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+The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Jim Harrison, boxeur
+
+Author: Arthur Conan Doyle
+
+Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR ***
+
+
+
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the
+Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is
+also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
+Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.
+
+
+
+
+
+
+Arthur Conan Doyle
+
+JIM HARRISON, BOXEUR
+
+Titre original: Rodney Stone
+
+(1910)
+
+
+Table des matières
+
+_Préface_
+I -- FRIAR'S OAK
+II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE
+III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
+IV -- LA PAIX D’AMIENS
+V -- LE BEAU TREGELLIS
+VI -- SUR LE SEUIL
+VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE
+VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON
+IX -- CHEZ WATTIER
+X -- LES HOMMES DU RING
+XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES
+XII -- LE CAFÉ FLADONG
+XIII -- LORD NELSON
+XIV -- SUR LA ROUTE
+XV -- JEU DÉLOYAL
+XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY
+XVII -- AUTOUR DU RING
+XVIII -- LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON
+XIX -- À LA FALAISE ROYALE
+XX -- LORD AVON
+XXI -- LE RÉCIT DU VALET
+XXII -- DÉNOUEMENT
+
+
+_Préface_
+
+
+_Dans un roman antérieur qui a été fort bien accueilli par le
+public français, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait abordé
+l'époque de la lutte acharnée entre l'Angleterre et Napoléon. Il
+avait accompagné jusque sur le champ de bataille de Waterloo un
+jeune villageois arraché au calme des falaises natales par le
+désir de protéger le sol national contre le cauchemar de
+l'invasion française, qui hantait alors les imaginations
+britanniques._
+
+_Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus
+large._
+
+_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une
+vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son
+prince de Galles aux inépuisables dettes, ses dandys élégants et
+bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupés avec art autour
+de Nelson et de la trop célèbre Lady Hamilton, ses champions de
+boxe dont les exploits entretiennent au delà de la Manche le goût
+des exercices violents, entraînement indispensable à un peuple qui
+voulait tenir tête aux grognards de Napoléon, aux marins de nos
+escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses émules._
+
+_Le tableau est complet et tracé par une plume compétente, Conan
+Doyle s'appliquant à décrire ce qu'il connaît bien et évitant dès
+lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans
+historiques, _Les Réfugiés_ par exemple._
+
+_Les éditions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est,
+en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est
+censé tenir la plume et évoquer le souvenir des jours de sa
+jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone,
+s'il est le fil qui relie les feuillets du récit, n'en est jamais
+le héros. Âme simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui
+conquiert l'intérêt._
+
+_Le vrai héros du roman, c'est Jim Harrison, élevé par le champion
+Harrison qui s'est retiré du Ring après un terrible combat où il
+faillit tuer son adversaire, et établi forgeron à Friar's Oak._
+
+_N'est-ce pas lui qui entraîne Stone à la Falaise Royale, dans le
+château abandonné, à la suite de la disparition étrange de lord
+Avon accusé du meurtre de son frère?_
+
+_N'est-ce pas lui qui devient le protégé, et plutôt le protecteur,
+de miss Hinton, la Polly du théâtre de Haymarket, la vieillissante
+actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation
+dans le gin et le whisky?_
+
+_N'est-ce pas lui que nous voyons, au dénouement du roman, fils
+avoué et légitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si
+faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur
+moyen de comédie?_
+
+_N'est-ce pas à lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de
+ses rivalités, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_
+
+_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette édition
+française, préparée par nous de longue main, le titre de _Jim
+Harrison boxeur_._
+
+_La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du
+roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par
+excellence, cher à Byron et au prince de Galles, chef de file des
+dandys, ait attendu jusqu'à nos jours un peintre._
+
+_Et voilà cependant la première fois qu'un de ces romanciers, qui
+ont l'oreille des foules, entreprend le récit de la vie et de
+l'entraînement d'un grand boxeur d'autrefois._
+
+_Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le
+Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur
+portraitiste, il faudrait presque dire leur poète._
+
+_Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a
+puissamment contribué à développer dans la race britannique ce
+mépris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre
+forte._
+
+_De la instinctivement la tendance de l'opinion à s'enthousiasmer,
+à se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'énergie et
+en quelque sorte contrepoids à ce qu'il y avait d'affadissant et
+d'énervant dans le luxe des petits-maîtres, des Corinthiens et des
+dandys tout occupés de toilettes et de futilités, en une heure
+aussi grave pour la vie nationale anglaise_
+
+_Qu'à côté de l'entretien de cet idéal de bravoure et d'endurance,
+il y eût comme revers de la médaille la brutalité des moeurs, la
+démoralisation qu'amène l'intervention de l'argent dans ce qui est
+humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des
+meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas été bonnes._
+
+_Si nos pères n'ont pas compris le système anglais, s'ils n'ont
+voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier
+Béranger, les hommes de notre génération ont vu plus
+équitablement. Ils ont donné à la boxe son droit de cité en France
+et réparé l'injustice de leurs prédécesseurs._
+
+_Voila pourquoi, en écrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a
+bien mérité aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui
+se sont de nos jours passionnés pour la boxe. Jim Harrison boxeur
+est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre
+ceux qui sont déjà les fidèles résolus du romancier anglais,
+toujours assurés de trouver dans son oeuvre un intérêt palpitant
+et des émotions saines._
+
+_ALBERT SAVINE._
+
+I -- FRIAR'S OAK
+
+
+Aujourd'hui, 1er janvier de l’année 1851, le dix-neuvième siècle
+est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avons été jeunes avec
+lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissements qui nous
+apprennent qu'il nous a usés.
+
+Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos têtes grisonnantes et
+nous parlons de la grande époque que nous avons connue, mais quand
+c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous éprouvons de
+grandes difficultés à nous faire comprendre.
+
+Nous et nos pères qui nous ont précédés, nous avons passé notre
+vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs
+chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ils appartiennent à un
+siècle différent.
+
+Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre
+les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans
+contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la
+Liberté s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa
+son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brisé dans ses
+efforts pour l'empêcher de s'envoler de chez nous pour se réfugier
+de l'autre côté de l'Atlantique.
+
+Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traité,
+de telle bataille, mais je ne sais où ils trouveront des détails
+sur nous-mêmes, où ils apprendront quelle sorte de gens nous
+étions, quel genre de vie était le nôtre et sous quel aspect le
+monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeux étaient jeunes,
+comme le sont aujourd'hui les leurs.
+
+Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas
+pourtant que je me propose d’écrire une histoire.
+Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint à peine les
+débuts de l'âge adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence
+d'autrui, je n'ai guère le droit de parler de la mienne.
+
+C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et
+bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai
+dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants.
+
+Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont
+assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant
+que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous
+parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous
+sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras.
+
+Mais je parlerai uniquement d'un temps où l'amour d'une mère était
+le seul amour que je connusse.
+
+Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'êtes pas de
+ceux pour qui j'écris.
+
+Mais s'il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié,
+s'il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le
+champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un
+des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme
+de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi
+d'Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux
+oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les
+grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos
+oreilles, alors donnez la main, et... en route.
+
+Mais je dois vous prévenir: si vous vous attendez à trouver sous
+la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous
+exposez à une désillusion.
+
+Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes
+livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire
+leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves.
+
+Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l'on pouvait
+juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la
+moyenne.
+
+Des hommes d'action auraient peut-être eu quelque estime pour mon
+intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie.
+Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte.
+
+En dehors d'une aptitude innée pour la musique, et telle que
+j'arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre
+maître du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune
+supériorité dont j'aie lieu de me faire honneur auprès de mes
+camarades.
+
+En toutes choses, j'ai été un homme qui s'arrête à mi-route, car
+je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et
+avant que la nature eût poudré ma chevelure à sa façon, la nuance
+était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun.
+
+Il est peut-être une prétention que je peux hasarder; c'est que
+mon admiration pour un homme supérieur à moi n'a jamais été mêlée
+de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et
+l'ai comprise telle qu'elle était.
+
+C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je
+me mets à écrire mes souvenirs.
+
+Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que
+possible ma personnalité en dehors du tableau.
+
+Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui
+servirait à réunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans
+les conditions mêmes où je désire être accueilli.
+
+Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée
+à la marine et il était de tradition, chez nous, que l'aîné portât
+le nom du commandant favori de son père.
+
+C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie
+jusqu'à l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut
+gaillard, à l'avant en éperon, lors de la guerre contre les
+Hollandais.
+
+Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson
+Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l'église
+paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l'an de grâce 1786.
+
+Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin,
+j'aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler
+«Nelson!», vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de
+famille.
+
+Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille
+du Révérend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur
+les confins de la plaine marécageuse de Langstone.
+
+Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d'une
+certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux
+Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d'un opulent
+marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des
+conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de
+Galles.
+
+J'aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous
+vous souviendrez dès maintenant qu'il était mon oncle et le frère
+de ma mère.
+Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle
+existence, car elle était toute jeune quand elle se maria.
+
+Elle n'était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir
+avec ses doigts actifs et sa douce voix.
+
+Elle m'apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de
+tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se
+redressant quand même bravement.
+
+Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de
+je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un
+foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir
+ses doigts agiles pendant qu'elle tricote.
+
+Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce,
+aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les
+menant à bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde
+d'un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du
+cottage du Friar's Oak et à tenir bonne figure dans le monde.
+
+Et maintenant, je n'ai qu'à m'avancer dans le salon, pour la
+revoir encore, après quatre-vingts ans d'une existence de sainte,
+en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet
+coquettement enrubanné, ses lunettes a monture d'or, son épais
+châle de laine bordé de bleu.
+
+Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand
+elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier
+est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez
+peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez
+plus d'un mariage, mais votre mère est la première et la dernière
+amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour
+viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec
+insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon
+dans votre coeur.
+Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure
+occasion pour faire son portrait, c'est l'époque où il nous revint
+de la Méditerranée.
+
+Pendant toute mon enfance, il n'avait été pour moi qu'un nom et
+une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son
+cou.
+
+Dans les débuts, on me dit qu'il combattait contre les Français.
+
+Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de
+Français et on parla plus souvent du général Bonaparte.
+
+Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la
+boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse.
+
+C'était donc là l'ennemi par excellence, celui que mon père avait
+combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve.
+
+Pour mon imagination d'enfant, c'était une affaire d'honneur
+d'homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet
+homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant,
+roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années.
+
+Ce fut seulement après mon entrée à l'école de grammaire que je
+compris combien il y avait de petits garçons dont les pères
+étaient dans le même cas.
+
+Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père
+revint à la maison.
+
+Par là, vous voyez ce que c'était d'être la femme d'un marin en ce
+temps-là.
+
+C'était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous
+établir à Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de
+s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider à gagner son nouveau
+nom de Lord Saint-Vincent.
+
+Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par
+ses récits de batailles et je me souviens, comme si c'était
+d'hier, de l'épouvante que j'éprouvai en voyant une tache de sang
+sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point,
+provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant.
+
+À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du
+corps d'un Français ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur
+devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête.
+
+Ma mère pleura amèrement après son départ.
+
+Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses
+culottes blanches s'éloigner par l'allée du jardin, car je
+sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d'enfant, que nous
+étions plus près l'un de l'autre, quand nous étions ensemble, elle
+et moi.
+
+J'étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth,
+pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton,
+qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis.
+
+Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de
+là.
+
+Le motif de notre déménagement, c'était qu'on vivait à meilleur
+marché à la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mère de
+garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait à distance
+du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser à recevoir
+
+C'était une époque d'épreuves pour tout le monde, excepté pour les
+fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu'ils pouvaient, à ce
+que j'ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en
+jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur
+rapportait le reste.
+
+Le blé se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de
+quatre livres un shilling neuf pences.
+
+Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage
+de Friar's Oak sans la part de prises revenant à l'escadre de
+blocus sur laquelle servait mon père.
+
+La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest
+n'avait guère que de l'honneur à gagner. Mais les frégates qui les
+accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires
+caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles
+étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de
+leurs prises était réparti au marc le franc.
+
+Mon père fut ainsi a même d'envoyer à la maison des sommes
+suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à
+l'école que dirigeait Mr Joshua Allen.
+
+J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait.
+
+Ce fut à l'école d'Allen que je fis la connaissance de Jim
+Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appelé. Il était le
+neveu du champion Harrison, de la forge du village.
+
+Je me le rappelle encore, tel qu'il était en ce temps-là, avec ses
+grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux
+d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête
+à toutes les femmes qui passaient.
+
+C'est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre
+vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue
+d'un livre, et de son côté, il m'enseigna la boxe et la lutte, il
+m'apprit à chatouiller la truite dans l'Adur, à prendre des lapins
+au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi
+leste qu'il avait le cerveau lent.
+
+Mais il était mon aîné de deux ans, de sorte que longtemps avant
+que j'aie quitté l'école, il était allé aider son oncle à la
+forge.
+
+Friar's Oak est situé dans un pli des Dunes et la quarantième
+borne milliaire entre Londres et Brighton est posée sur la limite
+même du village.
+
+Ce n'est qu'un hameau, à l'église vêtue de lierre, avec un beau
+presbytère et une rangée de cottages en briques rouges, dont
+chacun est isolé par son jardinet.
+
+À une extrémité du village se trouvait la forge du champion
+Harrison, à l'autre l'école de Mr Allen.
+
+Le cottage jaune, un peu à l'écart de la route, avec son étage
+supérieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie
+fixés dans le plâtre, c'est celui que nous habitions.
+
+Je ne sais s'il est encore debout.
+
+Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit
+propre à subir des changements.
+
+Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche,
+était située l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John
+Cummings.
+
+Ce personnage jouissait d'une très bonne réputation locale, mais
+quand il était en voyage, il était sujet à d'étranges
+dérangements, ainsi qu'on le verra plus tard.
+
+Bien qu’il y eut un courant continu de commerce sur la route, les
+coches venant de Brighton en étaient encore trop près pour faire
+halte et ceux de Londres trop pressés d'arriver à destination, de
+sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisée, d'une
+roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif
+des gens du village.
+
+C'était juste l'époque où le prince de Galles venait de construire
+à Brighton son bizarre palais près de la mer.
+
+En conséquence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'écoulait
+pas un jour que nous ne vissions défiler à grand bruit, devant nos
+portes, une ou deux centaines de phaétons.
+
+Le petit Jim et moi, nous avons passé maintes soirées d'été
+allongés dans l'herbe à contempler tout ce grand monde, à saluer
+de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu
+d'un nuage de poussière et les postillons penchés en avant, les
+trompettes retentissantes, les cochers coiffés de chapeaux bas à
+bords très relevés, avec la figure aussi cramoisie que leurs
+habits.
+
+Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait
+à haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient
+ses gros membres mal articulés, ses épaules disloquées, ils
+l'auraient peut-être regardé de plus près et lui auraient accordé
+leurs encouragements.
+
+Le petit Jim n'avait connu ni son père ni sa mère, et toute sa vie
+s'était écoulée chez son oncle, le champion Harrison. Harrison,
+c'était le forgeron de Friar's Oak.
+
+Il avait reçu ce surnom, le jour où il avait combattu avec Tom
+Johnson, qui était alors en possession de la ceinture
+d'Angleterre, et il l'aurait sûrement battu sans l'apparition des
+magistrats du comté de Bedford qui interrompirent la bataille.
+
+Pendant des années, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur à
+combattre et pour son adresse à porter un coup décisif, bien qu'il
+ait toujours été, à ce que l’on dit, lent sur ses jambes.
+
+À la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le
+combat par un coup lancé à toute volée, qui non seulement rejeta
+son adversaire par-dessus la corde d'arrière, mais qui encore le
+mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort.
+
+Harrison fut, pendant tout ce temps-là, dans un état voisin de la
+folie. Il s'attendait d'heure en heure à se voir prendre au collet
+par un agent de Bow Street et condamner à mort.
+
+Cette mésaventure, ajoutée aux prières de sa femme, le décida à
+renoncer pour toujours au champ clos et à réserver sa grande force
+musculaire pour le métier où elle paraissait devoir trouver un
+emploi avantageux.
+
+Grâce au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait
+avoir de l'ouvrage en abondance à Friar's Oak.
+
+Il ne tarda pas longtemps à devenir le plus riche des gens du
+village; et quand il se rendait, le dimanche, à l'église avec sa
+femme et son neveu, c'était une famille d'apparence aussi
+respectable qu'on pouvait le désirer.
+Il n'était point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus,
+et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son
+rayon d'action, il aurait été en état de tenir tête à Jackson ou à
+Belcher, dans leurs meilleurs jours.
+
+Sa poitrine était un tonneau.
+
+Ses avant-bras étaient les plus puissants que j'aie jamais vus,
+avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies
+luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux.
+
+Néanmoins, avec toute cette vigueur, c'était un homme lent, rangé,
+doux, en sorte que personne n'était plus aimé que lui, dans cette
+région campagnarde.
+
+Sa figure aux gros traits, bien rasée, pouvait prendre une
+expression fort dure, ainsi que je l'ai vu à l'occasion, mais pour
+moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours
+un sourire sur les lèvres, et la bienvenue dans les yeux. Dans
+tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sût que s'il
+avait des muscles d'acier, son coeur était des plus tendres.
+
+Son sujet favori de conversation, c'était ses rencontres
+d'autrefois, mais il se taisait, dès qu'il voyait venir sa petite
+femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci était
+de lui voir jeter là le marteau et la lime pour retourner au champ
+clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'était
+nullement atteinte à cette époque de la déconsidération qui la
+frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue défavorable,
+parce que cet état avait fini par devenir le monopole des coquins
+et parce qu'il encourageait les méfaits commis sur l'arène.
+
+Le boxeur honnête et brave a vu lui aussi se former autour de lui
+un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et
+nobles courses de chevaux.
+C'est pour cela que l'Arène se meurt en Angleterre et nous pouvons
+supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se
+trouvera personne pour leur succéder. Mais il en était autrement à
+l'époque dont je parle.
+
+L'opinion publique était des plus favorables aux lutteurs et il y
+avait de bonnes raisons pour qu'il en fût ainsi.
+
+On était en guerre. L'Angleterre avait une armée et une flotte
+composées uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour
+obéir à leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un
+pays où une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un
+soldat.
+
+Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur
+batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombé.
+
+On pensait donc et on pense encore que, les choses étant ainsi,
+une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille
+hommes pour témoins et que trois millions d'hommes pouvaient
+disputer, devait contribuer à entretenir un idéal de bravoure et
+d'endurance.
+
+Sans doute, c'était un exercice brutal, et la brutalité même en
+était la fin dernière, mais c'était moins brutal que la guerre qui
+doit pourtant lui survivre.
+
+Est-il logique d'inculquer à un peuple des moeurs pacifiques, en
+un siècle où son existence même peut dépendre de son tempérament
+guerrier?
+
+C'est une question que j'abandonne à des têtes plus sages que la
+mienne.
+
+Mais, c'était ainsi que nous pensions au temps de nos grands-pères
+et c'est pourquoi on voyait des hommes d'État comme Wyndham, comme
+Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arène.
+
+Ce simple fait, que des personnages considérables se déclaraient
+pour elle, suffisait à lui seul pour écarter la canaillerie qui
+s'y glissa par la suite.
+
+Pendant plus de vingt ans, à l'époque de Jackson, de Brain, de
+Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maîtres
+de l'Arène furent des hommes dont la probité était au-dessus de
+tout soupçon et ces vingt-là étaient justement, comme je l'ai dit,
+à l'époque où l'Arène pouvait servir un intérêt national.
+
+Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une
+jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et
+l'amitié des gens les plus distingués de son temps et comment
+Gully conquit un siège dans le premier Parlement réformé.
+
+C'étaient ces hommes-là qui déterminaient l'idéal. Leur profession
+se recommandait d'elle-même par les conditions qu'elle exigeait,
+le succès y étant interdit à quiconque était ivrogne ou menait une
+vie de débauche.
+
+Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute,
+des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je
+répète qu'en majorité, ils étaient d'honnêtes gens, portant la
+bravoure et l'endurance à un degré incroyable et faisant honneur
+au pays qui les avait enfantés.
+
+Ainsi que vous le verrez, la destinée me permit de les fréquenter
+quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause.
+
+Je puis vous assurer que nous étions fiers de posséder dans notre
+village un homme tel que le champion Harrison, et quand des
+voyageurs faisaient un séjour à l'auberge, ils ne manquaient pas
+d'aller faire un tour à la forge, rien que pour jouir de sa vue.
+
+Il valait bien la peine d'être regardé, surtout par un soir de
+mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros
+muscles et sur la fière figure de faucon qu'avait le petit Jim,
+pendant qu'ils travaillaient, à tour de bras, un coutre de charrue
+tout rutilant et se dessinaient à chaque coup dans un cadre
+d'étincelles.
+
+Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres
+lancé à toute volée, pendant que Jim en frappait deux de son
+marteau à main.
+
+La sonorité du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! était un
+appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me
+disais que tous les deux étant affairés à l'enclume, il y avait
+pour moi une place au soufflet.
+
+Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces années
+passées au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un
+instant quelle sorte d'homme il avait été jadis.
+
+Par une matinée d'été le petit Jim et moi étions debout près de la
+porte de la forge, quand une voiture privée, avec ses quatre
+chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec
+un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un
+fer a cheval à demi courbé dans ses pinces, pour y jeter un coup
+d'oeil.
+
+Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un
+Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-là, conduisait et
+une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, étaient
+perchés derrière lui.
+Peut-être que les vastes dimensions du forgeron attirèrent son
+attention, peut-être fut-ce simple hasard, mais comme il passait,
+la lanière du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla
+et nous l'entendîmes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du
+forgeron.
+
+-- Holà, maître, cria le forgeron en le suivant du regard, votre
+place n'est pas sur le siège, tant que vous ne saurez pas mieux
+manier un fouet.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les rênes.
+
+-- Je vous invite à faire attention, maître, ou bien il y aura un
+oeil de moins sur la route où vous conduisez.
+
+-- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur
+en plaçant le fouet dans la gaine et ôtant ses gants de cheval.
+Nous allons causer un peu, mon beau gaillard.
+
+Les gentilshommes sportsmen de ce temps-là étaient d'excellents
+boxeurs pour la plupart, car c'était la mode de suivre le cours de
+Mendoza tout comme quelques années plus tard, il n'y avait pas un
+homme de la ville qui n'eût porté le masque d'escrime avec
+Jackson.
+
+Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais
+devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait
+bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se
+vanter après qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec
+lui.
+
+Celui-là s'élança du siège avec l'empressement d'un homme qui n'a
+pas de doutes sur l'issue de la querelle et, après avoir accroché
+sa houppelande à collet à la barre de dessus, il retourna
+coquettement les manchettes plissées de sa chemise de batiste.
+-- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il.
+
+Les amis, qui étaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain,
+qui était ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier
+ordre de voir leur camarade donner tête baissée dans le piège.
+
+Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient à
+grands cris des phrases, des conseils.
+
+-- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils.
+Servez-lui son déjeuner à ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son
+tas de cendre. Et dépêchez-vous, sans quoi vous allez voir son
+dos.
+
+Encouragé par ces clameurs, le jeune patricien s'avança vers son
+homme.
+
+Le forgeron ne bougea pas, mais ses lèvres se contractèrent avec
+une expression farouche pendant que ses gros sourcils
+s'abaissaient sur ses yeux perçants et gris.
+
+Il avait lâché les tenailles et les bras libres étaient ballants.
+
+-- Faites attention, mon maître, dit-il. Sans cela vous allez vous
+faire poivrer.
+
+Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans
+cette attitude une fermeté calme, qui firent deviner le danger au
+jeune Lord.
+
+Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitôt ses
+mains tombèrent, sa figure s'allongea.
+
+-- Pardieu! s'écria-t-il, c'est Jack Harrison.
+-- Lui-même, mon maître.
+
+-- Ah! je croyais avoir affaire à quelque mangeur de lard du comté
+d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour
+où vous avez presque tué Baruch le noir, ce qui m'a coûté cent
+bonnes livres.
+
+Quels hurlements poussait-on sur la voiture!
+
+-- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison
+l'assommeur. Lord Frederick était sur le point de s'en prendre à
+l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et
+voyons ce qui arrivera.
+
+Mais le conducteur était déjà remonté sur son siège et riait plus
+fort que tous ses camarades.
+
+-- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il.
+Sont-ce là vos fils?
+
+-- Celui-ci est mon neveu, maître.
+
+-- Voici une guinée pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie
+privé de son oncle.
+
+Et ayant mis ainsi les rieurs de son côté par la façon gaie de
+prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit à fond
+de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres,
+tandis que Harrison, son fer non achevé à la main, rentrait chez
+lui en sifflant.
+
+II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE
+
+
+Tel était donc le champion Harrison.
+
+Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non
+seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce
+qu'en avançant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez
+que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva
+un temps où son nom et sa réputation furent sur les lèvres de tout
+le peuple anglais.
+
+Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son
+caractère, tel qu'il était à cette époque, et particulièrement
+vous raconter une aventure très singulière qui n'est pas de nature
+à s'effacer jamais de notre mémoire à tous deux.
+
+On était bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante,
+car il avait l'air d'appartenir à une race, à une famille bien
+différentes de la leur.
+
+Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas-
+côtés de l'église le dimanche, tout d'abord l'homme aux épaules
+carrées, aux formes trapues, puis la petite femme à la physionomie
+et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits
+accentués, aux boucles noires, dont le pas était si élastique et
+si léger qu'il ne paraissait tenir à la terre que par un lien plus
+mince que les villageois à la lourde allure dont il était entouré.
+
+Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais
+pour peu qu'on se connût en hommes (et toutes les femmes au moins
+s'y entendent) il était impossible de voir ses épaules parfaites,
+ses hanches étroites, sa tête fière posée sur son cou, comme un
+aigle sur son perchoir, sans éprouver cette joie tranquille que
+nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de
+satisfaction de soi que l'on ressent, en leur présence, comme si
+l'on avait contribué à leur création.
+
+Mais nous avons l'habitude d'associer la beauté chez un homme avec
+la mollesse.
+
+Je ne vois aucune raison à cette association d'idées; en tout cas,
+la mollesse n'apparut jamais chez Jim.
+
+De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le
+coeur et l'esprit rappelassent davantage la dureté du fer.
+
+En était-il un seul parmi nous qui fût capable d'aller de son pas
+ou de le suivre, soit à la course, soit à la nage?
+
+Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait osé se
+pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre
+jusqu'à cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon
+battait des ailes à ses oreilles, en de vains efforts, pour
+l'écarter de son nid.
+
+Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'étaient pas encore
+ossifiés, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de
+Burgess Hill, qui s'était donné le surnom de _Coq des dunes du
+sud_.
+
+Ce fut après cela que le champion Harrison entreprit de lui donner
+des leçons régulières de boxe.
+
+-- J'aimerais autant que vous renonciez à la boxe, petit Jim, dit-
+il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez à mordre,
+ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir
+tête à n'importe qui du pays du sud.
+
+Et il ne mit pas longtemps à tenir sa promesse.
+
+J'ai déjà dit que le petit Jim n'aimait guère ses livres, mais par
+là j'entendais des livres d'école, car dès qu'il s'agissait de
+romans de n'importe quel sujet qui touchait de près ou de loin aux
+aventures, à la galanterie, il était impossible de l'en arracher,
+avant qu'il eût fini.
+
+Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains,
+Friar's Oak et la forge n'étaient plus pour lui qu'un rêve et sa
+vie se passait à parcourir l'Océan, à errer sur les vastes
+continents, en compagnie des héros du romancier.
+
+Et il m'entraînait à partager ses enthousiasmes, si bien que je
+fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoé_, quand il
+décida que le petit bois de Clayton était une île déserte et que
+nous y étions jetés pour une semaine.
+
+Mais lorsque je m'aperçus qu'il s'agissait de coucher en plein
+air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir
+de moutons des dunes, (de chèvres sauvages, ainsi qu'il les
+dénommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait
+par le frottement de deux bâtons, le coeur me manqua et je
+retournai auprès de ma mère.
+
+Quant à Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade
+semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et
+plus sale que son héros, tel qu'on le voit dans les livres à
+images.
+
+Heureusement, il n'avait parlé que de tenir une semaine, car s'il
+s'était agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant
+que son orgueil lui permît de retourner à la maison.
+
+L'orgueil! C'était là le fond de la nature de Jim.
+À mes yeux, c'était un attribut mixte, moitié vertu, moitié vice.
+Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange,
+un vice, en ce qu'il lui rend le relèvement difficile quand il est
+une fois déchu.
+
+Jim était orgueilleux jusque dans la moelle des os.
+
+Vous vous rappelez la guinée que le jeune Lord lui avait jetée du
+haut de son siège. Deux jours après, quelqu'un la ramassa dans la
+boue au bord de la route.
+
+Jim seul avait vu à quel endroit elle était tombée et il n'avait
+même pas daigné la montrer du doigt à un mendiant.
+
+Il ne s'abaissait pas davantage à donner une explication en
+semblable circonstance. Il répondait à toutes les remontrances par
+une moue des lèvres et un éclair dans ses yeux noirs.
+
+Même à l'école, il était tout pareil. Il se montrait si convaincu
+de sa dignité, qu'il imposait aux autres sa conviction.
+
+Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit
+était un angle qui avait le caractère droit, ou bien mettre Panama
+en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songé à
+lever sa canne contre lui qu'à la laisser tomber sur moi si
+j'avais dit quelque chose de ce genre.
+
+C'était ainsi. Bien que Jim ne fût le fils de personne, et que je
+fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il
+avait montré de la condescendance en me prenant pour ami.
+
+Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure
+à laquelle je ne puis songer sans un frisson.
+
+La chose arriva en août 1799, ou peut-être bien dans les premiers
+jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le
+coucou dans le bois de Patcham et que, d'après Jim, c'était sans
+doute pour la dernière fois.
+
+C'était ma demi-journée de congé du samedi et nous la passâmes sur
+les dunes, comme nous faisions souvent.
+
+Notre retraite favorite était au-delà de Wolstonbury, où nous
+pouvions nous vautrer sur l'herbe élastique, moelleuse, des
+calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en
+causant avec les bergers appuyés sur leurs bizarres houlettes à la
+forme antique de crochet, datant de l'époque où le Sussex avait
+plus de fer que tous les autres comtés de l'Angleterre.
+
+C'était là que nous étions venus nous allonger dans cette superbe
+soirée.
+
+S'il nous plaisait de nous rouler sur le côté gauche, nous avions
+devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en
+courbes verdâtres et montrant çà et là une fente blanche comme la
+neige, indiquant une carrière de pierre à chaux.
+
+Si nous nous retournions de l'autre côté, notre vue s'étendait sur
+la vaste surface bleue du Canal.
+
+Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour même.
+
+En tête, venait la troupe craintive des navires marchands. Les
+frégates, pareilles à des chiens bien dressés, gardaient les
+flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives,
+roulaient à l'arrière.
+
+Mon imagination planait sur les eaux, à la recherche de mon père,
+quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a
+l'aile brisée.
+
+-- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est
+hantée!
+
+Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il
+dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eût pas entendu
+parler du promeneur de la Falaise royale?
+
+-- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy?
+
+-- Mais certainement, dis-je, non sans fierté. Je dois bien la
+savoir puisque le père de ma mère, sir Charles Tregellis, était
+l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait à cette partie de
+cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le curé et ma mère en
+causer la semaine dernière et tous les détails me sont présents à
+l'esprit comme si j'avais été là quand le meurtre fut commis.
+
+-- C'est une histoire étrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais
+quand j'ai interrogé ma tante à ce sujet, elle n'a pas voulu me
+répondre. Quant à mon oncle, il m'a coupé la parole dès les
+premiers mots.
+
+-- Il y a une bonne raison à cela. À ce que j'ai appris, Lord Avon
+était le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il
+ne tienne pas à parler de son malheur.
+
+-- Racontez-moi l'histoire, Roddy.
+
+-- C'est bien vieux à présent. L'histoire date de quatorze ans et
+pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces
+gens-là qui étaient venus de Londres passer quelques jours dans la
+vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, était son jeune frère,
+le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian
+Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, était le troisième et Lord
+Avon le quatrième. Ils aiment à jouer de l'argent aux cartes, ces
+grands personnages, et ils jouèrent, jouèrent pendant deux jours
+et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle
+perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait à
+gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s’en tint pas là, il
+gagna à son frère aîné des papiers qui avaient une grande
+importance pour celui-ci. Ils cessèrent de jouer à une heure très
+avancée de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le
+capitaine Barrington mort, la gorge coupée, à côté de son lit.
+
+-- Et ce fut Lord Avon qui fit cela?
+
+-- On trouva dans le foyer les débris de ses papiers brûlés. Sa
+manchette était restée prise dans la main serrée convulsivement du
+mort et son couteau près du cadavre.
+
+-- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas?
+
+-- On mit trop de lenteur à s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au
+jour où il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la
+fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagné
+l'Amérique.
+
+-- Et le fantôme se promène.
+
+-- Il y a bien des gens qui l'ont vu.
+
+-- Pourquoi la maison est-elle restée inhabitée?
+
+-- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas
+d'enfants et Sir Lothian Hume, le même qui était son partenaire au
+jeu, est son neveu et son héritier. Mais il ne peut toucher à
+rien, tant qu'il n'aura pas prouvé que Lord Avon est mort.
+Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe
+entre ses doigts.
+
+-- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous
+irons voir le fantôme.
+
+Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser.
+
+-- Ma mère ne voudra pas me laisser aller.
+
+-- Esquivez-vous quand elle sera couchée. Je vous attendrai à la
+forge.
+
+-- La Falaise royale est fermée.
+
+-- Je n'aurai pas de peine à ouvrir une des fenêtres.
+
+-- J'ai peur, Jim.
+
+-- Vous n'aurez pas peur si vous êtes avec moi, Roddy. Je vous
+réponds qu'aucun fantôme ne vous fera de mal.
+
+Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout
+le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir à
+un jeune garçon dans tout le Sussex.
+
+C'était bien là une idée du petit Jim.
+
+C'était son orgueil qui l'entraînait à cette expédition.
+
+Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre
+garçon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce
+genre.
+Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutôt
+l'idée de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de
+Ditchling que dans la maison hantée de la Falaise royale.
+Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul.
+
+Aussi, comme je viens de le dire, je rôdai autour de la maison, la
+figure si pâle, si défaite que ma mère me crut malade d'une
+indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper
+qu'une infusion de thé a la camomille.
+
+Toute l'Angleterre était allée se coucher, car bien peu de gens
+pouvaient se payer le luxe de brûler une chandelle.
+
+Lorsque l'horloge eut sonné dix heures et que je regardai par ma
+fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté à l'auberge.
+
+La fenêtre n'était qu'à quelques pieds du sol. Je me glissai donc
+au dehors.
+
+Jim était au coin de la forge où il m'attendait.
+
+Nous traversâmes ensemble le pré de John, nous dépassâmes la ferme
+de Ridden et nous ne rencontrâmes en route qu'un ou deux officiers
+à cheval.
+
+Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se
+montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte
+que notre route était tantôt éclairée d'une lumière argentée et
+tantôt enveloppée d'une telle obscurité que nous nous perdions
+parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient.
+
+Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie, flanquée de deux
+gros piliers, qui donnait sur la route.
+
+Jetant un regard à travers les barreaux, nous vîmes la longue
+avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la
+maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clair de la
+lune.
+
+Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers à ce coup d'oeil,
+ainsi qu'à la plainte du vent de nuit qui soupirait et gémissait
+dans les branches.
+
+Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit.
+
+Nous avançâmes en faisant craquer le gravier sous nos pas.
+
+Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses
+petites fenêtres qui scintillaient au clair de la lune et son
+filet d'eau qui l'entourait de trois côtés.
+
+La porte en voûte se trouvait bien en face de nous et sur un des
+côtés un volet pendait à un des gonds.
+
+-- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenêtres
+qui est ouverte.
+
+-- Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés assez loin, Jim? fis-
+je en claquant des dents.
+
+-- Je vous ferai la courte échelle pour entrer.
+
+-- Non, non, je ne veux pas entrer le premier.
+
+-- Alors ce sera moi.
+
+Il saisit fortement le rebord de la fenêtre et bientôt y posa le
+genou.
+
+-- À présent, Roddy, tendez-moi les mains.
+
+Et d'une traction, il me hissa près de lui.
+
+Bientôt après, nous étions dans la maison hantée.
+
+Quel son creux se fit entendre au moment où nous sautâmes sur les
+planches du parquet.
+
+Il y eut un bruit soudain, suivi d'un écho si prolongé que nous
+restâmes un instant silencieux.
+
+Puis Jim éclata de rire:
+
+-- Quel vieux tambour que cet endroit, s'écria-t-il. Allumons une
+lumière, Roddy, et regardons où nous sommes.
+
+Il avait apporté dans sa poche une chandelle et un briquet.
+
+Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nos têtes une voûte en
+arc.
+
+Tout autour de nous, de grandes étagères en bois supportaient des
+plats couverts de poussière.
+
+C'était l'office.
+
+-- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai.
+
+Puis poussant la porte, il me précéda dans le vestibule.
+Je me rappelle les hautes murailles lambrissées de chêne, garnies
+de têtes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique
+buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de
+pièces s'ouvraient sur ce vestibule.
+
+Nous allâmes de l'une à l'autre.
+
+Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle à manger,
+toutes étaient pleines de cette atmosphère étouffante de poussière
+et de moisissure.
+
+-- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle où ils
+ont joué aux cartes, sur cette même table.
+
+-- Mais oui, et voici les cartes, s'écria-t-il en rejetant de côté
+une pièce d'étoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de
+la table.
+
+Et en effet, il y avait une pile de cartes à jouer. Au moins une
+quarantaine de paquets à ce que je crois, qui étaient restés là
+depuis la partie qui avait eu un dénouement tragique, avant que je
+fusse né.
+
+-- Je me demande où va cet escalier, dit Jim.
+
+-- N'y montez pas, Jim, m'écriai-je en le saisissant par le bras.
+Il doit conduire à la chambre du meurtre.
+
+-- Comment le savez-vous?
+
+-- Le curé disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez
+le voir même à présent.
+
+Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du
+plafond une grande tache de couleur foncée.
+
+-- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y
+aller voir.
+
+-- Ne le faites pas, Jim, m'écriai-je.
+
+-- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur.
+Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine
+d'aller à la chasse au fantôme... à moins que... Grands Dieux! Il
+y a quelqu'un qui descend l'escalier.
+
+Je l'entendais, moi aussi, ce pas traînant qui partait de la
+chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les
+marches, puis un autre pas, un autre craquement.
+
+Je vis la figure de Jim. On eût dit qu'elle était sculptée dans
+l'ivoire. Il avait les lèvres entr'ouvertes, les yeux fixes et
+dirigés sur le rectangle noir que formait l'entrée de l'escalier.
+
+Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agités de
+secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond.
+
+Quant à moi, mes genoux se dérobèrent et je me trouvai accroupi
+derrière Jim. Un cri s'était glacé dans ma gorge.
+
+Et le pas continuait à se faire entendre de marche en marche.
+
+Alors, osant à peine regarder de ce côté et pourtant ne pouvant en
+détourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement
+dans le coin où s'ouvrait l'escalier.
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les
+battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de
+nouveau, le fantôme avait disparu et la lente succession des
+cracs, crac, recommença sur les marches de l'escalier.
+
+Jim s'élança après lui et me laissa seul à demi évanoui, sous le
+clair de lune.
+
+Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute après, il revenait,
+passait sa main sous mon bras et tantôt me portant, tantôt me
+traînant, il me fit sortir de la maison.
+
+Ce fut seulement lorsque nous fûmes en plein air dans la fraîcheur
+de la nuit qu'il ouvrit la bouche.
+
+-- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy?
+
+-- Oui, mais je suis tout tremblant.
+
+-- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous
+demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entraînant
+dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de
+cette sorte... mais à présent je suis convaincu.
+
+-- Est-ce que cela pouvait être un homme, Jim? demandai-je
+reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des
+chiens dans les fermes.
+
+-- C'était un esprit, Roddy.
+
+-- Comment le savez-vous?
+
+-- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaître dans la
+muraille aussi aisément qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy,
+qu'avez-vous donc encore?
+
+Toutes mes terreurs m'étaient revenues; tous mes nerfs vibraient
+d'épouvante.
+
+-- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je.
+
+J'avais les yeux dirigés fixement vers l'avenue.
+
+Le regard de Jim suivit leur direction.
+
+Sous l'ombre épaisse des chênes, quelqu'un s'avançait de notre
+côté.
+
+-- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel,
+advienne que pourra, je vais le prendre au corps.
+
+Nous nous accroupîmes et restâmes aussi immobiles que les arbres
+voisins.
+
+Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande
+silhouette se dressa devant nous dans l'obscurité.
+
+Jim s'élança sur elle, comme un tigre.
+
+-- Vous, en tout cas, vous n’êtes pas un esprit, cria-t-il.
+
+L'individu jeta un cri de surprise, bientôt suivi d'un grondement
+de rage.
+
+-- Qui diable?... hurla-t-il.
+Puis il ajouta:
+
+-- Je vous tords le cou si vous ne me lâchez pas.
+
+La menace n'aurait peut-être pas décidé Jim à desserrer son
+étreinte, mais le son de la voix produisit cet effet.
+
+-- Eh quoi! vous, mon oncle? s'écria-t-il.
+
+-- Eh! mais, je veux être béni, si ce n'est pas le petit Jim! Et
+celui-là, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone,
+aussi vrai que je suis un pêcheur en vie. Que diable faites-vous
+tous deux à la Falaise royale à cette heure de la nuit?
+
+Nous avions gagné ensemble le clair de la lune.
+
+C'était bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le
+bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur
+n'était resté encore convulsé par la crainte.
+
+-- Nous faisions des explorations, dit Jim.
+
+-- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guère
+capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car
+je n'ai jamais vu des figures aussi semblables à des navets pelés.
+Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur?
+
+-- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les
+esprits sont une chose nouvelle pour moi et...
+
+-- Les esprits?
+
+-- Je suis entré dans la Falaise royale et nous avons vu le
+fantôme.
+
+Le champion se mit à siffler.
+
+-- Ah! voilà de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que
+vous lui avez parlé?
+
+-- Il a disparu avant que je le prisse.
+
+Le champion se remit à siffler.
+
+-- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, là-
+haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille
+de ne pas vous mêler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce
+monde-ci, petit Jim, sans se détourner de sa route pour se créer
+des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr
+Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figure toute blanche,
+elle ne le laisserait plus revenir à la forge. Marchez tout
+doucement... Je vous reconduirai à Friar's Oak.
+
+Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous
+rejoignit et je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il n'avait plus
+son paquet sous le bras. Nous étions tout près de la forge, quand
+Jim lui fit la question qui s'était déjà présentée à mon esprit.
+
+-- Qu'est-ce qui vous a amené à la Falaise royale, mon oncle?
+
+-- Eh! quand on avance en âge, dit le champion, il se présente
+bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idée. Quand vous
+serez arrivés, vous aussi, à la quarantaine, vous reconnaîtrez
+peut-être la vérité de ce que je vous dis.
+
+Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui, mais malgré ma
+jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait
+sur la côte, des ballots qu'on transportait la nuit dans des
+endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quand
+j'entendais parler d'une capture faite par les garde-côtes, je
+n'étais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la
+porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion.
+
+
+III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
+
+
+Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous
+y menions.
+
+Maintenant que ma mémoire me reporte à mon séjour d'autrefois,
+elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de
+l'écheveau du passé, en entraîne une demi-douzaine d'autres, avec
+lesquels il s'était emmêlé.
+
+J'hésitais entre deux partis quand j'ai commencé, en me demandant
+si j'avais en moi assez d'étoffe pour écrire un livre, et
+maintenant voilà que je crois pouvoir en faire un, rien que sur
+Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance.
+
+Certains d'entre eux étaient rudes et balourds, je n'en doute pas:
+et pourtant, vus à travers le brouillard du temps, ils
+apparaissent tendres et aimables.
+
+C'était notre bon curé Mr Jefferson qui aimait l'univers entier à
+l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et
+c'était l'excellent Mr Slack qui était un père pour tout le monde,
+à l'exception de Mr Jefferson, le curé de Friar's Oak.
+
+C'était Mr Rudin, le réfugié royaliste français qui demeurait plus
+haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle
+d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous
+avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions
+battu les Français, de sorte qu'après la bataille du Nil, il passa
+tout un jour dehors, pour donner libre cours à son plaisir, et
+tout un autre jour dedans, pour exhaler tout à son aise sa furie,
+tantôt battant des mains, tantôt trépignant.
+
+Je me rappelle très bien sa personne grêle et droite, la façon
+délibérée dont il faisait tournoyer sa petite canne.
+
+Ni le froid ni la faim n'étaient de force à l'abattre, et pourtant
+nous savions qu'il avait lié connaissance avec l'une et l'autre.
+Mais il était si fier, si grandiloquent dans ses discours, que
+personne n'eut osé lui offrir ni un repas, ni un manteau.
+
+Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur
+chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait
+présent de quelques côtes de boeuf.
+
+Il ne pouvait faire autrement que d'accepter.
+
+Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'épaule un
+coup d'oeil au boucher, il disait:
+
+-- Monsieur, j'ai un chien.
+
+Ce qui n'empêchait pas que pendant la semaine suivante, c'était Mr
+Rudin et non son chien qui paraissait s'être arrondi.
+
+Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier.
+
+N'était-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en
+ce temps-là, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres
+de _Foxiste_ et presque tout le monde de traître.
+
+Assurément, je trouvais à ce moment-là fort condamnable de prendre
+un air bougon, à chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand
+on le brûla en effigie sous la forme d'un mannequin de paille
+devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fûmes de la
+fête.
+
+Mais nous dûmes reconnaître qu'il fit bonne figure quand il marcha
+à nous en habit brun, en souliers à boucles, la colère empourprant
+son austère figure de maître d'école.
+
+Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fûmes empressés à
+nous esquiver sans bruit!
+
+-- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils
+qui avez prêché la paix pendant près de deux mille ans et avez
+passé tout ce temps à massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on
+dépense à faire périr des Français était employé à sauver des
+existences anglaises, vous auriez alors le droit de brûler des
+chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pour venir ici insulter
+un homme qui observe la loi?
+
+-- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington,
+fils du squire tory.
+
+-- Vous, fainéant, qui n'êtes bon qu'à jouer aux courses, à faire
+battre des coqs? Avez-vous la prétention de parler au nom du
+peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant,
+silencieux, vous n'en êtes que l'écume, la pauvre et sotte mousse
+qui flotte à sa surface.
+
+Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais en reportant nos
+regards en arrière, je me demande si nous n'avions pas nous-mêmes
+grand tort.
+
+Et puis c'étaient les contrebandiers.
+
+Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce
+régulier était devenu impossible entre la France et l'Angleterre,
+tout le négoce était contrebande.
+
+Une nuit, j'allai sur le pré de Saint-John et, m'étant caché dans
+l'herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moins soixante-dix
+mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils défilaient
+devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau.
+
+Pas un de ces animaux qui ne portât ses deux quartauts
+d'authentique cognac français, ou son ballot de soie de Lyon ou de
+dentelle de Valenciennes.
+
+Je connaissais leur chef, Dan Scales.
+
+Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monté, et je me
+rappelle leur rencontre de nuit.
+
+-- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom.
+
+-- Oui, Tom. Il va falloir se battre.
+
+Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla la cervelle de Dan.
+
+-- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je
+savais Dan trop fort pour moi, car nous nous étions déjà mesurés
+avant.
+
+Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pour composer l'épitaphe
+en vers qu'on plaça sur la pierre tombale, épitaphe que nous
+trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et qui commençait ainsi:
+
+_Hélas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_
+_Qui traversa la tête du jeune homme._
+_Il tomba aussitôt, il rendit l'âme._
+_Et la mort ferma ses yeux languissants!_
+Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut
+encore les lire dans le cimetière de Patcham.
+
+Un jour, un peu après l'époque de notre aventure à la Falaise
+royale, j'étais assis dans le cottage, occupé à examiner les
+curiosités que mon père avait fixées aux murs, et je souhaitais en
+paresseux que j'étais que Mr Lilly fût mort avant d'écrire sa
+grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à la fenêtre,
+son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise.
+
+-- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun!
+
+Il était si rare d'entendre ma mère exprimer une opinion
+défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fût sur
+Bonaparte) qu'en un bond je traversai la pièce et fus à la
+fenêtre.
+
+Une chaise, attelée d'un poney, descendait lentement la rue du
+village et, dans la chaise, était assise la personne la plus
+singulièrement faite que j'eusse jamais vue.
+
+Elle était de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si
+foncé que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de
+pourpre.
+
+Elle était coiffée d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui
+se balançait.
+
+De dessous les bords, deux yeux noirs effrontés regardaient au
+dehors avec une expression de colère et de défi, comme pour dire
+aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se
+souciaient d'elle.
+
+Son costume consistait en une sorte de pelisse écarlate, garnie au
+cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les rênes, pendant
+que le poney errait d'un bord à l'autre de la route au gré de son
+caprice.
+
+À chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du
+grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantôt la coiffe et
+tantôt le bord.
+
+-- Quel terrible spectacle! s'écria ma mère.
+
+-- Qu'est-ce qui vous choque chez elle?
+
+-- Que le ciel me pardonne si je la juge témérairement, Rodney,
+mais je crois que cette femme est ivre.
+
+-- Tiens! fis-je. Elle a arrêté sa chaise là-haut, à la forge. Je
+vais vous chercher des nouvelles.
+
+Et saisissant ma casquette, je m'esquivai.
+
+Le champion Harrison venait de ferrer un cheval à la porte de la
+forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de
+l’animal sous le bras, sa râpe à la main, et agenouillé parmi les
+rognures blanches.
+
+De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un
+air d'étonnement comique.
+
+Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, se tint debout près de la
+roue et hocha la tête en lui parlant.
+
+De mon côté, je me faufilai dans la forge où le petit Jim achevait
+le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et
+l'habileté qu'il mettait à tourner les crampons.
+
+Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en
+train de causer avec son oncle.
+
+-- Est-ce lui? demanda-t-elle de façon que je l'entendis.
+
+Le champion Harrison affirma d'un signe de tête.
+
+Elle regarda Jim.
+
+Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands,
+aussi noirs, aussi remarquables.
+
+Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en dépit de sa
+face bouffie de sang, cette femme-là avait été jadis très belle.
+
+Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si
+elle avait joué de la harpe, et elle toucha Jim à l'épaule.
+
+-- J'espère... j'espère que vous allez bien... balbutia-t-elle.
+
+-- Très bien, madame, dit Jim en promenant ses regards étonnés
+d'elle à son oncle.
+
+-- Et vous êtes heureux aussi?
+
+-- Oui, madame, je vous remercie.
+
+-- Et vous n'aspirez à rien de plus?
+
+-- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut.
+
+-- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix sévère. Soufflez la
+forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu.
+Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose à dire,
+car elle marqua quelque dépit de ce qu'on le renvoyait.
+
+Ses yeux étincelèrent, sa tête s'agita, pendant que le forgeron,
+tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour
+l'apaiser.
+
+Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voix et elle parut enfin
+satisfaite.
+
+-- À demain alors, cria-t-elle tout haut.
+
+-- À demain, répondit-il.
+
+-- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle
+en cinglant le dos du poney.
+
+Le forgeron resta immobile, la râpe à la main, en la suivant des
+yeux jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la
+route blanche.
+
+Alors, il fît demi-tour.
+
+Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave.
+
+-- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux
+Érables, au-delà du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un
+caprice pour vous, Jim, et peut-être pourra-t-elle vous être
+utile. Je lui ai promis que vous irez par-là et que vous la verrez
+demain.
+
+-- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas à
+lui rendre visite.
+
+-- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne
+pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mène
+une existence bien solitaire.
+
+-- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte?
+
+-- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y
+tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le
+jeune maître Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne
+dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir améliorer son
+sort, en agissant ainsi.
+
+-- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi,
+dit Jim.
+
+-- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maître Rodney?
+
+Je finis par donner mon consentement et je revins à la maison
+rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, qui était enchantée de
+toute occasion de commérages.
+
+Elle hocha la tête, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne
+dit pas non et la chose fut entendue.
+
+C'était une course de quatre bons milles, mais quand vous étiez
+arrivés, il vous était impossible de souhaiter une plus jolie
+maisonnette.
+
+Partout du chèvrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en
+bois et des fenêtres à grillages.
+
+Une femme à l'air commun nous ouvrit la porte:
+
+-- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle.
+-- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim.
+
+-- Je n'y peux rien, s'écria la femme d'un ton rude, je vous
+répète qu'elle ne peut vous voir.
+
+Nous restâmes indécis un instant.
+
+-- Peut-être pourriez-vous l'informer que je suis là, dit enfin
+Jim.
+
+-- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, à elle qui
+n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré à ses
+oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez.
+
+Tout en parlant, elle ouvrit une porte.
+
+À l'autre bout de la pièce gisait, écroulée sur un fauteuil, une
+informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs épars dans
+tous les sens.
+
+Pour moi, j'étais si jeune que je ne savais si cela était plaisant
+ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il
+prenait la chose, il avait la figure toute pâle, l'air écoeuré.
+
+-- Vous n'en parlerez à personne, Roddy, dit-il.
+
+-- Non, excepté à ma mère.
+
+-- Je n'en dirai pas un mot, même à mon oncle. Je prétendrai
+qu'elle était malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous
+l'ayons vue dans cet état de dégradation, sans en faire un objet
+de propos dans le village. Cela me pèse lourdement sur le coeur.
+
+-- Elle était comme cela hier, Jim.
+-- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarqué. Mais je sais qu'elle a
+de la bonté dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela
+pendant qu'elle me regardait. Peut-être est-ce le manque d'amis
+qui l'a réduite à cet état!
+
+Son entrain en fut éteint pendant plusieurs jours et alors que
+l'impression faite en moi s'était dissipée, ses manières la firent
+renaître.
+
+Mais ce ne devait pas être la dernière fois que la dame à la
+pelisse rouge reviendrait à notre souvenir.
+
+Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je
+consentirais à retourner chez elle avec lui.
+
+-- Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec
+moi et je serai plus à mon aise, si vous m'accompagnez, Rod.
+
+Pour moi, toute occasion de sortir était bienvenue, mais à mesure
+que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que
+Jim se mettait l'esprit en peine à se demander si quelque chose
+n'irait pas encore de travers.
+
+Toutefois, les craintes s'apaisèrent bientôt, car nous avions à
+peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le
+seuil du cottage et accourut à notre rencontre par l'allée.
+
+Elle faisait une figure si étrange, avec sa face enflammée et
+souriante, enveloppée d'une sorte de mouchoir rouge, que si
+j'avais été seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes à mon
+cou.
+
+Jim, lui-même, s'arrêta un instant, comme s'il n'était pas très
+sûr de lui, mais elle nous mis bientôt à l'aise par la cordialité
+de ses façons.
+
+-- Vous êtes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme
+solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le
+dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vous avez
+été, vous-mêmes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la
+pensée de votre venue m'avait excitée et la moindre émotion me
+jette dans une fièvre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez
+voir vous-mêmes ce qu'ils font de moi.
+
+Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitées de secousses.
+
+Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas
+dans l'allée.
+
+-- Il faut que vous vous fassiez connaître de moi et que je vous
+connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de très vieux amis
+pour moi, et bien que vous l'ayez oublié, je vous ai tenu dans mes
+bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme,
+ajouta t-elle en s'adressant à moi, comment appelez-vous votre
+ami?
+
+-- Le petit Jim, madame.
+
+-- Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, je vous appellerai
+aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos
+privilèges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et
+nous prendrons ensemble une tasse de thé.
+
+Elle nous précéda dans une chambre fort coquette, la même où nous
+l'avions aperçue lors de notre première visite.
+
+Au milieu de la pièce était une table couverte d'une nappe
+blanche, de brillants cristaux, de porcelaines éblouissantes.
+
+Des pommes aux joues rouges étaient empilées sur un plat qui
+occupait le centre.
+
+Une grande assiette, chargée de petits pains fumants, fut aussitôt
+apportée par la domestique à la figure revêche. Je vous laisse à
+penser si nous fîmes honneur à toutes ces excellentes choses.
+
+Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos
+tasses et de remplir nos assiettes.
+
+Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut
+dans une armoire qui se trouvait au bout de la pièce et chaque
+fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un
+léger tintement de verre contre verre.
+
+-- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table
+eut été desservie, qu'est-ce que vous avez à regarder, comme cela,
+tout autour de vous?
+
+-- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs.
+
+-- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie?
+
+-- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu
+en face de moi.
+
+Il représentait une jeune fille grande et mince, aux joues très
+rosées, aux yeux très tendres, à la toilette si coquette que je
+n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains
+un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches
+du parquet où elle était debout.
+
+-- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez-
+vous, nous allons lire ce qui est écrit au bas.
+
+Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: «Miss Hinton, dans son
+rôle de Peggy dans la _Mariée de Campagne_, joué à son bénéfice au
+théâtre de Haymarket le 14 septembre 1782.»
+
+-- C'est une actrice? dis-je.
+
+-- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit-
+elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a
+pas longtemps -- c'était tout juste l'autre jour -- le duc de
+Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre,
+a épousé mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice.
+Et cette personne-ci, qui est-elle, à votre avis?
+
+Elle se plaça au-dessous du portrait, les bras croisés sur sa
+vaste poitrine, nous regardant tour à tour de ses gros yeux noirs.
+
+-- Eh bien! où avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'était moi qui
+étais miss Polly Hinton du théâtre de Haymarket et peut-être
+n'avez-vous jamais entendu ce nom?
+
+Nous fûmes obligés d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions.
+
+Et ce seul mot d'actrice avait excité en nous une sensation de
+vague horreur, bien naturelle chez des garçons élevés à la
+campagne.
+
+Pour nous, les acteurs formaient une classe à part, qu'il fallait
+désigner par allusions sans la nommer, et la colère du Tout-
+Puissant était suspendue sur leur tête comme un nuage chargé de
+foudre.
+
+Et en vérité ce jugement semblait avoir reçu son exécution devant
+nous, quand nous considérions cette femme et ce qu'elle avait été.
+
+-- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a été blessée,
+vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur
+votre figure ce qu'on vous aura appris à penser de moi. Tel est
+donc le résultat de l'éducation que vous avez reçue, Jim: mal
+penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous
+fussiez au théâtre ce soir-là, avec le prince Florizel et quatre
+ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de
+Londres se levant dans le parterre à mon entrée en scène. Si Lord
+Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas
+venue à bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York
+Street à Westminster. Et voilà que deux petits paysans s'apprêtent
+à méjuger!
+
+L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait
+pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni même à laisser
+entendre qu'il fût si en retard que cela sur les grands
+personnages de Londres.
+
+-- Je n'ai jamais mis les pieds dans un théâtre, dit-il, et je ne
+sais rien sur ces gens-là.
+
+-- Ni moi non plus.
+
+-- Hé! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas
+ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes
+garçons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en
+reine des Péruviens, exhortant ses compatriotes à se soulever
+contre les Espagnols, leurs oppresseurs.
+Et à l'instant même, cette femme grossièrement tournée et
+boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, la plus
+hautaine que vous ayez jamais pu rêver.
+
+Elle s'adressa à nous dans un langage si ardent, avec des yeux si
+pleins d'éclairs, des gestes si impérieux de sa main blanche
+qu'elle nous tint fascinés, immobiles sur nos chaises.
+
+Sa voix, au début, était tendre, douce et persuasive, mais elle
+prit de l'ampleur, du volume, à mesure qu'elle parlait
+d'injustice, d'indépendance, de la joie qu'il y avait à mourir
+pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs
+frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir du cottage et à
+donner tout de suite ma vie pour mon pays.
+
+Alors, un changement se produisit en elle.
+
+C'était maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils
+unique et se lamentait sur cette perte.
+
+Sa voix était pleine de larmes. Son langage était si simple, si
+vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit
+gisant devant nous sur le tapis et que nous étions sur le point de
+joindre nos paroles de pitié et de souffrances aux siennes.
+
+Et alors, avant même que nos joues fussent sèches, elle redevint
+ce qu'elle avait été.
+
+-- Eh bien! s'écria-t-elle, que dites-vous de cela? Voilà comment
+j'étais au temps où Sally Siddons verdissait de jalousie au seul
+nom de Polly Hinton. C'est dans une belle pièce, dans _Pizarro_.
+
+-- Et qui l'a écrite?
+
+-- Qui l'a écrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait
+été écrite par celui-ci ou celui-là? Mais il y a là quelques
+tirades pour celui qui connaît la façon de les débiter.
+
+-- Et vous ne jouez plus, madame?
+
+-- Non, Jim, j'ai quitté les planches, quand... quand j'en ai eu
+assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il
+n'y a pas d'odeur comparable à celle des lampes à huile de la
+rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtes triste, Jim.
+
+-- C'est que je pensais à cette pauvre femme et à son enfant.
+
+-- Tut! N'y songez plus. J'aurai tôt fait de l'effacer de votre
+esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de
+saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mère parle et que c'est
+cette effrontée petite dinde qui lui riposte.
+
+Et elle se mit à jouer une pièce à deux personnages, alternant si
+exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous
+figurions avoir réellement deux êtres distincts devant nous, la
+mère, vieille dame austère, qui tenait la main en cornet
+acoustique et sa fille évaporée toujours en l'air.
+
+Sa vaste personne se remuait avec une agilité surprenante.
+
+Elle agitait la tête et faisait la moue en lançant ses répliques à
+la vieille personne courbée qui les recevait.
+
+Jim et moi, nous ne pensions guère à nos pleurs et nous nous
+tenions les côtes de rire, avant qu'elle eût fini.
+
+-- Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos éclats de
+rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar's Oak avec des
+mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pas revenir.
+
+Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un
+verre qu'elle posa sur la table.
+
+-- Vous êtes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais
+cela me dessèche la bouche de parler...
+
+Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de
+sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant:
+
+-- N'y touchez pas.
+
+Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs
+prenant une expression plus douce sous le regard de Jim:
+
+-- Est-ce que je n'en goûterai pas un peu?
+
+-- Je vous prie, n'y touchez pas.
+
+D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et
+la leva de telle sorte qu'il me vint l'idée qu'elle allait la
+vider d'un trait. Mais elle la lança au dehors par la fenêtre
+ouverte et nous entendîmes le bruit que fit la bouteille en se
+cassant sur l'allée.
+
+-- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voilà longtemps que
+personne ne s'inquiète si je bois ou non.
+
+-- Vous êtes trop bonne, trop généreuse pour boire, dit-il.
+
+-- Très bien! s'écria-t-elle, je suis enchantée que vous ayez
+cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim,
+que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une
+promesse, si vous m'en faites une de votre côté.
+
+-- De quoi s'agit-il, Miss?
+
+-- Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim, si vous me
+promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il
+fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il
+neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment
+il y a des moments où je me trouve bien seule.
+
+La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma très fidèlement,
+car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon à
+la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, il se rappelait que
+c'était le jour réservé et se mettait en route pour Anstey-Cross.
+
+Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement
+difficile à tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si
+la chose avait marché de travers.
+
+Mais au bout d'un certain temps, la victoire était gagnée. L'on
+finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez
+longtemps, et dans l'année qui précéda le retour de mon père, Miss
+Hinton était devenue une toute autre femme.
+
+Ce n'étaient pas seulement ses habitudes qui étaient changées,
+elle avait changé elle-même, elle n'était plus la personne que
+j'ai décrite.
+
+Au bout de douze mois, c'était une dame d'aussi belle apparence
+qu'on pût en voir dans le pays.
+
+Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de
+sa vie, mais j'étais le seul à qui il en parlât.
+
+Il éprouvait à son égard cette affection que l'on ressent envers
+les gens à qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de
+son côté, car, en l'entretenant, en lui décrivant ce qu'elle avait
+vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le
+prépara à l'existence plus large qui l'attendait.
+
+Telles étaient leurs relations à l'époque où la paix fut conclue
+et où mon père revint de la mer.
+
+
+IV -- LA PAIX D’AMIENS
+
+
+Bien des femmes se mirent à genoux, bien des âmes de femme
+s'exhalèrent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, à
+la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la
+conclusion des préliminaires de la paix.
+
+Toute l'Angleterre témoigna sa joie le jour par des pavoisements,
+la nuit par des illuminations.
+
+Même dans notre hameau de Friar's Oak, nous déployâmes avec
+enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle à chacune de
+nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d'un Grand G.R.
+(_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de
+l'auberge.
+
+On était las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu
+affaire à l'Espagne, à la France, à la Hollande, tour à tour ou
+réunis.
+
+Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-là, c'était que
+notre petite armée n'était pas de taille à lutter sur terre avec
+les Français, mais que notre forte marine était plus que
+suffisante pour les vaincre sur mer.
+
+Nous avions acquis un peu de considération, dont nous avions grand
+besoin après la guerre avec l'Amérique, et, en outre, quelques
+colonies qui furent les bienvenues pour le même motif, mais notre
+dette avait continué à s'enfler, nos consolidés à baisser et Pitt
+lui-même ne savait où donner de la tête.
+
+Toutefois, si nous avions su que la paix était impossible entre
+Napoléon et nous, que celle-ci n'était qu'un entracte entre le
+premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensément
+en allant jusqu'au bout sans interruption.
+
+Quoi qu'il en soit, les Français virent rentrer vingt mille bons
+marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnèrent une
+belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de
+débarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons.
+
+Mon père, tel que je me le rappelle, était un petit homme plein
+d'endurance et de vigueur, pas très large, mais quand même bien
+solide et bien charpenté.
+
+Il avait la figure si hâlée qu'elle avait une teinte tirant sur le
+rouge des pots de fleurs, et en dépit de son âge (car il ne
+dépassait pas quarante ans, à l'époque dont je parle) elle était
+toute sillonnée de rides, plus profondes pour peu qu'il fût ému,
+de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune,
+puis un air vieillot.
+
+Il y avait surtout autour de ses yeux un réseau de rides fines,
+toutes naturelles chez un homme qui avait passé sa vie à les tenir
+demi-clos, pour résister à la fureur du vent et du mauvais temps.
+
+Ces yeux-là étaient peut-être ce qu'il y avait de plus remarquable
+dans sa physionomie. Ils avaient une très belle couleur bleu clair
+qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de
+rouille.
+
+La nature avait du lui donner un teint très blanc, car quand il
+rejetait en arrière sa casquette, le haut de son front était aussi
+blanc que le mien, et sa chevelure coupée très ras avait la
+couleur du tan.
+
+Ainsi qu'il le disait avec fierté, il avait servi sur le dernier
+de nos vaisseaux qui fut chassé de la Méditerranée en 1797 et sur
+le premier qui y fut rentré en 1798.
+
+Il était sous les ordres de Miller, comme troisième lieutenant du
+_Thésée_, lorsque notre flotte, pareille à une meute d’ardents
+_foxhounds_ lancés sous bois, volait de la Sicile à la Syrie, puis
+de là revenait à Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste
+perdue.
+
+Il avait servi avec ce même brave marin sur le Nil, où les hommes
+qu'il commandait ne cessèrent d'écouvillonner, de charger et
+d'allumer jusqu'à ce que le dernier pavillon tricolore fût tombé.
+Alors ils levèrent l'ancre maîtresse et tombèrent endormis, les
+uns sur les autres, sous les barres du cabestan.
+
+Puis, devenu second lieutenant, il passa à bord d'un de ces
+farouches trois-ponts à la coque noircie par la poudre, aux oeils-
+de-pont barbouillés d'écarlate, mais dont les câbles de réserve,
+passés par-dessous la quille et réunis par-dessus les bastingages,
+servaient à maintenir les membrures et qui étaient employés à
+porter les nouvelles dans la baie de Naples.
+
+De là, pour récompenser ses services, on le fit passer comme
+premier lieutenant sur la frégate l’_Aurore_ qui était chargée de
+couper les vivres à la ville de Gênes et il y resta jusqu'à la
+paix qui ne fut conclue que longtemps après.
+
+Comme j'ai bien gardé le souvenir de son retour à la maison!
+
+Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois
+plus distinctement que les incidents de la semaine dernière, car
+la mémoire du vieillard est comme des lunettes, où l'on voit
+nettement les objets éloignés et confusément ceux qui sont tout
+près.
+
+Ma mère avait été prise de tremblements dès qu'arriva à nos
+oreilles le bruit des préliminaires, car elle savait qu'il pouvait
+venir aussi vite que sa lettre.
+
+Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses
+continuelles exhortations à me tenir bien propre, bien mis. Et au
+moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte,
+et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire.
+
+Elle avait brodé un «Soyez le bienvenu» en lettres blanches sur
+fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait à le
+suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la
+porte du cottage.
+
+Il n'était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail
+était achevé. Tous les matins, elle allait voir s'il était monté
+et prêt à être accroché.
+
+Mais il s'écoula un délai pénible avant la ratification de la paix
+et ce ne fut qu'en avril de l'année suivante qu'arriva le grand
+jour.
+
+Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de
+printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et
+avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière
+notre cottage.
+
+Le soleil s'était montré dans l'après-midi.
+
+J'étais descendu avec ma ligne à pêche, car j'avais promis à Jim
+de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup,
+j'aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux
+fumants.
+
+La portière était ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mère
+et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux
+bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans
+l'intérieur.
+
+Alors je courus à la recherche de la devise. Je l'épinglai sur les
+massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini,
+je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la
+même position.
+
+-- Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à
+terre. Roddy, mon chéri, voici votre père.
+
+Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient.
+
+-- Ah! Roddy, mon garçon, vous n'étiez qu'un enfant quand nous
+échangeâmes le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous
+aurons à vous traiter tout différemment désormais. Je suis très
+content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garçon, et
+quant à vous, ma chérie...
+
+Et les bras vêtus de bleu sortirent une seconde fois pendant que
+le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte.
+
+-- Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mère en rougissant.
+Descendez donc et entrez avec nous.
+
+Alors et soudain, nous fîmes tous deux la remarque que pendant
+tout ce temps-là, il n'avait remué que les bras et que l'une de
+ses jambes était restée posée sur le siège en face la chaise.
+
+-- Oh! Anson! Anson! s'écria-t-elle.
+
+-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le
+soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a cassé dans la
+baie, mais le chirurgien l'a repêché, mis entre des éclisses, il
+est resté tout de même un peu de travers. Ah! quel coeur tendre
+elle a! Dieu me bénisse, elle est passée du rouge à la pâleur!
+Vous pouvez bien voir par vous-même que ce n'est rien.
+
+Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et
+s'aidant d'une canne, il parcourut l'allée, passa sous la devise
+qui ornait les lauriers et de là franchit le seuil de sa demeure
+pour la première fois depuis cinq ans.
+
+Lorsque le postillon et moi nous eûmes transporté à l'intérieur le
+coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le
+retrouvai assis dans son fauteuil près de la fenêtre, vêtu de son
+vieil habit bleu, déteint par les intempéries.
+
+Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait
+la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma
+taille et m'attira près de son siège.
+
+-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me
+refaire jusqu'à ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de
+moi, dit-il.
+
+Il y avait une caronade qui roulait à la dérive sur le pont alors
+qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant
+qu'on eût pu l'amarrer, elle m'avait serré contre le mât.
+
+-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs,
+voilà toutes mes vieilles curiosités, les mêmes qu'autrefois, la
+corne de narval de l'océan Arctique, et le poisson-soufflet des
+Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ça ira_
+poursuivi par Lord Hotham. Et vous voilà aussi, Mary et vous
+Roddy, et bonne chance à la caronade à qui je dois d'être revenu
+dans un port aussi confortable, sans avoir à craindre un ordre
+d'embarquement.
+
+Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipe et son tabac, de
+telle sorte qu'il pût l'allumer facilement, et rester assis,
+portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi, et
+recommençant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous
+voir.
+
+Si jeune que je fusse, je compris que c'était le moment auquel il
+avait rêvé pendant bien des heures de garde solitaire et que
+l'espérance de goûter pareille joie l'avait soutenu dans bien des
+instants pénibles.
+
+Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre.
+
+Il restait ainsi immobile, l'âme trop pleine pour pouvoir parler,
+pendant que l'ombre se faisait peu à peu dans la petite chambre et
+que l'on voyait de la lumière apparaître aux fenêtres de l'auberge
+à travers l'obscurité.
+
+Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes, elle se mit soudain à
+genoux et lui aussi, mettant de son côté un genou en terre, ils
+s'unirent en une commune prière pour remercier Dieu de ses
+nombreuses faveurs.
+
+Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils étaient en ce temps-
+là, c'est ce moment de leur vie qui se présente avec le plus de
+clarté à mon esprit, c'est la douce figure de ma mère toute
+brillante de larmes, avec ses veux bleus dirigés vers le plafond
+noirci de fumée.
+
+Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa prière, mon père
+balançait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en
+ayant une larme aux yeux.
+
+-- Roddy, mon garçon, dit-il après le souper, voilà que vous
+commencez à devenir un homme, maintenant. J'espère que vous allez
+vous mettre à la mer, comme l'ont fait tous les vôtres. Vous êtes
+assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture.
+
+-- Et me laisser sans enfant comme j'ai été sans époux?
+
+-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus à
+supprimer des emplois qu'à remplir ceux qui sont vacants,
+maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'à
+présent, à quoi vous a servi votre séjour à l'école, Roddy. Vous y
+avez passé beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois
+néanmoins en mesure de vous mettre à l'épreuve. Avez-vous appris
+l'Histoire?
+
+-- Oui, père, dis-je avec quelque confiance.
+
+-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne à la bataille
+de Camperdown?
+
+Il hocha la tête d'un air grave, en s'apercevant que j'étais hors
+d'état de lui répondre.
+
+-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis
+les pieds à l'école et qui vous diront que nous avions sept
+vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur
+le mur une gravure qui représente la poursuite du _Ça ira_. Quels
+sont les navires qui l'ont pris à l'abordage?
+
+Je fus encore obligé de m'avouer battu.
+
+-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques leçons
+d'Histoire, s'écria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma
+mère. Avez-vous appris la géographie?
+
+-- Oui, père, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant.
+
+-- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon à Algésiras?
+
+Je ne pus que secouer la tête.
+
+-- Et si vous aviez Wissant à trois lieues à tribord, quel serait
+votre port d'Angleterre le plus rapproché?
+
+Je dus encore m'avouer battu.
+
+-- Ah! je trouve que votre géographie ne vaut guère mieux que
+votre Histoire, dit-il. À ce compte-là, vous n'obtiendrez jamais
+votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous
+allons voir si vous êtes capable de faire le total de sa part de
+prise.
+
+Tout en parlant, il jeta du côté de ma mère un regard malicieux.
+Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui.
+
+-- Vous ne m'avez jamais questionné à ce sujet, Mary? dit-il.
+
+-- La Méditerranée n'est point une station qui ait de l’importance
+à ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique
+est l'endroit où l'on gagne les parts de prise et la Méditerranée
+celle où l'on gagne de l'honneur.
+
+-- Dans ma dernière croisière, j'ai eu ma part de l'un et de
+l'autre, grâce à mon passage d'un navire de guerre sur une
+frégate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me
+reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arrêt.
+Pendant que nous tenions Masséna bloqué dans Gênes, nous avons
+capturé environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, chargés
+de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux
+pour avoir part au gâteau, mais ce seront les tribunaux de prise
+qui régleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne,
+environ quatre livres par unité. Que me rapporteront les soixante-
+dix prises?
+
+-- Deux cent quatre-vingt livres, répondis-je.
+
+-- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'écria ma mère en battant
+des mains.
+
+-- Encore une épreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon
+côté. Il y avait la frégate _Xébec_ au large de Barcelone, ayant à
+bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux
+cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il
+de cela?
+
+-- Cent livres.
+
+-- Ah! le comptable lui-même n'aurait pas fait plus vite le
+calcul, s'écria-t-il, enchanté. Voici encore un calcul pour vous.
+Nous avons passé les détroits et navigué du côté des Açores où
+nous avons rencontré la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre
+et des épices. Douze cents livres pour moi, voilà ce qu'elle m'a
+valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts
+et vous n'aurez plus à vivre de privations sur ma misérable solde.
+
+Ma mère avait supporté, sans laisser échapper un soupir, ces
+longues années d'efforts, mais maintenant qu'elle en était
+délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Il se
+passa assez longtemps avant qu'il pût songer à reprendre mon
+examen arithmétique.
+
+-- Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la
+main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien
+remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de séjour à
+Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus
+élégante que la vôtre, puissé-je ne jamais remettre les pieds sur
+un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi
+fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou
+de géographie?
+
+Je m'évertuai à lui expliquer que l'addition se fait de même façon
+à terre et à bord, mais qu'il n'en est pas de même de l'Histoire
+ou de la géographie.
+
+-- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire
+un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous
+suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui
+n'eut couru à l'eau salée comme une petite mouette. Lord Nelson
+m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole.
+
+Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parmi nous; jamais garçon
+de mon âge n'en eut de plus tendre et de plus affectueux.
+
+Bien que mes parents fussent mariés depuis fort longtemps, ils
+avaient, en réalité, passé très peu de temps ensemble et leur
+affection mutuelle était aussi ardente et aussi fraîche que celle
+de deux amants mariés d'hier.
+
+J'ai appris depuis que l'homme de mer peut être grossier,
+répugnant, mais ce n'est point par mon père que je le sais, car
+bien qu'il eut passé par des épreuves aussi rudes qu'aucun d’eux,
+il était resté le même homme, patient, avec un bon sourire et une
+bonne plaisanterie pour tous les gens du village.
+
+Il savait se mettre à l'unisson de toute société, car, d'une part,
+il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le curé ou avec sir
+James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait
+sans façon des heures entières avec mes humbles amis de la forge,
+le champion Harrison, petit Jim et les autres.
+Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que
+j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les
+yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous la cendre, tandis
+qu'il prêtait l'oreille.
+
+Mon père avait été mis à la demi-solde, comme la plupart des
+officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer
+ainsi près de deux ans avec nous.
+
+Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre désaccord entre
+lui et ma mère, excepté une fois.
+
+Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en résulta
+des événements importants, il faut que je vous raconte comment
+cela arriva.
+
+Ce fut en somme le point de départ d'une série de faits qui
+influèrent non seulement sur ma destinée, mais sur celle de
+personnes bien plus considérables.
+
+Le printemps de 1803 fut fort précoce.
+
+Dès le milieu d'avril, les châtaigniers étaient déjà couverts de
+feuilles.
+
+Un soir, nous étions tous à prendre le thé, quand nous entendîmes
+un pas lourd à notre porte.
+
+C'était le facteur qui apportait une lettre pour nous.
+
+-- Je crois que c'est pour moi, dit ma mère.
+
+En effet, l'adresse d'une très belle écriture était: «Mistress
+Mary Stone à Friar's Oak», et au milieu se voyait l'empreinte d'un
+cachet représentant un dragon ailé sur la cire rouge, de la
+grandeur d'une demi-couronne
+
+-- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle.
+
+-- J'avais espéré que cela viendrait de Lord Nelson, répondit mon
+père. Il serait temps que le petit reçoive sa commission, mais si
+elle vous est adressée, cela ne peut venir de quelque personnage
+de bien grande importance.
+
+-- D'un personnage sans importance! s'écria-t-elle, feignant
+d'être offensée. Vous aurez à me faire vos excuses, pour ce mot-
+là, monsieur, car cette lettre m'est envoyée par un personnage qui
+n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frère.
+
+Ma mère avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle
+venait à parler de cet étonnant personnage qu'était son frère.
+
+Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de
+sorte que c'était toujours avec une sensation de profonde
+déférence que j'entendais prononcer ce nom-là.
+
+Et ce n'était pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais
+qu'entouré de circonstances brillantes, de détails
+extraordinaires.
+
+Une fois, nous apprenions qu'il était à Windsor avec le roi,
+d'autres fois, qu'il se trouvait à Brighton avec le prince.
+
+Parfois, c'était sous les traits d'un sportsman que sa réputation
+arrivait jusqu'à nous, comme quand son _Météore_ battit _Egham_ au
+duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim
+Belcher et le mit à la mode à Londres.
+
+Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami
+des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l’homme qui
+s'habillait à la perfection.
+
+Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse
+triomphante que lui fit ma mère.
+
+-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu
+aimable
+
+-- Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un
+homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut-
+être disposé à le pousser.
+
+-- Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se
+tenir à distance de nous quand le temps était à l'orage, et nous
+n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille.
+
+-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur.
+Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'écoule si
+doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis.
+Pendant toutes ces années, j'étais sûre que je n'avais qu'un mot à
+dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu.
+
+-- Grâce à Dieu, vous n'avez pas été réduite à vous abaisser
+ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.
+
+-- Mais il nous faut songer à Rodney.
+
+-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son
+équipement. Il ne lui faut rien de plus.
+
+-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence à Londres. Il
+pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages.
+Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement?
+
+-- Alors, voyons ce qu'il dit, répondit mon père.
+
+Et voici la lettre dont elle lui donna lecture:
+
+«14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.
+
+«Ma chère soeur Mary,
+
+«En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez
+pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font
+l'ornement de l'humanité.
+
+«Il est vrai, depuis quelques années, absorbé comme je l'ai été
+par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris
+la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de
+la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant.
+
+«Pour le moment, je suis au lit, ayant veillé fort tard, la nuit
+dernière, pour offrir mes hommages à la marquise de Douvres,
+pendant son bal, et cette lettre vous est écrite sous ma dictée
+par Ambroise, mon habile coquin de valet.
+
+«Je suis enchanté de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney
+(mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine
+prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon
+voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi
+que lui.
+
+«Présentez mes compliments à votre mari.
+«Je suis toujours, ma chère soeur Mary,
+
+«Votre frère.
+
+«CHARLES TREGELLIS».
+
+-- Que pensez-vous de cela? s'écria ma mère triomphante quand elle
+eut achevé.
+
+-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrément mon père.
+
+-- Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure
+opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais il dit qu'il sera
+ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs
+rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les
+draps.
+
+Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon père restait l'air
+boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon
+étonnement en pensant à ce parent inconnu de Londres, à ce grand
+personnage, et à tout ce que sa venue pourrait signifier pour
+nous.
+
+V -- LE BEAU TREGELLIS
+
+
+J'étais dans ma dix-septième année et j'étais déjà tributaire du
+rasoir.
+
+J'avais commencé à trouver quelque peu monotone la vie sans
+horizon du village et j'aspirais vivement à voir un peu du vaste
+univers qui s'étendait au-delà.
+
+Ce besoin, dont je n'osais parler à personne, n'en était que plus
+fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux
+yeux de ma mère. Mais désormais il n'y avait pas l'ombre d'un
+motif pour que je restasse à la maison, puisque mon père était
+auprès d'elle.
+
+Aussi avais-je l'esprit tout occupé de la perspective que
+m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait
+pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de
+la vie.
+
+Ainsi que vous le pouvez penser, c'était vers la profession
+paternelle que se dirigeaient mes idées et mes espérances. Jamais
+je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes
+lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frisson que
+donnaient à mon sang cinq générations de marins.
+
+Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en
+ces temps-là devant les yeux d'un jeune garçon habitant sur la
+côte.
+
+Au temps de la guerre, je n'avais qu'à aller jusqu'à Wolstonbury
+pour apercevoir les voiles des chasse-marée et des corsaires
+français.
+
+Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant
+de fort loin jusqu'à moi.
+
+Puis, c'étaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient
+quitté Londres et s'étaient battus avant la tombée de la nuit, ou
+bien, à peine sortis de Portsmouth, s'étaient trouvés bord à bord
+avec l’ennemi, avant même d'avoir perdu de vue le phare de Sainte-
+Hélène.
+
+C'était l'imminence du danger qui nous réchauffait le coeur en
+faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de
+l'hiver, où nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie
+Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres.
+
+Pour nous, ce n'étaient point de grands amiraux, avec des titres,
+des dignités, mais de bons amis à qui nous donnions de préférence
+notre affection et notre estime.
+
+Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous
+n'y auriez pas trouvé un seul jeune garçon qui ne brûlât du désir
+de partir avec eux sous le pavillon à croix rouge.
+
+Mais, maintenant la paix était venue, et les flottes, qui avaient
+balayé le canal de la Méditerranée, étaient immobiles et désarmées
+dans nos ports.
+
+Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du côté
+de la mer.
+
+Désormais, c'était à Londres que je pensais le jour, de Londres
+que je rêvais la nuit, l'immense cité, séjour des savants et des
+puissants, d'où venaient ce flot incessant de voitures, ces foules
+de piétons poudreux qui défilaient sans interruption devant notre
+fenêtre.
+
+Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se présenta le premier
+à moi.
+
+Aussi, étant tout jeune garçon, je me figurais d'ordinaire la cité
+comme une écurie _gig_antesque où fourmillaient les voitures, et
+d'où elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la
+campagne.
+
+Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que là habitaient les
+gens de sports athlétiques. Mon père me dit que là vivaient les
+chefs de la marine; ma mère que c'était là que vivaient son frère
+et les amis des grands personnages.
+
+Aussi, en arrivai-je à être dévoré d'impatience de voir les
+merveilles de ce coeur de l'Angleterre.
+
+Cette venue de mon oncle, c'était donc la lumière se frayant
+passage à travers les ténèbres et pourtant, j'osais à peine
+espérer qu'il consentirait à m'introduire, avec lui, dans ces
+sphères supérieures où il vivait.
+
+Toutefois, ma mère avait tant de confiance en la bonté naturelle
+de mon oncle, ou dans son éloquence à elle, qu'elle avait déjà
+commencé en secret à faire des préparatifs pour mon départ.
+
+Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait à mon
+esprit léger, elle était un véritable supplice pour le caractère
+vif et ardent du petit Jim.
+
+Quelques jours seulement après l'arrivée de la lettre de mon
+oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, et ce fut alors
+que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur.
+
+-- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer à
+cheval, je le courbe, je le rogne, je relève les bouts, j'y perce
+cinq trous et puis c'est fini. Alors, ça recommence et ça
+recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je
+lime un sabot ou deux et voilà la besogne de la journée terminée
+et les jours succèdent aux jours, sans le moindre changement.
+N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde?
+
+Je le regardai, je considérai sa fière figure d'aigle, sa haute
+taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans
+tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bâti.
+
+-- L'armée ou la marine, voilà votre vraie place, Jim.
+
+-- Voilà qui est fort bien, s'écria-t-il. Si vous entrez dans la
+marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang
+d'officier et vous n'y aurez qu'à commander. Tandis que moi, si
+j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est né pour obéir.
+
+-- Un officier reçoit les ordres de ceux qui sont placés au-dessus
+de lui.
+
+-- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tête. J'ai vu
+ici à l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques années.
+Il nous a montré, dans la salle commune, son dos tout découpé par
+le fouet du contremaître.
+
+-- Qui l'a commandé? ai-je demandé.
+
+-- Le capitaine, répondit-il.
+
+-- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tué sur le coup?
+
+-- La vergue, dit-il.
+
+-- Eh bien, si j'avais été à votre place, j'aurais préféré cela,
+ai-je dit.
+
+Et c'était la vérité.
+
+-- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose
+qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige à
+parler franchement.
+
+-- Je le sais, vous êtes aussi fier que Lucifer.
+
+-- Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis être autrement. La vie me
+serait plus aisée si je le pouvais. J'ai été fait pour être mon
+propre maître et il n’y a qu'un endroit au monde où je puisse
+espérer l'être.
+
+-- Quel est-il, Jim?
+
+-- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parlé, que je me sens
+capable d'y trouver mon chemin d'un bout à l'autre. Elle se plaît
+à en parler, autant que moi à l'entendre. J'ai tout le plan dans
+ma tête. Je vois en quelque sorte où sont les théâtres, dans quel
+sens coule le fleuve, où se trouve l'habitation du roi, où se
+trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants.
+Je pourrais me faire un nom à Londres.
+
+-- Comment?
+
+-- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai
+aussi. «Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera
+pour vous.» Voilà ce qu'il dit tout le temps et ce que répète mon
+oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus
+longtemps dans ce petit village à me ronger le coeur. Je laisserai
+mon tablier derrière moi. J'irai chercher fortune à Londres et
+quand je reviendrai à Friar's Oak, ce sera dans l'équipage de ce
+gentleman que voilà.
+
+Tout en parlant, il étendit la main vers une voiture de couleur
+cramoisie qui arrivait par la route de Londres, traînée par deux
+juments baies attelées en tandem.
+
+Les rênes et les harnais étaient de couleur faon clair. Le
+gentleman qui conduisait portait un costume assorti à cette teinte
+et derrière lui se tenait un valet en livrée de couleur foncée.
+
+L'équipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussière et
+je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pâle figure du maître,
+ainsi que les traits bruns et recroquevillés du domestique.
+
+Je n'aurais pas pensé à eux une minute de plus, si au moment où
+nous revînmes dans le village, nous n'avions pas aperçu de nouveau
+la voiture. Elle était arrêtée devant l'auberge et les
+palefreniers s'occupaient à dételer les chevaux.
+
+-- Jim, m'écriai-je, je crois que c'est mon oncle.
+
+Et je m'élançai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la
+direction de la maison.
+
+Le domestique à figure brune était debout devant la porte. Il
+tenait un coussin sur lequel était étendu un petit chien de
+manchon à la fourrure soyeuse.
+
+-- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus
+douce, la plus engageante, mais me trompé-je en supposant que
+c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous
+m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre à Mistress Stone
+ce billet que son frère, sir Charles Tregellis, vient de confier à
+mes soins.
+
+Je fus complètement abasourdi par les fioritures du langage de cet
+homme; cela ressemblait si peu à tout ce que j'avais entendu!
+
+Il avait la figure ratatinée, de petits yeux noirs très fureteurs,
+dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de
+la maison et de ma mère dont la figure étonnée se voyait à la
+fenêtre.
+
+Mes parents étaient réunis au salon; ma mère nous lut le billet
+qui était ainsi conçu:
+
+«Ma chère Mary,
+
+«J'ai fait halte à l'auberge, parce que je suis quelque peu ravagé
+par la poussière de vos routes du Sussex.
+
+«Un bain à la lavande me remettra sans doute dans un état
+convenable pour présenter mes compliments à une dame.
+
+«En attendant, je vous envoie Fidelio en otage.
+
+«Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud,
+où vous aurez mis six gouttes de bon brandy.
+
+«Jamais il n'exista une créature plus aimante ou plus fidèle.
+
+«Toujours à toi.
+
+«CHARLES»
+-- Qu'il entre, qu'il entre! s'écria mon père avec un empressement
+cordial et en courant à la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun
+a son goût. Six gouttes à la demi-pinte, ça me fait l'effet
+d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi,
+vous l'aurez ainsi.
+
+Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses
+traits reprirent aussitôt le masque impassible du serviteur
+attentif et respectueux.
+
+-- Monsieur, vous commettez une légère méprise, si vous me
+permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai
+l'honneur d'être le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour
+Fidelio, il est là sur ce coussin.
+
+-- Ah! c'est le chien, s'écria mon père écoeuré. Posez moi ça par
+terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de
+chrétiens doivent s'en priver?
+
+-- Chut! Anson, dit ma mère, en prenant le coussin. Vous direz à
+Sir Charles qu'on se conformera à ses désirs et que nous sommes
+prêts à le recevoir dès qu'il jugera à propos de venir.
+
+L'homme s'éloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint
+bientôt portant un panier plat de couleur brune.
+
+-- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la
+table? Sir Charles a pour habitude de goûter à certains plats et
+de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les
+apporter quand nous allons en visite.
+
+Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de
+verreries et d'argenteries éblouissantes et garnie de plats
+appétissants.
+
+Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon père fut
+aussi charmé que moi de le voir faire.
+
+-- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le
+coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon père. N'avez-
+vous jamais désiré l'honneur de servir votre pays?
+
+-- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et
+je ne désire point avoir d'autre maître, répondit-il. Mais je vais
+à l'auberge chercher son nécessaire de toilette, et alors tout
+sera prêt.
+
+Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il
+tenait sous le bras, et il était suivi à quelque distance par le
+gentleman dont l'arrivée avait produit tous ces embarras.
+
+La première impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans
+la chambre, fut que l'un de ses yeux était enflé de façon à avoir
+le volume d'une pomme.
+
+Je perdis la respiration à la vue de cet oeil monstrueux,
+étincelant. Mais bientôt, je m'aperçus qu'il avait placé par-
+devant un verre rond qui le grossissait de cette manière.
+
+Il nous regarda l'un après l'autre, puis, il s'inclina bien
+gracieusement devant ma mère et lui donna un baiser sur la joue.
+
+-- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chère
+Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie
+jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne
+vous a traitée d'une façon merveilleusement favorable et que je
+serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre
+serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à mon père. Pas
+plus tard que la semaine dernière, j'ai eu l'honneur de dîner avec
+mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profité de l'occasion pour
+citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a gardé le souvenir à
+l'Amirauté, Monsieur, et j'espère qu'on ne tardera pas à vous
+revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze où vous
+serez le maître... Ainsi donc, voici mon neveu?
+
+Il mit les mains sur mes épaules, d'un geste plein de
+bienveillance, et me considéra des pieds à la tête.
+
+-- Quel âge avez-vous, neveu? demanda-t-il.
+
+-- Dix-sept ans.
+
+-- Vous paraissez plus âgé. On vous en donnerait dix-huit, au
+moins. Je le trouve très passable, Mary, tout à fait passable. Il
+lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre
+dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien
+qu'une haie en fleurs au mois de mai.
+
+Ainsi, moins d'une minute après son entrée, il s'était mis en bons
+termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grâce, tant
+d'aisance qu'on eût dit qu'il nous fréquentait tous depuis des
+années.
+
+Je pus l'examiner à loisir, tandis qu'il restait debout sur le
+tapis du foyer, entre ma mère et mon père.
+
+Il était de très haute taille, avec des épaules bien faites, la
+taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et
+les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pâle, de
+beaux traits, le menton saillant, le nez très aquilin, de grands
+yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un
+éclair de malice.
+
+Il portait un habit d'un brun foncé dont le collet montait jusqu'à
+ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux.
+
+Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des
+souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'à chaque
+mouvement ils brillaient.
+
+Son gilet était de velours noir, ouvert en haut de manière à
+montrer un devant de chemise brodé que surmontait une cravate,
+large, blanche, plate, qui l'obligeait à tenir sans cesse le cou
+tendu.
+
+Il avait une allure dégagée, avec un pouce dans l'entournure et
+deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet.
+
+En l'examinant, j'eus un mouvement de fierté à penser que cet
+homme, aux manières si aisées et si dominatrices, était mon proche
+parent et je pus lire la même pensée dans l'expression des regards
+de ma mère, tandis qu'elle les tournait vers lui.
+
+Pendant tout ce temps-là, Ambroise était resté près de la porte,
+immobile comme une statue, à costume sombre, à figure de bronze,
+tenant toujours sous le bras la caisse à monture d'argent. Il fit
+alors quelques pas dans la chambre.
+
+-- Vous conduirai-je à votre chambre à coucher, Sir Charles?
+demanda-t-il.
+
+-- Ah! excusez-moi, ma chère Mary, s'écria mon oncle, je suis
+assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je
+l'avoue, un anachronisme en ce siècle de laisser-aller. L'un d'eux
+est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je
+suis en voyage. J'aurais grand peine à oublier le supplice que
+j'ai enduré, il y a quelques années, pour avoir négligé cette
+précaution. Je rendrai justice à Ambroise, en reconnaissant que
+c'était avant qu'il se chargeât de mes affaires. Je fus contraint
+de porter deux jours de suite les mêmes manchettes. Le troisième,
+mon gaillard fut si ému de ma situation qu'il fondit en larmes et
+produisit une paire qu'il m'avait dérobée.
+
+Il avait l’air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait
+pétillante dans ses yeux.
+
+Il tendit sa tabatière ouverte à mon père, tandis qu'Ambroise
+suivait ma mère hors de la pièce.
+
+-- Vous prenez rang dans une illustre société, en plongeant là
+votre pouce et votre index, dit-il.
+
+-- Vraiment, Monsieur? dit mon père brièvement.
+
+-- Ma tabatière est à votre service puisque nous sommes apparentés
+par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je
+vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus
+convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de
+nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu
+accès, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de
+France, et lord Hawkesbury. J'ai pensé parfois que j'avais été un
+peu trop empressé pour Lord Hawkesbury.
+
+-- Je suis immensément touché de cet honneur, Monsieur, dit mon
+père en regardant d'un air méfiant par-dessous ses sourcils en
+broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux
+pétillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir.
+
+-- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un
+homme a sa tabatière à offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent
+s'offrir à la légère. C'est une faute contre le goût, j'irai même
+jusqu'à dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus
+tard, comme j'étais installé chez Wattier, ayant près de moi, sur
+ma table, tout ouverte ma tabatière de _macouba_ premier choix, un
+évêque irlandais y fourra ses doigts impudents: «Garçon, m'écriai-
+je, ma tabatière a été salie. Faites-la disparaître.» L'individu
+n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais
+cette classe de la société doit être tenue à la distance
+convenable.
+
+-- Un évêque! s'écria mon père, vous marquez bien haut votre ligne
+de démarcation.
+
+-- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais désirer une
+meilleure épitaphe sur ma tombe.
+
+Pendant ce temps, ma mère était descendue et l’on se mit à table.
+
+-- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre
+en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa
+direction et je suis tenu de me dérober à vos excellentes cuisines
+de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voilà à quoi
+se réduit la chiche nourriture que me permet cet Écossais.
+
+-- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les
+vents levantins soufflent en force, dit mon père. Du porc salé et
+des biscuits pleins de vers avec une côte de mouton de Barbarie
+bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors à
+votre régime de jeûne.
+
+Aussitôt mon oncle se mit à faire des questions sur le service à
+la mer.
+
+Pendant tout le repas, mon père lui donna des détails sur le Nil,
+sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes, sur tout ce qu'il
+avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hésitât sur le choix d'un
+mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et il n'était pas aisé de
+voir lequel des deux s'entendait le mieux à l’affaire.
+
+-- Non, je ne lis pas ou je lis très peu, dit-il quand mon père
+eut exprimé son étonnement de le voir si bien au fait. La vérité
+est que je ne saurais prendre un imprimé sans y trouver une
+allusion à moi: «Sir Ch. T. fait ceci» ou «Sir Ch. T. dit cela».
+Aussi, ai-je cessé de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma
+situation, les connaissances vous viennent d'elles-mêmes. Dans la
+matinée, c'est le duc d'York qui me parle de l'armée. Dans
+l'après-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine,
+ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en
+sorte que je n'ai guère besoin du _Times_ ou du _Morning-
+Chronicle_.
+
+Cela l'entraîna à parler du grand monde de Londres, à donner à mon
+père des détails sur les hommes qui étaient ses chefs à
+l'Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de la ville, sur
+les grandes dames de chez Almack.
+
+Il s'exprimait toujours dans le même langage fantaisiste, si bien
+qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au sérieux. Je
+crois qu'il était flatté de l'impression qu'il nous produisait en
+nous tenant suspendus à ses lèvres.
+
+Il avait sur certains une opinion favorable, défavorable sur
+d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le
+personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devait servir
+de mesure pour tous, n'était autre que sir Charles Tregellis en
+personne.
+
+-- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela
+s'entend, et même avec vous, je ne saurais parler en toute
+franchise, étant avec lui sur le pied d'une intimité
+confidentielle.
+
+-- Que Dieu le bénisse et le garde de tout mal! s'écria mon père.
+
+-- On est charmé de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il
+faut venir à la campagne pour trouver le loyalisme sincère, car a
+la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie
+narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me
+suis toujours donné pour son fils. Il aime à se dire que le Prince
+a dans son entourage un homme de goût.
+
+-- Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonne tournure?
+
+-- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi.
+Et il n'est pas dépourvu de goût dans l'habillement, bien qu'il ne
+tarde pas à tomber dans la négligence, si je reste longtemps loin
+de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son
+habit.
+
+À ce moment-là, nous étions tous assis devant le feu, car la
+soirée était devenue d'un froid glacial.
+
+La lampe était allumée, ainsi que la pipe de mon père.
+
+-- Je suppose, dit-il, que c'est votre première visite à Friar's
+Oak?
+
+La physionomie de mon oncle prit aussitôt une expression de
+gravité sévère.
+
+-- C'est ma première visite depuis bien des années, dit-il. La
+dernière fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est
+peu probable que j'en perde le souvenir.
+
+Je savais qu'il parlait de sa visite à la Falaise royale à
+l'époque de l'assassinat et je vis à la figure de ma mère qu'elle
+savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon père n'avait jamais
+entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliée.
+
+-- Vous étiez-vous installé à l'auberge?
+
+-- J'étais descendu chez l'infortuné Lord Avon. C'était à l'époque
+où il fut accusé d'avoir égorgé son frère cadet et où il s'enfuit
+du pays.
+
+Nous gardâmes tous le silence.
+
+Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main, regardant le feu,
+d'un air pensif.
+
+Je n'ai aujourd'hui encore qu'à fermer les yeux pour le revoir, sa
+fière et belle figure illuminée par la flamme, pour revoir aussi
+mon bon père, bien fâché d'avoir réveillé un souvenir aussi
+terrible et lui lançant de petits coups d'oeil entre les bouffées
+de sa pipe.
+
+-- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est
+certainement arrivé de perdre, par une bataille, par un naufrage,
+un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser à lui,
+sous l'influence journalière de la vie, et puis de voir son
+souvenir se réveiller soudain, par un mot, par un détail qui vous
+reporte au passé, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi
+cuisant qu'au premier jour de votre perte.
+
+Mon père approuva d'un signe de tête.
+
+-- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lié
+d'amitié entière avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes --
+si ce n'est cette fois-là. Lord Avon et moi, nous étions à peu
+près du même âge. il était peut-être mon aîné de quelques années,
+mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaient analogues, si ce
+n'est qu'il avait un certain air de fierté que je n'ai jamais
+trouvé chez aucun autre. En laissant de côté les petites
+faiblesses d'un jeune homme riche et à la mode, les indiscrétions
+d'une jeunesse dorée, j'aurais pu jurer qu'il était aussi honnête
+qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus.
+
+-- Alors comment est-il arrivé à commettre un tel crime! demanda
+mon père.
+
+Mon oncle hocha ta tête.
+
+-- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle
+se présente plus nettement que jamais à mon esprit.
+
+Toute légèreté avait disparu de ses manières et il était devenu
+soudain un homme mélancolique et sérieux.
+
+-- Est-il certain qu'il l’a commis, Charles? demanda ma mère.
+
+Mon oncle haussa les épaules.
+
+-- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fût pas ainsi. Je crus
+parfois que ce fut son orgueil même, exaspéré jusqu'à la rage, qui
+l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme
+que nous avions perdue.
+
+-- Non, répondit mon père, je n'en ai jamais entendu parler.
+
+-- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous
+n'ayons jamais su comment elle se termina.
+
+«Nous avions joué tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon,
+son frère, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi.
+
+«Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait
+pas de la meilleure réputation et qu'il était presque entièrement
+aux mains des prêteurs juifs.
+
+«Sir Lothian s'est acquis depuis un renom déshonorant -- c'est
+même Sir Lothian qui a tué Lord Carton d'une balle, dans l'affaire
+de Chalk Farm -- mais à cette époque-là, il n'y avait rien à lui
+reprocher.
+
+«Le plus âgé de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouâmes
+sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'à ce que le capitaine
+eut gagné tout l’argent sur table. Nous étions tous entamés, mais
+notre hôte l'était encore beaucoup plus que nous.
+
+«Cette nuit-là, je vais vous dire des choses qu'il me serait
+pénible de répéter devant un tribunal, je me sentais agité hors
+d'état de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois.
+
+«Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais
+que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva
+à mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui
+venait du côté de la chambre occupée par le capitaine Barrington.
+
+«Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le
+corridor.
+
+«Sans allumer de lumière, j'ouvris ma porte et je jetai un regard
+au dehors, croyant que quelqu'un s'était trouvé mal. C'était Lord
+Avon qui se dirigeait vers moi.
+
+«D'une main, il tenait une chandelle dégoûtante. De l'autre, il
+portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son
+métallique.
+
+«Sa figure était décomposée, bouleversée à tel point que ma
+question se glaça sur mes lèvres.
+
+«Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et
+ferma sa porte sans bruit.
+
+«Le lendemain, en me réveillant, je le trouvai près de mon lit.
+
+«-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idée que vous ayez
+perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table.
+
+«Vainement je répondis par des éclats de rire à sa délicatesse
+exagérée. Vainement je lui déclarai que si j'avais gagné, j'aurais
+ramassé mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver étrange que je
+n'eusse point le droit de payer après avoir perdu.
+
+«-- Ni moi ni mon frère, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est
+là. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez.
+
+«Il ne voulut entendre aucune raison et s'élança comme un fou hors
+de la chambre. Mais peut-être ces détails vous sont-ils connus et
+Dieu sait comme ils me sont pénibles à rappeler.
+
+Mon père restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe
+fumante qu'il tenait à la main.
+
+-- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste.
+
+-- Eh bien! soit. J'avais achevé ma toilette en une heure, a peu
+près, car en ce temps-là, j'étais moins exigeant qu'aujourd'hui et
+je me retrouvais avec sir Lothian Hume au déjeuner. Il avait été
+témoin de la même scène que moi. Il avait hâte de voir le
+capitaine Barrington et de s'enquérir pourquoi il avait chargé son
+frère de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire,
+quand tout à coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je
+vis...
+
+Mon oncle était devenu très pâle tant ce souvenir était distinct.
+Il passa la main sur ses yeux.
+
+«Le plafond était d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et
+çà et là des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais
+voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je me bornerai à dire
+que je m'élançai dans l'escalier qui conduisait directement à la
+chambre du capitaine. Nous l'y trouvâmes gisant, la gorge coupée
+si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de
+chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait à Lord Avon. On
+trouva dans les doigts crispés du mort une manchette brodée. Elle
+appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers
+charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon. Ô mon pauvre
+ami! à quel degré de folie avez-vous dû arriver pour commettre une
+pareille action?
+
+-- Et qu'a dit Lord Avon? s'écria mon père.
+
+-- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les
+yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arrêter, jusqu'au moment
+où se ferait une enquête en due forme. Mais quand le tribunal du
+Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le
+constable vint pour lui notifier son arrestation.
+
+«On ne le trouva pas. Il avait fui.
+
+«Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante à
+Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amérique, mais on ne
+sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume
+que celui où on pourra prouver son décès, car il est son plus
+proche parent, et jusqu'à ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni
+du domaine.
+
+Le récit de cette sombre histoire avait jeté sur nous un froid
+glacial.
+
+Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai
+qu'elles étaient aussi blanches que ses manchettes.
+
+-- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un
+air pensif. Ce n'était point un joyeux séjour, même avant que
+cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamais scène ne fut
+mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-sept ans se sont
+passés et peut-être même que ce terrible plafond...
+
+-- Il porte toujours la tache, dis-je.
+
+Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus étonné, car ma
+mère n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse
+nuit.
+
+Ils restèrent à me regarder, les yeux immobiles de stupéfaction, à
+mesure que je faisais mon récit et mon coeur s'enfla d'orgueil
+quand mon oncle dit que nous nous étions comportés vaillamment et
+qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre âge,
+capables d'une attitude aussi ferme.
+
+-- Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut être un produit de
+votre imagination. C'est une faculté qui nous joue des tours
+étranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut
+les désirer, je ne pourrais répondre de ce qui m'arriverait, s'il
+me fallait demeurer à minuit sous ce plafond taché de sang.
+
+-- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je
+vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement
+que j'entends les pétillements des bûches. En outre, nous n'avons
+pu être trompés tous les deux.
+
+-- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous
+n'avez pas discerné les traits?
+
+-- Il faisait trop noir.
+
+-- Rien qu'un individu?
+
+-- La silhouette noire d'un seul.
+
+-- Et il a battu en retraite en montant l'escalier?
+
+-- Oui.
+
+-- Et il a disparu dans la muraille?
+
+-- Oui.
+
+-- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix
+derrière nous.
+
+Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sa pipe sur le tapis
+du foyer.
+
+J'avais fait demi-tour, l'haleine coupée.
+
+C’était le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans
+l’ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en
+avant, en pleine lumière, fixant ses yeux flamboyants sur les
+miens.
+
+-- Que diable signifie cela? s'écria mon oncle.
+
+Il fût étrange de voir s'effacer cet éclair de passion du visage
+d'Ambroise.
+
+L'expression réservée du valet la remplaça.
+
+Ses yeux pétillaient encore, mais, l'un après l'autre, chacun de
+ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire.
+
+-- Je vous demande pardon, sir Charles, j'étais venu voir si vous
+aviez des ordres à me donner et je ne voulais pas interrompre le
+récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y être
+laissé entraîner malgré moi.
+
+-- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-même, dit mon
+oncle.
+
+-- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous
+rappelez quelle était ma situation vis-à-vis de Lord Avon.
+
+Il y avait un certain accent de dignité dans son langage. Ambroise
+sortit après s'être incliné.
+
+-- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle,
+reprenant soudain son ton léger. Quand un homme s'entend à
+préparer une tasse de chocolat, à faire un noeud de cravate, comme
+Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le
+fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon,
+qu'il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai
+parlé et qu'il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que
+mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et
+maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de
+la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.
+
+
+VI -- SUR LE SEUIL
+
+
+Ce soir-là, mon père m'envoya de bonne heure au lit, malgré mon
+vif désir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon
+attention.
+
+Sa figure, ses manières, la façon grandiose et imposante dont il
+faisait aller et venir ses mains blanches, son air de supériorité
+aisée, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'étonnait,
+m'émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la
+conversation devait rouler sur moi-même, sur mon avenir.
+
+Cela fut cause qu'on m'expédia dans ma chambre, où m'arrivait
+tantôt la basse profonde de la voix paternelle, tantôt la voix
+richement timbrée de mon oncle, et aussi, de temps à autre, le
+doux murmure de la voix de ma mère.
+
+J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain réveillé par
+le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par
+l'étreinte de deux bras chauds.
+
+La joue de ma mère était contre la mienne.
+
+J'entendais très bien la détente de ses sanglots et dans
+l'obscurité je sentais le frisson et le tremblement qui
+l'agitaient. Une faible lueur filtrait à travers les lames de la
+jalousie et me permettait de voir qu'elle était vêtue de blanc et
+que sa chevelure noire était éparse sur ses épaules.
+
+-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas?
+
+-- Pourquoi, ma mère? Qu'y a-t-il?
+
+-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever à nous.
+
+-- Quand cela, ma mère?
+
+-- Demain.
+
+Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le
+sien, qui était tout contre, se brisait de douleur.
+
+-- Oh! ma mère, m'écriai-je. À Londres?
+
+-- À Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous présenter au Prince
+de Galles. Le lendemain, à Londres, où vous serez en présence de
+ces grands personnages, où vous devrez apprendre à regarder de
+haut ces pauvres gens, ces simples créatures aux moeurs
+d'autrefois, votre père et votre mère.
+
+Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si
+fort que malgré l'amour-propre et l'énergie de mes dix-sept ans,
+et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer
+sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre
+chagrin finit par faire place aux rires.
+
+-- Charles serait flatté s'il voyait quel accueil gracieux nous
+faisons à sa bonté, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous
+allez certainement le réveiller.
+
+-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis-
+je.
+
+-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se
+faire que ce soit là votre unique et plus grande chance dans la
+vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre
+votre nom mentionné parmi ceux des puissants amis de Charles.
+Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez
+entendu raconter, ce soir, à quelles suites terribles cela peut
+conduire.
+
+-- Je vous le promets, ma mère.
+
+-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous êtes
+jeune et vous n'en avez pas l'habitude.
+
+-- Oui, ma mère.
+
+-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'ôterez
+point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir
+fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez à votre toilette,
+Roddy, de manière à faire honneur à votre oncle, car c'est une des
+choses qui ont le plus contribué à sa réputation. Vous n'aurez
+qu’à vous conformer à ses conseils. Mais, s'il se présente des
+moments où vous ne soyez pas en rapport avec de grands
+personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne,
+car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre
+habit bleu, il ferait votre été repassé et rebordé. J'ai sorti vos
+habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez
+voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec
+les souliers à boucles. Faites bien attention en marchant dans les
+rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en
+nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et
+n'oubliez pas vos prières du soir, oh! mon cher garçon, car
+l'époque des tentations approche et je ne serai plus auprès de
+vous pour vous encourager.
+
+Ce fut ainsi que ma mère, me tenant enlacé dans ses bras bien doux
+et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de
+l'autre, afin de me préparer à l'importante épreuve qui
+m'attendait.
+
+Mon oncle ne parut pas le lendemain au déjeuner, mais Ambroise lui
+prépara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans
+sa chambre.
+
+Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il était si beau avec sa
+chevelure frisée, ses dents bien blanches, son monocle à effet
+bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux
+rieurs, que je ne pouvais détacher de lui mes regards.
+
+-- Eh bien! mon neveu, s'écria-t-il, que dites-vous de la
+perspective de venir à la ville avec moi?
+
+-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de
+l'intérêt que vous me témoignez.
+
+-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit être
+des plus distingués pour être en harmonie avec tout ce qui
+m'entoure.
+
+-- C'est une bûche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit
+mon père.
+
+-- Nous commencerons par en faire une bûche polie et alors, nous
+n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez
+constamment viser à être dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire
+de richesse, vous m'entendez. La richesse à elle seule ne suffit
+point. Price le Doré a quarante mille livres de rente, mais il
+s'habille d'une façon déplorable, et je vous assure qu'en le
+voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure
+me choqua si fort que je fus obligé d'entrer chez Vernet pour
+prendre un brandy à l'orange. Non, c'est une affaire de goût
+naturel, à quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de
+gens plus expérimentés que vous.
+
+-- Je crains, Charles, dit ma mère, que la garde-robe de Roddy ne
+soit d'un campagnard.
+
+-- Nous aurons bientôt pourvu à cela, dès que nous serons arrivés
+à la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de
+faire pour lui, répondit mon oncle. Nous le tiendrons à l'écart
+jusqu'à ce qu'il ait quelques habits à mettre.
+
+Cette façon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de
+la rougeur aux joues de ma mère, mais mon oncle s'en aperçut à
+l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt à remarquer
+les moindres bagatelles.
+
+-- Ces habits sont très convenables, à Friar's Oak, ma soeur Mary,
+dit-il. Néanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils
+pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains,
+je me charge de régler l'affaire.
+
+-- Combien faut-il par an à un jeune homme, demanda mon père, pour
+s'habiller?
+
+-- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme
+à la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, répondit
+mon oncle.
+
+Je vis la figure de mon pauvre père s'allonger.
+
+-- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit obligé de garder
+ses habits faits à la campagne. Même avec l'argent de mes parts de
+prise...
+
+-- Bah! bah! s'écria mon oncle, je dois déjà à Weston un peu plus
+d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques
+centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est à moi à
+m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser
+à toute discussion sur ce point.
+
+Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute
+opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques
+remerciements, mais il y coupa court.
+
+-- À propos, puisque me voici à Friar's Oak, il y a une autre
+petite affaire que j'aurais à terminer, dit-il. Il y a ici, je
+crois, un lutteur nommé Harrison, qui aurait, à une certaine
+époque, été capable de détenir le championnat. En ce temps-là, le
+pauvre Avon et moi, nous étions ses soutiens ordinaires. Je serais
+enchanté de pouvoir lui dire un mot.
+
+Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du
+village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil
+comme les gens se mettaient aux portes et aux fenêtres pour nous
+regarder.
+
+Le champion Harrison était debout devant sa forge et il ôta son
+bonnet en voyant mon oncle entrer.
+
+-- Que Dieu me bénisse, monsieur! Qui se serait attendu à vous
+voir à Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passés
+votre vue fait renaître!
+
+-- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit
+mon oncle en l'examinant des pieds à la tête. Eh! Avec une semaine
+d'entraînement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose
+que vous ne pesez pas plus de deux cents à deux cent vingt livres?
+
+-- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais
+les poumons et les membres sont en parfait état et si ma bonne
+femme me déliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps à me
+mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernièrement
+de Bristol des sujets merveilleux.
+
+-- Oui, le jaune de Bristol a été la couleur gagnante depuis peu.
+Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas
+de moi, je pense?
+
+Elle était sortie de la maison et je remarquai que sa figure
+flétrie -- sur laquelle une scène terrifiante de jadis avait dû
+imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en
+regardant mon oncle.
+
+-- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis,
+dit-elle. Vous n'êtes pas venu, j'espère, aujourd'hui pour tenter
+de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnée.
+
+-- Voilà comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa
+large main sur l'épaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et
+elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure épouse et plus
+laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne
+propre à encourager les sports. Ça, c'est un fait.
+
+-- Sport! s'écria la femme avec âpreté. C'est un charmant sport
+pour vous, sir Charles, qui faites agréablement vos vingt milles
+en voiture à travers champs avec votre panier à déjeuner et vos
+vins, pour retourner gaiement à Londres, à la fraîcheur du soir,
+avec une bataille savamment livrée comme sujet de conversation.
+Songez à ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues
+heures immobile, à écouter le bruit des roues de la chaise qui me
+ramènerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-même. À
+certains autres, on l'aidait à rentrer, ou bien on le
+transportait, et c'était uniquement grâce à ses habits que je le
+reconnaissais.
+
+-- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur
+l'épaule. J'ai été parfois mal arrangé en mon temps, mais cela n'a
+jamais, été aussi grave que cela.
+
+-- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte
+que le premier coup frappé à la porte, soit pour annoncer que
+l'autre est mort, que mon mari sera amené à la barre et jugé pour
+meurtre.
+
+-- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit
+Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est
+l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous
+pensions qu'il avait écopé une fois de trop. Oui, mais elle a ma
+parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes
+tant qu'elle ne me l'aura pas permis.
+
+-- Vous garderez votre chapeau sur votre tête, comme un honnête
+homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la
+maison.
+
+-- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de
+résolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez éprouvé
+quelque envie de goûter au sport d'autrefois, dit mon oncle,
+j'avais une bonne chose à vous mettre sous la main.
+
+-- Bah! monsieur, cela ne sert à rien, dit Harrison, mais tout de
+même, je serais heureux d'en savoir quelques mots.
+
+-- On a découvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres,
+par là-bas, du côté de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a
+baptisé le Crabe à cause de sa façon de se battre.
+
+Harrison hocha la tête.
+
+-- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur.
+-- C'est extrêmement probable, car il n'a jamais paru dans le
+Prize-Ring. Mais on a une haute idée de lui dans l'Ouest et il
+peut tenir tête a n'importe lequel des Belcher avec les gants de
+boxe.
+
+-- Ça, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron.
+
+-- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat privé avec
+Noah James du Cheshire.
+
+-- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le
+garde du corps, dit Harrison. Moi-même, je l'ai vu revenir à la
+charge cinquante fois, après avoir eu la mâchoire brisée en trois
+endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin.
+
+-- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le
+champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir
+l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au défi de
+trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai
+répondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en
+avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis
+des années et qui était capable de faire regretter à son homme
+d'avoir fait le voyage de Londres.
+
+«-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il répondu,
+vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je
+mettrai sur Wilson à deux contre un.
+
+«Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila.
+
+-- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la
+tête. Rien ne me serait plus agréable, mais vous avez vous-même
+entendu ce qu'elle disait.
+
+-- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut
+tâcher de trouver un poulain qui promette. Je serai content
+d'avoir votre avis à ce sujet. À propos, j'occuperai la place de
+président à un souper de la Fantaisie, qui aura lieu à l'auberge
+de la «Voiture et des Chevaux» à Saint Martin's Lane, vendredi
+prochain. Je serai très heureux de vous avoir parmi les invités.
+Holà! Qui est celui-ci?
+
+Et aussitôt, il mit son lorgnon à son oeil.
+
+Le petit Jim était sorti de la forge son marteau à la main. Il
+avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le
+col était ouvert, et dont les manches étaient relevées.
+
+Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un
+regard de connaisseur.
+
+-- C'est mon neveu, Sir Charles.
+
+-- Est-ce qu'il demeure avec vous?
+
+-- Ses parents sont morts.
+
+-- Est-il jamais allé à Londres?
+
+-- Non, Sir Charles, il est resté avec moi, depuis le temps où il
+n'était pas plus haut que ce marteau.
+
+Mon oncle s'adressa au petit Jim.
+
+-- Je viens d'apprendre que vous n'êtes jamais allé à Londres,
+dit-il. Votre oncle vient à un souper que je donne à la Fantaisie,
+vendredi prochain. Vous serait-il agréable d'être des nôtres?
+
+Les yeux du petit Jim étincelèrent de plaisir.
+-- Je serais enchanté d'y aller, monsieur.
+
+-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis
+fâché de vous contrarier, mon garçon, mais il y a des raisons pour
+lesquelles je préfère vous voir rester ici avec votre tante.
+
+-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme.
+
+-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un
+luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je
+suis absent.
+
+Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la
+forge.
+
+De mon côté, je m'y glissai pour tâcher de le consoler et le
+mettre au courant des changements extraordinaires qui s'étaient
+produits dans mon existence.
+
+Mais je n'en étais pas à la moitié de mon récit que Jim, ce brave
+coeur, avait déjà commencé à oublier son propre chagrin, pour
+participer à la joie que me causait cette bonne fortune.
+
+Mon oncle me rappela dehors.
+
+La voiture, avec ses deux juments attelées en tandem, nous
+attendait devant le cottage.
+
+Ambroise avait mis à leurs places le panier à provisions, le chien
+de manchon et le précieux nécessaire de toilette. Il avait grimpé
+par derrière. Pour moi, après une cordiale poignée de mains de mon
+père, après que ma mère m'eut une dernière fois embrassé en
+sanglotant, je pris ma place sur le devant à côté de mon oncle.
+-- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier.
+
+Et après une légère secousse, un coup de fouet et un tintement de
+grelots, nous commençâmes notre voyage.
+
+À travers les années, avec quelle netteté, je revois ce jour de
+printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que
+rafraîchit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu
+dans lequel j'étais arrivé de l'enfance à la virilité.
+
+Je vois aussi à la porte du jardin quelques personnes, ma mère qui
+tourne la tête vers le dehors et agite un mouchoir, mon père en
+habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne
+et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard.
+
+Tout le village était sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir
+en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et
+pour aller visiter le prince dans son propre palais.
+
+Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de même
+John Cummings posté sur le seuil de l’auberge.
+
+Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maître d'école. Il me
+montrait aux gens comme pour leur dire: «voilà ce qu'on devient en
+passant par mon école.»
+
+Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'à la sortie même du
+village, nous passâmes tout près de miss Hinton l'actrice, dans le
+même phaéton attelé du même poney que quand je la vis pour la
+première fois, et si différente de ce qu'elle était ce jour-là!
+
+Je me dis que si même le petit Jim n'eut fait que cela, il ne
+devait pas croire que sa jeunesse s'était écoulée stérilement à la
+campagne.
+Elle s'était mise en route pour le voir, c'était certain, car ils
+s'entendaient mieux que jamais.
+
+Elle ne leva pas même les yeux. Elle ne vit pas le geste que je
+lui adressai de la main.
+
+Ainsi donc, dès que nous eûmes tourné la courbe de la route, le
+petit village disparut de notre vue; puis par delà le creux que
+forment les dunes, par delà les clochers de Patcham et de Preston,
+s'étendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton
+au centre duquel les étranges dômes et les minarets orientaux du
+pavillon du Prince.
+
+Le premier étranger venu aurait trouvé de la beauté dans ce
+tableau, mais pour moi, il représentait le monde, le vaste et
+libre univers.
+
+Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau,
+quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il
+glisse sous la voûte du ciel au-dessus de la verdure des
+compagnes.
+
+Il peut venir un jour où il jettera un regard de regret sur le nid
+confortable dans la baie d'épine, mais songe-t-il à cela, quand le
+printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang,
+quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l’éclat du
+soleil par l’ombre malencontreuse de ses ailes.
+
+
+VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE
+
+
+Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je
+sentais qu'à chaque instant, il tournait les yeux de mon côté et
+je me disais avec un certain malaise qu'il commençait déjà à se
+demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il
+s'était laissé entraîner à une faute involontaire, quand il avait
+cédé aux sollicitations de sa soeur et avait consenti à faire voir
+au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il
+vivait.
+
+-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain.
+
+-- Oui, monsieur, un peu.
+
+-- Voix de baryton, à ce que je croirais?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Votre mère m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont là des
+talents qui vous rendront service auprès du Prince. On est
+musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu'elle pouvait
+être dans une école de village. Après tout, dans la bonne société,
+on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et
+c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas
+mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile,
+comme _sub tegmine fagi_ ou _habet fænun in cornu_. Cela relève la
+conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton
+exige que vous ne soyez pas un érudit, mais il y a quelque grâce à
+laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez-
+vous faire des vers?
+
+-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur.
+-- Un petit dictionnaire de rimes vous coûtera une demi-couronne.
+Les vers de société sont d'un grand secours à un jeune homme. Si
+vous avez de votre côté les dames, peu importe qui sera contre
+vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrer dans une
+chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couvercle soulevé
+avec l'index de la main qui la présente. Il vous faut acquérir la
+façon dont on fait la révérence à un homme, ce qui exige qu'on
+garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire à une femme,
+où on ne saurait mettre trop d'humilité, sans négliger toutefois
+d'y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avec les
+femmes des manières qui soient à la fois suppliantes et
+audacieuses. Avez-vous quelque excentricité?
+
+Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question,
+comme si c'était là une qualité des plus ordinaires.
+
+-- En tout cas, vous avez un rire agréable, séduisant. Mais le
+meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricité, et pour peu que
+vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de
+vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait resté
+toute sa vie un simple particulier, si on ne s'était pas avisé
+qu'il avait une tabatière pour chaque jour de l'année et qu'il
+s'était enrhumé par la faute de son valet de chambre, qui l'avait
+laissé partir par une froide journée d'hiver avec une mince
+tabatière en porcelaine de Sèvres, au lieu d'une tabatière
+d'épaisse écaille. Voilà qui l'a tiré de la foule, comme vous le
+voyez, et l’on s'est souvenu de lui. La plus petite particularité
+caractéristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute
+l'année sur votre servante, ou celle d'éteindre tous les soirs
+votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut
+pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma
+part, ce qui m'a fait arriver où je suis, c'est la rigueur de mes
+jugements en matière de toilette, de décorum. Je ne me donne point
+pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par
+exemple, je vous présente au Prince en gilet de nankin,
+aujourd'hui: quelles seront à votre avis les conséquences de ce
+fait?
+
+À ne consulter que mes craintes, le résultat devait être une
+déconfiture pour moi, mais je ne le dis point.
+
+-- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle à Londres.
+Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine
+prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en
+gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure très pénible.
+Ma cravate se défit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de
+Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les
+deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela
+ait ébranlé ma situation? Le soir même, il y avait par douzaines
+dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate
+dénouée. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait
+pas à l'heure présente une seule cravate nouée dans tout le
+royaume, et un grand art se serait perdu prématurément. Vous ne
+vous êtes pas encore appliqué à le pratiquer?
+
+Je convins que non.
+
+-- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous êtes jeune. Je
+vous enseignerai moi-même le _coup d'archet_. En y consacrant
+quelques heures dans la journée, des heures qui d'ailleurs
+seraient perdues, vous pouvez être parfaitement cravaté dans votre
+âge mûr. Le tour de main consiste simplement à tenir le menton
+très en l’air, tandis que vous superposez les plis en descendant
+vers la mâchoire inférieure.
+
+Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait
+toujours dans ses yeux d'un bleu foncé cet éclair de fine malice
+qui me faisait juger que cet humour, qui lui était propre, était
+une excentricité consciente, ayant selon moi sa source dans une
+extrême sévérité dans le goût, mais portée volontairement jusqu'à
+une exagération grotesque, pour les mêmes raisons qui le
+poussaient à me conseiller quelque excentricité personnelle.
+
+Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parlé de son
+malheureux ami, Lord Avon, le soir précédent, et l'émotion qu'il
+avait montrée en racontant cette horrible histoire, je fus heureux
+qu'il battît dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine
+qu'il se donnât pour le cacher.
+
+Et le hasard voulut que je fusse à très peu de temps de là, dans
+le cas d'y jeter un regard furtif, car un événement fort inattendu
+nous arriva au moment où nous passions devant l'Hôtel de la
+Couronne.
+
+Un essaim de palefreniers et de grooms arriva à nous.
+
+Mon oncle, jetant les rênes, prit Fidelio de dessus le coussin
+qu'il occupait sous le siège.
+
+-- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio.
+
+Mais il ne reçut pas de réponse.
+
+Le siège de derrière était vide. Plus d'Ambroise.
+
+Nous pouvions à peine en croire nos yeux, quand nous mîmes pied à
+terre: il en était pourtant ainsi.
+
+Ambroise était certainement monté à sa place, là-bas à Friar's
+Oak, d'où nous étions venus d'un trait, à toute la vitesse que
+pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il
+disparu?
+
+-- Il sera tombé dans un accès, s'écria mon oncle. Je
+rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Où est le patron
+de l'hôtel? Là, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sûr à
+Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval
+chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'épargne
+aucune peine! À présent, neveu, nous allons luncher. Puis, nous
+monterons au pavillon.
+
+Mon oncle était fort agité de la perte de son domestique, d'autant
+plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de
+changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage.
+
+Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mère, je brossai
+soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible.
+
+J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers à boucles
+d'argent, à la pensée que j'allais être mis en la présence de ce
+grand et terrible personnage, le Prince de Galles.
+
+Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancée à fond de
+train, à travers Friar's Oak. J'avais ôté et agité mon chapeau,
+comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes rêves les
+plus extravagants, il ne m'était jamais venu à l'esprit que je
+serais appelé un jour à me trouver face-à-face avec lui et à
+répondre à ses questions.
+
+Ma mère m'avait enseigné à le regarder avec respect, étant un de
+ceux que Dieu a destinés à régner sur nous, mais mon oncle sourit
+quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris.
+
+-- Vous êtes assez grand pour voir les choses telles qu'elles
+sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage
+certain que vous vous trouvez dans le cercle intime où j'entends
+vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi
+le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en
+lui. Jamais chapeau n'abrita plus étrange réunion de qualités
+contradictoires. C'est un homme toujours pressé, quoiqu'il n'ait
+jamais rien à faire. Il fait des embarras à propos de choses qui
+ne le regardent pas, et il néglige ses devoirs les plus
+manifestes. Il se montre généreux envers des gens auxquels il ne
+doit rien, mais il a ruiné ses fournisseurs en se refusant à payer
+ses dettes les plus légitimes. Il témoigne de l'affection à des
+gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son père lui
+inspire de l'aversion, sa mère de l'horreur, et il n'adresse
+jamais la parole à sa femme. Il se prétend le premier gentleman de
+l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposté en blackboulant ses
+amis à leur club et en le mettant à l'index à Newmarket, comme
+suspect d'avoir triché sur un cheval. Il passe son temps à
+exprimer de nobles sentiments et à les contredire par des actes
+ignobles. Il raconte sur lui-même des histoires si grotesques
+qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule
+dans ses veines. Et malgré tout cela, il sait parfois faire preuve
+de dignité, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouvé en cet
+homme des élans de générosité qui m'ont fait oublier les fautes
+qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation
+qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins
+fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et
+maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous-
+même une opinion.
+
+Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque
+temps, car mon oncle marchait avec une grande dignité, tenant
+d'une main son mouchoir brodé et de l'autre balançant négligemment
+sa canne à bout d'ambre nuageux.
+
+Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaître et
+se découvraient aussitôt sur son passage.
+
+Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du
+pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipage de quatre chevaux
+noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire,
+d'âge moyen, coiffé d'un vieux bonnet qui portait la trace des
+intempéries.
+
+Je ne remarquai rien, qui pût le distinguer d'un conducteur
+ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus
+grande aisance avec une coquette petite femme perchée à côté de
+lui sur le siège.
+
+-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramène,
+s'écria-t-il.
+
+Mon oncle fit un salut et adressa un sourire à la dame.
+
+-- Je l'ai coupée en deux pour faire un tour à Friar's Oak, dit-
+il. J'ai ma voiture légère et deux nouvelles juments de demi-sang,
+des bai Demi-Cleveland.
+
+-- Que dites-vous de mon attelage de noirs?
+
+-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas
+diablement chics? s'écria la petite femme.
+
+-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du
+Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis. J'aime à faire du
+chemin.
+
+-- Faire du chemin? s'écria la petite femme avec une extrême
+véhémence. Quoi! Quoi! Que le...
+
+Elle se livra à des propos que je n'avais jamais entendu
+jusqu'alors même dans la bouche d'un homme.
+
+-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous
+aurions commandé, préparé et mangé notre dîner avant que vous
+soyez là pour en réclamer votre part.
+
+-- Par Georges, Letty a raison, s'écria l'homme. Est-ce que vous
+partez demain?
+
+-- Oui, Jack.
+
+-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai
+partir mes bêtes de la place du château, à neuf heures moins le
+quart. Vous vous mettrez en route dès que l'horloge sonnera neuf
+heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si
+vous arrivez seulement à me voir avant que nous passions le pont
+de Westminster, je vous paie une belle pièce de cent livres.
+Sinon, l'argent est à moi. On joue ou on paie, est-ce tenu?
+
+-- Parfaitement! dit mon oncle.
+
+Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc.
+
+Comme je le suivais, je vis la femme prendre les rênes, pendant
+que l'homme se retournait pour nous regarder et lançait un jet de
+jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession.
+
+-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus
+riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur
+les routes un professionnel plus expert à manier les rênes et la
+langue et sa femme Lady Letty ne s’entend pas moins à l'un qu'à
+l'autre.
+
+-- C'est terrible de l'entendre? dis-je.
+
+-- Oui! c'est son genre d'excentricité. Nous en avons tous. Elle
+divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de près,
+ayez les yeux ouverts et la bouche close.
+
+Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la
+porte, s'inclinèrent profondément, pendant que nous passions au
+milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tête et
+paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de
+l'assurance, bien que mon coeur battit à coups rapides.
+De là, on passa dans un hall haut et vaste, décoré à l'orientale,
+qui s'harmonisait avec les dômes et les minarets du dehors.
+
+Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant
+tranquillement, formant des groupes où l'on causait à voix basse.
+
+Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, à figure rouge,
+qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs
+d'importance, accourut au devant de mon oncle.
+
+-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la
+voix comme s'il s'agissait d'affaires d'État, _Es ist vollendet_,
+ça veut tire: j'en suis fenu à pout.
+
+-- Très bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et
+faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'à mon
+dernier dîner à Carlton House.
+
+-- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle té cuisine. C'est te
+l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui
+faut cent mille livres. Tis pour cent et le double à rembourser
+quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la
+Haye, s'en est charché et le puplic de Hollande a souscrit la
+somme.
+
+-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle,
+pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles à quelque
+nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince.
+Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet sauté aux
+champignons. C'est lui qui règle les affaires d'argent du prince.
+
+-- Le cuisinier! m'écriai-je tout abasourdi.
+
+-- Vous paraissez surpris, mon neveu?
+
+-- Je me serais figuré qu'une banque respectable...
+
+Mon oncle approcha ses lèvres de mon oreille.
+
+-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en mêler, dit-il à
+voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui?
+
+-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpellé.
+
+-- Y a-t-il quelqu'un avec lui?
+
+-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait.
+
+-- Alors, nous allons entrer.
+
+Je le suivis à travers la plus étrange succession de chambres où
+brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit
+l'effet d'être très riche, très merveilleuse, et dont j'aurais
+peut-être aujourd'hui une opinion bien différente.
+
+Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et
+d'écarlate. Des dragons et des monstres dorés se tortillaient sur
+les corniches et dans les angles.
+
+De quelque côté que se portassent nos regards, d'innombrables
+miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, à mine
+fière, à figure pâle, et du jeune homme si timide qui marchait à
+côté de lui.
+
+À la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvâmes
+dans l'appartement privé du prince.
+
+Deux gentlemen se prélassaient dans une attitude pleine d'aisance
+sur de somptueux fauteuils. À l'autre bout de la pièce, un
+troisième personnage était debout entre eux sur de belles et
+fortes jambes qu'il tenait écartées et il avait les mains croisées
+derrière son dos.
+
+Le soleil les éclairait par une fenêtre latérale et je me rappelle
+encore très bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour,
+l'autre en pleine lumière, et la troisième, à moitié dans l'ombre,
+à moitié au soleil.
+
+Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez
+un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l'autre une figure
+austère, revêche, encadrée par les hauts collets de son habit et
+par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul
+tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se
+fixèrent, car je savais qu'il devait être le Prince de Galles.
+
+Georges était alors dans sa quarante et unième année et avec
+l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraître moins
+âgé.
+
+Sa vue suffit à me mettre à l'aise, car c'était un personnage à
+joyeuse mine, beau en dépit de sa tournure replète et
+congestionnée, avec ses yeux rieurs et ses lèvres boudeuses et
+mobiles.
+
+Il avait le bout du nez relevé, ce qui accentuait l'air de
+bonhomie qui dominait en lui, en dépit de sa dignité.
+
+Il avait les joues pâles et bouffies, comme un homme qui vit trop
+bien et qui se donne trop peu d'exercice.
+
+Il était vêtu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane
+très collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies à
+l'écuyère, et portait une immense cravate blanche.
+-- Hello! Tregellis, s'écria-t-il du ton le plus gai, dès que mon
+oncle franchit le seuil.
+
+Mais soudain, le sourire s'éteignit sur sa figure et la colère
+brilla dans ses yeux.
+
+-- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrité.
+
+Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette
+explosion était due à ma présence.
+
+Mais son regard allait à un objet plus éloigné; en regardant
+autour de nous, nous vîmes un homme en habit marron et en perruque
+négligée.
+
+Il nous avait suivis de si près que le valet de pied l'avait
+laissé passer dans la conviction qu'il nous accompagnait.
+
+Il avait la figure très rouge et dans son émotion, il froissait
+bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait à la main.
+
+-- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'écria le
+prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon
+intérieur? Où est Mellish? où est Townshend? Que diable fait donc
+Tom Tring?
+
+-- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit
+hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un
+acompte de mille livres me suffirait.
+
+-- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voilà un singulier
+langage. Je paie mes dettes quand je le juge à propos et je
+n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le.
+Mettez-le dehors.
+-- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de
+votre papa, geignit le petit homme.
+
+Et pendant que le valet l’emmenait, nous pûmes l'entendre répéter
+au milieu des éclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre
+l'affaire au banc de papa.
+
+-- Ce devrait être le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre,
+n'est-ce pas, Sherry, répondit le prince, car il faudrait y mettre
+bon nombre de sujets de Sa Majesté. Je suis enchanté de vous
+revoir, Tregellis, mais réellement vous devriez bien faire plus
+d'attention à ceux que vous traînez sur vos jupons. Hier même,
+nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris à
+propos de quelques intérêts en retard et le diable sait quoi. «Mon
+brave garçon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je
+vous mettrai à la ration», et l'affaire a été réglée.
+
+-- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire
+leur était exposée par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan.
+
+Le prince éclata en imprécations contre les Communes avec une
+énergie sauvage qu'on n'aurait guère attendue de ce personnage à
+figure haineuse et florissante.
+
+-- Que le diable les emporte! s'écria-t-il. Après tous leurs
+sermons et m'avoir jeté à la figure la vie exemplaire de mon père,
+il leur a fallu payer ses dettes à lui, un million de livres ou
+peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille
+livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes frères: York est
+commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je?
+Colonel d'un méchant régiment de dragons, sous les ordres de mon
+propre frère cadet! C'est ma mère qui est au fond de tout cela.
+Elle a toujours fait son possible pour me tenir à l'écart. Mais
+quel est celui que vous avez amené, hein, Tregellis?
+
+Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer.
+
+-- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il
+vient avec moi à Londres et j'ai cru bien faire en commençant par
+le présenter à Votre Altesse Royale.
+
+-- C'est très bien! C'est très bien! dit le prince avec un sourire
+bienveillant, en me passant familièrement la main sur l'épaule.
+Votre mère vit-elle encore?
+
+-- Oui, Sir, dis-je.
+
+-- Si vous êtes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais
+mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut
+que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous
+défendiez la glorieuse Constitution anglaise.
+
+Me rappelant avec énergie qu'il s'était emporté contre les
+Communes, je ne pus m'empêcher de sourire et je vis Sheridan
+mettre la main devant ses lèvres.
+
+-- Vous n'avez qu'à faire cela, à faire preuve de fidélité à votre
+parole, à éviter les dettes, à faire régner l'ordre dans vos
+affaires, pour mener une existence heureuse et respectée. Que fait
+votre père, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai
+moi-même été un peu. Je ne vous ai jamais raconté, Tregellis,
+comment nous avions pris à l'abordage le sloop de guerre français
+_La Minerve?_
+
+-- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis
+échangeaient des sourires derrière le dos du prince.
+
+-- Il déployait son drapeau tricolore, ici même, devant les
+fenêtres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une
+impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que
+je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot,
+vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de
+quatre à chaque bord et un canon de six à l'avant.
+
+-- Et puis, Sir? et puis? s'écria Francis, qui avait l'air d'un
+homme irascible au rude langage.
+
+-- Vous me permettrez de faire ce récit de la façon qu'il me
+convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne.
+Comme j'allais vous le dire, notre artillerie était si légère que,
+je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche
+de mon habit, notre décharge de tribord et dans une autre, celle
+de bâbord. Nous approchâmes du gros navire français. Nous reçûmes
+son feu et nous écorchâmes sa peinture avant de tirer. Mais cela
+ne servit à rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de
+terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses
+filets levés, mais nous sautâmes à l'abordage et nous tapâmes du
+marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement
+des plus vifs. Nous finîmes par repousser son équipage dans la
+soute. On cloua solidement les écoutilles et on remorqua le bateau
+jusqu'à Seaham. Sûrement vous étiez alors avec nous, Sherry?
+
+-- J'étais à Londres à cette époque, dit gravement Sheridan.
+
+-- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis?
+
+-- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire
+ce récit.
+
+-- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je
+préfère la rapière. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez
+entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Éon. Je l'ai
+tenu quarante minutes à la pointe de mon épée chez Angelo. C'était
+une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de
+souplesse dans le poignet pour lui. «Je remercie Dieu qu'il y ait
+un bouton au fleuret de Votre Altesse», dit-il, quand nous eûmes
+fini notre escrime. À propos, vous êtes quelque peu duelliste,
+Tregellis? Combien de fois êtes-vous allé sur le terrain?
+
+-- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu
+d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je
+me suis mis au tennis. Un accident pénible survint la dernière
+fois que j'allai sur le pré et cela m'en dégoûta.
+
+-- Vous avez tué votre homme.
+
+-- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit où Weston
+s'était surpassé. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer:
+il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en
+a fait soixante depuis cette époque et pas un qui en approchât. La
+disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la
+première fois que je le vis, et quant à la taille...
+
+-- Mais le duel, Tregellis! s'écria le prince.
+
+-- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot
+que j'étais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel
+j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il
+avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'écurie. Je tirai le
+premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de
+désespoir. «Touché! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils.
+«Non! un tailleur! un tailleur!» dis-je, car il y avait un double
+trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute réparation était
+impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son
+pareil.
+
+Sur l'invitation du prince, je m'étais assis dans un coin sur un
+tabouret où je ne demandais pas mieux que de rester inaperçu à
+écouter les propos de ces hommes.
+
+C'était chez tous la même verve extravagante, assaisonnée de
+nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une
+différence: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours
+une sorte d'humour dans leurs exagérations, Francis tendait
+toujours à la méchanceté et le Prince à l'éloge de soi.
+
+Finalement on se mit à parler de musique.
+
+Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement détourné les
+propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui
+quel était mon goût et voulut absolument me faire asseoir devant
+un petit piano, tout incrusté de nacre, qui se trouvait dans un
+coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il
+chantait.
+
+Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre:
+_L'Anglais ne triomphe que pour sauver_.
+
+Il le chanta d'un bout à l'autre avec une assez belle voix de
+basse.
+
+Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent
+vigoureusement quand il eut fini.
+
+-- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigté excellent et
+je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de
+l'Opéra, disait l’autre jour qu'il aimerait mieux me céder son
+bâton qu'à n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici
+Charité Fox. C'est bien extraordinaire.
+
+Il s'était élancé avec une grande vivacité pour aller donner une
+poignée de mains à un personnage d'une tournure remarquable qui
+venait d'entrer.
+
+Le nouveau venu était un homme replet, solidement bâti, vêtu avec
+une telle simplicité qu'elle allait jusqu'à la négligence.
+
+Il avait des manières gauches et marchait en se balançant.
+
+Il devait avoir dépassé la cinquantaine et sa figure cuivrée aux
+traits durs était déjà profondément ridée, soit par l'âge, soit
+par les excès.
+
+Je n'ai jamais vu de traits où les caractères de l'ange et ceux du
+démon soient si visiblement unis.
+
+En haut c'était le front haut, large du philosophe; puis des yeux
+perçants, spirituels sous des sourcils épais, denses.
+
+En bas était la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en
+gros bourrelets sur sa cravate.
+
+Ce front, c'était celui de l'homme d'État, Charles Fox, le
+penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti
+libéral pendant les vingt années les plus hasardeuses de son
+existence.
+
+Cette mâchoire, c'était celle de l'homme privé, Charles Fox, le
+joueur, le libertin, l'ivrogne.
+
+Toutefois, il n'ajouta jamais à ses vices le pire des vices,
+l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi à découvert que ses
+qualités. On eût dit que, par un bizarre caprice, la nature avait
+réuni deux âmes dans un seul corps et que la même constitution
+contînt l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siècle.
+
+-- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la
+main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquête.
+-- Au diable, Charlie, vous savez que je coule à fond ou surnage
+avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig.
+
+Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'était pas
+convaincu jusqu'à ce point-là que le Prince fût aussi constant
+dans ses principes.
+
+-- Pitt est allé à vous, Sir, à ce que l'on m'a dit.
+
+-- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire à la vue de
+ce museau pointu qui cherche continuellement à fouiller dans mes
+affaires. Lui et Addington se sont remis à éplucher mes dettes.
+Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mépris pour moi qu'il
+ne se conduirait pas autrement.
+
+Je conclus, d'après le sourire qui voltigeait sur la figure
+expressive de Sheridan, que c'était justement ce qu'avait fait
+Pitt. Mais ils se jetèrent à corps perdu dans la politique, non
+sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de
+marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau.
+
+Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour à tour
+l'objet des malédictions du Prince, en dépit des excellents
+conseils qu'il m'avait donnés vis-à-vis de la Constitution
+anglaise.
+
+-- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'état de m'occuper de
+mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites à payer à de
+vieux domestiques et autres choses du même genre et j'ai grand-
+peine à gratter l'argent nécessaire pour ces choses-là. Cependant
+mon...
+
+En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air
+important.
+
+«Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt
+remboursable à la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour
+vous, ni pour moi, Charlie. Nous commençons à grossir
+monstrueusement.
+
+-- La goutte m'empêche de prendre le moindre exercice, dit Fox.
+
+-- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en
+ôte, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas à nous voir,
+Tregellis, que nous ayons été capables de tout ce que nous avons
+fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh!
+Charlie?
+
+Fox sourit et hocha la tête!
+
+«Vous vous rappelez comment, nous sommes arrivés en poste à
+Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique,
+Tregellis. Nous avons enfermé les postillons sous le siège, et
+nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi
+le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa
+barrière sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit
+bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire à un boxeur
+de profession et s'est empressé de nous ouvrir le chemin.
+
+-- À propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne à la
+Fantaisie un souper à l’hôtel la «Voiture et des Chevaux» vendredi
+prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez à la
+ville, on serait très heureux si vous condescendiez à faire un
+tour parmi nous.
+
+-- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle où Tom Tyne, le tailleur,
+a tué Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai juré de n'en plus
+voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole.
+Naturellement je me suis trouvé incognito aux environs du ring,
+mais jamais comme Prince de Galles.
+-- Nous serions immensément fiers, si vous vouliez bien venir
+incognito à notre souper, Sir.
+
+-- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous
+serons à Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous
+savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte
+de Chester.
+
+-- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon
+oncle.
+
+-- À propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un
+pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a-
+t-il de vrai dans cela?
+
+-- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier
+de livres. Il s'est entiché de ce nouveau boxeur de Winchester,
+Crab Wilson, et moi j'ai à trouver un homme capable de le battre.
+N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, à environ treize
+stone (52 kilos).
+
+-- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse
+d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des
+coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sûr
+en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse
+battre Wilson le Crabe de Gloucester?
+
+Je fus stupéfait de voir quel intérêt, quelle compétence tous ces
+grands personnages témoignaient au sujet du ring.
+
+Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des
+principaux boxeurs de l'époque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam
+le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si
+obscur dont ils ne connussent en détail les prouesses et l'avenir.
+
+On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de
+leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur à frapper, de leur
+constitution.
+
+Qui donc, à voir Sheridan et Fox occupés à discuter si vivement si
+Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, était en état ou non de
+se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait
+devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que
+l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des
+comédies les plus spirituelles et d'un des discours les plus
+éloquents de sa génération?
+
+Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetés dans la
+discussion.
+
+Fox, qui avait une haute opinion des qualités de Wilson le Crabe,
+estima que la seule chance qu'eût mon oncle, était de réussir à
+faire reparaître le vieux champion sur le terrain.
+
+-- Il est peut-être lent à se déplacer sur ses quilles, mais il
+combat avec sa tête, et ses coups valent les ruades de cheval.
+Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la
+première mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des
+spectateurs. S'il n'est pas absolument vanné, Tregellis, il est
+votre espoir.
+
+Mon oncle haussa les épaules.
+
+-- Si le pauvre Avon était ici, nous pourrions faire quelque chose
+grâce à lui, car il avait été le patron de Harrison, et cet homme
+lui était dévoué. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et
+maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le
+malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre
+et je dois me mettre à sa recherche. Je remercie Votre Altesse
+Royale pour la bonté qu'elle a eue de recevoir mon neveu de façon
+aussi bienveillante.
+-- À vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra
+quoi qu'il arrive que j'aille à la ville, car il y a un pauvre
+diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a
+écrit dans sa détresse. Si je peux réunir quelques centaines de
+livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr
+Stone, la vie entière s'ouvre devant vous, et j'espère qu'elle
+sera telle que votre oncle puisse en être fier. Vous honorerez le
+roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez-
+moi bien, évitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que
+l'honneur est chose sacrée.
+
+Et j'emportai ainsi l'impression dernière que me laissèrent sa
+figure pleine de sensualité, de bonhomie, sa haute cravate, et ses
+larges cuisses vêtues de basane.
+
+Nous traversâmes de nouveau les chambres singulières avec leurs
+monstres dorés. Nous passâmes entre la haie somptueuse des valets
+de pied et j'éprouvai un certain soulagement à me retrouver au
+grand air, en face de la vaste mer bleue et à recevoir sur la
+figure le souffle frais de la brise du soir.
+
+
+VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON
+
+
+Mon oncle et moi, nous nous levâmes de bonne heure, le lendemain,
+mais il était d'assez méchante humeur, n'ayant aucune nouvelle de
+son domestique Ambroise.
+
+Il était bel et bien devenu pareil à ces sortes de fourmis dont
+parlent les livres, et qui sont si accoutumées à recevoir leur
+nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand
+elles sont livrées à elles-mêmes.
+
+Il fallut l'aide d'un homme procuré par le maître d'hôtel et du
+domestique de Fox, qui avait été envoyé là tout exprès, pour que
+mon oncle pût enfin terminer sa toilette.
+
+-- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il
+eut fini de déjeuner. Je ne suis pas en mesure d'être battu.
+Regardez par la fenêtre et dites-moi si les Lade sont en vue.
+
+-- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un
+attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siège.
+
+-- Notre tandem est-il sorti?
+
+-- Il est à la porte.
+
+-- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme
+jamais vous n'en avez vu.
+
+Il s'arrêta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de
+conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers.
+
+-- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en
+arrière ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez
+vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le
+comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curaçao comme à
+l'ordinaire! Allons, mes chéries, vous en aurez tout votre saoul,
+avant que d'être arrivées au pont de Westminster.
+
+-- Dois-je placer le nécessaire de toilette? demanda le maître
+d'hôtel.
+
+Je vis l’embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il
+resta fidèle à ses principes.
+
+-- Mettez-le sous le siège, le siège de devant, dit-il. Mon neveu,
+il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible.
+Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si
+vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez
+cette sous-ventrière, Thomas. Avez-vous graissé les moyeux comme
+je vous l'avais recommandé? Très bien. Alors, montez, mon neveu,
+nous allons les voir partir.
+
+Un véritable rassemblement s'était formé dans l'ancienne place:
+hommes, femmes, négociants en habit de couleur foncée, _beaux_ de
+la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-là,
+bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle étaient
+les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match
+entre eux était un événement assez considérable pour défrayer les
+conversations pendant longtemps.
+
+-- Le Prince sera fâché de n'avoir point assisté au départ, dit
+mon oncle. Il ne se montre guère avant midi. Ah! Jack, bonjour.
+Votre serviteur, madame. Voici une belle journée pour un voyage en
+voiture.
+
+Comme notre tandem venait se ranger côte à côte avec le «four-in-
+hand», avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la
+soie au soleil, un murmure d'admiration s'éleva de la foule.
+
+Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le
+harnachement de la même nuance, réalisait le fouet corinthien,
+pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples,
+son chapeau blanc, sa figure grossière et halée aurait pu figurer
+en bonne place dans une réunion de professionnels, rangés sur une
+même ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisât de
+deviner en lui un des plus riches propriétaires fonciers de
+l'Angleterre.
+
+C'était un siècle d'excentriques et il avait poussé ses
+originalités à un point qui surprenait même les plus avancés, en
+épousant la maîtresse d'un fameux détrousseur de grands chemins,
+lorsque la potence était venue se dresser entre elle et son amant.
+
+Elle était perchée à côté de lui, ayant l'air extrêmement chic en
+son chapeau à fleurs et son costume gris de voyage, et, devant
+eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur
+lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorés autour de
+leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la
+poussière de leurs sabots dans leur impatience de partir.
+
+-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de
+Westminster, quand il se sera écoulé un quart d'heure.
+
+-- Je parie cent autres livres que nous vous dépasserons, répondit
+mon oncle.
+
+-- Très bien, voici le moment. Bonjour.
+
+Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses rênes, salua de
+son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle
+de la place avec une habileté pratique qui fit éclater les
+applaudissements de la foule.
+
+Nous entendîmes s'affaiblir les bruits des roues sur le pavé
+jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans l'éloignement.
+
+Le quart d'heure, qui s'écoula jusqu'au moment où le premier coup
+de neuf heures sonna à l'horloge de la paroisse, me parut un des
+plus longs qu'il y ait eus.
+
+Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siège, mais la
+figure calme et pâle et les grands yeux bleus de mon oncle
+exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s'il eut été
+le plus indifférent des spectateurs.
+
+Mais il n'en était pas moins attentif. Il me sembla que le coup de
+cloche et le coup de fouet fussent partis en même temps, non point
+en s’allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tête qui
+nous lança à une allure furieuse, à grand bruit, sur notre
+parcours de cinquante milles.
+
+J'entendis un grondement derrière nous. Je vis les lignes fuyantes
+des fenêtres garnies de figures attentives. Des mouchoirs
+voltigèrent.
+
+Puis nous fûmes bientôt sur la belle route blanche, qui décrivit
+sa courbe en avant de nous, bordée de chaque côté par les pentes
+vertes des dunes.
+
+J'avais été muni d'une provision de shillings pour que les gardes-
+barrières ne nous arrêtassent pas, mais mon oncle tira sur la
+bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie
+difficile de la route qui se termina à la côte de Clayton.
+
+Alors, il les laissa aller.
+Nous franchîmes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John.
+C'est à peine si l’on entrevit, en passant, le cottage jaune où
+vivaient ceux qui m'étaient si chers.
+
+Jamais je n'avais voyagé à une telle allure, jamais je n'ai
+ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs
+qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques bêtes qui
+devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous
+leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture, qui
+bondissait, volait derrière elles.
+
+-- Il y a une longue côte de quatre milles d'ici à Hand Cross, dit
+mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je
+les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes bêtes
+aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils
+galoperaient jusqu'à ce qu'ils tombent, si j'étais assez brute
+pour les laisser faire. Levez-vous sur le siège, mon neveu, et
+dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres.
+
+Je me dressai, en m'aidant de l'épaule de mon oncle, mais sur une
+longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-être, je n'aperçus
+rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_.
+
+-- S'il a fait galoper ses bêtes sur toutes ces montées, elles
+seront à bout de forces avant d'arriver à Croydon.
+
+-- Ils sont quatre contre deux.
+
+-- J'en suis bien sûr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et
+bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux à dévorer l'espace
+comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas où sont les tours.
+Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant
+que nous abordons la montée, mon neveu. Regardez-moi l'action de
+ce cheval de tête: avez-vous jamais vu rien de plus aisé, de plus
+beau?
+Nous montâmes la côte au petit trot mais, même à cette allure,
+nous vîmes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture
+énorme aux larges roues, à la capote de toile, s'arrêter pour nous
+regarder d'un air ébahi. Tout près Hand Cross, on dépassa la
+diligence royale de Brighton qui s'était mise en route dès sept
+heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui
+marchaient dans la poussière et qui nous applaudirent au passage.
+
+À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieux propriétaire de
+l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'épices, mais
+maintenant la pente était en sens inverse et nous nous mîmes à
+courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots.
+
+-- Savez-vous conduire, mon neveu?
+
+-- Très peu, monsieur.
+
+-- On ne saurait apprendre à conduire sur la route de Brighton.
+
+-- Comment cela, monsieur?
+
+-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'à les laisser
+aller et elles m'auront bientôt amené dans Westminster. Il n'en a
+pas toujours été ainsi. Quand j'étais tout jeune, on pouvait
+apprendre à manoeuvrer ses vingt yards de rênes, ici tout comme
+ailleurs. Il n'y a réellement pas de nos jours de belles occasions
+de conduire, plus au sud que le comté de Leicester. Trouvez-moi un
+homme capable de faire marcher ou de retenir ses bêtes sur le
+parcours d'un vallon du comté d’York, voilà l'homme dont on peut
+dire qu'il a été à bonne école.
+
+Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du
+village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes
+rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de
+même de bonnes occasions de bien conduire sur la route.
+
+À chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour découvrir
+nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter
+beaucoup, et il s'occupait à me donner des conseils, où il mêlait
+tant de termes du métier que j'avais de la peine à le comprendre.
+
+-- Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il, sans quoi elles
+risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait
+l'éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté. Mais, si
+vous tenez à mettre quelque animation dans votre voiture,
+arrangez-vous pour que votre mèche cingle justement celui qui en a
+besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air après qu'elle a
+touché. J'ai vu un conducteur réchauffer les côtes à un voyageur
+de l'impériale derrière lui, chaque fois qu'il essayait de toucher
+son cheval de côté. Je crois que ce sont eux qui soulèvent cette
+poussière par-là bas.
+
+Une longue étendue de route se dessinait devant nous, rayée par
+les ombres des arbres qui la bordaient.
+
+À travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux traînait
+lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous.
+
+Au-delà se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par-
+dessus sa silhouette olive, s'élevait un tourbillon blanc, qui se
+déplaçait rapidement, comme une traînée de nuages par un jour de
+bise.
+
+-- Oui, oui, ce sont eux, s'écria mon oncle, et il est impossible
+que d'autres voyagent de ce train-là. Allons, neveu, nous aurons
+fait la moitié du chemin, lorsque nous aurons franchi le môle au
+pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures
+quatorze minutes. Le prince a fait le parcours à Carlton House
+avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La
+première moitié est la plus pénible et nous pourrons gagner du
+temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance
+d'ici à Reigate.
+
+Et l’on se lança à fond.
+
+On eût dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce
+flocon blanc qui était en avant. Elles s'allongeaient comme des
+lévriers.
+
+Nous dépassâmes un phaéton à deux chevaux qui se rendait à Londres
+et nous le laissâmes derrière comme s'il eut été immobile.
+
+Les arbres, les clôtures, les cottages défilaient confusément à
+nos côtés.
+
+Nous entendîmes les gens jeter des cris dans les champs,
+convaincus que c'était un attelage affolé.
+
+La vitesse s'accélérait à chaque instant. Les fers faisaient un
+cliquetis de castagnettes. Les crinières jaunes voltigeaient, les
+roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets
+craquaient, gémissaient pendant que la voiture oscillait et se
+balançait au point que je dus me cramponner à la barre de côté.
+
+Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous
+aperçûmes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de
+Reigate dans la dépression qui était devant nous.
+
+-- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt
+minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un
+peu d'eau au «Lion Rouge» ne leur fera pas de mal. Palefrenier,
+est-il passé un _four-in-hand_ rouge?
+
+-- Vient de passer à l'instant.
+
+-- À quelle allure?
+
+-- Au triple galop, monsieur. A accroché la roue d'une voiture de
+boucher au coin de la Grande-Rue et a été hors de vue avant que le
+garçon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurté.
+
+-- Z-z-zack! fit la longue mèche.
+
+Et nous voila repartis à toute volée.
+
+C'était jour de marché à Red Hill.
+
+La route était encombrée de charrettes de légumes, de bandes de
+boeufs des chars à bancs des fermiers.
+
+C'était un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser à travers
+cette mêlée.
+
+Nous ne fîmes que traverser la place du marché, parmi les cris des
+hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles.
+
+Puis, nous fûmes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la
+longue et raide descente de la route de Red Hill.
+
+Mon oncle brandit son fouet, en lançant le cri perçant de l'homme
+qui voit ce qu'il cherchait.
+
+Le nuage de poussière roulait sur la pente en face de nous, et au
+travers, nous entrevîmes vaguement le dos de nos adversaires ainsi
+qu'un éclair de cuivres polis et une ligne écarlate.
+
+-- La partie est à moitié gagnée, mon neveu. Maintenant, il s'agit
+de les dépasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty
+n'a-t-elle pas chaviré?
+
+Le cheval de tête était pris d'une boiterie soudaine.
+
+En un instant, nous fûmes à bas de la voiture, à genoux près de
+lui.
+
+Ce n'était qu'une pierre qui s'était enfouie entre la fourchette
+et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la
+déloger.
+
+Lorsque nous reprîmes nos places, les Lade avaient contourné la
+courbure de la côte et étaient hors de vue.
+
+-- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas
+nous échapper.
+
+Pour la première fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il
+s'était borné à faire voltiger le fouet au-dessus de leur tête.
+
+-- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons
+nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet.
+
+Les juments commençaient à donner des signes d'épuisement.
+
+Leur respiration était courte et rauque. Leurs belles robes
+étaient collées par la moiteur.
+
+Au sommet de la côte, elles reprirent pourtant leur bel élan.
+
+-- Où diable sont-ils passés? s'écria mon oncle. Pouvez-vous
+apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu?
+
+Nous avons devant nous un long ruban blanc parsemé de voitures et
+de charrettes allant de Croydon à Red Hill, mais du gros _four-in-
+hand_ rouge, pas le moindre indice.
+
+-- Les voilà! ils se sont dérobés! ils se sont dérobés! cria-t-il
+en dirigeant les juments vers une route de traverse qui
+s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue.
+
+Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite
+apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient
+d'efforts.
+
+Nos juments allongèrent leur allure et la distance qui nous
+séparait d'eux commença à diminuer lentement. Je vis que je
+pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que
+je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par
+distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de
+notre côté.
+
+-- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone à
+Warlingham, dit mon oncle. Il aura jugé, à ce qu'il me semble,
+qu'il gagnerait du temps à quitter la route des voitures de
+maraîchers. Mais nous, nous avons une maudite colline à doubler.
+Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe.
+
+Pendant qu'il parlait, je vis tout à coup disparaître les roues du
+_four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes
+placées sur le siège et cela aussi brusquement, aussi promptement
+que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque
+escalier.
+
+Un moment après nous étions arrivés au même endroit.
+
+La route s'étendait en bas de nous, raide, étroite, descendant en
+longs crochets dans la vallée. Le _four-in-hand_ dégringolait par-
+là de toute la vitesse de ses chevaux.
+
+-- Je m'en doutais, s'écria mon oncle, puisqu'il n'use pas de
+serre-frein, pourquoi en userais-je? À présent, mes chéries, un
+bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de
+notre arrière-train.
+
+Nous passâmes par-dessus la crête et descendîmes à une allure
+enragée la côte où la grosse voiture rouge roulait devant nous
+avec un bruit de tonnerre.
+
+Nous étions déjà dans son nuage de poussière, si bien que nous
+pouvions à peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge
+sale qui se balançait en roulant, mais dont le contour devenait de
+plus en plus net à chaque foulée.
+
+Nous entendions aisément le claquement du fouet en avant de nous,
+ainsi que la voix perçante de Lady Lade qui encourageait les
+chevaux.
+
+Mon oncle était très calme, mais un coup d'oeil de côté que je
+lançai sur lui, me fit voir ses lèvres pincées, ses yeux brillants
+et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pâles.
+
+Il n'était nullement nécessaire de presser les juments, car elles
+avaient déjà pris une allure qu'il eut été impossible de modérer
+ou de régler.
+
+La tête de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de
+derrière, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent
+yards on ne gagna pas un pouce.
+
+Alors, d'un nouvel élan, le cheval de tête se plaça côte à côte
+avec le cheval noir du côté de la roue, et notre roue de devant se
+trouva à moins d'un pouce de leur roue de derrière.
+
+-- En voilà de la poussière, dît tranquillement mon oncle.
+
+-- Éventez-les, Jack, éventez-les, cria la dame.
+
+Il se dressa et cingla ses chevaux.
+
+-- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui
+attend quelqu'un.
+
+Nous étions parvenus à nous placer exactement sur la même ligne
+qu'eux et les roues de devant vibraient à l'unisson. Il n'y avait
+pas six pouces de trop dans la route et, à chaque instant, je
+m'attendais à entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme
+nous sortions de la poussière, je pus voir devant nous, et mon
+oncle, le voyant aussi, se mit à siffler entre les dents.
+
+À deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont
+avec des poteaux et des barres de bois de chaque côté. La route se
+rétrécissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il était évidemment
+impossible à deux voitures de passer de front. Il fallait que
+l'une cédât la place à l'autre. Déjà nos roues étaient à la
+hauteur de leurs chevaux.
+
+-- Je suis en tête, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade.
+
+-- Jamais de la vie, hurla celui-ci.
+-- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack.
+Tapez à tour de bras.
+
+Il me parut que nous étions lancés ensemble dans l'éternité.
+
+Mais mon oncle fit la seule chose qui fût capable de nous sauver.
+
+Grâce à un effort désespéré, nous pouvions encore dépasser la
+voiture juste en face de l'entrée du pont.
+
+Il se dressa, fouetta vigoureusement à droite et à gauche les
+juments, qui, affolées par cette sensation inconnue de douleur se
+lancèrent avec une fureur extrême.
+
+Nous descendîmes à grand bruit, criant tous ensemble à tue-tête
+dans une sorte de folie passagère, à ce qu'il me semble, mais nous
+avancions quand même d'une façon constante et nous étions déjà
+parvenus en avant des chevaux de tête, quand nous nous élançâmes
+sur le pont. Je jetai un regard en arrière sur la voiture. Je vis
+Lady Lade grinçant de toutes ses petites dents blanches, se jeter
+elle-même en avant et tirer des deux mains sur les rênes de côté.
+
+-- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer.
+
+Si elle avait exécuté cette manoeuvre un instant plus tôt, nous
+nous serions heurtés violemment contre le parapet de bois, nous
+l'aurions abattu pour être précipités dans le profond ravin qui
+s'ouvrait au-dessous.
+
+Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du
+cheval noir qui était en tête qui fut en contact avec notre roue,
+mais son avant-train, dont le poids n'était point suffisant pour
+nous faire dévier.
+Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe
+noire.
+
+Une minute après, nous volions sur la pente de la route.
+
+Le _four-in-hand_ s'était arrêté.
+
+Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied à terre, pansaient
+ensemble la blessure du cheval.
+
+-- À votre aise, maintenant, belles petites, s'écria mon oncle en
+reprenant sa place sur le siège et en jetant un coup d'oeil par-
+dessus son épaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un
+tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tête en travers sur la
+route! Je ne tolère pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte,
+il aura de mes nouvelles demain.
+
+-- C'est la petite dame, dis-je.
+
+Le front de mon oncle s'éclaircit et il se mit à rire.
+
+-- C'était la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais dû m'en douter.
+Il y a un souvenir du défunt et regretté Jack Seize Cordes dans ce
+tour-là. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que
+j'envoie à une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer
+notre route en rendant grâce à notre bonne étoile de ce qu'elle
+nous ramène par-dessus la Tamise sans un os de cassé.
+
+Nous nous arrêtâmes au «Lévrier» à Croydon où les deux bonnes
+petites juments furent épongées, caressées, nourries.
+
+Après quoi, prenant une allure aisée, on traversa Norbury et
+Streatham.
+
+À la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus
+longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacées
+jusqu'à se toucher et nous voyageâmes entre deux rangées de
+maisons avec des boutiques aux étalages qui en occupent les angles
+et où la circulation était d'une activité toute nouvelle pour moi.
+
+C'était un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant.
+
+Puis soudain, nous nous trouvâmes sur un large pont au-dessous
+duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de café noir.
+Des péniches aux poupes ventrues allaient à la dérive à sa
+surface.
+
+À droite et à gauche s'allongeait une rangée, çà et là,
+interrompue, irrégulière de maisons aux couleurs multiples
+s'étendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue.
+
+-- Ceci est l'édifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en
+me le désignant avec son fouet. Les tours noires font partie de
+l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grâce? Comment va?...
+C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument
+à queue tressée. Voici la Trésorerie à gauche, puis les Horse-
+Guards, et l'Amirauté à cette porte surmontée de dauphins sculptés
+dans la pierre.
+
+Je me figurais, comme un jeune homme élevé à la campagne que
+j'étais, que Londres était simplement une accumulation de maisons,
+mais je fus étonné de voir apparaître dans leurs intervalles des
+pentes vertes, de beaux arbres à l'aspect printanier.
+
+-- Oui, ce sont les jardins privés, dit mon oncle, et voici la
+fenêtre par où Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit
+à l'échafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait
+cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les
+petites chéries, pour faire honneur à leur maître. Regardez cette
+barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la
+portière. C'est Pitt qui se rend à la Chambre. Maintenant nous
+entrons dans Pall Mail. Ce grand bâtiment à gauche c'est Carlton
+House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste séjour
+enfumé où il y a une horloge et où les deux sentinelles en habit
+rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue
+qui porte le même nom. Mon neveu, là se trouve le centre du monde.
+C'est dans cette rue que débouche Jermyn Street. Enfin nous voici
+près de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq
+heures pour venir de la vieille place de Brighton.
+
+
+IX -- CHEZ WATTIER
+
+
+La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street était toute
+petite, cinq pièces et un grenier.
+
+-- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila à quoi se
+réduisent les besoins d'un homme sage.
+
+D'autre part, elle était meublée avec la délicatesse et le goût
+qui distinguaient son caractère, si bien que ses amis les plus
+opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les
+dégoûter de leurs somptueuses demeures.
+
+Le grenier même, qui était devenu ma chambre à coucher, était la
+plus parfaite merveille de grenier qu'on pût imaginer.
+
+De beaux et précieux bibelots occupaient tous les coins de chaque
+pièce. La maison tout entière était devenue un véritable musée en
+miniature qui aurait enchanté un connaisseur.
+
+Mon oncle expliquait la présence de toutes ces jolies choses par
+un haussement d'épaules et un geste d'indifférence.
+
+-- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une
+indiscrétion de ma part de dire autre chose.
+
+À Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait déjà
+envoyé.
+
+Au lieu de dissiper le mystère de sa disparition, il ne fit que le
+rendre plus impénétrable.
+
+Il était ainsi conçu:
+«Mon cher Sir Charles Tregellis,
+
+«Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient
+mis dans la nécessité absolue de quitter votre service d'une
+manière aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de
+Friar's Oak à Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre
+alternative que cette résolution.
+
+«J'espère, toutefois, que mon absence ne sera peut-être que
+passagère.
+
+«La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le
+coffre-fort de la banque Drummond.
+
+«Votre très obéissant serviteur,
+
+«AMBROISE.»
+
+-- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux,
+dit mon oncle, d'un air mécontent, mais que diable a-t-il pu lui
+arriver qui l'ait obligé à me quitter lorsque nous descendions la
+côte au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son
+pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis
+désolé. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions
+venir Weston pour vous équiper. Ce n'est pas le rôle d'un
+gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir
+trouver le gentleman. Jusqu'à ce que vous ayez vos habits, il
+faudra rester en retraite.
+
+La prise des mesures fut une cérémonie des plus solennelles et des
+plus sérieuses, mais ce ne fut rien encore à côté de l'essayage,
+qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut véritablement au
+supplice pendant que chaque pièce du vêtement était mise en place
+et que lui et Weston discutaient à propos de la moindre couture,
+des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige,
+à force de pirouetter devant eux.
+
+Puis, au moment où je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr
+Brummel qui promettait d'être plus difficile encore que mon oncle,
+et il fallut rebattre à fond toute l'affaire entre eux.
+
+C'était un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue,
+un teint clair, des cheveux châtains et de petits favoris roux.
+
+Ses manières étaient langoureuses, son accent traînant, et tout en
+éclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il
+lui manquait cet air viril et décidé qui perçait à travers tout ce
+qu'affectait mon parent.
+
+-- Comment? Georges, s'écria mon oncle, je vous croyais avec votre
+régiment?
+
+-- J'ai renvoyé mes papiers, dit l'autre avec son accent traînant.
+
+-- Je me doutais que cela finirait ainsi.
+
+-- Oui, le dixième avait reçu l'ordre de partir pour Manchester et
+on ne devait compter guère que je me rendrais en un tel endroit.
+Enfin, j'ai trouvé un major monstrueusement butor.
+
+-- Comment cela?
+
+-- Il supposait que j'étais au fait de cet absurde exercice,
+Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose
+dans l'esprit. Je n'éprouvais aucune difficulté à trouver ma place
+à la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris
+de puce et j'avais remarqué que ma place était juste devant lui.
+Cela m'épargnait une infinité d'ennuis. Mais l'autre jour, quand
+je vins à la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une
+autre, sans pouvoir parvenir à découvrir mon homme au gros nez.
+Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je
+l'aperçois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement
+mis devant lui. Il parait qu'il avait été mis là pour garder la
+place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je
+n'entendais rien à mon métier.
+
+Mon oncle se mit à rire et Brummel à me regarder des pieds à la
+tête, avec ses grands yeux d'homme difficile.
+
+-- Voilà qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des
+nuances tout à fait convenables pour un vêtement. Mais un gilet à
+fleurs aurait été mieux.
+
+-- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacité.
+
+-- Mon cher Tregellis, vous êtes infaillible en fait de cravates,
+mais vous me permettrez d'avoir ma manière de juger en fait de
+gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques
+fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection
+dont il a besoin.
+
+Ils discutèrent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de
+nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de
+moi, la tête penchée, le lorgnon fiché dans l'oeil.
+
+J'éprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre
+d'accord au moyen d'un compromis.
+
+-- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ébranlât votre
+confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit
+Brummel avec un grand sérieux.
+Je lui promis qu'il n'en serait rien.
+
+-- Si vous étiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez à
+mon goût, mais tel que vous voilà, vous ferez fort bonne figure.
+L'année dernière, il vint à la ville un jeune cousin qu'on
+recommandait à mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun
+conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans
+Saint-James street, vêtu d'un habit de couleur tabac à priser qui
+avait été coupé par un tailleur de campagne. Il me fit un salut.
+Naturellement, je savais ce que je me devais à moi-même. Je le
+regardai de haut en bas. Cela suffit à mettre fin à ses projets de
+réussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur
+Stone?
+
+-- Du Sussex, monsieur.
+
+-- Du Sussex? Ah! c'est là que j'envoie blanchir mon linge. Il y a
+une personne qui s'entend parfaitement à empeser et qui demeure
+près de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises à la fois. Quand
+on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son
+attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son
+blanchissage. Mais je serais énormément ennuyé s'il me fallait y
+vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire?
+
+-- Vous ne chassez pas, Georges?
+
+-- Quand je chasse, c'est à la femme. Mais sûrement, Charles, vous
+ne donnez pas dans les chiens.
+
+-- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier.
+
+-- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roulé
+Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai
+avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit
+trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et
+il fut obligé de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement
+peut-on trouver à courir de tous côtés au milieu d'une foule de
+paysans crasseux qui galopent. Chacun son goût, mais avec une
+fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à la table de
+Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps
+sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plumé
+Montague le brasseur?
+
+-- Je n'étais pas à la ville.
+
+-- Je lui ai gagné huit mille livres en une séance: «Désormais,
+monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bière.»
+«Toute la canaille de Londres en boit», m'a-t-il répondu. C'était
+une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent
+pas perdre avec grâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de
+King quelques petits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté?
+Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club
+ou au Mail, sans doute?
+
+Et il s'en alla à petits pas à ses affaires.
+
+-- Ce jeune homme est destiné à prendre ma place, dit gravement
+mon oncle après le départ de Brummel. Il est très jeune, il n'a
+pas d'ancêtres et il s'est frayé la route par son aplomb
+imperturbable, son goût naturel et l'extravagance de son langage.
+Il n'a pas son pareil pour être impertinent avec la plus parfaite
+politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter les
+sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces
+matins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence
+avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai
+convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra
+plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang
+après n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet
+habillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, si
+vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis
+et je vous montrerai quelque peu la ville.
+Comment décrire tout ce que nous vîmes, tout ce que nous fîmes
+dans cette charmante journée de printemps?
+
+Pour moi, il me semblait que j'étais transporté dans un monde
+féerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant
+magicien en habit à large col et à longues basques qui m'en
+faisait les honneurs.
+
+Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures,
+leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit
+de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un
+pas pressé, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez
+bouleversé le nid d'un coup de canne.
+
+Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangées infinies
+de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles.
+
+Puis, nous descendîmes par le Strand où la cohue était plus dense
+encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar, pénétrant ainsi dans la
+Cité, bien que mon oncle me priât de n'en parler à personne: il ne
+tenait pas à ce que cela fût su dans le public.
+
+Là je vis la Bourse et la Banque et le café Lloyd avec ses
+négociants en habits bruns, aux figures âpres, les employés
+toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriers actifs.
+
+C'était un monde bien différent de celui que nous avions quitté,
+celui du West-End, le monde de l'énergie et de la force, où le
+désoeuvré et l'inutile n'eussent pas trouvé place.
+
+Malgré mon jeune âge, je compris que la puissance de la Grande-
+Bretagne était là, dans cette forêt de navires marchands, dans les
+ballots que l'on montait par les fenêtres des magasins, dans ces
+chariots chargés qui grondaient sur les pavés de galets.
+C'était là, dans la cité de Londres, que se trouvait la racine
+principale qui avait donné naissance à l'Empire, à sa fortune au
+magnifique épanouissement.
+
+La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais
+l'esprit d'entreprise que recèle cet espace d'un mille ou deux en
+carré ne saurait changer, car s'il se flétrit, tout ce qui en est
+issu est condamné à se flétrir également.
+
+Nous lunchâmes chez Stephen, l'auberge à la mode, dans Bond
+Street, où je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle
+qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue.
+
+De là nous allâmes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez
+Brookes où était le grand club whig, et enfin on retourna chez
+Wattier où se donnaient rendez-vous pour jouer les gens à la mode.
+
+Partout, je vis les mêmes types d'hommes à tournures raides, aux
+petits gilets.
+
+Tous témoignaient la plus grande déférence à mon oncle et, pour
+lui être agréable, m'accueillaient avec une bienveillante
+tolérance.
+
+Les propos étaient toujours dans le genre de ceux que j'avais déjà
+entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la santé
+du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui
+paraissait prête à éclater de nouveau, des courses de chevaux et
+du ring.
+
+Je m'aperçus ainsi que l'excentricité était là aussi à la mode,
+comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous
+regardent encore aujourd'hui comme une nation de toqués, c'est
+sans doute une tradition qui remonte à l'époque où les seuls
+voyageurs qu'il leur arrivât de voir appartenaient à la classe
+avec laquelle je me trouvais alors en contact.
+
+C'était un âge d'héroïsme et de folie.
+
+D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appelé au
+premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'État
+tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington.
+
+Nous étions grands par les armes et nous n'allions guère tarder à
+l'être dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps
+les plus grandes puissances de l'Europe.
+
+D'autre part, un grain de folie réelle ou simulée était un
+passeport qui vous ouvrait les portes fermées devant la sagesse ou
+la vertu.
+
+L'homme qui était capable d'entrer dans un salon en marchant sur
+les mains, l'homme qui s'était limé les dents afin de siffler
+comme un cocher, l'homme qui pensait toujours à haute voix de
+façon à tenir toujours ses hôtes dans un frisson d'appréhension,
+tels étaient les gens qui arrivaient sans peine à se placer au
+premier plan de la société de Londres.
+
+Et il n'était pas possible de tracer une distinction entre
+l'héroïsme et la folie, car bien peu de gens étaient capables
+d'échapper entièrement à la contagion de l'époque.
+
+En un temps où le Premier était un grand buveur, le leader de
+l'opposition un débauché, où le prince de Galles réunissait ces
+attributs, on aurait eu grand peine à trouver un homme dont le
+caractère fût également irréprochable en public et dans sa vie
+privée.
+
+En même temps, cette époque-là, avec tous ses vices, était une
+époque d'énergie et vous serez heureux si dans la vôtre le pays
+produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et
+Wellington.
+
+Ce soir-là, comme j'étais chez Wattier, auprès de mon oncle, sur
+un de ces sièges capitonnés de velours rouge, l’on me montra un de
+ces types singuliers dont la renommée et les excentricités ne sont
+point encore oubliées du monde contemporain.
+
+La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses
+lustres, était bondée de ces citadins au sang vif, à la voix
+bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas
+blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux
+à ressort sous le bras.
+
+-- Ce vieux gentleman à figure couperosée, aux jambes grêles, me
+dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait
+un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le
+comte Taafe, et il a envoyé un message à cinquante milles de
+distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en
+mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause,
+est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le
+prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir
+déclaré et retiré la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le
+capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en
+matière d'entraînement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles
+en vingt et une heures. Vous n'avez qu'à regarder ses mollets pour
+vous convaincre que la nature l'a fait exprès pour cela. Il y a
+ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet à fleurs qui est
+debout près du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage
+de Jérusalem en long habit bleu, bottes à l'écuyère et gants de
+peau.
+
+-- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout étonné.
+-- Parce que c'était sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l’a
+fait entrer dans la société, ce qui vaut mieux que d'être entré à
+Jérusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez
+aquilin. C'est l'homme qui se lève tous les jours à six heures du
+soir et à la cave la mieux pourvue de tabac à priser de l'Europe.
+C'est lui qui a ordonné à son domestique de mettre une demi-
+douzaine de bouteilles de sherry à côté de son lit et de le
+réveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est
+capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter
+avec un évêque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est
+le général Scott qui vit de pain grillé et d'eau et qui a gagné
+deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord
+Blandfort qui, l'autre jour, a payé dix-huit cents livres un
+exemplaire de Boccace. Soir, Dudley.
+
+-- Soir, Tregellis.
+
+Un homme d'un certain âge, à l'air hagard, s'était arrêté devant
+nous et me toisait des pieds à la tête.
+
+-- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramassé à la campagne,
+murmura-t-il. Il n'a pas une tournure à lui faire honneur. Quitté
+la ville, Tregellis?
+
+-- Pendant quelques jours.
+
+-- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard
+endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les
+pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas à enrayer.
+
+Il hocha la tête et s'éloigna.
+
+-- Il ne faut pas prendre l'air mortifié, dit mon oncle en
+souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser
+tout haut. On s'en fâchait souvent, mais on n'y fait plus
+d'attention maintenant. Tenez, la semaine dernière, comme il
+dînait chez Lord Elgin, il a prié la compagnie d'agréer ses
+excuses pour la mauvaise qualité de la cuisine. Comme vous le
+voyez, il se croyait à sa propre table. Cela lui donne une place à
+part dans la société. C'est à lord Harewood qu'il s'est cramponné
+pour le moment. La particularité de Harewood, c'est de copier le
+prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le
+collet de son habit, croyant que la queue commençait à passer de
+mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l’homme laid,
+comme on le nommait à Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on
+surnomme le numéro onze en raison de la minceur de ses jambes.
+
+-- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je.
+
+-- Oui, il va venir nous trouver bientôt. Ce jeune homme a
+certainement de l'avenir. Remarquez-vous la façon dont il regarde
+autour de lui, de dessous ses paupières, comme si c'était par
+condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont
+insupportables, mais quand elles sont poussées jusqu'aux derniers
+extrêmes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges?
+
+-- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda
+Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses
+talons. Il s'est sauvé avec la cuisinière de son père et l'a bel
+et bien épousée.
+
+-- Qu'a fait Lord Merton?
+
+-- Il les a félicités chaleureusement et a reconnu qu'il avait
+toujours méconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune
+couple et consent à une forte pension, à la condition que la
+mariée continue à exercer sa profession. À propos, Tregellis, il
+court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier?
+
+-- Je ne crois pas, répondit mon oncle. Ce serait une faute que
+d'accabler une seule personne sous des attentions que tant
+d'autres seraient enchantées de se partager.
+
+-- Ma façon de voir absolument, et exprimée de la manière la plus
+heureuse! s'écria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de
+coeurs pour donner à un seul l’ivresse du ravissement? Je pars la
+semaine prochaine pour le continent.
+
+-- Les recors, demanda un de ses voisins.
+
+-- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner
+l'agrément et l'instruction. En outre, il est nécessaire d'aller à
+Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour
+qu'une nouvelle guerre éclate, il serait bon de s'en assurer une
+provision.
+
+-- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir à
+coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel.
+Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal.
+En 93, quand la guerre a éclaté, j'en ai été privé pendant neuf
+ans. Si je n'avais pas loué un lougre tout exprès pour en
+introduire en contrebande, j'aurais peut-être été réduit à notre
+cuir tanné d'Angleterre.
+
+-- Les Anglais sont supérieurs pour fabriquer un fer à repasser ou
+un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de délicatesse est
+hors de leur portée.
+
+-- Nos tailleurs sont bons, s'écria mon oncle, mais nos étoffes
+laissent à désirer par le goût et la variété. La guerre nous a
+rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages.
+Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former
+l'intelligence. L'année dernière, par exemple, je suis tombé sur
+de nouvelles étoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, à
+Venise. C'était jaune avec les plus jolis chatoiements rouges
+qu'on pût trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais
+pas voyagé? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela
+fit fureur.
+
+-- Le prince s'en éprit aussi.
+
+-- Oui, en général, il se conforme à ma direction. L'année
+dernière, nous étions habillés d'une façon si semblable qu'on nous
+prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis là n'est pas à
+mon avantage, mais c'était ainsi. Il se plaint souvent que les
+mêmes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je
+faire la réponse qui se présente d'elle-même? À propos, Georges,
+je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres.
+
+-- Oui, j'y étais et j'y suis resté environ un quart d'heure. Je
+suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis
+pas allé plus loin que l'entrée, car une préférence injuste donne
+lieu à de la jalousie.
+
+-- J'y suis allé dès la première heure, dit mon oncle, car j'avais
+entendu dire qu'il y aurait des débutantes fort passables. Je suis
+toujours enchanté quand je trouve l'occasion de faire un
+compliment à quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est
+arrivée, mais rarement, car j'ai un idéal que je maintiens bien
+haut.
+
+C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers.
+
+Pour moi, en les regardant tour à tour, je ne pouvais m'imaginer
+pourquoi ils n'éclataient pas de rire au nez l'un de l'autre.
+
+Bien loin de là, leur conversation était fort grave et semée d'un
+nombre infini de petites révérences. À chaque instant, ils
+ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaient des mouchoirs
+brodés.
+Un véritable rassemblement s'était formé autour d'eux et je
+m'aperçus fort bien que cette conversation avait été considérée
+comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des
+arbitres se disputant l'empire de la mode.
+
+Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui
+de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir
+son devant de chemise en batiste à dentelles et agitait ses
+manchettes, comme s'il était satisfait de la figure qu'il avait
+faite dans la partie.
+
+Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis que j'écoutais ce cercle
+de dandys; et maintenant où sont leurs petits chapeaux, leurs
+gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eût pu
+faire son noeud de cravate.
+
+Ils menaient d'étranges existences ces gens-là, et ils moururent
+d'étrange façon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres
+dans la misère, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres
+enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, à
+l'étranger, dans une maison de fous.
+
+-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous
+passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet.
+
+J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangée de petites tables
+couvertes de serge verte, autour desquelles étaient assis de
+petits groupes.
+
+À un bout, il y avait une table plus longue d'où partait un
+murmure continuel de voix.
+
+-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle,
+à moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir
+Lothian, j'espère que la chance est de votre côté?
+Un homme de haute taille, mince, à figure dure et sévère, s'était
+avancé de quelques pas hors de la pièce.
+
+Sous ses sourcils touffus, pétillaient deux yeux, vifs, gris,
+fureteurs.
+
+Ses traits grossiers étaient profondément creusés aux joues et aux
+tempes comme du silex rongé par l'eau.
+
+Il était entièrement vêtu de noir et je remarquai qu'il avait un
+balancement des épaules comme s'il avait bu.
+
+-- Perdu comme un démon, dit-il d'un ton saccadé.
+
+-- Aux dés?
+
+-- Non, au whist.
+
+-- Vous n'avez pas dû être fortement atteint à ce jeu-là?
+
+-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent
+livres la levée et mille le point, et perdant cinq heures de
+suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela?
+
+Mon oncle fut évidemment frappé de l'air hagard qu'avait la
+physionomie de l'autre homme.
+
+-- J'espère que vous n'en êtes pas trop mal en point.
+
+-- Assez mal. Je n'aime pas trop à parler de cela. À propos,
+Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pour cette lutte?
+
+-- Non.
+-- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous
+savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en
+venez pas au fait.
+
+-- Si vous fixez une date, j'amènerai mon homme, Sir Lothian, dit
+mon oncle avec froideur.
+
+-- Mettons quatre semaines à partir d'aujourd'hui, si cela vous
+convient.
+
+-- Parfaitement, le 18 mai.
+
+-- J'espère que d'ici ce jour-là, j'aurai changé de nom.
+
+-- Comment cela? demanda mon oncle étonné.
+
+-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon.
+
+-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle
+d'une voix où je remarquai un tremblement.
+
+-- J'ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croit avoir la preuve
+que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer
+que parce qu'un assassin se dérobe à la justice...
+
+-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-là, Sir Lothian, dit
+mon oncle d'un ton sec.
+
+-- Vous étiez là aussi bien que moi: Vous savez qu'il était le
+meurtrier.
+
+-- Je vous répète que vous ne le direz pas.
+
+Les petits yeux gris et méchants de sir Lothian durent s'abaisser
+devant la colère impérieuse qui brillait dans ceux de mon oncle.
+
+-- Eh bien! Même en laissant cela de côté, il est monstrueux que
+le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours.
+Je suis l'héritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes
+droits.
+
+-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit
+mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminué mon
+affection pour lui et tant que son sort n'aura pas été établi
+d'une manière certaine, je ferai tout mon possible pour que ses
+droits à lui soient également respectés.
+
+-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et
+d'avoir l'échiné brisée, répondit sir Lothian.
+
+Et alors, changeant subitement de manières, il posa la main sur la
+manche de mon oncle:
+
+-- Allons, allons, Tregellis! J'étais son ami autant que vous,
+dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu
+tard, aujourd'hui, pour nous chamailler à ce propos. Votre
+invitation reste fixée à vendredi soir?
+
+-- Certainement.
+
+-- J'amènerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons
+définitivement les conditions de notre petit pari.
+
+-- Très bien, sir Lothian. J'espère vous voir.
+
+Ils se saluèrent.
+Mon oncle s'arrêta un instant à le suivre des yeux pendant qu'il
+se mêlait à la foule.
+
+-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur
+tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux.
+
+
+X -- LES HOMMES DU RING
+
+
+Ce fut à la fin de ma première semaine passée à Londres, que mon
+oncle donna un souper à la Fantaisie, comme c'était l'habitude des
+gentlemen de cette époque, qui voulaient faire figure dans ce
+public comme Corinthiens et patrons de sport.
+
+Il avait invité non seulement les principaux champions de
+l'époque, mais encore les personnages à la mode qui
+s'intéressaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and
+Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir
+Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres.
+
+Le bruit s'était déjà répandu dans les clubs que le prince serait
+présent et l'on recherchait avec ardeur les invitations.
+
+La _Voiture et les Chevaux_ était une maison bien connue des gens
+de sport.
+
+Elle avait pour propriétaire un ancien professionnel, pugiliste de
+valeur.
+
+L'aménagement en était primitif autant qu'il le fallait pour
+satisfaire le bohémien le plus accompli.
+
+Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant,
+voulait que les gens, blasés sur le luxe et la haute vie, eussent
+l'air de trouver un plaisir piquant à descendre jusqu'aux degrés
+les plus bas de l'échelle sociale.
+
+Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et
+de Haymarket réunissaient-ils souvent sous leurs voûtes enfumées
+une illustre compagnie.
+
+C'était pour ces gens-là un changement que de tourner le dos à la
+cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour
+aller dîner dans une maison où se réunissaient des
+commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire
+descendre au moyen d'une pinte d'ale bue à la cruche d'étain.
+
+Une foule grossière s'était amassée dans la rue pour voir entrer
+les champions.
+
+Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la
+traversions.
+
+À l'intérieur était une pièce tendue de rideaux d'un rouge
+d'étain, au sol sablé, aux murs garnis de gravures représentant
+des scènes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux
+taches brunes, produites par les liqueurs, étaient disposées çà et
+là.
+
+Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards à l'aspect
+formidable étaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait
+l'air le plus brutal, y était perché balançant les jambes. Devant
+eux était un plateau chargé de petits verres et de pots d'étain.
+
+-- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporté un
+peu d'ale, de délie-langues, dit à demi-voix l'hôtelier. J'espère
+que vous n'y trouverez pas d'inconvénient.
+
+-- Vous avez très bien fait, Bob. Comment ça va-t-il, vous tous?
+Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis
+enchanté de vous voir.
+
+Les champions se levèrent et ôtèrent leur chapeau à l'exception de
+l'individu assis sur la table qui continua à balancer ses jambes
+et à regarder très froidement et bien en face mon oncle.
+
+-- Comment ça va, Berks?
+
+-- Pas trop mal et vous?
+
+-- Dites: monsieur, quand vous parlez à un m'sieur, dit Belcher et
+aussitôt, donnant une brusque secousse à la table, il lança Berks
+presque entre les bras de mon oncle.
+
+-- Hé Jem, pas de ça! dit Berks d'un ton bourru.
+
+-- Je vous apprendrai les bonnes manières, Joe, puisque votre père
+a oublié de le faire. Vous n'êtes pas ici pour boire du tord-
+boyaux dans un sale taudis, mais vous êtes en présence de nobles
+personnes, de Corinthiens à la dernière mode, et vous devez vous
+régler sur leurs façons.
+
+-- J'ai été considéré toujours comme une manière de noble
+personne, moi-même, dit Berks la langue épaisse, mais si par
+hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas...
+
+-- Voyons, là, Berks, c'est très bien, s'écria mon oncle, qui
+avait à coeur d'arranger les choses et de couper court à toute
+querelle au début de la soirée. Voici d'autres de nos amis.
+Comment ça va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien!
+Jackson, vous paraissez avoir gagné immensément. Bonsoir, Lade,
+j'espère que Lady Lade ne s'est pas trouvée trop mal de notre
+charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air
+aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par-
+dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous
+trouverez ici quelques vieux amis.
+
+Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se
+pressaient dans la pièce, j'avais entrevu la carrure solide et la
+face épanouie du champion Harrison.
+
+Sa vue me fit l'effet d'une bouffée d'air de la dune du Sud qui
+avait pénétré jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant
+l'huile, et je courus pour lui serrer la main.
+
+-- Ah! maître Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone,
+comme je le suppose? Vous êtes si changé qu'on ne vous
+reconnaîtrait pas. J'ai bien de la peine à croire que c'est
+véritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand
+le petit Jim et moi nous étions à l'enclume. Eh! comme vous voilà
+beau, pour sûr!
+
+-- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je
+avec empressement.
+
+-- Votre père est venu faire un tour chez moi pour causer de vous,
+et il me dit que la guerre va éclater de nouveau, et qu'il espère
+vous voir à Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici
+pour visiter Lord Nelson et se mettre en quête d'un vaisseau.
+Votre mère se porte bien. Je l'ai vue dimanche à l'église.
+
+-- Et Petit Jim?
+
+La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit.
+
+-- Il s'était mis sérieusement en tête de venir ici, ce soir, mais
+j'avais des raisons pour ne pas le désirer, de sorte qu'il y a un
+nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pèse, maître
+Rodney. Entre nous, j'ai de très bonnes raisons pour désirer qu'il
+reste avec moi et je suis sûr qu'avec sa fierté de caractère et
+ses idées, il n'arriverait jamais à retrouver son équilibre une
+fois qu'il aurait goûté de Londres. Je l'ai laissé là-bas, avec
+une besogne suffisante pour le tenir occupé jusqu'à mon retour
+près de lui.
+
+Un homme de haute taille, de proportions superbes et très
+élégamment vêtu, s'avançait vers nous.
+
+Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main à mon
+interlocuteur.
+
+-- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie résurrection. D'où venez-
+vous?
+
+-- Enchanté de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air
+aussi jeune et aussi solide que jamais.
+
+-- Mais oui, merci, j'ai déposé la ceinture le jour où je n'ai
+plus trouvé personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis
+à donner des leçons.
+
+-- Et moi j'exerce le métier de forgeron, par là-bas, dans le
+Sussex.
+
+-- Je me suis souvent demandé pourquoi vous n'avez pas guigné ma
+ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme à homme, je suis
+très content que vous ne l'ayez pas fait.
+
+-- Eh bien! C'est très beau de votre part de parler ainsi,
+Jackson. Je l'aurais peut-être essayé, mais la bonne femme s'y est
+opposée. Elle a été une excellente épouse pour moi, et je n'ai pas
+un mot à dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isolé, car
+tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps.
+
+-- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en
+palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure étoile
+dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fête que
+de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous
+que je vous engage contre eux?
+
+Les yeux d'Harrison étincelèrent à cette idée, mais il secoua la
+tête.
+
+-- C'est inutile, Jackson, j'ai promis à ma vieille. Voilà
+Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard à belle tournure, à
+l'habit si voyant.
+
+-- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau.
+
+-- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est près de
+lui? Il m'a l'air d'un solide gars.
+
+-- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le
+Crabe.
+
+Harrison le considéra avec intérêt.
+
+-- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui,
+n'est-ce pas?
+
+-- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman à figure maigre que l'on
+voit là-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis.
+Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, à ce
+qu'il paraît. Jem Belcher s'attend à de beaux exploits de la part
+de Wilson le Crabe. Voici Tom le frère de Belcher. Il cherche
+aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les
+gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'étais en train de
+parler de votre frère, Jem.
+
+-- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'était approché.
+Pour le moment, il se joue plutôt qu'il ne se bat, mais quand il
+aura jeté sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux
+qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant
+de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en
+avons reçu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter
+à vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientôt dans leur
+pays de l'Ouest.
+
+-- Voici le Prince, dit Jackson, à un bourdonnement confus qui
+vint de la porte.
+
+Je vis Georges s'avancer à grands fracas avec un sourire
+bienveillant sur sa face pleine de bonhomie.
+
+Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques
+Corinthiens pour les lui présenter.
+
+-- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher à Jackson. Berks
+boit du gin à même la cruche et vous savez quel cochon ça fait
+quand il est saoul.
+
+-- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des
+autres boxeurs. Quand il est à jeun on ne peut pas dire qu'il est
+un charmeur, mais quand il est chargé, il n'y a plus moyen de le
+supporter.
+
+Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait
+preuve, avait été choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui
+concernait le corps des boxeurs, qui le désignait habituellement
+sous le nom de commandant en chef.
+
+Lui et Belcher s'approchèrent de la table sur laquelle Berks
+s'était perché.
+
+Le coquin avait déjà la figure allumée, les yeux lourds et
+injectés.
+-- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince
+est ici et...
+
+-- Je ne l'ai pas encore aperçu, dit Berks quittant la table en
+chancelant. Où est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait
+très fier de le secouer par la main.
+
+-- Non, pas de ça, Joe, dit Jackson en posant la main sur la
+poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage
+dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir à votre place. Sinon
+nous vous mettrons à un endroit où vous ferez autant de bruit
+qu'il vous plaira.
+
+-- Où est-il cet endroit, patron?
+
+-- Dans la rue, par la fenêtre. Nous entendons avoir une soirée
+tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer,
+si vous prétendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel.
+
+-- Doucement, patron, grogna Berks, sûrement j'ai toujours eu la
+réputation de me conduire comme il faut.
+
+-- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tâchez de vous
+conduire comme si vous l’étiez. Mais voici que notre souper est
+prêt. Le Prince et Lord Sele font leur entrée. Deux à deux, mes
+gars, et n'oubliez pas dans quelle société vous êtes.
+
+Le repas fut servi dans une grande salle où le drapeau de la
+Grande-Bretagne et des devises en grand nombre décoraient les
+murs.
+
+Les tables étaient arrangées de façon à former les trois côtés
+d'un carré.
+
+Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince
+à sa droite, Lord Sele à sa gauche. Il avait eu la sage précaution
+de répartir les places à l'avance, de manière à répartir les
+gentlemen parmi les professionnels et à éviter le danger de mettre
+côte à côte deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui
+avait été récemment vaincu, à côté de son vainqueur.
+
+Quant à moi, j'avais d'un côté le champion Harrison et de l'autre
+un gros gaillard à figure épanouie qui m'apprit qu'il se nommait
+Bill War, qu'il était propriétaire d'un public house à l'Unique
+Tonne dans Jermyn Street, et qu'il était un des plus rudes
+champions de la liste.
+
+-- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ça me pousse
+sur le corps avec une rapidité surprenante. Je devrais me battre à
+treize stone huit onces et je suis arrivé au poids de dix-sept. Ce
+sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste
+derrière le comptoir toute la journée et pas moyen de refuser une
+tournée de peur de fâcher un client. Voilà qui a perdu plus d'un
+champion avant moi.
+
+-- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis
+fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze
+ans.
+
+-- Chez nous, les uns se mettent à un métier, les autres à un
+autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour
+leur compte.
+
+-- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau
+milieu d'une tempête de neige par là-bas, du côté de Navestock. Il
+conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est
+garçon de café à présent. Dick Humphries... il est marchand de
+charbon, il a toujours tenu à être distingué. Georges Ingleston
+est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit à la campagne,
+il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des
+jeunes Corinthiens et des étourneaux de bonne famille toujours
+devant vous à vous provoquer en face.
+
+C'était bien le dernier inconvénient auquel, selon moi, fût exposé
+un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs
+gaillards à figures bovines, qui étaient de l'autre côté de la
+table, approuvèrent de la tête.
+
+-- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que
+moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voilà qui entrent dans
+mon bar, échauffés par le vin. «C'est vous qui êtes Tom Owen, le
+boxeur, que dit l'un d'eux» «À votre service, Monsieur, que je
+réponds.» «Eh bien, attrapez ça,» dit-il, et voilà une bourrade
+sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main,
+à travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils
+peuvent aller brailler partout qu'ils ont tapé sur Tom Owen.
+
+-- Est-ce que vous ne leur débouchez pas quelques fioles en
+récompense? demanda Harrison.
+
+-- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: «À présent,
+Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas
+pour l'amour de l'art, pas plus qu'un médecin ne vous drogue pour
+rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches
+de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maître, et je vous
+promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous
+aller sortir d'ici, vous faire gorger à l'oeil par un champion de
+poids moyen.»
+
+-- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin.
+S'ils mettent une guinée sur le comptoir -- ils n'y manquent pas
+quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir
+une guinée et je ramasse l'argent.
+
+-- Mais s'ils ne le font pas.
+-- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre
+un fidèle sujet de Sa Majesté, le nommé William War. Je les traîne
+devant le magistrat le lendemain. Ça leur coûte huit jours ou
+vingt shillings.
+
+Pendant ce temps, le souper avançait à grand train.
+
+C'était un de ces repas solides et peu compliqués qui étaient à la
+mode au temps de nos grands-pères et cela vous expliquera, à
+certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces
+parents-là.
+
+De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues
+fumées, des pâtés de veau et de jambon, des dindons, des poulets,
+des oies, toutes les sortes de légumes, un défilé de sherrys
+ardents, de grosses ales, tel était le fond principal du festin.
+
+C'était la même viande et la même cuisine devant laquelle auraient
+pu s'attabler, quatorze siècles auparavant, leurs ancêtres
+norvégiens et germains.
+
+Et à vrai dire, comme je contemplais à travers la vapeur des plats
+ces rangées de trognes farouches et grossières, ces larges
+épaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu
+croire que j'assistais à une de ces plantureuses bombances de
+jadis, où les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'à l'os,
+puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes à la tête de
+leurs captifs.
+
+Ça et là, la figure plus pâle et les traits aquilins d'un
+Corinthien rappelaient de plus près le type normand, mais en
+grande majorité ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies,
+faces d'hommes pour qui la vie était une bataille, évoquaient la
+sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que
+devaient être ces farouches pirates, ces corsaires qui nous
+portaient dans leurs flancs.
+Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un à un, chacun
+des hommes que j'avais en face de moi, il m'était aisé de voir que
+les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas été
+les seuls maîtres du terrain, mais que d'autres races s'étaient
+montrées capables de produire des combattants dignes de se mesurer
+avec les plus forts.
+
+Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fût
+comparable à Jackson ou à Belcher, pour la beauté des proportions
+et la bravoure. Le premier était remarquable par la structure
+magnifique, l'étroitesse de sa taille, la largeur herculéenne de
+ses épaules. Le second avait la grâce d'une antique statue
+grecque, une tête dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la
+beauté. Il avait dans les reins, les membres, l'épaule, cette
+longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilité,
+l’activité de la panthère.
+
+Déjà, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa
+physionomie comme une ombre tragique.
+
+Je pressentais en quelque sorte l'événement qui devait arriver
+quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui
+fit perdre pour toujours la vue d'un côté.
+
+Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre
+sans lutte.
+
+Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le détail de ce combat où le
+vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'état de
+juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes
+contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans
+l'amertume de sa défaite, on l'entendit exprimer son chagrin au
+sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune.
+
+Si à cette lecture, vous n'êtes pas ému, c'est qu'il doit manquer
+en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme.
+
+Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de
+tenir tête à Jackson ou à Jem Belcher, il y en avait d'autres
+d'une race, d'un type différents, possédant des qualités qui
+faisaient d'eux de dangereux boxeurs.
+
+Un peu plus loin dans la pièce, j'aperçus la face noire et la tête
+crépue de Bill Richmond portant la livrée rouge et or de valet de
+pied.
+
+Il était destiné à être le prédécesseur des Molineaux, des Sutton,
+de toute cette série de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette
+vigueur de muscle, de cette insensibilité à la douleur qui
+caractérisent l'Africain et lui assurent un avantage tout
+particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier
+d'avoir été le premier Américain de naissance qui eût conquis des
+lauriers sur le ring anglais.
+
+Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui
+venait alors de quitter la vie active.
+
+Il laissait derrière lui une réputation d'élégance, de science
+accomplie qui depuis lors, jusqu'à ce jour, n'a point été
+surpassée.
+
+La seule critique qu'on pût lui faire était de ne pas frapper avec
+assez de force. C'était certes un reproche qu'on n'eût point
+adressé à son voisin, dont la figure allongée, le nez aquilin, les
+yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait à
+la même vieille race.
+
+Celui-là, c'était le formidable Sam, le Hollandais qui se battait
+au poids de neuf stone six onces, mais néanmoins, possédait une
+telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs
+consentaient à le patronner contre le champion de quatorze stone,
+à la condition qu'ils fussent tous deux liés à cheval sur un banc.
+
+Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint blême
+prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de
+Whitechapel s'étaient adonnés à ce sport de leur pays adoptif et
+qu'en cette carrière, comme en d'autres plus sérieuses de
+l'activité humaine, ils étaient capables de se mesurer avec les
+plus forts.
+
+Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement à me
+faire connaître ces célébrités, dont la réputation avait retenti
+dans nos plus petits villages du Sussex.
+
+-- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui
+qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite été presque
+tué par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout près
+de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent après lui sont
+aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous
+trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux,
+mais ils sont terriblement traîtres. Ce petit gaillard à figure
+narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle
+l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne
+pèse que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un géant.
+Il n'a jamais été battu, et il n'y a personne, ayant son poids à
+un stone près, qui soit capable de le battre, excepté le seul Sam
+le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la même couvée,
+un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce
+personnage à l'air comme il faut, et qui mange avec une
+fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, à cela près
+que la bosse de son nez n'est pas tout à fait à sa place, c'est
+Dick Humphries, le même qui était le Coq des poids moyens jusqu'au
+jour où Mendoza vint lui couper la crête. Vous voyez cet autre à
+la tête grisonnante et des cicatrices sur la figure?
+
+-- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'écria
+Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de
+War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il était
+en pleine vigueur, il n'y avait guère de boxeurs en Angleterre qui
+fussent capables de lui tenir tête.
+
+-- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se
+présentèrent, lorsque les trois champions de Birminghan portèrent
+un défi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours
+vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passés quand il
+défia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez
+d'endurance pour venir à bout de bien des jeunes. Il est
+préférable de rendre des points en poids qu'en années.
+
+-- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre côté de la table
+une voix chevrotante. Oui, mes maîtres, les jeunes auront leur
+compte.
+
+L'homme, qui venait de parler, était le personnage le plus
+extraordinaire qu'il y eut dans cette salle où s'en trouvaient de
+si extraordinaires.
+
+Il était vieux, très vieux, si vieux même qu'il échappait à toute
+comparaison et personne n'eut été en état de dire son âge, d'après
+sa peau momifiée et ses yeux de poisson.
+
+Quelques rares cheveux gris étaient épars sur son crâne jauni.
+Quant à ses traits, ils avaient à peine quelque chose d'humain,
+tant ils étaient déformés, car les rides profondes et les poches
+flasques de l'extrême vieillesse étaient venues s'ajouter sur une
+figure qui avait toujours été d'une laideur grossière et que bien
+des coups avaient achevé de pétrir et d'écraser.
+
+Dès le commencement du repas, j'avais remarqué cet être-là, qui
+appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y
+trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d'une main
+tremblante, les mets placés devant lui.
+
+Mais, peu à peu, comme ses voisins le faisaient boire
+copieusement, ses épaules reprirent de leur carrure. Son dos se
+raidit, ses yeux s'allumèrent, et il regarda autour de lui,
+d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment
+il était venu là, puis avec une expression d'intérêt véritablement
+croissant.
+
+Il écoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les
+conversations de ceux qui l'entouraient.
+
+-- C'est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix le champion Harrison.
+Il était exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai
+pour la première fois dans le ring. Il y eut un temps où il était
+la terreur de Londres.
+
+-- Oui, il l'était, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix-
+cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter à
+terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu,
+pour une demi-couronne. Il n'avait pas à ménager sa figure, voyez-
+vous, car il a toujours été l'homme le plus laid d'Angleterre.
+Mais voilà bien près de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille
+et il a fallu lui flanquer plus d'une raclée pour lui faire
+comprendre enfin que la force le quittait.
+
+-- La jeunesse aura son compte, mes maîtres, ronronnait le vieux
+en secouant pitoyablement la tête.
+
+-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une
+goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse. Réchauffez-lui le
+coeur.
+
+Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridée. Cela produisit
+sur lui un effet extraordinaire.
+
+Une lueur brilla dans chacun de ses yeux éteints.
+
+Une légère rougeur se montra sur ses joues cireuses.
+
+Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain un son tout
+particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical.
+
+De rauques éclats de rire de toute la compagnie y répondirent. Des
+figures allumées se penchèrent en avant les unes des autres pour
+apercevoir le vétéran.
+
+-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite.
+
+-- Riez si vous voulez, mes maîtres, s'écria-t-il dans son jargon
+de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnées de
+veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes
+griffes qui ont cogné sur la boule de Figg et sur celle de Jack
+Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux
+qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos pères
+fussent capables de manger leur soupe.
+
+La compagnie se remit à rire et à encourager le vétéran, par des
+cris où l'intonation railleuse n'était pas dépourvue de sympathie.
+
+-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur
+comment les petits s'y prenaient de votre temps.
+
+Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus
+dédaigneux.
+
+-- Eh! d'après ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et
+chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire
+partir une mouche posée sur de la viande. Vous auriez fait de très
+bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous
+êtes trompés de chemin, quand vous êtes entrés dans le ring.
+
+-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix
+enrouée.
+
+-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'épargner au bourreau
+la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'était pas
+présente.
+
+-- Ça se peut bien, patron, dit le coquin à moitié ivre, qui se
+redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne
+pas à un m'sieu comme il faut...
+
+-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si impérieux que
+l'individu retomba sur sa chaise.
+
+-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pépia le
+vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de
+Cumberland qu'il se chargeait de démolir la garde du roi de
+Prusse, à raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de
+l'année, jusqu'à ce qu'il fût venu à bout de tout le régiment, et
+le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel
+d'entre vous aurait été capable de se remettre d'aplomb après le
+coup de torchon que donna le gondolier italien à Bob Wittaker?
+
+-- Qu'est-ce que c'était, Buckhorse? crièrent plusieurs voix.
+
+-- Il vint ici d'un pays étranger, et il était si large qu'il se
+mettait de profil pour passer par une porte. Il y était forcé sur
+ma parole, et il était si fort que partout où il cognait, il
+fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut cassé deux ou
+trois mâchoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en
+mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mêle. Il
+envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: «Il y a
+un petit qui casse un os à chaque fois qu'il touche et ça fait peu
+d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui
+avoir flanqué une rossée.» Comme ça Figg se lève et il dit: «Je ne
+sais pas, mon maître. Il peut bien casser la gueule à n'importe
+qui des gens de son pays, mais je lui amènerai un gars de Londres
+à qui il ne cassera pas la mâchoire quand même il se servirait
+d'un marteau pilon.» J'étais avec Figg au café Slaughter, qui
+existait alors, quand il a dit ça au gentilhomme du roi: et j'y
+vais, oui, j'y vais.
+
+Après ces mots, il lança de nouveau ce cri singulier qui
+ressemblait à un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les
+boxeurs se mirent de nouveau à rire et à l'applaudir.
+
+-- Son Altesse... c'est-à-dire le comte de Chester... serait
+charmé d'entendre jusqu'au bout votre récit Buckhorse, dit mon
+oncle à qui le prince venait de parler à voix basse.
+
+-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu,
+tout le monde se rassembla dans l'amphithéâtre de Figg, le même
+qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittaker était là, et ce
+grand bandit de gondolier italien y était aussi. Il y avait
+également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingt mille
+entassés qu'on aurait cru à voir leurs têtes, comme des pommes de
+terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancs tout
+autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à ce qu'on
+jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'étranger.
+Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu'à un endroit il y
+avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent
+aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il était en
+charpente, comme c'était la coutume alors, et élevé d'une hauteur
+d'homme par-dessus la tête des gens. Bon! quand Bob eut été mis en
+face de ce géant italien, je lui dis: «Bob! donnez-lui un bon coup
+dans les soufflets», parce que j'avais bien vu qu'il était aussi
+enflé qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il
+s'avance vers l'étranger, il reçoit un rude coup sur la boule.
+J'entendis le bruit sourd que ça fit et j'entendis passer quelque
+chose tout près de moi, mais quand je regardai, l'Italien était en
+train de se tâter les muscles au milieu de la scène, mais quant à
+Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'était jamais
+venu là.
+
+L'auditoire était suspendu aux lèvres du vieux boxeur.
+
+-- Eh bien! crièrent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse!
+Est-ce qu'il l'avait avalé, quoi enfin?
+
+-- Eh bien, mes garçons, voilà justement ce que je me demandais
+quand tout à coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air,
+au milieu du public, à une bonne distance de là. Je reconnus les
+jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec
+des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'était sa couleur. Alors,
+on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on
+l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eût jamais
+manqué. Tout d'abord il était si ébloui qu'il ne savait pas s'il
+était à l'église ou dans la prison du Maquignon, mais quand je
+l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint à lui. «Nous
+allons nous y remettre, Buck» qu'il dit. «Il vous a marqué» dis-
+je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors
+l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de
+côté et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force
+que Dieu lui avait donnée.
+
+-- Eh bien? Eh bien?
+
+-- Eh bien! L'Italien avait reçu ça en plein sur la gorge et ça le
+fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se
+redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter
+Gloria! Alléluia! de cette force-là. Et voilà que d'un bond, il
+saute à bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la
+vitesse de ses pattes. Tout le public se lève et part avec lui
+aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil
+était plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs
+comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui
+fîmes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis
+dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa
+qu'au bureau d'embarquement où il s'informait à quelle heure avait
+lieu le premier départ pour l'étranger.
+
+Les rires redoublèrent, on fit tinter les verres sur la table,
+quand le vieux Buckhorse eut achevé son histoire.
+
+Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garçon qui
+s'approcha et glissa l'objet dans la main du vétéran. Il cracha
+dessus avant de le fourrer dans sa poche.
+
+Pendant ce temps-là, la table avait été desservie. Elle était
+maintenant parsemée de bouteilles et de verres, et l'on
+distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac.
+
+Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude
+noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le
+Prince fut des premiers, donnèrent l'exemple en allumant leurs
+pipes.
+
+Toute contrainte avait disparu.
+
+Les boxeurs professionnels, allumés par le vin, s'interpellaient
+bruyamment d'un bout à l'autre des tables en envoyant à grands
+cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis qui se trouvaient à
+l'autre bout de la pièce.
+
+Les amateurs, se mettant à l'unisson de la compagnie, n'étaient
+guère moins bruyants et, discutant à haute voix les mérites des
+uns et des autres, critiquaient à la face des professionnels leur
+manière de se battre et faisaient des paris sur les rencontres
+futures.
+
+Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappé d'un air
+autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la
+parole.
+
+Tel qu'il était debout, sa figure pâle et calme, le corps si bien
+pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour
+lui, car avec toute son élégance, il paraissait posséder un empire
+incontesté sur ces farouches gaillards.
+
+On eût dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une
+meute qui bondit et aboie.
+
+Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons
+sportsmen réunis, et reconnut l'honneur qui avait été fait tant à
+ses invités qu'à lui-même, par la présence, ce soir-là, d'une
+illustre personnalité qu'il devait mentionner sous le nom de comte
+de Chester.
+
+Il était fâché que la saison ne lui eût pas permis de servir du
+gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau
+gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence.
+
+Applaudissements et rires.
+
+Selon lui, le sport du ring avait contribué à développer ce mépris
+de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribué au
+salut du pays dans les temps passés et qui allait redevenir
+nécessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu.
+
+Si un ennemi débarquait sur nos rivages, alors, avec notre armée
+si peu nombreuse, nous serions dans la nécessité de compter sur la
+bravoure naturelle à la race, bravoure pliée à la persévérance par
+la vue et la pratique des sports virils.
+En temps de paix également, les règles du ring avaient été utiles,
+en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce
+qu'elles rendaient l'opinion publique hostile à l'usage du couteau
+ou des coups de bottes si répandu à l'étranger.
+
+Il concluait en demandant que l'on bût au succès de la Fantaisie,
+en associant à ce toast le nom de John Jackson, le digne
+représentant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans
+la boxe anglaise.
+
+Jackson ayant répondu avec une promptitude et un à-propos
+qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva
+encore une fois.
+
+-- Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, non seulement pour
+célébrer les gloires passées du ring professionnel, mais encore
+pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aisé,
+maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sous ce
+toit, de régler quelques accords. J'en ai moi-même donné l'exemple
+en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont
+vous être communiquées par ce gentleman.
+
+Sir Lothian se leva, un papier à la main.
+
+-- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les
+conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne
+s'est jamais battu pour un prix, s'engage à une rencontre qui aura
+lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel que soit
+son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix
+de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous de vingt
+ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcher et
+les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont
+de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront
+payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira, paiera.
+C'était chose curieuse que de voir avec quelle gravité tous ces
+gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la tête et jugeaient les
+conditions du match.
+
+-- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est âgé de
+vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disputé de prix dans un
+combat régulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru
+pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions.
+
+-- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher.
+
+-- C'est précisément pour ce motif, Sir John, que je mise à deux
+contre un en sa faveur.
+
+-- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille
+et le poids de Wilson?
+
+-- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone
+dix.
+
+-- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour
+n'importe quel bipède, dit Jackson au milieu des murmures
+approbateurs des professionnels.
+
+-- Lisez les règles du combat, Sir Lothian.
+
+-- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dix heures du matin,
+dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Le ring sera un
+carré de vingt pieds de côté. Ni l’un ni l'autre des combattants
+ne se retirera à moins d'un coup décisif reconnu pour tel par les
+arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis
+sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour
+les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, Sir Charles?
+
+Mon oncle acquiesça d'un signe de tête.
+
+-- Avez-vous quelque chose à dire, Wilson?
+
+Le jeune pugiliste, qui était d'une structure singulière dans sa
+maigreur efflanquée, avec une figure accidentée, osseuse, passa
+ses doigts dans sa chevelure coupée court.
+
+-- Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec le léger zézaiement des
+campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de côté, c'est un
+peu étroit pour un homme de treize stone.
+
+Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels.
+
+-- Combien vous faudrait-il, Wilson?
+
+-- Vingt-quatre, Sir Lothian.
+
+-- Avez-vous quelque objection, Sir Charles?
+
+-- Aucune.
+
+-- Avez-vous encore quelque chose à demander, Wilson?
+
+-- Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pas fâché de savoir
+avec qui je vais me battre.
+
+-- À ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement désigné
+votre champion, Sir Charles.
+
+-- J'ai l'intention de ne le faire que le matin même du combat. Je
+crois que le texte même de notre pari me reconnaît ce droit.
+
+-- Certainement, vous pouvez en faire usage.
+
+-- C'est mon intention et je serais immensément obligé envers Mr
+Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le dépôt des enjeux.
+
+Ce gentleman s'étant empressé de donner son consentement, toutes
+les formalités que comportaient ces modestes tournois furent
+accomplies.
+
+Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, étant échauffés par le
+vin, échangeaient des regards de colère d'un bord à l'autre des
+tables.
+
+La lumière pénétrant à travers les spirales grises de la fumée du
+tabac éclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les
+faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'était
+jadis élevée pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte
+déloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte à
+Hornchurch, se ranima de nouveau.
+
+Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se
+battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir
+que Mendoza avait été vaincu loyalement.
+
+Joe Berks, qui était devenu de plus en plus bruyant et agressif à
+mesure que la soirée s'avançait, tenta de monter sur la table, en
+proférant d'horribles blasphèmes, pour en venir aux mains avec un
+vieux Juif nommé Yussef le batailleur, qui s'était lancé à corps
+perdu dans la discussion.
+
+Il n'en eût pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminât
+par une bataille générale et acharnée et ce ne fut que grâce aux
+efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes
+plus froids, plus rassis, que nous n'assistâmes pas à une mêlée.
+Alors, cette question une fois écartée, surgit à la place celle
+des prétentions rivales pour les championnats de différents poids.
+
+Des propos encolérés furent de nouveau échangés. Des défis étaient
+dans l'air.
+
+Il n'y avait pas de limite précise entre les poids légers, moyens
+et lourds et, cependant, c'était une affaire importante, pour le
+classement d'un boxeur de savoir s'il serait coté comme le plus
+lourd des poids légers, ou le plus léger des poids lourds.
+
+L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre était prêt
+à accepter n'importe quel match à onze stone, mais se refusait à
+aller jusqu'à douze, ce qui aurait eu pour résultat de le mettre
+aux prises avec l'invincible Jem Belcher.
+
+Faulkner se donnait comme le champion des vétérans, et l'on
+entendit même résonner à travers le tumulte le singulier coup de
+cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu'il portait un défi à
+n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant
+moins de sept stone.
+
+Mais malgré ces éclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le
+champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il était
+absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la
+soirée sans désagréments. Il m'avait conseillé, dans le cas où la
+chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugier sous la
+table, quand le maître de l'auberge entra d'un pas pressé et remit
+un billet à mon oncle.
+
+Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en
+relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise.
+
+Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire
+aux lèvres:
+-- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étranger qui attend et
+exprime le désir d'engager un combat décisif avec le meilleur
+boxeur qu'il y ait dans la salle.
+
+
+XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES
+
+
+Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise
+silencieuse puis d'un éclat de rire général.
+
+On pouvait argumenter pour savoir quel était le champion pour
+chaque poids, mais il était absolument certain que les champions
+de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un défi
+assez audacieux pour s'adresser à tous, sans exception, sans
+distinction de poids ou d'âge était de nature telle qu'on ne
+pouvait y voir qu'une farce, mais c'était une farce qui pouvait
+coûter cher au plaisant.
+
+-- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle.
+
+-- Oui, sir Charles, répondit l'hôtelier. L'homme attend en bas.
+
+-- C'est un chevreau, crièrent plusieurs boxeurs, quelque gamin
+qui nous fait poser.
+
+-- Ne le croyez pas, répondit l'hôtelier. C'est un Corinthien à la
+dernière mode, à en juger par son habillement, et il parle
+sérieusement ou je ne me connais pas en hommes.
+
+Mon oncle s'entretint quelques instants à voix basse avec le
+Prince de Galles.
+
+-- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas très
+avancée et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui désire montrer
+son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion.
+-- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher.
+
+-- Il a près de six pieds et je le classerai dans les treize stone
+quand il sera déshabillé.
+
+-- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'écria Jackson.
+
+Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'à
+Sam le Hollandais.
+
+La salle retentissait de cris enroués, des propos de ceux qui se
+prétendaient qualifiés pour ce choix.
+
+Une bataille, alors qu'ils étaient échauffés par le vin et mûrs
+pour en découdre, et surtout une bataille devant une société aussi
+choisie, devant le Prince lui-même, c'était une chance qui ne se
+présentait pas souvent à eux.
+
+Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des
+plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur
+dignité d'accepter un engagement ainsi improvisé.
+
+-- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui,
+remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisée:
+C'est au président de choisir.
+
+-- Votre Altesse Royale a peut-être un champion en vue, demanda
+mon oncle.
+
+-- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge
+et les yeux de plus en plus ternes, je me présenterais moi-même si
+ma position était différente. Vous m'avez vu avec les gants
+Jackson. Vous connaissez ma forme?
+
+-- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et
+j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale.
+
+-- Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nous donner une séance.
+
+Belcher secoua sa belle tête en souriant.
+
+-- Voici mon frère Tom ici présent qui n'a jamais saigné à
+Londres. Il ferait un match plus équitable.
+
+-- Qu'on me le donne à moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce
+soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera à
+prendre ma place. Ce gibier-là, c'est pour moi, mes maîtres.
+Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment on prépare une tête de
+veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai
+avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou
+tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol.
+
+Il était clair que Berks s'était mis dans un état tel qu'il
+fallait qu'il se battît avec quelqu'un.
+
+Sa figure grossière était tendue.
+
+Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses méchants yeux
+gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en
+quête d'une querelle.
+
+Ses grosses mains rouges étaient serrées en poings noueux. Il en
+brandit un d'un air menaçant tout en promenant autour des tables
+son regard d'ivrogne.
+
+-- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe
+Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais
+et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse
+Royale et de la compagnie, je le désignerai comme notre champion
+en cette occasion.
+
+-- Vous me faites grand honneur, s'écria l'individu qui se leva en
+chancelant et commença à ôter son habit. Si je ne l'avale pas en
+cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir le Shroshire.
+
+-- Un instant, Berks, crièrent plusieurs amateurs. Dans quel
+endroit la lutte aura-t-elle lieu?
+
+-- Où vous voudrez, mes maîtres, je me battrai dans la fosse d'un
+scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous
+voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste.
+
+-- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement.
+Où donc aller? dit mon oncle.
+
+-- Sur mon âme, Tregellis, s'écria le Prince, je crois que notre
+ami l'inconnu aurait son avis à donner sur l'affaire. Ce serait
+lui manquer complètement d'égards que de ne pas lui laisser le
+choix des conditions.
+
+-- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter.
+
+-- Voilà qui est bien facile, car il franchit justement le seuil.
+
+Je jetai un regard autour de moi et j'aperçus un jeune homme de
+haute taille, fort bien vêtu, couvert d'un grand manteau de voyage
+de couleur brune et coiffé d'un chapeau de feutre noir.
+
+Une seconde après, il se tourna et je saisis convulsivement le
+bras du champion Harrison.
+
+-- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim.
+
+Et cependant dès le premier moment, il m'était venu à l'esprit que
+la chose était possible, qu'elle était même probable.
+
+Je crois qu'elle s'était également présentée à l'esprit
+d'Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puis agitée
+sur sa physionomie, dès qu'il fut question d'un inconnu qui était
+en bas.
+
+En ce moment, dès que se fut calmé le murmure de surprise et
+d'admiration causé par la figure et la tournure de Jim, Harrison
+se leva en gesticulant avec véhémence.
+
+-- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt
+ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien.
+
+-- Laissez-le tranquille, Harrison, s'écria Jackson. Il est assez
+grand pour répondre lui-même.
+
+-- Cette affaire est allée assez loin, dit mon oncle. Harrison, je
+crois que vous êtes trop bon sportsman pour vous opposer à ce que
+votre neveu prouve qu'il tient de son oncle.
+
+-- Il est bien différent de moi, s'écria Harrison au comble de
+l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis
+faire. J'avais décidé de ne plus remettre les pieds dans un ring.
+Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir
+un instant la société.
+
+Le petit Jim s'avança et posa la main sur l'épaule du champion.
+
+-- Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais de façon que je
+l'entendis, je suis fâché d'aller contre vos désirs, mais mon
+parti est pris, et j'irai jusqu'au bout.
+
+Harrison secoua ses vastes épaules.
+
+-- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais
+je vous ai déjà entendu tenir ce langage et je sais que cela finit
+toujours par ce qui vous plaît.
+
+-- J'espère, Harrison, que vous avez renoncé à votre opposition?
+demanda mon oncle.
+
+-- Puis-je prendre sa place?
+
+-- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porté un défi et que
+j'ai laissé à un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim.
+C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en
+travers de ma route.
+
+La large figure, ordinairement impassible, du forgeron était
+bouleversée par la lutte des émotions contradictoires.
+
+À la fin, il abattit brusquement son poing sur la table.
+
+-- Ce n'est point ma faute, s'écria-t-il, ça devait arriver et
+c'est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon, rappelez-vous vos
+distances et tenez-vous à bonne portée d'un homme qui pourrait
+vous rendre seize livres.
+
+-- J'étais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il
+s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez
+venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements
+nécessaires en vue de votre défi si digne d'un sportsman.
+
+-- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur
+toutes les personnes présentes qui étaient toutes debout en ce
+moment.
+
+-- Jeune homme, vous verrez à qui vous avez affaire, avant que la
+partie soit engagée à fond, cria Berks en se frayant passage par
+des poussées inégales à travers la foule. Vous aurez besoin d'un
+ami pour jurer qu’il vous reconnaît avant que j'aie fini, voyez-
+vous?
+
+Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tous les traits de sa
+figure.
+
+-- Assurément, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme
+ivre? dit-il. Où est Jem Belcher?
+
+-- Me voici, jeune homme.
+
+-- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis.
+
+-- Mon garçon, il faut percer par degrés jusqu'à moi. On ne monte
+pas d'un bond d'un bout à l'autre de l'échelle, on la gravit
+échelon par échelon. Montrez-vous digne d'être un adversaire pour
+moi, et je vous donnerai votre tour.
+
+-- Je vous suis fort obligé.
+
+-- Et votre air me plaît, je vous veux du bien, dit Belcher en lui
+tendant la main.
+
+Ils étaient assez semblables entre eux, tant de figure que de
+proportions, à cela près que le champion de Bristol avait quelques
+années de plus.
+
+Il s'éleva un murmure d'admiration quand on vit côte à côte ces
+deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs
+et bien marqués.
+
+-- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda
+mon oncle.
+
+-- Je m'en rapporte à vous, monsieur, dit Jim.
+
+-- Pourquoi n'irait-on pas à Five's Court? suggéra sir John.
+
+-- Soit, allons à Five's Court.
+
+Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hôtelier. Il
+voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une
+récolte nouvelle dans les poches de la dépensière compagnie.
+
+-- Si vous le voulez bien, s'écria-t-il, il n'est pas nécessaire
+d'aller aussi loin. Mon hangar à voitures derrière la cour est
+vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se
+cogner.
+
+Une exclamation unanime s'éleva en faveur du hangar à voitures et
+ceux qui étaient près de la porte s'esquivèrent en toute hâte dans
+l'espoir de s'emparer des meilleures places.
+
+Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison à l'écart.
+
+-- J'empêcherais ça, si j'étais à votre place.
+
+-- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désire pas du tout qu'il
+se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tête il est
+impossible de le lui ôter.
+
+Tous les combats qu'avait livrés le pugiliste, si on les avait mis
+ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation.
+
+-- Alors chargez-vous de lui et prenez l'éponge, quand les choses
+commenceront à tourner mal. Vous connaissez le record de Joe
+Berks?
+
+-- Il a commencé depuis mon départ.
+
+-- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse
+venir à bout de lui. Vous voyez vous-même l'homme: six pieds et
+quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l’a battu
+deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal.
+
+-- Bon, bon, il nous faut en passer par là. Vous n'avez pas vu le
+petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure
+opinion de ses chances. Il n'avait guère que seize ans quand il
+rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du
+chemin.
+
+La compagnie sortait à flots par la porte et descendait à grand
+bruit les marches.
+
+Nous nous mêlâmes donc au courant.
+
+Il tombait une pluie fine et les lumières jaunes des fenêtres
+faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour.
+
+Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant
+de l'atmosphère empestée de la salle du souper.
+À l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se
+dessinait vivement à la lumière des lanternes de l'intérieur.
+
+Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui
+se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier
+rang.
+
+De mon côté, avec ma taille plutôt petite, je n'aurais rien vu, si
+je n'avais rencontré un seau retourné sur lequel je me plantai en
+m'adossant au mur.
+
+La pièce était vaste avec un plancher en bois et une ouverture en
+carré dans la toiture. Cette ouverture était festonnée de têtes,
+celles des palefreniers et des garçons d'écurie qui regardaient de
+la chambre aux harnais, située au-dessus.
+
+Une lampe de voiture était suspendue à chaque coin et une très
+grosse lanterne d'écurie pendait au bout d'une corde attachée à
+une maîtresse poutre.
+
+Un rouleau de cordage avait été apporté et quatre hommes, sous la
+direction de Jackson, avaient été postés pour le tenir.
+
+-- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle.
+
+-- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands,
+Monsieur.
+
+-- Très bien. Et une demi-minute après chaque round, je suppose.
+Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut être l'autre et
+vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre
+suprême.
+
+Tous les préparatifs furent faits avec autant de célérité que
+d'exactitude par ces hommes expérimentés.
+
+Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés de Berks. Petit Jim
+fut confié aux soins de Belcher et de Jack Harrison.
+
+Les éponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent
+passées de mains en mains, pour être mises à la disposition des
+seconds.
+
+-- Voici votre homme, s'écria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien
+nous allons vous chercher.
+
+Jim parut dans le ring, nu jusqu'à la ceinture, un foulard de
+couleur noué autour de la taille.
+
+Un cri d'admiration échappa aux spectateurs quand ils virent les
+belles lignes de son corps, et je criai comme les autres.
+
+Il avait les épaules plutôt tombantes que massives, mais il avait
+les muscles à la bonne place, faisant des ondulations longues et
+douces, du cou à l'épaule, et de l'épaule au coude.
+
+Son travail à l'enclume avait donné à ses bras leur plus haut
+degré de développement.
+
+La vie salubre de la campagne avait revêtu d'un luisant brillant
+sa peau d'ivoire qui reflétait la lumière des lampes.
+
+Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait
+cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des
+fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans
+l’ombre d'un doute pour moi, la détermination d'un orgueil dur
+comme fer.
+Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage
+l’abandonnât.
+
+Pendant ce temps, Joe Berks s'était avancé d'un air fanfaron et
+s'était arrêté les bras croisés entre ses seconds, dans l'angle
+opposé.
+
+Son expression n'avait rien de la hâte, de l'ardeur de son
+adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la
+poitrine et sur les côtes, prouvait, même à des yeux
+inexpérimentés, comme les miens, qu'il n'était pas un boxeur
+manquant d'entraînement.
+
+Certes une vie passée à boire des petits verres et à se donner du
+bon temps l'avait rendu bouffi et lourd.
+
+D'autre part, il était fameux par son adresse, par la force de son
+coup, de sorte que même devant la supériorité de l'âge et de la
+condition, les paris furent à trois contre un en sa faveur.
+
+Sa figure charnue, rasée de près, exprimait la férocité autant que
+le courage.
+
+Il restait immobile, fixant méchamment Jim de ses petits yeux
+injectés de sang, portant un peu en avant ses larges épaules,
+comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne.
+
+Le brouhaha des paris s'était augmenté, couvrant tous les autres
+bruits. Les hommes se jetaient leurs appréciations d'un côté à
+l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer
+l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari.
+
+Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues
+contre Jim et les évaluait libéralement avec ceux qui jugeaient
+d'après l'apparence de l'inconnu.
+-- J'ai vu Berks se battre, disait-il à l'honorable Berkeley
+Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un
+homme possesseur d'un pareil record.
+
+-- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre,
+mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipèdes ou de
+quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma
+vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-vous toujours contre
+moi?
+
+-- Trois contre un.
+
+-- Chaque unité compte pour cent livres.
+
+-- Très bien, Craven! les voilà partis. Berks! Berks! Bravo!
+Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai à vous faire
+verser ces cent livres.
+
+Les deux hommes s'étaient mis debout face-à-face, l'un aussi léger
+qu'une chèvre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras
+droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait
+les deux bras à demi ployés et les pieds presque sur la même
+ligne, de façon à pouvoir porter en arrière l'un ou l'autre.
+
+Pendant une minute, ils se regardèrent.
+
+Puis Berks baissant la tête et lançant un coup de sa façon qui
+était de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa
+brusquement Jim dans son coin.
+
+Ce fut une glissade en arrière plutôt qu'un Knock-down mais on vit
+un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim.
+
+En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les
+entraînèrent dans leur coin.
+
+-- Vous est-il égal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven,
+qui allongeait le cou pour apercevoir Jim.
+
+-- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks!
+crièrent les gens du ring.
+
+-- L'inégalité s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre
+contre un en centaines?
+
+-- Parfaitement, Sir John!
+
+-- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il
+a eu un Knock-down.
+
+--Il a été bousculé par un coup, mais il a paré tous ceux qui lui
+ont été portés et je trouve qu'il avait une mine à mon gré quand
+il s'est relevé.
+
+-- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau.
+Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas
+toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne.
+
+Ils étaient aux prises pour la seconde fois et je trépignais
+d'agitation sur mon seau.
+
+Il était évident que Berks prétendait l'emporter de haute lutte,
+tandis que Jim, conseillé par les deux hommes les plus
+expérimentés de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique
+la plus sûre consistait à laisser le coquin gaspiller sa force et
+son souffle en pure perte.
+
+Il y avait quelque chose d'horrible dans l'énergie que mettait
+Berks à lancer ses coups et à accompagner chaque coup d'un
+grognement sourd.
+
+Après chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regardé un
+navire échoué sur la plage du Sussex, après chaque vague succédant
+à une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois
+je m'attendais à le revoir cruellement abîmé.
+
+Mais la lumière de la lanterne me montrait chaque fois la figure
+aux traits fins de l'adolescent, avec la même expression alerte,
+les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendant qu'il recevait
+les coups sur l’avant-bras ou que, baissant subitement la tête, il
+les laissait passer en sifflant par-dessus son épaule.
+
+Mais Berks avait autant de ruse que de violence.
+
+Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carré de
+cordes, d'où il lui était impossible de s'échapper et dès qu'il
+l'y eut enfermé, il se jeta sur lui comme un tigre.
+
+Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le
+détailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement
+sous les deux bras lancés à toute volée. En même temps, j'entendis
+un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring,
+Berks gisant sur le côté, une main sur un oeil.
+
+Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince,
+les valets d'écurie, l'hôtelier, tout le monde criait à tue-tête.
+
+Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, sur une caisse, et de
+sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un
+jargon de ring étrange et vieilli que personne ne comprenait.
+
+Ses yeux éteints brillaient. Sa face parcheminée frémissait
+d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme.
+
+Les deux hommes furent entraînés vivement dans leurs coins.
+
+Un des seconds les épongeait tandis que l'autre agitait une
+serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, les bras ballants, les
+jambes allongées, absorbaient autant d'air que leurs poumons
+pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur était
+accordé.
+
+-- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven
+triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral?
+
+-- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la
+tête. À combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele?
+
+-- À deux contre un.
+
+-- Je vous le prends à cent par unité.
+
+-- Voilà Sir John qui se couvre, s'écria mon oncle, en se
+retournant vers nous avec un sourire.
+
+-- Allez! dit Jackson.
+
+Ce round-là fut notablement plus court que le précédent.
+
+Évidemment, Berks avait reçu la recommandation d'engager la lutte
+de près à tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait
+sa supériorité de poids, avant que l'avantage que donnait à son
+adversaire sa supériorité de forme pût faire son effet.
+
+D'autre part, Jim, après ce qui s'était passé dans le dernier
+round, était moins disposé à faire de grands efforts pour le tenir
+à distance d'une longueur de bras.
+
+Il visa à la tête de Berks qui se lançait à fond, le manqua et
+reçut à rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima
+sur les côtes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges.
+
+Comme ils se rapprochaient, Jim saisit à l'instant sous son bras
+la tête sphérique de son adversaire et y appliqua deux coups du
+bras ployé, mais grâce à son poids le professionnel le fit sauter
+par-dessus lui et tous deux roulèrent à terre, côte à côte,
+essoufflés.
+
+Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis
+que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, se dirigeait vers son
+siège en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le
+Hollandais.
+
+-- Soufflets de forge à raccommoder, s'écria Jem Belcher. Et
+maintenant qui tient quatre contre un?
+
+-- Donnez-nous le temps d'ôter le couvercle de notre poivrière,
+dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit.
+
+-- Voilà qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a déjà un oeil
+de fermé. Je tiens un contre un que mon garçon gagne.
+
+-- Combien? crièrent plusieurs voix.
+
+-- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant
+tout ce qu'il possédait en ce monde.
+
+Jackson cria une fois de plus.
+-- Allez!
+
+Tous deux furent d'un bond à la marque, Jim avec autant de ressort
+et de confiance et Berks avec un ricanement fixé sur sa face de
+bouledogue et un éclair de féroce malice dans l'oeil qui pouvait
+lui servir.
+
+Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste
+poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un halètement
+rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus.
+
+-- Allez-y, mon garçon, bourrez-le sans relâche, hurlèrent Belcher
+et Harrison.
+
+-- Ménagez votre souffle, Berks! Ménagez votre souffle, criaient
+les Juifs.
+
+Ainsi donc nous assistâmes à un renversement de tactique, car
+cette fois c'était Jim qui se lançait avec toute la vigueur de la
+jeunesse, avec une énergie que rien n'avait entamée, tandis que
+Berks, le sauvage, payait à la nature la dette qu'il avait
+contractée, en l'outrageant tant de fois.
+
+Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge,
+sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour
+respirer tout en étendant son long bras gauche et reployant son
+bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux
+antagoniste.
+
+-- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez-
+vous tomber et prenez un instant de repos.
+
+Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu
+de Berks.
+Il avait toujours été une courageuse brute qui dédaignait de
+s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses
+jambes.
+
+Il tint Jim à distance avec ses longs bras et si bien que Jim
+bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il était arrêté
+comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces.
+
+Maintenant, chaque instant gagné était un avantage pour Berks.
+
+Déjà il respirait plus librement et la teinte bleuâtre s'effaçait
+sur sa figure.
+
+Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui
+glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques
+rapides comme l'éclair, sans pouvoir vaincre la résistance passive
+que lui opposait le professionnel expérimenté.
+
+C'était alors que la science du ring trouvait son application.
+Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deux maîtres de cette
+science.
+
+-- Portez votre gauche sur sa marque, mon garçon, et visez à la
+tête avec le droit, crièrent-ils.
+
+Jim entendit et agit à l'instant.
+
+-- Pan!
+
+Son poing gauche arriva juste à l'endroit où la courbe des côtes
+de son adversaire quittait le sternum.
+
+La violence du coup fut atténuée de moitié par le coude de Berks,
+mais elle eut pour résultat de lui faire porter la tête en avant.
+
+-- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de
+billard qui en heurte une autre.
+
+Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en
+une vaste masse de chair sur le sol.
+
+Ses seconds s'élancèrent aussitôt et le mirent sur son séant. Sa
+tête se balançait inconsciemment d'une épaule à l'autre et finit
+même par tomber en arrière le menton tendu vers le plafond.
+
+Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents,
+pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des
+injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient
+le faire sortir de cette insensibilité sereine.
+
+Le mot: «Allez!» fut prononcé au moment prescrit et les Juifs,
+voyant que l'affaire était finie, lâchèrent la tête de leur homme
+qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta étendu, ses
+gros bras, ses fortes jambes allongés, pendant que les Corinthiens
+et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la
+main de son vainqueur.
+
+De mon côté, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'était
+pas une tâche aisée pour l'homme le plus faible qu'il y eût dans
+la pièce.
+
+Tout autour de moi, des discussions animées s'engageaient entre
+amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son
+avenir.
+
+-- C'est le plus beau début que j'aie jamais vu, depuis le jour où
+Jem Belcher se battit pour la première fois avec Paddington Jones
+à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril,
+dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps,
+avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes.
+
+-- Cette belle figure que voila me coûte bel et bien cinq cents
+livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait
+d'une façon si cruelle?
+
+-- Malgré cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe
+Berks avait été à jeun, il l'aurait mangé. En outre, le jeune gars
+était en plein entraînement, tandis que l'autre était prêt à
+éclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait été
+touché. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en
+pareille condition. Mettez les hommes à l'entraînement et votre
+casseur de têtes sera comme une poule devant un cheval.
+
+Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler.
+D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion
+passionnée s'engagea autour de moi.
+
+Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme à un signal
+donné, la majorité de la compagnie gagna la porte.
+
+Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin où Jim finissait sa
+toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie
+sur les joues, l'aidait à remettre son pardessus.
+
+-- En quatre rounds! ne cessait-il de répéter dans une sorte
+d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze à
+Jem Belcher!
+
+-- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais
+bien dit que j'irais à Londres et que je m'y ferais un nom.
+
+-- C'était splendide, Jim!
+
+-- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux
+fixés sur moi. Vous n'êtes pas changé avec tous vos beaux habits
+et vos vernis de Londres.
+
+-- C'est vous qui avez changé, Jim. J'ai eu de la peine à vous
+reconnaître quand vous êtes entré dans la salle.
+
+-- Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vous pris tout ce beau
+plumage, Jim? Je sais pour sûr que ce n'est pas votre tante qui
+vous aura aidé à faire les premiers pas vers le ring et ses prix.
+
+-- Miss Hinton a été une amie pour moi, la meilleure amie que
+j'aie jamais eue!
+
+-- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je
+n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez à me rendre témoignage
+sur ce point quand nous retournerons à la maison. Je ne sais pas
+trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus
+rien... Après tout, elle est... À présent que le diable emporte ma
+langue maladroite.
+
+Je ne saurais dire si c'était l'effet du vin qu'il avait bu au
+souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim,
+mais Harrison était très agité et sa physionomie d'ordinaire
+placide avait une expression de trouble extrême.
+
+Ses manières semblaient tour à tour trahir la jubilation et
+l'embarras.
+
+Jim l'examinait avec curiosité et évidemment, se demandait ce qui
+pouvait se cacher derrière ces phrases hachées et ces longs
+silences.
+
+Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait été débarrassé.
+
+Jem Belcher était resté à causer d'un air fort grave avec mon
+oncle.
+
+-- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, à portée de mon oreille.
+
+-- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le
+fameux pugiliste.
+
+Et tous deux se dirigèrent vers nous.
+
+-- Je désirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez à
+être mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de
+Gloucester, dit mon oncle.
+
+-- Ce que je désire, sir Charles, c'est la chance de faire mon
+chemin.
+
+-- Il y a de gros enjeux, de très gros enjeux sur l’_event_, dit
+mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela
+vous convient-il?
+
+-- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on
+m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher.
+
+Belcher se mit à rire de bon coeur.
+
+-- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais
+c'était chose assez aisée pour vous, ce soir, de battre un homme
+qui avait bu et qui n'était pas en forme.
+
+-- Je ne tenais pas du tout à me battre avec lui, dit Jim en
+rougissant.
+
+-- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre
+avec n'importe quel bipède. J'en étais sûr dès que mes yeux se
+sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez
+à vous battre avec Wilson, vous aurez affaire à l'homme de l'Ouest
+qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de
+l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a
+les mouvements aussi vifs et la portée de bras aussi longue que
+vous, et il s'entraîne jusqu'à sa demi-once de graisse. Je vous en
+avertis dès maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me
+charger de vous...
+
+-- Vous charger de moi?
+
+-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti à vous entraîner pour la
+prochaine lutte, si vous consentiez à l’accepter.
+
+-- Certainement, et je vous en suis très reconnaissant, dit Jim
+avec empressement; à moins que mon oncle ne veuille bien
+m'entraîner, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers.
+
+-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en
+sait bien plus long que moi en fait d'entraînement. Où se logera-
+t-on?
+
+-- Je pensais que si nous choisissions l'hôtel _Georges_ à
+Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le
+choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car,
+en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creux de Smitham, il
+n'y a guère d'endroit plus convenable pour un combat. Êtes-vous de
+cet avis?
+
+-- J'y adhère de tout mon coeur, dit Jim.
+
+-- Alors, vous m'appartenez à partir de cette heure, voyez-vous,
+dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que
+je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez à faire tout ce
+qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure à perdre, car
+Wilson est au demi entraînement depuis le mois dernier. Vous avez
+vu ce soir son verre vide.
+
+-- Jim est prêt au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa
+vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux à Crawley demain.
+Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.
+
+-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez à Crawley me voir
+dans mon lieu d'entraînement, n'est-ce pas?
+
+Je lui promis avec empressement que je viendrais.
+
+-- Il faut être plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant
+que nous roulions vers la maison dans son _vis-à-vis_ modèle. En
+première jeunesse, on est quelque peu porté à se laisser diriger
+par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me paraît un
+jeune homme des plus convenables, mais après tout il est apprenti
+forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fossé entre
+sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui
+faire sentir que vous êtes son supérieur.
+
+-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde,
+monsieur. Nous avons passé notre jeunesse ensemble et nous n'avons
+jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant à lui montrer que je
+suis son supérieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car
+je vois bien qu'il est le mien.
+-- Hum! dit sèchement mon oncle.
+
+Et ce fut la dernière parole qu'il m'adressa ce soir-là.
+
+
+XII -- LE CAFÉ FLADONG
+
+
+Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ à Crawley pour se
+remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et
+s'entraîner en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de
+Gloucester.
+
+Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les
+salons de bars comment il avait paru, à un souper de Corinthiens
+et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks.
+
+Je me rappelai cet après-midi de Friar's Oak où Jim m'avait dit
+qu'il se ferait un nom, et son projet s'était réalisé plutôt qu'il
+ne s'y était attendu, car, quelque part qu'on allât, on était
+certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir
+Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités des deux
+combattants probables.
+
+Les paris en faveur de Wilson haussaient régulièrement, car il
+avait à son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait
+qu'une victoire.
+
+Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, étaient d'avis
+que la singulière tactique défensive qui lui avait valu son
+surnom, était très propre à déconcerter son antagoniste.
+
+Pour la taille, la force, et la réputation d'endurance, on eût eu
+peine à décider entre eux, mais Wilson avait été soumis à des
+épreuves plus rigoureuses.
+
+Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon père
+fit la visite à Londres qu'il avait promise.
+
+Le marin ne se plaisait point dans les cités. Il trouvait plus de
+charme à se promener sur les dunes, à diriger sa lunette sur la
+moindre voile de hune qui se montrait à l'horizon qu'à s'orienter
+dans les rues encombrées par la foule.
+
+Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'après celle du
+soleil et trouvait qu'on était à chaque instant arrêté dans ses
+calculs.
+
+Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser
+son influence auprès de Lord Nelson dans le cas où un emploi se
+présenterait pour lui ou pour moi.
+
+Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu, comme c'était son
+habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons
+d'argent, chaussé de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffé de son
+chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval à
+queue coupée court.
+
+J'étais resté à la maison, car j'avais déjà reconnu, à part moi,
+que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable.
+
+Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs
+façons dépourvues de naturel, m'étaient devenus insupportables et
+mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur et de protection,
+m'inspirait des sentiments fort mêlés.
+
+Mes pensées se reportaient vers le Sussex.
+
+Je rêvais de la vie cordiale et simple qu'on mène à la campagne,
+quand tout à coup, on frappa à la porte et j'entendis une voix
+familière, puis j'aperçus sur le seuil une figure souriante, au
+teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeux bleu clair.
+
+-- Eh bien! Roddy, s'écria-t-il, comme vous voilà grand
+personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu
+du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces
+manchettes.
+
+-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, père.
+
+-- Cela me réchauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord
+Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous
+mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchirons la mémoire. Mais
+où est votre oncle?
+
+-- Il fait sa promenade à cheval au Mail.
+
+Une expression de soulagement passa sur l'honnête figure de mon
+père, car il ne se sentait jamais complètement à son aise en
+compagnie de son beau-frère.
+
+-- Je suis allé à l'Amirauté et je compte avoir un navire quand la
+guerre éclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps.
+Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis
+attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec
+moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de là
+Méditerranée.
+
+Quand on se rappelle que, dans la dernière année de la guerre,
+nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqués,
+que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la
+moitié de ce nombre avait été licencié, quand le traité de paix
+d'Amiens mit leurs navires à l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie
+de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien
+que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer.
+
+On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces
+hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs, dont la simplicité
+de costume dénonçait la maigreur de la bourse, tout comme leur air
+distrait témoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcée,
+si contraire à leurs habitudes.
+
+Ils avaient l'air complètement dépaysés, dans les rues sombres aux
+maisons de briques, comme les mouettes qui, chassées au loin par
+le mauvais temps, se montrent dans les comtés du centre.
+
+Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans
+leurs opérations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un
+emploi en montrant à l'Amirauté leurs figures hâlées, ils
+continuaient à aller par Whitehall avec leur allure de marins
+arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur les
+événements de la dernière guerre où les chances de la guerre
+prochaine, au café _Fladong_, dans Oxford Street, qui était
+réservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter
+l'était à l'armée et celui d'Ibbetson à l'église d'Angleterre.
+
+Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pièce, où nous
+soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me
+causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer,
+qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus
+diverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique aux
+Indes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui
+les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est
+ordinairement entre frères.
+
+Les règles du service exigeaient qu'on fût constamment rasé de
+près, que chaque tête fût poudrée, que sur chaque nuque tombât la
+petite queue de cheveux naturels attachés par un ruban de soie
+noire.
+
+Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient réuni leur
+influence pour leur donner un teint foncé, en même temps que
+l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prêts
+à reparaître avaient imprimé sur tous le même caractère d'autorité
+et de vivacité.
+
+Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux
+officiers avaient des figures sillonnées de rides profondes et des
+nez imposants qui faisaient, à la plupart d'entre eux, une figure
+d'ascètes austères et durcis par les intempéries comme ceux du
+désert.
+
+Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute
+camaraderie, avaient laissé leurs marques sur ces figures de
+Peaux-Rouges.
+
+Pour ma part, j'étais si occupé à les examiner, que je touchai à
+peine à mon souper. Malgré ma grande jeunesse, je savais que, s'il
+restait quelque liberté en Europe, nous la devions à ces hommes,
+et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le résumé de
+ces dix années de luttes qui avaient fini par faire disparaître de
+la mer le pavillon tricolore.
+
+Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père me conduisit dans la
+grande salle du café où étaient réunis une centaine d'autres
+officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues
+pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse que celle qui
+règne sur le pont supérieur quand on combat bord à bord.
+
+Comme nous entrions, nous nous trouvâmes face-à-face avec un
+officier d'un certain âge qui allait sortir.
+
+C'était un homme aux grands yeux intelligents, à figure pleine et
+placide, une de ces figures que l'on attribuerait à un philosophe,
+à un philanthrope, plutôt qu'à un marin guerrier.
+-- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon père.
+
+-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton très cordial le fameux
+amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuis que vous vîntes à bord
+de l’_Excellent_ après Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de
+vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu'on m'a dit?
+
+-- J'étais troisième sur le _Thésée_, sous Millar, monsieur.
+
+-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y être point trouvé. J'ai
+eu bien de la peine à m'en remettre Quand on pense à cette
+brillante expédition!... Et dire que j'étais chargé de faire la
+chasse à des bateaux de légumes, aux misérables bateaux chargés de
+choux, à San Lucar.
+
+-- Votre tâche valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une
+voix derrière nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine
+de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle.
+
+Sa figure de mâtin était agitée par l'émotion et, en parlant, il
+hochait piteusement la tête.
+
+-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y
+compatir.
+
+-- J'ai passé cette nuit-là dans le tourment, Collingwood, et elle
+a laissé ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'à ce
+qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile à
+voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ échoué sur un banc de
+sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la
+bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule
+bordée, sans même ôter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai
+ouvert ma boîte à pistolets pour me faire sauter la cervelle, et
+deux fois j'ai été retenu par la pensée que Nelson pourrait encore
+peut-être m’employer.
+
+Collingwood serra la main du malheureux capitaine.
+
+-- L'amiral Nelson n'a pas été longtemps sans vous trouver un
+emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre
+siège de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos
+canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à bout portant par
+les embrasures.
+
+La mélancolie disparut de la large face du gros marin et son rire
+sonore remplit la salle.
+
+-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs façons
+en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord à bord et nous
+avons foncé sur leurs sabords jusqu'à ce qu'ils aient amené
+pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vous été?
+
+-- Avec ma femme et mes deux fillettes, à Morpeth, là-haut dans le
+Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se
+passer dix autres années, je n'en sais rien, avant que je les
+revoie. J'ai fait là-bas de bonne besogne pour la flotte.
+
+-- Je croyais, monsieur, que c'était dans l'intérieur, dit mon
+père.
+
+-- C'est en effet dans l'intérieur, dit-il, mais j'y ai fait
+néanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce
+qu'il y a dans ce sac.
+
+Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita.
+
+-- Des balles, dit Troubridge.
+-- C'est quelque chose de plus nécessaire encore à un marin, dit
+l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans
+le creux de la main.
+
+«Je l'emporte dans mes promenades à travers champs et partout où
+je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain
+profondément avec le bout de ma canne. Mes chênes combattront ces
+gredins sur l'eau quand je serai déjà oublié. Savez-vous combien
+il faut de chênes pour construire un vaisseau de quatre vingt
+canons?
+
+Mon père secoua la tête.
+
+-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire à deux ponts qui
+amène le drapeau blanc, coûte à l'Angleterre tout un bois. Comment
+nos petits-fils arriveront-ils à battre les Français si nous ne
+leur préparons pas de quoi construire leurs vaisseaux?
+
+Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de
+Troubridge, il franchit la porte avec lui.
+
+-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider à régler la
+vôtre, dit mon père, comme nous nous installions à une table
+libre. C'est toujours le même gentleman paisible, toujours
+préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dans le fond
+de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On
+dit dans la flotte que jamais il n'a laissé échapper un juron,
+Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il
+était premier lieutenant, avec un équipage de débutants. Mais tout
+le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat.
+Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh
+bien! il n'y aurait qu'à exercer l'enrôlement forcé dans la
+compagnie présente pour faire à une corvette un équipage
+d'officiers à pavillon.
+
+«Il y a ici, Rodney, reprit mon père, en jetant les yeux autour de
+lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le
+livre de loch de son navire et qui, dans sa sphère, ne s'est pas
+montré moins digne qu'un amiral d'être cité en exemple. Nous les
+connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braillé
+leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de
+la mer et de talent à se débrouiller dans la conduite d'un cutter
+que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de
+combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni
+les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet
+homme à l'air calme, à la figure pale, adossé à la colonne. C'est
+lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé la retraite à la
+frégate l’_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de côte
+dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqué douze
+canonnières espagnoles avec son seul petit brick et a forcé quatre
+d'entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui
+a attaqué trois navires corsaires français avec des équipages de
+cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un, capturé un autre et
+forcé le troisième a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail?
+J'espère que vous vous portez bien?
+
+Deux ou trois officiers qui connaissaient mon père et qui étaient
+assis aux environs, rapprochèrent leurs chaises, et il se forma
+bientôt un petit cercle où tout le monde parlait à très haute voix
+et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues
+pipes de terre à bout de tuyau rouge.
+
+On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant.
+
+Mon père me chuchota à l'oreille que mon voisin était le capitaine
+Foley, du _Goliath_, qui marchait en tête à la bataille du Nil,
+que cet autre grand mince, roux foncé, assis en face, était Lord
+Cochrane, le plus hardi capitaine de frégate qu'il y eût dans la
+marine. Même à Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son
+petit vaisseau le _Rapide_ armé de quatorze petits canons, monté
+par cinquante-quatre hommes, il avait pris à l'abordage la frégate
+espagnole _Gamo_, montée par trois cents hommes d'équipage.
+
+Il était aisé à voir que c'était un homme vif, irascible, emporté,
+car il parlait de ses griefs d'un ton de colère qui rougissait ses
+joues piquées de taches de rousseur.
+
+-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Océan, tant que nous n'aurons
+pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je
+voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe à
+chaque navire de première classe de la flotte, et à chaque
+frégate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les
+connais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable.
+Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livres
+de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l’_Oreste_ et du
+_Martin_? Ils ont coulé en pleine mer et nous n'en avons jamais
+reçu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs équipages ont été
+massacrés.
+
+Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un
+murmure d'approbation, mêlé de jurons lancés avec conviction par
+des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle.
+
+-- Ces coquins de l'autre côté de l'eau savent mieux s'y prendre,
+dit un capitaine borgne qui avait à la boutonnière le ruban bleu
+et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tête que
+l’on risque à commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu
+sortir de Toulon un vaisseau dans l'état où était ma frégate de
+trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mâts
+avaient tant de jeu que d'un côté ses voiles étaient raides comme
+des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en
+festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitté un port de
+France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi
+et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait
+comparaître devant une cour martiale.
+Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer, car à peine l'un
+d'eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu'un autre commençait
+les siens et y mettait encore plus d'aigreur.
+
+-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble à
+l'ancre un vaisseau français et un vaisseau anglais et dites
+ensuite à quelle nation est celui-ci ou celui-là.
+
+-- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet
+presque égaux, dit mon père.
+
+-- Dans les anciens vaisseaux peut-être, mais combien y a-t-il de
+vaisseaux neufs qui sont établis sur le type français? Non, quand
+ils sont à l'ancre, il est impossible de les déterminer. Mais
+quand ils mettent à la voile, comment les distinguerez-vous?
+
+-- _Francinet_ a des voiles blanches, s'écrièrent plusieurs.
+
+-- Et les nôtres sont noires de moisissure. Voilà la différence.
+Étonnez-vous ensuite qu'ils nous dépassent à la voile, quand le
+vent passe à travers les trous de notre toile.
+
+-- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile était si mince, que
+quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon
+méridien à travers le petit hunier et mon horizon à travers la
+voile de misaine.
+
+Ces mots provoquèrent un éclat de rire général.
+
+Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues
+bouderies, de ces souffrances supportées en silence qui s'étaient
+accumulées pendant de nombreuses années de service et que la
+discipline leur interdisait de révéler tant qu'ils avaient les
+pieds sur la dunette.
+
+L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer
+un boulet à mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de
+l'Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau bien gréé et en
+sort comme un schooner.
+
+Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonné aux intérêts
+parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de
+capitaine un freluquet dont la place aurait été dans la sainte
+barbe.
+
+Puis ils revinrent à la difficulté de trouver des équipages pour
+leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pour gémir en choeur.
+
+-- À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley,
+alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas à
+équiper ceux que vous avez?
+
+Mais lord Cochrane voyait la question autrement.
+
+-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils étaient bien
+traités. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses
+navires. Et de même l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se
+préoccupe de ses hommes et dès lors ses hommes se souviennent de
+lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et
+alors on n'aura aucune peine à maintenir l'effectif de l'équipage.
+Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal système qui consiste
+à faire passer les équipages d'un navire à l'autre, sans les
+officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontré de difficulté et je
+crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je
+trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de
+volontaires que je voudrais en prendre.
+
+-- C'est très bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque
+chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris
+cinquante navires en treize mois, on peut être sûr qu'ils
+s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon
+croiseur est toujours sûr de compléter facilement son équipage.
+Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour
+la défense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis
+que tout le bénéfice des prises devrait être réparti également
+entre la flotte entière, et tant qu'on n'aura pas établi cette
+règle, les hommes les plus capables iront toujours là où ils
+rendent le moins de services et où ils font les plus grands
+profits.
+
+Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des
+officiers de croiseurs et de véhémentes approbations de la part de
+ceux qui servaient à bord des vaisseaux de ligne.
+
+Ces derniers paraissaient former la majorité dans le cercle qui
+s'était rassemblé.
+
+À voir l'animation des figures et la colère qui brillait dans les
+regards il était évident que la question tenait fort à coeur à
+chacun des deux partis.
+
+-- Ce que le croiseur obtient, s'écria un capitaine de frégate, le
+croiseur le gagne.
+
+-- Entendez-vous par là, monsieur, dit le capitaine Foley, que les
+devoirs d'un officier à bord d’un croiseur exigent plus
+d'attention ou plus d'habileté professionnelle que ceux d'un
+officier chargé d'un blocus, qui a la côte à tribord toutes les
+fois que le vent tourne à l'ouest et qui a continuellement en vue
+les huniers de l'escadre ennemie?
+
+-- Je ne prétends point à une habileté supérieure, monsieur.
+
+-- Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous
+nier qu'un marin devant le mât rend plus de services sur une
+frégate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau
+de guerre?
+-- L'année dernière, pas plus tard, dit un officier à tournure de
+gentleman qui aurait pu être pris pour un petit maître à la ville,
+sans le teint cuivré qu'il devait à un soleil comme on n'en voit
+jamais à Londres, l'année dernière, j'ai ramené de la Méditerranée
+le vieil _Océan_ qui flottait comme une barrique vide et ne
+rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire.
+Dans le canal nous rencontrâmes la frégate _La Minerve_ de l'Océan
+occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et était prête à
+éclater sous un butin que l'on avait jugé trop précieux pour le
+confier aux équipages de prise. Il y avait des lingots d'argent
+jusqu'au long de ses vergues et près de son beaupré, de la
+vaisselle d'argent à la pomme de ses mâts. Mes marins auraient
+tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on ne les avait pas
+retenus. Cela les enrageait de penser à tout ce qu'ils avaient
+fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégate faire parade
+de son argent sous leurs yeux.
+
+-- Je ne vois pas le bien fondé de leurs griefs, capitaine Bail,
+dit Cochrane.
+
+-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire à deux
+ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus
+clairement.
+
+-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tâche que de
+faire des prises. Si c'est là votre manière de voir, permettez-moi
+de vous dire que vous n'êtes pas au fait de la chose. J'ai
+commandé un sloop, une corvette et une frégate et, sur chacun
+d'eux, j'ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu
+éviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille à ses
+croiseurs. J'ai dû donner la chasse à ses corsaires et les
+capturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sous
+ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts,
+débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux.
+Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la
+nécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaître
+les mouvements de l'ennemi, incombe à l'officier qui commande un
+croiseur. Je vais même jusqu'à dire que quand on est capable
+d'accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays
+que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre
+Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un
+récif avec la masse de ses os de boeuf.
+
+-- Monsieur, dit le colérique vieux marin, un officier comme ça ne
+court pas du moins le risque d'être pris pour un corsaire.
+
+-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, répliqua avec vivacité
+Cochrane, que vous alliez jusqu'à mettre ensemble les termes de
+corsaire et d'officier du roi.
+
+Les choses tournaient à l'orage entre ces loups de mer aux têtes
+chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au
+danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que
+l'on construisait dans les ports de France.
+
+Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes, qui passaient leur
+vie à combattre nos voisins, à en discuter le caractère et les
+méthodes.
+
+Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne
+sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haïssait alors
+la France, et par-dessus tout son grand chef.
+
+C'était plus qu'un simple préjugé, qu'une antipathie.
+
+C'était une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore
+aujourd'hui vous faire quelque idée en jetant les yeux sur les
+journaux et les caricatures de l'époque.
+
+Le mot de Français n'était guère prononcé que précédé de
+l'épithète coquin ou canaille.
+
+Dans tous les rangs de la société, dans toutes les parties du
+pays, ce sentiment était le même.
+
+Et les soldats de marine, qui étaient à bord de nos vaisseaux,
+menaient à combattre contre les Français une férocité qu'ils
+n'auraient jamais montrée, s'il s'était agi de Danois, de
+Hollandais ou d'Espagnols.
+
+Si, maintenant que cinquante ans se sont écoulés, vous me demandez
+d'où venait ce sentiment de virulence à leur égard, ce sentiment
+si étranger au caractère anglais avec son laisser-aller et sa
+tolérance, je vous avouerai que, selon moi, c'était la crainte.
+
+Naturellement, ce n'était point une crainte individuelle. Nos
+détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifiés de
+lâches. C'était la crainte de leur étoile, la crainte de leur
+avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient
+toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui
+avait jeté à bas une nation, puis une autre.
+
+Notre pays était petit et au temps de la guerre, sa population
+n'était guère supérieure à la moitié de celle de la France.
+
+Et alors, la France s'était agrandie par des bonds _gig_antesques.
+
+Elle s'était avancée au nord jusqu'à la Belgique et à la Hollande.
+
+Elle s'était accrue par le sud en Italie.
+
+Pendant ce temps, nous étions affaiblis par la haine profonde qui
+régnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbytériens.
+
+Le danger était imminent, évident pour l'homme le plus incapable
+de réflexion.
+
+On ne pouvait se promener le long de la côte du Kent sans voir les
+amas de bois amoncelés pour servir de signaux et avertir le pays
+du débarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les
+hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclat se refléter sur
+les baïonnettes des vétérans qui manoeuvraient.
+
+Rien d'étonnant à ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus
+braves, une crainte de la puissance française, et cette animosité
+a toujours pour résultat d'engendrer une haine amère et pleine de
+rancune.
+
+Alors les marins parlèrent sans bienveillance de leurs récents
+ennemis.
+
+Ils les haïssaient sincèrement et selon l'usage de notre pays, ils
+disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur.
+
+En ce qui concernait les officiers français, il était impossible
+d'en parler dune façon plus chevaleresque, mais quant à la nation,
+ils l'avaient en horreur.
+
+Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amérique,
+combattu encore pendant ces dix dernières années, et on eût dit
+que le désir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur était de
+passer le reste de leur vie à combattre encore contre eux.
+
+Mais si j'étais surpris de la violente animosité qu'ils
+témoignaient à l'égard des Français, je ne l'étais pas moins de
+voir à quel degré ils les appréciaient.
+
+La longue série des victoires anglaises avait fini par obliger les
+Français à s'abriter dans les ports, à renoncer avec désespoir à
+la lutte et cela nous avait fait croire à tous que, pour une
+raison ou une autre et par la nature même des choses, l'Anglais
+sur mer avait toujours le dessus contre le Français.
+
+Mais ceux qui avaient participé à la lutte n'étaient nullement de
+cet avis.
+
+Ils se répandaient en bruyants éloges sur la vaillance de leurs
+adversaires et ils expliquaient leur défaite par des raisons
+précises.
+
+Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine française
+étaient presque tous des aristocrates, que la Révolution les avait
+chassés de leurs vaisseaux et que la face navale était tombée
+entre les mains de matelots indisciplinés et de chefs sans
+compétence.
+
+Cette flotte mal commandée avait été rudement rejetée dans les
+ports par la poussée de la flotte anglaise qui avait de bons
+équipages bien commandés.
+
+Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu
+aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice
+dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient à
+rien, quand il s'agissait de voiles à carguer, de bordées à tirer
+sur un vaisseau de ligne qui se balançait sur les vagues de
+l'Atlantique.
+
+Quand une de leurs frégates gagnait le large et qu'elle pouvait
+naviguer librement un couple d'années, alors son équipage arrivait
+à connaître son affaire et un officier anglais pouvait espérer
+mettre une plume à son chapeau, lorsque avec un navire d'égale
+force il arrivait à lui faire amener son pavillon.
+
+Telles étaient les opinions de ces officiers expérimentés qui les
+appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la
+vaillance française.
+
+Ils citaient, entre autres, la façon dont l'équipage de l’_Orient_
+avait employé ses canons de gaillard d'arrière, pendant que, sous
+leurs pieds, le pont était en feu et qu'ils savaient qu'ils se
+battaient sur une soute aux poudres prête à sauter.
+
+On espérait en général que l'expédition des Indes Occidentales qui
+avait eu lieu depuis la paix, aurait donné à beaucoup de navires
+l'expérience de l'Océan et qu'on pourrait se hasarder à les faire
+sortir du Canal si la guerre venait à éclater de nouveau.
+
+Mais recommencerait-elle?
+
+Nous avions dépensé des sommes fabuleuses et fait des efforts
+immenses pour faire fléchir la puissance de Napoléon et l'empêcher
+de se faire le despote de l'Europe entière.
+
+Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus?
+
+Se laisserait-il épouvanter par le poids effrayant d'une dette qui
+ferait courber le dos à bien des générations futures?
+
+Pitt était là et certes, il n'était point homme à laisser la
+besogne à moitié faite.
+
+Soudain, il y eut de l'agitation près de la porte.
+
+Parmi les nuages gris de fumée de tabac, j'entrevis un uniforme
+bleu et des épaulettes d'or, autour desquels se formait un
+rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du
+groupe, se changeait en applaudissements lancés par de fortes
+poitrines.
+
+Tout le monde se leva pour regarder.
+
+On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait.
+
+Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une
+vingtaine de voix.
+
+-- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitôt après, je
+vis le capitaine Troubridge au-dessus des épaules de la foule.
+
+Sa figure était rouge, comme s'il était sous l'influence du vin et
+il agitait quelque chose qui ressemblait à une lettre.
+
+Les applaudissements se turent peu à peu et il se fit un tel
+silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa
+main.
+
+-- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le
+contre-amiral Collingwood m'a chargé de vous les communiquer.
+L'ambassadeur de France a reçu ses passeports ce soir. Tous les
+vaisseaux qui figurent à l'Annuaire vont recevoir leur commission.
+L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser
+au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une
+autre pour la mer d'Irlande.
+
+Il avait sans doute d'autres nouvelles à donner, mais son
+auditoire ne voulut pas en entendre davantage.
+
+Comme on criait, comme on trépignait, quel délire!
+
+Prudes et vieux officiers à pavillon, graves capitaines d'armes,
+jeunes lieutenants, tous criaient à tue-tête comme des écoliers
+échappés en vacances.
+
+On ne songeait plus à ces cuisants et multiples griefs que j'avais
+entendu énumérer.
+
+Le mauvais temps était passé.
+
+Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'écume, une
+fois encore.
+
+Les notes du _God Save the King_ dominèrent majestueusement le
+bruit confus.
+
+J'entendis les antiques vers chantés d'une façon qui faisait
+oublier leurs mauvaises rimes et leur banalité.
+
+J'espère que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des
+larmes sur les joues ridées, avec des sanglots dans des voix
+d'hommes énergiques.
+
+Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais
+vus quand la croûte de lave est brisée et que, pendant un instant,
+la flamme ardente et durable du Nord apparaît à découvert.
+
+C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point
+aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire
+qu'elle soit éteinte.
+
+
+XIII -- LORD NELSON
+
+
+Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon père devait avoir lieu à
+une heure matinale, et il tenait d'autant plus à être exact qu'il
+savait combien les allées et venues de l'amiral seraient modifiées
+par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir.
+
+Je venais à peine de déjeuner et mon oncle n'avait pas sonné pour
+son chocolat, quand mon père vint me prendre à Jermyn Street.
+
+Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous
+trouvâmes devant le grand bâtiment de briques déteintes qui
+servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le
+quartier général de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le
+faisaient venir de Merton.
+
+Un valet de pied répondit à notre coup de marteau et nous
+introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures
+de nuance triste.
+
+Mon père fit passer son nom et nous nous assîmes, jetant les yeux
+sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles,
+sur un tableau qui représentait le Vésuve et la baie de Naples et
+qui était accroché au-dessus du clavecin.
+
+Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui
+était sur la cheminée; et de temps à autre, au milieu du bruit des
+voitures de louage, il nous arrivait de bruyants éclats de rire de
+je ne sais quelle autre pièce.
+
+Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon père et moi nous nous
+levâmes, nous attendant à nous trouver en présence du plus grand
+des Anglais. Mais ce fut une personne bien différente qui entra.
+
+C'était une dame de haute taille et qui me parut extrêmement
+belle, bien que peut-être un critique plus expérimenté et plus
+difficile eût trouvé que son charme appartenait plutôt aux temps
+passé qu'au présent.
+
+Son corps de reine présentait des lignes grandes et nobles, tandis
+que sa figure qui commençait à s'empâter, à devenir grossière,
+était encore remarquable par l’éclat du teint, la beauté de grands
+yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se
+frisait sur un front blanc et bas.
+
+Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant
+à son entrée majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en
+jetant un coup d'oeil sur mon père, je me rappelai alors la reine
+des Péruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous
+excitait le petit Jim et moi à nous révolter.
+
+-- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle.
+
+--Oui, belle, dame, répondit mon père.
+
+-- Ah! s'écria-t-elle en sursautant d'une façon affectée, avec
+exagération. Alors, vous me connaissez?
+
+-- J'ai vu Votre Seigneurie à Naples.
+
+-- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William?
+Mon pauvre Sir William!
+
+Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues,
+comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle était en
+complet costume de deuil.
+
+-- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait éprouvée Votre
+Seigneurie, dit mon père.
+
+-- Nous sommes morts ensemble, s'écria-t-elle. Que peut être
+désormais mon existence, sinon une mort lentement prolongée?
+
+Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le frémissement
+le plus douloureux, mais je ne pus m'empêcher de reconnaître
+qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse
+jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lançait de petites
+oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir à
+se voir admirer, fût-ce par un individu aussi insignifiant que
+moi.
+
+Mon père, en son rude langage de marin, tâchait de balbutier
+quelques banales paroles de condoléances, mais ses yeux se
+détournaient de cette figure revêche, hâlée, pour épier quel effet
+elle avait produit sur moi.
+
+-- Voici son portrait, à cet ange tutélaire de cette demeure,
+s'écria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un
+portrait suspendu au mur et représentant un gentleman à la figure
+très maigre, au nez proéminent et qui avait plusieurs décorations
+à son habit.
+
+«Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en
+essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous êtes venus voir
+Lord Nelson. Il m'a chargée de vous dire qu'il serait ici dans un
+instant. Vous avez sans doute appris que les hostilités vont
+reprendre?
+
+-- Nous avons appris cette nouvelle hier soir.
+-- Lord Nelson a reçu l'ordre de prendre le commandement de la
+flotte de la Méditerranée.
+
+-- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le
+pas de Sa Seigneurie que j'entends?
+
+Mon attention était si absorbée par les singulières façons de la
+dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes
+ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la
+pièce.
+
+Lorsque je me retournai, il était tout près à côté de moi.
+
+C'était un petit homme brun à la tournure svelte et élancée d'un
+adolescent.
+
+Il n'était point en uniforme.
+
+Il portait un habit brun à haut collet, dont la manche droite et
+vide, pendait à son côté.
+
+L'expression de sa figure était, je m'en souviens bien,
+extrêmement triste et douce, avec les rides profondes qui
+décelaient les luttes de son âme impatiente, ardente.
+
+Un de ses yeux avait été crevé et abîmé par une blessure, mais
+l'autre se portait de mon père à moi avec autant de vivacité que
+de pénétration.
+
+À vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle
+pose de sa tête, tout en lui indiquait l'énergie, la promptitude,
+en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites,
+il me rappela un terrier de bonne race, bien dressé au combat,
+doux et leste, mais vif et prêt à tout ce que le hasard pourrait
+mettre sur sa voie.
+
+-- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en
+tendant sa main gauche à mon père, je suis fort content de vous
+voir. Londres est plein de marins de la Méditerranée, mais je
+compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier
+d'entre vous sur la terre ferme.
+
+-- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider à
+avoir un vaisseau.
+
+-- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole à
+l'Amirauté. J'aurai besoin d'avoir derrière moi tous les anciens
+du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de première ligne,
+mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je
+puis vous assurer qu'on est à même de faire bien des choses avec
+un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon
+équipage et qui est bien bâti.
+
+-- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de
+l’_Agamemnon_? s'écria Lady Hamilton.
+
+Et en même temps, elle se mit à parler de l'amiral et de ses
+exploits en termes d'une exagération élogieuse, avec une telle
+averse de compliments et d’épithètes, que mon père et moi nous ne
+savions quelle figure faire.
+
+Nous nous sentions humiliés et chagrins de la présence d'un homme
+qui était forcé d'entendre dire devant lui de telles choses.
+
+Mais, après avoir risqué un coup d'oeil sur Lord Nelson, je
+m'aperçus à ma grande surprise que, bien loin de témoigner de
+l'embarras, il souriait, il avait l'air enchanté comme si cette
+grossière flatterie de la dame était pour lui la chose la plus
+précieuse du monde.
+
+-- Allons, allons, ma chère dame, vos éloges surpassent de
+beaucoup mes mérites...
+
+Ces mots l'encourageant, elle se lança dans une apostrophe
+théâtrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aîné de
+Neptune, et il s'y soumit en manifestant la même gratitude, le
+même plaisir.
+
+Qu'un homme du monde, âgé de quarante-cinq ans, pénétrant,
+honnête, au fait du manège des cours, se laissât entortiller par
+des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupéfait,
+comme le furent tous ceux qui le connaissaient.
+
+Mais vous qui avez beaucoup vécu, vous n'avez pas besoin qu'on
+vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus
+énergique, la plus noble, à quelque faiblesse unique,
+inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus
+visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache
+noire apparaît d'une manière plus choquante sur le drap le plus
+blanc.
+
+-- Vous êtes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il,
+quand Sa Seigneurie fut arrivée au bout de son panégyrique. Vous
+êtes un marin de la vieille école.
+
+Il arpenta la pièce à petits pas impatients tout en parlant et en
+pivotant de temps à autre sur un talon, comme si quelque barrière
+invisible l'avait arrêté.
+
+-- Nous commençons à devenir trop beaux pour notre besogne avec
+ces inventions d'épaulettes, d'insignes de gaillard d’arrière. Au
+temps où j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant
+faire les liures et le gréement de son beaupré, ayant parfois un
+épissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple à ses hommes.
+Aujourd'hui, c'est tout juste, s’il veut bien porter son sextant
+jusqu'à l'écoutille. Quand serez-vous prêt à embarquer, Stone?
+
+-- Ce soir, Mylord.
+
+-- Bien, Stone, bien. Voilà le véritable esprit. On double la
+besogne à chaque marée sur les chantiers, mais je ne sais quand
+les vaisseaux seront prêts. J'arbore mon pavillon sur la
+_Victoire_ mercredi, et nous mettons à la voile aussitôt.
+
+-- Non, non, pas si tôt, il ne pourra pas être prêt à prendre la
+mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains,
+et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant.
+
+-- Il faut qu'il soit prêt et il le sera, s'écria Nelson avec une
+véhémence extraordinaire. Par le ciel, quand même le diable serait
+à la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins
+peuvent bien faire en mon absence? La tête me tourne à la pensée
+des diableries qu'ils projettent peut-être. En cet instant même,
+chère dame, la reine, notre reine, s'écarquille peut-être les yeux
+pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson.
+
+Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine
+Charlotte, je ne comprenais rien à ses paroles, mais mon père me
+dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'étaient pris d'une
+affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'étaient les
+intérêts de ce petit royaume qui lui tenaient si fort à coeur.
+
+Peut-être mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson
+sur moi, car il suspendit tout à coup sa promenade à l'allure de
+gaillard d'arrière et me toisa des pieds à la tête, d'un air
+sévère.
+-- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec.
+
+-- C'est mon fils unique, Sir, dit mon père. Mon désir est qu'il
+entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car
+voici bien des générations que nous sommes officiers du roi.
+
+-- Ainsi donc, vous tenez à venir vous faire rompre les os,
+s'écria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de
+mécontentement les beaux habits qui avaient été si longuement
+discutés entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez à quitter ce
+grand habit pour une jaquette de toile cirée, si vous servez sous
+mes ordres.
+
+Je fus si embarrassé par la brusquerie de son langage, que je pus
+à peine répondre en balbutiant que j'espérais faire mon devoir.
+
+Alors, sa bouche sévère se détendit en un sourire plein de
+bienveillance, et bientôt, il posa sur mon épaule sa petite main
+brune.
+
+-- Je crois pouvoir dire que vous marcherez très bien. Je vois que
+vous êtes de bonne étoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans
+un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le
+service de Sa Majesté. C'est une profession pénible. Vous entendez
+parler du petit nombre qui réussit, mais que savez-vous de
+centaines d'autres qui n'arrivent pas à faire leur chemin? Voyez
+combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui étaient avec moi à
+l'expédition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une
+seule nuit. J'ai pris part à cent quatre-vingts engagements, et
+comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter
+d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer à
+travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je
+me rappelle plus d'un honnête homme qui me valait et qui n'a point
+percé.
+
+«Oui, reprit-il, comme la dame se répandait en protestations
+loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont
+devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un
+marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et
+nos existences à tous sont dans la main de celui qui connaît
+parfaitement l'heure où il nous la redemandera.
+
+Pendant un instant, le sérieux de son regard, le ton religieux de
+sa voix nous firent entrevoir peut-être les profondeurs du vrai
+Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme
+qui fit surgir de cette région, les Côtes de fer, ceux qui
+devaient façonner le coeur de l'Angleterre et les Pères Pèlerins
+qui devaient le propager au dehors.
+
+C'était là le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu
+s'appesantir sur les Français et qui s'agenouillait dans la cabine
+de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur
+la ligue ennemie.
+
+Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait
+pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre
+pourquoi il était si aimé de tous ceux qui servirent sous lui.
+
+En effet, bien qu'il eût la dureté du fer quand il s'agissait de
+naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait
+une faculté qui manque à l'Anglais, cette émotion affectueuse qui
+s'exprimait par des larmes, lorsqu'il était touché, et par des
+mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il
+demanda à son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait
+mourant, dans le poste de la _Victoire_.
+
+Mon père s'était levé pour partir, mais l'amiral, avec cette
+bienveillance qu'il témoigna toujours à la jeunesse, et qui avait
+été un instant glacée par l'inopportune splendeur de mes habits,
+continua à se promener devant nous, en jetant des phrases brèves
+et substantielles pour m'encourager et me conseiller.
+
+-- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune
+gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffés au rouge, qui
+ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans
+la Méditerranée et nous les retrouverons. Quelle troupe
+fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en désigner un pour une
+tâche difficile, je répondais à l'amirauté de prendre le premier
+venu, car le même esprit les animait tous. Si nous avions pris
+dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais déclaré notre tâche bien
+remplie, tant que le vingtième aurait navigué sur les mers. Vous
+savez ce qu’il en était chez nous, Stone. Vous avez passé trop de
+temps sur la Méditerranée, pour que j'aie besoin de vous en dire
+quoi que ce soit.
+
+-- J'espère être sous vos ordres, Mylord, dit mon père, la
+prochaine fois que nous les rencontrerons.
+
+-- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel!
+je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donné une
+secousse. Ce coquin de Bonaparte prétend nous abaisser. Qu'il
+essaie et que Dieu favorise la bonne cause!
+
+Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en
+l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire.
+
+Voyant mes yeux fixés sur lui, il sourit et se tourna vers mon
+père.
+
+-- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en
+posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la
+flotte à ce propos?
+
+-- Que c'était un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se
+mettre en travers de votre écubier.
+
+-- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune
+gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre étincelle de l'ardeur
+que j'ai mise à servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que
+vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra,
+vous vous souviendrez que le conseil que je donne à un officier,
+c'est qu'il ne fasse rien à moitié, par demi mesures. Mettez votre
+enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre
+faute, le pays vous confiera un autre enjeu de même valeur. Ne
+vous préoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule
+dont vous ayez besoin, consiste à vous mettre bord à bord avec
+l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison.
+N'ayez jamais une arrière pensée pour vos aises, pour votre propre
+vie, car votre vie ne vous appartient plus à partir du jour où
+vous avez endossé l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il
+faut la dépenser sans compter pour peu que le pays en retire le
+moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone?
+
+-- Est, sud-est, dit mon père sans hésitation.
+
+-- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest,
+quoique pour ma part, j'eusse préféré tâcher de les attirer au
+large.
+
+-- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous
+les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon père.
+
+-- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas
+étonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous
+rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant
+Toulon, Stone, alors que nous n'avions à bord ni poudre, ni boeuf,
+ni vin, ni porc, ni farine, pas même des câbles, de la toile et du
+filin de réserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des
+cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas à voir le premier
+Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand même nous n'avons
+pas lâché prise. Néanmoins, je crains que là-bas, nous n'ayons pas
+fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on
+illumine les fenêtres à la nouvelle d'une grande bataille, mais on
+ne comprend pas qu'il nous serait plus aisé de recommencer six
+fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour
+le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette
+nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une
+bataille corps à corps.
+
+-- Puissé-je être avec vous, mylord! dit gravement mon père. Mais
+nous vous avons déjà pris trop de temps et je n'ai plus qu'à vous
+remercier de votre bonté et à vous offrir tous mes souhaits.
+
+-- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je
+puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose
+faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant
+ses yeux sur moi, vous avez été mieux partagé pour la répartition
+des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais
+je n'ai songé, jamais je n'ai pu songer à gagner de l'argent.
+
+Mon père expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis était mon
+oncle, qu'il s'était chargé de moi et que je demeurais chez lui.
+
+-- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit
+Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinées et des
+protections, on peut passer par-dessus la tête des vieux officiers
+de marine, fût-on incapable de distinguer la poupe d'avec la
+cuisine, ou une caronade d'avec une pièce longue de neuf.
+Néanmoins... Mais que diable se passe-t-il?
+
+Le valet de pied s'était précipité soudain dans la chambre, mais
+il s'arrêta devant le regard de colère que lui lança l'amiral.
+
+-- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous dès que cela
+arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue.
+-- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'écria Nelson en la
+saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en
+rompre les cachets avec la main qui lui restait.
+
+Lady Hamilton accourut à son aide, mais elle eut à peine jeté les
+yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri perçant,
+porta la main à ses yeux et se laissa choir évanouie.
+
+Mais je ne pus m'empêcher de reconnaître qu'elle se laissa choir
+fort habilement et que, malgré la perte de ses sens, elle eut la
+bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume
+et de prendre une attitude classique et gracieuse.
+
+Quant à lui, l'honnête marin, il était si incapable de supercherie
+et d'affectation, qu'il ne les soupçonnait point chez autrui,
+aussi courut-il tout affolé à la sonnette, pour réclamer à grands
+cris domestiques, médecin, sels, en jetant des mots incohérents
+dans sa douleur, se répandant en paroles si passionnées, si émues,
+que mon père jugea plus discret de me tirer par la manche, comme
+pour m'avertir qu'il nous fallait sortir à la dérobée.
+
+Nous le laissâmes donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la
+tête tant il était ému de pitié pour cette femme superficielle qui
+n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le
+chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire
+prête à l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir à
+poursuivre la flotte française sur un parcours de sept mille
+milles a travers l'Océan, à la rencontrer enfin et à la vaincre.
+
+Cette victoire devait limiter aux conquêtes continentales
+l'ambition de Napoléon, mais elle coûterait à notre grand marin la
+vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son
+existence, comme je souhaiterais qu'il vous advînt à tous.
+
+
+XIV -- SUR LA ROUTE
+
+
+Déjà approchait le jour de la grande bataille.
+
+La guerre sur le point d'éclater et Napoléon qui devenait de plus
+en plus menaçant n'étaient que des objets de second ordre pour
+tous les sportsmen et en ce temps-là les sportsmen formaient bien
+la moitié de la population.
+
+Dans le club patricien, dans la taverne plébéienne, dans le café
+que fréquentait le négociant, dans la caserne du soldat, à Londres
+et dans les provinces, la même question passionnait toute la
+nation.
+
+Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des
+détails sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui était
+retourné dans son pays natal pour s'entraîner et qu'on savait être
+sous la direction immédiate du capitaine Barclay, l'expert.
+
+D'un autre côté, bien que mon oncle n'eût pas encore désigné son
+champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fût Jim, et
+les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance
+lui valurent bon nombre de parieurs.
+
+Toutefois, la côte était en faveur de Wilson et les gens de
+l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu’à
+Londres l'opinion était partagée.
+
+Deux jours avant le combat, on donnait Wilson à trois contre deux,
+dans tous les clubs du West End.
+
+J'étais allé deux fois voir Jim à Crawley, dans l'hôtel où il
+était installé pour son entraînement et je l'y trouvai soumis au
+sévère régime en usage.
+Depuis la pointe du jour jusqu'à la tombée de la nuit, il courait,
+sautait, frappait sur une vessie suspendue à une barre ou
+s'exerçait contre son formidable entraîneur.
+
+Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de santé débordante.
+
+Il avait une telle confiance dans le succès que mes appréhensions
+s'évanouirent à la vue de sa vaillante attitude et quand
+j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille.
+
+-- Mais je m'étonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me
+dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voilà
+devenu boxeur, et à la solde de votre oncle, tandis que vous êtes
+à la ville et passé Corinthien. Si vous n'aviez pas été le
+meilleur, le plus sincère petit gentleman du monde, c'est vous qui
+auriez été mon patron d'ici peu de temps au lieu d'être mon ami.
+
+En contemplant ce superbe gaillard à la figure distinguée, aux
+traits fins, en pensant à ses belles qualités, aux impulsions
+généreuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il
+regardât mon amitié comme une marque de condescendance, que je ne
+pus retenir un bruyant éclat de rire.
+
+-- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant
+fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense?
+
+Cette question était une colle.
+
+Je dus me borner à répondre d'un ton mal assuré que, si redevable
+que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et
+qu'assurément j'étais assez grand pour choisir mes amis.
+
+Les doutes de Jim étaient fondés jusqu'à un certain point. Mon
+oncle s'opposait très nettement à ce qu'il y eût entre nous la
+moindre intimité. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres
+choses à désapprouver dans ma conduite, celle-là perdait de son
+importance.
+
+Je crains de lui avoir causé bien des désappointements.
+
+Je n'avais inventé aucune excentricité, bien qu'il eût eu la bonté
+de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais à
+«sortir de l'ornière», selon son expression, et à m'imposer à
+l'attention du monde étrange au milieu duquel il vivait.
+
+-- Vous êtes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous
+croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant
+d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de
+force dans ce genre, serait extrêmement goûté. Il y avait un
+capitaine des gardes qui est arrivé à se faire un grand succès
+dans la société en pariant une petite somme qu'il le ferait.
+Madame Liéven, qui est extrêmement exigeante, l'invitait
+fréquemment à ses soirées rien que pour qu'il pût s'exhiber.
+
+Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit.
+
+-- Vous êtes tout de même un peu difficile, dit-il en haussant les
+épaules. Étant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position
+en continuant ma réputation de goût délicat. Si vous aviez déclaré
+la guerre au mauvais goût, le monde de la _fashion_ se serait
+empressé de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos
+traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre
+concurrence à la position que vise ce jeune parvenu de Brummel.
+Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous êtes
+incapable d'attention pour les moindres détails. Regardez vos
+souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaîne de
+montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai
+laissé voir trois, mais c'était aller trop loin et en ce moment,
+je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu,
+mais je ne vous crois pas destiné à atteindre la situation sur
+laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent.
+
+-- Je suis désolé de vous avoir causé ces désillusions, monsieur,
+dis-je.
+
+-- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous êtes pas
+trouvé plus tôt sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous
+modeler de façon à satisfaire même mes propres aspirations.
+J'avais un frère cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de
+mon mieux pour lui, mais il prétendait mettre des cordons à ses
+souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de
+Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garçon a fini par se
+jeter dans les livres et il a vécu et il est mort curé de village.
+C'était un brave homme, mais d'une banalité... et il n'y a pas
+place dans la société pour les gens dépourvus de relief.
+
+-- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi,
+dis-je. Mais mon père a le plus grand espoir que Lord Nelson me
+trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four à la ville,
+je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontés que vous
+m'avez témoignées en vous chargeant de moi et j'espère que, si je
+reçois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur.
+
+-- Il pourrait bien arriver que vous parveniez à la hauteur que je
+m'étais assignée pour vous, mais que vous y parveniez par un autre
+chemin, dit mon oncle. Il y a à la ville des hommes, tels que Lord
+Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les sociétés les
+plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation
+que leurs services dans la marine.
+
+Ce fut dans l'après-midi du jour qui précédait le combat, qu'eut
+lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet
+sanctuaire de sa maison de Jermyn Street.
+
+Il était vêtu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart,
+qu'il portait ordinairement pour aller à son club, et il avait le
+pied posé sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le
+traitait pour un commencement de goutte.
+
+Était-ce l'effet de la souffrance, était-ce peut-être celui du
+désappointement que lui avait causé mon avenir, mais ses façons
+avec moi étaient plus sèches que d'ordinaire et il y avait, je le
+crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de
+mes défauts.
+
+Quant à moi, cette explication me fut un soulagement, car mon père
+était parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait
+de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur
+l'esprit était l'idée de la peine que j'aurais à quitter mon oncle
+sans détruire les plans qu'il avait formés à mon sujet.
+
+J’avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle
+j'étais si peu fait, j'étais pareillement excédé de ces propos
+égoïstes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits-
+maîtres qui prétendaient se faire regarder comme le centre de
+l'univers.
+
+Peut-être le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes
+lèvres quand je l'entendis parler de la surprise dédaigneuse qu'il
+avait éprouvée, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les
+hommes qui avaient sauvé le pays de l'anéantissement.
+
+-- À propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne
+et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons à
+Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir
+Lothian Hume et son champion sont à Reigate. J'ai retenu des lits
+pour nous deux à l'hôtel Georges. À ce que l'on me dit,
+l'affluence dépassera tout ce que l'on a vu jusqu'à ce jour.
+L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours désagréable,
+mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven
+disait qu'il n'y avait pas un lit disponible à vingt milles autour
+de Crawley et qu'on faisait payer trois guinées par nuit. J'espère
+que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera à la
+hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'évent plus que
+je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage à fond,
+car il a fait chez Limmer un pari supplémentaire de cinq mille
+contre trois mille sur Wilson. D'après ce que je sais de l'état de
+ses affaires, il sera sérieusement entamé si nous l'emportons...
+Eh bien, Lorimer?
+
+-- Une personne qui désire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau
+valet.
+
+-- Vous savez que je ne reçois personne jusqu'à ce que ma toilette
+soit achevée.
+
+-- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfoncé la
+porte.
+
+-- Enfoncé la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne
+l'avez-vous pas mis dehors?
+
+Un sourire passa sur la figure du domestique.
+
+Au même instant, on entendit dans le corridor une voix de basse
+profonde.
+
+-- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garçon.
+Autrement, ce sera tant pis pour vous.
+
+Il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix, mais lorsque
+par-dessus l'épaule du domestique j'entrevis une large face
+charnue, bovine, avec un nez aplati à la Michel-Ange au centre, je
+reconnus aussitôt l'homme que j'avais eu pour voisin au souper.
+
+-- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je.
+-- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa
+volumineuse personne dans la pièce. C'est Bill War, le tenancier
+du cabaret _à la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux
+côté pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on
+me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ça me pousse si vite, que
+j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui,
+monsieur, j'en ai attrapé assez pour faire un champion des petits
+poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine à croire en me
+voyant que, même après m'être battu avec Mendoza, j'étais capable
+de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui
+entoure le ring, avec l'agilité d'un petit cabri, mais,
+maintenant, si je lançais mon castor dans le ring, je n'arriverais
+jamais à le ravoir, à moins que le vent ne l'en fasse sortir, car
+le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour
+le rattraper. Je vous présente mes respects, jeune homme, et
+j'espère que vous êtes en bonne santé.
+
+Une expression de vive contrariété avait paru sur la figure de mon
+oncle, en voyant envahir ainsi son séjour intime. Mais c'était une
+des nécessités de sa situation de rester en bons termes avec les
+professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire
+l'amenait.
+
+Pour toute réponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un
+regard significatif.
+
+-- C'est chose importante, Sir Charles, et ça doit rester entre
+vous et moi.
+
+-- Vous pouvez sortir, Lorimer... À présent, War, de quoi s'agit-
+il?
+
+Le boxeur s'assit fort tranquillement à cheval sur une chaise, en
+posant ses bras sur le dossier.
+
+-- J’ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il.
+-- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'écria mon oncle avec
+impatience.
+
+-- Des renseignements de valeur.
+
+-- Allons, expliquez-vous.
+
+-- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pinçant
+les lèvres.
+
+-- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez.
+
+Le boxeur eut un sourire affirmatif.
+
+-- Oui, mais je n'achète rien de confiance. Vous me connaissez
+assez pour ne pas jouer ce jeu-là avec moi.
+
+-- Je vous connais pour ce que vous êtes, Sir Charles, c'est-à-
+dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez-
+vous, si je me servais de ça contre vous, ça me mettrait des
+centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira
+pas. Bill War a toujours été pour le bon sport et le franc jeu. Si
+je m'en sers pour vous, j'espère que vous ferez en sorte que je
+n'y perde pas.
+
+-- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos
+informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour
+vous.
+
+-- On ne saurait parler plus franchement que ça. Nous nous en
+contenterons, patron, et vous vous montrerez généreux comme vous
+avez toujours passé pour l'être. Eh bien, notre homme, Jim
+Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain,
+sur la dune de Crawley pour un enjeu.
+-- Eh bien, après?
+
+-- Connaîtriez-vous par hasard quelle était la cote hier?
+
+-- Elle était à trois contre deux sur Wilson.
+
+-- C'est ça même, patron. Trois contre deux, voilà ce qui a été
+offert dans le salon de mon bar. Savez vous où en est la cote
+aujourd'hui?
+
+-- Je ne suis pas encore sorti.
+
+-- Eh bien! je vais vous le dire, elle est à sept contre un sur
+votre homme.
+
+-- Vous dites?
+
+-- Sept contre un, patron, pas moins.
+
+-- Vous dites des bêtises, War. Comment peut-il se faire que la
+cote ait passé de trois contre deux à sept contre un?
+
+-- Je suis allé chez Tom Owen, je suis allé au _Trou dans le Mur_,
+je suis allé à _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser à
+sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de
+l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la même proportion
+qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport,
+dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'à Stepney.
+
+L’expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit
+que l'affaire était vraiment sérieuse pour lui. Puis il haussa les
+épaules avec un sourire d'incrédulité.
+
+-- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en
+bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu?
+
+-- Il allait très bien, hier, monsieur.
+
+-- S'il était arrivé quelque chose de fâcheux, j'en aurais été
+informé.
+
+-- Mais peut-être qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux _pour le
+moment_, dit War.
+
+-- Que voulez-vous dire?
+
+-- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous
+savez que c'est un homme qui ne doit guère inspirer de confiance
+en tout temps et qu'il en veut à votre homme, parce qu'il a été
+battu par lui dans le hangar aux voitures.
+
+«Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorté
+des trois plus fieffés coquins qu'il y ait à Londres. Ces trois-
+là, c'étaient Ike-le-Rouge, celui qui a été exclu du ring pour
+avoir triché avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait
+sa mère pour une pièce de sept shillings; le troisième était Chris
+Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du
+côté de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre
+types de beauté, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient
+en tenir, excepté Chris, un lapin trop malin pour se griser quand
+il y a une affaire en train. De mon côté, je les fais entrer au
+salon.
+
+«Ce n’était pas que la chose en valût la peine, mais je craignais
+qu'ils ne commencent à chercher noise à mes clients et je ne
+voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant
+devant le comptoir. Je leur sers à boire et je reste avec eux,
+rien que pour les empêcher de mettre la main sur le perroquet
+empaillé et les tableaux.
+
+«Bon! patron, pour abréger, ils se mirent à parler du combat et
+ils éclatèrent de rire à l'idée que le jeune Harrison pourrait
+gagner, tous, excepté Chris qui restait à faire des signes et des
+grimaces aux autres, tellement, qu'à la fin Berks fut sur le point
+de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine.
+
+«Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ça n'était pas bien
+difficile à voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit prêt à parier
+un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas.
+
+«Donc, je me lève pour aller chercher une autre bouteille de
+délie-langues et je me mets derrière le guichet fermé d'un volet
+par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon.
+Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais été attablé avec
+eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient.
+
+«Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait après eux, parce
+qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe
+Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb
+de l'interpeller davantage.
+
+«Comme ça, Chris se mit à les raisonner, car il avait peur de
+Berks et il leur demanda s'ils voulaient décidément être en état
+de faire la besogne le lendemain matin et si le patron
+consentirait à payer en voyant qu'ils s'étaient grisés et qu'il ne
+fallait pas compter sur eux.
+
+«Ça les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda à
+quelle heure on partirait.
+
+«Chris leur dit que tant que l'hôtel _Georges_ à Crawley ne serait
+pas fermé, on pourrait travailler à cela.
+«-- C'est bien mal payé pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge.
+
+«-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit bâton plombé
+de sa poche de côté. Pendant que trois de vous le tiendront à
+terre, je lui casserai l'os du bras avec ça. Nous aurons gagné
+notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison.
+
+«-- Il se défendra, dit Berks.
+
+«-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat.
+
+«Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai
+vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait
+à des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais
+assez haute.
+
+«Voila où on en est, patron, et vous savez ce que ça signifie,
+mieux que Bill War ne pourrait vous le dire.
+
+-- Très bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis très
+obligé de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y
+perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins
+ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service
+en attirant mon attention de ce côté. Je compte vous voir demain
+aux Dunes.
+
+-- Mr Jackson m'a prié de me charger de la garde du ring.
+
+-- Très bien. J'espère que nous aurons un loyal et bon combat.
+Bonsoir et merci.
+
+-- Mon oncle avait conservé son attitude un peu narquoise pendant
+que War était présent, mais celui-ci avait à peine refermé la
+porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne
+lui avais jamais vu.
+
+-- Il faut que nous partions à l'instant pour Crawley, mon neveu,
+dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute à perdre. Lorimer,
+faites atteler les juments baies à la voiture. Mettez-y le
+nécessaire de toilette et dites à William qu'il soit devant la
+porte le plus tôt possible.
+
+-- J'y veillerai, monsieur, dis-je.
+
+Et je courus à la remise de Little Ryder Street où mon oncle
+logeait ses chevaux.
+
+Le garçon d'écurie était absent et je dus envoyer un lad à sa
+recherche. Pendant ce temps-là, aidé du palefrenier, je tirai
+dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs
+boxes.
+
+Il fallut une demi-heure, peut-être trois quarts d'heure, avant
+que tout fut en place.
+
+Lorimer attendait déjà dans Jermyn Street avec les inévitables
+paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de
+la porte ouverte, vêtu de son grand habit de cheval couleur faon.
+
+Sa figure pâle était d'un calme impassible et ne laissait rien
+voir des émotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son
+âme.
+
+J'en étais certain.
+
+-- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-être des
+difficultés à vous trouver un lit. Tenez-leur la tête, William.
+Montez, mon neveu. Holà! War, qu'y a-t-il encore?
+
+Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa
+corpulence.
+
+-- Rien qu'un mot de plus avant votre départ, Sir Charles, dit-il
+tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre
+hommes en question étaient partis pour Crawley à une heure.
+
+-- Très bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied.
+
+-- Et la cote est montée à dix contre un.
+
+-- Lâchez la tête, William.
+
+-- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberté.
+Mais à votre place, j'emporterais mes pistolets.
+
+-- Merci, je les ai.
+
+La longue lanière claqua entre les oreilles du cheval de tête. Le
+groom s'élança à terre et l'on passa de Jermyn Street à Saint
+James Street et de là à Whitehall avec une rapidité qui indiquait
+que les vaillantes juments n'étaient pas moins impatientes que
+leur maître.
+
+L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et
+demie quand nous franchîmes comme au vol le pont de Westminster.
+
+L'eau se refléta au-dessous de nous aussi vite que l'éclair, puis
+on roula entre les deux rangées de maisons aux murailles brunes
+formant l'avenue qui nous avait menés à Londres. Nous étions
+arrivés à Streatham, quand il rompit le silence.
+
+-- J'ai un enjeu considérable, mon neveu, dit-il.
+
+-- Et moi aussi, répondis-je.
+
+-- Vous! s'écria-t-il avec surprise.
+
+-- J'ai mon ami, monsieur!
+
+-- Ah! oui, j'avais oublié. Vous avez votre excentricité, après
+tout, mon neveu. Vous êtes un ami fidèle, ce qui est chose rare
+dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et
+celui-là... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je
+crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons à Crawley.
+
+-- Je le crains aussi.
+
+-- En ce cas, nous arriverons peut-être trop tard.
+
+-- Dieu fasse que non, Monsieur.
+
+-- Nous sommes derrière les meilleures bêtes qui soient en
+Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes
+encombrées, avant que nous arrivions à Crawley.
+
+«Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits
+parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait
+pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont été
+engagés pour estropier mon homme.
+
+«Dès lors, qui peut bien les avoir pris à gage, qui peut y être
+intéressé? À moins que ce ne soit...
+
+«Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je
+sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et
+chez White. Je sais qu'il a joué une grosse somme sur cet évent et
+qu'il s'y est engagé avec une témérité qui fait croire à ses amis
+qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le résultat.
+
+«Par le ciel! Comme tout cela s'enchaîne. S'il en était ainsi...
+
+Il retomba dans le silence, mais je vis reparaître cette
+expression de froideur farouche que j'avais remarquée en lui, le
+jour où lui et sir John Lade couraient côte à côte sur la route de
+Godstone.
+
+Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey
+et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues
+continuaient à bourdonner et les sabots à frapper sans se
+ralentir.
+
+Un vent frais nous soufflait à la figure, quoique les feuilles
+pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'étendaient au-
+dessus de la route.
+
+Les bords dorés du soleil venaient à peine de disparaître derrière
+les chênes de la côte de Reigate quand les juments inondées de
+sueur arrivèrent devant l'hôtel de _la Couronne_ à Red Hill.
+
+Le propriétaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour
+saluer un Corinthien aussi connu que l'était Sir Charles
+Tregellis.
+
+-- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle.
+
+-- Oui, Sir Charles.
+
+-- Est-il passé?
+
+-- Oui, Sir Charles. Il devait être environ quatre heures, bien
+qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en
+jurer. Il y avait là lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un
+autre. Ils avaient entre les brancards une bête de sang. Ils
+l'avaient menée à fond de train, car elle était couverte d'écume.
+
+-- Voilà, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant
+que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est
+qu'évidemment, ils tenaient à faire leur coup de bonne heure.
+
+-- Jim et Belcher seraient certainement de force à leur tenir tête
+à tous les quatre, suggérai-je.
+
+-- Si Belcher était avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne
+saurait prévoir quelle diablerie ils ont arrangée. Que nous le
+trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment
+jusqu'à ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter
+la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espère, seulement que
+ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il
+faut qu'ils aient été à l'avance bien certains de réussir, pour
+que la cote ait monté à un pareil chiffre, et c'est là ce qui
+m'inquiète.
+
+-- Mais assurément, ils n’ont rien à gagner à commettre une
+pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent à blesser Jim, la lutte
+ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas décidés.
+
+-- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un
+prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins
+qui infestent le ring, ne tarderaient pas à rendre tout sport
+impossible, mais ici il en est autrement. D'après les conditions
+du pari, je dois perdre, à moins que je ne présente un homme dans
+une certaine limite d'âge, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe.
+Vous devez vous souvenir que je n'ai point nommé mon homme; C'est
+dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires
+le savent aussi, mais les arbitres et le dépositaire des enjeux
+refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim
+Harrison est hors de combat, ils nous répondraient qu'ils n'ont
+pas été dûment informés que Jim Harrison était notre champion. Les
+conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent.
+
+Les craintes qu'avait exprimées mon oncle au sujet de
+l'encombrement de la route ne furent que trop justifiées, car
+lorsque nous eûmes dépassé Reigate, nous vîmes un tel défilé de
+voitures de toute espèce que, pendant les huit milles qui
+restaient à parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval
+dont les naseaux ne fussent à plus de quelques pieds de l'arrière
+de la voiture ou carriole qui le précédait.
+
+Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui
+s'éloignaient de Guildford à l'ouest, de Tunbridge à l'est,
+avaient contribué pour leur part à grossir ce flot de _four in
+hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ à cheval, si bien que la large
+route de Brighton était emplie d'un fossé à l'autre, d'une cohue
+qui riait, criait, chantait et marchait dans la même direction.
+
+Il était impossible à quiconque eut contemplé cette foule bigarrée
+de ne pas reconnaître que la passion du ring, bonne ou mauvaise
+peu importe, n'était point le trait distinctif d'une certaine
+classe, mais qu'elle était une marque du caractère national,
+profondément enracinée dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait
+été transmise de génération en génération, aussi bien au jeune
+aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers
+revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole
+que traînait un bidet.
+
+Là, je vis des hommes d'État et des soldats, des gentilshommes et
+des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds
+d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se démenait
+avec la perspective de passer une nuit pénible, rien que pour
+avoir la chance d'assister à une lutte qui pouvait se terminer en
+un seul round, chose impossible à prévoir.
+
+On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale.
+
+Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de
+poussière, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron
+et les garçons se tenaient prêts avec leurs plateaux chargés de
+pots débordants de mousse pour désaltérer ces bouches pressées.
+
+Ces haltes pour boire la bière, cette rude camaraderie, la
+cordialité, les incommodités accueillies par des éclats de rire,
+cette impatience de voir la lutte, étaient autant de traits, qui
+pouvaient être qualifiés de vulgaires, de populaires, par les gens
+au goût difficile, mais quant à moi, maintenant que je prête
+l'oreille aux lointains et vagues échos de notre temps passé, tout
+cela me paraît constituer l'ossature qui formait la charpente si
+solide et si virile dont cette race antique était constituée.
+
+Mais hélas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain?
+
+Mon oncle, avec toute son habileté, n'arrivait pas à apercevoir un
+passage dans cette masse en mouvement.
+
+Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des
+escargots de Reigate à Horley, puis à la Croix de Povey, puis à la
+bruyère de Lowfield, pendant que le jour faisait place au
+crépuscule et qu'à celui-ci succédait la nuit.
+
+Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumées.
+
+C'était un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui
+s'étendait devant nous, que les replis de ce serpent aux écailles
+dorées qui se déroulait dans l'obscurité.
+
+Enfin! Enfin, nous aperçûmes l'immense et l'informe masse de
+l'orme de Crawley qui nous dominait dans les ténèbres, et nous
+arrivâmes à l'entrée de la rue du village où toutes les fenêtres
+des cottages étaient éclairées, puis devant la haute façade du
+vieil hôtel _Georges_, où l'on voyait de la lumière à toutes les
+portes, à toutes les vitres, à toutes les fentes en l'honneur de
+la noble compagnie qui devait y passer la nuit.
+
+
+XV -- JEU DÉLOYAL
+
+
+L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour
+dans le défilé qui devait nous amener devant la porte.
+
+Il jeta les rênes et une pièce d'une couronne à un des individus
+mal vêtus qui encombraient l'allée des piétons, et se frayant
+vivement passage à travers la foule, il poussa vers l'entrée.
+
+Lorsqu'il parut dans la zone de lumière que projetaient les
+fenêtres, on se demanda à voix basse quel pouvait être cet
+impérieux gentleman, à la figure pâle, sous son manteau de cheval,
+et un vide se forma pour nous laisser passer.
+
+Jusqu'alors je ne m'étais pas douté combien mon oncle était
+populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens
+se mirent à crier à tue-tête:
+
+-- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour
+votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien!
+
+Cependant le maître d'hôtel attiré par les acclamations accourait
+à notre rencontre.
+
+-- Bonsoir, Sir Charles, s'écria-t-il. Vous allez bien, j'espère?
+Et vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, que votre champion fait
+honneur au _Georges_.
+
+-- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle.
+
+-- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une
+peinture. Oui, il est en état de gagner un royaume à la lutte.
+Mon oncle eut un soupir de soulagement.
+
+-- Où est-il? demanda-t-il.
+
+-- Il est rentré de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il
+avait une affaire toute particulière pour demain, dit le maître
+d'hôtel avec un gros rire.
+
+-- Où est Belcher?
+
+-- Le voici dans le salon du bar.
+
+En disant ces mots, il ouvrit la porte.
+
+Nous y jetâmes un coup d'oeil et nous vîmes une vingtaine d'hommes
+bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui
+m'étaient devenues familières pendant ma courte carrière au West-
+End.
+
+Ils étaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une
+soupière pleine de punch.
+
+À l'autre bout, installé très à son aise, parmi les aristocrates
+et les dandys qui l'entouraient, était assis le champion de
+l'Angleterre, le magnifique athlète, renversé sur sa chaise, un
+foulard rouge négligemment noué autour du cou, de la façon
+pittoresque à laquelle son nom fut longtemps attaché.
+
+Plus d'un demi-siècle s'est écoulé et j'ai vu ma part de beaux
+hommes.
+
+Peut-être cela tient-il à ce que je suis moi-même d'assez petite
+taille, mais c'est un des traits de mon caractère de trouver plus
+de plaisir à la vue d'un bel homme qu'à celle de tout autre chef-
+d'oeuvre de la nature.
+
+Néanmoins, pendant toute cette période, je n'ai jamais vu un homme
+plus beau que Jim Belcher et si je cherche à lui trouver un
+pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le
+second, Jim, dont je cherche à vous raconter le destin et les
+aventures.
+
+Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de
+mon oncle apparut sur le seuil.
+
+-- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commandé
+une fameuse épaule de mouton... Quelles nouvelles fraîches nous
+apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette
+hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens
+sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?...
+
+Tout le monde parlait à la fois.
+
+-- Excusez-moi, gentlemen, répondit mon oncle, je me ferai un
+devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je
+pourrai. J'ai une affaire de quelque importance à régler. Belcher,
+je voudrais vous dire quelques mots.
+
+Le champion vint nous rejoindre dans le corridor.
+
+-- Où est votre homme, Belcher?
+
+-- Il est rentré dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze
+heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte.
+
+-- Comment a-t-il passé la journée?
+
+-- Je lui ai fait faire de légers exercices, du bâton, des
+altères, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il
+nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais.
+Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le
+savais pas aussi droit qu'une ligne à pêche, j'aurais cru qu'il
+jouait double jeu et pariait contre lui-même.
+
+-- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai été informé
+de source sûre qu'il y a un complot organisé pour l'estropier et
+que les gredins sont tellement certains de réussir qu'ils sont
+prêts à parier n'importe quelle somme qu'il ne se présentera pas.
+
+Belcher siffla entre ses dents.
+
+-- Je n'ai aperçu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a
+été auprès de lui, personne ne lui a adressé la parole, si ce
+n'est votre neveu et moi.
+
+-- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont
+devancés de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris.
+
+-- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu.
+Quels étaient les autres?
+
+-- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy.
+
+-- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est
+sain et sauf, mais il serait peut-être prudent que l'un ou l'autre
+de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il
+est confié à mes soins, je ne m'éloigne jamais beaucoup de lui.
+
+-- C'est dommage de l'éveiller.
+
+-- Il aura quelque peine à s'endormir avec tout ce vacarme dans la
+maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor.
+
+Nous traversâmes les longs et bas et tortueux corridors de
+l'auberge, construction à l'ancienne mode, jusqu'à l'arrière de la
+maison.
+
+-- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un
+signe de tête une porte à droite. Celle de gauche est la sienne.
+
+En disant ces mots, il l'ouvrit.
+
+-- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir.
+
+Et ensuite.
+
+-- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie?
+
+La petite chambre nous apparut dans toute son étendue, fortement
+éclairée par une lampe de cuivre posée sur la table. Les draps
+n'avaient pas été tirés, mais des plis sur la courtepointe
+montraient qu'on s'était étendu dessus.
+
+Une moitié du volet à claire-voie se balançait sur ses gonds, une
+casquette de drap jetée sur là table, voilà tout ce qui restait de
+celui qui occupait la chambre.
+
+Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tête.
+
+-- Nous sommes arrivés trop tard à ce qu'il paraît.
+
+-- Voici sa casquette, monsieur. Où diable peut-il être allé tête
+nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim!
+Jim! appela-t-il.
+
+-- Il est certainement sorti par la fenêtre, s'écria mon oncle. Je
+suis persuadé que ces bandits l'ont attiré au-dehors par quelque
+artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour
+m'éclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses
+pieds sur la plate-bande de fleurs.
+
+Le maître de l'hôtel et deux ou trois des Corinthiens, qui se
+trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond
+de la maison.
+
+L'un d'eux ouvrit la porte de côté et nous nous trouvâmes dans le
+jardin potager et là, groupés sur l'allée sablée, nous pûmes
+abaisser la lampe jusqu'à la terre molle, fraîchement remuée, qui
+se trouvait entre nous et la fenêtre.
+
+-- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir
+ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est
+ceci? Quelque autre est venu ici.
+
+-- Une femme! m'écriai-je.
+
+-- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu.
+
+Belcher lança un juron avec conviction.
+
+-- Il n'a jamais dit un mot à aucune jeune fille du village. J'y
+ai fait tout particulièrement attention! Et dire que les voilà qui
+arrivent ainsi à un tel moment!
+
+-- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable
+Berkeley Craven, qui avait quitté la société réunie au salon du
+bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivée
+par le dehors et a frappé à la fenêtre. Vous voyez ici et ici
+encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans
+la direction de la maison, tandis que les autres traces sont
+tournées en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie.
+
+-- Voilà qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous
+séparer pour chercher dans des directions diverses, à moins que
+quelque indice nous révèle où ils sont allés.
+
+-- Il n'y a qu'une allée qui conduise hors du jardin, dit le
+maître de l'hôtel, en se mettant à notre tête. Il donne sur cette
+ruelle écartée qui conduit aux écuries. L'autre bout va rejoindre
+la petite route.
+
+Soudain apparut la forte lumière jaune d'une lanterne d'écurie qui
+dessina un rond brillant dans l'obscurité, et un palefrenier
+sortit dans la cour en flânant.
+
+-- Qui va là? cria le maître de l'hôtel.
+
+-- C'est moi, patron, Bill Shields.
+
+-- Depuis quand êtes-vous ici, Bill?
+
+-- Patron, voici une heure que je suis dans les écuries à aller et
+venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est
+pas la peine d'essayer et j'ose à peine leur donner à manger, car
+pour peu qu'ils tiennent plus de place...
+
+-- Venez par ici, Bill, et faites attention à vos réponses, car
+une erreur peut vous coûter votre place. Avez-vous vu quelqu'un
+passer dans le sentier?
+-- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une
+casquette en poil de lapin. Il était là, à flâner, aussi, je lui
+ai demandé qu'est-ce qu'il avait à faire, car sa figure ne
+m'allait pas, non plus que sa façon de reluquer aux fenêtres. J'ai
+tourné la lanterne de l'écurie sur lui, mais il a baissé la tête,
+et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges.
+
+Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa
+figure s'était encore assombrie.
+
+-- Qu'est-il devenu? demanda-t-il.
+
+-- Il s'est esquivé et je ne l'ai plus vu, monsieur.
+
+-- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par
+exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier?
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Rien entendu d'extraordinaire?
+
+-- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque
+chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles
+de Londres sont dans le village...
+
+-- Eh bien! qu'était-ce?
+
+-- Eh bien! monsieur, c'était comme qui dirait un cri parti de là-
+bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrapé un mauvais coup. Je
+me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je
+n'ai pas fait grande attention.
+
+-- De quel coté partait ce cri?
+-- Du côté de la route, monsieur.
+
+-- Venait-il de loin?
+
+-- Non, monsieur, je suis sur que ça venait de deux cents yards au
+plus.
+
+-- Un seul cri?
+
+-- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une
+voiture passer à fond de train sur la route. Je me rappelle que
+j'ai trouvé singulier que l’on quittât Crawley en voiture, dans
+une nuit comme celle-ci.
+
+Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous
+descendîmes le sentier, groupés derrière lui.
+
+Le sentier aboutissait à angle droit sur la route.
+
+Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps à chercher.
+
+La forte lumière éclaira soudain quelque chose qui amena un
+gémissement sur mes lèvres et un âpre juron sur celle de Belcher.
+
+À la surface blanchie de la poussière de la route s'allongeait une
+traînée écarlate et près de la tache de mauvais augure, gisait un
+petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War
+l'avait mentionné le matin.
+
+
+XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY
+
+
+Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley
+Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillâmes toute la
+campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais
+à part cette trace inquiétante sur la route, on ne découvrit pas
+le moindre indice de ce qui lui était arrivé.
+
+Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sûr son
+compte.
+
+Le cri isolé, jeté dans la nuit et dont le palefrenier avait
+parlé, était l’unique preuve qu'une tragédie avait eu lieu.
+
+Divisés en petits groupes, nous battîmes tout le pays jusqu'à East
+Grintead et même Bletchingley et le soleil était déjà assez élevé
+au-dessus de l'horizon lorsque nous fûmes de retour à Crawley, le
+coeur gros et accablés de fatigue.
+
+Mon oncle, qui s'était rendu en voiture à Reigate, dans l'espoir
+d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'à sept
+heures passées et un coup d'oeil, jeté sur sa figure, nous apprit
+des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures à
+nous.
+
+Nous tînmes conseil autour de la table où nous était servi un
+déjeuner qui ne nous tentait guère et auquel avait été invité Mr
+Berkeley Craven, en sa qualité d'homme de bon conseil et de grande
+expérience en matière de sport.
+
+Belcher était à moitié fou de voir tourner ainsi brusquement
+toutes les peines qu'il s'était données pour cet entraînement.
+
+Il était incapable d'autre chose que de lancer de délirantes
+menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les
+arranger de belle façon dès qu'il les rencontrerait.
+
+Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et
+tambourinait avec ses doigts sur la table.
+
+Moi, j'avais le coeur gros, j'étais sur le point de cacher ma
+figure dans mes mains et de fondre en larmes, à la pensée de
+l'impuissance où j'étais de secourir mon ami.
+
+Mr Berkeley Craven, homme du monde à la figure florissante, était
+le seul d’entre nous qui parût avoir gardé à la fois, son sang-
+froid et son appétit.
+
+-- Voyons, la lutte devait avoir lieu à dix heures, n'est-ce pas?
+demanda-t-il.
+
+-- C'était convenu ainsi.
+
+-- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais:
+«c'est fini» Tregellis. Votre champion a trois heures pour
+revenir. Mon oncle hocha la tête.
+
+-- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela
+soit possible. Je le crains, dit-il.
+
+-- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune
+femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries.
+Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui?
+
+Mon oncle m'interrogea du regard.
+
+-- Non, je n'en connais aucune.
+
+-- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il
+n'y a pas le moindre doute à ce sujet. Elle est venue conter
+quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune
+homme ne peut se refuser à écouter. Il est tombé dans le piège et
+s'est laissé attirer dans quelque endroit où les gredins
+l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouvé, je le
+suppose, Tregellis?
+
+-- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle.
+
+-- Eh bien alors, il est évident que ces hommes n'ont aucun
+intérêt à le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'étaient pas
+certains peut-être de faire à un jeune homme aussi solide assez de
+mal pour le mettre absolument hors d'état de se battre. Même avec
+un bras cassé, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont déjà
+fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans
+le moindre danger. Ils lui auront sans doute donné un coup sur la
+tête pour l'empêcher de faire trop de résistance, puis ils
+l'auront emmené dans une ferme ou une étable où ils le retiendront
+prisonnier jusqu'à ce que l'heure de la lutte soit passée. Je vous
+garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant
+qu'avant.
+
+Cette théorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait
+qu'elle m'ôtait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien
+qu'au point de vue de mon oncle ce n'était guère consolant.
+
+-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il.
+
+-- J'en suis convaincu.
+
+-- Mais cela ne nous aidera guère à remporter la victoire.
+
+-- C'est là le point essentiel, monsieur, s'écria Belcher. Par le
+Seigneur, je voudrais qu'on me permît de prendre sa place, même
+avec mon bras gauche attaché sur mon dos.
+
+-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit
+Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec
+l'espoir que votre homme reviendra.
+
+-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on
+m'oblige à payer l'enjeu dans de pareilles circonstances.
+
+Craven haussa les épaules.
+
+-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains
+qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas
+pourrait être soumis aux juges, mais ils se prononceront contre
+vous, cela ne fait aucun doute pour moi.
+
+Nous étions retombés dans un silence mélancolique, quand tout à
+coup Belcher sauta sur la table.
+
+-- Écoutez, cria-t-il, écoutez cela.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? nous écriâmes-nous d'une seule voix.
+
+-- C'est la cote. Écoutez cela.
+
+Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui
+venait du dehors, une seule phrase parvint à nos oreilles.
+
+-- Au pair sur le champion de Sir Charles.
+
+-- Au pair, s'écria mon oncle. Elle était à sept à un contre moi
+hier. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+-- Au pair sur les deux champions, répéta la voix.
+
+-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il
+n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez,
+monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire.
+
+La rue du village était encombrée de monde, car les gens avaient
+couché par douze ou quinze dans une même chambre et des centaines
+de gentlemen avaient passé la nuit dans leurs voitures.
+
+La foule était si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de
+l'hôtel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une façon
+épouvantable, était vautré sur le seuil et n'avait pas l'air de
+s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et
+quelquefois sur lui.
+
+-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des
+marches.
+
+-- Au pair, Jim, crièrent plusieurs voix.
+
+-- Elle était bien plus élevée en faveur de Wilson, quand je l'ai
+entendue pour la dernière fois.
+
+-- Oui, mais il est arrivé un homme qui l'a fait baisser bientôt
+et après lui, on s'est mis à le suivre, si bien que maintenant
+vous trouvez à parier au pair.
+
+-- Qui a commencé?
+
+-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est étendu ivre sur les
+marches. Il n'a cessé de boire, comme si c'était de l'eau, depuis
+qu'il est arrivé en voiture à six heures, et il n'est pas étonnant
+qu'il se trouve dans cet état.
+
+Belcher se pencha et tourna la tête inerte de l'individu de façon
+à ce qu'on vit ses traits.
+
+-- Il m'est inconnu, monsieur.
+
+-- Et à moi aussi, ajouta mon oncle.
+
+-- Mais pas à moi, m'écriai-je. C'est John Cummings, le
+propriétaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que
+j'étais tout petit et je ne saurais m'y tromper.
+
+-- Et que diable celui-là peut-il savoir de l'affaire? dit Craven.
+
+-- Rien du tout, selon toute probabilité, répondit mon oncle. Je
+vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, propriétaire, car
+l'odeur de cette cohue est épouvantable. Mon neveu, je crois que
+vous n'arriverez pas à tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni
+à lui faire dire ce qu'il sait.
+
+Ce fut en vain que je le secouai par les épaules, que je lui criai
+son nom aux oreilles. Rien n'était capable de le tirer de cette
+ivresse béate.
+
+-- Eh bien! voilà une situation unique, aussi loin, que remonte
+mon expérience, dit Berkeley Craven. Nous voici à deux heures de
+la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme
+pour vous représenter. J'espère que vous ne vous êtes pas engagé
+de façon à perdre beaucoup, Tregellis?
+
+Mon oncle haussa les épaules et prit une pincée de son tabac de ce
+geste large, inimitable, que jamais personne ne s'était risqué à
+imiter.
+
+-- Très bien, mon garçon, dit-il, mais il est temps que nous
+pensions à nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit
+m'a laissé quelque peu _effleuré_ et je ne serais pas fâché de
+rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce
+doit être ma dernière ruade, au moins elle sera lancée par un
+sabot bien ciré.
+
+J'ai entendu un homme qui avait voyagé dans les régions incultes,
+dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais étaient
+proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion
+pour le sport et leur aptitude à ne point laisser percer
+l'émotion.
+
+Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-là, car
+je ne crois pas que jamais victime liée au poteau ait eu sous les
+yeux une perspective aussi cruelle.
+
+Non seulement une bonne partie de sa fortune était en jeu, mais
+encore, il s'agissait de la situation terrible où il allait se
+trouver devant cette foule immense, parmi laquelle étaient bien
+des gens qui avaient risqué leur argent d'après son jugement, et
+il se verrait peut-être au dernier moment réduit à faire des
+excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion à présenter.
+
+Quelle situation pour un homme qui s'était toujours fait gloire de
+son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les
+entreprises avec un grand succès.
+
+Moi qui le connaissais bien, je voyais à la couleur livide de ses
+joues et à l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait
+réellement plus où donner de la tête. Mais un étranger qui eût vu
+son attitude dégagée, la façon dont il faisait voltiger son
+mouchoir brodé, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il
+agitait ses manchettes, n'eût jamais cru que cette sorte de
+papillon pût avoir le moindre souci terrestre.
+
+Il était bien près de neuf heures lorsque nous fûmes prêts à
+partir pour les dunes de Crawley.
+
+À ce moment-là, la voiture de mon oncle était presque la seule qui
+restât dans la rue du village. Les autres voitures étaient restées
+la nuit, avec leurs roues entrecroisées, les brancards de l'une
+posés sur la caisse de l'autre en rangs aussi serrés qu'on avait
+pu les mettre, depuis la vieille église jusqu'à l'orme de Crawley
+et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille
+de longueur.
+
+À ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous,
+presque déserte.
+
+On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants.
+
+Hommes, chevaux, voitures, tout était parti.
+
+Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement
+avec un soin méticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route
+et dans les deux sens un coup d’oeil où se voyait cependant encore
+quelque espoir avant de monter en voiture.
+
+J'étais assis en arrière avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven
+prit place à côté de mon oncle.
+
+La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau
+couvert de bruyères qui s'étend à bien des milles dans tous les
+sens.
+
+Des files de piétons, pour la plupart si fatigués, si couverts de
+poussière qu'ils avaient évidemment fait à pied et pendant la nuit
+les trente milles qui les séparaient de Londres, marchaient d'un
+pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en
+grimpant la longue pente bigarrée qui grimpait au plateau.
+
+Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monté,
+attendait à la croisée des routes, et quand il eut lancé son
+cheval d'un coup d'éperon jusqu'à nous, je reconnus la belle
+figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza.
+
+-- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir
+Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, à un demi-
+mille sur la gauche.
+
+-- Très bien, dit mon oncle, en tirant sur les rênes des juments
+pour prendre la route qui débouchait à cet endroit.
+
+-- Vous n'avez pas amené votre homme là-bas, remarqua Mendoza d'un
+air un peu soupçonneux.
+
+-- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton
+furieux.
+
+-- Cela nous fait beaucoup à nous tous, car on raconte d'étranges
+histoires.
+
+-- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez
+bien vous repentir de les avoir écoutées.
+
+-- _All right_, Jim! À ce que je vois, votre déjeuner de ce matin
+n'est pas bien passé.
+
+-- Les autres sont-ils arrivés? dit mon oncle, d'un air
+insouciant.
+
+-- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est là-bas avec les
+cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la
+plupart des gardiens du ring sont à leur poste.
+
+-- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se
+remettant en marche. Il est possible que les autres soient en
+retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate.
+
+-- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven.
+
+-- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain
+jusqu'au dernier moment.
+
+-- Naturellement, monsieur, s'écria Belcher, je n'aurais jamais
+cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un
+qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles,
+et voir comment cela tournera.
+
+Il nous arriva un bruit pareil à celui que font les vagues sur la
+plage, bien avant que nous fussions en présence de cette immense
+multitude.
+
+Enfin, à un plongeon brusque que fit la route, nous vîmes cette
+foule, ce tourbillon d'êtres humains se déployant devant nous,
+avec un vide tournoyant au centre.
+
+Tout autour, les voitures et les chevaux étaient disséminés par
+milliers à travers la lande. Les pentes étaient animées par la
+présence de tentes et de boutiques improvisées.
+
+On avait choisi pour emplacement du ring un endroit où l'on avait
+pratiqué dans le sol une grande cuvette, de façon que le contour
+formât un amphithéâtre naturel d'où tout le monde pût bien voir ce
+qui se passait au centre.
+
+À notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui
+était placée sur les bords et par conséquent le plus proche de
+nous et ces acclamations se répétèrent dans toute la multitude.
+
+Un instant après, on entendit de grands cris qui commençaient à
+l'autre bout de l'arène.
+
+Toutes les figures, qui étaient tournées vers nous, se
+retournèrent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan
+passa du blanc au noir.
+
+-- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et
+Craven.
+
+En nous tenant debout sur notre voiture, nous pûmes apercevoir la
+cavalcade qui approchait des Dunes.
+
+Elle commençait par la spacieuse barouche où étaient assis Sir
+Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son
+entraîneur.
+
+Les postillons avaient à leur coiffure des flots de faveurs jaune
+serin. C'était la couleur sous laquelle devait lutter Wilson.
+
+Derrière la voiture venaient à cheval une centaine au moins de
+gentlemen de l'Ouest, puis une file, à perte de vue, de _gigs_, de
+_tilburys_, de voitures.
+
+Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche
+arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction.
+
+Sir Lothian Hume nous aperçut et donna à ses postillons l'ordre
+d'arrêter.
+
+-- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied à terre. J'ai cru
+reconnaître votre voiture rouge. Voilà une belle matinée pour la
+lutte.
+
+Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans répondre.
+
+-- Je suppose, puisque nous voilà tous présents, que nous pouvons
+commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux
+façons de son interlocuteur.
+
+-- Nous commencerons à dix heures. Pas une minute plus tôt.
+
+-- Très bien, puisque vous y tenez. À propos, Sir Charles, où est
+votre homme?
+
+-- C'est à vous que je devrais adresser cette question, Sir
+Lothian. Où est mon homme?
+
+Une expression d'étonnement se peignit sur les traits de Sir
+Lothian, expression admirablement feinte si elle n'était pas
+vraie.
+
+-- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question?
+
+-- C'est que je tiens à le savoir.
+
+-- Mais comment puis-je répondre? Est-ce que c'est mon affaire?
+
+-- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire.
+
+-- Si vous aviez la bonté de vous expliquer un peu plus
+clairement, il me serait peut-être possible de vous comprendre.
+
+Tous deux étaient très pâles, très froids, très raides et
+impassibles dans leur attitude, mais ils échangeaient des regards
+comme s'ils croisaient le fer.
+
+Je me rappelai la réputation de terrible duelliste qu'avait Sir
+Lothian et je tremblai pour mon oncle.
+
+-- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief
+contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaître
+clairement.
+
+-- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a été organisé un
+complot pour estropier où enlever mon champion et j'ai toutes les
+raisons possibles de croire que vous y êtes mêlé.
+
+Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir
+Lothian.
+
+-- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur
+lequel vous comptiez, au bout de son entraînement, et vous voilà
+bien embarrassé pour trouver une défaite. Tout de même je crois
+que vous eussiez pu en trouver une qui fût plus plausible ou qui
+comportât des suites moins sérieuses.
+
+-- Monsieur, répondit mon oncle, vous êtes un menteur, mais
+personne ne sait mieux que vous à quel point vous êtes un menteur.
+
+Les joues creuses de Sir Lothian pâlirent de colère et je vis
+pendant un instant, dans ses yeux profondément enfoncés, la lueur
+que l'on aperçoit au fond de ceux d'un mâtin en fureur qui se
+dresse et se traîne au bout de sa chaîne.
+
+Puis, par un effort, il redevint ce qu'il était d'ordinaire
+l'homme froid, dur, maître de lui-même.
+
+-- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme
+deux rustres ivres un jour de marché, dit-il. Nous pousserons
+l'affaire plus loin un autre jour.
+
+-- Pour cela, je vous le promets, répondit mon oncle d'un ton
+farouche.
+
+-- En attendant, je vous invite à observer les conditions de votre
+engagement. Si vous ne présentez pas votre champion dans vingt-
+cinq minutes, je réclame l'enjeu.
+
+-- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors
+vous pourrez le réclamer, mais pas un instant plus tôt.
+
+Il était admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui
+dispose de toute sorte de ressources cachées.
+
+Pendant ce temps, Craven, qui avait échangé quelques mots avec Sir
+Lothian Hume, revint près de nous.
+
+-- J'ai été prié de remplir les fonctions d'unique juge en cette
+affaire. Cela répond-il à vos désirs, Sir Charles?
+-- Je vous serais extrêmement obligé, Craven, d'accepter ces
+fonctions.
+
+-- Et l’on a proposé Jackson comme chronométreur.
+
+-- Je ne saurais en souhaiter de meilleur.
+
+-- Très bien, voilà qui est convenu.
+
+Pendant ce temps, la dernière voiture était arrivée et les chevaux
+avaient été attachés au piquet sur la lande.
+
+Les traînards s'étaient rapprochés de telle sorte que la vaste
+multitude formait maintenant une masse compacte d'où montait une
+voix unique qui commençait à mugir d'impatience.
+
+Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine à
+apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste étendue de
+lande verte et pourpre.
+
+Un _gig_ attardé arrivait au grand galop sur la route venant du
+sud.
+
+Quelques piétons montaient encore péniblement de Crawley, mais on
+n'apercevait nulle part un indice de l'absent.
+
+-- Les paris vont leur train, malgré tout, dit Belcher. J'ai fait
+un tour au ring et on est toujours au pair.
+
+-- Il y a une place pour vous dans l'enceinte extérieure près du
+ring, Sir Charles, dit Craven.
+
+-- Je n'aperçois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai
+pas avant son arrivée.
+
+-- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix
+minutes.
+
+-- Et moi je marque cinq, s'écria Sir Lothian.
+
+-- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d’un
+ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes.
+
+-- Voici Wilson le Crabe, s'écria Belcher.
+
+Au même instant, retentit dans la foule un cri pareil à un cri de
+tonnerre.
+
+Le pugiliste de l'Ouest était sorti de la tente où il faisait sa
+toilette. Il était suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui
+remplissaient le rôle de seconds auprès de lui.
+
+Il était nu jusqu'à la ceinture, avec une paire de caleçons
+blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course.
+
+Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies
+petites faveurs de la même couleur étaient attachées à ses genoux.
+
+Il tenait à la main un grand chapeau blanc.
+
+Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre
+dans la foule pour permettre l'accès du ring. Il lança en l'air le
+chapeau qui tomba dans l'enceinte formée par les piquets.
+
+Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes extérieures et
+intérieures de cordes et resta debout au centre, les bras croisés.
+
+Je ne m'étonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui-
+même ne put s'empêcher d'y joindre les siens.
+
+C'était assurément un jeune athlète d'une structure magnifique. Il
+était impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche,
+lustrée et luisante comme la peau d'une panthère sous les rayons
+du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles à
+chacun de ses mouvements.
+
+Ses bras étaient longs et flexibles, ses épaules bien détachées et
+néanmoins puissantes, avec cette légère tombée qui est plus que la
+carrure un indice de force.
+
+Il joignit les mains derrière la tête, les éleva, les agita
+derrière lui et, à chacun de ses mouvements, quelque nouvelle
+surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de
+saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de
+ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions.
+
+Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une
+belle statue en attendant son adversaire.
+
+Sir Lothian Hume, l'air impatient, était resté les yeux fixés sur
+sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant.
+
+-- Le temps est écoulé, s'écria-t-il. Le match est forfait.
+
+-- Le temps n'est point écoulé, dit Craven.
+
+-- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui
+un regard désespéré.
+-- Seulement trois, Tregellis.
+
+-- Où est votre champion, Sir Charles? Où est l'homme pour qui
+nous avons parié?
+
+Et des figures échauffées se tendaient déjà l’une sur l'autre. Des
+regards irrités se portaient sur nous.
+
+-- Plus qu'une minute. J'en suis bien fâché, Tregellis, mais je
+serai contraint de déclarer le forfait contre vous.
+
+Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussée, un cri, et
+de loin, un vieux chapeau noir lancé en l'air par-dessus les têtes
+des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes.
+
+-- Sauvés, grand Dieu! hurla Belcher.
+
+-- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle
+d'un ton calme.
+
+-- Trop tard! s'écria sir Lothian.
+
+-- Non, répliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes.
+Maintenant la lutte peut avoir lieu.
+
+
+XVII -- AUTOUR DU RING
+
+
+Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien
+petit nombre, qui virent de quel côté arrivait ce chapeau noir, si
+opportunément lancé par-dessus les cordes.
+
+J'ai déjà parlé d'un _gig_ qui approchait isolément et arrivait
+grand train, par la route du sud.
+
+Mon oncle l'avait aperçu, mais en avait été distrait par la
+discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure.
+
+Quant à moi, j'avais été si frappé de l'allure furieuse à laquelle
+arrivaient les retardataires, que j'étais resté à les regarder
+avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la
+crainte de causer à mon oncle un nouveau désappointement.
+
+Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme,
+lorsque soudain je vis le véhicule faire un écart sur la route, se
+lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et
+coupant court à travers la lande, écrasant les touffes de genêts,
+puis s'enfonçant jusqu'aux moyeux dans la bruyère et les mares.
+
+Lorsque le conducteur arrêta ses juments couvertes d'écume, il
+jeta les rênes à sa compagne, s'élança à bas de son siège et se
+lança furieusement à travers la foule et bientôt fut lancé le
+chapeau qui apprit à tous le défi porté.
+
+-- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement
+que si ce coup de théâtre avait été arrangé d'avance et avec soin
+par lui, rien ne nous presse.
+
+-- À présent que votre champion a jeté son chapeau dans le ring,
+vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles.
+
+-- Mon neveu, votre ami a certainement paru à temps. Il s'en est
+fallu de l'épaisseur d'un cheveu...
+
+-- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre.
+
+Les sourcils soulevés de mon oncle exprimèrent l'étonnement.
+
+-- Comment! un autre! s'exclama-t-il.
+
+-- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la
+cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que
+ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en
+personne.
+
+Nous jetâmes un regard sur la foule et nous vîmes la tête et les
+épaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu à peu du
+terrain, en laissant derrière lui un sillage en forme de V, comme
+il s'en forme derrière un chien qui nage.
+
+Maintenant qu'il se rapprochait du bord intérieur où la foule
+était moins dense, il leva la tête, et nous vîmes la figure
+bonhomme et tannée du forgeron qui se tourna vers nous.
+
+Dès qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par-
+dessus sous lequel il parut en tout son équipement de combattant,
+culottes noires, bas chocolat et souliers blancs.
+
+-- Je suis bien fâché d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais
+venu plus tôt, mais il m'a fallu du temps pour arranger ça avec la
+femme. Je n'ai pu la décider tout d'un coup, et il a fallu
+l'emmener avec moi et nous avons discuté la chose en route.
+
+Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress
+Harrison qui y était assise. Sir Charles fit signe à Jack
+Harrison.
+
+-- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il.
+Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le
+suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous
+attendais pas.
+
+-- Mais, monsieur, vous avez été prévenu que je viendrais.
+
+-- Non, certainement non.
+
+-- N'avez-vous pas reçu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nommé
+Cummings qui est le maître de l'auberge de Friar's Oak? Maître
+Rodney que voici le connaît bien.
+
+-- Nous l'avons vu ivre mort à l'hôtel _Georges_.
+
+-- Ça y est, j'en avais eu peur, s'écria Harrison avec dépit. Il
+est toujours comme cela quand il est excité. Jamais je n'ai vu un
+homme se monter la tête comme il l'a fait quand il a su que je
+prendrais cette lutte à mon compte. Il s'est muni d'un sac de
+souverains pour parier pour moi.
+
+-- C'est donc pour cela que la cote a changé? dit mon oncle. Il en
+a entraîné d'autres.
+
+-- Je craignais tellement qu'il ne se mit à boire, que je lui
+avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre
+une minute. Il avait un billet pour vous.
+
+-- J'ai appris qu'il était arrivé à l'hôtel _Georges_ à six
+heures. Or, je ne suis arrivé de Reigate qu'à sept heures passées
+et, à ce moment-là, je suis sûr qu'il devait avoir bu sa
+commission. Mais où est votre neveu Jim et comment avez-vous pu
+savoir qu'on aurait besoin de vous?
+
+-- Ce n'est pas sa faute, je vous en réponds, s'il vous a laissé
+dans le pétrin. Quant à moi, j'ai reçu l'ordre de le remplacer.
+Cet ordre m'a été donné par le seul homme en ce monde, auquel je
+n'aurais jamais désobéi.
+
+-- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui était descendue du
+_gig_ et s'était approchée de nous, tirez de lui le meilleur parti
+que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack,
+dussiez-vous me le demander à genoux.
+
+-- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ça c'est un fait! dit
+le forgeron.
+
+-- Les sports! s'écria-t-elle d'une voix criarde où perçaient le
+mépris et la colère. Revenez m'en parler quand tout sera fini.
+
+Elle s'éloigna en toute hâte et je la vis plus tard, assise parmi
+la bruyère, le dos tourné à la foule et les mains sur les
+oreilles, toute recroquevillée, toute convulsionnée
+d'appréhension.
+
+Pendant que se passait cette scène rapide, la foule était devenue
+de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait
+le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait
+entrevu la bonne fortune inespérée de voir un boxeur aussi réputé
+qu'Harrison.
+
+Son nom avait déjà circulé et plus d'un connaisseur âgé avait tiré
+de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinées sur
+l'homme qui allait représenter l'école du passé en face de l'école
+du présent.
+
+Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l’on avait
+encore quelques petites variations dans la cote, selon que se
+modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans
+les groupes de la foule.
+
+Pendant ce temps-là, sir Lothian Hume faisait des embarras auprès
+de l'honorable Berkeley Craven, qui était resté debout près de
+notre voiture.
+
+-- Je dépose une protestation formelle contre cette manière
+d'agir, dit-il.
+
+-- Pour quels motifs, monsieur?
+
+-- Parce que l'homme présenté ici n'est pas celui qu'a désigné en
+premier lieu Sir Charles Tregellis.
+
+-- Je n'ai désigné absolument personne, vous le savez bien, dit
+mon oncle.
+
+-- Les paris ont été tenus dans l'idée que le jeune Jim Harrison
+serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier
+moment, il est retiré pour être remplacé par un autre plus
+redoutable.
+
+-- Sir Charles Tregellis ne dépasse en rien son droit, dit Craven
+d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de présenter un homme qui
+serait en dedans des limites d'âge convenues, et l'on me dit
+qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans
+passés, Harrison?
+
+-- Quarante ans le mois prochain, monsieur.
+
+-- Très bien. Je déclare que la lutte peut s'engager.
+
+Mais, hélas! il y avait une autorité supérieure à celle du juge
+lui-même, et nous avions à subir un incident qui fut le prélude et
+parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois.
+
+À travers la lande était arrivé un cavalier vêtu de noir, avec des
+bottes de chasse à revers de basane, suivi d'un couple de grooms,
+et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des
+ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain
+alternativement.
+
+Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jeté
+des regards soupçonneux du côté de ce cavalier, mais le plus grand
+nombre l'aperçurent seulement lorsqu'il eut arrêté son cheval sur
+un tertre qui dominait l'amphithéâtre et d'où, avec une voix de
+stentor, il annonça qu'il représentait le _Custos Rotulorum_ de Sa
+Majesté dans le comté de Sussex et qu'il déclarait la réunion de
+cette assemblée contraire à la loi, et qu'il avait charge de la
+disperser en employant au besoin la force.
+
+Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondément
+enracinée, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de
+bien des siècles, à imprimer à coups de trique dans l'âme de ces
+insulaires sauvages et turbulents.
+
+Voilà donc un homme, flanqué simplement de deux domestiques, en
+face de trente mille autres hommes irrités, mécontents, et parmi
+lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession
+et aussi parmi ces derniers, des représentants de la classe la
+plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eût dans le pays.
+
+Et pourtant, c'était cet homme isolé qui parlait de recourir à la
+force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant
+pareille à un animal indocile et de dispositions farouches, face-
+à-face avec une puissance, qu'il savait sourde à tout
+raisonnement, capable de vaincre toute résistance.
+
+Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une
+douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce
+gêneur du sport.
+
+-- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven.
+
+-- Oui, monsieur, j'ai un mandat.
+
+-- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner.
+
+Le magistrat lui tendit un papier bleu.
+
+Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, penchèrent la tête
+pour l'examiner, car la plupart d'entre eux étaient eux-mêmes des
+magistrats et fort attentifs à découvrir la moindre bévue dans la
+rédaction.
+
+À la fin, Craven haussa les épaules et rendit le papier.
+
+-- Il me parait en forme, monsieur, dit-il.
+
+-- Il est absolument correct, répondit le magistrat avec
+affabilité. Pour vous éviter une perte de votre temps précieux,
+gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis
+parfaitement résolu à interdire tout combat, en quelques
+circonstances que ce soit, sur le territoire du comté dont j'ai la
+charge et je suis décidé à vous suivre tout le jour pour
+l'empêcher.
+Dans mon inexpérience, je me figurais que cela paraissait terminer
+l'affaire d'une façon définitive, mais je n'avais pas rendu
+justice à la prévoyance des personnes qui organisent ces
+rencontres et j'ignorais également les avantages qui faisaient de
+la dune de Crawley un lieu de réunion privilégié. Les patrons, les
+parieurs, le juge, le chronométreur tinrent conseil.
+
+-- Il y a sept milles de terrain au-delà de la frontière du
+Hampshire et deux au-delà de celle du Surrey, dit Jackson.
+
+Le fameux maître du ring avait arboré en l'honneur de la
+circonstance un magnifique habit écarlate aux boutonnières brodées
+d'or, une canne blanche, un chapeau à boucle avec large ruban
+noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair.
+
+Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et
+particulièrement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant
+contribué à faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs,
+aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais.
+
+Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux perçants et
+son énorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette
+troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef.
+
+-- Si je pouvais me hasarder à vous donner un avis, dit l'affable
+magistrat, ce serait de passer du côté du Hampshire car, du côté
+du Sussex, sir James Ford n'est pas moins opposé que moi à ces
+sortes de réunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est
+le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point.
+
+-- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de façon à
+produire le plus grand effet, je vous suis infiniment obligé. Si
+le juge le permet, il n'y aura qu'à déplacer les piquets.
+L'instant d'après, ce fut une scène de la plus vive animation.
+
+Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aidés des gardiens du ring,
+arrachèrent les piquets et les cordes et les emportèrent dans un
+autre endroit de la plaine.
+
+Wilson le Crabe fut enveloppé dans de grands manteaux et emmené
+dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la
+place de Mr Craven sur notre voiture.
+
+Ensuite, l'immense foule se déplaça, cavaliers, véhicules,
+piétons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la
+lande.
+
+Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme
+des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avançaient sur
+cinquante de front, secouées, cahotées par toutes les inégalités
+qu'elles rencontraient.
+
+De temps à autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de
+moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyère et
+des éclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis
+qu'ils contemplaient piteusement le désastre.
+
+Puis, dans une partie de la lande où les broussailles étaient plus
+clairsemées et la surface plus égale, les piétons se mirent à
+courir, les cavaliers firent jouer les éperons, les conducteurs
+firent claquer leurs fouets et toute la foule s'écoula en une
+course au clocher, affolée à la suite de la barouche jaune et de
+la voiture rouge qui formaient l'avant-garde.
+
+-- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle à Harrison de
+façon à ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient
+avec précaution sur ce terrain inégal.
+
+-- Ce sera ma dernière lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous
+avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller,
+ce serait à la condition de ne plus le lui demander. Il faut que
+je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne.
+
+-- Mais votre entraînement?
+
+-- Je suis toujours en entraînement, monsieur. Je travaille ferme
+du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que
+le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses règles.
+
+-- Il a le bras un peu long pour vous.
+
+-- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore
+et je les ai vaincus. Si on en venait à un corps à corps, j'aurais
+tous les avantages et avec une poussée, je viendrais à bout de
+lui.
+
+-- C'est un match entre la jeunesse et l'expérience. Eh bien! Je
+ne retirerais pas une guinée de mon enjeu. Mais à moins qu'il ait
+été contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir
+abandonné.
+
+-- Il était contraint, Sir Charles.
+
+-- Vous l'avez vu, alors?
+
+-- Non, patron, je ne l'ai pas vu.
+
+-- Vous savez où il est?
+
+-- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans
+l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas
+été possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient
+sur nous.
+Ce personnage de mauvais augure revint au galop près de notre
+voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable.
+
+-- Mon ressort s'arrête à ce fossé, monsieur, dit-il. Je me figure
+que vous aurez peine à trouver un endroit plus avantageux pour une
+partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de
+l'autre côté. Là je suis absolument certain que personne ne
+viendra vous déranger.
+
+Le désir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager,
+contrastait si fort avec le zèle qu'il avait mis à nous chasser de
+son comté, que mon oncle ne put s'empêcher de lui en faire
+l'observation.
+
+-- Le rôle d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une
+violation de la loi, répondit-il, mais si mon collègue du
+Hampshire n'éprouve point de scrupules à permettre cela dans son
+ressort, je ne serais pas fâché de voir la lutte.
+
+Et donnant de l'éperon à son cheval, il alla se placer sur un
+tertre voisin, d'où il espérait bien voir ce qui se passerait.
+
+Alors, j'eus sous les yeux tous ces détails d'étiquette, ces
+curiosités d'usages qui se sont perpétués jusqu'à nos jours; ils
+sont encore si récents que nous ne sommes pas parvenus à nous
+persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien
+de la société avec autant de zèle que les sportsmen en mettaient à
+les observer.
+
+La lutte prenait un certain caractère de dignité, grâce à un
+rigide code de cérémonies, tout comme le choc entre chevaliers
+bardés de fer était précédé et embelli par l’appel des hérauts et
+le détail des armoiries.
+
+Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaître
+comme une épreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le
+contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une
+rude et vaillante préparation aux conditions de la vie dans un
+siècle de fer.
+
+Et tout de même, maintenant que le ring est devenu une chose du
+passé aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit
+nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles-
+mêmes d'une façon si naturelle et si spontanée, c'est qu'elles ont
+une fonction à remplir, c'est qu'il y a moins de mal à ce que deux
+hommes se battent, de leur propre gré, jusqu'à l'épuisement de
+leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'idéal de
+l'énergie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez
+un peuple dont le destin est si complètement subordonné aux
+qualités individuelles du citoyen.
+
+Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est
+capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour où
+l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre à ces
+qualités premières, auxquelles nous pouvons, à tout moment, être
+obligés de recourir pour nous tenir en sûreté.
+
+Tom Owen et son original aide Fogs, qui réunissait les professions
+de boxeur et de poète, mais qui, heureusement pour lui, tirait
+meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientôt
+établi le ring selon les règles alors en vogue.
+
+Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C.
+du _Pugiling-Club_, furent plantés de façon à délimiter un carré
+de vingt-quatre pieds de côté entourés de cordes.
+
+En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposée; il y avait
+huit pieds de largeur entre les deux.
+
+L'enceinte intérieure était destinée aux combattants et à leurs
+seconds tandis que dans l'enceinte extérieure, des places étaient
+réservées au juge, au chronométreur, aux patrons des champions et
+à un petit nombre de personnages distingués ou favorisés du nombre
+desquels je fus, étant en compagnie de mon oncle.
+
+Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill
+War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom
+Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le
+bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposés comme gardes
+dans l'enceinte extérieure.
+
+Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui étaient
+si en faveur auprès des gens à la mode. Ils étaient armés de
+cravaches à monture d'argent, marquées aux initiales P.C.
+
+Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se
+faufilait dans l'enceinte extérieure, le corps des gardiens, au
+lieu de recourir aux raisonnements ou aux prières, tombait à tour
+de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'à ce
+qu'il se fût enfui du terrain défendu.
+
+Et malgré cette garde formidable et ces procédés sauvages, les
+gardes qui avaient à soutenir l'effort de poussée en avant d'une
+foule enragée, étaient souvent aussi éreintés que les combattants
+eux-mêmes à la fin d'une rencontre.
+
+Jusqu'à ce moment-là, ils formaient une ligne de sentinelles qui
+présentait, sous une série d'uniformes chapeaux blancs, tous les
+types possibles du boxeur, depuis la figure fraîche et juvénile de
+Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux
+faces cicatrisées et mutilées des vieux professionnels.
+
+Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les
+cordes, je pouvais, grâce à ma place privilégiée, entendre les
+propos de la foule qui était derrière moi. Deux rangs de cette
+foule étaient allongés par terre, les deux autres rangs
+agenouillés et le reste debout en colonnes serrées sur toute la
+pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que
+par-dessus les épaules de celle qui était en avant d'elle.
+
+Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort
+expérimentés, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le
+plus sombre, et j'avais le coeur gros à entendre leurs propos.
+
+-- Toujours la même histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se
+mettre dans la tête que les jeunes doivent avoir leur tour. Il
+faut le leur enfoncer dans la tête à coups de poing.
+
+-- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a
+battu Boughton et que moi-même, j'ai vu Hooper le ferblantier
+mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous là
+avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison.
+
+-- N'en soyez pas si sûr que ça, s'écria un troisième. J'ai vu
+Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu.
+C'est un boucher, vous dis-je.
+
+-- C'était, voulez-vous dire.
+
+-- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant changé que cela. Et je
+suis prêt à mettre dix guinées sur mon opinion.
+
+-- Comment! dit très haut un homme placé juste derrière moi et qui
+faisait l’important, en parlant avec l'accent lourd et zézayant de
+l'ouest. D'après ce que j’ai vu de ces jeunes gens de Gloucester,
+je ne crois pas qu’Harrison eût tenu bon pendant dix rounds, quand
+il était dans sa première jeunesse. Je suis arrivé hier par le
+coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille
+livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient été envoyées pour
+miser sur notre homme.
+-- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un
+autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la
+race jusqu'à la moelle des os. Il ne reculerait pas quand même son
+adversaire serait aussi gros que Carlton House.
+
+-- Peuh! répondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les
+pays de Bristol et de Gloucester que l’on trouve les hommes
+capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester.
+
+-- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix
+irritée dans la foule qui se trouvait derrière lui. Il y a six
+hommes de Londres qui se chargeraient de démolir douze de ceux qui
+nous arrivent de l'Ouest.
+
+L'affaire aurait peut-être débuté par un engagement impromptu
+entre le cockney indiqué et le gentleman venu de Bristol, si un
+tonnerre d’applaudissements n'était pas venu couper court à leur
+altercation.
+
+Ces applaudissements étaient dus à l'apparition sur le ring de
+Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui
+portaient le bassin, l'éponge, la vessie à eau-de-vie et autres
+insignes de leur office.
+
+Dès qu'il fut entré, Wilson le Crabe défit le foulard jaune serin
+qui lui ceignait les reins et l'attacha à un des poteaux des
+angles où le foulard resta agité par la brise.
+
+Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la
+même couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme
+souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la pièce.
+
+Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que
+par l'arrivée d'Harrison qui entra posément, tranquillement, en
+enjambant les cordes ainsi qu'il convenait à son âge plus mûr et à
+ses articulations moins souples.
+
+Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que
+ceux qui avaient salué Wilson, et ils exprimaient une admiration
+plus profonde, car la foule avait déjà eu le temps de voir le
+physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison était une
+nouveauté pour elle.
+
+J'avais souvent contemplé les bras et le cou du puissant forgeron,
+mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'à la ceinture.
+
+Je n'avais point compris la merveilleuse symétrie de développement
+qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modèle favori des
+sculpteurs de Londres.
+
+Ce n'était plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de
+lumière sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un
+coup d'oeil si agréable.
+
+Au lieu de cela, on se trouvait en présence d'une grandeur
+rudement taillée, d'un enchevêtrement de muscles noueux.
+
+On eût dit les racines d'un vieux chêne se tordant pour aller de
+la poitrine à l'épaule et de l'épaule au coude.
+
+Même quand il était au repos, le soleil jetait des ombres sur les
+courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle
+faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et
+faisait de son corps un amas de noeuds et d'aspérités.
+
+La peau de sa figure et de son corps était d'une teinte plus
+foncée, d'un grain plus serré que celle de son adversaire plus
+jeune, mais il paraissait avoir plus de résistance, de dureté et
+cette apparence était encore plus marquée par la couleur plus
+sombre de ses bas et de ses culottes.
+
+Il entra dans le ring en suçant un citron, suivi de Jim Belcher et
+de Caleb Baldwin le fruitier.
+
+Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon
+par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se
+dirigea vers son adversaire la main tendue.
+
+-- J'espère que vous allez bien, Wilson? dit-il.
+
+-- Pas trop mal merci, répondit l'autre. Nous nous parlerons sur
+un autre ton, j'espère, avant de nous quitter.
+
+-- Mais sans rancune, dit le forgeron.
+
+Et les deux hommes échangèrent un ricanement avant de se placer
+dans leurs coins.
+
+-- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont été
+pesés? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte
+extérieure.
+
+-- Ils viennent d'être pesés sous mes yeux, monsieur, répondit Mr
+Craven. Votre homme a fait baisser le plateau à treize stone trois
+et Harrison a treize huit.
+
+-- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'à la
+tête, s'écria Sam le Hollandais de son coin.
+
+-- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin.
+
+-- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais acheté,
+répliqua Jim Belcher.
+
+Et la foule de rire à ces rudes plaisanteries.
+
+
+XVIII -- LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON
+
+
+-- Qu'on quitte le ring extérieur! cria Jackson, debout près des
+cordes, une grosse montre d'argent à la main.
+
+-- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain
+nombre de spectateurs, les uns jetés en avant par la poussée de
+derrière, les autres prêts à risquer un peu de douleur physique
+pour avoir une chance de mieux voir, s'étaient glissés sous les
+cordes et formaient une rangée irrégulière en dedans de l'enceinte
+extérieure.
+
+Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse
+de coups portés par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons
+en arrière, avec la précipitation maladroite de moutons effrayés
+qui cherchent à passer par une brèche de leur parc.
+
+Leur situation était embarrassante, car les gens placés en avant
+refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils
+recevaient par derrière finirent par avoir le dessus et les
+derniers fugitifs étaient rentrés, tout effarouchés, dans les
+rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les
+bords, à intervalles égaux, leurs cravaches le long de la cuisse.
+
+-- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous
+informer que le champion désigné par Sir Charles Tregellis est
+Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui
+de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne
+ne doit rester dans l'enceinte extérieure à l'exception du juge et
+du chronométreur. Il ne me reste plus qu'à vous prier, si
+l’occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le
+terrain libre, éviter la confusion et veiller à la loyauté du
+combat. Tout est prêt?
+
+-- Tout est prêt, cria-t-on des deux coins.
+
+-- Allez.
+
+Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de
+respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais
+se dirigèrent d'un pas rapide vers le centre du ring.
+
+Les deux hommes se donnèrent une poignée de main. Les seconds en
+firent autant. Les quatre mains se croisèrent.
+
+Puis les seconds se retirèrent en arrière.
+
+Les deux hommes restèrent face-à-face, pied contre pied, les mains
+levées.
+
+C'était un spectacle magnifique pour quiconque n'était pas
+dépourvu de l'instinct qui fait apprécier la plus noble des
+oeuvres de la nature.
+
+Chacun de ces deux hommes répondait à la condition qui fait
+l'athlète puissant, celle de paraître plus grand sans ses
+vêtements qu'avec eux.
+
+Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien.
+
+Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caractéristiques de
+l’autre par les contrastes avec les siens propres: l’adolescent
+allongé, aux membres déliés, aux pieds de daim, et le vétéran
+trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait à une souche de chêne.
+
+La cote se mit à monter en faveur du jeune homme à partir du
+moment où ils furent mis en présence, car ses avantages étaient
+bien apparents, tandis que les qualités, qui avaient élevé si haut
+Harrison dans sa jeunesse, n'étaient plus qu'un souvenir resté aux
+anciens.
+
+Tout le monde pouvait voir les trois pouces de supériorité dans la
+taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il
+suffisait de remarquer le mouvement rapide, félin, des pieds, le
+parfait équilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle
+promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou
+lui échapper.
+
+Mais il fallait un instinct plus pénétrant, pour interpréter le
+sourire farouche qui voltigeait sur les lèvres du forgeron ou la
+flamme secrète qui brillait dans ses yeux gris.
+
+Seuls les gens d’autrefois savaient qu’avec son coeur puissant et
+sa charpente de fer, c’était un homme contre lequel il était
+dangereux de parier.
+
+Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom,
+sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penché très en
+arrière de ses reins, sa garde placée en travers de sa poitrine,
+mais tenue assez en avant pour qu'il fût extrêmement difficile
+d’aller au-delà.
+
+De son côté, le forgeron avait pris l’attitude tombée en désuétude
+qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s’était
+pas revue depuis dix ans dans une lutte de première classe.
+
+Ses deux genoux étaient légèrement fléchis, il se présentait bien
+carrément à son adversaire et tenait ses deux poings bruns par-
+dessus sa marque, de manière à pouvoir lancer l'un ou l'autre à
+son gré.
+
+Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au
+dehors, avaient été plongées dans quelque liquide astringent, afin
+de les empêcher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement
+avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des
+gants de couleur foncée et très collants, jusqu'au moment où mon
+oncle m'expliqua la chose à voix basse.
+
+Ils étaient ainsi face-à-face au milieu d'un frémissement
+d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude
+suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, à ce
+point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme à homme, au centre
+de quelque solitude primitive.
+
+Il parut évident, dès le début, que Wilson le Crabe était décidé à
+ne négliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait à la légèreté
+de ses pieds, à l'agilité de ses mains, jusqu'au moment où il
+comprendrait quelque chose à la tactique de son adversaire.
+
+Il tourna plusieurs fois autour de lui, à petits pas rapides,
+menaçants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-même,
+réglant ses mouvements en conséquence.
+
+Alors, Wilson fit un pas en arrière, pour engager Harrison à
+rompre et à le suivre.
+
+L'ancien sourit et secoua la tête.
+
+-- Il faut que vous veniez à moi, mon garçon, dit-il, je suis trop
+vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous
+avons la journée devant nous, et j'attendrai.
+
+Il ne s'attendait pas peut-être à recevoir aussi promptement une
+réponse à son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest
+bondissant comme une panthère fut sur lui.
+
+-- Pan! Pan! Pan!
+
+Puis des coups sourds se succédèrent.
+
+Les trois premiers tombèrent sur la figure d'Harrison, les deux
+derniers s'appliquèrent rudement sur son corps.
+
+Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se dégagea d'un
+style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquèrent
+en rouge vif le bas de ses côtes.
+
+-- Premier sang pour Wilson! cria la foule.
+
+Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de
+son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpré
+et dégouttant.
+
+Et Wilson revint à la marque avec une feinte et lança un coup à
+toute volée sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que
+lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round
+par une glissade sur le gazon.
+
+-- Premier knock-down pour Harrison! hurlèrent des milliers de
+voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer
+de main selon le jugement rendu.
+
+-- J'en appelle au juge, s'écria Sir Lothian Hume, c'était une
+glissade et non un knock-down.
+
+-- Je juge que c'était une glissade, dit Berkeley Craven.
+
+Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu
+d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur
+et bien disputé.
+Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et
+d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans
+le bassin.
+
+-- Tout à fait comme jadis, dit-il à Belcher.
+
+-- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez reçu un
+peu plus que vous n'avez donné.
+
+-- Je peux en porter davantage, dit-il avec sérénité, pendant que
+Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse éponge.
+
+Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de
+paraître à travers l’eau.
+
+Je puis m’apercevoir, d'après les commentaires que faisaient
+autour de moi les Corinthiens expérimentés et d'après les
+remarques de la foule placée derrière moi, qu'on regardait les
+chances d'Harrison comme diminuées par ce round.
+
+-- J'ai vu ses défauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualités de
+jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de
+Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa
+garde. Wilson l'a touché autant qu'il a voulu.
+
+-- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-même
+touché une fois, mais cette fois-là vaudra trois de Wilson,
+remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre
+est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinée.
+
+Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes étaient de
+nouveau face-à-face. Les seconds s'étaient si habilement acquittés
+de leur tâche, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert
+de ce qui s'était passé.
+
+Wilson prit malicieusement l’offensive avec le gauche, mais ayant
+mal jugé la distance, il reçut en réponse un coup écrasant dans
+l’estomac qui l’envoya chancelant et la respiration coupée sur les
+cordes.
+
+-- Hurrah pour le vieux! hurla la foule.
+
+Mon oncle se mit à rire et à taquiner Sir John Lade.
+
+L’homme de l’Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de
+l’eau et, d’un pas furtif, revint vers le centre du ring, où son
+adversaire restait debout.
+
+Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque
+du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un
+bond de côté en riant.
+
+Les deux hommes étaient un peu essoufflés et leur respiration
+rapide, profonde, mêlant son bruit à leur léger piétinement
+pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit
+uniforme et à long rythme.
+
+Deux coups portés simultanément de chaque côté avec la main
+gauche, se heurtèrent avec une sorte de détonation comme un coup
+de pistolet, et alors, comme Harrison se lançait en avant pour une
+attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en
+avant, tant par l'effet de son élan que par celui de sa vaine
+attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup à
+toute volée du bras à demi ployé de l’homme de l'Ouest.
+
+-- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel répondit un
+grondement pareil à une bordée d'un vaisseau de soixante-quatorze
+canons.
+
+Les Corinthiens lancèrent en l’air par centaines leurs chapeaux à
+bords contournés et toute la pente qui s'étendait devant nous fut
+comme une grève de faces rouges et hurlantes.
+
+Mon coeur était paralysé par la crainte.
+
+Je sursautais à chaque coup et pourtant je me sentais en proie à
+une fascination toute puissante, à un frisson de joie farouche, à
+une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais
+capable de s'élever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien
+que par un effort pour conquérir la plus humble des gloires.
+
+Belcher et Baldwin s'étaient élancés sur leur homme, mais, malgré
+la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son châtiment,
+les gens de l'Ouest manifestèrent un enthousiasme immense.
+
+-- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux
+seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester!
+
+-- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce
+champ avant que vous veniez à le battre, car il peut tenir un mois
+contre ces coups de chasse-mouches.
+
+Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure
+d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'éponge.
+
+-- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle.
+
+-- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour.
+
+Cette réponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaieté que
+les nuages disparurent du front de mon oncle.
+-- Vous devriez recommander à votre homme plus d'initiative,
+Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque
+pas.
+
+-- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je préfère le
+laisser agir à son gré.
+
+-- La cote est maintenant contre lui à trois contre un, dit un
+gentleman que sa moustache grise désignait comme un officier de la
+dernière guerre.
+
+-- C'est très vrai, général Fitzpatrick, mais vous remarquerez que
+ce sont les jeunes gens qui donnent une cote élevée et que ce sont
+les vieux qui l'acceptent.
+
+Je m'en tiens à mon opinion.
+
+Les deux hommes furent bientôt aux prises avec entrain; dès qu'on
+jeta le cri de: Allez!
+
+Le forgeron avait le côté gauche de la tête un peu bossue, mais il
+avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menaçant.
+
+Quant à Wilson il paraissait absolument tel qu'il était au début,
+mais deux fois, je le vis se mordre les lèvres comme pour réprimer
+un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur
+les côtes passaient du rouge vif au pourpre foncé.
+
+Il tenait sa garde un peu plus bas pour défendre ce point
+vulnérable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilité
+propre à prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups
+portés à la poitrine.
+
+De son côté, le forgeron persévérait dans la tactique défensive
+par où il avait commencé.
+
+On nous avait rapporté de l'Ouest bien des choses sur la finesse
+du jeu de Wilson, sur la rapidité de ses coups, mais la réalité
+était au-dessus de ce que nous savions de lui.
+
+Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilité et
+d'une justesse qui n'avaient jamais été surpassées même par
+Mendoza au temps de sa pleine force.
+
+Il se portait en avant, en arrière, avec la rapidité de l'éclair.
+
+Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vît.
+
+Mais Harrison les recevait tous avec le même sourire obstiné,
+ripostait de temps à autre par un coup vigoureux en plein corps,
+car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire
+s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte.
+
+À la fin du cinquième round les paris étaient à quatre contre un
+et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment.
+
+-- Qu'en dites-vous maintenant? s'écria l'homme de l'Ouest qui
+était derrière moi.
+
+Il était tellement excité qu’il ne pouvait plus que répéter:
+
+-- Qu'en dites-vous maintenant?
+
+Lorsque dans le sixième round le forgeron reçut deux coups sans
+arriver à riposter par un coup qui comptât, que, par-dessus le
+marché, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons
+inarticulés et des cris de joie, tant il était enthousiasmé.
+Sir Lothian Hume souriait et balançait la tête, pendant que mon
+oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il
+souffrait autant que moi.
+
+-- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le général Fitzpatrick. Mon
+argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur.
+
+-- Mon homme est un peu passé, répondit mon oncle, mais il finira
+par avoir le dessus.
+
+Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris
+qu'un changement de quelque sorte devenait nécessaire pour couper
+court à cette vieille histoire des jeunes et des anciens.
+
+Toutefois, le septième round fit apparaître la réserve de force
+qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les
+figures de ces faiseurs de paris qui s'étaient figuré qu'en somme
+la lutte était terminée et que quelques rounds suffiraient pour
+donner au forgeron le coup de grâce.
+
+Lorsque les deux hommes étaient face-à-face, il était évident que
+Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait
+forcer l'autre au combat et se maintenir sur l’offensive qu'il
+avait prise.
+
+Mais il y avait toujours dans les yeux du vétéran cette lueur
+grise et toujours sur sa rude figure ce même sourire.
+
+Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements
+d’épaules, dans le port de tête, et je sentis revenir ma confiance
+en voyant de quelle façon il se carrait devant son homme.
+
+Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin,
+et il évita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant
+près de ses côtes.
+
+-- Bravo, vieux, s'écria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive à
+destination, vaudra une dose de laudanum.
+
+Il y eut un temps d'arrêt pendant lequel les pieds s'agitèrent, le
+souffle pénible se fît entendre, interrompu par un grand coup de
+Wilson en plein corps, coup que le forgeron arrêta avec le plus
+grand sang-froid.
+
+Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse.
+
+Wilson attaqua malicieusement à la tête, mais Harrison reçut le
+choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tête à
+son adversaire.
+
+-- Ouvrez la poivrière, hurla Mendoza.
+
+Et Wilson s'élança pour obéir à ces instructions, mais il fut
+repoussé avec des coups vigoureux en pleine poitrine.
+
+-- Voilà le moment, allez-y vivement, cria Belcher.
+
+Et le forgeron, s'élançant en avant, fit pleuvoir une grêle de
+coups de bras à demi ployé, jusqu'à ce qu'enfin Wilson le Crabe,
+n'en pouvant plus, se retirât dans son coin.
+
+Les deux hommes avaient des marques à montrer, mais Harrison avait
+définitivement le dessus dans l’offensive.
+
+Ce fut alors à nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous
+enrouer à force de crier pendant que les seconds donnaient à notre
+homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin.
+
+-- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de
+l'homme de l'Ouest en répétant son propre refrain.
+
+-- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive,
+s'écria Sir John Lade. Où en est la cote en ce moment, Sir
+Lothian?
+
+-- J'ai joué tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas
+que mon homme puisse perdre.
+
+Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je
+remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son épaule du
+côté de la foule.
+
+Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je
+puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en
+avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste
+pour s'en apercevoir.
+
+Mais sa présence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes
+de pluie qui finirent bientôt en averse abondante, remplissant
+l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux
+hauts et durs des Corinthiens.
+
+Les collets d'habits furent relevés, les mouchoirs furent noués
+autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait
+d'humidité et qu'ils se tenaient debout face-à-face.
+
+Je remarquai que Belcher, d'un air très sérieux, murmura quelques
+mots à l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux,
+que le forgeron faisait de la tête un signe d'assentiment, de
+l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations
+qu'il reçoit. Et on vit aussitôt quels avaient été ces conseils.
+
+Harrison allait faire succéder l'attaque à la défense.
+
+Le résultat du repos après le dernier round avait convaincu les
+seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur,
+devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de
+rendre des coups.
+
+Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie.
+
+Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait à
+Wilson son agilité et il allait éprouver plus de difficulté à
+esquiver les attaques impétueuses de son adversaire.
+
+L'art du ring consiste à tirer parti de circonstances de ce genre
+et plus d'un second vigilant a fait gagner à son homme une
+bataille presque perdue.
+
+-- Allez-y, allez-y donc! hurlèrent ses deux seconds pendant que
+tous les parieurs pour Harrison répétaient leurs cris à travers la
+foule.
+
+Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent
+ne devaient l'oublier.
+
+Wilson le Crabe, aussi obstiné qu'une pierre, le recevait chaque
+fois d'un coup lancé à la volée, mais il n'y avait pas de force,
+pas de science humaine qui parût capable de faire reculer cet
+homme de fer.
+
+En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya
+passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing
+droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec
+une puissance formidable.
+
+Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand
+d'autres fois, il négligeait toute précaution, mais ses coups
+avaient un ressort irrésistible.
+
+L'averse continuait à les fouetter. L'eau coulait à flots de leur
+figure et se répandait en filets rouges sur leur corps, mais ni
+l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de
+manoeuvrer de façon à ce qu'elle tombât sur les yeux de
+l'antagoniste. Mais après une série de rounds, le champion de
+l'Ouest faiblit.
+
+Après cette série de rounds, la cote monta de notre côté et
+dépassa le chiffre le plus élevé qu'elle eût atteint jusqu'alors
+en sens inverse.
+
+Le coeur défaillant dans la pitié et l'admiration que
+m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur
+que chaque assaut fût le dernier.
+
+Et pourtant, à peine Jackson avait il crié: «Allez!» que tous deux
+s'élançaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs
+figures abîmées et la blague sur leurs lèvres saignantes.
+
+C'était là peut-être une humble leçon de choses, mais je vous en
+donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint
+à accomplir une tâche pénible, en rappelant à mon souvenir cette
+matinée des Dunes de Crawley.
+
+Je me suis demande si j'étais faible au point de ne pouvoir faire
+pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient
+ces deux hommes, en vue d'un enjeu misérable et pour se conquérir
+de la considération parmi leurs pareils.
+Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont déjà,
+mais j'affirme qu’il a aussi son côté intellectuel et qu'en voyant
+jusqu'où peut atteindre l'extrême limite de l'endurance humaine et
+le courage, on reçoit un enseignement qui a sa valeur propre.
+
+Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualités, il faut
+avoir un véritable parti pris pour nier qu’il puisse engendrer des
+vices terribles et le destin voulut que ce matin-là, nous eussions
+les deux exemples sous les yeux.
+
+Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion
+de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se détournèrent
+fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure.
+
+Je savais, en effet, avec quelle témérité il avait parié, je
+savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient
+sous les coups écrasants du vieux boxeur.
+
+Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du début,
+avait depuis longtemps disparu de ses lèvres et ses joues avaient
+pris une pâleur livide, en même temps que ses yeux gris et
+farouches lançaient des regards furtifs de dessous les gros
+sourcils.
+
+Plus d’une fois, il éclata en imprécations sauvages, lorsqu'un
+coup jetait Wilson à terre.
+
+Mais je remarquai tout particulièrement que son menton ne cessait
+de se retourner vers son épaule et qu'à la fin de chaque round il
+avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de
+la foule.
+
+Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formées de figures
+qui s’étageaient en demi-cercle derrière nous, il me fut
+impossible de découvrir exactement sur quel point son regard se
+dirigeait.
+
+Mais à la fin, je parvins à le reconnaître.
+
+Un homme de très haute taille qui montrait une paire de larges
+épaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus
+grande attention de notre côté et je m'aperçus qu'il se faisait un
+échange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le
+baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que
+le groupe dont il formait le centre était composé de tout ce qu’il
+y avait de plus dangereux dans l’assemblée, des gens aux figures
+farouches et vicieuses, exprimant la cruauté et la débauche.
+
+Ils hurlaient comme une meute de loups à chaque coup et lançaient
+des imprécations à Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans
+son coin.
+
+Ils étaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler
+à demi-voix et regarder de leur côté comme s'ils s'attendaient à
+quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait à quel point le
+danger était imminent et combien il pouvait être grave.
+
+Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et
+la pluie battante était plus forte que jamais.
+
+Une vapeur épaisse montait des deux combattants et le ring était
+transformé en une mare de boue.
+
+Des chutes multiples avaient donné aux adversaires une couleur
+brune à laquelle se mêlaient ça et là d'horribles taches rouges.
+
+Chaque round avait donné l'indice que Wilson le Crabe baissait et
+il était évident, même pour mes yeux inexpérimentés, qu'il
+s'affaiblissait rapidement.
+
+Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le
+ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de
+le soutenir.
+
+Mais sa science, grâce à de longs exercices, avait fait de lui une
+sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait
+avec moins de force, il le faisait toujours avec la même justesse.
+
+Et même un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le
+dessus dans la lutte, car c'était le forgeron qui portait les
+marques les plus terribles.
+
+Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais
+quelle fixité, quel égarement, on ne sait quel embarras dans la
+respiration qui nous révélaient que les coups les plus dangereux
+ne sont pas ceux qui se voient le mieux à la surface.
+
+Un vigoureux coup de travers, lancé à la fin du trente et unième
+round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le
+trente-deuxième round, dans une attitude plus élégamment brave que
+jamais, on eût dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie
+rappelait celle d'un homme qui a reçu un coup d'assommoir.
+
+-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'écria Belcher. Vous
+pouvez y aller de votre façon, maintenant.
+
+-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant.
+
+-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade.
+Il ne recule pas, il ne cède pas. Il ne cherche pas le corps à
+corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre.
+Il faut l'emmener, le brave garçon.
+
+-- Qu'on l'emmène! Qu'on l'emmène! répétèrent des centaines de
+voix.
+
+-- Je ne veux pas qu'on m'emmène. Qui ose parler ainsi? s'écria
+Wilson qui était revenu après une nouvelle chute sur les genoux de
+ses seconds.
+
+-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le général
+Fitzpatrick.
+
+Puis s'adressant à Sir Lothian:
+
+-- Vous qui êtes son soutien, vous devriez demander qu'on jette
+l'éponge en l'air.
+
+-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre?
+
+-- Il est battu sans rémission, monsieur.
+
+-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de première force.
+
+-- Jamais homme plus endurant n'ôta sa chemise, mais l'autre est
+trop fort pour lui.
+
+-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de
+plus.
+
+En parlant, il se retourna à demi et je le vis lever le bras
+gauche en l'air par un geste singulier.
+
+-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie
+cesse! cria derrière moi une voix de stentor.
+
+Je vis que c'était celle de l'homme de haute taille à l'habit
+vert-bouteille.
+
+Son cri était un signal, car cent voix rauques partirent avec le
+bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble:
+
+-- Franc jeu pour Gloucester! Forçons le ring, forçons le ring!
+
+Jackson, venait de crier: «Allez!» et les deux hommes couverts de
+boue étaient déjà debout, mais maintenant l'intérêt se portait sur
+l'assistance et non sur le combat.
+
+Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la
+foule, y avaient déterminé autant d'ondulations dans toute sa
+largeur.
+
+Toutes les têtes oscillaient avec une sorte de cadence dans un
+même sens comme dans un champ de blé, sous un coup de vent.
+
+À chaque poussée le balancement augmentait. Ceux des premiers
+rangs faisaient de vains efforts pour résister à l'impulsion qui
+venait du dehors.
+
+Enfin, deux coups secs se firent entendre.
+
+Deux des piquets blancs, avec la terre adhérente à leur pointe,
+furent lancés dans le ring extérieur et une frange de gens lancés
+par la vague compacte qui était en arrière fut précipitée contre
+la ligne des gardes.
+
+Les longues cravaches s'abattirent, maniées par les bras les plus
+vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en
+hurlant, avaient à peine réussi à reculer quelques pas devant les
+coups impitoyables qu'une nouvelle poussée de l'arrière les
+rejetait de nouveau dans les bras des gardes.
+
+Un bon nombre d'entre eux se jetèrent à terre et laissèrent passer
+sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres,
+rendus enragés par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de
+chasse et leurs cannes.
+
+Alors, pendant que la moitié de la foule se serrait à droite et
+l'autre moitié à gauche, pour se soustraire à la pression de
+derrière, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, à travers
+l'espace vide, s'élança une troupe de bandits venus de l'autre
+bord. Tous étaient armés de cannes plombées et hurlaient:
+
+-- Franc jeu et vive Gloucester!
+
+Leur élan résolu entraîna les gardes, les cordes du ring intérieur
+furent cassées comme des fils et en un instant, le ring devint le
+centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de têtes, de
+fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron
+et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient
+face-à-face, si serrés qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer
+et ils continuaient à se battre sans faire attention au chaos qui
+faisait rage autour d'eux, pareils à deux bouledogues qui se
+tiendraient mutuellement par la gorge.
+
+La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres,
+les conseils lancés à tue-tête, l'odeur forte du drap mouillé, les
+moindres détails de cette scène, vue dans ma première jeunesse,
+tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de
+netteté que si c'était d'hier. À ce moment, il ne nous était pas
+facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous
+aussi, au milieu de cette foule enragée, qui nous portait de côté
+et d'autre et parfois nous soulevait de terre.
+
+Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derrière
+Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgré les bâtons et les
+cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient à marquer
+les rounds, et à surveiller le combat.
+
+-- Le ring est forcé, cria de toute sa force Sir Lothian Hume.
+J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans résultat.
+
+-- Gredin! s'écria mon oncle avec colère. C'est vous qui avez
+organisé cela.
+
+-- Vous avez déjà un compte à régler avec moi, dit Hume d'un ton
+sinistre et narquois.
+
+Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en
+plein dans les bras de mon oncle.
+
+Les figures des deux hommes n'étaient qu'à quelques pouces de
+distance l’une de l'autre, et les yeux effrontés de Sir Lothian
+Hume durent se baisser sous l'impérieux dédain qui brillait d'une
+froide lueur dans ceux de mon oncle.
+
+-- Nous réglerons nos comptes, ne vous en inquiétez pas, bien que
+ce soit me dégrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de
+votre sorte. Où en sommes-nous, Craven?
+
+-- Nous aurons à prononcer partie remise, Tregellis.
+
+-- Mon homme est en plein combat.
+-- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tâche quand
+à chaque instant, je reçois un coup de fouet ou de canne.
+
+Jackson se lança soudain dans la foule, mais il revint les mains
+vides et l'air piteux.
+
+-- On m'a volé ma montre de chronométreur, s'écria-t-il. Un petit
+gredin me l'a arrachée de la main.
+
+Mon oncle porta la main à son gousset.
+
+-- La mienne a disparu aussi, s'écria-t-il.
+
+-- Prononcez la remise sans délai ou votre homme va être malmené,
+dit Jackson.
+
+Et nous vîmes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un
+autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique à la
+main, commençaient à le cerner.
+
+-- Consentez-vous à une remise, Sir Lothian Hume?
+
+-- J'y consens.
+
+-- Et vous, Sir Charles?
+
+-- Non, certes.
+
+-- Le ring a disparu.
+
+-- Ce n'est pas ma faute.
+
+-- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les
+champions se retirent et que les enjeux soient rendus à leurs
+possesseurs.
+
+-- Une remise! une remise! cria-t-on de tous côtés.
+
+Et bientôt la foule se dispersa de tous côtés, les piétons au pas
+de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres,
+les Corinthiens à la recherche de leurs chevaux et de leurs
+voitures.
+
+Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main.
+
+-- J'espère que je ne vous ai pas fait trop de mal.
+
+-- J'en ai assez reçu pour avoir de la peine à me tenir debout. Et
+vous?
+
+-- Ma tête chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a
+favorisé.
+
+-- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne désire pas
+une plus belle lutte.
+
+-- Ni moi non plus. Bonjour.
+
+Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayèrent passage
+à travers les bandits hurlants, comme deux lions blessés parmi une
+meute de loups et de chacals.
+
+Je le répète, si le ring est tombé bien bas, il ne faut pas
+l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais à la
+cohue de parasites et de gredins qui vivent autour.
+
+Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnête que le rôdeur de
+champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval
+de course qui sert de prétexte pour commettre leurs coquineries.
+
+
+XIX -- À LA FALAISE ROYALE
+
+
+Mon oncle, dans sa bonté, se préoccupa de faire coucher Harrison
+dès que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prît ses
+blessures en riant, n'en avait pas moins été rudement malmené.
+
+-- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack
+Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement
+ravagée. Tenez, vous voila en pire état que quand vous avez battu
+Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer
+que vous êtes l'homme qui m'a conduite à l'autel. Quand le roi
+d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais
+recommencer.
+
+-- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne
+recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d’aller jusqu'à
+ce que la lutte me quitte.
+
+Il fit une grimace en avalant une gorgée du flacon de brandy que
+lui tendait Sir Charles.
+
+-- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brûle
+terriblement mes lèvres fendues. Ah! voici John Cummings,
+l'hôtelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pêcheur! On
+le croirait à la recherche d'un médecin des fous, à en juger par
+la figure qu'il fait.
+
+C'était, en effet, un singulier personnage que celui qui
+s'avançait avec nous sur la lande.
+
+Il avait la figure échauffée, l'air hébété de l'homme qui revient
+à la raison au sortir de l'état d'ivresse.
+
+Il courait de côtés et d'autres, la tête nue, les cheveux et la
+barbe au vent.
+
+Il se précipitait en courts zigzags, d'un groupe à l'autre, son
+air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits
+d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgré moi une bécasse
+voletant à travers une ligne de fusils.
+
+Nous le vîmes s'arrêter un instant près de la barouche jaune et
+remettre quelque chose à Sir Lothian Hume.
+
+Aussitôt après, il revint et nous apercevant tout à coup, il jeta
+un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en
+tenant un papier à bout de bras.
+
+-- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un
+ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommandé de ne pas avaler
+une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message à Sir
+Charles?
+
+-- Je mériterais d'être roué, oui, cria-t-il tourmenté par le
+remords. Je vous ai demandé, Sir Charles, aussi vrai que je suis
+vivant, mais vous n'étiez pas là et alors que voulez-vous? J'étais
+si content de placer mes enjeux à ce prix-là, sachant qu'Harrison
+allait lutter... Et puis le maître de l'hôtel _Georges_ m'a fait
+goûter à ses bouteilles de derrière les fagots, si bien que je
+n'ai plus eu ma tête à moi. Et à présent, c'est seulement après le
+combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber
+votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je mérite.
+
+Mais mon oncle ne prêtait aucune attention aux reproches que
+l'hôtelier s'adressait à lui-même avec volubilité.
+
+Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant légèrement les
+sourcils, ce qui était chez lui la note la plus élevée dans la
+gamme assez restreinte de ses facultés d'émotion.
+
+-- Que comprenez-vous à ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant
+passer le billet.
+
+Voici ce que je lus:
+
+«Sir Charles Tregellis,
+
+«Sur le nom de Dieu, dès que ces mots vous viendront, rendez-vous
+à la Falaise royale et mettez le moins de temps possible à faire
+le trajet.
+
+«Je vous prie de venir aussitôt que cela sera possible, et jusqu'à
+ce moment-là, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de
+
+«JAMES HARRISON.»
+
+-- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle.
+
+-- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier.
+
+-- Qui vous a remis cela, bonhomme?
+
+-- C'était le jeune Jim Harrison lui-même, dit l'hôtelier, quoique
+j'aie eu de la peine à le reconnaître. On l'aurait pris pour son
+propre fantôme. Il était si pressé de vous faire parvenir cela
+qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnachés
+et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre
+pour Sir Lothian Hume, et je rendrais grâces au ciel que Jim ait
+choisi un meilleur messager.
+-- Voila qui est mystérieux en effet, dit mon oncle en penchant la
+tête sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de
+mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez
+sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler
+d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumière
+dans ceci. Quant à vous, Mistress Harrison, votre physionomie me
+prouve que vous êtes au fait.
+
+-- Ça se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes
+de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y
+voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous
+arrêtons. La chose a marché comme ça pendant vingt ans, mais à
+présent nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos
+supérieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez à savoir ce que ce
+billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on
+vous demande, d'aller en voiture à la Falaise royale où vous
+saurez tout.
+
+Mon oncle mit le billet dans sa poche.
+
+-- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre
+les mains d'un chirurgien.
+
+-- Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi
+nous pouvons retourner à Crawley dans le _gig_; avec un yard
+d'emplâtre et une tranche de viande saignante, je serai bientôt
+sur pied.
+
+Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple à
+Crawley, où le forgeron fut confié aux soins de sa femme, après
+avoir été installé dans les conditions les plus confortables qu'on
+put obtenir avec de l'argent. Ensuite on déjeuna à la hâte et on
+lança les juments sur la route du sud.
+
+-- Voilà qui met un terme à mes rapports avec le ring, mon neveu,
+dit mon oncle, je reconnais qu'il est désormais impossible d'en
+interdire l'accès à la friponnerie. J’ai été filouté et nargué,
+mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne
+patronnerai une lutte de professionnels.
+
+Si j'avais été plus âgé ou s'il m'avait inspiré moins de crainte,
+j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur.
+
+Je lui aurais demandé de renoncer à d'autres choses encore et
+d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de
+chercher une autre tâche qui fût digne de sa vigoureuse
+intelligence et de son excellent coeur.
+
+Mais à peine cette pensée avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il
+avait oublié ces moments de sérieux et se mettait à causer de
+nouveaux harnais à ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur
+le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de
+mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux
+cheval de trois ans de Lord Doncaster.
+
+Nous avions atteint Whiteman’s Green, ce qui faisait une bonne
+moitié de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak,
+lorsque je jetai un coup d'oeil en arrière et je vis sur la route
+le reflet du soleil sur une haute voiture jaune.
+
+Sir Lothian Hume nous suivait.
+
+-- Il a reçu la même invitation que nous et il se rend au même
+but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule.
+On nous demande tous les deux à la Falaise royale, nous, les deux
+survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous
+y appelle. Mon neveu, j'ai mené une existence pleine d'événements,
+mais je sens que c'est une scène plus étrange que les autres, qui
+m'attend parmi ces arbres.
+
+Il fouetta les juments.
+Alors, grâce à la courbe que faisait la route, nous pûmes
+apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant
+parmi les vieux chênes qui l’entourent.
+
+Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantée, et hantée de
+fantômes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes
+nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelèrent tout à
+coup que cette étrange invitation avait été adressée aux deux
+hommes qui avaient été mêlés à cette tragédie digne du temps
+passé, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux
+d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour
+de je ne sais quel événement important qui se préparait sous nos
+yeux.
+
+La grille rouillée, entre les deux colonnes croulantes et
+surmontées d'armoiries, s'ouvrit à deux battants.
+
+Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que
+nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il
+finit par les arrêter brusquement devant les marches que le temps
+avait noircies de taches.
+
+La porte d'entrée s'était ouverte et le petit Jim était là à nous
+attendre.
+
+Mais combien ce petit Jim ressemblait peu à celui que j'avais
+connu et affectionné.
+
+Il y avait quelque chose de changé en lui.
+
+Ce changement était si évident que ce fut ce qui me frappa d'abord
+et il était si subtil que je ne pus trouver de mots pour le
+définir.
+
+Ce n’était pas qu'il fût mieux habillé que jadis, car je reconnus
+le vieux costume brun qu'il portait.
+
+Ce n'était pas qu'il eût l'air moins engageant, car son
+entraînement l'avait laissé tel qu'il pouvait passer pour le
+modèle de ce que devait être un homme.
+
+Et pourtant ce changement était réel. C’était je ne sais quelle
+dignité dans l’expression, je ne sais quoi qui donnait de
+l’assurance à son attitude et qui par sa présence visible
+paraissait être la seule chose qui eût manqué pour lui donner
+l'harmonie et la perfection.
+
+Et malgré son exploit on eût dit que son nom d'écolier, petit Jim,
+lui était resté naturellement jusqu'au moment où je le vis en sa
+virilité maîtresse d'elle-même et si magnifique sur le seuil de la
+vieille maison.
+
+Une femme était debout à côté de lui, la main posée sur son
+épaule. Je vis que c'était Miss Hinton, d'Anstey Cross.
+
+-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en
+s'avançant, lorsque nous descendîmes de voiture.
+
+Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigué.
+
+-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant,
+madame...
+
+-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir
+oublié Polly Hinton.
+
+-- Oubliée! Mais nous avons tous pris votre deuil, à Pop's Alley
+pendant plus d'années que je ne voudrais. Mais je me demande avec
+surprise...
+
+-- Je me suis mariée secrètement et j'ai quitté le théâtre. Je
+tiens à vous demander pardon de vous avoir enlevé Jim, la nuit
+dernière.
+
+-- C'était donc vous?
+
+-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les
+vôtres. Vous étiez son patron, moi j'étais sa mère.
+
+Et en parlant, elle attira vers elle la tête de Jim.
+
+À ce moment, où leurs joues étaient près de se toucher, ces deux
+figures, l'une qui portait encore les traces d'une beauté féminine
+en train de s'effacer, l'autre où se peignait la force masculine
+en plein développement, ces deux figures avaient un tel air de
+ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu,
+leur front large et blanc que je m'étonnai de ne pas avoir deviné
+leur secret, dès le jour où je les avais vus ensemble.
+
+-- Oui, c'est mon garçon à moi et il m'a sauvé de quelque chose
+qui était pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra
+vous le dire. Mais mes lèvres étaient scellées et c'est seulement
+hier soir que j'ai pu lui dire que c'était à sa mère qu'il avait
+rendu le charme de la vie à force de douceur et de patience.
+
+-- Chut, ma mère! dit Jim en posant les lèvres sur la joue de sa
+mère. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais,
+dites-moi, Sir Charles, comment s'est passé le combat?
+
+-- Votre oncle aurait remporté la victoire, mais des gens de la
+populace ont forcé le ring.
+-- Il n'était pas mon oncle, Sir Charles, mais il a été pour moi
+et pour mon père l'ami le meilleur, le plus fidèle qu'il y ait eu
+au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me
+prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais
+il n'a pas eu trop de mal, j'espère?
+
+-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais
+affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai
+de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse
+justifier la façon dont vous avez rompu votre engagement, d'un
+seul mot.
+
+-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez
+qu'il m'eût été impossible d'agir autrement. Mais si je ne me
+trompe pas, voici Sir Lothian Hume.
+
+La barouche jaune avait enfilé l'avenue, et peu d'instants après,
+les chevaux harassés, essoufflés, venaient de s'arrêter derrière
+notre voiture.
+
+Sir Lothian sauta à bas, d'un air sombre qui présageait la
+tempête.
+
+-- Restez où vous êtes, Corcoran, dit-il.
+
+Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui était
+son compagnon de voyage.
+
+-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard
+insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a
+l'impertinence de m'adresser une invitation à visiter ma propre
+maison, et où diable voulez-vous en venir en envahissant ma
+propriété?
+
+-- Je vous réponds que vous comprendrez cela et bien d'autres
+choses encore, dit Jim qui avait sur les lèvres un sourire
+énigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes
+efforts pour vous expliquer tout cela.
+
+Et tenant la main de sa mère, il nous conduisait dans cette
+chambre fatale où les cartes étaient encore entassées sur le
+guéridon et où la tache sombre se dissimulait encore dans un coin.
+
+-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'écria Sir Lothian qui
+se plaça les bras croisés près de la porte.
+
+-- Mes premières explications, c'est à vous que je les dois, Sir
+Charles.
+
+Et, en écoutant ses paroles et en observant ses manières, je ne
+pus qu'admirer le résultat produit sur un jeune paysan par la
+société de cette femme qui était sa mère sans qu'il le sût.
+
+-- Je tiens, reprit-il, à vous dire ce qui se passa cette nuit-là.
+
+-- Je vais le raconter à votre place, Jim, dit sa mère. Vous devez
+savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connût rien au sujet
+de ses parents, nous étions vivants tous les deux et que nous ne
+l’avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laissé agir
+à son gré, aller à Londres et relever ce défi. C'est seulement
+hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son père, qui ne
+voulut le permettre à aucun prix. Il était dans un état d'extrême
+faiblesse et il ne fallait pas s'opposer à ses désirs. Il me donna
+l’ordre de partir aussitôt et de ramener son fils auprès de lui.
+Je ne savais que faire, car j'étais convaincue que Jim ne
+viendrait jamais à moins qu'on ne lui trouvât un remplaçant.
+J'allai trouver les braves gens qui l'avaient élevé. Je les mis au
+fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eût
+été son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte
+qu'ils vinrent à mon aide. Que Dieu les bénisse pour leur bonté
+envers une épouse et une mère affligée. Harrison consentait à
+prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son
+père. Alors, je me rendis en voiture à Crawley. Je découvris où
+était la chambre de Jim et je lui parlai par la fenêtre, car
+j'étais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient
+point partir. Je lui dis que j'étais sa mère. Je lui dis qui était
+son père. Je lui dis que mon phaéton attendait et que j'étais à
+peu près certaine qu'il arriverait à peine assez à temps pour
+recevoir la dernière bénédiction de ce père qu'il n’avait jamais
+connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant
+que je lui eusse affirmé qu'Harrison le remplacerait.
+
+-- Pourquoi n'a-t-il pas laissé un mot pour Belcher?
+
+-- J’avais la tête perdue, Sir Charles. Trouver un père et une
+mère, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi
+bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mère me
+demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaéton
+attendait, mais nous étions à peine en route, qu'un individu
+saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit.
+J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lâcha la trique
+dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui
+me débarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis
+m'imaginer qui ils étaient et quel motif ils pouvaient avoir de
+nous attaquer.
+
+-- Peut-être que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit
+mon oncle.
+
+Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournèrent
+de notre côté avec une expression des plus menaçantes.
+
+-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon père, je descendis...
+
+Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'étonnement.
+-- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous êtes venu ici, et vous avez
+vu votre père, ici, à la Falaise royale?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+Mon oncle devint très pâle:
+
+-- Au nom du ciel, dites-nous alors où est votre père?
+
+Jim pour toute réponse nous fit signe de regarder derrière nous,
+et nous nous aperçûmes que deux hommes venaient d'entrer dans la
+pièce par la porte qui donnait sur l'escalier.
+
+Je reconnus immédiatement l'un d'eux.
+
+Cette figure qui avait l'impassibilité d'un masque, ces façons
+pleines de réserve, ne pouvaient appartenir qu'à Ambroise l'ancien
+valet de mon oncle.
+
+Quant à l'autre, il était tout différent et offrait un aspect des
+plus singuliers.
+
+Il était de haute taille, enveloppé dans une robe de chambre de
+nuance foncée et s'appuyait de tout son poids sur une canne.
+
+Sa longue figure exsangue était si maigre, si blême, que par une
+étrange illusion on aurait pu la croire transparente.
+
+C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrivé de
+voir une face aussi défaite.
+
+Sa chevelure mêlée de mèches grises, son dos courbé auraient pu le
+faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses
+sourcils, la vivacité et l'éclat des yeux noirs qui brillaient au-
+dessous, suffirent pour me faire douter que ce fût réellement un
+vieillard qui se tenait devant nous.
+
+Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lancé avec
+emportement par Sir Lothian Hume.
+
+-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'écria-t-il.
+
+-- Entièrement a votre service, gentlemen, répondit l'étrange
+personnage en robe de chambre.
+
+
+XX -- LORD AVON
+
+
+Mon oncle était essentiellement un homme impassible et cette
+impassibilité s'était encore développée sous l'influence de la
+société dans laquelle il vivait.
+
+Il aurait pu retourner une carte de laquelle dépendit sa fortune
+sans qu'un de ses muscles eut bougé et je l'avais vu conduire à
+une allure qui eût pu lui être mortelle, sur la route de Godstone,
+en gardant l'air aussi calme que s'il eût fait sa promenade
+quotidienne sur le mail.
+
+Mais la secousse qu'il reçut à ce moment même fut si forte, qu'il
+dut rester immobile, les joues pâles, le regard fixe, avec une
+expression d'incrédulité.
+
+Deux fois, je vis ses lèvres s'ouvrir, deux fois, il porta la main
+à sa gorge, comme si une barrière s'était dressée entre lui et son
+désir de parler.
+
+Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les
+mains tendues en avant, comme pour les accueillir.
+
+-- Ned! s'écria-t-il.
+
+Mais l'étrange personnage, qui était debout devant lui, croisa les
+bras sur la poitrine.
+
+-- Non, Charles, dit-il.
+
+Mon oncle s'arrêta et le regarda avec stupéfaction.
+
+-- Assurément, Ned, vous allez me faire bon accueil, après tant
+d'années.
+
+-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu
+cela dans votre attitude dans cette terrible matinée. Vous ne
+m'avez jamais demandé d'explication. Vous n'avez jamais réfléchi
+combien il était impossible qu'un homme de mon caractère eût
+commis un tel crime. Au premier souffle du soupçon, vous, mon ami
+intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regardé
+comme un voleur et un assassin.
+
+-- Non, non, Ned.
+
+-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela
+que désireux de mettre en mains sûres l'être qui m'était le plus
+cher au monde, j'ai dû renoncer à vous et le confier à l'homme qui
+jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon
+innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fût élevé dans
+un milieu humble et qu'il ignorât son malheureux père plutôt que
+d'apprendre à partager les doutes et les soupçons de ses égaux.
+
+-- Alors il est réellement votre fils? s'écria mon oncle en jetant
+sur Jim un regard stupéfait.
+
+Pour toute réponse, l'homme leva son long bras décharné et posa sa
+main amaigrie sur l'épaule de l'actrice qui le regarda avec
+l'amour dans les yeux.
+
+-- Je me suis marié, Charles, et j'ai tenu la chose secrète parce
+que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous
+connaissez le sot orgueil qui a été toujours le trait le plus
+prononcé de mon caractère. Je n'ai pu me décider à avouer ce que
+j'avais fait. C'est cette négligence de ma part, qui a amené une
+séparation entre nous et dont le blâme doit retomber sur moi et
+non sur elle. Néanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai
+retiré l'enfant et assuré une rente, à la condition qu'elle ne
+s'occupât point de lui. Je craignais que l'enfant ne fût gâté par
+elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il
+pouvait lui faire du bien. Mais dans ma misérable existence,
+Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos
+affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son
+action, et que, sans aucun doute, nous sommes poussés par un
+courant invisible vers un but déterminé, quoique nous puissions
+nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grâce à nos
+coups de rame et à nos voiles que nous hâtons notre marche.
+
+J'avais tenu mon regard fixé sur mon oncle, pendant qu'il écoutait
+ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tombèrent de
+nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume.
+
+Il était debout près de la fenêtre.
+
+Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiéreuses.
+
+Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des
+passions diverses et mauvaises: la colère, la jalousie et
+l'avidité déçue.
+
+-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et
+rauque, que ce jeune homme prétend être l'héritier de la pairie
+d'Avon?
+
+-- Il est mon fils légitime.
+
+-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse,
+mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni
+aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de
+votre fils. Je défie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait
+jamais admis l'existence d'un autre héritier que moi.
+
+-- Sir Lothian, j'ai déjà fait connaître les motifs qui m'ont fait
+tenir mon mariage secret.
+
+-- Vous avez donné une explication, monsieur. Mais c'est à
+d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez à prouver que
+votre explication est satisfaisante.
+
+Deux yeux noirs étincelèrent sur la figure pâle et défaite et
+produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumière
+jaillissait à travers les fenêtres d'une demeure croulante et
+ruinée.
+
+-- Vous osez mettre en doute ma parole?
+
+-- Je demande une preuve.
+
+-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent.
+
+-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de
+motifs pour accepter votre affirmation.
+
+C'était un langage brutal exprimé sur un ton brutal.
+
+Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grâce
+à l'intervention de sa femme d'un côté et de son fils de l'autre,
+qu'il ne porta pas ses mains frémissantes à la gorge de son
+insulteur.
+
+Sir Lothian Hume recula devant cette pâle figure animée où la
+colère brillait sous les noirs sourcils, mais il continua à porter
+des regards furieux autour de la pièce.
+
+-- Un complot fort bien combiné, s'écria-t-il, où un criminel, une
+actrice et un boxeur de profession ont chacun leur rôle. Sir
+Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous
+aussi, mylord.
+
+Il tourna sur les talons et sortit à grands pas.
+
+-- Il est allé me dénoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversée
+par une convulsion d'orgueil blessé.
+
+-- Faut-il que je le ramène? s'écria le petit Jim.
+
+-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai
+déjà pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon
+fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frère et ma
+famille et dont je me suis acquitté au prix d'amères souffrances.
+
+-- Vous avez été injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je
+vous avais oublié ou que je vous avais jugé défavorablement. Si je
+vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du
+témoignage de mes yeux, j'ai toujours pensé que cet acte avait été
+commis dans un moment d'égarement et que vous n'en aviez pas plus
+conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait.
+
+-- Que voulez-vous dire en parlant du témoignage de vos yeux? dit
+Lord Avon en regardant fixement mon oncle.
+
+-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite.
+
+-- Vous m'avez vu? Où?
+
+-- Dans le corridor.
+
+-- Et qu'est-ce que je faisais?
+
+-- Vous sortiez de la chambre de votre frère. J'ai entendu sa voix
+qui exprimait la colère et la douleur un court instant auparavant.
+Vous teniez à la main un sac d'argent et votre figure exprimait la
+plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de
+quelle façon vous êtes venu là, vous m'ôterez de dessus le coeur
+un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces années.
+
+Personne n'aurait reconnu, en ce moment-là, l'homme qui donnait le
+ton à tous les petits-maîtres de Londres.
+
+En présence de cet ami d'autrefois, devant la scène tragique qui
+se jouait devant lui, le voile de trivialité et d'affectation
+venait de se déchirer et je sentais toute ma gratitude envers lui
+s'accroître et se changer en affection, lorsque je considérais sa
+figure pâle et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en
+attendant les explications de son ami.
+
+Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence
+de quelques minutes, dans le demi-jour de la pièce.
+
+-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'étonne plus que vous ayez été
+ébranlé. Mon Dieu, quel filet était tendu autour de moi. Si cette
+accusation méprisable avait été proférée contre moi, vous, mon ami
+le plus cher, vous auriez été contraint de chasser tous les doutes
+qui vous restaient encore sur ma culpabilité. Et pourtant,
+Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous
+dans cette affaire.
+
+-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi.
+
+-- Mais vous n'êtes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans
+vos yeux. Vous désirez savoir comment un homme, qui était
+innocent, s'est caché pendant tout ce temps.
+
+-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre
+réponse à cette question.
+
+-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez
+combien il m'était cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver
+que mon frère s'était rendu coupable du crime le plus vil que
+puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai
+couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai
+vécu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un
+vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai à peine quarante ans.
+Mais maintenant que je suis réduit à l'alternative de dire tout ce
+qui s'est passé à propos de mon frère ou de faire tort à mon fils,
+il n'y a pour moi qu'un parti à prendre et je l'adopte d'autant
+plus volontiers que j'ai des raisons d'espérer. Il pourra se
+présenter quelque circonstance qui empêchera ce que j'ai à vous
+apprendre de parvenir aux oreilles du public.
+
+Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux
+soutiens, il traversa la pièce d'un pas chancelant en se dirigeant
+vers l'étagère couverte de poussière. Là, au centre, se trouvait
+cet amas fatal de cartes tachées par le temps et la moisissure,
+tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs années
+auparavant.
+
+Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine
+qu'il tendit à mon oncle.
+
+-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de
+chaque carte, et promenez légèrement vos doigts dans les deux
+sens, dites-moi ce que vous sentez.
+
+-- On dirait qu'elle a été piquée avec une épingle.
+
+-- Justement. Et quelle est cette carte?
+
+-- Le roi de trèfle.
+-- Examinez l'angle inférieur de cette carte.
+
+-- Elle est tout à fait lisse.
+
+-- Et cette carte, c'est?...
+
+-- Le trois de pique.
+
+-- Et cette autre?
+
+-- Elle a été piquée: c'est l'as de coeur.
+
+Lord Avon les jeta violemment à terre.
+
+-- Eh bien, la voilà cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire
+davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi?
+
+-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut
+aller jusqu'au bout.
+
+Le frêle personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en
+un violent effort.
+
+-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes.
+J'espère que jamais je ne me retrouverai dans la nécessité de
+rouvrir les lèvres au sujet de cette misérable affaire.
+
+«Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous
+perdions. Vous vous rappelez que vous vous êtes retirés, que vous
+m'avez laissé tout seul, assis dans cette même pièce, à cette même
+table.
+
+«Loin d'être fatigué, j'étais tout à fait éveillé et je passai une
+heure ou deux à repasser dans mon esprit les incidents du jeu et
+les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon
+état de fortune.
+
+«Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule
+consolation était que mon frère avait gagné. Je savais bien que
+par suite de sa conduite irréfléchie, il était dans les griffes
+des Juifs et j'espérais que ce qui avait ébranlé ma position
+aurait pour effet de raffermir la sienne.
+
+«Comme j'étais là à manier distraitement les cartes, le hasard me
+fit remarquer les petites piqûres que vous venez de sentir.
+J'examinai les paquets et, à mon indicible horreur, je reconnus
+que quiconque aurait été au courant de ce secret aurait pu les
+distribuer de façon à se rendre un compte exact des sortes de
+cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires.
+
+«Et alors, le sang me montant à la tête dans un mouvement de honte
+et de dégoût que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon
+attention avait été frappée de la façon dont mon frère distribuait
+les cartes, de sa lenteur et de sa manière de tenir les cartes par
+le bord inférieur.
+
+«Je ne le condamnai pas à la légère, je restai longtemps à peser
+les moindres indices qui pouvaient lui être favorables ou
+défavorables.
+
+«Hélas, tout concourait à confirmer mes horribles soupçons et à
+les changer en certitude.
+
+«Mon frère avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing
+dans Bond Street. Il les avait gardées plusieurs heures dans sa
+chambre. Il avait joué avec une décision qui alors avait causé
+notre surprise.
+«Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher à moi-même que sa vie
+passée n'était point telle qu'elle dût faire croire qu'il lui
+était impossible de commettre un crime aussi abominable.
+
+«Tout vibrant de colère et d'humiliation, je montai tout droit par
+l'escalier, ces cartes à la main, et je lui jetai à la face, son
+crime, le plus bas, le plus dégradant que pût commettre un coquin.
+
+«Il ne s'était pas encore mis au lit et son gain était resté
+éparpillé sur la table de toilette.
+
+«Je ne savais guère que lui dire, mais les faits étaient si
+terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute.
+
+«Vous vous le rappellerez, car c'était la seule circonstance
+atténuante qu'il y eût à son crime, il n'avait pas encore vingt et
+un ans.
+
+«Mes paroles l'accablèrent.
+
+«Il se jeta à genoux devant moi, me supplia de l'épargner.
+
+«Je lui dis que par égard pour l'honneur de notre famille, je ne
+le dénoncerais pas en public, mais que désormais, il devrait toute
+sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagné par
+lui serait restitué le lendemain avec une explication.
+
+«-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t-
+il.
+
+«Je répétai qu'il devait subir les conséquences de son acte.
+
+«Séance tenante, je brûlai les papiers qu'il m'avait gagnés, je
+mis toutes les pièces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un
+sac de toile.
+
+«Je me disposais à quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il
+se cramponna à moi, me déchira une manchette dans l'effort qu'il
+fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire à Sir
+Lothian Hume et à vous.
+
+«C’était son cri de désespoir en me trouvant sourd à toutes ses
+prières qui est parvenu à vos oreilles, Charles, et qui vous a
+fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je
+retournais dans ma chambre.
+
+Mon oncle poussa un long soupir de soulagement.
+
+-- Mais ce ne pouvait être plus clair, dit-il.
+
+-- Dans la matinée, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous
+et je vous rendis votre argent.
+
+«J'en fis autant pour Sir Lothian Hume.
+
+«Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car
+je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux déshonneur.
+
+«Alors survint cette horrible découverte qui a jeté une ombre sur
+mon existence et qui a été aussi mystérieuse pour moi que pour
+vous.
+
+«Je me voyais soupçonné, je vis aussi que je ne pourrais me
+justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public,
+l'infamie de mon frère.
+«Je reculai devant cela, Charles. Plutôt tout souffrir moi-même,
+que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur
+n'avait pas de tache depuis tant de siècles.
+
+«Je me suis donc soustrait à mes juges et j'ai disparu du monde.
+
+«Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma
+femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez
+l'existence.
+
+«J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul
+qui suis à blâmer de tout ce qui s'en est suivi.
+
+«À cette époque-là, il existait des motifs qui heureusement ont
+disparu depuis longtemps et qui me firent juger préférable que le
+fils fût séparé de sa mère à un âge où il ne pouvait se douter
+qu'elle fût absente.
+
+«Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupçons
+qui m'avaient blessé cruellement, car à cette époque, je ne
+connaissais pas le motif qui vous avait inspiré ce préjugé contre
+moi.
+
+«Le soir de cette tragédie, je courus à Londres.
+
+«Je pris mes mesures pour que ma femme jouît d'un revenu
+convenable, à la condition qu'elle ne s'occuperait pas de
+l'enfant.
+
+«J'avais, comme vous vous en souvenez, de fréquents rapports avec
+Harrison le boxeur et avais eu à maintes reprises l'occasion
+d'admirer la franchise et l'honnêteté de son caractère. Je lui
+portai alors mon enfant.
+
+«Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu
+de mon innocence et prêt à m'aider de toutes les façons.
+
+«Sur les prières de sa femme, il venait de se retirer du ring et
+se demandait à quelle occupation il pourrait se livrer.
+
+«Je réussis à lui organiser un atelier de forgeron, à condition
+qu'il exerçât sa profession au village de Friar's Oak.
+
+«Nous nous entendîmes pour qu'il donnât Jim comme son neveu et
+convînmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents.
+
+«Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak.
+
+«C'était parce que j'avais déjà fixé le lieu de ma retraite
+cachée, et si je ne pouvais voir mon garçon, j'avais du moins la
+faible consolation de le savoir près de moi.
+
+«Vous connaissez ce château.
+
+«C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous
+ignorez, c'est qu'il a été construit tout exprès pour contenir des
+chambres secrètes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut
+habiter sans être vu.
+
+«Dans les murs plus épais et les murs extérieurs sont pratiqués
+des passages.
+
+«L'existence de ces chambres a toujours été un secret de famille.
+Sans doute, c'était un secret auquel je n'attachais pas grande
+importance et ce fut la seule raison qui m'eût empêché de les
+montrer à quelque ami.
+
+«Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je
+laissai dehors tout ce qui m'était cher. Je me glissai comme un
+rat derrière les panneaux pour passer tout le reste de ma pénible
+existence dans la solitude et le deuil.
+
+«Sur cette figure ravagée, sur cette chevelure grisonnante,
+Charles, vous pouvez lire le journal de ma misérable existence.
+
+«Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions
+qu'il introduisait par la fenêtre de la cuisine que je laissais
+ouverte dans cette intention.
+
+«Parfois je me risquais la nuit à faire une promenade à la clarté
+des étoiles et à recevoir sur mon front la fraîcheur de la brise,
+mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais été aperçu par des
+campagnards et on commençait à parler d'un esprit qui hantait la
+Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantômes...
+
+-- C'était moi, mon père, moi et mon ami Rodney Stone, s'écria
+Petit Jim.
+
+-- Je le sais, Harrison me l'a dit cette même nuit. Je fus fier,
+Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un
+héritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille
+que je m'étais efforcé de couvrir au prix de tant de peines. Puis,
+vint le jour où la bienveillance de votre mère -- sa bienveillance
+inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir à Londres.
+
+-- Ah! Edward, s'écria sa femme, si vous aviez vu notre enfant,
+pareil à un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez
+vous-même aidé à lui permettre une aussi courte excursion.
+-- Je ne vous blâme pas, Mary, je l'aurais peut-être fait. Il alla
+à Londres et tenta de s'ouvrir une carrière par sa force et son
+courage. Un grand nombre de ses ancêtres en ont fait autant, avec
+cette seule différence que leurs mains étaient fermées sur la
+poignée d'une épée, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se
+soit comporté avec autant de vaillance.
+
+-- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement.
+
+-- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils était
+définitivement engagé dans un match où il s'agissait de lutter en
+public pour de l'argent. Cela ne devait pas être, Charles. C'est
+chose bien différente de lutter comme nous l'avons fait dans notre
+jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse
+pleine d'or.
+
+-- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais...
+
+-- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait
+choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement?
+Mais cela ne devait pas être. Je décidai que le moment était venu
+de me faire connaître à mon fils, d'autant plus que bien des
+indices me révélaient que mon genre de vie si contraire aux lois
+de la nature avait gravement altéré ma santé. Le hasard, je
+devrais dire plutôt la Providence, fit enfin paraître en pleine
+lumière ce qui était jusqu'alors resté obscur et me donna les
+moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allée hier soir
+chercher mon fils pour le ramener auprès de son malheureux père.
+
+Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon
+oncle qui y mit fin.
+
+-- Vous avez été l'homme le plus cruellement traité du monde, Ned,
+dit-il. Plaise à Dieu que nous ayons de nombreuses années pour
+vous indemniser, mais malgré tout nous sommes, à ce qu'il me
+semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux
+frère a trouvé la mort.
+
+-- Cela a été un mystère pour moi, autant que pour vous pendant
+dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est révélé. Avancez,
+Ambroise, et faites votre récit avec autant de franchise et de
+détails que vous me l'avez fait à moi-même.
+
+
+XXI -- LE RÉCIT DU VALET
+
+
+Le valet avait quitté le coin sombre de la pièce où il était resté
+dans une immobilité telle que nous avions oublié sa présence.
+
+Alors, à cet appel de son ancien maître, il vint se placer en
+pleine lumière et tourna de notre côté sa figure blême.
+
+Ses traits d'ordinaire impassibles étaient dans un état
+d'agitation pénible.
+
+Il parlait lentement, avec hésitation, comme si le tremblement de
+ses lèvres ne lui permettait pas d'articuler ses mots.
+
+Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de
+cette émotion extrême il conservait cet air de déférence qui
+distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se
+suivaient sur ce ton sonore qui avait attiré mon attention dès le
+premier jour, celui où la voiture de mon oncle s'était arrêtée
+devant la maison paternelle.
+
+-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai péché dans cette
+affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois
+qu'une manière de l'expier, elle consiste dans la confession
+pleine et entière que mon noble maître Lord Avon m'a demandée.
+
+«Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous
+paraisse, est la vérité absolue, incontestable, au sujet de la
+mort mystérieuse du capitaine Barrington.
+
+«Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation
+éprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la
+situation qu'occupait le capitaine Barrington.
+«Vous estimez que le fossé qui les sépare est trop large.
+
+«Gentlemen, je puis vous le dire, un fossé qui peut être franchi
+par un amour coupable, peut l'être aussi par la haine coupable et
+le jour où ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du
+prix à la vie, je jurai à la face du ciel que je lui ôterais cette
+existence impure, bien que cet acte fût le plus mince acompte de
+ce qu'il me redevait.
+
+«Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis,
+mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette
+jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de
+faire dans la même situation.
+
+Nous étions tous stupéfaits de voir la nature ardente de cet homme
+se faire jour avec évidence au travers de la contrainte
+artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en échec.
+
+On eût dit que sa courte chevelure noire se hérissait. Ses yeux
+flamboyaient dans l'intensité de son émotion. Sa figure exprimait
+une malignité haineuse que n'avait pu atténuer la mort de son
+ennemi, ni le cours des années.
+
+Le serviteur plein de discrétion avait disparu, il ne restait plus
+à la place que l'homme aux pensées profondes, l'être dangereux,
+capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus
+vindicatif.
+
+-- Nous étions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un
+hasard fatal mit cet homme sur notre chemin.
+
+«Par je ne sais quels vils artifices il la détacha de moi.
+
+«J'ai entendu dire qu'elle n'était pas, tant s'en faut, la
+première et qu'il était passé maître en cet art.
+«La chose était accomplie que je ne me doutais pas encore du
+danger. Elle fut abandonnée, le coeur brisé, son existence perdue
+et dut rentrer dans la maison où elle apportait la honte et la
+misère.
+
+«Je l'ai vue depuis et elle me dit que son séducteur avait éclaté
+de rire quand elle lui avait reproché sa perfidie et je lui jurai
+que cet homme paierait cet éclat de rire avec tout son sang.
+
+«J'étais dès lors domestique, mais je n'étais pas encore au
+service de Lord Avon.
+
+«Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensée qu'il
+m'offrirait l'occasion de régler mon compte avec son frère cadet.
+Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car
+bien des mois se passèrent avant que la visite à la Falaise royale
+me donnât la chance que j'espérais le jour et dont je rêvais la
+nuit.
+
+«Mais quand elle se présenta, ce fut dans des conditions plus
+favorables à mes projets que je n'eusse osé y compter.
+
+«Lord Avon croyait être seul à connaître les passages secrets à la
+Falaise royale. En cela il se trompait.
+
+«Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les
+projets que j'avais formés.
+
+«Je n'ai pas besoin de vous dire en détail comment un jour que je
+préparais les chambres pour les invités, une pression fortuite sur
+un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une
+étroite ouverture dans le mur.
+
+«Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait
+dans une chambre à coucher plus grande.
+
+«C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas
+davantage pour mon projet.
+
+«L'arrangement des chambres m'avait été confié. Je pris mes
+mesures pour que le capitaine Barrington occupât la grande chambre
+et moi la plus petite. J'arriverais près de lui quand je voudrais
+et personne ne s'en douterait.
+
+«Il arriva enfin.
+
+«Comment vous décrire l'impatience fiévreuse où je vécus jusqu'à
+ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais
+combiné mes plans.
+
+«On avait joué pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et
+un jour à compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme.
+
+«On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. À
+toute heure j'étais prêt à servir, si bien que ce jeune capitaine
+dit avec un hoquet que j'étais le modèle des domestiques.
+
+«Mon maître me dit d'aller me coucher. Il avait remarqué la
+rougeur de mes joues, l'éclat de mon regard et mettait tout cela
+sur le compte de la fièvre.
+
+«Et en effet, c'était bien la fièvre qui me tenait, mais cette
+fièvre-là, il n'y avait qu'un remède pour en venir à bout.
+
+«Alors enfin, à une heure très matinale, je les entendis remuer
+leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer.
+
+«Lorsque j'entrai dans la pièce pour recevoir mes ordres, je
+m'aperçus que le capitaine Barrington avait déjà gagné son lit
+tant bien que mal.
+
+«Les autres s'étaient également retirés et je trouvai mon maître
+seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes
+éparpillées.
+
+«Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colère, et cette fois-là
+je lui obéis.
+
+«Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme.
+
+«Je savais que si je me trouvais face-à-face avec lui, je pourrais
+l'étrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire
+le moindre bruit.
+
+«Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand
+couteau à lame droite que je repassai sur ma botte.
+
+«Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de
+mon lit pour attendre.
+
+«J'avais décidé ce que je devais faire. Ce serait une mince
+satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main
+portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi.
+
+«Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un bâillon, puis
+après l'avoir éveillé d'une ou deux piqûres de mon poignard, je
+pourrais au moins l'éveiller pour lui faire entendre ce que
+j'avais à lui dire.
+
+«Je me représentais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs
+du sommeil se seraient peu à peu dissipées, cet air de colère se
+tournant aussitôt en horreur, en épouvante, lorsqu'il comprendrait
+enfin qui j'étais et ce que je venais faire.
+
+«Ce serait le moment suprême de ma vie.
+
+«Je restai à attendre un temps qui me parut la durée d'une heure,
+mais je n'avais pas de montre et mon impatience était telle que je
+puis dire qu'en réalité, il s'était écoulé à peine un quart
+d'heure.
+
+«Je me levai alors, j'ôtai mes souliers, je pris mon couteau.
+J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture.
+
+«Je n'avais guère plus de trente pieds à parcourir, mais je
+m'avançais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies
+faisaient un bruit sec de brindilles cassées dès qu'un corps
+pesant se plaçait sur elles. Naturellement il faisait noir comme
+dans un four et je cherchais ma route à tâtons, lentement, bien
+lentement. À la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait
+devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre côté du panneau.
+
+«J'arrivais donc trop tôt, car il n'avait pas encore éteint ses
+chandelles.
+
+«J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de
+plus, car je ne tenais pas à agir avec précipitation ou
+étourderie.
+
+«Il était absolument nécessaire que je ne fisse aucun bruit en
+remuant, car je n'étais plus qu'à quelques pieds de mon homme et
+je n'étais séparé de lui que par une mince cloison de bois.
+
+«Le temps avait faussé et fendu les planches, de sorte qu'après
+m'être avancé avec précaution, aussi près que possible du panneau
+glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulté dans la
+chambre.
+
+«Le capitaine Barrington était debout près de la table à toilette
+et avait ôté son habit et son gilet.
+
+«Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier
+étaient placées devant lui et il comptait les gains qu'il avait
+faits au jeu.
+
+«Il avait la figure échauffée. Il était alourdi par le manque de
+sommeil et par le vin.
+
+«Cette vue me réjouit, car elle me prouva qu'il dormirait
+profondément et que ma tâche serait aisée.
+
+«J'avais encore les yeux fixés sur lui, quand soudain je le vis se
+dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits.
+
+Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis
+qu'il n'eût deviné d'une façon ou d'une autre ma présence.
+
+«Et alors, j'entendis à l'intérieur la voix de mon maître.
+
+«Je ne pouvais voir la porte par laquelle il était entré ni
+l'endroit de la chambre où il se trouvait, mais j'entendis tout ce
+qu'il était venu dire.
+
+«Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je
+le vis devenir d'une pâleur livide quand il entendit les amers
+reproches où on lui disait son infamie.
+
+«Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me
+l'étais peinte dans mes rêves les plus charmants.
+«Je vis mon maître s'approcher de la table à toilette, présenter
+les papiers à la flamme de la chandelle, en jeter les débris
+noircis dans le foyer, puis jeter les pièces d'or dans un petit
+sac de toile brune.
+
+«Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit
+par le poignet en le suppliant, en mémoire de leur mère, d’avoir
+pitié de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maître en le
+voyant dégager sa manchette d'entre les doigts qui s'y
+cramponnaient et laisser là le misérable gredin étendu sur le sol.
+
+«Dès lors, il me restait un point difficile à décider. Valait-il
+mieux que je fisse ce que j'étais venu faire, ou bien était-il
+préférable, maintenant que j'étais maître du secret de cet homme,
+de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le
+couteau de chasse de mon maître?
+
+«J'étais sûr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le
+dénoncer.
+
+«Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilité en ce
+qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'étais certain
+que son secret était sain et sauf entre vos mains.
+
+«Mais moi, j'avais à la fois le pouvoir et le désir et lorsque sa
+vie aurait été flétrie, lorsqu'il aurait été chassé comme un chien
+de son régiment, de ses clubs, le moment serait peut-être venu
+pour moi de m'y prendre d'une autre façon avec lui.
+
+-- Ambroise, dit mon oncle, vous êtes un profond scélérat.
+
+-- Nous avons tous notre manière de sentir, monsieur, et vous me
+permettrez de vous dire qu'un valet peut être aussi sensible à un
+affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire
+justice par le duel.
+«Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon,
+tout ce que j'ai pensé et fait cette nuit-là et je poursuivrai
+alors même que je n'aurais pas le bonheur de conquérir votre
+approbation.
+
+«Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps
+agenouillé, la figure posée sur une chaise.
+
+«Lorsqu'il se releva, il se mit à arpenter lentement la pièce en
+baissant la tête.
+
+«De temps à autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings
+fermés.
+
+«Je voyais la moiteur perler sur son front.
+
+«Je le perdis de vue un instant.
+
+«Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un après l'autre, comme s'il
+cherchait quelque chose.
+
+«Puis, il se rapprocha de la table de toilette où il me tournait
+le dos.
+
+«Sa tête était un peu rejetée en arrière et il portait les deux
+mains à son col de chemise, comme s'il voulait le défaire.
+
+«Puis j'entendis alors un éclaboussement comme si une cuvette
+avait été renversée et il s'affaissa sur le sol, sa tête dans un
+coin, et elle faisait avec ses épaules un angle si extraordinaire
+qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme
+allait échapper à l'étreinte où je croyais le tenir.
+
+«Je fis glisser le panneau.
+«Un instant après j'étais dans la pièce.
+
+«Ses paupières battaient encore et quand mon regard se fixa sur
+ses yeux déjà glacés, je crus y lire une expression de surprise
+indiquant qu'il me reconnaissait.
+
+«Je déposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai à côté de lui
+pour pouvoir lui murmurer à l'oreille une ou deux menues choses
+dont je tenais à lui laisser le souvenir, mais à ce moment même,
+il ouvrit la bouche et mourut.
+
+«Chose singulière, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus
+peur alors à côté de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand
+je vis qu'il était toujours immobile, à l'exception de la tache de
+sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris
+d'une soudaine crise de peur.
+
+«Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en
+fermant les panneaux derrière moi.
+
+«Ce fut alors seulement que je m'aperçus qu'en ma folle
+précipitation, au lieu d'avoir rapporté le couteau de chasse,
+j'avais ramassé le rasoir qui était tombé tout sanglant des mains
+du mort.
+
+«Je cachai ce rasoir dans un endroit où personne ne l'a jamais
+découvert, mais ma frayeur m'empêcha d'aller chercher l'autre
+arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prévu les
+conséquences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa
+présence contre mon maître.
+
+«Voilà donc, Lady Avon, le récit exact et sincère de la façon dont
+est mort le capitaine Barrington.
+
+-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colère, que
+vous ayez toujours laissé un innocent en butte à une persécution,
+alors qu'un mot de vous l'aurait sauvé.
+
+-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour
+croire que cette démarche serait fort mal accueillie de Lord Avon.
+Comment pouvais-je lui dire tout cela sans révéler le scandale de
+famille qu'il mettait tant de soin à cacher? J'avoue qu'au début
+je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en
+excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le
+temps de savoir ce que je devais faire.
+
+«Pendant bien des années, je puis dire même depuis que je suis
+entré à votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmenté et
+j'ai juré que si jamais je retrouvais mon ancien maître, je lui
+révélerais tout.
+
+«Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontée par le
+jeune Mr Stone, ici présent, m'a montré la possibilité que les
+chambres secrètes de la Falaise royale fussent le séjour de
+quelqu'un.
+
+«J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait caché. Je n'ai pas
+perdu un moment pour le découvrir et lui offrir de faire tout ce
+qui serait en mon pouvoir.
+
+-- Il dit la vérité, conclut Lord Avon, mais il eut été bien
+étrange que j'hésite à faire le sacrifice d'une vie fragile et
+d'une santé languissante pour une cause à laquelle j'avais déjà
+donné toute ma jeunesse. De nouvelles réflexions m'ont enfin
+contraint à modifier ma résolution.
+
+«Mon fils, dans l'ignorance où il était de son vrai rang, allait
+se laisser entraîner dans un genre d'existence qui était en
+harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions
+de sa maison.
+«Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient
+connu mon frère avaient disparu, qu'il n'était pas nécessaire que
+tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans
+avoir dissipé tout soupçon sur ce crime, il en resterait pour ma
+famille une tache plus noire que la faute qu’il a expiée si
+terriblement. Pour ces motifs...
+
+Le bruit de plusieurs pas lourds qui éveillaient les échos de la
+vieille maison interrompit Lord Avon.
+
+En entendant ce bruit, sa figure prit un degré de plus de pâleur
+et il regarda piteusement sa femme et son fils.
+
+-- On vient m'arrêter, s'écria-t-il. Il faudra que je me soumette
+à l'humiliation d'une arrestation.
+
+-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir
+Lothian Hume.
+
+-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison où
+j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, répondit une voix de
+basse taille.
+
+Et au même moment, nous vîmes dans le corridor le corpulent squire
+Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache à
+la main.
+
+Il avait à côté de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables
+de campagne qui regardaient par-dessus son épaule.
+
+-- Lord Avon, dit le squire, en qualité de magistrat du comté de
+Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arrêt
+contre vous en raison de l'assassinat prémédité de votre frère, le
+capitaine Barrington, en l'année 1786.
+
+-- Je suis prêt à me disculper de l'accusation.
+
+-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant
+qu'homme et comme étant le squire de Rougham-Grange, je suis
+enchanté de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera
+croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montré la queue
+de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre
+coupable d'un acte pareil.
+
+-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la
+large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi
+innocent que vous et je puis le prouver.
+
+-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une
+solide serrure seront les meilleures précautions pour que Lord
+Avon se présente lorsqu'on le convoquera.
+
+La figure hâlée du squire prit une teinte d'un pourpre foncé quand
+il s'adressa au Londonien.
+
+-- Est-ce que vous êtes le magistrat du comté, monsieur?
+
+-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James.
+
+-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils à un
+homme qui remplit ces fonctions depuis près de vingt ans? Quand je
+ne suis pas sûr de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc
+avec qui je puis conférer et je n'ai pas besoin d'autre
+assistance.
+
+-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas
+l'habitude d'être pris à partie si vivement.
+
+-- Je ne suis pas non plus habitué à me voir interrompre dans
+l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en
+qualité de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis
+toujours prêt à soutenir mes opinions.
+
+Sir Lothian s'inclina.
+
+-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai
+des intérêts de la plus grande importance engagés dans cette
+affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est
+organisé ici un complot qui vise ma position comme héritier de
+Lord Avon. Je demande à ce qu'il soit mis en lieu sûr jusqu'à ce
+que cette affaire soit éclaircie et je vous requiers en votre
+qualité de magistrat d'exécuter votre mandat.
+
+-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'écria le squire. Je
+voudrais bien avoir auprès de moi mon clerc Johnson et je ne
+demande qu'à vous traiter avec tous les égards que la loi autorise
+et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invité à m'assurer de
+votre personne.
+
+-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggérer une idée, dit mon
+oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du
+magistrat, il sera réputé sous la garde de la loi, et cette
+condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham-
+Grange.
+
+-- Rien de mieux, s'écria le squire avec empressement. Vous allez
+loger chez moi jusqu'à ce que cette affaire s'en aille en fumée.
+En d'autres termes, Lord Avon, je me déclare responsable, comme
+représentant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sûr,
+jusqu'au jour où l'on me demandera de vous produire en personne.
+
+-- Vous avez vraiment bon coeur, James.
+
+-- Ta! ta! je ne fais que me conformer à la loi. J'espère, Sir
+Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections à faire à cela?
+
+Sir Lothian haussa les épaules et jeta un regard noir au
+magistrat. Puis s'adressant à mon oncle:
+
+-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il.
+Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui
+est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions
+nous rencontrer demain matin.
+
+-- Avec plaisir, répondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur
+votre père, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le
+lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tôt sera le mieux.
+
+Ainsi se termina cette étrange conférence.
+
+De mon côté, j'avais couru auprès de mon premier ami d'enfance et
+je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'étais heureux de
+sa bonne fortune, et il me répondait en m'assurant que quoi qu'il
+pût lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi.
+
+Mon oncle me toucha l'épaule et nous allions partir, lorsque
+Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes
+passions, s'approcha de lui avec respect.
+
+-- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis très choqué
+de voir votre cravate...
+
+-- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je
+n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace.
+
+-- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez
+reconnaître que Lord Avon a des droits antérieurs. S'il consent à
+me rendre ma liberté...
+
+-- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous êtes un
+excellent serviteur, mais votre présence m'est devenue pénible.
+
+-- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il
+ne faudra pas me quitter aussi brusquement.
+
+-- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'étais
+décidé à vous prévenir de mon départ quand nous serions arrivés à
+Brighton, mais ce soir-là, comme nous sortions du village, j'ai vu
+passer dans un phaéton une dame dont je connaissais fort bien les
+relations intimes avec Lord Avon, sans être certain que c'était sa
+femme. Sa présence en cet endroit me confirma dans la conviction
+qu'il se cachait à la Falaise royale. Je descendis furtivement de
+votre voiture, je la suivis aussitôt dans le but de lui exposer
+l'affaire et de lui expliquer combien il était nécessaire que Lord
+Avon me vit.
+
+-- Eh bien, je vous pardonne votre désertion, dit mon oncle, et je
+vous serais fort obligé si vous vouliez bien, de nouveau, arranger
+ma cravate.
+
+
+XXII -- DÉNOUEMENT
+
+
+La voiture de Sir James Ovington attendait dehors.
+
+La famille Avon, si tragiquement dispersée, si singulièrement
+réunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire.
+
+Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous
+reconduisit, Ambroise et moi, au village.
+
+-- Il est préférable de voir votre père tout de suite, mon neveu.
+Sir Lothian et son homme sont déjà en route depuis quelque temps.
+Je serais désolé qu'il y ait quelque malentendu dans notre
+rencontre.
+
+De mon côté je pensais à la terrible réputation de notre
+adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes
+sentiments, car mon oncle se mit à rire.
+
+-- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derrière
+mon cercueil. Ce n'est pas ma première affaire et je pense bien
+que ce ne sera pas ma dernière. Quand je me bats aux environs de
+la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles
+dans l'arrière-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en
+état de trouver la route jusqu'à son gilet. Toutefois je confesse
+que je suis un peu accablé de tout ce qui est arrivé. Penser que
+mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et
+qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de
+fils et d'héritier! Voilà qui donnera le coup de grâce à Hume, car
+je sais que les Juifs lui ont donné de la marge à raison de ses
+espérances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption
+de cette façon-là!
+
+Parmi toutes les choses extraordinaires qui étaient arrivées, il
+semblait que ce fût celle-là qui ait fait la plus forte impression
+sur mon oncle, car il y revint à maintes reprises.
+
+Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine à faire
+les noeuds de cravate et à remuer le chocolat, s'était montré
+animé de passions.
+
+C'était un prodige dont il ne revenait pas.
+
+Si son réchaud à rasoirs avait mal tourné, il n'en eut pas été
+plus ébahi.
+
+Nous étions à quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous
+vîmes le long Mr Corcoran, l'homme à l’habit vert, arpentant
+l'allée du jardin.
+
+Mon oncle nous attendait à la porte avec un air de ravissement
+contenu.
+
+-- Je suis heureux de vous être utile, de n'importe quelle
+manière, Sir Charles. Nous avons arrangé cela pour demain à sept
+heures dans le communal de Ditchling.
+
+-- Je ne serais pas fâché que l'on puisse remettre ces petites
+affaires à une heure plus tardive, dit mon oncle. On est obligé de
+se lever à une heure tout à fait absurde ou de négliger sa
+toilette.
+
+-- Ils s'arrêtent sur la route à l'auberge de Friar's Oak, et si
+vous teniez à ce que cela ait lieu plus tard...
+
+-- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la
+batterie de toilette à sept heures.
+
+-- Je ne sais pas si vous tiendrez à vous servir de mes aboyeurs,
+dit mon père. Je m'en suis servi dans quinze engagements et à la
+distance de trente yards, vous auriez peine à trouver meilleur
+outil.
+
+-- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siège.
+Ambroise, veillez à ce que les chiens soient huilés, car j'aime
+une détente légère. Ah! ma soeur Mary, je vous ramène votre garçon
+qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espère, après les
+distractions de la ville.
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mère me couvrit de
+pleurs et de caresses, car vous qui avez des mères, vous en savez
+autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais
+combien la maison de famille est un nid chaud et confortable.
+
+Comme je m'étais agité et démené pour voir les merveilles de la
+ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse rêvé
+dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien
+qui me donnât une plus grande impression de douceur et de repos
+que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-mêmes objets
+insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur
+des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du
+_Ça Ira_ poursuivi par Lord Hotham.
+
+Et comme c'était égayant de voir aussi d'un côté du foyer
+flambant, mon père avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma
+mère tournant et piquant ses aiguilles à tricoter.
+
+En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce
+grand désir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les
+quitter de nouveau.
+
+Mais il faudrait bien les quitter et à bref délai comme je
+l'appris avec les bruyantes félicitations de mon père et les
+larmes de ma mère.
+
+Il avait été nommé au commandement du _Caton_, vaisseau de
+soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson daté
+de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me
+mettais en route tout de suite.
+
+-- Et votre mère tient prêt votre coffre de marin, mon garçon.
+Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez à
+être un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous êtes
+digne de lui.
+
+-- Tous les Stone sont entrés dans la marine, dit ma mère à mon
+oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui
+d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous
+n'oublierons jamais la bonté que vous avez eue, Charles, de
+montrer un peu le monde à Rodney.
+
+-- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre
+fils a été pour moi une société très agréable, au point que je
+crains qu'on ait le droit de m'accuser de négligence envers
+Fidelio. Je vous le ramène, j'espère, un peu plus poli que je l'ai
+emmené. Ce serait folie que de le traiter de distingué, mais du
+moins il n'y a aucun reproche à lui faire. La nature lui a refusé
+les dons suprêmes. Je l'ai trouvé peu disposé à y suppléer par des
+avantages artificiels, mais du moins je lui ai montré un peu la
+vie. Je lui ai donné quelques leçons de finesse et de conduite qui
+paraîtront peut-être de trop à présent, mais qui reviendront en
+valeur lorsqu'il sera d'âge plus mûr. Si sa carrière dans la ville
+n'a pas donné ce que j'en attendais, la raison s'en trouve
+uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'après
+l'idéal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien disposé à son
+égard et je le regarde comme éminemment apte à la profession où il
+va entrer.
+
+Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatière comme un gage
+solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte à ce
+temps-là, il y a peu de circonstances où j'aie vu plus clairement
+briller cet éclair malicieux en ses grands yeux à l'expression
+hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son
+gilet et qu'il m'offrait la petite boîte brillante sur le creux de
+sa main blanche comme la neige.
+
+Il était le type et le chef d'une étrange race d'hommes qui a
+disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractère
+viril, exquis dans sa toilette, étroit dans ses idées, grossier
+dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes.
+
+Ces hommes traversèrent l'histoire d'Angleterre d'un pas guindé,
+avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs
+breloques dansantes et ils s'évanouirent dans ces sombres
+coulisses d'où l'on ne revient jamais.
+
+Le monde, en se développant, les a laissés derrière lui.
+
+Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs
+mystifications, leurs excentricités soigneusement étudiées.
+
+Et cependant, derrière ce rideau, sous ces dehors de sottise dont
+ils prenaient si grand soin de se draper, c'étaient souvent des
+hommes énergiques, d'une robuste personnalité.
+
+Les langoureux flâneurs de Saint-James étaient aussi les Yachtmen
+du Solent, les fins Cavaliers des comtés, les combattants qui se
+battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale.
+
+C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers.
+
+Ils condescendent parfois à être poètes, orateurs, et Byron,
+Charles James Fox, Castlereagh, ont conservé parmi eux quelque
+renommée.
+
+Je ne puis m’empêcher de me demander comment l'histoire les
+comprendra, alors que moi-même, qui connaissais si bien l'un
+d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la
+part de ce qui était réel et ce qui était dû aux affectations
+qu'il avait cultivées avec tant de soin qu'elles avaient cessé de
+mériter ce nom-là.
+
+À travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes
+fois cru entrevoir les traits d'un homme généreux et sincère et je
+me plais à croire que ce ne fut pas une illusion.
+
+Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent à
+leur fin.
+
+J'étais allé me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible
+de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au
+changement extraordinaire qui s'était produit dans son avenir et
+dans sa situation.
+
+J'étais encore à me retourner et à m'agiter dans mon lit, lorsque
+j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de
+Londres, et aussitôt le grincement de roues qui tournaient pour
+s'arrêter devant l'auberge.
+
+Mes fenêtres se trouvaient ouvertes, car c'était une fraîche nuit
+de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume
+se trouvait là.
+
+À ce nom je sautai à bas du lit et j'eus le temps de voir trois
+hommes descendre de la voiture et entrer à la file dans le
+vestibule éclairé de l'auberge.
+Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumière qui
+tombait par la porte sur leurs épaules brunes et leurs têtes
+patientes.
+
+Dix minutes peut-être s'écoulèrent.
+
+Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serré
+d'hommes franchit la porte avec fracas.
+
+-- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de
+qui cette poursuite?
+
+-- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laissé de la corde
+dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour.
+Montant total: Douze mille livres.
+
+-- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour
+demain à sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me
+laissez libre jusque-là.
+
+-- C'est réellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas
+tant pour nous faire perdre nos places d'employés du shérif.
+
+À la lumière jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je
+vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenêtres et sa haine
+nous aurait tués si ses yeux avaient été des armes aussi terribles
+que ses pistolets.
+
+-- Je ne peux pas monter en voiture, à moins qu'on ne me délie les
+mains, dit-il.
+
+-- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lâchez un bras à la
+fois. Ah! Comme ça vous voudriez...
+
+-- Corcoran! Corcoran! hurla une voix.
+
+Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements
+frénétiques qui arrivait à le détacher du groupe.
+
+Un coup violent fut lancé et l'homme s'étala au milieu de la route
+éclairée par la lune faisant dans la poussière des contorsions et
+des sauts comme une truite qu'on vient de mettre à terre.
+
+-- Le voilà pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et à
+présent, avec ensemble!
+
+Il fut soulevé comme un sac de farine et lancé brutalement dans le
+fond de la voiture. Les trois hommes montèrent d'un bond.
+
+Un fouet siffla dans l'obscurité et voilà comment Sir Lothian
+Hume, le Corinthien à la mode, disparut de mes yeux et de ceux de
+tout le monde, excepté des gens charitables qui visitaient les
+prisons pour dettes.
+
+Lord Avon vécut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec
+l'aide d'Ambroise il pût prouver qu'il était innocent du crime
+horrible sous l'ombre duquel il avait passé tant d'années.
+
+Toutefois, il n'arriva pas à secouer les effets de ces années
+passées dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la
+nature.
+
+Ce furent seulement les soins dévoués de sa femme et de son fils
+qui firent durer la flamme vacillante de sa vie.
+
+Celle que j'avais connue comme ancienne actrice à Anstey Cross
+devint la douairière d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi
+affectueux pour moi qu'au temps où ensemble on chipait les nids
+d'oiseaux, où on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord
+Avon, chéri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le
+plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal.
+
+Il épousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu
+cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable
+que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent à guigner le
+domaine, ils en seront pour leurs espérances, comme avant eux leur
+ancêtre.
+
+La vieille maison de la Falaise Royale a été démolie à cause des
+terribles souvenirs de famille qui la hantaient.
+
+Un bel édifice moderne s'est élevé à sa place.
+
+La loge située sur la route de Brighton avait un air si coquet
+avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le
+seul visiteur à déclarer que je préférerais sa possession à celle
+de la grande maison de là-bas parmi les arbres.
+
+C'est là que pendant bien des années, qui aboutirent à une
+tranquille et heureuse vieillesse, vécurent Jack Harrison et sa
+femme.
+
+Ils reçurent ainsi au couchant de leur vie les soins et
+l'affection qu'ils avaient prodigués. Jamais Jack Harrison
+n'enjamba désormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire
+de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est
+encore familière aux vieux fidèles du ring et rien ne lui plaisait
+plus que de la recommencer dans toutes les péripéties et tout en
+restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais dès qu'il
+entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se
+mettait à parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car
+elle était toujours hantée par la crainte de le voir retourner au
+ring et, pour peu qu'elle restât une heure sans voir le vieillard,
+elle était convaincue qu'il était allé disputer la ceinture, au
+champion du jour, un parvenu.
+
+«Il livra le bon combat», inscrivit-on à sa prière, sur sa pierre
+funéraire, et quoique je sois convaincu que ses dernières pensées
+furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui
+le connaissaient ne se refusait à voir un sens symbolique dans ce
+résumé de sa vie d'honnête et vaillant homme.
+
+Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps à montrer ses
+couleurs écarlate et or à Newmarket et ses inimitables costumes à
+Saint-James.
+
+Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas
+des pantalons de grande cérémonie et lui aussi qui ouvrit des
+perspectives nouvelles par ses recherches sur les mérites comparés
+de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des
+devants de chemise.
+
+Les vieux beaux, s'il en reste encore d'égarés dans les coins chez
+_Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-être un arrêt rendu
+par Tregellis: à savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur
+convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la
+soulève aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et
+de son école, qui déclarèrent que c'était assez de la moitié.
+
+Puis vint le règne de Brummel et la rupture déclarée au sujet des
+collets de velours où toute la ville marcha derrière le nouveau
+venu.
+
+Mon oncle, qui n'était point né pour passer au second rang après
+n'importe qui, se retira aussitôt à Saint-Albans et annonça qu'il
+en ferait le centre de la mode et de la société pour remplacer
+Londres dégénéré.
+Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant voté une adresse de
+remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et
+ayant commandé à Londres des vêtements pour cette circonstance,
+parurent tous avec des collets de velours.
+
+Cela produisit chez mon oncle un tel découragement qu'il se mit au
+lit et ne parût plus en public.
+
+Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut-
+être été manquée, fut répartie en un grand nombre de petits legs.
+L'un d'eux était destiné à Ambroise, son valet, mais il en réserva
+à sa soeur, ma mère, assez pour lui faire une vieillesse aussi
+ensoleillée, aussi agréable que je le pouvais désirer.
+
+Quant à moi, fil sans valeur auquel sont enfilés ces grains, j'ose
+à peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que
+ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de
+commencement à un autre.
+
+Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de
+terrien, j'aurais peut-être réussi à vous faire un meilleur récit
+de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux
+tableaux destinés à se faire vis-à-vis.
+
+Le jour viendra peut-être où je mettrai par écrit tous les
+souvenirs que j'ai gardés de la grande bataille qui se livra sur
+mer.
+
+J'y dirai comment mon père y finit sa glorieuse carrière en
+frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau
+espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol
+de soixante-quatorze.
+
+Il tomba sur sa poupe brisée en mangeant une pomme.
+
+Je vois les barres de fumée en cette soirée d'octobre tournoyer
+lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter,
+monter, jusqu'à ce qu'ils fussent déchirés ces légers flocons et
+perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en même temps qu'eux se leva
+le nuage qui était resté suspendu sur le pays. Il s'amincit,
+s'atténua de même, jusqu'au jour où le soleil de Dieu, l'astre de
+paix et de sécurité, vint encore briller sur nous et cette fois,
+nous l'espérons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle
+
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+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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