pieds de l'arriere +de la voiture ou carriole qui le precedait. + +Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui +s'eloignaient de Guildford a l'ouest, de Tunbridge a l'est, +avaient contribue pour leur part a grossir ce flot de _four in +hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ a cheval, si bien que la large +route de Brighton etait emplie d'un fosse a l'autre, d'une cohue +qui riait, criait, chantait et marchait dans la meme direction. + +Il etait impossible a quiconque eut contemple cette foule bigarree +de ne pas reconnaitre que la passion du ring, bonne ou mauvaise +peu importe, n'etait point le trait distinctif d'une certaine +classe, mais qu'elle etait une marque du caractere national, +profondement enracinee dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait +ete transmise de generation en generation, aussi bien au jeune +aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers +revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole +que trainait un bidet. + +La, je vis des hommes d'Etat et des soldats, des gentilshommes et +des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds +d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se demenait +avec la perspective de passer une nuit penible, rien que pour +avoir la chance d'assister a une lutte qui pouvait se terminer en +un seul round, chose impossible a prevoir. + +On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale. + +Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de +poussiere, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron +et les garcons se tenaient prets avec leurs plateaux charges de +pots debordants de mousse pour desalterer ces bouches pressees. + +Ces haltes pour boire la biere, cette rude camaraderie, la +cordialite, les incommodites accueillies par des eclats de rire, +cette impatience de voir la lutte, etaient autant de traits, qui +pouvaient etre qualifies de vulgaires, de populaires, par les gens +au gout difficile, mais quant a moi, maintenant que je prete +l'oreille aux lointains et vagues echos de notre temps passe, tout +cela me parait constituer l'ossature qui formait la charpente si +solide et si virile dont cette race antique etait constituee. + +Mais helas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain? + +Mon oncle, avec toute son habilete, n'arrivait pas a apercevoir un +passage dans cette masse en mouvement. + +Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des +escargots de Reigate a Horley, puis a la Croix de Povey, puis a la +bruyere de Lowfield, pendant que le jour faisait place au +crepuscule et qu'a celui-ci succedait la nuit. + +Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumees. + +C'etait un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui +s'etendait devant nous, que les replis de ce serpent aux ecailles +dorees qui se deroulait dans l'obscurite. + +Enfin! Enfin, nous apercumes l'immense et l'informe masse de +l'orme de Crawley qui nous dominait dans les tenebres, et nous +arrivames a l'entree de la rue du village ou toutes les fenetres +des cottages etaient eclairees, puis devant la haute facade du +vieil hotel _Georges_, ou l'on voyait de la lumiere a toutes les +portes, a toutes les vitres, a toutes les fentes en l'honneur de +la noble compagnie qui devait y passer la nuit. + + +XV -- JEU DELOYAL + + +L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour +dans le defile qui devait nous amener devant la porte. + +Il jeta les renes et une piece d'une couronne a un des individus +mal vetus qui encombraient l'allee des pietons, et se frayant +vivement passage a travers la foule, il poussa vers l'entree. + +Lorsqu'il parut dans la zone de lumiere que projetaient les +fenetres, on se demanda a voix basse quel pouvait etre cet +imperieux gentleman, a la figure pale, sous son manteau de cheval, +et un vide se forma pour nous laisser passer. + +Jusqu'alors je ne m'etais pas doute combien mon oncle etait +populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens +se mirent a crier a tue-tete: + +-- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour +votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien! + +Cependant le maitre d'hotel attire par les acclamations accourait +a notre rencontre. + +-- Bonsoir, Sir Charles, s'ecria-t-il. Vous allez bien, j'espere? +Et vous reconnaitrez, j'en suis sur, que votre champion fait +honneur au _Georges_. + +-- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle. + +-- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une +peinture. Oui, il est en etat de gagner un royaume a la lutte. +Mon oncle eut un soupir de soulagement. + +-- Ou est-il? demanda-t-il. + +-- Il est rentre de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il +avait une affaire toute particuliere pour demain, dit le maitre +d'hotel avec un gros rire. + +-- Ou est Belcher? + +-- Le voici dans le salon du bar. + +En disant ces mots, il ouvrit la porte. + +Nous y jetames un coup d'oeil et nous vimes une vingtaine d'hommes +bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui +m'etaient devenues familieres pendant ma courte carriere au West- +End. + +Ils etaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une +soupiere pleine de punch. + +A l'autre bout, installe tres a son aise, parmi les aristocrates +et les dandys qui l'entouraient, etait assis le champion de +l'Angleterre, le magnifique athlete, renverse sur sa chaise, un +foulard rouge negligemment noue autour du cou, de la facon +pittoresque a laquelle son nom fut longtemps attache. + +Plus d'un demi-siecle s'est ecoule et j'ai vu ma part de beaux +hommes. + +Peut-etre cela tient-il a ce que je suis moi-meme d'assez petite +taille, mais c'est un des traits de mon caractere de trouver plus +de plaisir a la vue d'un bel homme qu'a celle de tout autre chef- +d'oeuvre de la nature. + +Neanmoins, pendant toute cette periode, je n'ai jamais vu un homme +plus beau que Jim Belcher et si je cherche a lui trouver un +pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le +second, Jim, dont je cherche a vous raconter le destin et les +aventures. + +Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de +mon oncle apparut sur le seuil. + +-- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commande +une fameuse epaule de mouton... Quelles nouvelles fraiches nous +apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette +hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens +sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?... + +Tout le monde parlait a la fois. + +-- Excusez-moi, gentlemen, repondit mon oncle, je me ferai un +devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je +pourrai. J'ai une affaire de quelque importance a regler. Belcher, +je voudrais vous dire quelques mots. + +Le champion vint nous rejoindre dans le corridor. + +-- Ou est votre homme, Belcher? + +-- Il est rentre dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze +heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte. + +-- Comment a-t-il passe la journee? + +-- Je lui ai fait faire de legers exercices, du baton, des +alteres, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il +nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. +Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le +savais pas aussi droit qu'une ligne a peche, j'aurais cru qu'il +jouait double jeu et pariait contre lui-meme. + +-- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai ete informe +de source sure qu'il y a un complot organise pour l'estropier et +que les gredins sont tellement certains de reussir qu'ils sont +prets a parier n'importe quelle somme qu'il ne se presentera pas. + +Belcher siffla entre ses dents. + +-- Je n'ai apercu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a +ete aupres de lui, personne ne lui a adresse la parole, si ce +n'est votre neveu et moi. + +-- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont +devances de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris. + +-- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. +Quels etaient les autres? + +-- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy. + +-- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est +sain et sauf, mais il serait peut-etre prudent que l'un ou l'autre +de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il +est confie a mes soins, je ne m'eloigne jamais beaucoup de lui. + +-- C'est dommage de l'eveiller. + +-- Il aura quelque peine a s'endormir avec tout ce vacarme dans la +maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor. + +Nous traversames les longs et bas et tortueux corridors de +l'auberge, construction a l'ancienne mode, jusqu'a l'arriere de la +maison. + +-- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un +signe de tete une porte a droite. Celle de gauche est la sienne. + +En disant ces mots, il l'ouvrit. + +-- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir. + +Et ensuite. + +-- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie? + +La petite chambre nous apparut dans toute son etendue, fortement +eclairee par une lampe de cuivre posee sur la table. Les draps +n'avaient pas ete tires, mais des plis sur la courtepointe +montraient qu'on s'etait etendu dessus. + +Une moitie du volet a claire-voie se balancait sur ses gonds, une +casquette de drap jetee sur la table, voila tout ce qui restait de +celui qui occupait la chambre. + +Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tete. + +-- Nous sommes arrives trop tard a ce qu'il parait. + +-- Voici sa casquette, monsieur. Ou diable peut-il etre alle tete +nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim! +Jim! appela-t-il. + +-- Il est certainement sorti par la fenetre, s'ecria mon oncle. Je +suis persuade que ces bandits l'ont attire au-dehors par quelque +artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour +m'eclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses +pieds sur la plate-bande de fleurs. + +Le maitre de l'hotel et deux ou trois des Corinthiens, qui se +trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond +de la maison. + +L'un d'eux ouvrit la porte de cote et nous nous trouvames dans le +jardin potager et la, groupes sur l'allee sablee, nous pumes +abaisser la lampe jusqu'a la terre molle, fraichement remuee, qui +se trouvait entre nous et la fenetre. + +-- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir +ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est +ceci? Quelque autre est venu ici. + +-- Une femme! m'ecriai-je. + +-- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu. + +Belcher lanca un juron avec conviction. + +-- Il n'a jamais dit un mot a aucune jeune fille du village. J'y +ai fait tout particulierement attention! Et dire que les voila qui +arrivent ainsi a un tel moment! + +-- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable +Berkeley Craven, qui avait quitte la societe reunie au salon du +bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivee +par le dehors et a frappe a la fenetre. Vous voyez ici et ici +encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans +la direction de la maison, tandis que les autres traces sont +tournees en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie. + +-- Voila qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous +separer pour chercher dans des directions diverses, a moins que +quelque indice nous revele ou ils sont alles. + +-- Il n'y a qu'une allee qui conduise hors du jardin, dit le +maitre de l'hotel, en se mettant a notre tete. Il donne sur cette +ruelle ecartee qui conduit aux ecuries. L'autre bout va rejoindre +la petite route. + +Soudain apparut la forte lumiere jaune d'une lanterne d'ecurie qui +dessina un rond brillant dans l'obscurite, et un palefrenier +sortit dans la cour en flanant. + +-- Qui va la? cria le maitre de l'hotel. + +-- C'est moi, patron, Bill Shields. + +-- Depuis quand etes-vous ici, Bill? + +-- Patron, voici une heure que je suis dans les ecuries a aller et +venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est +pas la peine d'essayer et j'ose a peine leur donner a manger, car +pour peu qu'ils tiennent plus de place... + +-- Venez par ici, Bill, et faites attention a vos reponses, car +une erreur peut vous couter votre place. Avez-vous vu quelqu'un +passer dans le sentier? +-- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une +casquette en poil de lapin. Il etait la, a flaner, aussi, je lui +ai demande qu'est-ce qu'il avait a faire, car sa figure ne +m'allait pas, non plus que sa facon de reluquer aux fenetres. J'ai +tourne la lanterne de l'ecurie sur lui, mais il a baisse la tete, +et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges. + +Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa +figure s'etait encore assombrie. + +-- Qu'est-il devenu? demanda-t-il. + +-- Il s'est esquive et je ne l'ai plus vu, monsieur. + +-- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par +exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier? + +-- Non, monsieur. + +-- Rien entendu d'extraordinaire? + +-- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque +chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles +de Londres sont dans le village... + +-- Eh bien! qu'etait-ce? + +-- Eh bien! monsieur, c'etait comme qui dirait un cri parti de la- +bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrape un mauvais coup. Je +me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je +n'ai pas fait grande attention. + +-- De quel cote partait ce cri? +-- Du cote de la route, monsieur. + +-- Venait-il de loin? + +-- Non, monsieur, je suis sur que ca venait de deux cents yards au +plus. + +-- Un seul cri? + +-- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une +voiture passer a fond de train sur la route. Je me rappelle que +j'ai trouve singulier que l'on quittat Crawley en voiture, dans +une nuit comme celle-ci. + +Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous +descendimes le sentier, groupes derriere lui. + +Le sentier aboutissait a angle droit sur la route. + +Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps a chercher. + +La forte lumiere eclaira soudain quelque chose qui amena un +gemissement sur mes levres et un apre juron sur celle de Belcher. + +A la surface blanchie de la poussiere de la route s'allongeait une +trainee ecarlate et pres de la tache de mauvais augure, gisait un +petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War +l'avait mentionne le matin. + + +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY + + +Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley +Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillames toute la +campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais +a part cette trace inquietante sur la route, on ne decouvrit pas +le moindre indice de ce qui lui etait arrive. + +Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sur son +compte. + +Le cri isole, jete dans la nuit et dont le palefrenier avait +parle, etait l'unique preuve qu'une tragedie avait eu lieu. + +Divises en petits groupes, nous battimes tout le pays jusqu'a East +Grintead et meme Bletchingley et le soleil etait deja assez eleve +au-dessus de l'horizon lorsque nous fumes de retour a Crawley, le +coeur gros et accables de fatigue. + +Mon oncle, qui s'etait rendu en voiture a Reigate, dans l'espoir +d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'a sept +heures passees et un coup d'oeil, jete sur sa figure, nous apprit +des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures a +nous. + +Nous tinmes conseil autour de la table ou nous etait servi un +dejeuner qui ne nous tentait guere et auquel avait ete invite Mr +Berkeley Craven, en sa qualite d'homme de bon conseil et de grande +experience en matiere de sport. + +Belcher etait a moitie fou de voir tourner ainsi brusquement +toutes les peines qu'il s'etait donnees pour cet entrainement. + +Il etait incapable d'autre chose que de lancer de delirantes +menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les +arranger de belle facon des qu'il les rencontrerait. + +Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et +tambourinait avec ses doigts sur la table. + +Moi, j'avais le coeur gros, j'etais sur le point de cacher ma +figure dans mes mains et de fondre en larmes, a la pensee de +l'impuissance ou j'etais de secourir mon ami. + +Mr Berkeley Craven, homme du monde a la figure florissante, etait +le seul d'entre nous qui parut avoir garde a la fois, son sang- +froid et son appetit. + +-- Voyons, la lutte devait avoir lieu a dix heures, n'est-ce pas? +demanda-t-il. + +-- C'etait convenu ainsi. + +-- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais: +"c'est fini" Tregellis. Votre champion a trois heures pour +revenir. Mon oncle hocha la tete. + +-- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela +soit possible. Je le crains, dit-il. + +-- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune +femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. +Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui? + +Mon oncle m'interrogea du regard. + +-- Non, je n'en connais aucune. + +-- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il +n'y a pas le moindre doute a ce sujet. Elle est venue conter +quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune +homme ne peut se refuser a ecouter. Il est tombe dans le piege et +s'est laisse attirer dans quelque endroit ou les gredins +l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouve, je le +suppose, Tregellis? + +-- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle. + +-- Eh bien alors, il est evident que ces hommes n'ont aucun +interet a le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'etaient pas +certains peut-etre de faire a un jeune homme aussi solide assez de +mal pour le mettre absolument hors d'etat de se battre. Meme avec +un bras casse, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont deja +fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans +le moindre danger. Ils lui auront sans doute donne un coup sur la +tete pour l'empecher de faire trop de resistance, puis ils +l'auront emmene dans une ferme ou une etable ou ils le retiendront +prisonnier jusqu'a ce que l'heure de la lutte soit passee. Je vous +garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant +qu'avant. + +Cette theorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait +qu'elle m'otait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien +qu'au point de vue de mon oncle ce n'etait guere consolant. + +-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il. + +-- J'en suis convaincu. + +-- Mais cela ne nous aidera guere a remporter la victoire. + +-- C'est la le point essentiel, monsieur, s'ecria Belcher. Par le +Seigneur, je voudrais qu'on me permit de prendre sa place, meme +avec mon bras gauche attache sur mon dos. + +-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit +Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec +l'espoir que votre homme reviendra. + +-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on +m'oblige a payer l'enjeu dans de pareilles circonstances. + +Craven haussa les epaules. + +-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains +qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas +pourrait etre soumis aux juges, mais ils se prononceront contre +vous, cela ne fait aucun doute pour moi. + +Nous etions retombes dans un silence melancolique, quand tout a +coup Belcher sauta sur la table. + +-- Ecoutez, cria-t-il, ecoutez cela. + +-- Qu'est-ce que c'est? nous ecriames-nous d'une seule voix. + +-- C'est la cote. Ecoutez cela. + +Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui +venait du dehors, une seule phrase parvint a nos oreilles. + +-- Au pair sur le champion de Sir Charles. + +-- Au pair, s'ecria mon oncle. Elle etait a sept a un contre moi +hier. Qu'est-ce que cela signifie? + +-- Au pair sur les deux champions, repeta la voix. + +-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il +n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, +monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire. + +La rue du village etait encombree de monde, car les gens avaient +couche par douze ou quinze dans une meme chambre et des centaines +de gentlemen avaient passe la nuit dans leurs voitures. + +La foule etait si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de +l'hotel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une facon +epouvantable, etait vautre sur le seuil et n'avait pas l'air de +s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et +quelquefois sur lui. + +-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des +marches. + +-- Au pair, Jim, crierent plusieurs voix. + +-- Elle etait bien plus elevee en faveur de Wilson, quand je l'ai +entendue pour la derniere fois. + +-- Oui, mais il est arrive un homme qui l'a fait baisser bientot +et apres lui, on s'est mis a le suivre, si bien que maintenant +vous trouvez a parier au pair. + +-- Qui a commence? + +-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est etendu ivre sur les +marches. Il n'a cesse de boire, comme si c'etait de l'eau, depuis +qu'il est arrive en voiture a six heures, et il n'est pas etonnant +qu'il se trouve dans cet etat. + +Belcher se pencha et tourna la tete inerte de l'individu de facon +a ce qu'on vit ses traits. + +-- Il m'est inconnu, monsieur. + +-- Et a moi aussi, ajouta mon oncle. + +-- Mais pas a moi, m'ecriai-je. C'est John Cummings, le +proprietaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que +j'etais tout petit et je ne saurais m'y tromper. + +-- Et que diable celui-la peut-il savoir de l'affaire? dit Craven. + +-- Rien du tout, selon toute probabilite, repondit mon oncle. Je +vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, proprietaire, car +l'odeur de cette cohue est epouvantable. Mon neveu, je crois que +vous n'arriverez pas a tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni +a lui faire dire ce qu'il sait. + +Ce fut en vain que je le secouai par les epaules, que je lui criai +son nom aux oreilles. Rien n'etait capable de le tirer de cette +ivresse beate. + +-- Eh bien! voila une situation unique, aussi loin, que remonte +mon experience, dit Berkeley Craven. Nous voici a deux heures de +la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme +pour vous representer. J'espere que vous ne vous etes pas engage +de facon a perdre beaucoup, Tregellis? + +Mon oncle haussa les epaules et prit une pincee de son tabac de ce +geste large, inimitable, que jamais personne ne s'etait risque a +imiter. + +-- Tres bien, mon garcon, dit-il, mais il est temps que nous +pensions a nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit +m'a laisse quelque peu _effleure_ et je ne serais pas fache de +rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce +doit etre ma derniere ruade, au moins elle sera lancee par un +sabot bien cire. + +J'ai entendu un homme qui avait voyage dans les regions incultes, +dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais etaient +proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion +pour le sport et leur aptitude a ne point laisser percer +l'emotion. + +Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-la, car +je ne crois pas que jamais victime liee au poteau ait eu sous les +yeux une perspective aussi cruelle. + +Non seulement une bonne partie de sa fortune etait en jeu, mais +encore, il s'agissait de la situation terrible ou il allait se +trouver devant cette foule immense, parmi laquelle etaient bien +des gens qui avaient risque leur argent d'apres son jugement, et +il se verrait peut-etre au dernier moment reduit a faire des +excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion a presenter. + +Quelle situation pour un homme qui s'etait toujours fait gloire de +son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les +entreprises avec un grand succes. + +Moi qui le connaissais bien, je voyais a la couleur livide de ses +joues et a l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait +reellement plus ou donner de la tete. Mais un etranger qui eut vu +son attitude degagee, la facon dont il faisait voltiger son +mouchoir brode, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il +agitait ses manchettes, n'eut jamais cru que cette sorte de +papillon put avoir le moindre souci terrestre. + +Il etait bien pres de neuf heures lorsque nous fumes prets a +partir pour les dunes de Crawley. + +A ce moment-la, la voiture de mon oncle etait presque la seule qui +restat dans la rue du village. Les autres voitures etaient restees +la nuit, avec leurs roues entrecroisees, les brancards de l'une +poses sur la caisse de l'autre en rangs aussi serres qu'on avait +pu les mettre, depuis la vieille eglise jusqu'a l'orme de Crawley +et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille +de longueur. + +A ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, +presque deserte. + +On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants. + +Hommes, chevaux, voitures, tout etait parti. + +Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement +avec un soin meticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route +et dans les deux sens un coup d'oeil ou se voyait cependant encore +quelque espoir avant de monter en voiture. + +J'etais assis en arriere avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven +prit place a cote de mon oncle. + +La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau +couvert de bruyeres qui s'etend a bien des milles dans tous les +sens. + +Des files de pietons, pour la plupart si fatigues, si couverts de +poussiere qu'ils avaient evidemment fait a pied et pendant la nuit +les trente milles qui les separaient de Londres, marchaient d'un +pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en +grimpant la longue pente bigarree qui grimpait au plateau. + +Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monte, +attendait a la croisee des routes, et quand il eut lance son +cheval d'un coup d'eperon jusqu'a nous, je reconnus la belle +figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza. + +-- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir +Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, a un demi- +mille sur la gauche. + +-- Tres bien, dit mon oncle, en tirant sur les renes des juments +pour prendre la route qui debouchait a cet endroit. + +-- Vous n'avez pas amene votre homme la-bas, remarqua Mendoza d'un +air un peu soupconneux. + +-- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton +furieux. + +-- Cela nous fait beaucoup a nous tous, car on raconte d'etranges +histoires. + +-- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez +bien vous repentir de les avoir ecoutees. + +-- _All right_, Jim! A ce que je vois, votre dejeuner de ce matin +n'est pas bien passe. + +-- Les autres sont-ils arrives? dit mon oncle, d'un air +insouciant. + +-- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est la-bas avec les +cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la +plupart des gardiens du ring sont a leur poste. + +-- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se +remettant en marche. Il est possible que les autres soient en +retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate. + +-- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven. + +-- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain +jusqu'au dernier moment. + +-- Naturellement, monsieur, s'ecria Belcher, je n'aurais jamais +cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un +qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, +et voir comment cela tournera. + +Il nous arriva un bruit pareil a celui que font les vagues sur la +plage, bien avant que nous fussions en presence de cette immense +multitude. + +Enfin, a un plongeon brusque que fit la route, nous vimes cette +foule, ce tourbillon d'etres humains se deployant devant nous, +avec un vide tournoyant au centre. + +Tout autour, les voitures et les chevaux etaient dissemines par +milliers a travers la lande. Les pentes etaient animees par la +presence de tentes et de boutiques improvisees. + +On avait choisi pour emplacement du ring un endroit ou l'on avait +pratique dans le sol une grande cuvette, de facon que le contour +format un amphitheatre naturel d'ou tout le monde put bien voir ce +qui se passait au centre. + +A notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui +etait placee sur les bords et par consequent le plus proche de +nous et ces acclamations se repeterent dans toute la multitude. + +Un instant apres, on entendit de grands cris qui commencaient a +l'autre bout de l'arene. + +Toutes les figures, qui etaient tournees vers nous, se +retournerent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan +passa du blanc au noir. + +-- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et +Craven. + +En nous tenant debout sur notre voiture, nous pumes apercevoir la +cavalcade qui approchait des Dunes. + +Elle commencait par la spacieuse barouche ou etaient assis Sir +Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son +entraineur. + +Les postillons avaient a leur coiffure des flots de faveurs jaune +serin. C'etait la couleur sous laquelle devait lutter Wilson. + +Derriere la voiture venaient a cheval une centaine au moins de +gentlemen de l'Ouest, puis une file, a perte de vue, de _gigs_, de +_tilburys_, de voitures. + +Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche +arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction. + +Sir Lothian Hume nous apercut et donna a ses postillons l'ordre +d'arreter. + +-- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied a terre. J'ai cru +reconnaitre votre voiture rouge. Voila une belle matinee pour la +lutte. + +Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans repondre. + +-- Je suppose, puisque nous voila tous presents, que nous pouvons +commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux +facons de son interlocuteur. + +-- Nous commencerons a dix heures. Pas une minute plus tot. + +-- Tres bien, puisque vous y tenez. A propos, Sir Charles, ou est +votre homme? + +-- C'est a vous que je devrais adresser cette question, Sir +Lothian. Ou est mon homme? + +Une expression d'etonnement se peignit sur les traits de Sir +Lothian, expression admirablement feinte si elle n'etait pas +vraie. + +-- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question? + +-- C'est que je tiens a le savoir. + +-- Mais comment puis-je repondre? Est-ce que c'est mon affaire? + +-- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire. + +-- Si vous aviez la bonte de vous expliquer un peu plus +clairement, il me serait peut-etre possible de vous comprendre. + +Tous deux etaient tres pales, tres froids, tres raides et +impassibles dans leur attitude, mais ils echangeaient des regards +comme s'ils croisaient le fer. + +Je me rappelai la reputation de terrible duelliste qu'avait Sir +Lothian et je tremblai pour mon oncle. + +-- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief +contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaitre +clairement. + +-- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a ete organise un +complot pour estropier ou enlever mon champion et j'ai toutes les +raisons possibles de croire que vous y etes mele. + +Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir +Lothian. + +-- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur +lequel vous comptiez, au bout de son entrainement, et vous voila +bien embarrasse pour trouver une defaite. Tout de meme je crois +que vous eussiez pu en trouver une qui fut plus plausible ou qui +comportat des suites moins serieuses. + +-- Monsieur, repondit mon oncle, vous etes un menteur, mais +personne ne sait mieux que vous a quel point vous etes un menteur. + +Les joues creuses de Sir Lothian palirent de colere et je vis +pendant un instant, dans ses yeux profondement enfonces, la lueur +que l'on apercoit au fond de ceux d'un matin en fureur qui se +dresse et se traine au bout de sa chaine. + +Puis, par un effort, il redevint ce qu'il etait d'ordinaire +l'homme froid, dur, maitre de lui-meme. + +-- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme +deux rustres ivres un jour de marche, dit-il. Nous pousserons +l'affaire plus loin un autre jour. + +-- Pour cela, je vous le promets, repondit mon oncle d'un ton +farouche. + +-- En attendant, je vous invite a observer les conditions de votre +engagement. Si vous ne presentez pas votre champion dans vingt- +cinq minutes, je reclame l'enjeu. + +-- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors +vous pourrez le reclamer, mais pas un instant plus tot. + +Il etait admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui +dispose de toute sorte de ressources cachees. + +Pendant ce temps, Craven, qui avait echange quelques mots avec Sir +Lothian Hume, revint pres de nous. + +-- J'ai ete prie de remplir les fonctions d'unique juge en cette +affaire. Cela repond-il a vos desirs, Sir Charles? +-- Je vous serais extremement oblige, Craven, d'accepter ces +fonctions. + +-- Et l'on a propose Jackson comme chronometreur. + +-- Je ne saurais en souhaiter de meilleur. + +-- Tres bien, voila qui est convenu. + +Pendant ce temps, la derniere voiture etait arrivee et les chevaux +avaient ete attaches au piquet sur la lande. + +Les trainards s'etaient rapproches de telle sorte que la vaste +multitude formait maintenant une masse compacte d'ou montait une +voix unique qui commencait a mugir d'impatience. + +Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine a +apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste etendue de +lande verte et pourpre. + +Un _gig_ attarde arrivait au grand galop sur la route venant du +sud. + +Quelques pietons montaient encore peniblement de Crawley, mais on +n'apercevait nulle part un indice de l'absent. + +-- Les paris vont leur train, malgre tout, dit Belcher. J'ai fait +un tour au ring et on est toujours au pair. + +-- Il y a une place pour vous dans l'enceinte exterieure pres du +ring, Sir Charles, dit Craven. + +-- Je n'apercois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai +pas avant son arrivee. + +-- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix +minutes. + +-- Et moi je marque cinq, s'ecria Sir Lothian. + +-- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d'un +ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes. + +-- Voici Wilson le Crabe, s'ecria Belcher. + +Au meme instant, retentit dans la foule un cri pareil a un cri de +tonnerre. + +Le pugiliste de l'Ouest etait sorti de la tente ou il faisait sa +toilette. Il etait suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui +remplissaient le role de seconds aupres de lui. + +Il etait nu jusqu'a la ceinture, avec une paire de calecons +blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course. + +Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies +petites faveurs de la meme couleur etaient attachees a ses genoux. + +Il tenait a la main un grand chapeau blanc. + +Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre +dans la foule pour permettre l'acces du ring. Il lanca en l'air le +chapeau qui tomba dans l'enceinte formee par les piquets. + +Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes exterieures et +interieures de cordes et resta debout au centre, les bras croises. + +Je ne m'etonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui- +meme ne put s'empecher d'y joindre les siens. + +C'etait assurement un jeune athlete d'une structure magnifique. Il +etait impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, +lustree et luisante comme la peau d'une panthere sous les rayons +du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles a +chacun de ses mouvements. + +Ses bras etaient longs et flexibles, ses epaules bien detachees et +neanmoins puissantes, avec cette legere tombee qui est plus que la +carrure un indice de force. + +Il joignit les mains derriere la tete, les eleva, les agita +derriere lui et, a chacun de ses mouvements, quelque nouvelle +surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de +saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de +ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions. + +Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une +belle statue en attendant son adversaire. + +Sir Lothian Hume, l'air impatient, etait reste les yeux fixes sur +sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant. + +-- Le temps est ecoule, s'ecria-t-il. Le match est forfait. + +-- Le temps n'est point ecoule, dit Craven. + +-- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui +un regard desespere. +-- Seulement trois, Tregellis. + +-- Ou est votre champion, Sir Charles? Ou est l'homme pour qui +nous avons parie? + +Et des figures echauffees se tendaient deja l'une sur l'autre. Des +regards irrites se portaient sur nous. + +-- Plus qu'une minute. J'en suis bien fache, Tregellis, mais je +serai contraint de declarer le forfait contre vous. + +Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussee, un cri, et +de loin, un vieux chapeau noir lance en l'air par-dessus les tetes +des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes. + +-- Sauves, grand Dieu! hurla Belcher. + +-- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle +d'un ton calme. + +-- Trop tard! s'ecria sir Lothian. + +-- Non, repliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes. +Maintenant la lutte peut avoir lieu. + + +XVII -- AUTOUR DU RING + + +Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien +petit nombre, qui virent de quel cote arrivait ce chapeau noir, si +opportunement lance par-dessus les cordes. + +J'ai deja parle d'un _gig_ qui approchait isolement et arrivait +grand train, par la route du sud. + +Mon oncle l'avait apercu, mais en avait ete distrait par la +discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure. + +Quant a moi, j'avais ete si frappe de l'allure furieuse a laquelle +arrivaient les retardataires, que j'etais reste a les regarder +avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la +crainte de causer a mon oncle un nouveau desappointement. + +Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme, +lorsque soudain je vis le vehicule faire un ecart sur la route, se +lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et +coupant court a travers la lande, ecrasant les touffes de genets, +puis s'enfoncant jusqu'aux moyeux dans la bruyere et les mares. + +Lorsque le conducteur arreta ses juments couvertes d'ecume, il +jeta les renes a sa compagne, s'elanca a bas de son siege et se +lanca furieusement a travers la foule et bientot fut lance le +chapeau qui apprit a tous le defi porte. + +-- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement +que si ce coup de theatre avait ete arrange d'avance et avec soin +par lui, rien ne nous presse. + +-- A present que votre champion a jete son chapeau dans le ring, +vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles. + +-- Mon neveu, votre ami a certainement paru a temps. Il s'en est +fallu de l'epaisseur d'un cheveu... + +-- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre. + +Les sourcils souleves de mon oncle exprimerent l'etonnement. + +-- Comment! un autre! s'exclama-t-il. + +-- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la +cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que +ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en +personne. + +Nous jetames un regard sur la foule et nous vimes la tete et les +epaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu a peu du +terrain, en laissant derriere lui un sillage en forme de V, comme +il s'en forme derriere un chien qui nage. + +Maintenant qu'il se rapprochait du bord interieur ou la foule +etait moins dense, il leva la tete, et nous vimes la figure +bonhomme et tannee du forgeron qui se tourna vers nous. + +Des qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par- +dessus sous lequel il parut en tout son equipement de combattant, +culottes noires, bas chocolat et souliers blancs. + +-- Je suis bien fache d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais +venu plus tot, mais il m'a fallu du temps pour arranger ca avec la +femme. Je n'ai pu la decider tout d'un coup, et il a fallu +l'emmener avec moi et nous avons discute la chose en route. + +Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress +Harrison qui y etait assise. Sir Charles fit signe a Jack +Harrison. + +-- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il. +Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le +suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous +attendais pas. + +-- Mais, monsieur, vous avez ete prevenu que je viendrais. + +-- Non, certainement non. + +-- N'avez-vous pas recu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nomme +Cummings qui est le maitre de l'auberge de Friar's Oak? Maitre +Rodney que voici le connait bien. + +-- Nous l'avons vu ivre mort a l'hotel _Georges_. + +-- Ca y est, j'en avais eu peur, s'ecria Harrison avec depit. Il +est toujours comme cela quand il est excite. Jamais je n'ai vu un +homme se monter la tete comme il l'a fait quand il a su que je +prendrais cette lutte a mon compte. Il s'est muni d'un sac de +souverains pour parier pour moi. + +-- C'est donc pour cela que la cote a change? dit mon oncle. Il en +a entraine d'autres. + +-- Je craignais tellement qu'il ne se mit a boire, que je lui +avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre +une minute. Il avait un billet pour vous. + +-- J'ai appris qu'il etait arrive a l'hotel _Georges_ a six +heures. Or, je ne suis arrive de Reigate qu'a sept heures passees +et, a ce moment-la, je suis sur qu'il devait avoir bu sa +commission. Mais ou est votre neveu Jim et comment avez-vous pu +savoir qu'on aurait besoin de vous? + +-- Ce n'est pas sa faute, je vous en reponds, s'il vous a laisse +dans le petrin. Quant a moi, j'ai recu l'ordre de le remplacer. +Cet ordre m'a ete donne par le seul homme en ce monde, auquel je +n'aurais jamais desobei. + +-- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui etait descendue du +_gig_ et s'etait approchee de nous, tirez de lui le meilleur parti +que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, +dussiez-vous me le demander a genoux. + +-- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ca c'est un fait! dit +le forgeron. + +-- Les sports! s'ecria-t-elle d'une voix criarde ou percaient le +mepris et la colere. Revenez m'en parler quand tout sera fini. + +Elle s'eloigna en toute hate et je la vis plus tard, assise parmi +la bruyere, le dos tourne a la foule et les mains sur les +oreilles, toute recroquevillee, toute convulsionnee +d'apprehension. + +Pendant que se passait cette scene rapide, la foule etait devenue +de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait +le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait +entrevu la bonne fortune inesperee de voir un boxeur aussi repute +qu'Harrison. + +Son nom avait deja circule et plus d'un connaisseur age avait tire +de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinees sur +l'homme qui allait representer l'ecole du passe en face de l'ecole +du present. + +Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l'on avait +encore quelques petites variations dans la cote, selon que se +modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans +les groupes de la foule. + +Pendant ce temps-la, sir Lothian Hume faisait des embarras aupres +de l'honorable Berkeley Craven, qui etait reste debout pres de +notre voiture. + +-- Je depose une protestation formelle contre cette maniere +d'agir, dit-il. + +-- Pour quels motifs, monsieur? + +-- Parce que l'homme presente ici n'est pas celui qu'a designe en +premier lieu Sir Charles Tregellis. + +-- Je n'ai designe absolument personne, vous le savez bien, dit +mon oncle. + +-- Les paris ont ete tenus dans l'idee que le jeune Jim Harrison +serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier +moment, il est retire pour etre remplace par un autre plus +redoutable. + +-- Sir Charles Tregellis ne depasse en rien son droit, dit Craven +d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de presenter un homme qui +serait en dedans des limites d'age convenues, et l'on me dit +qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans +passes, Harrison? + +-- Quarante ans le mois prochain, monsieur. + +-- Tres bien. Je declare que la lutte peut s'engager. + +Mais, helas! il y avait une autorite superieure a celle du juge +lui-meme, et nous avions a subir un incident qui fut le prelude et +parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois. + +A travers la lande etait arrive un cavalier vetu de noir, avec des +bottes de chasse a revers de basane, suivi d'un couple de grooms, +et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des +ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain +alternativement. + +Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jete +des regards soupconneux du cote de ce cavalier, mais le plus grand +nombre l'apercurent seulement lorsqu'il eut arrete son cheval sur +un tertre qui dominait l'amphitheatre et d'ou, avec une voix de +stentor, il annonca qu'il representait le _Custos Rotulorum_ de Sa +Majeste dans le comte de Sussex et qu'il declarait la reunion de +cette assemblee contraire a la loi, et qu'il avait charge de la +disperser en employant au besoin la force. + +Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondement +enracinee, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de +bien des siecles, a imprimer a coups de trique dans l'ame de ces +insulaires sauvages et turbulents. + +Voila donc un homme, flanque simplement de deux domestiques, en +face de trente mille autres hommes irrites, mecontents, et parmi +lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession +et aussi parmi ces derniers, des representants de la classe la +plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eut dans le pays. + +Et pourtant, c'etait cet homme isole qui parlait de recourir a la +force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant +pareille a un animal indocile et de dispositions farouches, face- +a-face avec une puissance, qu'il savait sourde a tout +raisonnement, capable de vaincre toute resistance. + +Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une +douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce +geneur du sport. + +-- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven. + +-- Oui, monsieur, j'ai un mandat. + +-- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner. + +Le magistrat lui tendit un papier bleu. + +Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, pencherent la tete +pour l'examiner, car la plupart d'entre eux etaient eux-memes des +magistrats et fort attentifs a decouvrir la moindre bevue dans la +redaction. + +A la fin, Craven haussa les epaules et rendit le papier. + +-- Il me parait en forme, monsieur, dit-il. + +-- Il est absolument correct, repondit le magistrat avec +affabilite. Pour vous eviter une perte de votre temps precieux, +gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis +parfaitement resolu a interdire tout combat, en quelques +circonstances que ce soit, sur le territoire du comte dont j'ai la +charge et je suis decide a vous suivre tout le jour pour +l'empecher. +Dans mon inexperience, je me figurais que cela paraissait terminer +l'affaire d'une facon definitive, mais je n'avais pas rendu +justice a la prevoyance des personnes qui organisent ces +rencontres et j'ignorais egalement les avantages qui faisaient de +la dune de Crawley un lieu de reunion privilegie. Les patrons, les +parieurs, le juge, le chronometreur tinrent conseil. + +-- Il y a sept milles de terrain au-dela de la frontiere du +Hampshire et deux au-dela de celle du Surrey, dit Jackson. + +Le fameux maitre du ring avait arbore en l'honneur de la +circonstance un magnifique habit ecarlate aux boutonnieres brodees +d'or, une canne blanche, un chapeau a boucle avec large ruban +noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair. + +Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et +particulierement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant +contribue a faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, +aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais. + +Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux percants et +son enorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette +troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef. + +-- Si je pouvais me hasarder a vous donner un avis, dit l'affable +magistrat, ce serait de passer du cote du Hampshire car, du cote +du Sussex, sir James Ford n'est pas moins oppose que moi a ces +sortes de reunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est +le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point. + +-- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de facon a +produire le plus grand effet, je vous suis infiniment oblige. Si +le juge le permet, il n'y aura qu'a deplacer les piquets. +L'instant d'apres, ce fut une scene de la plus vive animation. + +Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aides des gardiens du ring, +arracherent les piquets et les cordes et les emporterent dans un +autre endroit de la plaine. + +Wilson le Crabe fut enveloppe dans de grands manteaux et emmene +dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la +place de Mr Craven sur notre voiture. + +Ensuite, l'immense foule se deplaca, cavaliers, vehicules, +pietons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la +lande. + +Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme +des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avancaient sur +cinquante de front, secouees, cahotees par toutes les inegalites +qu'elles rencontraient. + +De temps a autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de +moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyere et +des eclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis +qu'ils contemplaient piteusement le desastre. + +Puis, dans une partie de la lande ou les broussailles etaient plus +clairsemees et la surface plus egale, les pietons se mirent a +courir, les cavaliers firent jouer les eperons, les conducteurs +firent claquer leurs fouets et toute la foule s'ecoula en une +course au clocher, affolee a la suite de la barouche jaune et de +la voiture rouge qui formaient l'avant-garde. + +-- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle a Harrison de +facon a ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient +avec precaution sur ce terrain inegal. + +-- Ce sera ma derniere lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous +avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, +ce serait a la condition de ne plus le lui demander. Il faut que +je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne. + +-- Mais votre entrainement? + +-- Je suis toujours en entrainement, monsieur. Je travaille ferme +du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que +le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses regles. + +-- Il a le bras un peu long pour vous. + +-- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore +et je les ai vaincus. Si on en venait a un corps a corps, j'aurais +tous les avantages et avec une poussee, je viendrais a bout de +lui. + +-- C'est un match entre la jeunesse et l'experience. Eh bien! Je +ne retirerais pas une guinee de mon enjeu. Mais a moins qu'il ait +ete contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir +abandonne. + +-- Il etait contraint, Sir Charles. + +-- Vous l'avez vu, alors? + +-- Non, patron, je ne l'ai pas vu. + +-- Vous savez ou il est? + +-- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans +l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas +ete possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient +sur nous. +Ce personnage de mauvais augure revint au galop pres de notre +voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable. + +-- Mon ressort s'arrete a ce fosse, monsieur, dit-il. Je me figure +que vous aurez peine a trouver un endroit plus avantageux pour une +partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de +l'autre cote. La je suis absolument certain que personne ne +viendra vous deranger. + +Le desir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, +contrastait si fort avec le zele qu'il avait mis a nous chasser de +son comte, que mon oncle ne put s'empecher de lui en faire +l'observation. + +-- Le role d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une +violation de la loi, repondit-il, mais si mon collegue du +Hampshire n'eprouve point de scrupules a permettre cela dans son +ressort, je ne serais pas fache de voir la lutte. + +Et donnant de l'eperon a son cheval, il alla se placer sur un +tertre voisin, d'ou il esperait bien voir ce qui se passerait. + +Alors, j'eus sous les yeux tous ces details d'etiquette, ces +curiosites d'usages qui se sont perpetues jusqu'a nos jours; ils +sont encore si recents que nous ne sommes pas parvenus a nous +persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien +de la societe avec autant de zele que les sportsmen en mettaient a +les observer. + +La lutte prenait un certain caractere de dignite, grace a un +rigide code de ceremonies, tout comme le choc entre chevaliers +bardes de fer etait precede et embelli par l'appel des herauts et +le detail des armoiries. + +Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaitre +comme une epreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le +contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une +rude et vaillante preparation aux conditions de la vie dans un +siecle de fer. + +Et tout de meme, maintenant que le ring est devenu une chose du +passe aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit +nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles- +memes d'une facon si naturelle et si spontanee, c'est qu'elles ont +une fonction a remplir, c'est qu'il y a moins de mal a ce que deux +hommes se battent, de leur propre gre, jusqu'a l'epuisement de +leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'ideal de +l'energie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez +un peuple dont le destin est si completement subordonne aux +qualites individuelles du citoyen. + +Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est +capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour ou +l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre a ces +qualites premieres, auxquelles nous pouvons, a tout moment, etre +obliges de recourir pour nous tenir en surete. + +Tom Owen et son original aide Fogs, qui reunissait les professions +de boxeur et de poete, mais qui, heureusement pour lui, tirait +meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientot +etabli le ring selon les regles alors en vogue. + +Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. +du _Pugiling-Club_, furent plantes de facon a delimiter un carre +de vingt-quatre pieds de cote entoures de cordes. + +En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposee; il y avait +huit pieds de largeur entre les deux. + +L'enceinte interieure etait destinee aux combattants et a leurs +seconds tandis que dans l'enceinte exterieure, des places etaient +reservees au juge, au chronometreur, aux patrons des champions et +a un petit nombre de personnages distingues ou favorises du nombre +desquels je fus, etant en compagnie de mon oncle. + +Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill +War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom +Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le +bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposes comme gardes +dans l'enceinte exterieure. + +Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui etaient +si en faveur aupres des gens a la mode. Ils etaient armes de +cravaches a monture d'argent, marquees aux initiales P.C. + +Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se +faufilait dans l'enceinte exterieure, le corps des gardiens, au +lieu de recourir aux raisonnements ou aux prieres, tombait a tour +de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'a ce +qu'il se fut enfui du terrain defendu. + +Et malgre cette garde formidable et ces procedes sauvages, les +gardes qui avaient a soutenir l'effort de poussee en avant d'une +foule enragee, etaient souvent aussi ereintes que les combattants +eux-memes a la fin d'une rencontre. + +Jusqu'a ce moment-la, ils formaient une ligne de sentinelles qui +presentait, sous une serie d'uniformes chapeaux blancs, tous les +types possibles du boxeur, depuis la figure fraiche et juvenile de +Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux +faces cicatrisees et mutilees des vieux professionnels. + +Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les +cordes, je pouvais, grace a ma place privilegiee, entendre les +propos de la foule qui etait derriere moi. Deux rangs de cette +foule etaient allonges par terre, les deux autres rangs +agenouilles et le reste debout en colonnes serrees sur toute la +pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que +par-dessus les epaules de celle qui etait en avant d'elle. + +Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort +experimentes, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le +plus sombre, et j'avais le coeur gros a entendre leurs propos. + +-- Toujours la meme histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se +mettre dans la tete que les jeunes doivent avoir leur tour. Il +faut le leur enfoncer dans la tete a coups de poing. + +-- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a +battu Boughton et que moi-meme, j'ai vu Hooper le ferblantier +mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous la +avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison. + +-- N'en soyez pas si sur que ca, s'ecria un troisieme. J'ai vu +Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu. +C'est un boucher, vous dis-je. + +-- C'etait, voulez-vous dire. + +-- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant change que cela. Et je +suis pret a mettre dix guinees sur mon opinion. + +-- Comment! dit tres haut un homme place juste derriere moi et qui +faisait l'important, en parlant avec l'accent lourd et zezayant de +l'ouest. D'apres ce que j'ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, +je ne crois pas qu'Harrison eut tenu bon pendant dix rounds, quand +il etait dans sa premiere jeunesse. Je suis arrive hier par le +coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille +livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient ete envoyees pour +miser sur notre homme. +-- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un +autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la +race jusqu'a la moelle des os. Il ne reculerait pas quand meme son +adversaire serait aussi gros que Carlton House. + +-- Peuh! repondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les +pays de Bristol et de Gloucester que l'on trouve les hommes +capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester. + +-- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix +irritee dans la foule qui se trouvait derriere lui. Il y a six +hommes de Londres qui se chargeraient de demolir douze de ceux qui +nous arrivent de l'Ouest. + +L'affaire aurait peut-etre debute par un engagement impromptu +entre le cockney indique et le gentleman venu de Bristol, si un +tonnerre d'applaudissements n'etait pas venu couper court a leur +altercation. + +Ces applaudissements etaient dus a l'apparition sur le ring de +Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui +portaient le bassin, l'eponge, la vessie a eau-de-vie et autres +insignes de leur office. + +Des qu'il fut entre, Wilson le Crabe defit le foulard jaune serin +qui lui ceignait les reins et l'attacha a un des poteaux des +angles ou le foulard resta agite par la brise. + +Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la +meme couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme +souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la piece. + +Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que +par l'arrivee d'Harrison qui entra posement, tranquillement, en +enjambant les cordes ainsi qu'il convenait a son age plus mur et a +ses articulations moins souples. + +Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que +ceux qui avaient salue Wilson, et ils exprimaient une admiration +plus profonde, car la foule avait deja eu le temps de voir le +physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison etait une +nouveaute pour elle. + +J'avais souvent contemple les bras et le cou du puissant forgeron, +mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'a la ceinture. + +Je n'avais point compris la merveilleuse symetrie de developpement +qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modele favori des +sculpteurs de Londres. + +Ce n'etait plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de +lumiere sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un +coup d'oeil si agreable. + +Au lieu de cela, on se trouvait en presence d'une grandeur +rudement taillee, d'un enchevetrement de muscles noueux. + +On eut dit les racines d'un vieux chene se tordant pour aller de +la poitrine a l'epaule et de l'epaule au coude. + +Meme quand il etait au repos, le soleil jetait des ombres sur les +courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle +faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et +faisait de son corps un amas de noeuds et d'asperites. + +La peau de sa figure et de son corps etait d'une teinte plus +foncee, d'un grain plus serre que celle de son adversaire plus +jeune, mais il paraissait avoir plus de resistance, de durete et +cette apparence etait encore plus marquee par la couleur plus +sombre de ses bas et de ses culottes. + +Il entra dans le ring en sucant un citron, suivi de Jim Belcher et +de Caleb Baldwin le fruitier. + +Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon +par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se +dirigea vers son adversaire la main tendue. + +-- J'espere que vous allez bien, Wilson? dit-il. + +-- Pas trop mal merci, repondit l'autre. Nous nous parlerons sur +un autre ton, j'espere, avant de nous quitter. + +-- Mais sans rancune, dit le forgeron. + +Et les deux hommes echangerent un ricanement avant de se placer +dans leurs coins. + +-- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont ete +peses? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte +exterieure. + +-- Ils viennent d'etre peses sous mes yeux, monsieur, repondit Mr +Craven. Votre homme a fait baisser le plateau a treize stone trois +et Harrison a treize huit. + +-- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'a la +tete, s'ecria Sam le Hollandais de son coin. + +-- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin. + +-- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais achete, +repliqua Jim Belcher. + +Et la foule de rire a ces rudes plaisanteries. + + +XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON + + +-- Qu'on quitte le ring exterieur! cria Jackson, debout pres des +cordes, une grosse montre d'argent a la main. + +-- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain +nombre de spectateurs, les uns jetes en avant par la poussee de +derriere, les autres prets a risquer un peu de douleur physique +pour avoir une chance de mieux voir, s'etaient glisses sous les +cordes et formaient une rangee irreguliere en dedans de l'enceinte +exterieure. + +Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse +de coups portes par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons +en arriere, avec la precipitation maladroite de moutons effrayes +qui cherchent a passer par une breche de leur parc. + +Leur situation etait embarrassante, car les gens places en avant +refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils +recevaient par derriere finirent par avoir le dessus et les +derniers fugitifs etaient rentres, tout effarouches, dans les +rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les +bords, a intervalles egaux, leurs cravaches le long de la cuisse. + +-- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous +informer que le champion designe par Sir Charles Tregellis est +Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui +de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne +ne doit rester dans l'enceinte exterieure a l'exception du juge et +du chronometreur. Il ne me reste plus qu'a vous prier, si +l'occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le +terrain libre, eviter la confusion et veiller a la loyaute du +combat. Tout est pret? + +-- Tout est pret, cria-t-on des deux coins. + +-- Allez. + +Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de +respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais +se dirigerent d'un pas rapide vers le centre du ring. + +Les deux hommes se donnerent une poignee de main. Les seconds en +firent autant. Les quatre mains se croiserent. + +Puis les seconds se retirerent en arriere. + +Les deux hommes resterent face-a-face, pied contre pied, les mains +levees. + +C'etait un spectacle magnifique pour quiconque n'etait pas +depourvu de l'instinct qui fait apprecier la plus noble des +oeuvres de la nature. + +Chacun de ces deux hommes repondait a la condition qui fait +l'athlete puissant, celle de paraitre plus grand sans ses +vetements qu'avec eux. + +Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien. + +Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caracteristiques de +l'autre par les contrastes avec les siens propres: l'adolescent +allonge, aux membres delies, aux pieds de daim, et le veteran +trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait a une souche de chene. + +La cote se mit a monter en faveur du jeune homme a partir du +moment ou ils furent mis en presence, car ses avantages etaient +bien apparents, tandis que les qualites, qui avaient eleve si haut +Harrison dans sa jeunesse, n'etaient plus qu'un souvenir reste aux +anciens. + +Tout le monde pouvait voir les trois pouces de superiorite dans la +taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il +suffisait de remarquer le mouvement rapide, felin, des pieds, le +parfait equilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle +promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou +lui echapper. + +Mais il fallait un instinct plus penetrant, pour interpreter le +sourire farouche qui voltigeait sur les levres du forgeron ou la +flamme secrete qui brillait dans ses yeux gris. + +Seuls les gens d'autrefois savaient qu'avec son coeur puissant et +sa charpente de fer, c'etait un homme contre lequel il etait +dangereux de parier. + +Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, +sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penche tres en +arriere de ses reins, sa garde placee en travers de sa poitrine, +mais tenue assez en avant pour qu'il fut extremement difficile +d'aller au-dela. + +De son cote, le forgeron avait pris l'attitude tombee en desuetude +qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s'etait +pas revue depuis dix ans dans une lutte de premiere classe. + +Ses deux genoux etaient legerement flechis, il se presentait bien +carrement a son adversaire et tenait ses deux poings bruns par- +dessus sa marque, de maniere a pouvoir lancer l'un ou l'autre a +son gre. + +Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au +dehors, avaient ete plongees dans quelque liquide astringent, afin +de les empecher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement +avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des +gants de couleur foncee et tres collants, jusqu'au moment ou mon +oncle m'expliqua la chose a voix basse. + +Ils etaient ainsi face-a-face au milieu d'un fremissement +d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude +suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, a ce +point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme a homme, au centre +de quelque solitude primitive. + +Il parut evident, des le debut, que Wilson le Crabe etait decide a +ne negliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait a la legerete +de ses pieds, a l'agilite de ses mains, jusqu'au moment ou il +comprendrait quelque chose a la tactique de son adversaire. + +Il tourna plusieurs fois autour de lui, a petits pas rapides, +menacants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-meme, +reglant ses mouvements en consequence. + +Alors, Wilson fit un pas en arriere, pour engager Harrison a +rompre et a le suivre. + +L'ancien sourit et secoua la tete. + +-- Il faut que vous veniez a moi, mon garcon, dit-il, je suis trop +vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous +avons la journee devant nous, et j'attendrai. + +Il ne s'attendait pas peut-etre a recevoir aussi promptement une +reponse a son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest +bondissant comme une panthere fut sur lui. + +-- Pan! Pan! Pan! + +Puis des coups sourds se succederent. + +Les trois premiers tomberent sur la figure d'Harrison, les deux +derniers s'appliquerent rudement sur son corps. + +Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se degagea d'un +style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquerent +en rouge vif le bas de ses cotes. + +-- Premier sang pour Wilson! cria la foule. + +Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de +son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpre +et degouttant. + +Et Wilson revint a la marque avec une feinte et lanca un coup a +toute volee sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que +lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round +par une glissade sur le gazon. + +-- Premier knock-down pour Harrison! hurlerent des milliers de +voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer +de main selon le jugement rendu. + +-- J'en appelle au juge, s'ecria Sir Lothian Hume, c'etait une +glissade et non un knock-down. + +-- Je juge que c'etait une glissade, dit Berkeley Craven. + +Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu +d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur +et bien dispute. +Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et +d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans +le bassin. + +-- Tout a fait comme jadis, dit-il a Belcher. + +-- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez recu un +peu plus que vous n'avez donne. + +-- Je peux en porter davantage, dit-il avec serenite, pendant que +Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse eponge. + +Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de +paraitre a travers l'eau. + +Je puis m'apercevoir, d'apres les commentaires que faisaient +autour de moi les Corinthiens experimentes et d'apres les +remarques de la foule placee derriere moi, qu'on regardait les +chances d'Harrison comme diminuees par ce round. + +-- J'ai vu ses defauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualites de +jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de +Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa +garde. Wilson l'a touche autant qu'il a voulu. + +-- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-meme +touche une fois, mais cette fois-la vaudra trois de Wilson, +remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre +est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinee. + +Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes etaient de +nouveau face-a-face. Les seconds s'etaient si habilement acquittes +de leur tache, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert +de ce qui s'etait passe. + +Wilson prit malicieusement l'offensive avec le gauche, mais ayant +mal juge la distance, il recut en reponse un coup ecrasant dans +l'estomac qui l'envoya chancelant et la respiration coupee sur les +cordes. + +-- Hurrah pour le vieux! hurla la foule. + +Mon oncle se mit a rire et a taquiner Sir John Lade. + +L'homme de l'Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de +l'eau et, d'un pas furtif, revint vers le centre du ring, ou son +adversaire restait debout. + +Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque +du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un +bond de cote en riant. + +Les deux hommes etaient un peu essouffles et leur respiration +rapide, profonde, melant son bruit a leur leger pietinement +pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit +uniforme et a long rythme. + +Deux coups portes simultanement de chaque cote avec la main +gauche, se heurterent avec une sorte de detonation comme un coup +de pistolet, et alors, comme Harrison se lancait en avant pour une +attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en +avant, tant par l'effet de son elan que par celui de sa vaine +attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup a +toute volee du bras a demi ploye de l'homme de l'Ouest. + +-- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel repondit un +grondement pareil a une bordee d'un vaisseau de soixante-quatorze +canons. + +Les Corinthiens lancerent en l'air par centaines leurs chapeaux a +bords contournes et toute la pente qui s'etendait devant nous fut +comme une greve de faces rouges et hurlantes. + +Mon coeur etait paralyse par la crainte. + +Je sursautais a chaque coup et pourtant je me sentais en proie a +une fascination toute puissante, a un frisson de joie farouche, a +une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais +capable de s'elever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien +que par un effort pour conquerir la plus humble des gloires. + +Belcher et Baldwin s'etaient elances sur leur homme, mais, malgre +la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son chatiment, +les gens de l'Ouest manifesterent un enthousiasme immense. + +-- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux +seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester! + +-- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce +champ avant que vous veniez a le battre, car il peut tenir un mois +contre ces coups de chasse-mouches. + +Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure +d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'eponge. + +-- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle. + +-- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour. + +Cette reponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaiete que +les nuages disparurent du front de mon oncle. +-- Vous devriez recommander a votre homme plus d'initiative, +Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque +pas. + +-- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je prefere le +laisser agir a son gre. + +-- La cote est maintenant contre lui a trois contre un, dit un +gentleman que sa moustache grise designait comme un officier de la +derniere guerre. + +-- C'est tres vrai, general Fitzpatrick, mais vous remarquerez que +ce sont les jeunes gens qui donnent une cote elevee et que ce sont +les vieux qui l'acceptent. + +Je m'en tiens a mon opinion. + +Les deux hommes furent bientot aux prises avec entrain; des qu'on +jeta le cri de: Allez! + +Le forgeron avait le cote gauche de la tete un peu bossue, mais il +avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menacant. + +Quant a Wilson il paraissait absolument tel qu'il etait au debut, +mais deux fois, je le vis se mordre les levres comme pour reprimer +un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur +les cotes passaient du rouge vif au pourpre fonce. + +Il tenait sa garde un peu plus bas pour defendre ce point +vulnerable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilite +propre a prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups +portes a la poitrine. + +De son cote, le forgeron perseverait dans la tactique defensive +par ou il avait commence. + +On nous avait rapporte de l'Ouest bien des choses sur la finesse +du jeu de Wilson, sur la rapidite de ses coups, mais la realite +etait au-dessus de ce que nous savions de lui. + +Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilite et +d'une justesse qui n'avaient jamais ete surpassees meme par +Mendoza au temps de sa pleine force. + +Il se portait en avant, en arriere, avec la rapidite de l'eclair. + +Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vit. + +Mais Harrison les recevait tous avec le meme sourire obstine, +ripostait de temps a autre par un coup vigoureux en plein corps, +car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire +s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte. + +A la fin du cinquieme round les paris etaient a quatre contre un +et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? s'ecria l'homme de l'Ouest qui +etait derriere moi. + +Il etait tellement excite qu'il ne pouvait plus que repeter: + +-- Qu'en dites-vous maintenant? + +Lorsque dans le sixieme round le forgeron recut deux coups sans +arriver a riposter par un coup qui comptat, que, par-dessus le +marche, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons +inarticules et des cris de joie, tant il etait enthousiasme. +Sir Lothian Hume souriait et balancait la tete, pendant que mon +oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il +souffrait autant que moi. + +-- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le general Fitzpatrick. Mon +argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur. + +-- Mon homme est un peu passe, repondit mon oncle, mais il finira +par avoir le dessus. + +Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris +qu'un changement de quelque sorte devenait necessaire pour couper +court a cette vieille histoire des jeunes et des anciens. + +Toutefois, le septieme round fit apparaitre la reserve de force +qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les +figures de ces faiseurs de paris qui s'etaient figure qu'en somme +la lutte etait terminee et que quelques rounds suffiraient pour +donner au forgeron le coup de grace. + +Lorsque les deux hommes etaient face-a-face, il etait evident que +Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait +forcer l'autre au combat et se maintenir sur l'offensive qu'il +avait prise. + +Mais il y avait toujours dans les yeux du veteran cette lueur +grise et toujours sur sa rude figure ce meme sourire. + +Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements +d'epaules, dans le port de tete, et je sentis revenir ma confiance +en voyant de quelle facon il se carrait devant son homme. + +Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, +et il evita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant +pres de ses cotes. + +-- Bravo, vieux, s'ecria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive a +destination, vaudra une dose de laudanum. + +Il y eut un temps d'arret pendant lequel les pieds s'agiterent, le +souffle penible se fit entendre, interrompu par un grand coup de +Wilson en plein corps, coup que le forgeron arreta avec le plus +grand sang-froid. + +Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse. + +Wilson attaqua malicieusement a la tete, mais Harrison recut le +choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tete a +son adversaire. + +-- Ouvrez la poivriere, hurla Mendoza. + +Et Wilson s'elanca pour obeir a ces instructions, mais il fut +repousse avec des coups vigoureux en pleine poitrine. + +-- Voila le moment, allez-y vivement, cria Belcher. + +Et le forgeron, s'elancant en avant, fit pleuvoir une grele de +coups de bras a demi ploye, jusqu'a ce qu'enfin Wilson le Crabe, +n'en pouvant plus, se retirat dans son coin. + +Les deux hommes avaient des marques a montrer, mais Harrison avait +definitivement le dessus dans l'offensive. + +Ce fut alors a nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous +enrouer a force de crier pendant que les seconds donnaient a notre +homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de +l'homme de l'Ouest en repetant son propre refrain. + +-- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, +s'ecria Sir John Lade. Ou en est la cote en ce moment, Sir +Lothian? + +-- J'ai joue tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas +que mon homme puisse perdre. + +Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je +remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son epaule du +cote de la foule. + +Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je +puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en +avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste +pour s'en apercevoir. + +Mais sa presence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes +de pluie qui finirent bientot en averse abondante, remplissant +l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux +hauts et durs des Corinthiens. + +Les collets d'habits furent releves, les mouchoirs furent noues +autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait +d'humidite et qu'ils se tenaient debout face-a-face. + +Je remarquai que Belcher, d'un air tres serieux, murmura quelques +mots a l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, +que le forgeron faisait de la tete un signe d'assentiment, de +l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations +qu'il recoit. Et on vit aussitot quels avaient ete ces conseils. + +Harrison allait faire succeder l'attaque a la defense. + +Le resultat du repos apres le dernier round avait convaincu les +seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, +devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de +rendre des coups. + +Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie. + +Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait a +Wilson son agilite et il allait eprouver plus de difficulte a +esquiver les attaques impetueuses de son adversaire. + +L'art du ring consiste a tirer parti de circonstances de ce genre +et plus d'un second vigilant a fait gagner a son homme une +bataille presque perdue. + +-- Allez-y, allez-y donc! hurlerent ses deux seconds pendant que +tous les parieurs pour Harrison repetaient leurs cris a travers la +foule. + +Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent +ne devaient l'oublier. + +Wilson le Crabe, aussi obstine qu'une pierre, le recevait chaque +fois d'un coup lance a la volee, mais il n'y avait pas de force, +pas de science humaine qui parut capable de faire reculer cet +homme de fer. + +En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya +passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing +droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec +une puissance formidable. + +Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand +d'autres fois, il negligeait toute precaution, mais ses coups +avaient un ressort irresistible. + +L'averse continuait a les fouetter. L'eau coulait a flots de leur +figure et se repandait en filets rouges sur leur corps, mais ni +l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de +manoeuvrer de facon a ce qu'elle tombat sur les yeux de +l'antagoniste. Mais apres une serie de rounds, le champion de +l'Ouest faiblit. + +Apres cette serie de rounds, la cote monta de notre cote et +depassa le chiffre le plus eleve qu'elle eut atteint jusqu'alors +en sens inverse. + +Le coeur defaillant dans la pitie et l'admiration que +m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur +que chaque assaut fut le dernier. + +Et pourtant, a peine Jackson avait il crie: "Allez!" que tous deux +s'elancaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs +figures abimees et la blague sur leurs levres saignantes. + +C'etait la peut-etre une humble lecon de choses, mais je vous en +donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint +a accomplir une tache penible, en rappelant a mon souvenir cette +matinee des Dunes de Crawley. + +Je me suis demande si j'etais faible au point de ne pouvoir faire +pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient +ces deux hommes, en vue d'un enjeu miserable et pour se conquerir +de la consideration parmi leurs pareils. +Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont deja, +mais j'affirme qu'il a aussi son cote intellectuel et qu'en voyant +jusqu'ou peut atteindre l'extreme limite de l'endurance humaine et +le courage, on recoit un enseignement qui a sa valeur propre. + +Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualites, il faut +avoir un veritable parti pris pour nier qu'il puisse engendrer des +vices terribles et le destin voulut que ce matin-la, nous eussions +les deux exemples sous les yeux. + +Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion +de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se detournerent +fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure. + +Je savais, en effet, avec quelle temerite il avait parie, je +savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient +sous les coups ecrasants du vieux boxeur. + +Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du debut, +avait depuis longtemps disparu de ses levres et ses joues avaient +pris une paleur livide, en meme temps que ses yeux gris et +farouches lancaient des regards furtifs de dessous les gros +sourcils. + +Plus d'une fois, il eclata en imprecations sauvages, lorsqu'un +coup jetait Wilson a terre. + +Mais je remarquai tout particulierement que son menton ne cessait +de se retourner vers son epaule et qu'a la fin de chaque round il +avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de +la foule. + +Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formees de figures +qui s'etageaient en demi-cercle derriere nous, il me fut +impossible de decouvrir exactement sur quel point son regard se +dirigeait. + +Mais a la fin, je parvins a le reconnaitre. + +Un homme de tres haute taille qui montrait une paire de larges +epaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus +grande attention de notre cote et je m'apercus qu'il se faisait un +echange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le +baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que +le groupe dont il formait le centre etait compose de tout ce qu'il +y avait de plus dangereux dans l'assemblee, des gens aux figures +farouches et vicieuses, exprimant la cruaute et la debauche. + +Ils hurlaient comme une meute de loups a chaque coup et lancaient +des imprecations a Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans +son coin. + +Ils etaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler +a demi-voix et regarder de leur cote comme s'ils s'attendaient a +quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait a quel point le +danger etait imminent et combien il pouvait etre grave. + +Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et +la pluie battante etait plus forte que jamais. + +Une vapeur epaisse montait des deux combattants et le ring etait +transforme en une mare de boue. + +Des chutes multiples avaient donne aux adversaires une couleur +brune a laquelle se melaient ca et la d'horribles taches rouges. + +Chaque round avait donne l'indice que Wilson le Crabe baissait et +il etait evident, meme pour mes yeux inexperimentes, qu'il +s'affaiblissait rapidement. + +Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le +ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de +le soutenir. + +Mais sa science, grace a de longs exercices, avait fait de lui une +sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait +avec moins de force, il le faisait toujours avec la meme justesse. + +Et meme un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le +dessus dans la lutte, car c'etait le forgeron qui portait les +marques les plus terribles. + +Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais +quelle fixite, quel egarement, on ne sait quel embarras dans la +respiration qui nous revelaient que les coups les plus dangereux +ne sont pas ceux qui se voient le mieux a la surface. + +Un vigoureux coup de travers, lance a la fin du trente et unieme +round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le +trente-deuxieme round, dans une attitude plus elegamment brave que +jamais, on eut dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie +rappelait celle d'un homme qui a recu un coup d'assommoir. + +-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'ecria Belcher. Vous +pouvez y aller de votre facon, maintenant. + +-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant. + +-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade. +Il ne recule pas, il ne cede pas. Il ne cherche pas le corps a +corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. +Il faut l'emmener, le brave garcon. + +-- Qu'on l'emmene! Qu'on l'emmene! repeterent des centaines de +voix. + +-- Je ne veux pas qu'on m'emmene. Qui ose parler ainsi? s'ecria +Wilson qui etait revenu apres une nouvelle chute sur les genoux de +ses seconds. + +-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le general +Fitzpatrick. + +Puis s'adressant a Sir Lothian: + +-- Vous qui etes son soutien, vous devriez demander qu'on jette +l'eponge en l'air. + +-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre? + +-- Il est battu sans remission, monsieur. + +-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de premiere force. + +-- Jamais homme plus endurant n'ota sa chemise, mais l'autre est +trop fort pour lui. + +-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de +plus. + +En parlant, il se retourna a demi et je le vis lever le bras +gauche en l'air par un geste singulier. + +-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie +cesse! cria derriere moi une voix de stentor. + +Je vis que c'etait celle de l'homme de haute taille a l'habit +vert-bouteille. + +Son cri etait un signal, car cent voix rauques partirent avec le +bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble: + +-- Franc jeu pour Gloucester! Forcons le ring, forcons le ring! + +Jackson, venait de crier: "Allez!" et les deux hommes couverts de +boue etaient deja debout, mais maintenant l'interet se portait sur +l'assistance et non sur le combat. + +Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la +foule, y avaient determine autant d'ondulations dans toute sa +largeur. + +Toutes les tetes oscillaient avec une sorte de cadence dans un +meme sens comme dans un champ de ble, sous un coup de vent. + +A chaque poussee le balancement augmentait. Ceux des premiers +rangs faisaient de vains efforts pour resister a l'impulsion qui +venait du dehors. + +Enfin, deux coups secs se firent entendre. + +Deux des piquets blancs, avec la terre adherente a leur pointe, +furent lances dans le ring exterieur et une frange de gens lances +par la vague compacte qui etait en arriere fut precipitee contre +la ligne des gardes. + +Les longues cravaches s'abattirent, maniees par les bras les plus +vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en +hurlant, avaient a peine reussi a reculer quelques pas devant les +coups impitoyables qu'une nouvelle poussee de l'arriere les +rejetait de nouveau dans les bras des gardes. + +Un bon nombre d'entre eux se jeterent a terre et laisserent passer +sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, +rendus enrages par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de +chasse et leurs cannes. + +Alors, pendant que la moitie de la foule se serrait a droite et +l'autre moitie a gauche, pour se soustraire a la pression de +derriere, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, a travers +l'espace vide, s'elanca une troupe de bandits venus de l'autre +bord. Tous etaient armes de cannes plombees et hurlaient: + +-- Franc jeu et vive Gloucester! + +Leur elan resolu entraina les gardes, les cordes du ring interieur +furent cassees comme des fils et en un instant, le ring devint le +centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de tetes, de +fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron +et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient +face-a-face, si serres qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer +et ils continuaient a se battre sans faire attention au chaos qui +faisait rage autour d'eux, pareils a deux bouledogues qui se +tiendraient mutuellement par la gorge. + +La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, +les conseils lances a tue-tete, l'odeur forte du drap mouille, les +moindres details de cette scene, vue dans ma premiere jeunesse, +tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de +nettete que si c'etait d'hier. A ce moment, il ne nous etait pas +facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous +aussi, au milieu de cette foule enragee, qui nous portait de cote +et d'autre et parfois nous soulevait de terre. + +Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derriere +Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgre les batons et les +cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient a marquer +les rounds, et a surveiller le combat. + +-- Le ring est force, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. +J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans resultat. + +-- Gredin! s'ecria mon oncle avec colere. C'est vous qui avez +organise cela. + +-- Vous avez deja un compte a regler avec moi, dit Hume d'un ton +sinistre et narquois. + +Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en +plein dans les bras de mon oncle. + +Les figures des deux hommes n'etaient qu'a quelques pouces de +distance l'une de l'autre, et les yeux effrontes de Sir Lothian +Hume durent se baisser sous l'imperieux dedain qui brillait d'une +froide lueur dans ceux de mon oncle. + +-- Nous reglerons nos comptes, ne vous en inquietez pas, bien que +ce soit me degrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de +votre sorte. Ou en sommes-nous, Craven? + +-- Nous aurons a prononcer partie remise, Tregellis. + +-- Mon homme est en plein combat. +-- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tache quand +a chaque instant, je recois un coup de fouet ou de canne. + +Jackson se lanca soudain dans la foule, mais il revint les mains +vides et l'air piteux. + +-- On m'a vole ma montre de chronometreur, s'ecria-t-il. Un petit +gredin me l'a arrachee de la main. + +Mon oncle porta la main a son gousset. + +-- La mienne a disparu aussi, s'ecria-t-il. + +-- Prononcez la remise sans delai ou votre homme va etre malmene, +dit Jackson. + +Et nous vimes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un +autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique a la +main, commencaient a le cerner. + +-- Consentez-vous a une remise, Sir Lothian Hume? + +-- J'y consens. + +-- Et vous, Sir Charles? + +-- Non, certes. + +-- Le ring a disparu. + +-- Ce n'est pas ma faute. + +-- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les +champions se retirent et que les enjeux soient rendus a leurs +possesseurs. + +-- Une remise! une remise! cria-t-on de tous cotes. + +Et bientot la foule se dispersa de tous cotes, les pietons au pas +de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, +les Corinthiens a la recherche de leurs chevaux et de leurs +voitures. + +Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main. + +-- J'espere que je ne vous ai pas fait trop de mal. + +-- J'en ai assez recu pour avoir de la peine a me tenir debout. Et +vous? + +-- Ma tete chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a +favorise. + +-- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne desire pas +une plus belle lutte. + +-- Ni moi non plus. Bonjour. + +Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayerent passage +a travers les bandits hurlants, comme deux lions blesses parmi une +meute de loups et de chacals. + +Je le repete, si le ring est tombe bien bas, il ne faut pas +l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais a la +cohue de parasites et de gredins qui vivent autour. + +Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnete que le rodeur de +champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval +de course qui sert de pretexte pour commettre leurs coquineries. + + +XIX -- A LA FALAISE ROYALE + + +Mon oncle, dans sa bonte, se preoccupa de faire coucher Harrison +des que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prit ses +blessures en riant, n'en avait pas moins ete rudement malmene. + +-- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack +Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement +ravagee. Tenez, vous voila en pire etat que quand vous avez battu +Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer +que vous etes l'homme qui m'a conduite a l'autel. Quand le roi +d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais +recommencer. + +-- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne +recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d'aller jusqu'a +ce que la lutte me quitte. + +Il fit une grimace en avalant une gorgee du flacon de brandy que +lui tendait Sir Charles. + +-- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brule +terriblement mes levres fendues. Ah! voici John Cummings, +l'hotelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pecheur! On +le croirait a la recherche d'un medecin des fous, a en juger par +la figure qu'il fait. + +C'etait, en effet, un singulier personnage que celui qui +s'avancait avec nous sur la lande. + +Il avait la figure echauffee, l'air hebete de l'homme qui revient +a la raison au sortir de l'etat d'ivresse. + +Il courait de cotes et d'autres, la tete nue, les cheveux et la +barbe au vent. + +Il se precipitait en courts zigzags, d'un groupe a l'autre, son +air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits +d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgre moi une becasse +voletant a travers une ligne de fusils. + +Nous le vimes s'arreter un instant pres de la barouche jaune et +remettre quelque chose a Sir Lothian Hume. + +Aussitot apres, il revint et nous apercevant tout a coup, il jeta +un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en +tenant un papier a bout de bras. + +-- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un +ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommande de ne pas avaler +une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message a Sir +Charles? + +-- Je meriterais d'etre roue, oui, cria-t-il tourmente par le +remords. Je vous ai demande, Sir Charles, aussi vrai que je suis +vivant, mais vous n'etiez pas la et alors que voulez-vous? J'etais +si content de placer mes enjeux a ce prix-la, sachant qu'Harrison +allait lutter... Et puis le maitre de l'hotel _Georges_ m'a fait +gouter a ses bouteilles de derriere les fagots, si bien que je +n'ai plus eu ma tete a moi. Et a present, c'est seulement apres le +combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber +votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je merite. + +Mais mon oncle ne pretait aucune attention aux reproches que +l'hotelier s'adressait a lui-meme avec volubilite. + +Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant legerement les +sourcils, ce qui etait chez lui la note la plus elevee dans la +gamme assez restreinte de ses facultes d'emotion. + +-- Que comprenez-vous a ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant +passer le billet. + +Voici ce que je lus: + +"Sir Charles Tregellis, + +"Sur le nom de Dieu, des que ces mots vous viendront, rendez-vous +a la Falaise royale et mettez le moins de temps possible a faire +le trajet. + +"Je vous prie de venir aussitot que cela sera possible, et jusqu'a +ce moment-la, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de + +"JAMES HARRISON." + +-- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle. + +-- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier. + +-- Qui vous a remis cela, bonhomme? + +-- C'etait le jeune Jim Harrison lui-meme, dit l'hotelier, quoique +j'aie eu de la peine a le reconnaitre. On l'aurait pris pour son +propre fantome. Il etait si presse de vous faire parvenir cela +qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnaches +et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre +pour Sir Lothian Hume, et je rendrais graces au ciel que Jim ait +choisi un meilleur messager. +-- Voila qui est mysterieux en effet, dit mon oncle en penchant la +tete sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de +mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez +sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler +d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumiere +dans ceci. Quant a vous, Mistress Harrison, votre physionomie me +prouve que vous etes au fait. + +-- Ca se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes +de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y +voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous +arretons. La chose a marche comme ca pendant vingt ans, mais a +present nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos +superieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez a savoir ce que ce +billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on +vous demande, d'aller en voiture a la Falaise royale ou vous +saurez tout. + +Mon oncle mit le billet dans sa poche. + +-- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre +les mains d'un chirurgien. + +-- Ne vous inquietez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi +nous pouvons retourner a Crawley dans le _gig_; avec un yard +d'emplatre et une tranche de viande saignante, je serai bientot +sur pied. + +Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple a +Crawley, ou le forgeron fut confie aux soins de sa femme, apres +avoir ete installe dans les conditions les plus confortables qu'on +put obtenir avec de l'argent. Ensuite on dejeuna a la hate et on +lanca les juments sur la route du sud. + +-- Voila qui met un terme a mes rapports avec le ring, mon neveu, +dit mon oncle, je reconnais qu'il est desormais impossible d'en +interdire l'acces a la friponnerie. J'ai ete filoute et nargue, +mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne +patronnerai une lutte de professionnels. + +Si j'avais ete plus age ou s'il m'avait inspire moins de crainte, +j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur. + +Je lui aurais demande de renoncer a d'autres choses encore et +d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de +chercher une autre tache qui fut digne de sa vigoureuse +intelligence et de son excellent coeur. + +Mais a peine cette pensee avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il +avait oublie ces moments de serieux et se mettait a causer de +nouveaux harnais a ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur +le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de +mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux +cheval de trois ans de Lord Doncaster. + +Nous avions atteint Whiteman's Green, ce qui faisait une bonne +moitie de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, +lorsque je jetai un coup d'oeil en arriere et je vis sur la route +le reflet du soleil sur une haute voiture jaune. + +Sir Lothian Hume nous suivait. + +-- Il a recu la meme invitation que nous et il se rend au meme +but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son epaule. +On nous demande tous les deux a la Falaise royale, nous, les deux +survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous +y appelle. Mon neveu, j'ai mene une existence pleine d'evenements, +mais je sens que c'est une scene plus etrange que les autres, qui +m'attend parmi ces arbres. + +Il fouetta les juments. +Alors, grace a la courbe que faisait la route, nous pumes +apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant +parmi les vieux chenes qui l'entourent. + +Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantee, et hantee de +fantomes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes +nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelerent tout a +coup que cette etrange invitation avait ete adressee aux deux +hommes qui avaient ete meles a cette tragedie digne du temps +passe, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux +d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour +de je ne sais quel evenement important qui se preparait sous nos +yeux. + +La grille rouillee, entre les deux colonnes croulantes et +surmontees d'armoiries, s'ouvrit a deux battants. + +Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que +nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il +finit par les arreter brusquement devant les marches que le temps +avait noircies de taches. + +La porte d'entree s'etait ouverte et le petit Jim etait la a nous +attendre. + +Mais combien ce petit Jim ressemblait peu a celui que j'avais +connu et affectionne. + +Il y avait quelque chose de change en lui. + +Ce changement etait si evident que ce fut ce qui me frappa d'abord +et il etait si subtil que je ne pus trouver de mots pour le +definir. + +Ce n'etait pas qu'il fut mieux habille que jadis, car je reconnus +le vieux costume brun qu'il portait. + +Ce n'etait pas qu'il eut l'air moins engageant, car son +entrainement l'avait laisse tel qu'il pouvait passer pour le +modele de ce que devait etre un homme. + +Et pourtant ce changement etait reel. C'etait je ne sais quelle +dignite dans l'expression, je ne sais quoi qui donnait de +l'assurance a son attitude et qui par sa presence visible +paraissait etre la seule chose qui eut manque pour lui donner +l'harmonie et la perfection. + +Et malgre son exploit on eut dit que son nom d'ecolier, petit Jim, +lui etait reste naturellement jusqu'au moment ou je le vis en sa +virilite maitresse d'elle-meme et si magnifique sur le seuil de la +vieille maison. + +Une femme etait debout a cote de lui, la main posee sur son +epaule. Je vis que c'etait Miss Hinton, d'Anstey Cross. + +-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en +s'avancant, lorsque nous descendimes de voiture. + +Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigue. + +-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant, +madame... + +-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir +oublie Polly Hinton. + +-- Oubliee! Mais nous avons tous pris votre deuil, a Pop's Alley +pendant plus d'annees que je ne voudrais. Mais je me demande avec +surprise... + +-- Je me suis mariee secretement et j'ai quitte le theatre. Je +tiens a vous demander pardon de vous avoir enleve Jim, la nuit +derniere. + +-- C'etait donc vous? + +-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les +votres. Vous etiez son patron, moi j'etais sa mere. + +Et en parlant, elle attira vers elle la tete de Jim. + +A ce moment, ou leurs joues etaient pres de se toucher, ces deux +figures, l'une qui portait encore les traces d'une beaute feminine +en train de s'effacer, l'autre ou se peignait la force masculine +en plein developpement, ces deux figures avaient un tel air de +ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, +leur front large et blanc que je m'etonnai de ne pas avoir devine +leur secret, des le jour ou je les avais vus ensemble. + +-- Oui, c'est mon garcon a moi et il m'a sauve de quelque chose +qui etait pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra +vous le dire. Mais mes levres etaient scellees et c'est seulement +hier soir que j'ai pu lui dire que c'etait a sa mere qu'il avait +rendu le charme de la vie a force de douceur et de patience. + +-- Chut, ma mere! dit Jim en posant les levres sur la joue de sa +mere. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, +dites-moi, Sir Charles, comment s'est passe le combat? + +-- Votre oncle aurait remporte la victoire, mais des gens de la +populace ont force le ring. +-- Il n'etait pas mon oncle, Sir Charles, mais il a ete pour moi +et pour mon pere l'ami le meilleur, le plus fidele qu'il y ait eu +au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me +prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais +il n'a pas eu trop de mal, j'espere? + +-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais +affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai +de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse +justifier la facon dont vous avez rompu votre engagement, d'un +seul mot. + +-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaitrez +qu'il m'eut ete impossible d'agir autrement. Mais si je ne me +trompe pas, voici Sir Lothian Hume. + +La barouche jaune avait enfile l'avenue, et peu d'instants apres, +les chevaux harasses, essouffles, venaient de s'arreter derriere +notre voiture. + +Sir Lothian sauta a bas, d'un air sombre qui presageait la +tempete. + +-- Restez ou vous etes, Corcoran, dit-il. + +Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui etait +son compagnon de voyage. + +-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard +insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a +l'impertinence de m'adresser une invitation a visiter ma propre +maison, et ou diable voulez-vous en venir en envahissant ma +propriete? + +-- Je vous reponds que vous comprendrez cela et bien d'autres +choses encore, dit Jim qui avait sur les levres un sourire +enigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes +efforts pour vous expliquer tout cela. + +Et tenant la main de sa mere, il nous conduisait dans cette +chambre fatale ou les cartes etaient encore entassees sur le +gueridon et ou la tache sombre se dissimulait encore dans un coin. + +-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'ecria Sir Lothian qui +se placa les bras croises pres de la porte. + +-- Mes premieres explications, c'est a vous que je les dois, Sir +Charles. + +Et, en ecoutant ses paroles et en observant ses manieres, je ne +pus qu'admirer le resultat produit sur un jeune paysan par la +societe de cette femme qui etait sa mere sans qu'il le sut. + +-- Je tiens, reprit-il, a vous dire ce qui se passa cette nuit-la. + +-- Je vais le raconter a votre place, Jim, dit sa mere. Vous devez +savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connut rien au sujet +de ses parents, nous etions vivants tous les deux et que nous ne +l'avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laisse agir +a son gre, aller a Londres et relever ce defi. C'est seulement +hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son pere, qui ne +voulut le permettre a aucun prix. Il etait dans un etat d'extreme +faiblesse et il ne fallait pas s'opposer a ses desirs. Il me donna +l'ordre de partir aussitot et de ramener son fils aupres de lui. +Je ne savais que faire, car j'etais convaincue que Jim ne +viendrait jamais a moins qu'on ne lui trouvat un remplacant. +J'allai trouver les braves gens qui l'avaient eleve. Je les mis au +fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eut +ete son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte +qu'ils vinrent a mon aide. Que Dieu les benisse pour leur bonte +envers une epouse et une mere affligee. Harrison consentait a +prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son +pere. Alors, je me rendis en voiture a Crawley. Je decouvris ou +etait la chambre de Jim et je lui parlai par la fenetre, car +j'etais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient +point partir. Je lui dis que j'etais sa mere. Je lui dis qui etait +son pere. Je lui dis que mon phaeton attendait et que j'etais a +peu pres certaine qu'il arriverait a peine assez a temps pour +recevoir la derniere benediction de ce pere qu'il n'avait jamais +connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant +que je lui eusse affirme qu'Harrison le remplacerait. + +-- Pourquoi n'a-t-il pas laisse un mot pour Belcher? + +-- J'avais la tete perdue, Sir Charles. Trouver un pere et une +mere, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi +bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mere me +demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaeton +attendait, mais nous etions a peine en route, qu'un individu +saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. +J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lacha la trique +dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui +me debarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis +m'imaginer qui ils etaient et quel motif ils pouvaient avoir de +nous attaquer. + +-- Peut-etre que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit +mon oncle. + +Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournerent +de notre cote avec une expression des plus menacantes. + +-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon pere, je descendis... + +Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'etonnement. +-- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous etes venu ici, et vous avez +vu votre pere, ici, a la Falaise royale? + +-- Oui, monsieur. + +Mon oncle devint tres pale: + +-- Au nom du ciel, dites-nous alors ou est votre pere? + +Jim pour toute reponse nous fit signe de regarder derriere nous, +et nous nous apercumes que deux hommes venaient d'entrer dans la +piece par la porte qui donnait sur l'escalier. + +Je reconnus immediatement l'un d'eux. + +Cette figure qui avait l'impassibilite d'un masque, ces facons +pleines de reserve, ne pouvaient appartenir qu'a Ambroise l'ancien +valet de mon oncle. + +Quant a l'autre, il etait tout different et offrait un aspect des +plus singuliers. + +Il etait de haute taille, enveloppe dans une robe de chambre de +nuance foncee et s'appuyait de tout son poids sur une canne. + +Sa longue figure exsangue etait si maigre, si bleme, que par une +etrange illusion on aurait pu la croire transparente. + +C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrive de +voir une face aussi defaite. + +Sa chevelure melee de meches grises, son dos courbe auraient pu le +faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses +sourcils, la vivacite et l'eclat des yeux noirs qui brillaient au- +dessous, suffirent pour me faire douter que ce fut reellement un +vieillard qui se tenait devant nous. + +Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lance avec +emportement par Sir Lothian Hume. + +-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'ecria-t-il. + +-- Entierement a votre service, gentlemen, repondit l'etrange +personnage en robe de chambre. + + +XX -- LORD AVON + + +Mon oncle etait essentiellement un homme impassible et cette +impassibilite s'etait encore developpee sous l'influence de la +societe dans laquelle il vivait. + +Il aurait pu retourner une carte de laquelle dependit sa fortune +sans qu'un de ses muscles eut bouge et je l'avais vu conduire a +une allure qui eut pu lui etre mortelle, sur la route de Godstone, +en gardant l'air aussi calme que s'il eut fait sa promenade +quotidienne sur le mail. + +Mais la secousse qu'il recut a ce moment meme fut si forte, qu'il +dut rester immobile, les joues pales, le regard fixe, avec une +expression d'incredulite. + +Deux fois, je vis ses levres s'ouvrir, deux fois, il porta la main +a sa gorge, comme si une barriere s'etait dressee entre lui et son +desir de parler. + +Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les +mains tendues en avant, comme pour les accueillir. + +-- Ned! s'ecria-t-il. + +Mais l'etrange personnage, qui etait debout devant lui, croisa les +bras sur la poitrine. + +-- Non, Charles, dit-il. + +Mon oncle s'arreta et le regarda avec stupefaction. + +-- Assurement, Ned, vous allez me faire bon accueil, apres tant +d'annees. + +-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu +cela dans votre attitude dans cette terrible matinee. Vous ne +m'avez jamais demande d'explication. Vous n'avez jamais reflechi +combien il etait impossible qu'un homme de mon caractere eut +commis un tel crime. Au premier souffle du soupcon, vous, mon ami +intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regarde +comme un voleur et un assassin. + +-- Non, non, Ned. + +-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela +que desireux de mettre en mains sures l'etre qui m'etait le plus +cher au monde, j'ai du renoncer a vous et le confier a l'homme qui +jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon +innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fut eleve dans +un milieu humble et qu'il ignorat son malheureux pere plutot que +d'apprendre a partager les doutes et les soupcons de ses egaux. + +-- Alors il est reellement votre fils? s'ecria mon oncle en jetant +sur Jim un regard stupefait. + +Pour toute reponse, l'homme leva son long bras decharne et posa sa +main amaigrie sur l'epaule de l'actrice qui le regarda avec +l'amour dans les yeux. + +-- Je me suis marie, Charles, et j'ai tenu la chose secrete parce +que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous +connaissez le sot orgueil qui a ete toujours le trait le plus +prononce de mon caractere. Je n'ai pu me decider a avouer ce que +j'avais fait. C'est cette negligence de ma part, qui a amene une +separation entre nous et dont le blame doit retomber sur moi et +non sur elle. Neanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai +retire l'enfant et assure une rente, a la condition qu'elle ne +s'occupat point de lui. Je craignais que l'enfant ne fut gate par +elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il +pouvait lui faire du bien. Mais dans ma miserable existence, +Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos +affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son +action, et que, sans aucun doute, nous sommes pousses par un +courant invisible vers un but determine, quoique nous puissions +nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grace a nos +coups de rame et a nos voiles que nous hatons notre marche. + +J'avais tenu mon regard fixe sur mon oncle, pendant qu'il ecoutait +ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tomberent de +nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume. + +Il etait debout pres de la fenetre. + +Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiereuses. + +Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des +passions diverses et mauvaises: la colere, la jalousie et +l'avidite decue. + +-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et +rauque, que ce jeune homme pretend etre l'heritier de la pairie +d'Avon? + +-- Il est mon fils legitime. + +-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, +mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni +aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de +votre fils. Je defie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait +jamais admis l'existence d'un autre heritier que moi. + +-- Sir Lothian, j'ai deja fait connaitre les motifs qui m'ont fait +tenir mon mariage secret. + +-- Vous avez donne une explication, monsieur. Mais c'est a +d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez a prouver que +votre explication est satisfaisante. + +Deux yeux noirs etincelerent sur la figure pale et defaite et +produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumiere +jaillissait a travers les fenetres d'une demeure croulante et +ruinee. + +-- Vous osez mettre en doute ma parole? + +-- Je demande une preuve. + +-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent. + +-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de +motifs pour accepter votre affirmation. + +C'etait un langage brutal exprime sur un ton brutal. + +Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grace +a l'intervention de sa femme d'un cote et de son fils de l'autre, +qu'il ne porta pas ses mains fremissantes a la gorge de son +insulteur. + +Sir Lothian Hume recula devant cette pale figure animee ou la +colere brillait sous les noirs sourcils, mais il continua a porter +des regards furieux autour de la piece. + +-- Un complot fort bien combine, s'ecria-t-il, ou un criminel, une +actrice et un boxeur de profession ont chacun leur role. Sir +Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous +aussi, mylord. + +Il tourna sur les talons et sortit a grands pas. + +-- Il est alle me denoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversee +par une convulsion d'orgueil blesse. + +-- Faut-il que je le ramene? s'ecria le petit Jim. + +-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai +deja pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon +fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frere et ma +famille et dont je me suis acquitte au prix d'ameres souffrances. + +-- Vous avez ete injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je +vous avais oublie ou que je vous avais juge defavorablement. Si je +vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du +temoignage de mes yeux, j'ai toujours pense que cet acte avait ete +commis dans un moment d'egarement et que vous n'en aviez pas plus +conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait. + +-- Que voulez-vous dire en parlant du temoignage de vos yeux? dit +Lord Avon en regardant fixement mon oncle. + +-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite. + +-- Vous m'avez vu? Ou? + +-- Dans le corridor. + +-- Et qu'est-ce que je faisais? + +-- Vous sortiez de la chambre de votre frere. J'ai entendu sa voix +qui exprimait la colere et la douleur un court instant auparavant. +Vous teniez a la main un sac d'argent et votre figure exprimait la +plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de +quelle facon vous etes venu la, vous m'oterez de dessus le coeur +un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces annees. + +Personne n'aurait reconnu, en ce moment-la, l'homme qui donnait le +ton a tous les petits-maitres de Londres. + +En presence de cet ami d'autrefois, devant la scene tragique qui +se jouait devant lui, le voile de trivialite et d'affectation +venait de se dechirer et je sentais toute ma gratitude envers lui +s'accroitre et se changer en affection, lorsque je considerais sa +figure pale et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en +attendant les explications de son ami. + +Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence +de quelques minutes, dans le demi-jour de la piece. + +-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'etonne plus que vous ayez ete +ebranle. Mon Dieu, quel filet etait tendu autour de moi. Si cette +accusation meprisable avait ete proferee contre moi, vous, mon ami +le plus cher, vous auriez ete contraint de chasser tous les doutes +qui vous restaient encore sur ma culpabilite. Et pourtant, +Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous +dans cette affaire. + +-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi. + +-- Mais vous n'etes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans +vos yeux. Vous desirez savoir comment un homme, qui etait +innocent, s'est cache pendant tout ce temps. + +-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre +reponse a cette question. + +-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez +combien il m'etait cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver +que mon frere s'etait rendu coupable du crime le plus vil que +puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai +couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai +vecu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un +vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai a peine quarante ans. +Mais maintenant que je suis reduit a l'alternative de dire tout ce +qui s'est passe a propos de mon frere ou de faire tort a mon fils, +il n'y a pour moi qu'un parti a prendre et je l'adopte d'autant +plus volontiers que j'ai des raisons d'esperer. Il pourra se +presenter quelque circonstance qui empechera ce que j'ai a vous +apprendre de parvenir aux oreilles du public. + +Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux +soutiens, il traversa la piece d'un pas chancelant en se dirigeant +vers l'etagere couverte de poussiere. La, au centre, se trouvait +cet amas fatal de cartes tachees par le temps et la moisissure, +tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs annees +auparavant. + +Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine +qu'il tendit a mon oncle. + +-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de +chaque carte, et promenez legerement vos doigts dans les deux +sens, dites-moi ce que vous sentez. + +-- On dirait qu'elle a ete piquee avec une epingle. + +-- Justement. Et quelle est cette carte? + +-- Le roi de trefle. +-- Examinez l'angle inferieur de cette carte. + +-- Elle est tout a fait lisse. + +-- Et cette carte, c'est?... + +-- Le trois de pique. + +-- Et cette autre? + +-- Elle a ete piquee: c'est l'as de coeur. + +Lord Avon les jeta violemment a terre. + +-- Eh bien, la voila cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire +davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi? + +-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut +aller jusqu'au bout. + +Le frele personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en +un violent effort. + +-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. +J'espere que jamais je ne me retrouverai dans la necessite de +rouvrir les levres au sujet de cette miserable affaire. + +"Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous +perdions. Vous vous rappelez que vous vous etes retires, que vous +m'avez laisse tout seul, assis dans cette meme piece, a cette meme +table. + +"Loin d'etre fatigue, j'etais tout a fait eveille et je passai une +heure ou deux a repasser dans mon esprit les incidents du jeu et +les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon +etat de fortune. + +"Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule +consolation etait que mon frere avait gagne. Je savais bien que +par suite de sa conduite irreflechie, il etait dans les griffes +des Juifs et j'esperais que ce qui avait ebranle ma position +aurait pour effet de raffermir la sienne. + +"Comme j'etais la a manier distraitement les cartes, le hasard me +fit remarquer les petites piqures que vous venez de sentir. +J'examinai les paquets et, a mon indicible horreur, je reconnus +que quiconque aurait ete au courant de ce secret aurait pu les +distribuer de facon a se rendre un compte exact des sortes de +cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires. + +"Et alors, le sang me montant a la tete dans un mouvement de honte +et de degout que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon +attention avait ete frappee de la facon dont mon frere distribuait +les cartes, de sa lenteur et de sa maniere de tenir les cartes par +le bord inferieur. + +"Je ne le condamnai pas a la legere, je restai longtemps a peser +les moindres indices qui pouvaient lui etre favorables ou +defavorables. + +"Helas, tout concourait a confirmer mes horribles soupcons et a +les changer en certitude. + +"Mon frere avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing +dans Bond Street. Il les avait gardees plusieurs heures dans sa +chambre. Il avait joue avec une decision qui alors avait cause +notre surprise. +"Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher a moi-meme que sa vie +passee n'etait point telle qu'elle dut faire croire qu'il lui +etait impossible de commettre un crime aussi abominable. + +"Tout vibrant de colere et d'humiliation, je montai tout droit par +l'escalier, ces cartes a la main, et je lui jetai a la face, son +crime, le plus bas, le plus degradant que put commettre un coquin. + +"Il ne s'etait pas encore mis au lit et son gain etait reste +eparpille sur la table de toilette. + +"Je ne savais guere que lui dire, mais les faits etaient si +terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute. + +"Vous vous le rappellerez, car c'etait la seule circonstance +attenuante qu'il y eut a son crime, il n'avait pas encore vingt et +un ans. + +"Mes paroles l'accablerent. + +"Il se jeta a genoux devant moi, me supplia de l'epargner. + +"Je lui dis que par egard pour l'honneur de notre famille, je ne +le denoncerais pas en public, mais que desormais, il devrait toute +sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagne par +lui serait restitue le lendemain avec une explication. + +"-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t- +il. + +"Je repetai qu'il devait subir les consequences de son acte. + +"Seance tenante, je brulai les papiers qu'il m'avait gagnes, je +mis toutes les pieces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un +sac de toile. + +"Je me disposais a quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il +se cramponna a moi, me dechira une manchette dans l'effort qu'il +fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire a Sir +Lothian Hume et a vous. + +"C'etait son cri de desespoir en me trouvant sourd a toutes ses +prieres qui est parvenu a vos oreilles, Charles, et qui vous a +fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je +retournais dans ma chambre. + +Mon oncle poussa un long soupir de soulagement. + +-- Mais ce ne pouvait etre plus clair, dit-il. + +-- Dans la matinee, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous +et je vous rendis votre argent. + +"J'en fis autant pour Sir Lothian Hume. + +"Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car +je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux deshonneur. + +"Alors survint cette horrible decouverte qui a jete une ombre sur +mon existence et qui a ete aussi mysterieuse pour moi que pour +vous. + +"Je me voyais soupconne, je vis aussi que je ne pourrais me +justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, +l'infamie de mon frere. +"Je reculai devant cela, Charles. Plutot tout souffrir moi-meme, +que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur +n'avait pas de tache depuis tant de siecles. + +"Je me suis donc soustrait a mes juges et j'ai disparu du monde. + +"Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma +femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez +l'existence. + +"J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul +qui suis a blamer de tout ce qui s'en est suivi. + +"A cette epoque-la, il existait des motifs qui heureusement ont +disparu depuis longtemps et qui me firent juger preferable que le +fils fut separe de sa mere a un age ou il ne pouvait se douter +qu'elle fut absente. + +"Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupcons +qui m'avaient blesse cruellement, car a cette epoque, je ne +connaissais pas le motif qui vous avait inspire ce prejuge contre +moi. + +"Le soir de cette tragedie, je courus a Londres. + +"Je pris mes mesures pour que ma femme jouit d'un revenu +convenable, a la condition qu'elle ne s'occuperait pas de +l'enfant. + +"J'avais, comme vous vous en souvenez, de frequents rapports avec +Harrison le boxeur et avais eu a maintes reprises l'occasion +d'admirer la franchise et l'honnetete de son caractere. Je lui +portai alors mon enfant. + +"Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu +de mon innocence et pret a m'aider de toutes les facons. + +"Sur les prieres de sa femme, il venait de se retirer du ring et +se demandait a quelle occupation il pourrait se livrer. + +"Je reussis a lui organiser un atelier de forgeron, a condition +qu'il exercat sa profession au village de Friar's Oak. + +"Nous nous entendimes pour qu'il donnat Jim comme son neveu et +convinmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents. + +"Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak. + +"C'etait parce que j'avais deja fixe le lieu de ma retraite +cachee, et si je ne pouvais voir mon garcon, j'avais du moins la +faible consolation de le savoir pres de moi. + +"Vous connaissez ce chateau. + +"C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous +ignorez, c'est qu'il a ete construit tout expres pour contenir des +chambres secretes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut +habiter sans etre vu. + +"Dans les murs plus epais et les murs exterieurs sont pratiques +des passages. + +"L'existence de ces chambres a toujours ete un secret de famille. +Sans doute, c'etait un secret auquel je n'attachais pas grande +importance et ce fut la seule raison qui m'eut empeche de les +montrer a quelque ami. + +"Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je +laissai dehors tout ce qui m'etait cher. Je me glissai comme un +rat derriere les panneaux pour passer tout le reste de ma penible +existence dans la solitude et le deuil. + +"Sur cette figure ravagee, sur cette chevelure grisonnante, +Charles, vous pouvez lire le journal de ma miserable existence. + +"Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions +qu'il introduisait par la fenetre de la cuisine que je laissais +ouverte dans cette intention. + +"Parfois je me risquais la nuit a faire une promenade a la clarte +des etoiles et a recevoir sur mon front la fraicheur de la brise, +mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais ete apercu par des +campagnards et on commencait a parler d'un esprit qui hantait la +Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantomes... + +-- C'etait moi, mon pere, moi et mon ami Rodney Stone, s'ecria +Petit Jim. + +-- Je le sais, Harrison me l'a dit cette meme nuit. Je fus fier, +Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un +heritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille +que je m'etais efforce de couvrir au prix de tant de peines. Puis, +vint le jour ou la bienveillance de votre mere -- sa bienveillance +inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir a Londres. + +-- Ah! Edward, s'ecria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, +pareil a un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez +vous-meme aide a lui permettre une aussi courte excursion. +-- Je ne vous blame pas, Mary, je l'aurais peut-etre fait. Il alla +a Londres et tenta de s'ouvrir une carriere par sa force et son +courage. Un grand nombre de ses ancetres en ont fait autant, avec +cette seule difference que leurs mains etaient fermees sur la +poignee d'une epee, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se +soit comporte avec autant de vaillance. + +-- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement. + +-- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils etait +definitivement engage dans un match ou il s'agissait de lutter en +public pour de l'argent. Cela ne devait pas etre, Charles. C'est +chose bien differente de lutter comme nous l'avons fait dans notre +jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse +pleine d'or. + +-- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais... + +-- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait +choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement? +Mais cela ne devait pas etre. Je decidai que le moment etait venu +de me faire connaitre a mon fils, d'autant plus que bien des +indices me revelaient que mon genre de vie si contraire aux lois +de la nature avait gravement altere ma sante. Le hasard, je +devrais dire plutot la Providence, fit enfin paraitre en pleine +lumiere ce qui etait jusqu'alors reste obscur et me donna les +moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allee hier soir +chercher mon fils pour le ramener aupres de son malheureux pere. + +Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon +oncle qui y mit fin. + +-- Vous avez ete l'homme le plus cruellement traite du monde, Ned, +dit-il. Plaise a Dieu que nous ayons de nombreuses annees pour +vous indemniser, mais malgre tout nous sommes, a ce qu'il me +semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux +frere a trouve la mort. + +-- Cela a ete un mystere pour moi, autant que pour vous pendant +dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est revele. Avancez, +Ambroise, et faites votre recit avec autant de franchise et de +details que vous me l'avez fait a moi-meme. + + +XXI -- LE RECIT DU VALET + + +Le valet avait quitte le coin sombre de la piece ou il etait reste +dans une immobilite telle que nous avions oublie sa presence. + +Alors, a cet appel de son ancien maitre, il vint se placer en +pleine lumiere et tourna de notre cote sa figure bleme. + +Ses traits d'ordinaire impassibles etaient dans un etat +d'agitation penible. + +Il parlait lentement, avec hesitation, comme si le tremblement de +ses levres ne lui permettait pas d'articuler ses mots. + +Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de +cette emotion extreme il conservait cet air de deference qui +distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se +suivaient sur ce ton sonore qui avait attire mon attention des le +premier jour, celui ou la voiture de mon oncle s'etait arretee +devant la maison paternelle. + +-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai peche dans cette +affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois +qu'une maniere de l'expier, elle consiste dans la confession +pleine et entiere que mon noble maitre Lord Avon m'a demandee. + +"Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous +paraisse, est la verite absolue, incontestable, au sujet de la +mort mysterieuse du capitaine Barrington. + +"Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation +eprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la +situation qu'occupait le capitaine Barrington. +"Vous estimez que le fosse qui les separe est trop large. + +"Gentlemen, je puis vous le dire, un fosse qui peut etre franchi +par un amour coupable, peut l'etre aussi par la haine coupable et +le jour ou ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du +prix a la vie, je jurai a la face du ciel que je lui oterais cette +existence impure, bien que cet acte fut le plus mince acompte de +ce qu'il me redevait. + +"Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, +mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette +jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de +faire dans la meme situation. + +Nous etions tous stupefaits de voir la nature ardente de cet homme +se faire jour avec evidence au travers de la contrainte +artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en echec. + +On eut dit que sa courte chevelure noire se herissait. Ses yeux +flamboyaient dans l'intensite de son emotion. Sa figure exprimait +une malignite haineuse que n'avait pu attenuer la mort de son +ennemi, ni le cours des annees. + +Le serviteur plein de discretion avait disparu, il ne restait plus +a la place que l'homme aux pensees profondes, l'etre dangereux, +capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus +vindicatif. + +-- Nous etions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un +hasard fatal mit cet homme sur notre chemin. + +"Par je ne sais quels vils artifices il la detacha de moi. + +"J'ai entendu dire qu'elle n'etait pas, tant s'en faut, la +premiere et qu'il etait passe maitre en cet art. +"La chose etait accomplie que je ne me doutais pas encore du +danger. Elle fut abandonnee, le coeur brise, son existence perdue +et dut rentrer dans la maison ou elle apportait la honte et la +misere. + +"Je l'ai vue depuis et elle me dit que son seducteur avait eclate +de rire quand elle lui avait reproche sa perfidie et je lui jurai +que cet homme paierait cet eclat de rire avec tout son sang. + +"J'etais des lors domestique, mais je n'etais pas encore au +service de Lord Avon. + +"Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensee qu'il +m'offrirait l'occasion de regler mon compte avec son frere cadet. +Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car +bien des mois se passerent avant que la visite a la Falaise royale +me donnat la chance que j'esperais le jour et dont je revais la +nuit. + +"Mais quand elle se presenta, ce fut dans des conditions plus +favorables a mes projets que je n'eusse ose y compter. + +"Lord Avon croyait etre seul a connaitre les passages secrets a la +Falaise royale. En cela il se trompait. + +"Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les +projets que j'avais formes. + +"Je n'ai pas besoin de vous dire en detail comment un jour que je +preparais les chambres pour les invites, une pression fortuite sur +un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une +etroite ouverture dans le mur. + +"Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait +dans une chambre a coucher plus grande. + +"C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas +davantage pour mon projet. + +"L'arrangement des chambres m'avait ete confie. Je pris mes +mesures pour que le capitaine Barrington occupat la grande chambre +et moi la plus petite. J'arriverais pres de lui quand je voudrais +et personne ne s'en douterait. + +"Il arriva enfin. + +"Comment vous decrire l'impatience fievreuse ou je vecus jusqu'a +ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais +combine mes plans. + +"On avait joue pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et +un jour a compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme. + +"On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. A +toute heure j'etais pret a servir, si bien que ce jeune capitaine +dit avec un hoquet que j'etais le modele des domestiques. + +"Mon maitre me dit d'aller me coucher. Il avait remarque la +rougeur de mes joues, l'eclat de mon regard et mettait tout cela +sur le compte de la fievre. + +"Et en effet, c'etait bien la fievre qui me tenait, mais cette +fievre-la, il n'y avait qu'un remede pour en venir a bout. + +"Alors enfin, a une heure tres matinale, je les entendis remuer +leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer. + +"Lorsque j'entrai dans la piece pour recevoir mes ordres, je +m'apercus que le capitaine Barrington avait deja gagne son lit +tant bien que mal. + +"Les autres s'etaient egalement retires et je trouvai mon maitre +seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes +eparpillees. + +"Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colere, et cette fois-la +je lui obeis. + +"Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme. + +"Je savais que si je me trouvais face-a-face avec lui, je pourrais +l'etrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire +le moindre bruit. + +"Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand +couteau a lame droite que je repassai sur ma botte. + +"Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de +mon lit pour attendre. + +"J'avais decide ce que je devais faire. Ce serait une mince +satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main +portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi. + +"Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un baillon, puis +apres l'avoir eveille d'une ou deux piqures de mon poignard, je +pourrais au moins l'eveiller pour lui faire entendre ce que +j'avais a lui dire. + +"Je me representais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs +du sommeil se seraient peu a peu dissipees, cet air de colere se +tournant aussitot en horreur, en epouvante, lorsqu'il comprendrait +enfin qui j'etais et ce que je venais faire. + +"Ce serait le moment supreme de ma vie. + +"Je restai a attendre un temps qui me parut la duree d'une heure, +mais je n'avais pas de montre et mon impatience etait telle que je +puis dire qu'en realite, il s'etait ecoule a peine un quart +d'heure. + +"Je me levai alors, j'otai mes souliers, je pris mon couteau. +J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture. + +"Je n'avais guere plus de trente pieds a parcourir, mais je +m'avancais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies +faisaient un bruit sec de brindilles cassees des qu'un corps +pesant se placait sur elles. Naturellement il faisait noir comme +dans un four et je cherchais ma route a tatons, lentement, bien +lentement. A la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait +devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre cote du panneau. + +"J'arrivais donc trop tot, car il n'avait pas encore eteint ses +chandelles. + +"J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de +plus, car je ne tenais pas a agir avec precipitation ou +etourderie. + +"Il etait absolument necessaire que je ne fisse aucun bruit en +remuant, car je n'etais plus qu'a quelques pieds de mon homme et +je n'etais separe de lui que par une mince cloison de bois. + +"Le temps avait fausse et fendu les planches, de sorte qu'apres +m'etre avance avec precaution, aussi pres que possible du panneau +glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulte dans la +chambre. + +"Le capitaine Barrington etait debout pres de la table a toilette +et avait ote son habit et son gilet. + +"Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier +etaient placees devant lui et il comptait les gains qu'il avait +faits au jeu. + +"Il avait la figure echauffee. Il etait alourdi par le manque de +sommeil et par le vin. + +"Cette vue me rejouit, car elle me prouva qu'il dormirait +profondement et que ma tache serait aisee. + +"J'avais encore les yeux fixes sur lui, quand soudain je le vis se +dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits. + +Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis +qu'il n'eut devine d'une facon ou d'une autre ma presence. + +"Et alors, j'entendis a l'interieur la voix de mon maitre. + +"Je ne pouvais voir la porte par laquelle il etait entre ni +l'endroit de la chambre ou il se trouvait, mais j'entendis tout ce +qu'il etait venu dire. + +"Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je +le vis devenir d'une paleur livide quand il entendit les amers +reproches ou on lui disait son infamie. + +"Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me +l'etais peinte dans mes reves les plus charmants. +"Je vis mon maitre s'approcher de la table a toilette, presenter +les papiers a la flamme de la chandelle, en jeter les debris +noircis dans le foyer, puis jeter les pieces d'or dans un petit +sac de toile brune. + +"Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit +par le poignet en le suppliant, en memoire de leur mere, d'avoir +pitie de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maitre en le +voyant degager sa manchette d'entre les doigts qui s'y +cramponnaient et laisser la le miserable gredin etendu sur le sol. + +"Des lors, il me restait un point difficile a decider. Valait-il +mieux que je fisse ce que j'etais venu faire, ou bien etait-il +preferable, maintenant que j'etais maitre du secret de cet homme, +de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le +couteau de chasse de mon maitre? + +"J'etais sur que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le +denoncer. + +"Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilite en ce +qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'etais certain +que son secret etait sain et sauf entre vos mains. + +"Mais moi, j'avais a la fois le pouvoir et le desir et lorsque sa +vie aurait ete fletrie, lorsqu'il aurait ete chasse comme un chien +de son regiment, de ses clubs, le moment serait peut-etre venu +pour moi de m'y prendre d'une autre facon avec lui. + +-- Ambroise, dit mon oncle, vous etes un profond scelerat. + +-- Nous avons tous notre maniere de sentir, monsieur, et vous me +permettrez de vous dire qu'un valet peut etre aussi sensible a un +affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire +justice par le duel. +"Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, +tout ce que j'ai pense et fait cette nuit-la et je poursuivrai +alors meme que je n'aurais pas le bonheur de conquerir votre +approbation. + +"Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps +agenouille, la figure posee sur une chaise. + +"Lorsqu'il se releva, il se mit a arpenter lentement la piece en +baissant la tete. + +"De temps a autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings +fermes. + +"Je voyais la moiteur perler sur son front. + +"Je le perdis de vue un instant. + +"Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un apres l'autre, comme s'il +cherchait quelque chose. + +"Puis, il se rapprocha de la table de toilette ou il me tournait +le dos. + +"Sa tete etait un peu rejetee en arriere et il portait les deux +mains a son col de chemise, comme s'il voulait le defaire. + +"Puis j'entendis alors un eclaboussement comme si une cuvette +avait ete renversee et il s'affaissa sur le sol, sa tete dans un +coin, et elle faisait avec ses epaules un angle si extraordinaire +qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme +allait echapper a l'etreinte ou je croyais le tenir. + +"Je fis glisser le panneau. +"Un instant apres j'etais dans la piece. + +"Ses paupieres battaient encore et quand mon regard se fixa sur +ses yeux deja glaces, je crus y lire une expression de surprise +indiquant qu'il me reconnaissait. + +"Je deposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai a cote de lui +pour pouvoir lui murmurer a l'oreille une ou deux menues choses +dont je tenais a lui laisser le souvenir, mais a ce moment meme, +il ouvrit la bouche et mourut. + +"Chose singuliere, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus +peur alors a cote de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand +je vis qu'il etait toujours immobile, a l'exception de la tache de +sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris +d'une soudaine crise de peur. + +"Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en +fermant les panneaux derriere moi. + +"Ce fut alors seulement que je m'apercus qu'en ma folle +precipitation, au lieu d'avoir rapporte le couteau de chasse, +j'avais ramasse le rasoir qui etait tombe tout sanglant des mains +du mort. + +"Je cachai ce rasoir dans un endroit ou personne ne l'a jamais +decouvert, mais ma frayeur m'empecha d'aller chercher l'autre +arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prevu les +consequences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa +presence contre mon maitre. + +"Voila donc, Lady Avon, le recit exact et sincere de la facon dont +est mort le capitaine Barrington. + +-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colere, que +vous ayez toujours laisse un innocent en butte a une persecution, +alors qu'un mot de vous l'aurait sauve. + +-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour +croire que cette demarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. +Comment pouvais-je lui dire tout cela sans reveler le scandale de +famille qu'il mettait tant de soin a cacher? J'avoue qu'au debut +je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en +excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le +temps de savoir ce que je devais faire. + +"Pendant bien des annees, je puis dire meme depuis que je suis +entre a votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmente et +j'ai jure que si jamais je retrouvais mon ancien maitre, je lui +revelerais tout. + +"Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontee par le +jeune Mr Stone, ici present, m'a montre la possibilite que les +chambres secretes de la Falaise royale fussent le sejour de +quelqu'un. + +"J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait cache. Je n'ai pas +perdu un moment pour le decouvrir et lui offrir de faire tout ce +qui serait en mon pouvoir. + +-- Il dit la verite, conclut Lord Avon, mais il eut ete bien +etrange que j'hesite a faire le sacrifice d'une vie fragile et +d'une sante languissante pour une cause a laquelle j'avais deja +donne toute ma jeunesse. De nouvelles reflexions m'ont enfin +contraint a modifier ma resolution. + +"Mon fils, dans l'ignorance ou il etait de son vrai rang, allait +se laisser entrainer dans un genre d'existence qui etait en +harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions +de sa maison. +"Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient +connu mon frere avaient disparu, qu'il n'etait pas necessaire que +tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans +avoir dissipe tout soupcon sur ce crime, il en resterait pour ma +famille une tache plus noire que la faute qu'il a expiee si +terriblement. Pour ces motifs... + +Le bruit de plusieurs pas lourds qui eveillaient les echos de la +vieille maison interrompit Lord Avon. + +En entendant ce bruit, sa figure prit un degre de plus de paleur +et il regarda piteusement sa femme et son fils. + +-- On vient m'arreter, s'ecria-t-il. Il faudra que je me soumette +a l'humiliation d'une arrestation. + +-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir +Lothian Hume. + +-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison ou +j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, repondit une voix de +basse taille. + +Et au meme moment, nous vimes dans le corridor le corpulent squire +Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache a +la main. + +Il avait a cote de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables +de campagne qui regardaient par-dessus son epaule. + +-- Lord Avon, dit le squire, en qualite de magistrat du comte de +Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arret +contre vous en raison de l'assassinat premedite de votre frere, le +capitaine Barrington, en l'annee 1786. + +-- Je suis pret a me disculper de l'accusation. + +-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant +qu'homme et comme etant le squire de Rougham-Grange, je suis +enchante de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera +croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montre la queue +de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre +coupable d'un acte pareil. + +-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la +large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi +innocent que vous et je puis le prouver. + +-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une +solide serrure seront les meilleures precautions pour que Lord +Avon se presente lorsqu'on le convoquera. + +La figure halee du squire prit une teinte d'un pourpre fonce quand +il s'adressa au Londonien. + +-- Est-ce que vous etes le magistrat du comte, monsieur? + +-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James. + +-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils a un +homme qui remplit ces fonctions depuis pres de vingt ans? Quand je +ne suis pas sur de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc +avec qui je puis conferer et je n'ai pas besoin d'autre +assistance. + +-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas +l'habitude d'etre pris a partie si vivement. + +-- Je ne suis pas non plus habitue a me voir interrompre dans +l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en +qualite de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis +toujours pret a soutenir mes opinions. + +Sir Lothian s'inclina. + +-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai +des interets de la plus grande importance engages dans cette +affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est +organise ici un complot qui vise ma position comme heritier de +Lord Avon. Je demande a ce qu'il soit mis en lieu sur jusqu'a ce +que cette affaire soit eclaircie et je vous requiers en votre +qualite de magistrat d'executer votre mandat. + +-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'ecria le squire. Je +voudrais bien avoir aupres de moi mon clerc Johnson et je ne +demande qu'a vous traiter avec tous les egards que la loi autorise +et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invite a m'assurer de +votre personne. + +-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggerer une idee, dit mon +oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du +magistrat, il sera repute sous la garde de la loi, et cette +condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham- +Grange. + +-- Rien de mieux, s'ecria le squire avec empressement. Vous allez +loger chez moi jusqu'a ce que cette affaire s'en aille en fumee. +En d'autres termes, Lord Avon, je me declare responsable, comme +representant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sur, +jusqu'au jour ou l'on me demandera de vous produire en personne. + +-- Vous avez vraiment bon coeur, James. + +-- Ta! ta! je ne fais que me conformer a la loi. J'espere, Sir +Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections a faire a cela? + +Sir Lothian haussa les epaules et jeta un regard noir au +magistrat. Puis s'adressant a mon oncle: + +-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. +Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui +est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions +nous rencontrer demain matin. + +-- Avec plaisir, repondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur +votre pere, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le +lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tot sera le mieux. + +Ainsi se termina cette etrange conference. + +De mon cote, j'avais couru aupres de mon premier ami d'enfance et +je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'etais heureux de +sa bonne fortune, et il me repondait en m'assurant que quoi qu'il +put lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi. + +Mon oncle me toucha l'epaule et nous allions partir, lorsque +Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes +passions, s'approcha de lui avec respect. + +-- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis tres choque +de voir votre cravate... + +-- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je +n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace. + +-- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez +reconnaitre que Lord Avon a des droits anterieurs. S'il consent a +me rendre ma liberte... + +-- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous etes un +excellent serviteur, mais votre presence m'est devenue penible. + +-- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il +ne faudra pas me quitter aussi brusquement. + +-- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'etais +decide a vous prevenir de mon depart quand nous serions arrives a +Brighton, mais ce soir-la, comme nous sortions du village, j'ai vu +passer dans un phaeton une dame dont je connaissais fort bien les +relations intimes avec Lord Avon, sans etre certain que c'etait sa +femme. Sa presence en cet endroit me confirma dans la conviction +qu'il se cachait a la Falaise royale. Je descendis furtivement de +votre voiture, je la suivis aussitot dans le but de lui exposer +l'affaire et de lui expliquer combien il etait necessaire que Lord +Avon me vit. + +-- Eh bien, je vous pardonne votre desertion, dit mon oncle, et je +vous serais fort oblige si vous vouliez bien, de nouveau, arranger +ma cravate. + + +XXII -- DENOUEMENT + + +La voiture de Sir James Ovington attendait dehors. + +La famille Avon, si tragiquement dispersee, si singulierement +reunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire. + +Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous +reconduisit, Ambroise et moi, au village. + +-- Il est preferable de voir votre pere tout de suite, mon neveu. +Sir Lothian et son homme sont deja en route depuis quelque temps. +Je serais desole qu'il y ait quelque malentendu dans notre +rencontre. + +De mon cote je pensais a la terrible reputation de notre +adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes +sentiments, car mon oncle se mit a rire. + +-- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derriere +mon cercueil. Ce n'est pas ma premiere affaire et je pense bien +que ce ne sera pas ma derniere. Quand je me bats aux environs de +la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles +dans l'arriere-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en +etat de trouver la route jusqu'a son gilet. Toutefois je confesse +que je suis un peu accable de tout ce qui est arrive. Penser que +mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et +qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de +fils et d'heritier! Voila qui donnera le coup de grace a Hume, car +je sais que les Juifs lui ont donne de la marge a raison de ses +esperances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption +de cette facon-la! + +Parmi toutes les choses extraordinaires qui etaient arrivees, il +semblait que ce fut celle-la qui ait fait la plus forte impression +sur mon oncle, car il y revint a maintes reprises. + +Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine a faire +les noeuds de cravate et a remuer le chocolat, s'etait montre +anime de passions. + +C'etait un prodige dont il ne revenait pas. + +Si son rechaud a rasoirs avait mal tourne, il n'en eut pas ete +plus ebahi. + +Nous etions a quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous +vimes le long Mr Corcoran, l'homme a l'habit vert, arpentant +l'allee du jardin. + +Mon oncle nous attendait a la porte avec un air de ravissement +contenu. + +-- Je suis heureux de vous etre utile, de n'importe quelle +maniere, Sir Charles. Nous avons arrange cela pour demain a sept +heures dans le communal de Ditchling. + +-- Je ne serais pas fache que l'on puisse remettre ces petites +affaires a une heure plus tardive, dit mon oncle. On est oblige de +se lever a une heure tout a fait absurde ou de negliger sa +toilette. + +-- Ils s'arretent sur la route a l'auberge de Friar's Oak, et si +vous teniez a ce que cela ait lieu plus tard... + +-- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la +batterie de toilette a sept heures. + +-- Je ne sais pas si vous tiendrez a vous servir de mes aboyeurs, +dit mon pere. Je m'en suis servi dans quinze engagements et a la +distance de trente yards, vous auriez peine a trouver meilleur +outil. + +-- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siege. +Ambroise, veillez a ce que les chiens soient huiles, car j'aime +une detente legere. Ah! ma soeur Mary, je vous ramene votre garcon +qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espere, apres les +distractions de la ville. + +Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mere me couvrit de +pleurs et de caresses, car vous qui avez des meres, vous en savez +autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais +combien la maison de famille est un nid chaud et confortable. + +Comme je m'etais agite et demene pour voir les merveilles de la +ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse reve +dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien +qui me donnat une plus grande impression de douceur et de repos +que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-memes objets +insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur +des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du +_Ca Ira_ poursuivi par Lord Hotham. + +Et comme c'etait egayant de voir aussi d'un cote du foyer +flambant, mon pere avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma +mere tournant et piquant ses aiguilles a tricoter. + +En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce +grand desir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les +quitter de nouveau. + +Mais il faudrait bien les quitter et a bref delai comme je +l'appris avec les bruyantes felicitations de mon pere et les +larmes de ma mere. + +Il avait ete nomme au commandement du _Caton_, vaisseau de +soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson date +de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me +mettais en route tout de suite. + +-- Et votre mere tient pret votre coffre de marin, mon garcon. +Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez a +etre un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous etes +digne de lui. + +-- Tous les Stone sont entres dans la marine, dit ma mere a mon +oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui +d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous +n'oublierons jamais la bonte que vous avez eue, Charles, de +montrer un peu le monde a Rodney. + +-- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre +fils a ete pour moi une societe tres agreable, au point que je +crains qu'on ait le droit de m'accuser de negligence envers +Fidelio. Je vous le ramene, j'espere, un peu plus poli que je l'ai +emmene. Ce serait folie que de le traiter de distingue, mais du +moins il n'y a aucun reproche a lui faire. La nature lui a refuse +les dons supremes. Je l'ai trouve peu dispose a y suppleer par des +avantages artificiels, mais du moins je lui ai montre un peu la +vie. Je lui ai donne quelques lecons de finesse et de conduite qui +paraitront peut-etre de trop a present, mais qui reviendront en +valeur lorsqu'il sera d'age plus mur. Si sa carriere dans la ville +n'a pas donne ce que j'en attendais, la raison s'en trouve +uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'apres +l'ideal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien dispose a son +egard et je le regarde comme eminemment apte a la profession ou il +va entrer. + +Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatiere comme un gage +solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte a ce +temps-la, il y a peu de circonstances ou j'aie vu plus clairement +briller cet eclair malicieux en ses grands yeux a l'expression +hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son +gilet et qu'il m'offrait la petite boite brillante sur le creux de +sa main blanche comme la neige. + +Il etait le type et le chef d'une etrange race d'hommes qui a +disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractere +viril, exquis dans sa toilette, etroit dans ses idees, grossier +dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes. + +Ces hommes traverserent l'histoire d'Angleterre d'un pas guinde, +avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs +breloques dansantes et ils s'evanouirent dans ces sombres +coulisses d'ou l'on ne revient jamais. + +Le monde, en se developpant, les a laisses derriere lui. + +Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs +mystifications, leurs excentricites soigneusement etudiees. + +Et cependant, derriere ce rideau, sous ces dehors de sottise dont +ils prenaient si grand soin de se draper, c'etaient souvent des +hommes energiques, d'une robuste personnalite. + +Les langoureux flaneurs de Saint-James etaient aussi les Yachtmen +du Solent, les fins Cavaliers des comtes, les combattants qui se +battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale. + +C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers. + +Ils condescendent parfois a etre poetes, orateurs, et Byron, +Charles James Fox, Castlereagh, ont conserve parmi eux quelque +renommee. + +Je ne puis m'empecher de me demander comment l'histoire les +comprendra, alors que moi-meme, qui connaissais si bien l'un +d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la +part de ce qui etait reel et ce qui etait du aux affectations +qu'il avait cultivees avec tant de soin qu'elles avaient cesse de +meriter ce nom-la. + +A travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes +fois cru entrevoir les traits d'un homme genereux et sincere et je +me plais a croire que ce ne fut pas une illusion. + +Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent a +leur fin. + +J'etais alle me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible +de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au +changement extraordinaire qui s'etait produit dans son avenir et +dans sa situation. + +J'etais encore a me retourner et a m'agiter dans mon lit, lorsque +j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de +Londres, et aussitot le grincement de roues qui tournaient pour +s'arreter devant l'auberge. + +Mes fenetres se trouvaient ouvertes, car c'etait une fraiche nuit +de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume +se trouvait la. + +A ce nom je sautai a bas du lit et j'eus le temps de voir trois +hommes descendre de la voiture et entrer a la file dans le +vestibule eclaire de l'auberge. +Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumiere qui +tombait par la porte sur leurs epaules brunes et leurs tetes +patientes. + +Dix minutes peut-etre s'ecoulerent. + +Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serre +d'hommes franchit la porte avec fracas. + +-- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de +qui cette poursuite? + +-- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laisse de la corde +dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour. +Montant total: Douze mille livres. + +-- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour +demain a sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me +laissez libre jusque-la. + +-- C'est reellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas +tant pour nous faire perdre nos places d'employes du sherif. + +A la lumiere jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je +vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenetres et sa haine +nous aurait tues si ses yeux avaient ete des armes aussi terribles +que ses pistolets. + +-- Je ne peux pas monter en voiture, a moins qu'on ne me delie les +mains, dit-il. + +-- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lachez un bras a la +fois. Ah! Comme ca vous voudriez... + +-- Corcoran! Corcoran! hurla une voix. + +Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements +frenetiques qui arrivait a le detacher du groupe. + +Un coup violent fut lance et l'homme s'etala au milieu de la route +eclairee par la lune faisant dans la poussiere des contorsions et +des sauts comme une truite qu'on vient de mettre a terre. + +-- Le voila pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et a +present, avec ensemble! + +Il fut souleve comme un sac de farine et lance brutalement dans le +fond de la voiture. Les trois hommes monterent d'un bond. + +Un fouet siffla dans l'obscurite et voila comment Sir Lothian +Hume, le Corinthien a la mode, disparut de mes yeux et de ceux de +tout le monde, excepte des gens charitables qui visitaient les +prisons pour dettes. + +Lord Avon vecut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec +l'aide d'Ambroise il put prouver qu'il etait innocent du crime +horrible sous l'ombre duquel il avait passe tant d'annees. + +Toutefois, il n'arriva pas a secouer les effets de ces annees +passees dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la +nature. + +Ce furent seulement les soins devoues de sa femme et de son fils +qui firent durer la flamme vacillante de sa vie. + +Celle que j'avais connue comme ancienne actrice a Anstey Cross +devint la douairiere d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi +affectueux pour moi qu'au temps ou ensemble on chipait les nids +d'oiseaux, ou on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord +Avon, cheri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le +plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal. + +Il epousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu +cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable +que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent a guigner le +domaine, ils en seront pour leurs esperances, comme avant eux leur +ancetre. + +La vieille maison de la Falaise Royale a ete demolie a cause des +terribles souvenirs de famille qui la hantaient. + +Un bel edifice moderne s'est eleve a sa place. + +La loge situee sur la route de Brighton avait un air si coquet +avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le +seul visiteur a declarer que je prefererais sa possession a celle +de la grande maison de la-bas parmi les arbres. + +C'est la que pendant bien des annees, qui aboutirent a une +tranquille et heureuse vieillesse, vecurent Jack Harrison et sa +femme. + +Ils recurent ainsi au couchant de leur vie les soins et +l'affection qu'ils avaient prodigues. Jamais Jack Harrison +n'enjamba desormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire +de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est +encore familiere aux vieux fideles du ring et rien ne lui plaisait +plus que de la recommencer dans toutes les peripeties et tout en +restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais des qu'il +entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se +mettait a parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car +elle etait toujours hantee par la crainte de le voir retourner au +ring et, pour peu qu'elle restat une heure sans voir le vieillard, +elle etait convaincue qu'il etait alle disputer la ceinture, au +champion du jour, un parvenu. + +"Il livra le bon combat", inscrivit-on a sa priere, sur sa pierre +funeraire, et quoique je sois convaincu que ses dernieres pensees +furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui +le connaissaient ne se refusait a voir un sens symbolique dans ce +resume de sa vie d'honnete et vaillant homme. + +Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps a montrer ses +couleurs ecarlate et or a Newmarket et ses inimitables costumes a +Saint-James. + +Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas +des pantalons de grande ceremonie et lui aussi qui ouvrit des +perspectives nouvelles par ses recherches sur les merites compares +de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des +devants de chemise. + +Les vieux beaux, s'il en reste encore d'egares dans les coins chez +_Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-etre un arret rendu +par Tregellis: a savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur +convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la +souleve aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et +de son ecole, qui declarerent que c'etait assez de la moitie. + +Puis vint le regne de Brummel et la rupture declaree au sujet des +collets de velours ou toute la ville marcha derriere le nouveau +venu. + +Mon oncle, qui n'etait point ne pour passer au second rang apres +n'importe qui, se retira aussitot a Saint-Albans et annonca qu'il +en ferait le centre de la mode et de la societe pour remplacer +Londres degenere. +Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant vote une adresse de +remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et +ayant commande a Londres des vetements pour cette circonstance, +parurent tous avec des collets de velours. + +Cela produisit chez mon oncle un tel decouragement qu'il se mit au +lit et ne parut plus en public. + +Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut- +etre ete manquee, fut repartie en un grand nombre de petits legs. +L'un d'eux etait destine a Ambroise, son valet, mais il en reserva +a sa soeur, ma mere, assez pour lui faire une vieillesse aussi +ensoleillee, aussi agreable que je le pouvais desirer. + +Quant a moi, fil sans valeur auquel sont enfiles ces grains, j'ose +a peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que +ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de +commencement a un autre. + +Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de +terrien, j'aurais peut-etre reussi a vous faire un meilleur recit +de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux +tableaux destines a se faire vis-a-vis. + +Le jour viendra peut-etre ou je mettrai par ecrit tous les +souvenirs que j'ai gardes de la grande bataille qui se livra sur +mer. + +J'y dirai comment mon pere y finit sa glorieuse carriere en +frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau +espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol +de soixante-quatorze. + +Il tomba sur sa poupe brisee en mangeant une pomme. + +Je vois les barres de fumee en cette soiree d'octobre tournoyer +lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter, +monter, jusqu'a ce qu'ils fussent dechires ces legers flocons et +perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en meme temps qu'eux se leva +le nuage qui etait reste suspendu sur le pays. Il s'amincit, +s'attenua de meme, jusqu'au jour ou le soleil de Dieu, l'astre de +paix et de securite, vint encore briller sur nous et cette fois, +nous l'esperons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau. + + + + + +End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + +***** This file should be named 13734.txt or 13734.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/13734.zip b/old/13734.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..33551ad --- /dev/null +++ b/old/13734.zip |
