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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jim Harrison, boxeur + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +JIM HARRISON, BOXEUR + +Titre original: Rodney Stone + +(1910) + + +Table des matières + +_Préface_ +I -- FRIAR'S OAK +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS +IV -- LA PAIX D’AMIENS +V -- LE BEAU TREGELLIS +VI -- SUR LE SEUIL +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON +IX -- CHEZ WATTIER +X -- LES HOMMES DU RING +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES +XII -- LE CAFÉ FLADONG +XIII -- LORD NELSON +XIV -- SUR LA ROUTE +XV -- JEU DÉLOYAL +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY +XVII -- AUTOUR DU RING +XVIII -- LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON +XIX -- À LA FALAISE ROYALE +XX -- LORD AVON +XXI -- LE RÉCIT DU VALET +XXII -- DÉNOUEMENT + + +_Préface_ + + +_Dans un roman antérieur qui a été fort bien accueilli par le +public français, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait abordé +l'époque de la lutte acharnée entre l'Angleterre et Napoléon. Il +avait accompagné jusque sur le champ de bataille de Waterloo un +jeune villageois arraché au calme des falaises natales par le +désir de protéger le sol national contre le cauchemar de +l'invasion française, qui hantait alors les imaginations +britanniques._ + +_Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus +large._ + +_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une +vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son +prince de Galles aux inépuisables dettes, ses dandys élégants et +bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupés avec art autour +de Nelson et de la trop célèbre Lady Hamilton, ses champions de +boxe dont les exploits entretiennent au delà de la Manche le goût +des exercices violents, entraînement indispensable à un peuple qui +voulait tenir tête aux grognards de Napoléon, aux marins de nos +escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses émules._ + +_Le tableau est complet et tracé par une plume compétente, Conan +Doyle s'appliquant à décrire ce qu'il connaît bien et évitant dès +lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans +historiques, _Les Réfugiés_ par exemple._ + +_Les éditions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est, +en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est +censé tenir la plume et évoquer le souvenir des jours de sa +jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, +s'il est le fil qui relie les feuillets du récit, n'en est jamais +le héros. Âme simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui +conquiert l'intérêt._ + +_Le vrai héros du roman, c'est Jim Harrison, élevé par le champion +Harrison qui s'est retiré du Ring après un terrible combat où il +faillit tuer son adversaire, et établi forgeron à Friar's Oak._ + +_N'est-ce pas lui qui entraîne Stone à la Falaise Royale, dans le +château abandonné, à la suite de la disparition étrange de lord +Avon accusé du meurtre de son frère?_ + +_N'est-ce pas lui qui devient le protégé, et plutôt le protecteur, +de miss Hinton, la Polly du théâtre de Haymarket, la vieillissante +actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation +dans le gin et le whisky?_ + +_N'est-ce pas lui que nous voyons, au dénouement du roman, fils +avoué et légitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si +faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur +moyen de comédie?_ + +_N'est-ce pas à lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de +ses rivalités, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_ + +_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette édition +française, préparée par nous de longue main, le titre de _Jim +Harrison boxeur_._ + +_La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du +roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par +excellence, cher à Byron et au prince de Galles, chef de file des +dandys, ait attendu jusqu'à nos jours un peintre._ + +_Et voilà cependant la première fois qu'un de ces romanciers, qui +ont l'oreille des foules, entreprend le récit de la vie et de +l'entraînement d'un grand boxeur d'autrefois._ + +_Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le +Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur +portraitiste, il faudrait presque dire leur poète._ + +_Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a +puissamment contribué à développer dans la race britannique ce +mépris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre +forte._ + +_De la instinctivement la tendance de l'opinion à s'enthousiasmer, +à se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'énergie et +en quelque sorte contrepoids à ce qu'il y avait d'affadissant et +d'énervant dans le luxe des petits-maîtres, des Corinthiens et des +dandys tout occupés de toilettes et de futilités, en une heure +aussi grave pour la vie nationale anglaise_ + +_Qu'à côté de l'entretien de cet idéal de bravoure et d'endurance, +il y eût comme revers de la médaille la brutalité des moeurs, la +démoralisation qu'amène l'intervention de l'argent dans ce qui est +humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des +meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas été bonnes._ + +_Si nos pères n'ont pas compris le système anglais, s'ils n'ont +voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier +Béranger, les hommes de notre génération ont vu plus +équitablement. Ils ont donné à la boxe son droit de cité en France +et réparé l'injustice de leurs prédécesseurs._ + +_Voila pourquoi, en écrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a +bien mérité aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui +se sont de nos jours passionnés pour la boxe. Jim Harrison boxeur +est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre +ceux qui sont déjà les fidèles résolus du romancier anglais, +toujours assurés de trouver dans son oeuvre un intérêt palpitant +et des émotions saines._ + +_ALBERT SAVINE._ + +I -- FRIAR'S OAK + + +Aujourd'hui, 1er janvier de l’année 1851, le dix-neuvième siècle +est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avons été jeunes avec +lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissements qui nous +apprennent qu'il nous a usés. + +Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos têtes grisonnantes et +nous parlons de la grande époque que nous avons connue, mais quand +c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous éprouvons de +grandes difficultés à nous faire comprendre. + +Nous et nos pères qui nous ont précédés, nous avons passé notre +vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs +chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ils appartiennent à un +siècle différent. + +Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre +les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans +contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la +Liberté s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa +son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brisé dans ses +efforts pour l'empêcher de s'envoler de chez nous pour se réfugier +de l'autre côté de l'Atlantique. + +Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traité, +de telle bataille, mais je ne sais où ils trouveront des détails +sur nous-mêmes, où ils apprendront quelle sorte de gens nous +étions, quel genre de vie était le nôtre et sous quel aspect le +monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeux étaient jeunes, +comme le sont aujourd'hui les leurs. + +Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas +pourtant que je me propose d’écrire une histoire. +Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint à peine les +débuts de l'âge adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence +d'autrui, je n'ai guère le droit de parler de la mienne. + +C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et +bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai +dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants. + +Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont +assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant +que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous +parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous +sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras. + +Mais je parlerai uniquement d'un temps où l'amour d'une mère était +le seul amour que je connusse. + +Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'êtes pas de +ceux pour qui j'écris. + +Mais s'il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié, +s'il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le +champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un +des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme +de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi +d'Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux +oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les +grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos +oreilles, alors donnez la main, et... en route. + +Mais je dois vous prévenir: si vous vous attendez à trouver sous +la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous +exposez à une désillusion. + +Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes +livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire +leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. + +Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l'on pouvait +juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la +moyenne. + +Des hommes d'action auraient peut-être eu quelque estime pour mon +intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie. +Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte. + +En dehors d'une aptitude innée pour la musique, et telle que +j'arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre +maître du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune +supériorité dont j'aie lieu de me faire honneur auprès de mes +camarades. + +En toutes choses, j'ai été un homme qui s'arrête à mi-route, car +je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et +avant que la nature eût poudré ma chevelure à sa façon, la nuance +était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun. + +Il est peut-être une prétention que je peux hasarder; c'est que +mon admiration pour un homme supérieur à moi n'a jamais été mêlée +de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et +l'ai comprise telle qu'elle était. + +C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je +me mets à écrire mes souvenirs. + +Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que +possible ma personnalité en dehors du tableau. + +Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui +servirait à réunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans +les conditions mêmes où je désire être accueilli. + +Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée +à la marine et il était de tradition, chez nous, que l'aîné portât +le nom du commandant favori de son père. + +C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie +jusqu'à l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut +gaillard, à l'avant en éperon, lors de la guerre contre les +Hollandais. + +Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson +Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l'église +paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l'an de grâce 1786. + +Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin, +j'aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler +«Nelson!», vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de +famille. + +Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille +du Révérend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur +les confins de la plaine marécageuse de Langstone. + +Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d'une +certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux +Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d'un opulent +marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des +conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de +Galles. + +J'aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous +vous souviendrez dès maintenant qu'il était mon oncle et le frère +de ma mère. +Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle +existence, car elle était toute jeune quand elle se maria. + +Elle n'était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir +avec ses doigts actifs et sa douce voix. + +Elle m'apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de +tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se +redressant quand même bravement. + +Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de +je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un +foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir +ses doigts agiles pendant qu'elle tricote. + +Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce, +aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les +menant à bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde +d'un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du +cottage du Friar's Oak et à tenir bonne figure dans le monde. + +Et maintenant, je n'ai qu'à m'avancer dans le salon, pour la +revoir encore, après quatre-vingts ans d'une existence de sainte, +en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet +coquettement enrubanné, ses lunettes a monture d'or, son épais +châle de laine bordé de bleu. + +Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand +elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier +est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez +peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez +plus d'un mariage, mais votre mère est la première et la dernière +amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour +viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec +insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon +dans votre coeur. +Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure +occasion pour faire son portrait, c'est l'époque où il nous revint +de la Méditerranée. + +Pendant toute mon enfance, il n'avait été pour moi qu'un nom et +une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son +cou. + +Dans les débuts, on me dit qu'il combattait contre les Français. + +Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de +Français et on parla plus souvent du général Bonaparte. + +Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la +boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. + +C'était donc là l'ennemi par excellence, celui que mon père avait +combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve. + +Pour mon imagination d'enfant, c'était une affaire d'honneur +d'homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet +homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant, +roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années. + +Ce fut seulement après mon entrée à l'école de grammaire que je +compris combien il y avait de petits garçons dont les pères +étaient dans le même cas. + +Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père +revint à la maison. + +Par là, vous voyez ce que c'était d'être la femme d'un marin en ce +temps-là. + +C'était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous +établir à Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de +s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider à gagner son nouveau +nom de Lord Saint-Vincent. + +Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par +ses récits de batailles et je me souviens, comme si c'était +d'hier, de l'épouvante que j'éprouvai en voyant une tache de sang +sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, +provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant. + +À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du +corps d'un Français ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur +devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête. + +Ma mère pleura amèrement après son départ. + +Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses +culottes blanches s'éloigner par l'allée du jardin, car je +sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d'enfant, que nous +étions plus près l'un de l'autre, quand nous étions ensemble, elle +et moi. + +J'étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth, +pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, +qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis. + +Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de +là. + +Le motif de notre déménagement, c'était qu'on vivait à meilleur +marché à la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mère de +garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait à distance +du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser à recevoir + +C'était une époque d'épreuves pour tout le monde, excepté pour les +fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu'ils pouvaient, à ce +que j'ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en +jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur +rapportait le reste. + +Le blé se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de +quatre livres un shilling neuf pences. + +Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage +de Friar's Oak sans la part de prises revenant à l'escadre de +blocus sur laquelle servait mon père. + +La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest +n'avait guère que de l'honneur à gagner. Mais les frégates qui les +accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires +caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles +étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de +leurs prises était réparti au marc le franc. + +Mon père fut ainsi a même d'envoyer à la maison des sommes +suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à +l'école que dirigeait Mr Joshua Allen. + +J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait. + +Ce fut à l'école d'Allen que je fis la connaissance de Jim +Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appelé. Il était le +neveu du champion Harrison, de la forge du village. + +Je me le rappelle encore, tel qu'il était en ce temps-là, avec ses +grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux +d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête +à toutes les femmes qui passaient. + +C'est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre +vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue +d'un livre, et de son côté, il m'enseigna la boxe et la lutte, il +m'apprit à chatouiller la truite dans l'Adur, à prendre des lapins +au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi +leste qu'il avait le cerveau lent. + +Mais il était mon aîné de deux ans, de sorte que longtemps avant +que j'aie quitté l'école, il était allé aider son oncle à la +forge. + +Friar's Oak est situé dans un pli des Dunes et la quarantième +borne milliaire entre Londres et Brighton est posée sur la limite +même du village. + +Ce n'est qu'un hameau, à l'église vêtue de lierre, avec un beau +presbytère et une rangée de cottages en briques rouges, dont +chacun est isolé par son jardinet. + +À une extrémité du village se trouvait la forge du champion +Harrison, à l'autre l'école de Mr Allen. + +Le cottage jaune, un peu à l'écart de la route, avec son étage +supérieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie +fixés dans le plâtre, c'est celui que nous habitions. + +Je ne sais s'il est encore debout. + +Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit +propre à subir des changements. + +Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, +était située l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John +Cummings. + +Ce personnage jouissait d'une très bonne réputation locale, mais +quand il était en voyage, il était sujet à d'étranges +dérangements, ainsi qu'on le verra plus tard. + +Bien qu’il y eut un courant continu de commerce sur la route, les +coches venant de Brighton en étaient encore trop près pour faire +halte et ceux de Londres trop pressés d'arriver à destination, de +sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisée, d'une +roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif +des gens du village. + +C'était juste l'époque où le prince de Galles venait de construire +à Brighton son bizarre palais près de la mer. + +En conséquence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'écoulait +pas un jour que nous ne vissions défiler à grand bruit, devant nos +portes, une ou deux centaines de phaétons. + +Le petit Jim et moi, nous avons passé maintes soirées d'été +allongés dans l'herbe à contempler tout ce grand monde, à saluer +de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu +d'un nuage de poussière et les postillons penchés en avant, les +trompettes retentissantes, les cochers coiffés de chapeaux bas à +bords très relevés, avec la figure aussi cramoisie que leurs +habits. + +Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait +à haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient +ses gros membres mal articulés, ses épaules disloquées, ils +l'auraient peut-être regardé de plus près et lui auraient accordé +leurs encouragements. + +Le petit Jim n'avait connu ni son père ni sa mère, et toute sa vie +s'était écoulée chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, +c'était le forgeron de Friar's Oak. + +Il avait reçu ce surnom, le jour où il avait combattu avec Tom +Johnson, qui était alors en possession de la ceinture +d'Angleterre, et il l'aurait sûrement battu sans l'apparition des +magistrats du comté de Bedford qui interrompirent la bataille. + +Pendant des années, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur à +combattre et pour son adresse à porter un coup décisif, bien qu'il +ait toujours été, à ce que l’on dit, lent sur ses jambes. + +À la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le +combat par un coup lancé à toute volée, qui non seulement rejeta +son adversaire par-dessus la corde d'arrière, mais qui encore le +mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort. + +Harrison fut, pendant tout ce temps-là, dans un état voisin de la +folie. Il s'attendait d'heure en heure à se voir prendre au collet +par un agent de Bow Street et condamner à mort. + +Cette mésaventure, ajoutée aux prières de sa femme, le décida à +renoncer pour toujours au champ clos et à réserver sa grande force +musculaire pour le métier où elle paraissait devoir trouver un +emploi avantageux. + +Grâce au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait +avoir de l'ouvrage en abondance à Friar's Oak. + +Il ne tarda pas longtemps à devenir le plus riche des gens du +village; et quand il se rendait, le dimanche, à l'église avec sa +femme et son neveu, c'était une famille d'apparence aussi +respectable qu'on pouvait le désirer. +Il n'était point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, +et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son +rayon d'action, il aurait été en état de tenir tête à Jackson ou à +Belcher, dans leurs meilleurs jours. + +Sa poitrine était un tonneau. + +Ses avant-bras étaient les plus puissants que j'aie jamais vus, +avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies +luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux. + +Néanmoins, avec toute cette vigueur, c'était un homme lent, rangé, +doux, en sorte que personne n'était plus aimé que lui, dans cette +région campagnarde. + +Sa figure aux gros traits, bien rasée, pouvait prendre une +expression fort dure, ainsi que je l'ai vu à l'occasion, mais pour +moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours +un sourire sur les lèvres, et la bienvenue dans les yeux. Dans +tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sût que s'il +avait des muscles d'acier, son coeur était des plus tendres. + +Son sujet favori de conversation, c'était ses rencontres +d'autrefois, mais il se taisait, dès qu'il voyait venir sa petite +femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci était +de lui voir jeter là le marteau et la lime pour retourner au champ +clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'était +nullement atteinte à cette époque de la déconsidération qui la +frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue défavorable, +parce que cet état avait fini par devenir le monopole des coquins +et parce qu'il encourageait les méfaits commis sur l'arène. + +Le boxeur honnête et brave a vu lui aussi se former autour de lui +un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et +nobles courses de chevaux. +C'est pour cela que l'Arène se meurt en Angleterre et nous pouvons +supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se +trouvera personne pour leur succéder. Mais il en était autrement à +l'époque dont je parle. + +L'opinion publique était des plus favorables aux lutteurs et il y +avait de bonnes raisons pour qu'il en fût ainsi. + +On était en guerre. L'Angleterre avait une armée et une flotte +composées uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour +obéir à leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un +pays où une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un +soldat. + +Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur +batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombé. + +On pensait donc et on pense encore que, les choses étant ainsi, +une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille +hommes pour témoins et que trois millions d'hommes pouvaient +disputer, devait contribuer à entretenir un idéal de bravoure et +d'endurance. + +Sans doute, c'était un exercice brutal, et la brutalité même en +était la fin dernière, mais c'était moins brutal que la guerre qui +doit pourtant lui survivre. + +Est-il logique d'inculquer à un peuple des moeurs pacifiques, en +un siècle où son existence même peut dépendre de son tempérament +guerrier? + +C'est une question que j'abandonne à des têtes plus sages que la +mienne. + +Mais, c'était ainsi que nous pensions au temps de nos grands-pères +et c'est pourquoi on voyait des hommes d'État comme Wyndham, comme +Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arène. + +Ce simple fait, que des personnages considérables se déclaraient +pour elle, suffisait à lui seul pour écarter la canaillerie qui +s'y glissa par la suite. + +Pendant plus de vingt ans, à l'époque de Jackson, de Brain, de +Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maîtres +de l'Arène furent des hommes dont la probité était au-dessus de +tout soupçon et ces vingt-là étaient justement, comme je l'ai dit, +à l'époque où l'Arène pouvait servir un intérêt national. + +Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une +jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et +l'amitié des gens les plus distingués de son temps et comment +Gully conquit un siège dans le premier Parlement réformé. + +C'étaient ces hommes-là qui déterminaient l'idéal. Leur profession +se recommandait d'elle-même par les conditions qu'elle exigeait, +le succès y étant interdit à quiconque était ivrogne ou menait une +vie de débauche. + +Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, +des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je +répète qu'en majorité, ils étaient d'honnêtes gens, portant la +bravoure et l'endurance à un degré incroyable et faisant honneur +au pays qui les avait enfantés. + +Ainsi que vous le verrez, la destinée me permit de les fréquenter +quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause. + +Je puis vous assurer que nous étions fiers de posséder dans notre +village un homme tel que le champion Harrison, et quand des +voyageurs faisaient un séjour à l'auberge, ils ne manquaient pas +d'aller faire un tour à la forge, rien que pour jouir de sa vue. + +Il valait bien la peine d'être regardé, surtout par un soir de +mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros +muscles et sur la fière figure de faucon qu'avait le petit Jim, +pendant qu'ils travaillaient, à tour de bras, un coutre de charrue +tout rutilant et se dessinaient à chaque coup dans un cadre +d'étincelles. + +Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres +lancé à toute volée, pendant que Jim en frappait deux de son +marteau à main. + +La sonorité du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! était un +appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me +disais que tous les deux étant affairés à l'enclume, il y avait +pour moi une place au soufflet. + +Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces années +passées au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un +instant quelle sorte d'homme il avait été jadis. + +Par une matinée d'été le petit Jim et moi étions debout près de la +porte de la forge, quand une voiture privée, avec ses quatre +chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec +un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un +fer a cheval à demi courbé dans ses pinces, pour y jeter un coup +d'oeil. + +Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un +Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-là, conduisait et +une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, étaient +perchés derrière lui. +Peut-être que les vastes dimensions du forgeron attirèrent son +attention, peut-être fut-ce simple hasard, mais comme il passait, +la lanière du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla +et nous l'entendîmes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du +forgeron. + +-- Holà, maître, cria le forgeron en le suivant du regard, votre +place n'est pas sur le siège, tant que vous ne saurez pas mieux +manier un fouet. + +-- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les rênes. + +-- Je vous invite à faire attention, maître, ou bien il y aura un +oeil de moins sur la route où vous conduisez. + +-- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur +en plaçant le fouet dans la gaine et ôtant ses gants de cheval. +Nous allons causer un peu, mon beau gaillard. + +Les gentilshommes sportsmen de ce temps-là étaient d'excellents +boxeurs pour la plupart, car c'était la mode de suivre le cours de +Mendoza tout comme quelques années plus tard, il n'y avait pas un +homme de la ville qui n'eût porté le masque d'escrime avec +Jackson. + +Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais +devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait +bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se +vanter après qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec +lui. + +Celui-là s'élança du siège avec l'empressement d'un homme qui n'a +pas de doutes sur l'issue de la querelle et, après avoir accroché +sa houppelande à collet à la barre de dessus, il retourna +coquettement les manchettes plissées de sa chemise de batiste. +-- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il. + +Les amis, qui étaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, +qui était ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier +ordre de voir leur camarade donner tête baissée dans le piège. + +Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient à +grands cris des phrases, des conseils. + +-- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. +Servez-lui son déjeuner à ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son +tas de cendre. Et dépêchez-vous, sans quoi vous allez voir son +dos. + +Encouragé par ces clameurs, le jeune patricien s'avança vers son +homme. + +Le forgeron ne bougea pas, mais ses lèvres se contractèrent avec +une expression farouche pendant que ses gros sourcils +s'abaissaient sur ses yeux perçants et gris. + +Il avait lâché les tenailles et les bras libres étaient ballants. + +-- Faites attention, mon maître, dit-il. Sans cela vous allez vous +faire poivrer. + +Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans +cette attitude une fermeté calme, qui firent deviner le danger au +jeune Lord. + +Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitôt ses +mains tombèrent, sa figure s'allongea. + +-- Pardieu! s'écria-t-il, c'est Jack Harrison. +-- Lui-même, mon maître. + +-- Ah! je croyais avoir affaire à quelque mangeur de lard du comté +d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour +où vous avez presque tué Baruch le noir, ce qui m'a coûté cent +bonnes livres. + +Quels hurlements poussait-on sur la voiture! + +-- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison +l'assommeur. Lord Frederick était sur le point de s'en prendre à +l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et +voyons ce qui arrivera. + +Mais le conducteur était déjà remonté sur son siège et riait plus +fort que tous ses camarades. + +-- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. +Sont-ce là vos fils? + +-- Celui-ci est mon neveu, maître. + +-- Voici une guinée pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie +privé de son oncle. + +Et ayant mis ainsi les rieurs de son côté par la façon gaie de +prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit à fond +de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, +tandis que Harrison, son fer non achevé à la main, rentrait chez +lui en sifflant. + +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE + + +Tel était donc le champion Harrison. + +Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non +seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce +qu'en avançant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez +que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva +un temps où son nom et sa réputation furent sur les lèvres de tout +le peuple anglais. + +Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son +caractère, tel qu'il était à cette époque, et particulièrement +vous raconter une aventure très singulière qui n'est pas de nature +à s'effacer jamais de notre mémoire à tous deux. + +On était bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, +car il avait l'air d'appartenir à une race, à une famille bien +différentes de la leur. + +Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas- +côtés de l'église le dimanche, tout d'abord l'homme aux épaules +carrées, aux formes trapues, puis la petite femme à la physionomie +et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits +accentués, aux boucles noires, dont le pas était si élastique et +si léger qu'il ne paraissait tenir à la terre que par un lien plus +mince que les villageois à la lourde allure dont il était entouré. + +Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais +pour peu qu'on se connût en hommes (et toutes les femmes au moins +s'y entendent) il était impossible de voir ses épaules parfaites, +ses hanches étroites, sa tête fière posée sur son cou, comme un +aigle sur son perchoir, sans éprouver cette joie tranquille que +nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de +satisfaction de soi que l'on ressent, en leur présence, comme si +l'on avait contribué à leur création. + +Mais nous avons l'habitude d'associer la beauté chez un homme avec +la mollesse. + +Je ne vois aucune raison à cette association d'idées; en tout cas, +la mollesse n'apparut jamais chez Jim. + +De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le +coeur et l'esprit rappelassent davantage la dureté du fer. + +En était-il un seul parmi nous qui fût capable d'aller de son pas +ou de le suivre, soit à la course, soit à la nage? + +Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait osé se +pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre +jusqu'à cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon +battait des ailes à ses oreilles, en de vains efforts, pour +l'écarter de son nid. + +Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'étaient pas encore +ossifiés, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de +Burgess Hill, qui s'était donné le surnom de _Coq des dunes du +sud_. + +Ce fut après cela que le champion Harrison entreprit de lui donner +des leçons régulières de boxe. + +-- J'aimerais autant que vous renonciez à la boxe, petit Jim, dit- +il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez à mordre, +ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir +tête à n'importe qui du pays du sud. + +Et il ne mit pas longtemps à tenir sa promesse. + +J'ai déjà dit que le petit Jim n'aimait guère ses livres, mais par +là j'entendais des livres d'école, car dès qu'il s'agissait de +romans de n'importe quel sujet qui touchait de près ou de loin aux +aventures, à la galanterie, il était impossible de l'en arracher, +avant qu'il eût fini. + +Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, +Friar's Oak et la forge n'étaient plus pour lui qu'un rêve et sa +vie se passait à parcourir l'Océan, à errer sur les vastes +continents, en compagnie des héros du romancier. + +Et il m'entraînait à partager ses enthousiasmes, si bien que je +fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoé_, quand il +décida que le petit bois de Clayton était une île déserte et que +nous y étions jetés pour une semaine. + +Mais lorsque je m'aperçus qu'il s'agissait de coucher en plein +air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir +de moutons des dunes, (de chèvres sauvages, ainsi qu'il les +dénommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait +par le frottement de deux bâtons, le coeur me manqua et je +retournai auprès de ma mère. + +Quant à Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade +semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et +plus sale que son héros, tel qu'on le voit dans les livres à +images. + +Heureusement, il n'avait parlé que de tenir une semaine, car s'il +s'était agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant +que son orgueil lui permît de retourner à la maison. + +L'orgueil! C'était là le fond de la nature de Jim. +À mes yeux, c'était un attribut mixte, moitié vertu, moitié vice. +Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, +un vice, en ce qu'il lui rend le relèvement difficile quand il est +une fois déchu. + +Jim était orgueilleux jusque dans la moelle des os. + +Vous vous rappelez la guinée que le jeune Lord lui avait jetée du +haut de son siège. Deux jours après, quelqu'un la ramassa dans la +boue au bord de la route. + +Jim seul avait vu à quel endroit elle était tombée et il n'avait +même pas daigné la montrer du doigt à un mendiant. + +Il ne s'abaissait pas davantage à donner une explication en +semblable circonstance. Il répondait à toutes les remontrances par +une moue des lèvres et un éclair dans ses yeux noirs. + +Même à l'école, il était tout pareil. Il se montrait si convaincu +de sa dignité, qu'il imposait aux autres sa conviction. + +Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit +était un angle qui avait le caractère droit, ou bien mettre Panama +en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songé à +lever sa canne contre lui qu'à la laisser tomber sur moi si +j'avais dit quelque chose de ce genre. + +C'était ainsi. Bien que Jim ne fût le fils de personne, et que je +fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il +avait montré de la condescendance en me prenant pour ami. + +Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure +à laquelle je ne puis songer sans un frisson. + +La chose arriva en août 1799, ou peut-être bien dans les premiers +jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le +coucou dans le bois de Patcham et que, d'après Jim, c'était sans +doute pour la dernière fois. + +C'était ma demi-journée de congé du samedi et nous la passâmes sur +les dunes, comme nous faisions souvent. + +Notre retraite favorite était au-delà de Wolstonbury, où nous +pouvions nous vautrer sur l'herbe élastique, moelleuse, des +calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en +causant avec les bergers appuyés sur leurs bizarres houlettes à la +forme antique de crochet, datant de l'époque où le Sussex avait +plus de fer que tous les autres comtés de l'Angleterre. + +C'était là que nous étions venus nous allonger dans cette superbe +soirée. + +S'il nous plaisait de nous rouler sur le côté gauche, nous avions +devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en +courbes verdâtres et montrant çà et là une fente blanche comme la +neige, indiquant une carrière de pierre à chaux. + +Si nous nous retournions de l'autre côté, notre vue s'étendait sur +la vaste surface bleue du Canal. + +Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour même. + +En tête, venait la troupe craintive des navires marchands. Les +frégates, pareilles à des chiens bien dressés, gardaient les +flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, +roulaient à l'arrière. + +Mon imagination planait sur les eaux, à la recherche de mon père, +quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a +l'aile brisée. + +-- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est +hantée! + +Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il +dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eût pas entendu +parler du promeneur de la Falaise royale? + +-- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy? + +-- Mais certainement, dis-je, non sans fierté. Je dois bien la +savoir puisque le père de ma mère, sir Charles Tregellis, était +l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait à cette partie de +cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le curé et ma mère en +causer la semaine dernière et tous les détails me sont présents à +l'esprit comme si j'avais été là quand le meurtre fut commis. + +-- C'est une histoire étrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais +quand j'ai interrogé ma tante à ce sujet, elle n'a pas voulu me +répondre. Quant à mon oncle, il m'a coupé la parole dès les +premiers mots. + +-- Il y a une bonne raison à cela. À ce que j'ai appris, Lord Avon +était le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il +ne tienne pas à parler de son malheur. + +-- Racontez-moi l'histoire, Roddy. + +-- C'est bien vieux à présent. L'histoire date de quatorze ans et +pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces +gens-là qui étaient venus de Londres passer quelques jours dans la +vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, était son jeune frère, +le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian +Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, était le troisième et Lord +Avon le quatrième. Ils aiment à jouer de l'argent aux cartes, ces +grands personnages, et ils jouèrent, jouèrent pendant deux jours +et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle +perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait à +gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s’en tint pas là, il +gagna à son frère aîné des papiers qui avaient une grande +importance pour celui-ci. Ils cessèrent de jouer à une heure très +avancée de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le +capitaine Barrington mort, la gorge coupée, à côté de son lit. + +-- Et ce fut Lord Avon qui fit cela? + +-- On trouva dans le foyer les débris de ses papiers brûlés. Sa +manchette était restée prise dans la main serrée convulsivement du +mort et son couteau près du cadavre. + +-- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas? + +-- On mit trop de lenteur à s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au +jour où il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la +fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagné +l'Amérique. + +-- Et le fantôme se promène. + +-- Il y a bien des gens qui l'ont vu. + +-- Pourquoi la maison est-elle restée inhabitée? + +-- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas +d'enfants et Sir Lothian Hume, le même qui était son partenaire au +jeu, est son neveu et son héritier. Mais il ne peut toucher à +rien, tant qu'il n'aura pas prouvé que Lord Avon est mort. +Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe +entre ses doigts. + +-- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous +irons voir le fantôme. + +Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser. + +-- Ma mère ne voudra pas me laisser aller. + +-- Esquivez-vous quand elle sera couchée. Je vous attendrai à la +forge. + +-- La Falaise royale est fermée. + +-- Je n'aurai pas de peine à ouvrir une des fenêtres. + +-- J'ai peur, Jim. + +-- Vous n'aurez pas peur si vous êtes avec moi, Roddy. Je vous +réponds qu'aucun fantôme ne vous fera de mal. + +Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout +le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir à +un jeune garçon dans tout le Sussex. + +C'était bien là une idée du petit Jim. + +C'était son orgueil qui l'entraînait à cette expédition. + +Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre +garçon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce +genre. +Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutôt +l'idée de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de +Ditchling que dans la maison hantée de la Falaise royale. +Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul. + +Aussi, comme je viens de le dire, je rôdai autour de la maison, la +figure si pâle, si défaite que ma mère me crut malade d'une +indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper +qu'une infusion de thé a la camomille. + +Toute l'Angleterre était allée se coucher, car bien peu de gens +pouvaient se payer le luxe de brûler une chandelle. + +Lorsque l'horloge eut sonné dix heures et que je regardai par ma +fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté à l'auberge. + +La fenêtre n'était qu'à quelques pieds du sol. Je me glissai donc +au dehors. + +Jim était au coin de la forge où il m'attendait. + +Nous traversâmes ensemble le pré de John, nous dépassâmes la ferme +de Ridden et nous ne rencontrâmes en route qu'un ou deux officiers +à cheval. + +Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se +montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte +que notre route était tantôt éclairée d'une lumière argentée et +tantôt enveloppée d'une telle obscurité que nous nous perdions +parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient. + +Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie, flanquée de deux +gros piliers, qui donnait sur la route. + +Jetant un regard à travers les barreaux, nous vîmes la longue +avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la +maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clair de la +lune. + +Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers à ce coup d'oeil, +ainsi qu'à la plainte du vent de nuit qui soupirait et gémissait +dans les branches. + +Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit. + +Nous avançâmes en faisant craquer le gravier sous nos pas. + +Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses +petites fenêtres qui scintillaient au clair de la lune et son +filet d'eau qui l'entourait de trois côtés. + +La porte en voûte se trouvait bien en face de nous et sur un des +côtés un volet pendait à un des gonds. + +-- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenêtres +qui est ouverte. + +-- Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés assez loin, Jim? fis- +je en claquant des dents. + +-- Je vous ferai la courte échelle pour entrer. + +-- Non, non, je ne veux pas entrer le premier. + +-- Alors ce sera moi. + +Il saisit fortement le rebord de la fenêtre et bientôt y posa le +genou. + +-- À présent, Roddy, tendez-moi les mains. + +Et d'une traction, il me hissa près de lui. + +Bientôt après, nous étions dans la maison hantée. + +Quel son creux se fit entendre au moment où nous sautâmes sur les +planches du parquet. + +Il y eut un bruit soudain, suivi d'un écho si prolongé que nous +restâmes un instant silencieux. + +Puis Jim éclata de rire: + +-- Quel vieux tambour que cet endroit, s'écria-t-il. Allumons une +lumière, Roddy, et regardons où nous sommes. + +Il avait apporté dans sa poche une chandelle et un briquet. + +Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nos têtes une voûte en +arc. + +Tout autour de nous, de grandes étagères en bois supportaient des +plats couverts de poussière. + +C'était l'office. + +-- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai. + +Puis poussant la porte, il me précéda dans le vestibule. +Je me rappelle les hautes murailles lambrissées de chêne, garnies +de têtes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique +buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de +pièces s'ouvraient sur ce vestibule. + +Nous allâmes de l'une à l'autre. + +Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle à manger, +toutes étaient pleines de cette atmosphère étouffante de poussière +et de moisissure. + +-- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle où ils +ont joué aux cartes, sur cette même table. + +-- Mais oui, et voici les cartes, s'écria-t-il en rejetant de côté +une pièce d'étoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de +la table. + +Et en effet, il y avait une pile de cartes à jouer. Au moins une +quarantaine de paquets à ce que je crois, qui étaient restés là +depuis la partie qui avait eu un dénouement tragique, avant que je +fusse né. + +-- Je me demande où va cet escalier, dit Jim. + +-- N'y montez pas, Jim, m'écriai-je en le saisissant par le bras. +Il doit conduire à la chambre du meurtre. + +-- Comment le savez-vous? + +-- Le curé disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez +le voir même à présent. + +Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du +plafond une grande tache de couleur foncée. + +-- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y +aller voir. + +-- Ne le faites pas, Jim, m'écriai-je. + +-- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. +Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine +d'aller à la chasse au fantôme... à moins que... Grands Dieux! Il +y a quelqu'un qui descend l'escalier. + +Je l'entendais, moi aussi, ce pas traînant qui partait de la +chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les +marches, puis un autre pas, un autre craquement. + +Je vis la figure de Jim. On eût dit qu'elle était sculptée dans +l'ivoire. Il avait les lèvres entr'ouvertes, les yeux fixes et +dirigés sur le rectangle noir que formait l'entrée de l'escalier. + +Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agités de +secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond. + +Quant à moi, mes genoux se dérobèrent et je me trouvai accroupi +derrière Jim. Un cri s'était glacé dans ma gorge. + +Et le pas continuait à se faire entendre de marche en marche. + +Alors, osant à peine regarder de ce côté et pourtant ne pouvant en +détourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement +dans le coin où s'ouvrait l'escalier. + +Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les +battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de +nouveau, le fantôme avait disparu et la lente succession des +cracs, crac, recommença sur les marches de l'escalier. + +Jim s'élança après lui et me laissa seul à demi évanoui, sous le +clair de lune. + +Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute après, il revenait, +passait sa main sous mon bras et tantôt me portant, tantôt me +traînant, il me fit sortir de la maison. + +Ce fut seulement lorsque nous fûmes en plein air dans la fraîcheur +de la nuit qu'il ouvrit la bouche. + +-- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy? + +-- Oui, mais je suis tout tremblant. + +-- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous +demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entraînant +dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de +cette sorte... mais à présent je suis convaincu. + +-- Est-ce que cela pouvait être un homme, Jim? demandai-je +reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des +chiens dans les fermes. + +-- C'était un esprit, Roddy. + +-- Comment le savez-vous? + +-- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaître dans la +muraille aussi aisément qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy, +qu'avez-vous donc encore? + +Toutes mes terreurs m'étaient revenues; tous mes nerfs vibraient +d'épouvante. + +-- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je. + +J'avais les yeux dirigés fixement vers l'avenue. + +Le regard de Jim suivit leur direction. + +Sous l'ombre épaisse des chênes, quelqu'un s'avançait de notre +côté. + +-- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, +advienne que pourra, je vais le prendre au corps. + +Nous nous accroupîmes et restâmes aussi immobiles que les arbres +voisins. + +Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande +silhouette se dressa devant nous dans l'obscurité. + +Jim s'élança sur elle, comme un tigre. + +-- Vous, en tout cas, vous n’êtes pas un esprit, cria-t-il. + +L'individu jeta un cri de surprise, bientôt suivi d'un grondement +de rage. + +-- Qui diable?... hurla-t-il. +Puis il ajouta: + +-- Je vous tords le cou si vous ne me lâchez pas. + +La menace n'aurait peut-être pas décidé Jim à desserrer son +étreinte, mais le son de la voix produisit cet effet. + +-- Eh quoi! vous, mon oncle? s'écria-t-il. + +-- Eh! mais, je veux être béni, si ce n'est pas le petit Jim! Et +celui-là, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, +aussi vrai que je suis un pêcheur en vie. Que diable faites-vous +tous deux à la Falaise royale à cette heure de la nuit? + +Nous avions gagné ensemble le clair de la lune. + +C'était bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le +bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur +n'était resté encore convulsé par la crainte. + +-- Nous faisions des explorations, dit Jim. + +-- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guère +capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car +je n'ai jamais vu des figures aussi semblables à des navets pelés. +Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur? + +-- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les +esprits sont une chose nouvelle pour moi et... + +-- Les esprits? + +-- Je suis entré dans la Falaise royale et nous avons vu le +fantôme. + +Le champion se mit à siffler. + +-- Ah! voilà de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que +vous lui avez parlé? + +-- Il a disparu avant que je le prisse. + +Le champion se remit à siffler. + +-- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, là- +haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille +de ne pas vous mêler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce +monde-ci, petit Jim, sans se détourner de sa route pour se créer +des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr +Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figure toute blanche, +elle ne le laisserait plus revenir à la forge. Marchez tout +doucement... Je vous reconduirai à Friar's Oak. + +Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous +rejoignit et je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il n'avait plus +son paquet sous le bras. Nous étions tout près de la forge, quand +Jim lui fit la question qui s'était déjà présentée à mon esprit. + +-- Qu'est-ce qui vous a amené à la Falaise royale, mon oncle? + +-- Eh! quand on avance en âge, dit le champion, il se présente +bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idée. Quand vous +serez arrivés, vous aussi, à la quarantaine, vous reconnaîtrez +peut-être la vérité de ce que je vous dis. + +Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui, mais malgré ma +jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait +sur la côte, des ballots qu'on transportait la nuit dans des +endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quand +j'entendais parler d'une capture faite par les garde-côtes, je +n'étais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la +porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion. + + +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS + + +Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous +y menions. + +Maintenant que ma mémoire me reporte à mon séjour d'autrefois, +elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de +l'écheveau du passé, en entraîne une demi-douzaine d'autres, avec +lesquels il s'était emmêlé. + +J'hésitais entre deux partis quand j'ai commencé, en me demandant +si j'avais en moi assez d'étoffe pour écrire un livre, et +maintenant voilà que je crois pouvoir en faire un, rien que sur +Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance. + +Certains d'entre eux étaient rudes et balourds, je n'en doute pas: +et pourtant, vus à travers le brouillard du temps, ils +apparaissent tendres et aimables. + +C'était notre bon curé Mr Jefferson qui aimait l'univers entier à +l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et +c'était l'excellent Mr Slack qui était un père pour tout le monde, +à l'exception de Mr Jefferson, le curé de Friar's Oak. + +C'était Mr Rudin, le réfugié royaliste français qui demeurait plus +haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle +d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous +avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions +battu les Français, de sorte qu'après la bataille du Nil, il passa +tout un jour dehors, pour donner libre cours à son plaisir, et +tout un autre jour dedans, pour exhaler tout à son aise sa furie, +tantôt battant des mains, tantôt trépignant. + +Je me rappelle très bien sa personne grêle et droite, la façon +délibérée dont il faisait tournoyer sa petite canne. + +Ni le froid ni la faim n'étaient de force à l'abattre, et pourtant +nous savions qu'il avait lié connaissance avec l'une et l'autre. +Mais il était si fier, si grandiloquent dans ses discours, que +personne n'eut osé lui offrir ni un repas, ni un manteau. + +Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur +chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait +présent de quelques côtes de boeuf. + +Il ne pouvait faire autrement que d'accepter. + +Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'épaule un +coup d'oeil au boucher, il disait: + +-- Monsieur, j'ai un chien. + +Ce qui n'empêchait pas que pendant la semaine suivante, c'était Mr +Rudin et non son chien qui paraissait s'être arrondi. + +Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier. + +N'était-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en +ce temps-là, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres +de _Foxiste_ et presque tout le monde de traître. + +Assurément, je trouvais à ce moment-là fort condamnable de prendre +un air bougon, à chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand +on le brûla en effigie sous la forme d'un mannequin de paille +devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fûmes de la +fête. + +Mais nous dûmes reconnaître qu'il fit bonne figure quand il marcha +à nous en habit brun, en souliers à boucles, la colère empourprant +son austère figure de maître d'école. + +Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fûmes empressés à +nous esquiver sans bruit! + +-- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils +qui avez prêché la paix pendant près de deux mille ans et avez +passé tout ce temps à massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on +dépense à faire périr des Français était employé à sauver des +existences anglaises, vous auriez alors le droit de brûler des +chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pour venir ici insulter +un homme qui observe la loi? + +-- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, +fils du squire tory. + +-- Vous, fainéant, qui n'êtes bon qu'à jouer aux courses, à faire +battre des coqs? Avez-vous la prétention de parler au nom du +peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant, +silencieux, vous n'en êtes que l'écume, la pauvre et sotte mousse +qui flotte à sa surface. + +Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais en reportant nos +regards en arrière, je me demande si nous n'avions pas nous-mêmes +grand tort. + +Et puis c'étaient les contrebandiers. + +Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce +régulier était devenu impossible entre la France et l'Angleterre, +tout le négoce était contrebande. + +Une nuit, j'allai sur le pré de Saint-John et, m'étant caché dans +l'herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moins soixante-dix +mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils défilaient +devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau. + +Pas un de ces animaux qui ne portât ses deux quartauts +d'authentique cognac français, ou son ballot de soie de Lyon ou de +dentelle de Valenciennes. + +Je connaissais leur chef, Dan Scales. + +Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monté, et je me +rappelle leur rencontre de nuit. + +-- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. + +-- Oui, Tom. Il va falloir se battre. + +Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla la cervelle de Dan. + +-- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je +savais Dan trop fort pour moi, car nous nous étions déjà mesurés +avant. + +Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pour composer l'épitaphe +en vers qu'on plaça sur la pierre tombale, épitaphe que nous +trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et qui commençait ainsi: + +_Hélas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_ +_Qui traversa la tête du jeune homme._ +_Il tomba aussitôt, il rendit l'âme._ +_Et la mort ferma ses yeux languissants!_ +Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut +encore les lire dans le cimetière de Patcham. + +Un jour, un peu après l'époque de notre aventure à la Falaise +royale, j'étais assis dans le cottage, occupé à examiner les +curiosités que mon père avait fixées aux murs, et je souhaitais en +paresseux que j'étais que Mr Lilly fût mort avant d'écrire sa +grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à la fenêtre, +son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise. + +-- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun! + +Il était si rare d'entendre ma mère exprimer une opinion +défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fût sur +Bonaparte) qu'en un bond je traversai la pièce et fus à la +fenêtre. + +Une chaise, attelée d'un poney, descendait lentement la rue du +village et, dans la chaise, était assise la personne la plus +singulièrement faite que j'eusse jamais vue. + +Elle était de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si +foncé que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de +pourpre. + +Elle était coiffée d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui +se balançait. + +De dessous les bords, deux yeux noirs effrontés regardaient au +dehors avec une expression de colère et de défi, comme pour dire +aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se +souciaient d'elle. + +Son costume consistait en une sorte de pelisse écarlate, garnie au +cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les rênes, pendant +que le poney errait d'un bord à l'autre de la route au gré de son +caprice. + +À chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du +grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantôt la coiffe et +tantôt le bord. + +-- Quel terrible spectacle! s'écria ma mère. + +-- Qu'est-ce qui vous choque chez elle? + +-- Que le ciel me pardonne si je la juge témérairement, Rodney, +mais je crois que cette femme est ivre. + +-- Tiens! fis-je. Elle a arrêté sa chaise là-haut, à la forge. Je +vais vous chercher des nouvelles. + +Et saisissant ma casquette, je m'esquivai. + +Le champion Harrison venait de ferrer un cheval à la porte de la +forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de +l’animal sous le bras, sa râpe à la main, et agenouillé parmi les +rognures blanches. + +De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un +air d'étonnement comique. + +Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, se tint debout près de la +roue et hocha la tête en lui parlant. + +De mon côté, je me faufilai dans la forge où le petit Jim achevait +le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et +l'habileté qu'il mettait à tourner les crampons. + +Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en +train de causer avec son oncle. + +-- Est-ce lui? demanda-t-elle de façon que je l'entendis. + +Le champion Harrison affirma d'un signe de tête. + +Elle regarda Jim. + +Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, +aussi noirs, aussi remarquables. + +Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en dépit de sa +face bouffie de sang, cette femme-là avait été jadis très belle. + +Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si +elle avait joué de la harpe, et elle toucha Jim à l'épaule. + +-- J'espère... j'espère que vous allez bien... balbutia-t-elle. + +-- Très bien, madame, dit Jim en promenant ses regards étonnés +d'elle à son oncle. + +-- Et vous êtes heureux aussi? + +-- Oui, madame, je vous remercie. + +-- Et vous n'aspirez à rien de plus? + +-- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut. + +-- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix sévère. Soufflez la +forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. +Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose à dire, +car elle marqua quelque dépit de ce qu'on le renvoyait. + +Ses yeux étincelèrent, sa tête s'agita, pendant que le forgeron, +tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour +l'apaiser. + +Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voix et elle parut enfin +satisfaite. + +-- À demain alors, cria-t-elle tout haut. + +-- À demain, répondit-il. + +-- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle +en cinglant le dos du poney. + +Le forgeron resta immobile, la râpe à la main, en la suivant des +yeux jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la +route blanche. + +Alors, il fît demi-tour. + +Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave. + +-- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux +Érables, au-delà du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un +caprice pour vous, Jim, et peut-être pourra-t-elle vous être +utile. Je lui ai promis que vous irez par-là et que vous la verrez +demain. + +-- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas à +lui rendre visite. + +-- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne +pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mène +une existence bien solitaire. + +-- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte? + +-- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y +tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le +jeune maître Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne +dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir améliorer son +sort, en agissant ainsi. + +-- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, +dit Jim. + +-- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maître Rodney? + +Je finis par donner mon consentement et je revins à la maison +rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, qui était enchantée de +toute occasion de commérages. + +Elle hocha la tête, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne +dit pas non et la chose fut entendue. + +C'était une course de quatre bons milles, mais quand vous étiez +arrivés, il vous était impossible de souhaiter une plus jolie +maisonnette. + +Partout du chèvrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en +bois et des fenêtres à grillages. + +Une femme à l'air commun nous ouvrit la porte: + +-- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. +-- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. + +-- Je n'y peux rien, s'écria la femme d'un ton rude, je vous +répète qu'elle ne peut vous voir. + +Nous restâmes indécis un instant. + +-- Peut-être pourriez-vous l'informer que je suis là, dit enfin +Jim. + +-- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, à elle qui +n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré à ses +oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez. + +Tout en parlant, elle ouvrit une porte. + +À l'autre bout de la pièce gisait, écroulée sur un fauteuil, une +informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs épars dans +tous les sens. + +Pour moi, j'étais si jeune que je ne savais si cela était plaisant +ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il +prenait la chose, il avait la figure toute pâle, l'air écoeuré. + +-- Vous n'en parlerez à personne, Roddy, dit-il. + +-- Non, excepté à ma mère. + +-- Je n'en dirai pas un mot, même à mon oncle. Je prétendrai +qu'elle était malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous +l'ayons vue dans cet état de dégradation, sans en faire un objet +de propos dans le village. Cela me pèse lourdement sur le coeur. + +-- Elle était comme cela hier, Jim. +-- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarqué. Mais je sais qu'elle a +de la bonté dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela +pendant qu'elle me regardait. Peut-être est-ce le manque d'amis +qui l'a réduite à cet état! + +Son entrain en fut éteint pendant plusieurs jours et alors que +l'impression faite en moi s'était dissipée, ses manières la firent +renaître. + +Mais ce ne devait pas être la dernière fois que la dame à la +pelisse rouge reviendrait à notre souvenir. + +Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je +consentirais à retourner chez elle avec lui. + +-- Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec +moi et je serai plus à mon aise, si vous m'accompagnez, Rod. + +Pour moi, toute occasion de sortir était bienvenue, mais à mesure +que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que +Jim se mettait l'esprit en peine à se demander si quelque chose +n'irait pas encore de travers. + +Toutefois, les craintes s'apaisèrent bientôt, car nous avions à +peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le +seuil du cottage et accourut à notre rencontre par l'allée. + +Elle faisait une figure si étrange, avec sa face enflammée et +souriante, enveloppée d'une sorte de mouchoir rouge, que si +j'avais été seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes à mon +cou. + +Jim, lui-même, s'arrêta un instant, comme s'il n'était pas très +sûr de lui, mais elle nous mis bientôt à l'aise par la cordialité +de ses façons. + +-- Vous êtes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme +solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le +dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vous avez +été, vous-mêmes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la +pensée de votre venue m'avait excitée et la moindre émotion me +jette dans une fièvre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez +voir vous-mêmes ce qu'ils font de moi. + +Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitées de secousses. + +Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas +dans l'allée. + +-- Il faut que vous vous fassiez connaître de moi et que je vous +connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de très vieux amis +pour moi, et bien que vous l'ayez oublié, je vous ai tenu dans mes +bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, +ajouta t-elle en s'adressant à moi, comment appelez-vous votre +ami? + +-- Le petit Jim, madame. + +-- Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, je vous appellerai +aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos +privilèges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et +nous prendrons ensemble une tasse de thé. + +Elle nous précéda dans une chambre fort coquette, la même où nous +l'avions aperçue lors de notre première visite. + +Au milieu de la pièce était une table couverte d'une nappe +blanche, de brillants cristaux, de porcelaines éblouissantes. + +Des pommes aux joues rouges étaient empilées sur un plat qui +occupait le centre. + +Une grande assiette, chargée de petits pains fumants, fut aussitôt +apportée par la domestique à la figure revêche. Je vous laisse à +penser si nous fîmes honneur à toutes ces excellentes choses. + +Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos +tasses et de remplir nos assiettes. + +Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut +dans une armoire qui se trouvait au bout de la pièce et chaque +fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un +léger tintement de verre contre verre. + +-- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table +eut été desservie, qu'est-ce que vous avez à regarder, comme cela, +tout autour de vous? + +-- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs. + +-- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie? + +-- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu +en face de moi. + +Il représentait une jeune fille grande et mince, aux joues très +rosées, aux yeux très tendres, à la toilette si coquette que je +n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains +un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches +du parquet où elle était debout. + +-- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez- +vous, nous allons lire ce qui est écrit au bas. + +Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: «Miss Hinton, dans son +rôle de Peggy dans la _Mariée de Campagne_, joué à son bénéfice au +théâtre de Haymarket le 14 septembre 1782.» + +-- C'est une actrice? dis-je. + +-- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit- +elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a +pas longtemps -- c'était tout juste l'autre jour -- le duc de +Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, +a épousé mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. +Et cette personne-ci, qui est-elle, à votre avis? + +Elle se plaça au-dessous du portrait, les bras croisés sur sa +vaste poitrine, nous regardant tour à tour de ses gros yeux noirs. + +-- Eh bien! où avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'était moi qui +étais miss Polly Hinton du théâtre de Haymarket et peut-être +n'avez-vous jamais entendu ce nom? + +Nous fûmes obligés d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions. + +Et ce seul mot d'actrice avait excité en nous une sensation de +vague horreur, bien naturelle chez des garçons élevés à la +campagne. + +Pour nous, les acteurs formaient une classe à part, qu'il fallait +désigner par allusions sans la nommer, et la colère du Tout- +Puissant était suspendue sur leur tête comme un nuage chargé de +foudre. + +Et en vérité ce jugement semblait avoir reçu son exécution devant +nous, quand nous considérions cette femme et ce qu'elle avait été. + +-- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a été blessée, +vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur +votre figure ce qu'on vous aura appris à penser de moi. Tel est +donc le résultat de l'éducation que vous avez reçue, Jim: mal +penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous +fussiez au théâtre ce soir-là, avec le prince Florizel et quatre +ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de +Londres se levant dans le parterre à mon entrée en scène. Si Lord +Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas +venue à bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York +Street à Westminster. Et voilà que deux petits paysans s'apprêtent +à méjuger! + +L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait +pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni même à laisser +entendre qu'il fût si en retard que cela sur les grands +personnages de Londres. + +-- Je n'ai jamais mis les pieds dans un théâtre, dit-il, et je ne +sais rien sur ces gens-là. + +-- Ni moi non plus. + +-- Hé! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas +ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes +garçons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en +reine des Péruviens, exhortant ses compatriotes à se soulever +contre les Espagnols, leurs oppresseurs. +Et à l'instant même, cette femme grossièrement tournée et +boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, la plus +hautaine que vous ayez jamais pu rêver. + +Elle s'adressa à nous dans un langage si ardent, avec des yeux si +pleins d'éclairs, des gestes si impérieux de sa main blanche +qu'elle nous tint fascinés, immobiles sur nos chaises. + +Sa voix, au début, était tendre, douce et persuasive, mais elle +prit de l'ampleur, du volume, à mesure qu'elle parlait +d'injustice, d'indépendance, de la joie qu'il y avait à mourir +pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs +frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir du cottage et à +donner tout de suite ma vie pour mon pays. + +Alors, un changement se produisit en elle. + +C'était maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils +unique et se lamentait sur cette perte. + +Sa voix était pleine de larmes. Son langage était si simple, si +vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit +gisant devant nous sur le tapis et que nous étions sur le point de +joindre nos paroles de pitié et de souffrances aux siennes. + +Et alors, avant même que nos joues fussent sèches, elle redevint +ce qu'elle avait été. + +-- Eh bien! s'écria-t-elle, que dites-vous de cela? Voilà comment +j'étais au temps où Sally Siddons verdissait de jalousie au seul +nom de Polly Hinton. C'est dans une belle pièce, dans _Pizarro_. + +-- Et qui l'a écrite? + +-- Qui l'a écrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait +été écrite par celui-ci ou celui-là? Mais il y a là quelques +tirades pour celui qui connaît la façon de les débiter. + +-- Et vous ne jouez plus, madame? + +-- Non, Jim, j'ai quitté les planches, quand... quand j'en ai eu +assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il +n'y a pas d'odeur comparable à celle des lampes à huile de la +rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtes triste, Jim. + +-- C'est que je pensais à cette pauvre femme et à son enfant. + +-- Tut! N'y songez plus. J'aurai tôt fait de l'effacer de votre +esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de +saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mère parle et que c'est +cette effrontée petite dinde qui lui riposte. + +Et elle se mit à jouer une pièce à deux personnages, alternant si +exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous +figurions avoir réellement deux êtres distincts devant nous, la +mère, vieille dame austère, qui tenait la main en cornet +acoustique et sa fille évaporée toujours en l'air. + +Sa vaste personne se remuait avec une agilité surprenante. + +Elle agitait la tête et faisait la moue en lançant ses répliques à +la vieille personne courbée qui les recevait. + +Jim et moi, nous ne pensions guère à nos pleurs et nous nous +tenions les côtes de rire, avant qu'elle eût fini. + +-- Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos éclats de +rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar's Oak avec des +mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pas revenir. + +Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un +verre qu'elle posa sur la table. + +-- Vous êtes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais +cela me dessèche la bouche de parler... + +Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de +sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant: + +-- N'y touchez pas. + +Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs +prenant une expression plus douce sous le regard de Jim: + +-- Est-ce que je n'en goûterai pas un peu? + +-- Je vous prie, n'y touchez pas. + +D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et +la leva de telle sorte qu'il me vint l'idée qu'elle allait la +vider d'un trait. Mais elle la lança au dehors par la fenêtre +ouverte et nous entendîmes le bruit que fit la bouteille en se +cassant sur l'allée. + +-- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voilà longtemps que +personne ne s'inquiète si je bois ou non. + +-- Vous êtes trop bonne, trop généreuse pour boire, dit-il. + +-- Très bien! s'écria-t-elle, je suis enchantée que vous ayez +cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, +que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une +promesse, si vous m'en faites une de votre côté. + +-- De quoi s'agit-il, Miss? + +-- Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim, si vous me +promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il +fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il +neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment +il y a des moments où je me trouve bien seule. + +La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma très fidèlement, +car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon à +la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, il se rappelait que +c'était le jour réservé et se mettait en route pour Anstey-Cross. + +Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement +difficile à tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si +la chose avait marché de travers. + +Mais au bout d'un certain temps, la victoire était gagnée. L'on +finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez +longtemps, et dans l'année qui précéda le retour de mon père, Miss +Hinton était devenue une toute autre femme. + +Ce n'étaient pas seulement ses habitudes qui étaient changées, +elle avait changé elle-même, elle n'était plus la personne que +j'ai décrite. + +Au bout de douze mois, c'était une dame d'aussi belle apparence +qu'on pût en voir dans le pays. + +Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de +sa vie, mais j'étais le seul à qui il en parlât. + +Il éprouvait à son égard cette affection que l'on ressent envers +les gens à qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de +son côté, car, en l'entretenant, en lui décrivant ce qu'elle avait +vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le +prépara à l'existence plus large qui l'attendait. + +Telles étaient leurs relations à l'époque où la paix fut conclue +et où mon père revint de la mer. + + +IV -- LA PAIX D’AMIENS + + +Bien des femmes se mirent à genoux, bien des âmes de femme +s'exhalèrent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, à +la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la +conclusion des préliminaires de la paix. + +Toute l'Angleterre témoigna sa joie le jour par des pavoisements, +la nuit par des illuminations. + +Même dans notre hameau de Friar's Oak, nous déployâmes avec +enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle à chacune de +nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d'un Grand G.R. +(_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de +l'auberge. + +On était las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu +affaire à l'Espagne, à la France, à la Hollande, tour à tour ou +réunis. + +Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-là, c'était que +notre petite armée n'était pas de taille à lutter sur terre avec +les Français, mais que notre forte marine était plus que +suffisante pour les vaincre sur mer. + +Nous avions acquis un peu de considération, dont nous avions grand +besoin après la guerre avec l'Amérique, et, en outre, quelques +colonies qui furent les bienvenues pour le même motif, mais notre +dette avait continué à s'enfler, nos consolidés à baisser et Pitt +lui-même ne savait où donner de la tête. + +Toutefois, si nous avions su que la paix était impossible entre +Napoléon et nous, que celle-ci n'était qu'un entracte entre le +premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensément +en allant jusqu'au bout sans interruption. + +Quoi qu'il en soit, les Français virent rentrer vingt mille bons +marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnèrent une +belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de +débarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons. + +Mon père, tel que je me le rappelle, était un petit homme plein +d'endurance et de vigueur, pas très large, mais quand même bien +solide et bien charpenté. + +Il avait la figure si hâlée qu'elle avait une teinte tirant sur le +rouge des pots de fleurs, et en dépit de son âge (car il ne +dépassait pas quarante ans, à l'époque dont je parle) elle était +toute sillonnée de rides, plus profondes pour peu qu'il fût ému, +de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, +puis un air vieillot. + +Il y avait surtout autour de ses yeux un réseau de rides fines, +toutes naturelles chez un homme qui avait passé sa vie à les tenir +demi-clos, pour résister à la fureur du vent et du mauvais temps. + +Ces yeux-là étaient peut-être ce qu'il y avait de plus remarquable +dans sa physionomie. Ils avaient une très belle couleur bleu clair +qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de +rouille. + +La nature avait du lui donner un teint très blanc, car quand il +rejetait en arrière sa casquette, le haut de son front était aussi +blanc que le mien, et sa chevelure coupée très ras avait la +couleur du tan. + +Ainsi qu'il le disait avec fierté, il avait servi sur le dernier +de nos vaisseaux qui fut chassé de la Méditerranée en 1797 et sur +le premier qui y fut rentré en 1798. + +Il était sous les ordres de Miller, comme troisième lieutenant du +_Thésée_, lorsque notre flotte, pareille à une meute d’ardents +_foxhounds_ lancés sous bois, volait de la Sicile à la Syrie, puis +de là revenait à Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste +perdue. + +Il avait servi avec ce même brave marin sur le Nil, où les hommes +qu'il commandait ne cessèrent d'écouvillonner, de charger et +d'allumer jusqu'à ce que le dernier pavillon tricolore fût tombé. +Alors ils levèrent l'ancre maîtresse et tombèrent endormis, les +uns sur les autres, sous les barres du cabestan. + +Puis, devenu second lieutenant, il passa à bord d'un de ces +farouches trois-ponts à la coque noircie par la poudre, aux oeils- +de-pont barbouillés d'écarlate, mais dont les câbles de réserve, +passés par-dessous la quille et réunis par-dessus les bastingages, +servaient à maintenir les membrures et qui étaient employés à +porter les nouvelles dans la baie de Naples. + +De là, pour récompenser ses services, on le fit passer comme +premier lieutenant sur la frégate l’_Aurore_ qui était chargée de +couper les vivres à la ville de Gênes et il y resta jusqu'à la +paix qui ne fut conclue que longtemps après. + +Comme j'ai bien gardé le souvenir de son retour à la maison! + +Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois +plus distinctement que les incidents de la semaine dernière, car +la mémoire du vieillard est comme des lunettes, où l'on voit +nettement les objets éloignés et confusément ceux qui sont tout +près. + +Ma mère avait été prise de tremblements dès qu'arriva à nos +oreilles le bruit des préliminaires, car elle savait qu'il pouvait +venir aussi vite que sa lettre. + +Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses +continuelles exhortations à me tenir bien propre, bien mis. Et au +moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, +et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire. + +Elle avait brodé un «Soyez le bienvenu» en lettres blanches sur +fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait à le +suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la +porte du cottage. + +Il n'était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail +était achevé. Tous les matins, elle allait voir s'il était monté +et prêt à être accroché. + +Mais il s'écoula un délai pénible avant la ratification de la paix +et ce ne fut qu'en avril de l'année suivante qu'arriva le grand +jour. + +Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de +printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et +avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière +notre cottage. + +Le soleil s'était montré dans l'après-midi. + +J'étais descendu avec ma ligne à pêche, car j'avais promis à Jim +de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup, +j'aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux +fumants. + +La portière était ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mère +et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux +bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans +l'intérieur. + +Alors je courus à la recherche de la devise. Je l'épinglai sur les +massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini, +je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la +même position. + +-- Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à +terre. Roddy, mon chéri, voici votre père. + +Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient. + +-- Ah! Roddy, mon garçon, vous n'étiez qu'un enfant quand nous +échangeâmes le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous +aurons à vous traiter tout différemment désormais. Je suis très +content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garçon, et +quant à vous, ma chérie... + +Et les bras vêtus de bleu sortirent une seconde fois pendant que +le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte. + +-- Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mère en rougissant. +Descendez donc et entrez avec nous. + +Alors et soudain, nous fîmes tous deux la remarque que pendant +tout ce temps-là, il n'avait remué que les bras et que l'une de +ses jambes était restée posée sur le siège en face la chaise. + +-- Oh! Anson! Anson! s'écria-t-elle. + +-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le +soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a cassé dans la +baie, mais le chirurgien l'a repêché, mis entre des éclisses, il +est resté tout de même un peu de travers. Ah! quel coeur tendre +elle a! Dieu me bénisse, elle est passée du rouge à la pâleur! +Vous pouvez bien voir par vous-même que ce n'est rien. + +Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et +s'aidant d'une canne, il parcourut l'allée, passa sous la devise +qui ornait les lauriers et de là franchit le seuil de sa demeure +pour la première fois depuis cinq ans. + +Lorsque le postillon et moi nous eûmes transporté à l'intérieur le +coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le +retrouvai assis dans son fauteuil près de la fenêtre, vêtu de son +vieil habit bleu, déteint par les intempéries. + +Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait +la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma +taille et m'attira près de son siège. + +-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me +refaire jusqu'à ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de +moi, dit-il. + +Il y avait une caronade qui roulait à la dérive sur le pont alors +qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant +qu'on eût pu l'amarrer, elle m'avait serré contre le mât. + +-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, +voilà toutes mes vieilles curiosités, les mêmes qu'autrefois, la +corne de narval de l'océan Arctique, et le poisson-soufflet des +Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ça ira_ +poursuivi par Lord Hotham. Et vous voilà aussi, Mary et vous +Roddy, et bonne chance à la caronade à qui je dois d'être revenu +dans un port aussi confortable, sans avoir à craindre un ordre +d'embarquement. + +Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipe et son tabac, de +telle sorte qu'il pût l'allumer facilement, et rester assis, +portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi, et +recommençant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous +voir. + +Si jeune que je fusse, je compris que c'était le moment auquel il +avait rêvé pendant bien des heures de garde solitaire et que +l'espérance de goûter pareille joie l'avait soutenu dans bien des +instants pénibles. + +Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre. + +Il restait ainsi immobile, l'âme trop pleine pour pouvoir parler, +pendant que l'ombre se faisait peu à peu dans la petite chambre et +que l'on voyait de la lumière apparaître aux fenêtres de l'auberge +à travers l'obscurité. + +Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes, elle se mit soudain à +genoux et lui aussi, mettant de son côté un genou en terre, ils +s'unirent en une commune prière pour remercier Dieu de ses +nombreuses faveurs. + +Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils étaient en ce temps- +là, c'est ce moment de leur vie qui se présente avec le plus de +clarté à mon esprit, c'est la douce figure de ma mère toute +brillante de larmes, avec ses veux bleus dirigés vers le plafond +noirci de fumée. + +Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa prière, mon père +balançait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en +ayant une larme aux yeux. + +-- Roddy, mon garçon, dit-il après le souper, voilà que vous +commencez à devenir un homme, maintenant. J'espère que vous allez +vous mettre à la mer, comme l'ont fait tous les vôtres. Vous êtes +assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture. + +-- Et me laisser sans enfant comme j'ai été sans époux? + +-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus à +supprimer des emplois qu'à remplir ceux qui sont vacants, +maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'à +présent, à quoi vous a servi votre séjour à l'école, Roddy. Vous y +avez passé beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois +néanmoins en mesure de vous mettre à l'épreuve. Avez-vous appris +l'Histoire? + +-- Oui, père, dis-je avec quelque confiance. + +-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne à la bataille +de Camperdown? + +Il hocha la tête d'un air grave, en s'apercevant que j'étais hors +d'état de lui répondre. + +-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis +les pieds à l'école et qui vous diront que nous avions sept +vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur +le mur une gravure qui représente la poursuite du _Ça ira_. Quels +sont les navires qui l'ont pris à l'abordage? + +Je fus encore obligé de m'avouer battu. + +-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques leçons +d'Histoire, s'écria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma +mère. Avez-vous appris la géographie? + +-- Oui, père, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant. + +-- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon à Algésiras? + +Je ne pus que secouer la tête. + +-- Et si vous aviez Wissant à trois lieues à tribord, quel serait +votre port d'Angleterre le plus rapproché? + +Je dus encore m'avouer battu. + +-- Ah! je trouve que votre géographie ne vaut guère mieux que +votre Histoire, dit-il. À ce compte-là, vous n'obtiendrez jamais +votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous +allons voir si vous êtes capable de faire le total de sa part de +prise. + +Tout en parlant, il jeta du côté de ma mère un regard malicieux. +Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui. + +-- Vous ne m'avez jamais questionné à ce sujet, Mary? dit-il. + +-- La Méditerranée n'est point une station qui ait de l’importance +à ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique +est l'endroit où l'on gagne les parts de prise et la Méditerranée +celle où l'on gagne de l'honneur. + +-- Dans ma dernière croisière, j'ai eu ma part de l'un et de +l'autre, grâce à mon passage d'un navire de guerre sur une +frégate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me +reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arrêt. +Pendant que nous tenions Masséna bloqué dans Gênes, nous avons +capturé environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, chargés +de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux +pour avoir part au gâteau, mais ce seront les tribunaux de prise +qui régleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, +environ quatre livres par unité. Que me rapporteront les soixante- +dix prises? + +-- Deux cent quatre-vingt livres, répondis-je. + +-- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'écria ma mère en battant +des mains. + +-- Encore une épreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon +côté. Il y avait la frégate _Xébec_ au large de Barcelone, ayant à +bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux +cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il +de cela? + +-- Cent livres. + +-- Ah! le comptable lui-même n'aurait pas fait plus vite le +calcul, s'écria-t-il, enchanté. Voici encore un calcul pour vous. +Nous avons passé les détroits et navigué du côté des Açores où +nous avons rencontré la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre +et des épices. Douze cents livres pour moi, voilà ce qu'elle m'a +valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts +et vous n'aurez plus à vivre de privations sur ma misérable solde. + +Ma mère avait supporté, sans laisser échapper un soupir, ces +longues années d'efforts, mais maintenant qu'elle en était +délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Il se +passa assez longtemps avant qu'il pût songer à reprendre mon +examen arithmétique. + +-- Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la +main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien +remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de séjour à +Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus +élégante que la vôtre, puissé-je ne jamais remettre les pieds sur +un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi +fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou +de géographie? + +Je m'évertuai à lui expliquer que l'addition se fait de même façon +à terre et à bord, mais qu'il n'en est pas de même de l'Histoire +ou de la géographie. + +-- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire +un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous +suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui +n'eut couru à l'eau salée comme une petite mouette. Lord Nelson +m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole. + +Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parmi nous; jamais garçon +de mon âge n'en eut de plus tendre et de plus affectueux. + +Bien que mes parents fussent mariés depuis fort longtemps, ils +avaient, en réalité, passé très peu de temps ensemble et leur +affection mutuelle était aussi ardente et aussi fraîche que celle +de deux amants mariés d'hier. + +J'ai appris depuis que l'homme de mer peut être grossier, +répugnant, mais ce n'est point par mon père que je le sais, car +bien qu'il eut passé par des épreuves aussi rudes qu'aucun d’eux, +il était resté le même homme, patient, avec un bon sourire et une +bonne plaisanterie pour tous les gens du village. + +Il savait se mettre à l'unisson de toute société, car, d'une part, +il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le curé ou avec sir +James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait +sans façon des heures entières avec mes humbles amis de la forge, +le champion Harrison, petit Jim et les autres. +Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que +j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les +yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous la cendre, tandis +qu'il prêtait l'oreille. + +Mon père avait été mis à la demi-solde, comme la plupart des +officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer +ainsi près de deux ans avec nous. + +Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre désaccord entre +lui et ma mère, excepté une fois. + +Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en résulta +des événements importants, il faut que je vous raconte comment +cela arriva. + +Ce fut en somme le point de départ d'une série de faits qui +influèrent non seulement sur ma destinée, mais sur celle de +personnes bien plus considérables. + +Le printemps de 1803 fut fort précoce. + +Dès le milieu d'avril, les châtaigniers étaient déjà couverts de +feuilles. + +Un soir, nous étions tous à prendre le thé, quand nous entendîmes +un pas lourd à notre porte. + +C'était le facteur qui apportait une lettre pour nous. + +-- Je crois que c'est pour moi, dit ma mère. + +En effet, l'adresse d'une très belle écriture était: «Mistress +Mary Stone à Friar's Oak», et au milieu se voyait l'empreinte d'un +cachet représentant un dragon ailé sur la cire rouge, de la +grandeur d'une demi-couronne + +-- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle. + +-- J'avais espéré que cela viendrait de Lord Nelson, répondit mon +père. Il serait temps que le petit reçoive sa commission, mais si +elle vous est adressée, cela ne peut venir de quelque personnage +de bien grande importance. + +-- D'un personnage sans importance! s'écria-t-elle, feignant +d'être offensée. Vous aurez à me faire vos excuses, pour ce mot- +là, monsieur, car cette lettre m'est envoyée par un personnage qui +n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frère. + +Ma mère avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle +venait à parler de cet étonnant personnage qu'était son frère. + +Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de +sorte que c'était toujours avec une sensation de profonde +déférence que j'entendais prononcer ce nom-là. + +Et ce n'était pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais +qu'entouré de circonstances brillantes, de détails +extraordinaires. + +Une fois, nous apprenions qu'il était à Windsor avec le roi, +d'autres fois, qu'il se trouvait à Brighton avec le prince. + +Parfois, c'était sous les traits d'un sportsman que sa réputation +arrivait jusqu'à nous, comme quand son _Météore_ battit _Egham_ au +duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim +Belcher et le mit à la mode à Londres. + +Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami +des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l’homme qui +s'habillait à la perfection. + +Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse +triomphante que lui fit ma mère. + +-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu +aimable + +-- Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un +homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- +être disposé à le pousser. + +-- Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se +tenir à distance de nous quand le temps était à l'orage, et nous +n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille. + +-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur. +Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'écoule si +doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. +Pendant toutes ces années, j'étais sûre que je n'avais qu'un mot à +dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu. + +-- Grâce à Dieu, vous n'avez pas été réduite à vous abaisser +ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide. + +-- Mais il nous faut songer à Rodney. + +-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son +équipement. Il ne lui faut rien de plus. + +-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence à Londres. Il +pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages. +Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement? + +-- Alors, voyons ce qu'il dit, répondit mon père. + +Et voici la lettre dont elle lui donna lecture: + +«14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803. + +«Ma chère soeur Mary, + +«En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez +pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font +l'ornement de l'humanité. + +«Il est vrai, depuis quelques années, absorbé comme je l'ai été +par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris +la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de +la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant. + +«Pour le moment, je suis au lit, ayant veillé fort tard, la nuit +dernière, pour offrir mes hommages à la marquise de Douvres, +pendant son bal, et cette lettre vous est écrite sous ma dictée +par Ambroise, mon habile coquin de valet. + +«Je suis enchanté de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney +(mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine +prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon +voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi +que lui. + +«Présentez mes compliments à votre mari. +«Je suis toujours, ma chère soeur Mary, + +«Votre frère. + +«CHARLES TREGELLIS». + +-- Que pensez-vous de cela? s'écria ma mère triomphante quand elle +eut achevé. + +-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrément mon père. + +-- Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure +opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais il dit qu'il sera +ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs +rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les +draps. + +Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon père restait l'air +boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon +étonnement en pensant à ce parent inconnu de Londres, à ce grand +personnage, et à tout ce que sa venue pourrait signifier pour +nous. + +V -- LE BEAU TREGELLIS + + +J'étais dans ma dix-septième année et j'étais déjà tributaire du +rasoir. + +J'avais commencé à trouver quelque peu monotone la vie sans +horizon du village et j'aspirais vivement à voir un peu du vaste +univers qui s'étendait au-delà. + +Ce besoin, dont je n'osais parler à personne, n'en était que plus +fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux +yeux de ma mère. Mais désormais il n'y avait pas l'ombre d'un +motif pour que je restasse à la maison, puisque mon père était +auprès d'elle. + +Aussi avais-je l'esprit tout occupé de la perspective que +m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait +pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de +la vie. + +Ainsi que vous le pouvez penser, c'était vers la profession +paternelle que se dirigeaient mes idées et mes espérances. Jamais +je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes +lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frisson que +donnaient à mon sang cinq générations de marins. + +Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en +ces temps-là devant les yeux d'un jeune garçon habitant sur la +côte. + +Au temps de la guerre, je n'avais qu'à aller jusqu'à Wolstonbury +pour apercevoir les voiles des chasse-marée et des corsaires +français. + +Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant +de fort loin jusqu'à moi. + +Puis, c'étaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient +quitté Londres et s'étaient battus avant la tombée de la nuit, ou +bien, à peine sortis de Portsmouth, s'étaient trouvés bord à bord +avec l’ennemi, avant même d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- +Hélène. + +C'était l'imminence du danger qui nous réchauffait le coeur en +faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de +l'hiver, où nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie +Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres. + +Pour nous, ce n'étaient point de grands amiraux, avec des titres, +des dignités, mais de bons amis à qui nous donnions de préférence +notre affection et notre estime. + +Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous +n'y auriez pas trouvé un seul jeune garçon qui ne brûlât du désir +de partir avec eux sous le pavillon à croix rouge. + +Mais, maintenant la paix était venue, et les flottes, qui avaient +balayé le canal de la Méditerranée, étaient immobiles et désarmées +dans nos ports. + +Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du côté +de la mer. + +Désormais, c'était à Londres que je pensais le jour, de Londres +que je rêvais la nuit, l'immense cité, séjour des savants et des +puissants, d'où venaient ce flot incessant de voitures, ces foules +de piétons poudreux qui défilaient sans interruption devant notre +fenêtre. + +Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se présenta le premier +à moi. + +Aussi, étant tout jeune garçon, je me figurais d'ordinaire la cité +comme une écurie _gig_antesque où fourmillaient les voitures, et +d'où elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la +campagne. + +Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que là habitaient les +gens de sports athlétiques. Mon père me dit que là vivaient les +chefs de la marine; ma mère que c'était là que vivaient son frère +et les amis des grands personnages. + +Aussi, en arrivai-je à être dévoré d'impatience de voir les +merveilles de ce coeur de l'Angleterre. + +Cette venue de mon oncle, c'était donc la lumière se frayant +passage à travers les ténèbres et pourtant, j'osais à peine +espérer qu'il consentirait à m'introduire, avec lui, dans ces +sphères supérieures où il vivait. + +Toutefois, ma mère avait tant de confiance en la bonté naturelle +de mon oncle, ou dans son éloquence à elle, qu'elle avait déjà +commencé en secret à faire des préparatifs pour mon départ. + +Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait à mon +esprit léger, elle était un véritable supplice pour le caractère +vif et ardent du petit Jim. + +Quelques jours seulement après l'arrivée de la lettre de mon +oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, et ce fut alors +que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur. + +-- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer à +cheval, je le courbe, je le rogne, je relève les bouts, j'y perce +cinq trous et puis c'est fini. Alors, ça recommence et ça +recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je +lime un sabot ou deux et voilà la besogne de la journée terminée +et les jours succèdent aux jours, sans le moindre changement. +N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde? + +Je le regardai, je considérai sa fière figure d'aigle, sa haute +taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans +tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bâti. + +-- L'armée ou la marine, voilà votre vraie place, Jim. + +-- Voilà qui est fort bien, s'écria-t-il. Si vous entrez dans la +marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang +d'officier et vous n'y aurez qu'à commander. Tandis que moi, si +j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est né pour obéir. + +-- Un officier reçoit les ordres de ceux qui sont placés au-dessus +de lui. + +-- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tête. J'ai vu +ici à l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques années. +Il nous a montré, dans la salle commune, son dos tout découpé par +le fouet du contremaître. + +-- Qui l'a commandé? ai-je demandé. + +-- Le capitaine, répondit-il. + +-- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tué sur le coup? + +-- La vergue, dit-il. + +-- Eh bien, si j'avais été à votre place, j'aurais préféré cela, +ai-je dit. + +Et c'était la vérité. + +-- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose +qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige à +parler franchement. + +-- Je le sais, vous êtes aussi fier que Lucifer. + +-- Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis être autrement. La vie me +serait plus aisée si je le pouvais. J'ai été fait pour être mon +propre maître et il n’y a qu'un endroit au monde où je puisse +espérer l'être. + +-- Quel est-il, Jim? + +-- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parlé, que je me sens +capable d'y trouver mon chemin d'un bout à l'autre. Elle se plaît +à en parler, autant que moi à l'entendre. J'ai tout le plan dans +ma tête. Je vois en quelque sorte où sont les théâtres, dans quel +sens coule le fleuve, où se trouve l'habitation du roi, où se +trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. +Je pourrais me faire un nom à Londres. + +-- Comment? + +-- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai +aussi. «Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera +pour vous.» Voilà ce qu'il dit tout le temps et ce que répète mon +oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus +longtemps dans ce petit village à me ronger le coeur. Je laisserai +mon tablier derrière moi. J'irai chercher fortune à Londres et +quand je reviendrai à Friar's Oak, ce sera dans l'équipage de ce +gentleman que voilà. + +Tout en parlant, il étendit la main vers une voiture de couleur +cramoisie qui arrivait par la route de Londres, traînée par deux +juments baies attelées en tandem. + +Les rênes et les harnais étaient de couleur faon clair. Le +gentleman qui conduisait portait un costume assorti à cette teinte +et derrière lui se tenait un valet en livrée de couleur foncée. + +L'équipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussière et +je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pâle figure du maître, +ainsi que les traits bruns et recroquevillés du domestique. + +Je n'aurais pas pensé à eux une minute de plus, si au moment où +nous revînmes dans le village, nous n'avions pas aperçu de nouveau +la voiture. Elle était arrêtée devant l'auberge et les +palefreniers s'occupaient à dételer les chevaux. + +-- Jim, m'écriai-je, je crois que c'est mon oncle. + +Et je m'élançai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la +direction de la maison. + +Le domestique à figure brune était debout devant la porte. Il +tenait un coussin sur lequel était étendu un petit chien de +manchon à la fourrure soyeuse. + +-- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus +douce, la plus engageante, mais me trompé-je en supposant que +c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous +m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre à Mistress Stone +ce billet que son frère, sir Charles Tregellis, vient de confier à +mes soins. + +Je fus complètement abasourdi par les fioritures du langage de cet +homme; cela ressemblait si peu à tout ce que j'avais entendu! + +Il avait la figure ratatinée, de petits yeux noirs très fureteurs, +dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de +la maison et de ma mère dont la figure étonnée se voyait à la +fenêtre. + +Mes parents étaient réunis au salon; ma mère nous lut le billet +qui était ainsi conçu: + +«Ma chère Mary, + +«J'ai fait halte à l'auberge, parce que je suis quelque peu ravagé +par la poussière de vos routes du Sussex. + +«Un bain à la lavande me remettra sans doute dans un état +convenable pour présenter mes compliments à une dame. + +«En attendant, je vous envoie Fidelio en otage. + +«Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, +où vous aurez mis six gouttes de bon brandy. + +«Jamais il n'exista une créature plus aimante ou plus fidèle. + +«Toujours à toi. + +«CHARLES» +-- Qu'il entre, qu'il entre! s'écria mon père avec un empressement +cordial et en courant à la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun +a son goût. Six gouttes à la demi-pinte, ça me fait l'effet +d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, +vous l'aurez ainsi. + +Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses +traits reprirent aussitôt le masque impassible du serviteur +attentif et respectueux. + +-- Monsieur, vous commettez une légère méprise, si vous me +permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai +l'honneur d'être le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour +Fidelio, il est là sur ce coussin. + +-- Ah! c'est le chien, s'écria mon père écoeuré. Posez moi ça par +terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de +chrétiens doivent s'en priver? + +-- Chut! Anson, dit ma mère, en prenant le coussin. Vous direz à +Sir Charles qu'on se conformera à ses désirs et que nous sommes +prêts à le recevoir dès qu'il jugera à propos de venir. + +L'homme s'éloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint +bientôt portant un panier plat de couleur brune. + +-- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la +table? Sir Charles a pour habitude de goûter à certains plats et +de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les +apporter quand nous allons en visite. + +Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de +verreries et d'argenteries éblouissantes et garnie de plats +appétissants. + +Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon père fut +aussi charmé que moi de le voir faire. + +-- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le +coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon père. N'avez- +vous jamais désiré l'honneur de servir votre pays? + +-- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et +je ne désire point avoir d'autre maître, répondit-il. Mais je vais +à l'auberge chercher son nécessaire de toilette, et alors tout +sera prêt. + +Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il +tenait sous le bras, et il était suivi à quelque distance par le +gentleman dont l'arrivée avait produit tous ces embarras. + +La première impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans +la chambre, fut que l'un de ses yeux était enflé de façon à avoir +le volume d'une pomme. + +Je perdis la respiration à la vue de cet oeil monstrueux, +étincelant. Mais bientôt, je m'aperçus qu'il avait placé par- +devant un verre rond qui le grossissait de cette manière. + +Il nous regarda l'un après l'autre, puis, il s'inclina bien +gracieusement devant ma mère et lui donna un baiser sur la joue. + +-- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chère +Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie +jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne +vous a traitée d'une façon merveilleusement favorable et que je +serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre +serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à mon père. Pas +plus tard que la semaine dernière, j'ai eu l'honneur de dîner avec +mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profité de l'occasion pour +citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a gardé le souvenir à +l'Amirauté, Monsieur, et j'espère qu'on ne tardera pas à vous +revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze où vous +serez le maître... Ainsi donc, voici mon neveu? + +Il mit les mains sur mes épaules, d'un geste plein de +bienveillance, et me considéra des pieds à la tête. + +-- Quel âge avez-vous, neveu? demanda-t-il. + +-- Dix-sept ans. + +-- Vous paraissez plus âgé. On vous en donnerait dix-huit, au +moins. Je le trouve très passable, Mary, tout à fait passable. Il +lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre +dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien +qu'une haie en fleurs au mois de mai. + +Ainsi, moins d'une minute après son entrée, il s'était mis en bons +termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grâce, tant +d'aisance qu'on eût dit qu'il nous fréquentait tous depuis des +années. + +Je pus l'examiner à loisir, tandis qu'il restait debout sur le +tapis du foyer, entre ma mère et mon père. + +Il était de très haute taille, avec des épaules bien faites, la +taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et +les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pâle, de +beaux traits, le menton saillant, le nez très aquilin, de grands +yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un +éclair de malice. + +Il portait un habit d'un brun foncé dont le collet montait jusqu'à +ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux. + +Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des +souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'à chaque +mouvement ils brillaient. + +Son gilet était de velours noir, ouvert en haut de manière à +montrer un devant de chemise brodé que surmontait une cravate, +large, blanche, plate, qui l'obligeait à tenir sans cesse le cou +tendu. + +Il avait une allure dégagée, avec un pouce dans l'entournure et +deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet. + +En l'examinant, j'eus un mouvement de fierté à penser que cet +homme, aux manières si aisées et si dominatrices, était mon proche +parent et je pus lire la même pensée dans l'expression des regards +de ma mère, tandis qu'elle les tournait vers lui. + +Pendant tout ce temps-là, Ambroise était resté près de la porte, +immobile comme une statue, à costume sombre, à figure de bronze, +tenant toujours sous le bras la caisse à monture d'argent. Il fit +alors quelques pas dans la chambre. + +-- Vous conduirai-je à votre chambre à coucher, Sir Charles? +demanda-t-il. + +-- Ah! excusez-moi, ma chère Mary, s'écria mon oncle, je suis +assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je +l'avoue, un anachronisme en ce siècle de laisser-aller. L'un d'eux +est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je +suis en voyage. J'aurais grand peine à oublier le supplice que +j'ai enduré, il y a quelques années, pour avoir négligé cette +précaution. Je rendrai justice à Ambroise, en reconnaissant que +c'était avant qu'il se chargeât de mes affaires. Je fus contraint +de porter deux jours de suite les mêmes manchettes. Le troisième, +mon gaillard fut si ému de ma situation qu'il fondit en larmes et +produisit une paire qu'il m'avait dérobée. + +Il avait l’air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait +pétillante dans ses yeux. + +Il tendit sa tabatière ouverte à mon père, tandis qu'Ambroise +suivait ma mère hors de la pièce. + +-- Vous prenez rang dans une illustre société, en plongeant là +votre pouce et votre index, dit-il. + +-- Vraiment, Monsieur? dit mon père brièvement. + +-- Ma tabatière est à votre service puisque nous sommes apparentés +par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je +vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus +convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de +nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu +accès, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de +France, et lord Hawkesbury. J'ai pensé parfois que j'avais été un +peu trop empressé pour Lord Hawkesbury. + +-- Je suis immensément touché de cet honneur, Monsieur, dit mon +père en regardant d'un air méfiant par-dessous ses sourcils en +broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux +pétillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir. + +-- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un +homme a sa tabatière à offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent +s'offrir à la légère. C'est une faute contre le goût, j'irai même +jusqu'à dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus +tard, comme j'étais installé chez Wattier, ayant près de moi, sur +ma table, tout ouverte ma tabatière de _macouba_ premier choix, un +évêque irlandais y fourra ses doigts impudents: «Garçon, m'écriai- +je, ma tabatière a été salie. Faites-la disparaître.» L'individu +n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais +cette classe de la société doit être tenue à la distance +convenable. + +-- Un évêque! s'écria mon père, vous marquez bien haut votre ligne +de démarcation. + +-- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais désirer une +meilleure épitaphe sur ma tombe. + +Pendant ce temps, ma mère était descendue et l’on se mit à table. + +-- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre +en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa +direction et je suis tenu de me dérober à vos excellentes cuisines +de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voilà à quoi +se réduit la chiche nourriture que me permet cet Écossais. + +-- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les +vents levantins soufflent en force, dit mon père. Du porc salé et +des biscuits pleins de vers avec une côte de mouton de Barbarie +bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors à +votre régime de jeûne. + +Aussitôt mon oncle se mit à faire des questions sur le service à +la mer. + +Pendant tout le repas, mon père lui donna des détails sur le Nil, +sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes, sur tout ce qu'il +avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hésitât sur le choix d'un +mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et il n'était pas aisé de +voir lequel des deux s'entendait le mieux à l’affaire. + +-- Non, je ne lis pas ou je lis très peu, dit-il quand mon père +eut exprimé son étonnement de le voir si bien au fait. La vérité +est que je ne saurais prendre un imprimé sans y trouver une +allusion à moi: «Sir Ch. T. fait ceci» ou «Sir Ch. T. dit cela». +Aussi, ai-je cessé de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma +situation, les connaissances vous viennent d'elles-mêmes. Dans la +matinée, c'est le duc d'York qui me parle de l'armée. Dans +l'après-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, +ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en +sorte que je n'ai guère besoin du _Times_ ou du _Morning- +Chronicle_. + +Cela l'entraîna à parler du grand monde de Londres, à donner à mon +père des détails sur les hommes qui étaient ses chefs à +l'Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de la ville, sur +les grandes dames de chez Almack. + +Il s'exprimait toujours dans le même langage fantaisiste, si bien +qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au sérieux. Je +crois qu'il était flatté de l'impression qu'il nous produisait en +nous tenant suspendus à ses lèvres. + +Il avait sur certains une opinion favorable, défavorable sur +d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le +personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devait servir +de mesure pour tous, n'était autre que sir Charles Tregellis en +personne. + +-- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela +s'entend, et même avec vous, je ne saurais parler en toute +franchise, étant avec lui sur le pied d'une intimité +confidentielle. + +-- Que Dieu le bénisse et le garde de tout mal! s'écria mon père. + +-- On est charmé de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il +faut venir à la campagne pour trouver le loyalisme sincère, car a +la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie +narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me +suis toujours donné pour son fils. Il aime à se dire que le Prince +a dans son entourage un homme de goût. + +-- Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonne tournure? + +-- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. +Et il n'est pas dépourvu de goût dans l'habillement, bien qu'il ne +tarde pas à tomber dans la négligence, si je reste longtemps loin +de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son +habit. + +À ce moment-là, nous étions tous assis devant le feu, car la +soirée était devenue d'un froid glacial. + +La lampe était allumée, ainsi que la pipe de mon père. + +-- Je suppose, dit-il, que c'est votre première visite à Friar's +Oak? + +La physionomie de mon oncle prit aussitôt une expression de +gravité sévère. + +-- C'est ma première visite depuis bien des années, dit-il. La +dernière fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est +peu probable que j'en perde le souvenir. + +Je savais qu'il parlait de sa visite à la Falaise royale à +l'époque de l'assassinat et je vis à la figure de ma mère qu'elle +savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon père n'avait jamais +entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliée. + +-- Vous étiez-vous installé à l'auberge? + +-- J'étais descendu chez l'infortuné Lord Avon. C'était à l'époque +où il fut accusé d'avoir égorgé son frère cadet et où il s'enfuit +du pays. + +Nous gardâmes tous le silence. + +Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main, regardant le feu, +d'un air pensif. + +Je n'ai aujourd'hui encore qu'à fermer les yeux pour le revoir, sa +fière et belle figure illuminée par la flamme, pour revoir aussi +mon bon père, bien fâché d'avoir réveillé un souvenir aussi +terrible et lui lançant de petits coups d'oeil entre les bouffées +de sa pipe. + +-- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est +certainement arrivé de perdre, par une bataille, par un naufrage, +un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser à lui, +sous l'influence journalière de la vie, et puis de voir son +souvenir se réveiller soudain, par un mot, par un détail qui vous +reporte au passé, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi +cuisant qu'au premier jour de votre perte. + +Mon père approuva d'un signe de tête. + +-- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lié +d'amitié entière avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes -- +si ce n'est cette fois-là. Lord Avon et moi, nous étions à peu +près du même âge. il était peut-être mon aîné de quelques années, +mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaient analogues, si ce +n'est qu'il avait un certain air de fierté que je n'ai jamais +trouvé chez aucun autre. En laissant de côté les petites +faiblesses d'un jeune homme riche et à la mode, les indiscrétions +d'une jeunesse dorée, j'aurais pu jurer qu'il était aussi honnête +qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus. + +-- Alors comment est-il arrivé à commettre un tel crime! demanda +mon père. + +Mon oncle hocha ta tête. + +-- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle +se présente plus nettement que jamais à mon esprit. + +Toute légèreté avait disparu de ses manières et il était devenu +soudain un homme mélancolique et sérieux. + +-- Est-il certain qu'il l’a commis, Charles? demanda ma mère. + +Mon oncle haussa les épaules. + +-- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fût pas ainsi. Je crus +parfois que ce fut son orgueil même, exaspéré jusqu'à la rage, qui +l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme +que nous avions perdue. + +-- Non, répondit mon père, je n'en ai jamais entendu parler. + +-- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous +n'ayons jamais su comment elle se termina. + +«Nous avions joué tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, +son frère, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi. + +«Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait +pas de la meilleure réputation et qu'il était presque entièrement +aux mains des prêteurs juifs. + +«Sir Lothian s'est acquis depuis un renom déshonorant -- c'est +même Sir Lothian qui a tué Lord Carton d'une balle, dans l'affaire +de Chalk Farm -- mais à cette époque-là, il n'y avait rien à lui +reprocher. + +«Le plus âgé de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouâmes +sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'à ce que le capitaine +eut gagné tout l’argent sur table. Nous étions tous entamés, mais +notre hôte l'était encore beaucoup plus que nous. + +«Cette nuit-là, je vais vous dire des choses qu'il me serait +pénible de répéter devant un tribunal, je me sentais agité hors +d'état de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois. + +«Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais +que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva +à mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui +venait du côté de la chambre occupée par le capitaine Barrington. + +«Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le +corridor. + +«Sans allumer de lumière, j'ouvris ma porte et je jetai un regard +au dehors, croyant que quelqu'un s'était trouvé mal. C'était Lord +Avon qui se dirigeait vers moi. + +«D'une main, il tenait une chandelle dégoûtante. De l'autre, il +portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son +métallique. + +«Sa figure était décomposée, bouleversée à tel point que ma +question se glaça sur mes lèvres. + +«Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et +ferma sa porte sans bruit. + +«Le lendemain, en me réveillant, je le trouvai près de mon lit. + +«-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idée que vous ayez +perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table. + +«Vainement je répondis par des éclats de rire à sa délicatesse +exagérée. Vainement je lui déclarai que si j'avais gagné, j'aurais +ramassé mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver étrange que je +n'eusse point le droit de payer après avoir perdu. + +«-- Ni moi ni mon frère, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est +là. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez. + +«Il ne voulut entendre aucune raison et s'élança comme un fou hors +de la chambre. Mais peut-être ces détails vous sont-ils connus et +Dieu sait comme ils me sont pénibles à rappeler. + +Mon père restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe +fumante qu'il tenait à la main. + +-- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste. + +-- Eh bien! soit. J'avais achevé ma toilette en une heure, a peu +près, car en ce temps-là, j'étais moins exigeant qu'aujourd'hui et +je me retrouvais avec sir Lothian Hume au déjeuner. Il avait été +témoin de la même scène que moi. Il avait hâte de voir le +capitaine Barrington et de s'enquérir pourquoi il avait chargé son +frère de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, +quand tout à coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je +vis... + +Mon oncle était devenu très pâle tant ce souvenir était distinct. +Il passa la main sur ses yeux. + +«Le plafond était d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et +çà et là des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais +voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je me bornerai à dire +que je m'élançai dans l'escalier qui conduisait directement à la +chambre du capitaine. Nous l'y trouvâmes gisant, la gorge coupée +si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de +chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait à Lord Avon. On +trouva dans les doigts crispés du mort une manchette brodée. Elle +appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers +charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon. Ô mon pauvre +ami! à quel degré de folie avez-vous dû arriver pour commettre une +pareille action? + +-- Et qu'a dit Lord Avon? s'écria mon père. + +-- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les +yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arrêter, jusqu'au moment +où se ferait une enquête en due forme. Mais quand le tribunal du +Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le +constable vint pour lui notifier son arrestation. + +«On ne le trouva pas. Il avait fui. + +«Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante à +Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amérique, mais on ne +sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume +que celui où on pourra prouver son décès, car il est son plus +proche parent, et jusqu'à ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni +du domaine. + +Le récit de cette sombre histoire avait jeté sur nous un froid +glacial. + +Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai +qu'elles étaient aussi blanches que ses manchettes. + +-- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un +air pensif. Ce n'était point un joyeux séjour, même avant que +cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamais scène ne fut +mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-sept ans se sont +passés et peut-être même que ce terrible plafond... + +-- Il porte toujours la tache, dis-je. + +Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus étonné, car ma +mère n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse +nuit. + +Ils restèrent à me regarder, les yeux immobiles de stupéfaction, à +mesure que je faisais mon récit et mon coeur s'enfla d'orgueil +quand mon oncle dit que nous nous étions comportés vaillamment et +qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre âge, +capables d'une attitude aussi ferme. + +-- Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut être un produit de +votre imagination. C'est une faculté qui nous joue des tours +étranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut +les désirer, je ne pourrais répondre de ce qui m'arriverait, s'il +me fallait demeurer à minuit sous ce plafond taché de sang. + +-- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je +vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement +que j'entends les pétillements des bûches. En outre, nous n'avons +pu être trompés tous les deux. + +-- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous +n'avez pas discerné les traits? + +-- Il faisait trop noir. + +-- Rien qu'un individu? + +-- La silhouette noire d'un seul. + +-- Et il a battu en retraite en montant l'escalier? + +-- Oui. + +-- Et il a disparu dans la muraille? + +-- Oui. + +-- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix +derrière nous. + +Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sa pipe sur le tapis +du foyer. + +J'avais fait demi-tour, l'haleine coupée. + +C’était le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans +l’ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en +avant, en pleine lumière, fixant ses yeux flamboyants sur les +miens. + +-- Que diable signifie cela? s'écria mon oncle. + +Il fût étrange de voir s'effacer cet éclair de passion du visage +d'Ambroise. + +L'expression réservée du valet la remplaça. + +Ses yeux pétillaient encore, mais, l'un après l'autre, chacun de +ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire. + +-- Je vous demande pardon, sir Charles, j'étais venu voir si vous +aviez des ordres à me donner et je ne voulais pas interrompre le +récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y être +laissé entraîner malgré moi. + +-- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-même, dit mon +oncle. + +-- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous +rappelez quelle était ma situation vis-à-vis de Lord Avon. + +Il y avait un certain accent de dignité dans son langage. Ambroise +sortit après s'être incliné. + +-- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, +reprenant soudain son ton léger. Quand un homme s'entend à +préparer une tasse de chocolat, à faire un noeud de cravate, comme +Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le +fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon, +qu'il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai +parlé et qu'il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que +mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et +maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de +la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James. + + +VI -- SUR LE SEUIL + + +Ce soir-là, mon père m'envoya de bonne heure au lit, malgré mon +vif désir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon +attention. + +Sa figure, ses manières, la façon grandiose et imposante dont il +faisait aller et venir ses mains blanches, son air de supériorité +aisée, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'étonnait, +m'émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la +conversation devait rouler sur moi-même, sur mon avenir. + +Cela fut cause qu'on m'expédia dans ma chambre, où m'arrivait +tantôt la basse profonde de la voix paternelle, tantôt la voix +richement timbrée de mon oncle, et aussi, de temps à autre, le +doux murmure de la voix de ma mère. + +J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain réveillé par +le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par +l'étreinte de deux bras chauds. + +La joue de ma mère était contre la mienne. + +J'entendais très bien la détente de ses sanglots et dans +l'obscurité je sentais le frisson et le tremblement qui +l'agitaient. Une faible lueur filtrait à travers les lames de la +jalousie et me permettait de voir qu'elle était vêtue de blanc et +que sa chevelure noire était éparse sur ses épaules. + +-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas? + +-- Pourquoi, ma mère? Qu'y a-t-il? + +-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever à nous. + +-- Quand cela, ma mère? + +-- Demain. + +Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le +sien, qui était tout contre, se brisait de douleur. + +-- Oh! ma mère, m'écriai-je. À Londres? + +-- À Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous présenter au Prince +de Galles. Le lendemain, à Londres, où vous serez en présence de +ces grands personnages, où vous devrez apprendre à regarder de +haut ces pauvres gens, ces simples créatures aux moeurs +d'autrefois, votre père et votre mère. + +Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si +fort que malgré l'amour-propre et l'énergie de mes dix-sept ans, +et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer +sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre +chagrin finit par faire place aux rires. + +-- Charles serait flatté s'il voyait quel accueil gracieux nous +faisons à sa bonté, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous +allez certainement le réveiller. + +-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- +je. + +-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se +faire que ce soit là votre unique et plus grande chance dans la +vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre +votre nom mentionné parmi ceux des puissants amis de Charles. +Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez +entendu raconter, ce soir, à quelles suites terribles cela peut +conduire. + +-- Je vous le promets, ma mère. + +-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous êtes +jeune et vous n'en avez pas l'habitude. + +-- Oui, ma mère. + +-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'ôterez +point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir +fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez à votre toilette, +Roddy, de manière à faire honneur à votre oncle, car c'est une des +choses qui ont le plus contribué à sa réputation. Vous n'aurez +qu’à vous conformer à ses conseils. Mais, s'il se présente des +moments où vous ne soyez pas en rapport avec de grands +personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, +car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre +habit bleu, il ferait votre été repassé et rebordé. J'ai sorti vos +habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez +voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec +les souliers à boucles. Faites bien attention en marchant dans les +rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en +nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et +n'oubliez pas vos prières du soir, oh! mon cher garçon, car +l'époque des tentations approche et je ne serai plus auprès de +vous pour vous encourager. + +Ce fut ainsi que ma mère, me tenant enlacé dans ses bras bien doux +et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de +l'autre, afin de me préparer à l'importante épreuve qui +m'attendait. + +Mon oncle ne parut pas le lendemain au déjeuner, mais Ambroise lui +prépara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans +sa chambre. + +Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il était si beau avec sa +chevelure frisée, ses dents bien blanches, son monocle à effet +bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux +rieurs, que je ne pouvais détacher de lui mes regards. + +-- Eh bien! mon neveu, s'écria-t-il, que dites-vous de la +perspective de venir à la ville avec moi? + +-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de +l'intérêt que vous me témoignez. + +-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit être +des plus distingués pour être en harmonie avec tout ce qui +m'entoure. + +-- C'est une bûche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit +mon père. + +-- Nous commencerons par en faire une bûche polie et alors, nous +n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez +constamment viser à être dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire +de richesse, vous m'entendez. La richesse à elle seule ne suffit +point. Price le Doré a quarante mille livres de rente, mais il +s'habille d'une façon déplorable, et je vous assure qu'en le +voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure +me choqua si fort que je fus obligé d'entrer chez Vernet pour +prendre un brandy à l'orange. Non, c'est une affaire de goût +naturel, à quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de +gens plus expérimentés que vous. + +-- Je crains, Charles, dit ma mère, que la garde-robe de Roddy ne +soit d'un campagnard. + +-- Nous aurons bientôt pourvu à cela, dès que nous serons arrivés +à la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de +faire pour lui, répondit mon oncle. Nous le tiendrons à l'écart +jusqu'à ce qu'il ait quelques habits à mettre. + +Cette façon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de +la rougeur aux joues de ma mère, mais mon oncle s'en aperçut à +l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt à remarquer +les moindres bagatelles. + +-- Ces habits sont très convenables, à Friar's Oak, ma soeur Mary, +dit-il. Néanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils +pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, +je me charge de régler l'affaire. + +-- Combien faut-il par an à un jeune homme, demanda mon père, pour +s'habiller? + +-- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme +à la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, répondit +mon oncle. + +Je vis la figure de mon pauvre père s'allonger. + +-- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit obligé de garder +ses habits faits à la campagne. Même avec l'argent de mes parts de +prise... + +-- Bah! bah! s'écria mon oncle, je dois déjà à Weston un peu plus +d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques +centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est à moi à +m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser +à toute discussion sur ce point. + +Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute +opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques +remerciements, mais il y coupa court. + +-- À propos, puisque me voici à Friar's Oak, il y a une autre +petite affaire que j'aurais à terminer, dit-il. Il y a ici, je +crois, un lutteur nommé Harrison, qui aurait, à une certaine +époque, été capable de détenir le championnat. En ce temps-là, le +pauvre Avon et moi, nous étions ses soutiens ordinaires. Je serais +enchanté de pouvoir lui dire un mot. + +Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du +village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil +comme les gens se mettaient aux portes et aux fenêtres pour nous +regarder. + +Le champion Harrison était debout devant sa forge et il ôta son +bonnet en voyant mon oncle entrer. + +-- Que Dieu me bénisse, monsieur! Qui se serait attendu à vous +voir à Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passés +votre vue fait renaître! + +-- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit +mon oncle en l'examinant des pieds à la tête. Eh! Avec une semaine +d'entraînement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose +que vous ne pesez pas plus de deux cents à deux cent vingt livres? + +-- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais +les poumons et les membres sont en parfait état et si ma bonne +femme me déliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps à me +mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernièrement +de Bristol des sujets merveilleux. + +-- Oui, le jaune de Bristol a été la couleur gagnante depuis peu. +Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas +de moi, je pense? + +Elle était sortie de la maison et je remarquai que sa figure +flétrie -- sur laquelle une scène terrifiante de jadis avait dû +imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en +regardant mon oncle. + +-- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, +dit-elle. Vous n'êtes pas venu, j'espère, aujourd'hui pour tenter +de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnée. + +-- Voilà comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa +large main sur l'épaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et +elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure épouse et plus +laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne +propre à encourager les sports. Ça, c'est un fait. + +-- Sport! s'écria la femme avec âpreté. C'est un charmant sport +pour vous, sir Charles, qui faites agréablement vos vingt milles +en voiture à travers champs avec votre panier à déjeuner et vos +vins, pour retourner gaiement à Londres, à la fraîcheur du soir, +avec une bataille savamment livrée comme sujet de conversation. +Songez à ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues +heures immobile, à écouter le bruit des roues de la chaise qui me +ramènerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-même. À +certains autres, on l'aidait à rentrer, ou bien on le +transportait, et c'était uniquement grâce à ses habits que je le +reconnaissais. + +-- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur +l'épaule. J'ai été parfois mal arrangé en mon temps, mais cela n'a +jamais, été aussi grave que cela. + +-- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte +que le premier coup frappé à la porte, soit pour annoncer que +l'autre est mort, que mon mari sera amené à la barre et jugé pour +meurtre. + +-- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit +Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est +l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous +pensions qu'il avait écopé une fois de trop. Oui, mais elle a ma +parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes +tant qu'elle ne me l'aura pas permis. + +-- Vous garderez votre chapeau sur votre tête, comme un honnête +homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la +maison. + +-- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de +résolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez éprouvé +quelque envie de goûter au sport d'autrefois, dit mon oncle, +j'avais une bonne chose à vous mettre sous la main. + +-- Bah! monsieur, cela ne sert à rien, dit Harrison, mais tout de +même, je serais heureux d'en savoir quelques mots. + +-- On a découvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, +par là-bas, du côté de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a +baptisé le Crabe à cause de sa façon de se battre. + +Harrison hocha la tête. + +-- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. +-- C'est extrêmement probable, car il n'a jamais paru dans le +Prize-Ring. Mais on a une haute idée de lui dans l'Ouest et il +peut tenir tête a n'importe lequel des Belcher avec les gants de +boxe. + +-- Ça, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron. + +-- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat privé avec +Noah James du Cheshire. + +-- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le +garde du corps, dit Harrison. Moi-même, je l'ai vu revenir à la +charge cinquante fois, après avoir eu la mâchoire brisée en trois +endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin. + +-- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le +champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir +l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au défi de +trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai +répondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en +avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis +des années et qui était capable de faire regretter à son homme +d'avoir fait le voyage de Londres. + +«-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il répondu, +vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je +mettrai sur Wilson à deux contre un. + +«Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila. + +-- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la +tête. Rien ne me serait plus agréable, mais vous avez vous-même +entendu ce qu'elle disait. + +-- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut +tâcher de trouver un poulain qui promette. Je serai content +d'avoir votre avis à ce sujet. À propos, j'occuperai la place de +président à un souper de la Fantaisie, qui aura lieu à l'auberge +de la «Voiture et des Chevaux» à Saint Martin's Lane, vendredi +prochain. Je serai très heureux de vous avoir parmi les invités. +Holà! Qui est celui-ci? + +Et aussitôt, il mit son lorgnon à son oeil. + +Le petit Jim était sorti de la forge son marteau à la main. Il +avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le +col était ouvert, et dont les manches étaient relevées. + +Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un +regard de connaisseur. + +-- C'est mon neveu, Sir Charles. + +-- Est-ce qu'il demeure avec vous? + +-- Ses parents sont morts. + +-- Est-il jamais allé à Londres? + +-- Non, Sir Charles, il est resté avec moi, depuis le temps où il +n'était pas plus haut que ce marteau. + +Mon oncle s'adressa au petit Jim. + +-- Je viens d'apprendre que vous n'êtes jamais allé à Londres, +dit-il. Votre oncle vient à un souper que je donne à la Fantaisie, +vendredi prochain. Vous serait-il agréable d'être des nôtres? + +Les yeux du petit Jim étincelèrent de plaisir. +-- Je serais enchanté d'y aller, monsieur. + +-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis +fâché de vous contrarier, mon garçon, mais il y a des raisons pour +lesquelles je préfère vous voir rester ici avec votre tante. + +-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme. + +-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un +luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je +suis absent. + +Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la +forge. + +De mon côté, je m'y glissai pour tâcher de le consoler et le +mettre au courant des changements extraordinaires qui s'étaient +produits dans mon existence. + +Mais je n'en étais pas à la moitié de mon récit que Jim, ce brave +coeur, avait déjà commencé à oublier son propre chagrin, pour +participer à la joie que me causait cette bonne fortune. + +Mon oncle me rappela dehors. + +La voiture, avec ses deux juments attelées en tandem, nous +attendait devant le cottage. + +Ambroise avait mis à leurs places le panier à provisions, le chien +de manchon et le précieux nécessaire de toilette. Il avait grimpé +par derrière. Pour moi, après une cordiale poignée de mains de mon +père, après que ma mère m'eut une dernière fois embrassé en +sanglotant, je pris ma place sur le devant à côté de mon oncle. +-- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier. + +Et après une légère secousse, un coup de fouet et un tintement de +grelots, nous commençâmes notre voyage. + +À travers les années, avec quelle netteté, je revois ce jour de +printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que +rafraîchit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu +dans lequel j'étais arrivé de l'enfance à la virilité. + +Je vois aussi à la porte du jardin quelques personnes, ma mère qui +tourne la tête vers le dehors et agite un mouchoir, mon père en +habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne +et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard. + +Tout le village était sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir +en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et +pour aller visiter le prince dans son propre palais. + +Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de même +John Cummings posté sur le seuil de l’auberge. + +Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maître d'école. Il me +montrait aux gens comme pour leur dire: «voilà ce qu'on devient en +passant par mon école.» + +Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'à la sortie même du +village, nous passâmes tout près de miss Hinton l'actrice, dans le +même phaéton attelé du même poney que quand je la vis pour la +première fois, et si différente de ce qu'elle était ce jour-là! + +Je me dis que si même le petit Jim n'eut fait que cela, il ne +devait pas croire que sa jeunesse s'était écoulée stérilement à la +campagne. +Elle s'était mise en route pour le voir, c'était certain, car ils +s'entendaient mieux que jamais. + +Elle ne leva pas même les yeux. Elle ne vit pas le geste que je +lui adressai de la main. + +Ainsi donc, dès que nous eûmes tourné la courbe de la route, le +petit village disparut de notre vue; puis par delà le creux que +forment les dunes, par delà les clochers de Patcham et de Preston, +s'étendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton +au centre duquel les étranges dômes et les minarets orientaux du +pavillon du Prince. + +Le premier étranger venu aurait trouvé de la beauté dans ce +tableau, mais pour moi, il représentait le monde, le vaste et +libre univers. + +Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, +quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il +glisse sous la voûte du ciel au-dessus de la verdure des +compagnes. + +Il peut venir un jour où il jettera un regard de regret sur le nid +confortable dans la baie d'épine, mais songe-t-il à cela, quand le +printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, +quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l’éclat du +soleil par l’ombre malencontreuse de ses ailes. + + +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE + + +Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je +sentais qu'à chaque instant, il tournait les yeux de mon côté et +je me disais avec un certain malaise qu'il commençait déjà à se +demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il +s'était laissé entraîner à une faute involontaire, quand il avait +cédé aux sollicitations de sa soeur et avait consenti à faire voir +au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il +vivait. + +-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain. + +-- Oui, monsieur, un peu. + +-- Voix de baryton, à ce que je croirais? + +-- Oui, monsieur. + +-- Votre mère m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont là des +talents qui vous rendront service auprès du Prince. On est +musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu'elle pouvait +être dans une école de village. Après tout, dans la bonne société, +on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et +c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas +mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, +comme _sub tegmine fagi_ ou _habet fænun in cornu_. Cela relève la +conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton +exige que vous ne soyez pas un érudit, mais il y a quelque grâce à +laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- +vous faire des vers? + +-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. +-- Un petit dictionnaire de rimes vous coûtera une demi-couronne. +Les vers de société sont d'un grand secours à un jeune homme. Si +vous avez de votre côté les dames, peu importe qui sera contre +vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrer dans une +chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couvercle soulevé +avec l'index de la main qui la présente. Il vous faut acquérir la +façon dont on fait la révérence à un homme, ce qui exige qu'on +garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire à une femme, +où on ne saurait mettre trop d'humilité, sans négliger toutefois +d'y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avec les +femmes des manières qui soient à la fois suppliantes et +audacieuses. Avez-vous quelque excentricité? + +Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, +comme si c'était là une qualité des plus ordinaires. + +-- En tout cas, vous avez un rire agréable, séduisant. Mais le +meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricité, et pour peu que +vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de +vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait resté +toute sa vie un simple particulier, si on ne s'était pas avisé +qu'il avait une tabatière pour chaque jour de l'année et qu'il +s'était enrhumé par la faute de son valet de chambre, qui l'avait +laissé partir par une froide journée d'hiver avec une mince +tabatière en porcelaine de Sèvres, au lieu d'une tabatière +d'épaisse écaille. Voilà qui l'a tiré de la foule, comme vous le +voyez, et l’on s'est souvenu de lui. La plus petite particularité +caractéristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute +l'année sur votre servante, ou celle d'éteindre tous les soirs +votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut +pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma +part, ce qui m'a fait arriver où je suis, c'est la rigueur de mes +jugements en matière de toilette, de décorum. Je ne me donne point +pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par +exemple, je vous présente au Prince en gilet de nankin, +aujourd'hui: quelles seront à votre avis les conséquences de ce +fait? + +À ne consulter que mes craintes, le résultat devait être une +déconfiture pour moi, mais je ne le dis point. + +-- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle à Londres. +Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine +prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en +gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure très pénible. +Ma cravate se défit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de +Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les +deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela +ait ébranlé ma situation? Le soir même, il y avait par douzaines +dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate +dénouée. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait +pas à l'heure présente une seule cravate nouée dans tout le +royaume, et un grand art se serait perdu prématurément. Vous ne +vous êtes pas encore appliqué à le pratiquer? + +Je convins que non. + +-- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous êtes jeune. Je +vous enseignerai moi-même le _coup d'archet_. En y consacrant +quelques heures dans la journée, des heures qui d'ailleurs +seraient perdues, vous pouvez être parfaitement cravaté dans votre +âge mûr. Le tour de main consiste simplement à tenir le menton +très en l’air, tandis que vous superposez les plis en descendant +vers la mâchoire inférieure. + +Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait +toujours dans ses yeux d'un bleu foncé cet éclair de fine malice +qui me faisait juger que cet humour, qui lui était propre, était +une excentricité consciente, ayant selon moi sa source dans une +extrême sévérité dans le goût, mais portée volontairement jusqu'à +une exagération grotesque, pour les mêmes raisons qui le +poussaient à me conseiller quelque excentricité personnelle. + +Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parlé de son +malheureux ami, Lord Avon, le soir précédent, et l'émotion qu'il +avait montrée en racontant cette horrible histoire, je fus heureux +qu'il battît dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine +qu'il se donnât pour le cacher. + +Et le hasard voulut que je fusse à très peu de temps de là, dans +le cas d'y jeter un regard furtif, car un événement fort inattendu +nous arriva au moment où nous passions devant l'Hôtel de la +Couronne. + +Un essaim de palefreniers et de grooms arriva à nous. + +Mon oncle, jetant les rênes, prit Fidelio de dessus le coussin +qu'il occupait sous le siège. + +-- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio. + +Mais il ne reçut pas de réponse. + +Le siège de derrière était vide. Plus d'Ambroise. + +Nous pouvions à peine en croire nos yeux, quand nous mîmes pied à +terre: il en était pourtant ainsi. + +Ambroise était certainement monté à sa place, là-bas à Friar's +Oak, d'où nous étions venus d'un trait, à toute la vitesse que +pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il +disparu? + +-- Il sera tombé dans un accès, s'écria mon oncle. Je +rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Où est le patron +de l'hôtel? Là, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sûr à +Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval +chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'épargne +aucune peine! À présent, neveu, nous allons luncher. Puis, nous +monterons au pavillon. + +Mon oncle était fort agité de la perte de son domestique, d'autant +plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de +changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage. + +Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mère, je brossai +soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible. + +J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers à boucles +d'argent, à la pensée que j'allais être mis en la présence de ce +grand et terrible personnage, le Prince de Galles. + +Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancée à fond de +train, à travers Friar's Oak. J'avais ôté et agité mon chapeau, +comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes rêves les +plus extravagants, il ne m'était jamais venu à l'esprit que je +serais appelé un jour à me trouver face-à-face avec lui et à +répondre à ses questions. + +Ma mère m'avait enseigné à le regarder avec respect, étant un de +ceux que Dieu a destinés à régner sur nous, mais mon oncle sourit +quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris. + +-- Vous êtes assez grand pour voir les choses telles qu'elles +sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage +certain que vous vous trouvez dans le cercle intime où j'entends +vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi +le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en +lui. Jamais chapeau n'abrita plus étrange réunion de qualités +contradictoires. C'est un homme toujours pressé, quoiqu'il n'ait +jamais rien à faire. Il fait des embarras à propos de choses qui +ne le regardent pas, et il néglige ses devoirs les plus +manifestes. Il se montre généreux envers des gens auxquels il ne +doit rien, mais il a ruiné ses fournisseurs en se refusant à payer +ses dettes les plus légitimes. Il témoigne de l'affection à des +gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son père lui +inspire de l'aversion, sa mère de l'horreur, et il n'adresse +jamais la parole à sa femme. Il se prétend le premier gentleman de +l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposté en blackboulant ses +amis à leur club et en le mettant à l'index à Newmarket, comme +suspect d'avoir triché sur un cheval. Il passe son temps à +exprimer de nobles sentiments et à les contredire par des actes +ignobles. Il raconte sur lui-même des histoires si grotesques +qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule +dans ses veines. Et malgré tout cela, il sait parfois faire preuve +de dignité, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouvé en cet +homme des élans de générosité qui m'ont fait oublier les fautes +qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation +qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins +fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et +maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- +même une opinion. + +Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque +temps, car mon oncle marchait avec une grande dignité, tenant +d'une main son mouchoir brodé et de l'autre balançant négligemment +sa canne à bout d'ambre nuageux. + +Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaître et +se découvraient aussitôt sur son passage. + +Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du +pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipage de quatre chevaux +noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, +d'âge moyen, coiffé d'un vieux bonnet qui portait la trace des +intempéries. + +Je ne remarquai rien, qui pût le distinguer d'un conducteur +ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus +grande aisance avec une coquette petite femme perchée à côté de +lui sur le siège. + +-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramène, +s'écria-t-il. + +Mon oncle fit un salut et adressa un sourire à la dame. + +-- Je l'ai coupée en deux pour faire un tour à Friar's Oak, dit- +il. J'ai ma voiture légère et deux nouvelles juments de demi-sang, +des bai Demi-Cleveland. + +-- Que dites-vous de mon attelage de noirs? + +-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas +diablement chics? s'écria la petite femme. + +-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du +Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis. J'aime à faire du +chemin. + +-- Faire du chemin? s'écria la petite femme avec une extrême +véhémence. Quoi! Quoi! Que le... + +Elle se livra à des propos que je n'avais jamais entendu +jusqu'alors même dans la bouche d'un homme. + +-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous +aurions commandé, préparé et mangé notre dîner avant que vous +soyez là pour en réclamer votre part. + +-- Par Georges, Letty a raison, s'écria l'homme. Est-ce que vous +partez demain? + +-- Oui, Jack. + +-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai +partir mes bêtes de la place du château, à neuf heures moins le +quart. Vous vous mettrez en route dès que l'horloge sonnera neuf +heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si +vous arrivez seulement à me voir avant que nous passions le pont +de Westminster, je vous paie une belle pièce de cent livres. +Sinon, l'argent est à moi. On joue ou on paie, est-ce tenu? + +-- Parfaitement! dit mon oncle. + +Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc. + +Comme je le suivais, je vis la femme prendre les rênes, pendant +que l'homme se retournait pour nous regarder et lançait un jet de +jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession. + +-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus +riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur +les routes un professionnel plus expert à manier les rênes et la +langue et sa femme Lady Letty ne s’entend pas moins à l'un qu'à +l'autre. + +-- C'est terrible de l'entendre? dis-je. + +-- Oui! c'est son genre d'excentricité. Nous en avons tous. Elle +divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de près, +ayez les yeux ouverts et la bouche close. + +Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la +porte, s'inclinèrent profondément, pendant que nous passions au +milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tête et +paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de +l'assurance, bien que mon coeur battit à coups rapides. +De là, on passa dans un hall haut et vaste, décoré à l'orientale, +qui s'harmonisait avec les dômes et les minarets du dehors. + +Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant +tranquillement, formant des groupes où l'on causait à voix basse. + +Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, à figure rouge, +qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs +d'importance, accourut au devant de mon oncle. + +-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la +voix comme s'il s'agissait d'affaires d'État, _Es ist vollendet_, +ça veut tire: j'en suis fenu à pout. + +-- Très bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et +faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'à mon +dernier dîner à Carlton House. + +-- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle té cuisine. C'est te +l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui +faut cent mille livres. Tis pour cent et le double à rembourser +quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la +Haye, s'en est charché et le puplic de Hollande a souscrit la +somme. + +-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, +pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles à quelque +nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. +Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet sauté aux +champignons. C'est lui qui règle les affaires d'argent du prince. + +-- Le cuisinier! m'écriai-je tout abasourdi. + +-- Vous paraissez surpris, mon neveu? + +-- Je me serais figuré qu'une banque respectable... + +Mon oncle approcha ses lèvres de mon oreille. + +-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en mêler, dit-il à +voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui? + +-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpellé. + +-- Y a-t-il quelqu'un avec lui? + +-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait. + +-- Alors, nous allons entrer. + +Je le suivis à travers la plus étrange succession de chambres où +brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit +l'effet d'être très riche, très merveilleuse, et dont j'aurais +peut-être aujourd'hui une opinion bien différente. + +Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et +d'écarlate. Des dragons et des monstres dorés se tortillaient sur +les corniches et dans les angles. + +De quelque côté que se portassent nos regards, d'innombrables +miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, à mine +fière, à figure pâle, et du jeune homme si timide qui marchait à +côté de lui. + +À la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvâmes +dans l'appartement privé du prince. + +Deux gentlemen se prélassaient dans une attitude pleine d'aisance +sur de somptueux fauteuils. À l'autre bout de la pièce, un +troisième personnage était debout entre eux sur de belles et +fortes jambes qu'il tenait écartées et il avait les mains croisées +derrière son dos. + +Le soleil les éclairait par une fenêtre latérale et je me rappelle +encore très bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, +l'autre en pleine lumière, et la troisième, à moitié dans l'ombre, +à moitié au soleil. + +Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez +un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l'autre une figure +austère, revêche, encadrée par les hauts collets de son habit et +par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul +tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se +fixèrent, car je savais qu'il devait être le Prince de Galles. + +Georges était alors dans sa quarante et unième année et avec +l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraître moins +âgé. + +Sa vue suffit à me mettre à l'aise, car c'était un personnage à +joyeuse mine, beau en dépit de sa tournure replète et +congestionnée, avec ses yeux rieurs et ses lèvres boudeuses et +mobiles. + +Il avait le bout du nez relevé, ce qui accentuait l'air de +bonhomie qui dominait en lui, en dépit de sa dignité. + +Il avait les joues pâles et bouffies, comme un homme qui vit trop +bien et qui se donne trop peu d'exercice. + +Il était vêtu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane +très collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies à +l'écuyère, et portait une immense cravate blanche. +-- Hello! Tregellis, s'écria-t-il du ton le plus gai, dès que mon +oncle franchit le seuil. + +Mais soudain, le sourire s'éteignit sur sa figure et la colère +brilla dans ses yeux. + +-- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrité. + +Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette +explosion était due à ma présence. + +Mais son regard allait à un objet plus éloigné; en regardant +autour de nous, nous vîmes un homme en habit marron et en perruque +négligée. + +Il nous avait suivis de si près que le valet de pied l'avait +laissé passer dans la conviction qu'il nous accompagnait. + +Il avait la figure très rouge et dans son émotion, il froissait +bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait à la main. + +-- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'écria le +prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon +intérieur? Où est Mellish? où est Townshend? Que diable fait donc +Tom Tring? + +-- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit +hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un +acompte de mille livres me suffirait. + +-- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voilà un singulier +langage. Je paie mes dettes quand je le juge à propos et je +n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. +Mettez-le dehors. +-- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de +votre papa, geignit le petit homme. + +Et pendant que le valet l’emmenait, nous pûmes l'entendre répéter +au milieu des éclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre +l'affaire au banc de papa. + +-- Ce devrait être le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, +n'est-ce pas, Sherry, répondit le prince, car il faudrait y mettre +bon nombre de sujets de Sa Majesté. Je suis enchanté de vous +revoir, Tregellis, mais réellement vous devriez bien faire plus +d'attention à ceux que vous traînez sur vos jupons. Hier même, +nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris à +propos de quelques intérêts en retard et le diable sait quoi. «Mon +brave garçon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je +vous mettrai à la ration», et l'affaire a été réglée. + +-- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire +leur était exposée par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan. + +Le prince éclata en imprécations contre les Communes avec une +énergie sauvage qu'on n'aurait guère attendue de ce personnage à +figure haineuse et florissante. + +-- Que le diable les emporte! s'écria-t-il. Après tous leurs +sermons et m'avoir jeté à la figure la vie exemplaire de mon père, +il leur a fallu payer ses dettes à lui, un million de livres ou +peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille +livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes frères: York est +commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je? +Colonel d'un méchant régiment de dragons, sous les ordres de mon +propre frère cadet! C'est ma mère qui est au fond de tout cela. +Elle a toujours fait son possible pour me tenir à l'écart. Mais +quel est celui que vous avez amené, hein, Tregellis? + +Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer. + +-- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il +vient avec moi à Londres et j'ai cru bien faire en commençant par +le présenter à Votre Altesse Royale. + +-- C'est très bien! C'est très bien! dit le prince avec un sourire +bienveillant, en me passant familièrement la main sur l'épaule. +Votre mère vit-elle encore? + +-- Oui, Sir, dis-je. + +-- Si vous êtes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais +mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut +que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous +défendiez la glorieuse Constitution anglaise. + +Me rappelant avec énergie qu'il s'était emporté contre les +Communes, je ne pus m'empêcher de sourire et je vis Sheridan +mettre la main devant ses lèvres. + +-- Vous n'avez qu'à faire cela, à faire preuve de fidélité à votre +parole, à éviter les dettes, à faire régner l'ordre dans vos +affaires, pour mener une existence heureuse et respectée. Que fait +votre père, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai +moi-même été un peu. Je ne vous ai jamais raconté, Tregellis, +comment nous avions pris à l'abordage le sloop de guerre français +_La Minerve?_ + +-- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis +échangeaient des sourires derrière le dos du prince. + +-- Il déployait son drapeau tricolore, ici même, devant les +fenêtres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une +impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que +je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, +vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de +quatre à chaque bord et un canon de six à l'avant. + +-- Et puis, Sir? et puis? s'écria Francis, qui avait l'air d'un +homme irascible au rude langage. + +-- Vous me permettrez de faire ce récit de la façon qu'il me +convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. +Comme j'allais vous le dire, notre artillerie était si légère que, +je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche +de mon habit, notre décharge de tribord et dans une autre, celle +de bâbord. Nous approchâmes du gros navire français. Nous reçûmes +son feu et nous écorchâmes sa peinture avant de tirer. Mais cela +ne servit à rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de +terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses +filets levés, mais nous sautâmes à l'abordage et nous tapâmes du +marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement +des plus vifs. Nous finîmes par repousser son équipage dans la +soute. On cloua solidement les écoutilles et on remorqua le bateau +jusqu'à Seaham. Sûrement vous étiez alors avec nous, Sherry? + +-- J'étais à Londres à cette époque, dit gravement Sheridan. + +-- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis? + +-- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire +ce récit. + +-- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je +préfère la rapière. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez +entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Éon. Je l'ai +tenu quarante minutes à la pointe de mon épée chez Angelo. C'était +une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de +souplesse dans le poignet pour lui. «Je remercie Dieu qu'il y ait +un bouton au fleuret de Votre Altesse», dit-il, quand nous eûmes +fini notre escrime. À propos, vous êtes quelque peu duelliste, +Tregellis? Combien de fois êtes-vous allé sur le terrain? + +-- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu +d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je +me suis mis au tennis. Un accident pénible survint la dernière +fois que j'allai sur le pré et cela m'en dégoûta. + +-- Vous avez tué votre homme. + +-- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit où Weston +s'était surpassé. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer: +il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en +a fait soixante depuis cette époque et pas un qui en approchât. La +disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la +première fois que je le vis, et quant à la taille... + +-- Mais le duel, Tregellis! s'écria le prince. + +-- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot +que j'étais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel +j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il +avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'écurie. Je tirai le +premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de +désespoir. «Touché! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils. +«Non! un tailleur! un tailleur!» dis-je, car il y avait un double +trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute réparation était +impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son +pareil. + +Sur l'invitation du prince, je m'étais assis dans un coin sur un +tabouret où je ne demandais pas mieux que de rester inaperçu à +écouter les propos de ces hommes. + +C'était chez tous la même verve extravagante, assaisonnée de +nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une +différence: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours +une sorte d'humour dans leurs exagérations, Francis tendait +toujours à la méchanceté et le Prince à l'éloge de soi. + +Finalement on se mit à parler de musique. + +Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement détourné les +propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui +quel était mon goût et voulut absolument me faire asseoir devant +un petit piano, tout incrusté de nacre, qui se trouvait dans un +coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il +chantait. + +Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre: +_L'Anglais ne triomphe que pour sauver_. + +Il le chanta d'un bout à l'autre avec une assez belle voix de +basse. + +Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent +vigoureusement quand il eut fini. + +-- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigté excellent et +je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de +l'Opéra, disait l’autre jour qu'il aimerait mieux me céder son +bâton qu'à n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici +Charité Fox. C'est bien extraordinaire. + +Il s'était élancé avec une grande vivacité pour aller donner une +poignée de mains à un personnage d'une tournure remarquable qui +venait d'entrer. + +Le nouveau venu était un homme replet, solidement bâti, vêtu avec +une telle simplicité qu'elle allait jusqu'à la négligence. + +Il avait des manières gauches et marchait en se balançant. + +Il devait avoir dépassé la cinquantaine et sa figure cuivrée aux +traits durs était déjà profondément ridée, soit par l'âge, soit +par les excès. + +Je n'ai jamais vu de traits où les caractères de l'ange et ceux du +démon soient si visiblement unis. + +En haut c'était le front haut, large du philosophe; puis des yeux +perçants, spirituels sous des sourcils épais, denses. + +En bas était la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en +gros bourrelets sur sa cravate. + +Ce front, c'était celui de l'homme d'État, Charles Fox, le +penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti +libéral pendant les vingt années les plus hasardeuses de son +existence. + +Cette mâchoire, c'était celle de l'homme privé, Charles Fox, le +joueur, le libertin, l'ivrogne. + +Toutefois, il n'ajouta jamais à ses vices le pire des vices, +l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi à découvert que ses +qualités. On eût dit que, par un bizarre caprice, la nature avait +réuni deux âmes dans un seul corps et que la même constitution +contînt l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siècle. + +-- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la +main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquête. +-- Au diable, Charlie, vous savez que je coule à fond ou surnage +avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig. + +Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'était pas +convaincu jusqu'à ce point-là que le Prince fût aussi constant +dans ses principes. + +-- Pitt est allé à vous, Sir, à ce que l'on m'a dit. + +-- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire à la vue de +ce museau pointu qui cherche continuellement à fouiller dans mes +affaires. Lui et Addington se sont remis à éplucher mes dettes. +Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mépris pour moi qu'il +ne se conduirait pas autrement. + +Je conclus, d'après le sourire qui voltigeait sur la figure +expressive de Sheridan, que c'était justement ce qu'avait fait +Pitt. Mais ils se jetèrent à corps perdu dans la politique, non +sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de +marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau. + +Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour à tour +l'objet des malédictions du Prince, en dépit des excellents +conseils qu'il m'avait donnés vis-à-vis de la Constitution +anglaise. + +-- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'état de m'occuper de +mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites à payer à de +vieux domestiques et autres choses du même genre et j'ai grand- +peine à gratter l'argent nécessaire pour ces choses-là. Cependant +mon... + +En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air +important. + +«Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt +remboursable à la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour +vous, ni pour moi, Charlie. Nous commençons à grossir +monstrueusement. + +-- La goutte m'empêche de prendre le moindre exercice, dit Fox. + +-- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en +ôte, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas à nous voir, +Tregellis, que nous ayons été capables de tout ce que nous avons +fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh! +Charlie? + +Fox sourit et hocha la tête! + +«Vous vous rappelez comment, nous sommes arrivés en poste à +Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, +Tregellis. Nous avons enfermé les postillons sous le siège, et +nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi +le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa +barrière sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit +bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire à un boxeur +de profession et s'est empressé de nous ouvrir le chemin. + +-- À propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne à la +Fantaisie un souper à l’hôtel la «Voiture et des Chevaux» vendredi +prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez à la +ville, on serait très heureux si vous condescendiez à faire un +tour parmi nous. + +-- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle où Tom Tyne, le tailleur, +a tué Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai juré de n'en plus +voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. +Naturellement je me suis trouvé incognito aux environs du ring, +mais jamais comme Prince de Galles. +-- Nous serions immensément fiers, si vous vouliez bien venir +incognito à notre souper, Sir. + +-- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous +serons à Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous +savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte +de Chester. + +-- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon +oncle. + +-- À propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un +pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a- +t-il de vrai dans cela? + +-- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier +de livres. Il s'est entiché de ce nouveau boxeur de Winchester, +Crab Wilson, et moi j'ai à trouver un homme capable de le battre. +N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, à environ treize +stone (52 kilos). + +-- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse +d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des +coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sûr +en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse +battre Wilson le Crabe de Gloucester? + +Je fus stupéfait de voir quel intérêt, quelle compétence tous ces +grands personnages témoignaient au sujet du ring. + +Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des +principaux boxeurs de l'époque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam +le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si +obscur dont ils ne connussent en détail les prouesses et l'avenir. + +On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de +leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur à frapper, de leur +constitution. + +Qui donc, à voir Sheridan et Fox occupés à discuter si vivement si +Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, était en état ou non de +se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait +devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que +l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des +comédies les plus spirituelles et d'un des discours les plus +éloquents de sa génération? + +Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetés dans la +discussion. + +Fox, qui avait une haute opinion des qualités de Wilson le Crabe, +estima que la seule chance qu'eût mon oncle, était de réussir à +faire reparaître le vieux champion sur le terrain. + +-- Il est peut-être lent à se déplacer sur ses quilles, mais il +combat avec sa tête, et ses coups valent les ruades de cheval. +Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la +première mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des +spectateurs. S'il n'est pas absolument vanné, Tregellis, il est +votre espoir. + +Mon oncle haussa les épaules. + +-- Si le pauvre Avon était ici, nous pourrions faire quelque chose +grâce à lui, car il avait été le patron de Harrison, et cet homme +lui était dévoué. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et +maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le +malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre +et je dois me mettre à sa recherche. Je remercie Votre Altesse +Royale pour la bonté qu'elle a eue de recevoir mon neveu de façon +aussi bienveillante. +-- À vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra +quoi qu'il arrive que j'aille à la ville, car il y a un pauvre +diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a +écrit dans sa détresse. Si je peux réunir quelques centaines de +livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr +Stone, la vie entière s'ouvre devant vous, et j'espère qu'elle +sera telle que votre oncle puisse en être fier. Vous honorerez le +roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez- +moi bien, évitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que +l'honneur est chose sacrée. + +Et j'emportai ainsi l'impression dernière que me laissèrent sa +figure pleine de sensualité, de bonhomie, sa haute cravate, et ses +larges cuisses vêtues de basane. + +Nous traversâmes de nouveau les chambres singulières avec leurs +monstres dorés. Nous passâmes entre la haie somptueuse des valets +de pied et j'éprouvai un certain soulagement à me retrouver au +grand air, en face de la vaste mer bleue et à recevoir sur la +figure le souffle frais de la brise du soir. + + +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON + + +Mon oncle et moi, nous nous levâmes de bonne heure, le lendemain, +mais il était d'assez méchante humeur, n'ayant aucune nouvelle de +son domestique Ambroise. + +Il était bel et bien devenu pareil à ces sortes de fourmis dont +parlent les livres, et qui sont si accoutumées à recevoir leur +nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand +elles sont livrées à elles-mêmes. + +Il fallut l'aide d'un homme procuré par le maître d'hôtel et du +domestique de Fox, qui avait été envoyé là tout exprès, pour que +mon oncle pût enfin terminer sa toilette. + +-- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il +eut fini de déjeuner. Je ne suis pas en mesure d'être battu. +Regardez par la fenêtre et dites-moi si les Lade sont en vue. + +-- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un +attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siège. + +-- Notre tandem est-il sorti? + +-- Il est à la porte. + +-- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme +jamais vous n'en avez vu. + +Il s'arrêta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de +conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers. + +-- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en +arrière ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez +vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le +comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curaçao comme à +l'ordinaire! Allons, mes chéries, vous en aurez tout votre saoul, +avant que d'être arrivées au pont de Westminster. + +-- Dois-je placer le nécessaire de toilette? demanda le maître +d'hôtel. + +Je vis l’embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il +resta fidèle à ses principes. + +-- Mettez-le sous le siège, le siège de devant, dit-il. Mon neveu, +il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. +Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si +vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez +cette sous-ventrière, Thomas. Avez-vous graissé les moyeux comme +je vous l'avais recommandé? Très bien. Alors, montez, mon neveu, +nous allons les voir partir. + +Un véritable rassemblement s'était formé dans l'ancienne place: +hommes, femmes, négociants en habit de couleur foncée, _beaux_ de +la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-là, +bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle étaient +les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match +entre eux était un événement assez considérable pour défrayer les +conversations pendant longtemps. + +-- Le Prince sera fâché de n'avoir point assisté au départ, dit +mon oncle. Il ne se montre guère avant midi. Ah! Jack, bonjour. +Votre serviteur, madame. Voici une belle journée pour un voyage en +voiture. + +Comme notre tandem venait se ranger côte à côte avec le «four-in- +hand», avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la +soie au soleil, un murmure d'admiration s'éleva de la foule. + +Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le +harnachement de la même nuance, réalisait le fouet corinthien, +pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, +son chapeau blanc, sa figure grossière et halée aurait pu figurer +en bonne place dans une réunion de professionnels, rangés sur une +même ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisât de +deviner en lui un des plus riches propriétaires fonciers de +l'Angleterre. + +C'était un siècle d'excentriques et il avait poussé ses +originalités à un point qui surprenait même les plus avancés, en +épousant la maîtresse d'un fameux détrousseur de grands chemins, +lorsque la potence était venue se dresser entre elle et son amant. + +Elle était perchée à côté de lui, ayant l'air extrêmement chic en +son chapeau à fleurs et son costume gris de voyage, et, devant +eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur +lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorés autour de +leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la +poussière de leurs sabots dans leur impatience de partir. + +-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de +Westminster, quand il se sera écoulé un quart d'heure. + +-- Je parie cent autres livres que nous vous dépasserons, répondit +mon oncle. + +-- Très bien, voici le moment. Bonjour. + +Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses rênes, salua de +son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle +de la place avec une habileté pratique qui fit éclater les +applaudissements de la foule. + +Nous entendîmes s'affaiblir les bruits des roues sur le pavé +jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans l'éloignement. + +Le quart d'heure, qui s'écoula jusqu'au moment où le premier coup +de neuf heures sonna à l'horloge de la paroisse, me parut un des +plus longs qu'il y ait eus. + +Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siège, mais la +figure calme et pâle et les grands yeux bleus de mon oncle +exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s'il eut été +le plus indifférent des spectateurs. + +Mais il n'en était pas moins attentif. Il me sembla que le coup de +cloche et le coup de fouet fussent partis en même temps, non point +en s’allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tête qui +nous lança à une allure furieuse, à grand bruit, sur notre +parcours de cinquante milles. + +J'entendis un grondement derrière nous. Je vis les lignes fuyantes +des fenêtres garnies de figures attentives. Des mouchoirs +voltigèrent. + +Puis nous fûmes bientôt sur la belle route blanche, qui décrivit +sa courbe en avant de nous, bordée de chaque côté par les pentes +vertes des dunes. + +J'avais été muni d'une provision de shillings pour que les gardes- +barrières ne nous arrêtassent pas, mais mon oncle tira sur la +bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie +difficile de la route qui se termina à la côte de Clayton. + +Alors, il les laissa aller. +Nous franchîmes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. +C'est à peine si l’on entrevit, en passant, le cottage jaune où +vivaient ceux qui m'étaient si chers. + +Jamais je n'avais voyagé à une telle allure, jamais je n'ai +ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs +qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques bêtes qui +devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous +leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture, qui +bondissait, volait derrière elles. + +-- Il y a une longue côte de quatre milles d'ici à Hand Cross, dit +mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je +les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes bêtes +aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils +galoperaient jusqu'à ce qu'ils tombent, si j'étais assez brute +pour les laisser faire. Levez-vous sur le siège, mon neveu, et +dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres. + +Je me dressai, en m'aidant de l'épaule de mon oncle, mais sur une +longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-être, je n'aperçus +rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_. + +-- S'il a fait galoper ses bêtes sur toutes ces montées, elles +seront à bout de forces avant d'arriver à Croydon. + +-- Ils sont quatre contre deux. + +-- J'en suis bien sûr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et +bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux à dévorer l'espace +comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas où sont les tours. +Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant +que nous abordons la montée, mon neveu. Regardez-moi l'action de +ce cheval de tête: avez-vous jamais vu rien de plus aisé, de plus +beau? +Nous montâmes la côte au petit trot mais, même à cette allure, +nous vîmes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture +énorme aux larges roues, à la capote de toile, s'arrêter pour nous +regarder d'un air ébahi. Tout près Hand Cross, on dépassa la +diligence royale de Brighton qui s'était mise en route dès sept +heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui +marchaient dans la poussière et qui nous applaudirent au passage. + +À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieux propriétaire de +l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'épices, mais +maintenant la pente était en sens inverse et nous nous mîmes à +courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots. + +-- Savez-vous conduire, mon neveu? + +-- Très peu, monsieur. + +-- On ne saurait apprendre à conduire sur la route de Brighton. + +-- Comment cela, monsieur? + +-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'à les laisser +aller et elles m'auront bientôt amené dans Westminster. Il n'en a +pas toujours été ainsi. Quand j'étais tout jeune, on pouvait +apprendre à manoeuvrer ses vingt yards de rênes, ici tout comme +ailleurs. Il n'y a réellement pas de nos jours de belles occasions +de conduire, plus au sud que le comté de Leicester. Trouvez-moi un +homme capable de faire marcher ou de retenir ses bêtes sur le +parcours d'un vallon du comté d’York, voilà l'homme dont on peut +dire qu'il a été à bonne école. + +Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du +village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes +rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de +même de bonnes occasions de bien conduire sur la route. + +À chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour découvrir +nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter +beaucoup, et il s'occupait à me donner des conseils, où il mêlait +tant de termes du métier que j'avais de la peine à le comprendre. + +-- Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il, sans quoi elles +risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait +l'éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté. Mais, si +vous tenez à mettre quelque animation dans votre voiture, +arrangez-vous pour que votre mèche cingle justement celui qui en a +besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air après qu'elle a +touché. J'ai vu un conducteur réchauffer les côtes à un voyageur +de l'impériale derrière lui, chaque fois qu'il essayait de toucher +son cheval de côté. Je crois que ce sont eux qui soulèvent cette +poussière par-là bas. + +Une longue étendue de route se dessinait devant nous, rayée par +les ombres des arbres qui la bordaient. + +À travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux traînait +lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous. + +Au-delà se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par- +dessus sa silhouette olive, s'élevait un tourbillon blanc, qui se +déplaçait rapidement, comme une traînée de nuages par un jour de +bise. + +-- Oui, oui, ce sont eux, s'écria mon oncle, et il est impossible +que d'autres voyagent de ce train-là. Allons, neveu, nous aurons +fait la moitié du chemin, lorsque nous aurons franchi le môle au +pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures +quatorze minutes. Le prince a fait le parcours à Carlton House +avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La +première moitié est la plus pénible et nous pourrons gagner du +temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance +d'ici à Reigate. + +Et l’on se lança à fond. + +On eût dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce +flocon blanc qui était en avant. Elles s'allongeaient comme des +lévriers. + +Nous dépassâmes un phaéton à deux chevaux qui se rendait à Londres +et nous le laissâmes derrière comme s'il eut été immobile. + +Les arbres, les clôtures, les cottages défilaient confusément à +nos côtés. + +Nous entendîmes les gens jeter des cris dans les champs, +convaincus que c'était un attelage affolé. + +La vitesse s'accélérait à chaque instant. Les fers faisaient un +cliquetis de castagnettes. Les crinières jaunes voltigeaient, les +roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets +craquaient, gémissaient pendant que la voiture oscillait et se +balançait au point que je dus me cramponner à la barre de côté. + +Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous +aperçûmes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de +Reigate dans la dépression qui était devant nous. + +-- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt +minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un +peu d'eau au «Lion Rouge» ne leur fera pas de mal. Palefrenier, +est-il passé un _four-in-hand_ rouge? + +-- Vient de passer à l'instant. + +-- À quelle allure? + +-- Au triple galop, monsieur. A accroché la roue d'une voiture de +boucher au coin de la Grande-Rue et a été hors de vue avant que le +garçon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurté. + +-- Z-z-zack! fit la longue mèche. + +Et nous voila repartis à toute volée. + +C'était jour de marché à Red Hill. + +La route était encombrée de charrettes de légumes, de bandes de +boeufs des chars à bancs des fermiers. + +C'était un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser à travers +cette mêlée. + +Nous ne fîmes que traverser la place du marché, parmi les cris des +hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles. + +Puis, nous fûmes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la +longue et raide descente de la route de Red Hill. + +Mon oncle brandit son fouet, en lançant le cri perçant de l'homme +qui voit ce qu'il cherchait. + +Le nuage de poussière roulait sur la pente en face de nous, et au +travers, nous entrevîmes vaguement le dos de nos adversaires ainsi +qu'un éclair de cuivres polis et une ligne écarlate. + +-- La partie est à moitié gagnée, mon neveu. Maintenant, il s'agit +de les dépasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty +n'a-t-elle pas chaviré? + +Le cheval de tête était pris d'une boiterie soudaine. + +En un instant, nous fûmes à bas de la voiture, à genoux près de +lui. + +Ce n'était qu'une pierre qui s'était enfouie entre la fourchette +et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la +déloger. + +Lorsque nous reprîmes nos places, les Lade avaient contourné la +courbure de la côte et étaient hors de vue. + +-- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas +nous échapper. + +Pour la première fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il +s'était borné à faire voltiger le fouet au-dessus de leur tête. + +-- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons +nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet. + +Les juments commençaient à donner des signes d'épuisement. + +Leur respiration était courte et rauque. Leurs belles robes +étaient collées par la moiteur. + +Au sommet de la côte, elles reprirent pourtant leur bel élan. + +-- Où diable sont-ils passés? s'écria mon oncle. Pouvez-vous +apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu? + +Nous avons devant nous un long ruban blanc parsemé de voitures et +de charrettes allant de Croydon à Red Hill, mais du gros _four-in- +hand_ rouge, pas le moindre indice. + +-- Les voilà! ils se sont dérobés! ils se sont dérobés! cria-t-il +en dirigeant les juments vers une route de traverse qui +s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue. + +Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite +apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient +d'efforts. + +Nos juments allongèrent leur allure et la distance qui nous +séparait d'eux commença à diminuer lentement. Je vis que je +pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que +je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par +distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de +notre côté. + +-- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone à +Warlingham, dit mon oncle. Il aura jugé, à ce qu'il me semble, +qu'il gagnerait du temps à quitter la route des voitures de +maraîchers. Mais nous, nous avons une maudite colline à doubler. +Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe. + +Pendant qu'il parlait, je vis tout à coup disparaître les roues du +_four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes +placées sur le siège et cela aussi brusquement, aussi promptement +que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque +escalier. + +Un moment après nous étions arrivés au même endroit. + +La route s'étendait en bas de nous, raide, étroite, descendant en +longs crochets dans la vallée. Le _four-in-hand_ dégringolait par- +là de toute la vitesse de ses chevaux. + +-- Je m'en doutais, s'écria mon oncle, puisqu'il n'use pas de +serre-frein, pourquoi en userais-je? À présent, mes chéries, un +bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de +notre arrière-train. + +Nous passâmes par-dessus la crête et descendîmes à une allure +enragée la côte où la grosse voiture rouge roulait devant nous +avec un bruit de tonnerre. + +Nous étions déjà dans son nuage de poussière, si bien que nous +pouvions à peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge +sale qui se balançait en roulant, mais dont le contour devenait de +plus en plus net à chaque foulée. + +Nous entendions aisément le claquement du fouet en avant de nous, +ainsi que la voix perçante de Lady Lade qui encourageait les +chevaux. + +Mon oncle était très calme, mais un coup d'oeil de côté que je +lançai sur lui, me fit voir ses lèvres pincées, ses yeux brillants +et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pâles. + +Il n'était nullement nécessaire de presser les juments, car elles +avaient déjà pris une allure qu'il eut été impossible de modérer +ou de régler. + +La tête de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de +derrière, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent +yards on ne gagna pas un pouce. + +Alors, d'un nouvel élan, le cheval de tête se plaça côte à côte +avec le cheval noir du côté de la roue, et notre roue de devant se +trouva à moins d'un pouce de leur roue de derrière. + +-- En voilà de la poussière, dît tranquillement mon oncle. + +-- Éventez-les, Jack, éventez-les, cria la dame. + +Il se dressa et cingla ses chevaux. + +-- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui +attend quelqu'un. + +Nous étions parvenus à nous placer exactement sur la même ligne +qu'eux et les roues de devant vibraient à l'unisson. Il n'y avait +pas six pouces de trop dans la route et, à chaque instant, je +m'attendais à entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme +nous sortions de la poussière, je pus voir devant nous, et mon +oncle, le voyant aussi, se mit à siffler entre les dents. + +À deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont +avec des poteaux et des barres de bois de chaque côté. La route se +rétrécissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il était évidemment +impossible à deux voitures de passer de front. Il fallait que +l'une cédât la place à l'autre. Déjà nos roues étaient à la +hauteur de leurs chevaux. + +-- Je suis en tête, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade. + +-- Jamais de la vie, hurla celui-ci. +-- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. +Tapez à tour de bras. + +Il me parut que nous étions lancés ensemble dans l'éternité. + +Mais mon oncle fit la seule chose qui fût capable de nous sauver. + +Grâce à un effort désespéré, nous pouvions encore dépasser la +voiture juste en face de l'entrée du pont. + +Il se dressa, fouetta vigoureusement à droite et à gauche les +juments, qui, affolées par cette sensation inconnue de douleur se +lancèrent avec une fureur extrême. + +Nous descendîmes à grand bruit, criant tous ensemble à tue-tête +dans une sorte de folie passagère, à ce qu'il me semble, mais nous +avancions quand même d'une façon constante et nous étions déjà +parvenus en avant des chevaux de tête, quand nous nous élançâmes +sur le pont. Je jetai un regard en arrière sur la voiture. Je vis +Lady Lade grinçant de toutes ses petites dents blanches, se jeter +elle-même en avant et tirer des deux mains sur les rênes de côté. + +-- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer. + +Si elle avait exécuté cette manoeuvre un instant plus tôt, nous +nous serions heurtés violemment contre le parapet de bois, nous +l'aurions abattu pour être précipités dans le profond ravin qui +s'ouvrait au-dessous. + +Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du +cheval noir qui était en tête qui fut en contact avec notre roue, +mais son avant-train, dont le poids n'était point suffisant pour +nous faire dévier. +Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe +noire. + +Une minute après, nous volions sur la pente de la route. + +Le _four-in-hand_ s'était arrêté. + +Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied à terre, pansaient +ensemble la blessure du cheval. + +-- À votre aise, maintenant, belles petites, s'écria mon oncle en +reprenant sa place sur le siège et en jetant un coup d'oeil par- +dessus son épaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un +tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tête en travers sur la +route! Je ne tolère pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, +il aura de mes nouvelles demain. + +-- C'est la petite dame, dis-je. + +Le front de mon oncle s'éclaircit et il se mit à rire. + +-- C'était la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais dû m'en douter. +Il y a un souvenir du défunt et regretté Jack Seize Cordes dans ce +tour-là. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que +j'envoie à une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer +notre route en rendant grâce à notre bonne étoile de ce qu'elle +nous ramène par-dessus la Tamise sans un os de cassé. + +Nous nous arrêtâmes au «Lévrier» à Croydon où les deux bonnes +petites juments furent épongées, caressées, nourries. + +Après quoi, prenant une allure aisée, on traversa Norbury et +Streatham. + +À la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus +longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacées +jusqu'à se toucher et nous voyageâmes entre deux rangées de +maisons avec des boutiques aux étalages qui en occupent les angles +et où la circulation était d'une activité toute nouvelle pour moi. + +C'était un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant. + +Puis soudain, nous nous trouvâmes sur un large pont au-dessous +duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de café noir. +Des péniches aux poupes ventrues allaient à la dérive à sa +surface. + +À droite et à gauche s'allongeait une rangée, çà et là, +interrompue, irrégulière de maisons aux couleurs multiples +s'étendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue. + +-- Ceci est l'édifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en +me le désignant avec son fouet. Les tours noires font partie de +l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grâce? Comment va?... +C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument +à queue tressée. Voici la Trésorerie à gauche, puis les Horse- +Guards, et l'Amirauté à cette porte surmontée de dauphins sculptés +dans la pierre. + +Je me figurais, comme un jeune homme élevé à la campagne que +j'étais, que Londres était simplement une accumulation de maisons, +mais je fus étonné de voir apparaître dans leurs intervalles des +pentes vertes, de beaux arbres à l'aspect printanier. + +-- Oui, ce sont les jardins privés, dit mon oncle, et voici la +fenêtre par où Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit +à l'échafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait +cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les +petites chéries, pour faire honneur à leur maître. Regardez cette +barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la +portière. C'est Pitt qui se rend à la Chambre. Maintenant nous +entrons dans Pall Mail. Ce grand bâtiment à gauche c'est Carlton +House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste séjour +enfumé où il y a une horloge et où les deux sentinelles en habit +rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue +qui porte le même nom. Mon neveu, là se trouve le centre du monde. +C'est dans cette rue que débouche Jermyn Street. Enfin nous voici +près de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq +heures pour venir de la vieille place de Brighton. + + +IX -- CHEZ WATTIER + + +La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street était toute +petite, cinq pièces et un grenier. + +-- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila à quoi se +réduisent les besoins d'un homme sage. + +D'autre part, elle était meublée avec la délicatesse et le goût +qui distinguaient son caractère, si bien que ses amis les plus +opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les +dégoûter de leurs somptueuses demeures. + +Le grenier même, qui était devenu ma chambre à coucher, était la +plus parfaite merveille de grenier qu'on pût imaginer. + +De beaux et précieux bibelots occupaient tous les coins de chaque +pièce. La maison tout entière était devenue un véritable musée en +miniature qui aurait enchanté un connaisseur. + +Mon oncle expliquait la présence de toutes ces jolies choses par +un haussement d'épaules et un geste d'indifférence. + +-- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une +indiscrétion de ma part de dire autre chose. + +À Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait déjà +envoyé. + +Au lieu de dissiper le mystère de sa disparition, il ne fit que le +rendre plus impénétrable. + +Il était ainsi conçu: +«Mon cher Sir Charles Tregellis, + +«Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient +mis dans la nécessité absolue de quitter votre service d'une +manière aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de +Friar's Oak à Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre +alternative que cette résolution. + +«J'espère, toutefois, que mon absence ne sera peut-être que +passagère. + +«La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le +coffre-fort de la banque Drummond. + +«Votre très obéissant serviteur, + +«AMBROISE.» + +-- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, +dit mon oncle, d'un air mécontent, mais que diable a-t-il pu lui +arriver qui l'ait obligé à me quitter lorsque nous descendions la +côte au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son +pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis +désolé. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions +venir Weston pour vous équiper. Ce n'est pas le rôle d'un +gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir +trouver le gentleman. Jusqu'à ce que vous ayez vos habits, il +faudra rester en retraite. + +La prise des mesures fut une cérémonie des plus solennelles et des +plus sérieuses, mais ce ne fut rien encore à côté de l'essayage, +qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut véritablement au +supplice pendant que chaque pièce du vêtement était mise en place +et que lui et Weston discutaient à propos de la moindre couture, +des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, +à force de pirouetter devant eux. + +Puis, au moment où je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr +Brummel qui promettait d'être plus difficile encore que mon oncle, +et il fallut rebattre à fond toute l'affaire entre eux. + +C'était un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, +un teint clair, des cheveux châtains et de petits favoris roux. + +Ses manières étaient langoureuses, son accent traînant, et tout en +éclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il +lui manquait cet air viril et décidé qui perçait à travers tout ce +qu'affectait mon parent. + +-- Comment? Georges, s'écria mon oncle, je vous croyais avec votre +régiment? + +-- J'ai renvoyé mes papiers, dit l'autre avec son accent traînant. + +-- Je me doutais que cela finirait ainsi. + +-- Oui, le dixième avait reçu l'ordre de partir pour Manchester et +on ne devait compter guère que je me rendrais en un tel endroit. +Enfin, j'ai trouvé un major monstrueusement butor. + +-- Comment cela? + +-- Il supposait que j'étais au fait de cet absurde exercice, +Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose +dans l'esprit. Je n'éprouvais aucune difficulté à trouver ma place +à la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris +de puce et j'avais remarqué que ma place était juste devant lui. +Cela m'épargnait une infinité d'ennuis. Mais l'autre jour, quand +je vins à la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une +autre, sans pouvoir parvenir à découvrir mon homme au gros nez. +Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je +l'aperçois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement +mis devant lui. Il parait qu'il avait été mis là pour garder la +place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je +n'entendais rien à mon métier. + +Mon oncle se mit à rire et Brummel à me regarder des pieds à la +tête, avec ses grands yeux d'homme difficile. + +-- Voilà qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des +nuances tout à fait convenables pour un vêtement. Mais un gilet à +fleurs aurait été mieux. + +-- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacité. + +-- Mon cher Tregellis, vous êtes infaillible en fait de cravates, +mais vous me permettrez d'avoir ma manière de juger en fait de +gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques +fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection +dont il a besoin. + +Ils discutèrent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de +nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de +moi, la tête penchée, le lorgnon fiché dans l'oeil. + +J'éprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre +d'accord au moyen d'un compromis. + +-- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ébranlât votre +confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit +Brummel avec un grand sérieux. +Je lui promis qu'il n'en serait rien. + +-- Si vous étiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez à +mon goût, mais tel que vous voilà, vous ferez fort bonne figure. +L'année dernière, il vint à la ville un jeune cousin qu'on +recommandait à mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun +conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans +Saint-James street, vêtu d'un habit de couleur tabac à priser qui +avait été coupé par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. +Naturellement, je savais ce que je me devais à moi-même. Je le +regardai de haut en bas. Cela suffit à mettre fin à ses projets de +réussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur +Stone? + +-- Du Sussex, monsieur. + +-- Du Sussex? Ah! c'est là que j'envoie blanchir mon linge. Il y a +une personne qui s'entend parfaitement à empeser et qui demeure +près de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises à la fois. Quand +on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son +attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son +blanchissage. Mais je serais énormément ennuyé s'il me fallait y +vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire? + +-- Vous ne chassez pas, Georges? + +-- Quand je chasse, c'est à la femme. Mais sûrement, Charles, vous +ne donnez pas dans les chiens. + +-- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier. + +-- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roulé +Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai +avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit +trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et +il fut obligé de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement +peut-on trouver à courir de tous côtés au milieu d'une foule de +paysans crasseux qui galopent. Chacun son goût, mais avec une +fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à la table de +Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps +sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plumé +Montague le brasseur? + +-- Je n'étais pas à la ville. + +-- Je lui ai gagné huit mille livres en une séance: «Désormais, +monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bière.» +«Toute la canaille de Londres en boit», m'a-t-il répondu. C'était +une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent +pas perdre avec grâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de +King quelques petits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté? +Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club +ou au Mail, sans doute? + +Et il s'en alla à petits pas à ses affaires. + +-- Ce jeune homme est destiné à prendre ma place, dit gravement +mon oncle après le départ de Brummel. Il est très jeune, il n'a +pas d'ancêtres et il s'est frayé la route par son aplomb +imperturbable, son goût naturel et l'extravagance de son langage. +Il n'a pas son pareil pour être impertinent avec la plus parfaite +politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter les +sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces +matins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence +avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai +convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra +plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang +après n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet +habillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, si +vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis +et je vous montrerai quelque peu la ville. +Comment décrire tout ce que nous vîmes, tout ce que nous fîmes +dans cette charmante journée de printemps? + +Pour moi, il me semblait que j'étais transporté dans un monde +féerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant +magicien en habit à large col et à longues basques qui m'en +faisait les honneurs. + +Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, +leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit +de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un +pas pressé, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez +bouleversé le nid d'un coup de canne. + +Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangées infinies +de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles. + +Puis, nous descendîmes par le Strand où la cohue était plus dense +encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar, pénétrant ainsi dans la +Cité, bien que mon oncle me priât de n'en parler à personne: il ne +tenait pas à ce que cela fût su dans le public. + +Là je vis la Bourse et la Banque et le café Lloyd avec ses +négociants en habits bruns, aux figures âpres, les employés +toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriers actifs. + +C'était un monde bien différent de celui que nous avions quitté, +celui du West-End, le monde de l'énergie et de la force, où le +désoeuvré et l'inutile n'eussent pas trouvé place. + +Malgré mon jeune âge, je compris que la puissance de la Grande- +Bretagne était là, dans cette forêt de navires marchands, dans les +ballots que l'on montait par les fenêtres des magasins, dans ces +chariots chargés qui grondaient sur les pavés de galets. +C'était là, dans la cité de Londres, que se trouvait la racine +principale qui avait donné naissance à l'Empire, à sa fortune au +magnifique épanouissement. + +La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais +l'esprit d'entreprise que recèle cet espace d'un mille ou deux en +carré ne saurait changer, car s'il se flétrit, tout ce qui en est +issu est condamné à se flétrir également. + +Nous lunchâmes chez Stephen, l'auberge à la mode, dans Bond +Street, où je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle +qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue. + +De là nous allâmes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez +Brookes où était le grand club whig, et enfin on retourna chez +Wattier où se donnaient rendez-vous pour jouer les gens à la mode. + +Partout, je vis les mêmes types d'hommes à tournures raides, aux +petits gilets. + +Tous témoignaient la plus grande déférence à mon oncle et, pour +lui être agréable, m'accueillaient avec une bienveillante +tolérance. + +Les propos étaient toujours dans le genre de ceux que j'avais déjà +entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la santé +du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui +paraissait prête à éclater de nouveau, des courses de chevaux et +du ring. + +Je m'aperçus ainsi que l'excentricité était là aussi à la mode, +comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous +regardent encore aujourd'hui comme une nation de toqués, c'est +sans doute une tradition qui remonte à l'époque où les seuls +voyageurs qu'il leur arrivât de voir appartenaient à la classe +avec laquelle je me trouvais alors en contact. + +C'était un âge d'héroïsme et de folie. + +D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appelé au +premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'État +tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington. + +Nous étions grands par les armes et nous n'allions guère tarder à +l'être dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps +les plus grandes puissances de l'Europe. + +D'autre part, un grain de folie réelle ou simulée était un +passeport qui vous ouvrait les portes fermées devant la sagesse ou +la vertu. + +L'homme qui était capable d'entrer dans un salon en marchant sur +les mains, l'homme qui s'était limé les dents afin de siffler +comme un cocher, l'homme qui pensait toujours à haute voix de +façon à tenir toujours ses hôtes dans un frisson d'appréhension, +tels étaient les gens qui arrivaient sans peine à se placer au +premier plan de la société de Londres. + +Et il n'était pas possible de tracer une distinction entre +l'héroïsme et la folie, car bien peu de gens étaient capables +d'échapper entièrement à la contagion de l'époque. + +En un temps où le Premier était un grand buveur, le leader de +l'opposition un débauché, où le prince de Galles réunissait ces +attributs, on aurait eu grand peine à trouver un homme dont le +caractère fût également irréprochable en public et dans sa vie +privée. + +En même temps, cette époque-là, avec tous ses vices, était une +époque d'énergie et vous serez heureux si dans la vôtre le pays +produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et +Wellington. + +Ce soir-là, comme j'étais chez Wattier, auprès de mon oncle, sur +un de ces sièges capitonnés de velours rouge, l’on me montra un de +ces types singuliers dont la renommée et les excentricités ne sont +point encore oubliées du monde contemporain. + +La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses +lustres, était bondée de ces citadins au sang vif, à la voix +bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas +blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux +à ressort sous le bras. + +-- Ce vieux gentleman à figure couperosée, aux jambes grêles, me +dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait +un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le +comte Taafe, et il a envoyé un message à cinquante milles de +distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en +mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause, +est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le +prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir +déclaré et retiré la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le +capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en +matière d'entraînement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles +en vingt et une heures. Vous n'avez qu'à regarder ses mollets pour +vous convaincre que la nature l'a fait exprès pour cela. Il y a +ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet à fleurs qui est +debout près du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage +de Jérusalem en long habit bleu, bottes à l'écuyère et gants de +peau. + +-- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout étonné. +-- Parce que c'était sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l’a +fait entrer dans la société, ce qui vaut mieux que d'être entré à +Jérusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez +aquilin. C'est l'homme qui se lève tous les jours à six heures du +soir et à la cave la mieux pourvue de tabac à priser de l'Europe. +C'est lui qui a ordonné à son domestique de mettre une demi- +douzaine de bouteilles de sherry à côté de son lit et de le +réveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est +capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter +avec un évêque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est +le général Scott qui vit de pain grillé et d'eau et qui a gagné +deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord +Blandfort qui, l'autre jour, a payé dix-huit cents livres un +exemplaire de Boccace. Soir, Dudley. + +-- Soir, Tregellis. + +Un homme d'un certain âge, à l'air hagard, s'était arrêté devant +nous et me toisait des pieds à la tête. + +-- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramassé à la campagne, +murmura-t-il. Il n'a pas une tournure à lui faire honneur. Quitté +la ville, Tregellis? + +-- Pendant quelques jours. + +-- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard +endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les +pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas à enrayer. + +Il hocha la tête et s'éloigna. + +-- Il ne faut pas prendre l'air mortifié, dit mon oncle en +souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser +tout haut. On s'en fâchait souvent, mais on n'y fait plus +d'attention maintenant. Tenez, la semaine dernière, comme il +dînait chez Lord Elgin, il a prié la compagnie d'agréer ses +excuses pour la mauvaise qualité de la cuisine. Comme vous le +voyez, il se croyait à sa propre table. Cela lui donne une place à +part dans la société. C'est à lord Harewood qu'il s'est cramponné +pour le moment. La particularité de Harewood, c'est de copier le +prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le +collet de son habit, croyant que la queue commençait à passer de +mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l’homme laid, +comme on le nommait à Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on +surnomme le numéro onze en raison de la minceur de ses jambes. + +-- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je. + +-- Oui, il va venir nous trouver bientôt. Ce jeune homme a +certainement de l'avenir. Remarquez-vous la façon dont il regarde +autour de lui, de dessous ses paupières, comme si c'était par +condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont +insupportables, mais quand elles sont poussées jusqu'aux derniers +extrêmes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges? + +-- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda +Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses +talons. Il s'est sauvé avec la cuisinière de son père et l'a bel +et bien épousée. + +-- Qu'a fait Lord Merton? + +-- Il les a félicités chaleureusement et a reconnu qu'il avait +toujours méconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune +couple et consent à une forte pension, à la condition que la +mariée continue à exercer sa profession. À propos, Tregellis, il +court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier? + +-- Je ne crois pas, répondit mon oncle. Ce serait une faute que +d'accabler une seule personne sous des attentions que tant +d'autres seraient enchantées de se partager. + +-- Ma façon de voir absolument, et exprimée de la manière la plus +heureuse! s'écria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de +coeurs pour donner à un seul l’ivresse du ravissement? Je pars la +semaine prochaine pour le continent. + +-- Les recors, demanda un de ses voisins. + +-- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner +l'agrément et l'instruction. En outre, il est nécessaire d'aller à +Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour +qu'une nouvelle guerre éclate, il serait bon de s'en assurer une +provision. + +-- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir à +coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. +Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. +En 93, quand la guerre a éclaté, j'en ai été privé pendant neuf +ans. Si je n'avais pas loué un lougre tout exprès pour en +introduire en contrebande, j'aurais peut-être été réduit à notre +cuir tanné d'Angleterre. + +-- Les Anglais sont supérieurs pour fabriquer un fer à repasser ou +un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de délicatesse est +hors de leur portée. + +-- Nos tailleurs sont bons, s'écria mon oncle, mais nos étoffes +laissent à désirer par le goût et la variété. La guerre nous a +rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. +Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former +l'intelligence. L'année dernière, par exemple, je suis tombé sur +de nouvelles étoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, à +Venise. C'était jaune avec les plus jolis chatoiements rouges +qu'on pût trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais +pas voyagé? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela +fit fureur. + +-- Le prince s'en éprit aussi. + +-- Oui, en général, il se conforme à ma direction. L'année +dernière, nous étions habillés d'une façon si semblable qu'on nous +prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis là n'est pas à +mon avantage, mais c'était ainsi. Il se plaint souvent que les +mêmes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je +faire la réponse qui se présente d'elle-même? À propos, Georges, +je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres. + +-- Oui, j'y étais et j'y suis resté environ un quart d'heure. Je +suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis +pas allé plus loin que l'entrée, car une préférence injuste donne +lieu à de la jalousie. + +-- J'y suis allé dès la première heure, dit mon oncle, car j'avais +entendu dire qu'il y aurait des débutantes fort passables. Je suis +toujours enchanté quand je trouve l'occasion de faire un +compliment à quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est +arrivée, mais rarement, car j'ai un idéal que je maintiens bien +haut. + +C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers. + +Pour moi, en les regardant tour à tour, je ne pouvais m'imaginer +pourquoi ils n'éclataient pas de rire au nez l'un de l'autre. + +Bien loin de là, leur conversation était fort grave et semée d'un +nombre infini de petites révérences. À chaque instant, ils +ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaient des mouchoirs +brodés. +Un véritable rassemblement s'était formé autour d'eux et je +m'aperçus fort bien que cette conversation avait été considérée +comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des +arbitres se disputant l'empire de la mode. + +Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui +de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir +son devant de chemise en batiste à dentelles et agitait ses +manchettes, comme s'il était satisfait de la figure qu'il avait +faite dans la partie. + +Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis que j'écoutais ce cercle +de dandys; et maintenant où sont leurs petits chapeaux, leurs +gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eût pu +faire son noeud de cravate. + +Ils menaient d'étranges existences ces gens-là, et ils moururent +d'étrange façon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres +dans la misère, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres +enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, à +l'étranger, dans une maison de fous. + +-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous +passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet. + +J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangée de petites tables +couvertes de serge verte, autour desquelles étaient assis de +petits groupes. + +À un bout, il y avait une table plus longue d'où partait un +murmure continuel de voix. + +-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, +à moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir +Lothian, j'espère que la chance est de votre côté? +Un homme de haute taille, mince, à figure dure et sévère, s'était +avancé de quelques pas hors de la pièce. + +Sous ses sourcils touffus, pétillaient deux yeux, vifs, gris, +fureteurs. + +Ses traits grossiers étaient profondément creusés aux joues et aux +tempes comme du silex rongé par l'eau. + +Il était entièrement vêtu de noir et je remarquai qu'il avait un +balancement des épaules comme s'il avait bu. + +-- Perdu comme un démon, dit-il d'un ton saccadé. + +-- Aux dés? + +-- Non, au whist. + +-- Vous n'avez pas dû être fortement atteint à ce jeu-là? + +-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent +livres la levée et mille le point, et perdant cinq heures de +suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Mon oncle fut évidemment frappé de l'air hagard qu'avait la +physionomie de l'autre homme. + +-- J'espère que vous n'en êtes pas trop mal en point. + +-- Assez mal. Je n'aime pas trop à parler de cela. À propos, +Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pour cette lutte? + +-- Non. +-- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous +savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en +venez pas au fait. + +-- Si vous fixez une date, j'amènerai mon homme, Sir Lothian, dit +mon oncle avec froideur. + +-- Mettons quatre semaines à partir d'aujourd'hui, si cela vous +convient. + +-- Parfaitement, le 18 mai. + +-- J'espère que d'ici ce jour-là, j'aurai changé de nom. + +-- Comment cela? demanda mon oncle étonné. + +-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon. + +-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle +d'une voix où je remarquai un tremblement. + +-- J'ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croit avoir la preuve +que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer +que parce qu'un assassin se dérobe à la justice... + +-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-là, Sir Lothian, dit +mon oncle d'un ton sec. + +-- Vous étiez là aussi bien que moi: Vous savez qu'il était le +meurtrier. + +-- Je vous répète que vous ne le direz pas. + +Les petits yeux gris et méchants de sir Lothian durent s'abaisser +devant la colère impérieuse qui brillait dans ceux de mon oncle. + +-- Eh bien! Même en laissant cela de côté, il est monstrueux que +le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. +Je suis l'héritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes +droits. + +-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit +mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminué mon +affection pour lui et tant que son sort n'aura pas été établi +d'une manière certaine, je ferai tout mon possible pour que ses +droits à lui soient également respectés. + +-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et +d'avoir l'échiné brisée, répondit sir Lothian. + +Et alors, changeant subitement de manières, il posa la main sur la +manche de mon oncle: + +-- Allons, allons, Tregellis! J'étais son ami autant que vous, +dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu +tard, aujourd'hui, pour nous chamailler à ce propos. Votre +invitation reste fixée à vendredi soir? + +-- Certainement. + +-- J'amènerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons +définitivement les conditions de notre petit pari. + +-- Très bien, sir Lothian. J'espère vous voir. + +Ils se saluèrent. +Mon oncle s'arrêta un instant à le suivre des yeux pendant qu'il +se mêlait à la foule. + +-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur +tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux. + + +X -- LES HOMMES DU RING + + +Ce fut à la fin de ma première semaine passée à Londres, que mon +oncle donna un souper à la Fantaisie, comme c'était l'habitude des +gentlemen de cette époque, qui voulaient faire figure dans ce +public comme Corinthiens et patrons de sport. + +Il avait invité non seulement les principaux champions de +l'époque, mais encore les personnages à la mode qui +s'intéressaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and +Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir +Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres. + +Le bruit s'était déjà répandu dans les clubs que le prince serait +présent et l'on recherchait avec ardeur les invitations. + +La _Voiture et les Chevaux_ était une maison bien connue des gens +de sport. + +Elle avait pour propriétaire un ancien professionnel, pugiliste de +valeur. + +L'aménagement en était primitif autant qu'il le fallait pour +satisfaire le bohémien le plus accompli. + +Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, +voulait que les gens, blasés sur le luxe et la haute vie, eussent +l'air de trouver un plaisir piquant à descendre jusqu'aux degrés +les plus bas de l'échelle sociale. + +Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et +de Haymarket réunissaient-ils souvent sous leurs voûtes enfumées +une illustre compagnie. + +C'était pour ces gens-là un changement que de tourner le dos à la +cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour +aller dîner dans une maison où se réunissaient des +commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire +descendre au moyen d'une pinte d'ale bue à la cruche d'étain. + +Une foule grossière s'était amassée dans la rue pour voir entrer +les champions. + +Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la +traversions. + +À l'intérieur était une pièce tendue de rideaux d'un rouge +d'étain, au sol sablé, aux murs garnis de gravures représentant +des scènes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux +taches brunes, produites par les liqueurs, étaient disposées çà et +là. + +Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards à l'aspect +formidable étaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait +l'air le plus brutal, y était perché balançant les jambes. Devant +eux était un plateau chargé de petits verres et de pots d'étain. + +-- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporté un +peu d'ale, de délie-langues, dit à demi-voix l'hôtelier. J'espère +que vous n'y trouverez pas d'inconvénient. + +-- Vous avez très bien fait, Bob. Comment ça va-t-il, vous tous? +Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis +enchanté de vous voir. + +Les champions se levèrent et ôtèrent leur chapeau à l'exception de +l'individu assis sur la table qui continua à balancer ses jambes +et à regarder très froidement et bien en face mon oncle. + +-- Comment ça va, Berks? + +-- Pas trop mal et vous? + +-- Dites: monsieur, quand vous parlez à un m'sieur, dit Belcher et +aussitôt, donnant une brusque secousse à la table, il lança Berks +presque entre les bras de mon oncle. + +-- Hé Jem, pas de ça! dit Berks d'un ton bourru. + +-- Je vous apprendrai les bonnes manières, Joe, puisque votre père +a oublié de le faire. Vous n'êtes pas ici pour boire du tord- +boyaux dans un sale taudis, mais vous êtes en présence de nobles +personnes, de Corinthiens à la dernière mode, et vous devez vous +régler sur leurs façons. + +-- J'ai été considéré toujours comme une manière de noble +personne, moi-même, dit Berks la langue épaisse, mais si par +hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas... + +-- Voyons, là, Berks, c'est très bien, s'écria mon oncle, qui +avait à coeur d'arranger les choses et de couper court à toute +querelle au début de la soirée. Voici d'autres de nos amis. +Comment ça va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien! +Jackson, vous paraissez avoir gagné immensément. Bonsoir, Lade, +j'espère que Lady Lade ne s'est pas trouvée trop mal de notre +charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air +aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par- +dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous +trouverez ici quelques vieux amis. + +Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se +pressaient dans la pièce, j'avais entrevu la carrure solide et la +face épanouie du champion Harrison. + +Sa vue me fit l'effet d'une bouffée d'air de la dune du Sud qui +avait pénétré jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant +l'huile, et je courus pour lui serrer la main. + +-- Ah! maître Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, +comme je le suppose? Vous êtes si changé qu'on ne vous +reconnaîtrait pas. J'ai bien de la peine à croire que c'est +véritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand +le petit Jim et moi nous étions à l'enclume. Eh! comme vous voilà +beau, pour sûr! + +-- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je +avec empressement. + +-- Votre père est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, +et il me dit que la guerre va éclater de nouveau, et qu'il espère +vous voir à Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici +pour visiter Lord Nelson et se mettre en quête d'un vaisseau. +Votre mère se porte bien. Je l'ai vue dimanche à l'église. + +-- Et Petit Jim? + +La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit. + +-- Il s'était mis sérieusement en tête de venir ici, ce soir, mais +j'avais des raisons pour ne pas le désirer, de sorte qu'il y a un +nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pèse, maître +Rodney. Entre nous, j'ai de très bonnes raisons pour désirer qu'il +reste avec moi et je suis sûr qu'avec sa fierté de caractère et +ses idées, il n'arriverait jamais à retrouver son équilibre une +fois qu'il aurait goûté de Londres. Je l'ai laissé là-bas, avec +une besogne suffisante pour le tenir occupé jusqu'à mon retour +près de lui. + +Un homme de haute taille, de proportions superbes et très +élégamment vêtu, s'avançait vers nous. + +Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main à mon +interlocuteur. + +-- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie résurrection. D'où venez- +vous? + +-- Enchanté de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air +aussi jeune et aussi solide que jamais. + +-- Mais oui, merci, j'ai déposé la ceinture le jour où je n'ai +plus trouvé personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis +à donner des leçons. + +-- Et moi j'exerce le métier de forgeron, par là-bas, dans le +Sussex. + +-- Je me suis souvent demandé pourquoi vous n'avez pas guigné ma +ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme à homme, je suis +très content que vous ne l'ayez pas fait. + +-- Eh bien! C'est très beau de votre part de parler ainsi, +Jackson. Je l'aurais peut-être essayé, mais la bonne femme s'y est +opposée. Elle a été une excellente épouse pour moi, et je n'ai pas +un mot à dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isolé, car +tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps. + +-- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en +palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure étoile +dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fête que +de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous +que je vous engage contre eux? + +Les yeux d'Harrison étincelèrent à cette idée, mais il secoua la +tête. + +-- C'est inutile, Jackson, j'ai promis à ma vieille. Voilà +Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard à belle tournure, à +l'habit si voyant. + +-- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau. + +-- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est près de +lui? Il m'a l'air d'un solide gars. + +-- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le +Crabe. + +Harrison le considéra avec intérêt. + +-- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, +n'est-ce pas? + +-- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman à figure maigre que l'on +voit là-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. +Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, à ce +qu'il paraît. Jem Belcher s'attend à de beaux exploits de la part +de Wilson le Crabe. Voici Tom le frère de Belcher. Il cherche +aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les +gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'étais en train de +parler de votre frère, Jem. + +-- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'était approché. +Pour le moment, il se joue plutôt qu'il ne se bat, mais quand il +aura jeté sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux +qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant +de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en +avons reçu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter +à vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientôt dans leur +pays de l'Ouest. + +-- Voici le Prince, dit Jackson, à un bourdonnement confus qui +vint de la porte. + +Je vis Georges s'avancer à grands fracas avec un sourire +bienveillant sur sa face pleine de bonhomie. + +Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques +Corinthiens pour les lui présenter. + +-- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher à Jackson. Berks +boit du gin à même la cruche et vous savez quel cochon ça fait +quand il est saoul. + +-- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des +autres boxeurs. Quand il est à jeun on ne peut pas dire qu'il est +un charmeur, mais quand il est chargé, il n'y a plus moyen de le +supporter. + +Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait +preuve, avait été choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui +concernait le corps des boxeurs, qui le désignait habituellement +sous le nom de commandant en chef. + +Lui et Belcher s'approchèrent de la table sur laquelle Berks +s'était perché. + +Le coquin avait déjà la figure allumée, les yeux lourds et +injectés. +-- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince +est ici et... + +-- Je ne l'ai pas encore aperçu, dit Berks quittant la table en +chancelant. Où est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait +très fier de le secouer par la main. + +-- Non, pas de ça, Joe, dit Jackson en posant la main sur la +poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage +dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir à votre place. Sinon +nous vous mettrons à un endroit où vous ferez autant de bruit +qu'il vous plaira. + +-- Où est-il cet endroit, patron? + +-- Dans la rue, par la fenêtre. Nous entendons avoir une soirée +tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, +si vous prétendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel. + +-- Doucement, patron, grogna Berks, sûrement j'ai toujours eu la +réputation de me conduire comme il faut. + +-- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tâchez de vous +conduire comme si vous l’étiez. Mais voici que notre souper est +prêt. Le Prince et Lord Sele font leur entrée. Deux à deux, mes +gars, et n'oubliez pas dans quelle société vous êtes. + +Le repas fut servi dans une grande salle où le drapeau de la +Grande-Bretagne et des devises en grand nombre décoraient les +murs. + +Les tables étaient arrangées de façon à former les trois côtés +d'un carré. + +Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince +à sa droite, Lord Sele à sa gauche. Il avait eu la sage précaution +de répartir les places à l'avance, de manière à répartir les +gentlemen parmi les professionnels et à éviter le danger de mettre +côte à côte deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui +avait été récemment vaincu, à côté de son vainqueur. + +Quant à moi, j'avais d'un côté le champion Harrison et de l'autre +un gros gaillard à figure épanouie qui m'apprit qu'il se nommait +Bill War, qu'il était propriétaire d'un public house à l'Unique +Tonne dans Jermyn Street, et qu'il était un des plus rudes +champions de la liste. + +-- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ça me pousse +sur le corps avec une rapidité surprenante. Je devrais me battre à +treize stone huit onces et je suis arrivé au poids de dix-sept. Ce +sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste +derrière le comptoir toute la journée et pas moyen de refuser une +tournée de peur de fâcher un client. Voilà qui a perdu plus d'un +champion avant moi. + +-- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis +fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze +ans. + +-- Chez nous, les uns se mettent à un métier, les autres à un +autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour +leur compte. + +-- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau +milieu d'une tempête de neige par là-bas, du côté de Navestock. Il +conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est +garçon de café à présent. Dick Humphries... il est marchand de +charbon, il a toujours tenu à être distingué. Georges Ingleston +est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit à la campagne, +il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des +jeunes Corinthiens et des étourneaux de bonne famille toujours +devant vous à vous provoquer en face. + +C'était bien le dernier inconvénient auquel, selon moi, fût exposé +un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs +gaillards à figures bovines, qui étaient de l'autre côté de la +table, approuvèrent de la tête. + +-- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que +moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voilà qui entrent dans +mon bar, échauffés par le vin. «C'est vous qui êtes Tom Owen, le +boxeur, que dit l'un d'eux» «À votre service, Monsieur, que je +réponds.» «Eh bien, attrapez ça,» dit-il, et voilà une bourrade +sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, +à travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils +peuvent aller brailler partout qu'ils ont tapé sur Tom Owen. + +-- Est-ce que vous ne leur débouchez pas quelques fioles en +récompense? demanda Harrison. + +-- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: «À présent, +Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas +pour l'amour de l'art, pas plus qu'un médecin ne vous drogue pour +rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches +de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maître, et je vous +promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous +aller sortir d'ici, vous faire gorger à l'oeil par un champion de +poids moyen.» + +-- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. +S'ils mettent une guinée sur le comptoir -- ils n'y manquent pas +quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir +une guinée et je ramasse l'argent. + +-- Mais s'ils ne le font pas. +-- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre +un fidèle sujet de Sa Majesté, le nommé William War. Je les traîne +devant le magistrat le lendemain. Ça leur coûte huit jours ou +vingt shillings. + +Pendant ce temps, le souper avançait à grand train. + +C'était un de ces repas solides et peu compliqués qui étaient à la +mode au temps de nos grands-pères et cela vous expliquera, à +certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces +parents-là. + +De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues +fumées, des pâtés de veau et de jambon, des dindons, des poulets, +des oies, toutes les sortes de légumes, un défilé de sherrys +ardents, de grosses ales, tel était le fond principal du festin. + +C'était la même viande et la même cuisine devant laquelle auraient +pu s'attabler, quatorze siècles auparavant, leurs ancêtres +norvégiens et germains. + +Et à vrai dire, comme je contemplais à travers la vapeur des plats +ces rangées de trognes farouches et grossières, ces larges +épaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu +croire que j'assistais à une de ces plantureuses bombances de +jadis, où les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'à l'os, +puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes à la tête de +leurs captifs. + +Ça et là, la figure plus pâle et les traits aquilins d'un +Corinthien rappelaient de plus près le type normand, mais en +grande majorité ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, +faces d'hommes pour qui la vie était une bataille, évoquaient la +sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que +devaient être ces farouches pirates, ces corsaires qui nous +portaient dans leurs flancs. +Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un à un, chacun +des hommes que j'avais en face de moi, il m'était aisé de voir que +les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas été +les seuls maîtres du terrain, mais que d'autres races s'étaient +montrées capables de produire des combattants dignes de se mesurer +avec les plus forts. + +Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fût +comparable à Jackson ou à Belcher, pour la beauté des proportions +et la bravoure. Le premier était remarquable par la structure +magnifique, l'étroitesse de sa taille, la largeur herculéenne de +ses épaules. Le second avait la grâce d'une antique statue +grecque, une tête dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la +beauté. Il avait dans les reins, les membres, l'épaule, cette +longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilité, +l’activité de la panthère. + +Déjà, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa +physionomie comme une ombre tragique. + +Je pressentais en quelque sorte l'événement qui devait arriver +quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui +fit perdre pour toujours la vue d'un côté. + +Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre +sans lutte. + +Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le détail de ce combat où le +vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'état de +juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes +contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans +l'amertume de sa défaite, on l'entendit exprimer son chagrin au +sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune. + +Si à cette lecture, vous n'êtes pas ému, c'est qu'il doit manquer +en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme. + +Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de +tenir tête à Jackson ou à Jem Belcher, il y en avait d'autres +d'une race, d'un type différents, possédant des qualités qui +faisaient d'eux de dangereux boxeurs. + +Un peu plus loin dans la pièce, j'aperçus la face noire et la tête +crépue de Bill Richmond portant la livrée rouge et or de valet de +pied. + +Il était destiné à être le prédécesseur des Molineaux, des Sutton, +de toute cette série de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette +vigueur de muscle, de cette insensibilité à la douleur qui +caractérisent l'Africain et lui assurent un avantage tout +particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier +d'avoir été le premier Américain de naissance qui eût conquis des +lauriers sur le ring anglais. + +Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui +venait alors de quitter la vie active. + +Il laissait derrière lui une réputation d'élégance, de science +accomplie qui depuis lors, jusqu'à ce jour, n'a point été +surpassée. + +La seule critique qu'on pût lui faire était de ne pas frapper avec +assez de force. C'était certes un reproche qu'on n'eût point +adressé à son voisin, dont la figure allongée, le nez aquilin, les +yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait à +la même vieille race. + +Celui-là, c'était le formidable Sam, le Hollandais qui se battait +au poids de neuf stone six onces, mais néanmoins, possédait une +telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs +consentaient à le patronner contre le champion de quatorze stone, +à la condition qu'ils fussent tous deux liés à cheval sur un banc. + +Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint blême +prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de +Whitechapel s'étaient adonnés à ce sport de leur pays adoptif et +qu'en cette carrière, comme en d'autres plus sérieuses de +l'activité humaine, ils étaient capables de se mesurer avec les +plus forts. + +Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement à me +faire connaître ces célébrités, dont la réputation avait retenti +dans nos plus petits villages du Sussex. + +-- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui +qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite été presque +tué par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout près +de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent après lui sont +aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous +trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, +mais ils sont terriblement traîtres. Ce petit gaillard à figure +narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle +l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne +pèse que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un géant. +Il n'a jamais été battu, et il n'y a personne, ayant son poids à +un stone près, qui soit capable de le battre, excepté le seul Sam +le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la même couvée, +un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce +personnage à l'air comme il faut, et qui mange avec une +fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, à cela près +que la bosse de son nez n'est pas tout à fait à sa place, c'est +Dick Humphries, le même qui était le Coq des poids moyens jusqu'au +jour où Mendoza vint lui couper la crête. Vous voyez cet autre à +la tête grisonnante et des cicatrices sur la figure? + +-- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'écria +Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de +War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il était +en pleine vigueur, il n'y avait guère de boxeurs en Angleterre qui +fussent capables de lui tenir tête. + +-- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se +présentèrent, lorsque les trois champions de Birminghan portèrent +un défi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours +vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passés quand il +défia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez +d'endurance pour venir à bout de bien des jeunes. Il est +préférable de rendre des points en poids qu'en années. + +-- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre côté de la table +une voix chevrotante. Oui, mes maîtres, les jeunes auront leur +compte. + +L'homme, qui venait de parler, était le personnage le plus +extraordinaire qu'il y eut dans cette salle où s'en trouvaient de +si extraordinaires. + +Il était vieux, très vieux, si vieux même qu'il échappait à toute +comparaison et personne n'eut été en état de dire son âge, d'après +sa peau momifiée et ses yeux de poisson. + +Quelques rares cheveux gris étaient épars sur son crâne jauni. +Quant à ses traits, ils avaient à peine quelque chose d'humain, +tant ils étaient déformés, car les rides profondes et les poches +flasques de l'extrême vieillesse étaient venues s'ajouter sur une +figure qui avait toujours été d'une laideur grossière et que bien +des coups avaient achevé de pétrir et d'écraser. + +Dès le commencement du repas, j'avais remarqué cet être-là, qui +appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y +trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d'une main +tremblante, les mets placés devant lui. + +Mais, peu à peu, comme ses voisins le faisaient boire +copieusement, ses épaules reprirent de leur carrure. Son dos se +raidit, ses yeux s'allumèrent, et il regarda autour de lui, +d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment +il était venu là, puis avec une expression d'intérêt véritablement +croissant. + +Il écoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les +conversations de ceux qui l'entouraient. + +-- C'est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix le champion Harrison. +Il était exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai +pour la première fois dans le ring. Il y eut un temps où il était +la terreur de Londres. + +-- Oui, il l'était, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- +cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter à +terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, +pour une demi-couronne. Il n'avait pas à ménager sa figure, voyez- +vous, car il a toujours été l'homme le plus laid d'Angleterre. +Mais voilà bien près de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille +et il a fallu lui flanquer plus d'une raclée pour lui faire +comprendre enfin que la force le quittait. + +-- La jeunesse aura son compte, mes maîtres, ronronnait le vieux +en secouant pitoyablement la tête. + +-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une +goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse. Réchauffez-lui le +coeur. + +Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridée. Cela produisit +sur lui un effet extraordinaire. + +Une lueur brilla dans chacun de ses yeux éteints. + +Une légère rougeur se montra sur ses joues cireuses. + +Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain un son tout +particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical. + +De rauques éclats de rire de toute la compagnie y répondirent. Des +figures allumées se penchèrent en avant les unes des autres pour +apercevoir le vétéran. + +-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite. + +-- Riez si vous voulez, mes maîtres, s'écria-t-il dans son jargon +de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnées de +veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes +griffes qui ont cogné sur la boule de Figg et sur celle de Jack +Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux +qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos pères +fussent capables de manger leur soupe. + +La compagnie se remit à rire et à encourager le vétéran, par des +cris où l'intonation railleuse n'était pas dépourvue de sympathie. + +-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur +comment les petits s'y prenaient de votre temps. + +Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus +dédaigneux. + +-- Eh! d'après ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et +chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire +partir une mouche posée sur de la viande. Vous auriez fait de très +bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous +êtes trompés de chemin, quand vous êtes entrés dans le ring. + +-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix +enrouée. + +-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'épargner au bourreau +la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'était pas +présente. + +-- Ça se peut bien, patron, dit le coquin à moitié ivre, qui se +redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne +pas à un m'sieu comme il faut... + +-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si impérieux que +l'individu retomba sur sa chaise. + +-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pépia le +vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de +Cumberland qu'il se chargeait de démolir la garde du roi de +Prusse, à raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de +l'année, jusqu'à ce qu'il fût venu à bout de tout le régiment, et +le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel +d'entre vous aurait été capable de se remettre d'aplomb après le +coup de torchon que donna le gondolier italien à Bob Wittaker? + +-- Qu'est-ce que c'était, Buckhorse? crièrent plusieurs voix. + +-- Il vint ici d'un pays étranger, et il était si large qu'il se +mettait de profil pour passer par une porte. Il y était forcé sur +ma parole, et il était si fort que partout où il cognait, il +fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut cassé deux ou +trois mâchoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en +mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mêle. Il +envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: «Il y a +un petit qui casse un os à chaque fois qu'il touche et ça fait peu +d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui +avoir flanqué une rossée.» Comme ça Figg se lève et il dit: «Je ne +sais pas, mon maître. Il peut bien casser la gueule à n'importe +qui des gens de son pays, mais je lui amènerai un gars de Londres +à qui il ne cassera pas la mâchoire quand même il se servirait +d'un marteau pilon.» J'étais avec Figg au café Slaughter, qui +existait alors, quand il a dit ça au gentilhomme du roi: et j'y +vais, oui, j'y vais. + +Après ces mots, il lança de nouveau ce cri singulier qui +ressemblait à un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les +boxeurs se mirent de nouveau à rire et à l'applaudir. + +-- Son Altesse... c'est-à-dire le comte de Chester... serait +charmé d'entendre jusqu'au bout votre récit Buckhorse, dit mon +oncle à qui le prince venait de parler à voix basse. + +-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, +tout le monde se rassembla dans l'amphithéâtre de Figg, le même +qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittaker était là, et ce +grand bandit de gondolier italien y était aussi. Il y avait +également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingt mille +entassés qu'on aurait cru à voir leurs têtes, comme des pommes de +terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancs tout +autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à ce qu'on +jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'étranger. +Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu'à un endroit il y +avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent +aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il était en +charpente, comme c'était la coutume alors, et élevé d'une hauteur +d'homme par-dessus la tête des gens. Bon! quand Bob eut été mis en +face de ce géant italien, je lui dis: «Bob! donnez-lui un bon coup +dans les soufflets», parce que j'avais bien vu qu'il était aussi +enflé qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il +s'avance vers l'étranger, il reçoit un rude coup sur la boule. +J'entendis le bruit sourd que ça fit et j'entendis passer quelque +chose tout près de moi, mais quand je regardai, l'Italien était en +train de se tâter les muscles au milieu de la scène, mais quant à +Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'était jamais +venu là. + +L'auditoire était suspendu aux lèvres du vieux boxeur. + +-- Eh bien! crièrent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse! +Est-ce qu'il l'avait avalé, quoi enfin? + +-- Eh bien, mes garçons, voilà justement ce que je me demandais +quand tout à coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, +au milieu du public, à une bonne distance de là. Je reconnus les +jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec +des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'était sa couleur. Alors, +on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on +l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eût jamais +manqué. Tout d'abord il était si ébloui qu'il ne savait pas s'il +était à l'église ou dans la prison du Maquignon, mais quand je +l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint à lui. «Nous +allons nous y remettre, Buck» qu'il dit. «Il vous a marqué» dis- +je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors +l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de +côté et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force +que Dieu lui avait donnée. + +-- Eh bien? Eh bien? + +-- Eh bien! L'Italien avait reçu ça en plein sur la gorge et ça le +fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se +redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter +Gloria! Alléluia! de cette force-là. Et voilà que d'un bond, il +saute à bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la +vitesse de ses pattes. Tout le public se lève et part avec lui +aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil +était plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs +comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui +fîmes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis +dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa +qu'au bureau d'embarquement où il s'informait à quelle heure avait +lieu le premier départ pour l'étranger. + +Les rires redoublèrent, on fit tinter les verres sur la table, +quand le vieux Buckhorse eut achevé son histoire. + +Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garçon qui +s'approcha et glissa l'objet dans la main du vétéran. Il cracha +dessus avant de le fourrer dans sa poche. + +Pendant ce temps-là, la table avait été desservie. Elle était +maintenant parsemée de bouteilles et de verres, et l'on +distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac. + +Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude +noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le +Prince fut des premiers, donnèrent l'exemple en allumant leurs +pipes. + +Toute contrainte avait disparu. + +Les boxeurs professionnels, allumés par le vin, s'interpellaient +bruyamment d'un bout à l'autre des tables en envoyant à grands +cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis qui se trouvaient à +l'autre bout de la pièce. + +Les amateurs, se mettant à l'unisson de la compagnie, n'étaient +guère moins bruyants et, discutant à haute voix les mérites des +uns et des autres, critiquaient à la face des professionnels leur +manière de se battre et faisaient des paris sur les rencontres +futures. + +Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappé d'un air +autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la +parole. + +Tel qu'il était debout, sa figure pâle et calme, le corps si bien +pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour +lui, car avec toute son élégance, il paraissait posséder un empire +incontesté sur ces farouches gaillards. + +On eût dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une +meute qui bondit et aboie. + +Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons +sportsmen réunis, et reconnut l'honneur qui avait été fait tant à +ses invités qu'à lui-même, par la présence, ce soir-là, d'une +illustre personnalité qu'il devait mentionner sous le nom de comte +de Chester. + +Il était fâché que la saison ne lui eût pas permis de servir du +gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau +gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence. + +Applaudissements et rires. + +Selon lui, le sport du ring avait contribué à développer ce mépris +de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribué au +salut du pays dans les temps passés et qui allait redevenir +nécessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu. + +Si un ennemi débarquait sur nos rivages, alors, avec notre armée +si peu nombreuse, nous serions dans la nécessité de compter sur la +bravoure naturelle à la race, bravoure pliée à la persévérance par +la vue et la pratique des sports virils. +En temps de paix également, les règles du ring avaient été utiles, +en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce +qu'elles rendaient l'opinion publique hostile à l'usage du couteau +ou des coups de bottes si répandu à l'étranger. + +Il concluait en demandant que l'on bût au succès de la Fantaisie, +en associant à ce toast le nom de John Jackson, le digne +représentant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans +la boxe anglaise. + +Jackson ayant répondu avec une promptitude et un à-propos +qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva +encore une fois. + +-- Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, non seulement pour +célébrer les gloires passées du ring professionnel, mais encore +pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aisé, +maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sous ce +toit, de régler quelques accords. J'en ai moi-même donné l'exemple +en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont +vous être communiquées par ce gentleman. + +Sir Lothian se leva, un papier à la main. + +-- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les +conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne +s'est jamais battu pour un prix, s'engage à une rencontre qui aura +lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel que soit +son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix +de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous de vingt +ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcher et +les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont +de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront +payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira, paiera. +C'était chose curieuse que de voir avec quelle gravité tous ces +gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la tête et jugeaient les +conditions du match. + +-- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est âgé de +vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disputé de prix dans un +combat régulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru +pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions. + +-- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher. + +-- C'est précisément pour ce motif, Sir John, que je mise à deux +contre un en sa faveur. + +-- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille +et le poids de Wilson? + +-- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone +dix. + +-- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour +n'importe quel bipède, dit Jackson au milieu des murmures +approbateurs des professionnels. + +-- Lisez les règles du combat, Sir Lothian. + +-- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dix heures du matin, +dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Le ring sera un +carré de vingt pieds de côté. Ni l’un ni l'autre des combattants +ne se retirera à moins d'un coup décisif reconnu pour tel par les +arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis +sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour +les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, Sir Charles? + +Mon oncle acquiesça d'un signe de tête. + +-- Avez-vous quelque chose à dire, Wilson? + +Le jeune pugiliste, qui était d'une structure singulière dans sa +maigreur efflanquée, avec une figure accidentée, osseuse, passa +ses doigts dans sa chevelure coupée court. + +-- Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec le léger zézaiement des +campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de côté, c'est un +peu étroit pour un homme de treize stone. + +Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels. + +-- Combien vous faudrait-il, Wilson? + +-- Vingt-quatre, Sir Lothian. + +-- Avez-vous quelque objection, Sir Charles? + +-- Aucune. + +-- Avez-vous encore quelque chose à demander, Wilson? + +-- Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pas fâché de savoir +avec qui je vais me battre. + +-- À ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement désigné +votre champion, Sir Charles. + +-- J'ai l'intention de ne le faire que le matin même du combat. Je +crois que le texte même de notre pari me reconnaît ce droit. + +-- Certainement, vous pouvez en faire usage. + +-- C'est mon intention et je serais immensément obligé envers Mr +Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le dépôt des enjeux. + +Ce gentleman s'étant empressé de donner son consentement, toutes +les formalités que comportaient ces modestes tournois furent +accomplies. + +Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, étant échauffés par le +vin, échangeaient des regards de colère d'un bord à l'autre des +tables. + +La lumière pénétrant à travers les spirales grises de la fumée du +tabac éclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les +faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'était +jadis élevée pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte +déloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte à +Hornchurch, se ranima de nouveau. + +Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se +battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir +que Mendoza avait été vaincu loyalement. + +Joe Berks, qui était devenu de plus en plus bruyant et agressif à +mesure que la soirée s'avançait, tenta de monter sur la table, en +proférant d'horribles blasphèmes, pour en venir aux mains avec un +vieux Juif nommé Yussef le batailleur, qui s'était lancé à corps +perdu dans la discussion. + +Il n'en eût pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminât +par une bataille générale et acharnée et ce ne fut que grâce aux +efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes +plus froids, plus rassis, que nous n'assistâmes pas à une mêlée. +Alors, cette question une fois écartée, surgit à la place celle +des prétentions rivales pour les championnats de différents poids. + +Des propos encolérés furent de nouveau échangés. Des défis étaient +dans l'air. + +Il n'y avait pas de limite précise entre les poids légers, moyens +et lourds et, cependant, c'était une affaire importante, pour le +classement d'un boxeur de savoir s'il serait coté comme le plus +lourd des poids légers, ou le plus léger des poids lourds. + +L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre était prêt +à accepter n'importe quel match à onze stone, mais se refusait à +aller jusqu'à douze, ce qui aurait eu pour résultat de le mettre +aux prises avec l'invincible Jem Belcher. + +Faulkner se donnait comme le champion des vétérans, et l'on +entendit même résonner à travers le tumulte le singulier coup de +cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu'il portait un défi à +n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant +moins de sept stone. + +Mais malgré ces éclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le +champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il était +absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la +soirée sans désagréments. Il m'avait conseillé, dans le cas où la +chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugier sous la +table, quand le maître de l'auberge entra d'un pas pressé et remit +un billet à mon oncle. + +Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en +relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise. + +Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire +aux lèvres: +-- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étranger qui attend et +exprime le désir d'engager un combat décisif avec le meilleur +boxeur qu'il y ait dans la salle. + + +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES + + +Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise +silencieuse puis d'un éclat de rire général. + +On pouvait argumenter pour savoir quel était le champion pour +chaque poids, mais il était absolument certain que les champions +de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un défi +assez audacieux pour s'adresser à tous, sans exception, sans +distinction de poids ou d'âge était de nature telle qu'on ne +pouvait y voir qu'une farce, mais c'était une farce qui pouvait +coûter cher au plaisant. + +-- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle. + +-- Oui, sir Charles, répondit l'hôtelier. L'homme attend en bas. + +-- C'est un chevreau, crièrent plusieurs boxeurs, quelque gamin +qui nous fait poser. + +-- Ne le croyez pas, répondit l'hôtelier. C'est un Corinthien à la +dernière mode, à en juger par son habillement, et il parle +sérieusement ou je ne me connais pas en hommes. + +Mon oncle s'entretint quelques instants à voix basse avec le +Prince de Galles. + +-- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas très +avancée et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui désire montrer +son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. +-- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher. + +-- Il a près de six pieds et je le classerai dans les treize stone +quand il sera déshabillé. + +-- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'écria Jackson. + +Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'à +Sam le Hollandais. + +La salle retentissait de cris enroués, des propos de ceux qui se +prétendaient qualifiés pour ce choix. + +Une bataille, alors qu'ils étaient échauffés par le vin et mûrs +pour en découdre, et surtout une bataille devant une société aussi +choisie, devant le Prince lui-même, c'était une chance qui ne se +présentait pas souvent à eux. + +Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des +plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur +dignité d'accepter un engagement ainsi improvisé. + +-- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, +remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisée: +C'est au président de choisir. + +-- Votre Altesse Royale a peut-être un champion en vue, demanda +mon oncle. + +-- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge +et les yeux de plus en plus ternes, je me présenterais moi-même si +ma position était différente. Vous m'avez vu avec les gants +Jackson. Vous connaissez ma forme? + +-- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et +j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale. + +-- Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nous donner une séance. + +Belcher secoua sa belle tête en souriant. + +-- Voici mon frère Tom ici présent qui n'a jamais saigné à +Londres. Il ferait un match plus équitable. + +-- Qu'on me le donne à moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce +soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera à +prendre ma place. Ce gibier-là, c'est pour moi, mes maîtres. +Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment on prépare une tête de +veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai +avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou +tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol. + +Il était clair que Berks s'était mis dans un état tel qu'il +fallait qu'il se battît avec quelqu'un. + +Sa figure grossière était tendue. + +Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses méchants yeux +gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en +quête d'une querelle. + +Ses grosses mains rouges étaient serrées en poings noueux. Il en +brandit un d'un air menaçant tout en promenant autour des tables +son regard d'ivrogne. + +-- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe +Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais +et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse +Royale et de la compagnie, je le désignerai comme notre champion +en cette occasion. + +-- Vous me faites grand honneur, s'écria l'individu qui se leva en +chancelant et commença à ôter son habit. Si je ne l'avale pas en +cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir le Shroshire. + +-- Un instant, Berks, crièrent plusieurs amateurs. Dans quel +endroit la lutte aura-t-elle lieu? + +-- Où vous voudrez, mes maîtres, je me battrai dans la fosse d'un +scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous +voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste. + +-- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement. +Où donc aller? dit mon oncle. + +-- Sur mon âme, Tregellis, s'écria le Prince, je crois que notre +ami l'inconnu aurait son avis à donner sur l'affaire. Ce serait +lui manquer complètement d'égards que de ne pas lui laisser le +choix des conditions. + +-- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter. + +-- Voilà qui est bien facile, car il franchit justement le seuil. + +Je jetai un regard autour de moi et j'aperçus un jeune homme de +haute taille, fort bien vêtu, couvert d'un grand manteau de voyage +de couleur brune et coiffé d'un chapeau de feutre noir. + +Une seconde après, il se tourna et je saisis convulsivement le +bras du champion Harrison. + +-- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim. + +Et cependant dès le premier moment, il m'était venu à l'esprit que +la chose était possible, qu'elle était même probable. + +Je crois qu'elle s'était également présentée à l'esprit +d'Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puis agitée +sur sa physionomie, dès qu'il fut question d'un inconnu qui était +en bas. + +En ce moment, dès que se fut calmé le murmure de surprise et +d'admiration causé par la figure et la tournure de Jim, Harrison +se leva en gesticulant avec véhémence. + +-- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt +ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien. + +-- Laissez-le tranquille, Harrison, s'écria Jackson. Il est assez +grand pour répondre lui-même. + +-- Cette affaire est allée assez loin, dit mon oncle. Harrison, je +crois que vous êtes trop bon sportsman pour vous opposer à ce que +votre neveu prouve qu'il tient de son oncle. + +-- Il est bien différent de moi, s'écria Harrison au comble de +l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis +faire. J'avais décidé de ne plus remettre les pieds dans un ring. +Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir +un instant la société. + +Le petit Jim s'avança et posa la main sur l'épaule du champion. + +-- Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais de façon que je +l'entendis, je suis fâché d'aller contre vos désirs, mais mon +parti est pris, et j'irai jusqu'au bout. + +Harrison secoua ses vastes épaules. + +-- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais +je vous ai déjà entendu tenir ce langage et je sais que cela finit +toujours par ce qui vous plaît. + +-- J'espère, Harrison, que vous avez renoncé à votre opposition? +demanda mon oncle. + +-- Puis-je prendre sa place? + +-- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porté un défi et que +j'ai laissé à un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. +C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en +travers de ma route. + +La large figure, ordinairement impassible, du forgeron était +bouleversée par la lutte des émotions contradictoires. + +À la fin, il abattit brusquement son poing sur la table. + +-- Ce n'est point ma faute, s'écria-t-il, ça devait arriver et +c'est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon, rappelez-vous vos +distances et tenez-vous à bonne portée d'un homme qui pourrait +vous rendre seize livres. + +-- J'étais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il +s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez +venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements +nécessaires en vue de votre défi si digne d'un sportsman. + +-- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur +toutes les personnes présentes qui étaient toutes debout en ce +moment. + +-- Jeune homme, vous verrez à qui vous avez affaire, avant que la +partie soit engagée à fond, cria Berks en se frayant passage par +des poussées inégales à travers la foule. Vous aurez besoin d'un +ami pour jurer qu’il vous reconnaît avant que j'aie fini, voyez- +vous? + +Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tous les traits de sa +figure. + +-- Assurément, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme +ivre? dit-il. Où est Jem Belcher? + +-- Me voici, jeune homme. + +-- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis. + +-- Mon garçon, il faut percer par degrés jusqu'à moi. On ne monte +pas d'un bond d'un bout à l'autre de l'échelle, on la gravit +échelon par échelon. Montrez-vous digne d'être un adversaire pour +moi, et je vous donnerai votre tour. + +-- Je vous suis fort obligé. + +-- Et votre air me plaît, je vous veux du bien, dit Belcher en lui +tendant la main. + +Ils étaient assez semblables entre eux, tant de figure que de +proportions, à cela près que le champion de Bristol avait quelques +années de plus. + +Il s'éleva un murmure d'admiration quand on vit côte à côte ces +deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs +et bien marqués. + +-- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda +mon oncle. + +-- Je m'en rapporte à vous, monsieur, dit Jim. + +-- Pourquoi n'irait-on pas à Five's Court? suggéra sir John. + +-- Soit, allons à Five's Court. + +Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hôtelier. Il +voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une +récolte nouvelle dans les poches de la dépensière compagnie. + +-- Si vous le voulez bien, s'écria-t-il, il n'est pas nécessaire +d'aller aussi loin. Mon hangar à voitures derrière la cour est +vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se +cogner. + +Une exclamation unanime s'éleva en faveur du hangar à voitures et +ceux qui étaient près de la porte s'esquivèrent en toute hâte dans +l'espoir de s'emparer des meilleures places. + +Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison à l'écart. + +-- J'empêcherais ça, si j'étais à votre place. + +-- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désire pas du tout qu'il +se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tête il est +impossible de le lui ôter. + +Tous les combats qu'avait livrés le pugiliste, si on les avait mis +ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation. + +-- Alors chargez-vous de lui et prenez l'éponge, quand les choses +commenceront à tourner mal. Vous connaissez le record de Joe +Berks? + +-- Il a commencé depuis mon départ. + +-- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse +venir à bout de lui. Vous voyez vous-même l'homme: six pieds et +quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l’a battu +deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal. + +-- Bon, bon, il nous faut en passer par là. Vous n'avez pas vu le +petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure +opinion de ses chances. Il n'avait guère que seize ans quand il +rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du +chemin. + +La compagnie sortait à flots par la porte et descendait à grand +bruit les marches. + +Nous nous mêlâmes donc au courant. + +Il tombait une pluie fine et les lumières jaunes des fenêtres +faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour. + +Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant +de l'atmosphère empestée de la salle du souper. +À l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se +dessinait vivement à la lumière des lanternes de l'intérieur. + +Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui +se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier +rang. + +De mon côté, avec ma taille plutôt petite, je n'aurais rien vu, si +je n'avais rencontré un seau retourné sur lequel je me plantai en +m'adossant au mur. + +La pièce était vaste avec un plancher en bois et une ouverture en +carré dans la toiture. Cette ouverture était festonnée de têtes, +celles des palefreniers et des garçons d'écurie qui regardaient de +la chambre aux harnais, située au-dessus. + +Une lampe de voiture était suspendue à chaque coin et une très +grosse lanterne d'écurie pendait au bout d'une corde attachée à +une maîtresse poutre. + +Un rouleau de cordage avait été apporté et quatre hommes, sous la +direction de Jackson, avaient été postés pour le tenir. + +-- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle. + +-- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands, +Monsieur. + +-- Très bien. Et une demi-minute après chaque round, je suppose. +Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut être l'autre et +vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre +suprême. + +Tous les préparatifs furent faits avec autant de célérité que +d'exactitude par ces hommes expérimentés. + +Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés de Berks. Petit Jim +fut confié aux soins de Belcher et de Jack Harrison. + +Les éponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent +passées de mains en mains, pour être mises à la disposition des +seconds. + +-- Voici votre homme, s'écria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien +nous allons vous chercher. + +Jim parut dans le ring, nu jusqu'à la ceinture, un foulard de +couleur noué autour de la taille. + +Un cri d'admiration échappa aux spectateurs quand ils virent les +belles lignes de son corps, et je criai comme les autres. + +Il avait les épaules plutôt tombantes que massives, mais il avait +les muscles à la bonne place, faisant des ondulations longues et +douces, du cou à l'épaule, et de l'épaule au coude. + +Son travail à l'enclume avait donné à ses bras leur plus haut +degré de développement. + +La vie salubre de la campagne avait revêtu d'un luisant brillant +sa peau d'ivoire qui reflétait la lumière des lampes. + +Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait +cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des +fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans +l’ombre d'un doute pour moi, la détermination d'un orgueil dur +comme fer. +Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage +l’abandonnât. + +Pendant ce temps, Joe Berks s'était avancé d'un air fanfaron et +s'était arrêté les bras croisés entre ses seconds, dans l'angle +opposé. + +Son expression n'avait rien de la hâte, de l'ardeur de son +adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la +poitrine et sur les côtes, prouvait, même à des yeux +inexpérimentés, comme les miens, qu'il n'était pas un boxeur +manquant d'entraînement. + +Certes une vie passée à boire des petits verres et à se donner du +bon temps l'avait rendu bouffi et lourd. + +D'autre part, il était fameux par son adresse, par la force de son +coup, de sorte que même devant la supériorité de l'âge et de la +condition, les paris furent à trois contre un en sa faveur. + +Sa figure charnue, rasée de près, exprimait la férocité autant que +le courage. + +Il restait immobile, fixant méchamment Jim de ses petits yeux +injectés de sang, portant un peu en avant ses larges épaules, +comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne. + +Le brouhaha des paris s'était augmenté, couvrant tous les autres +bruits. Les hommes se jetaient leurs appréciations d'un côté à +l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer +l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari. + +Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues +contre Jim et les évaluait libéralement avec ceux qui jugeaient +d'après l'apparence de l'inconnu. +-- J'ai vu Berks se battre, disait-il à l'honorable Berkeley +Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un +homme possesseur d'un pareil record. + +-- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, +mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipèdes ou de +quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma +vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-vous toujours contre +moi? + +-- Trois contre un. + +-- Chaque unité compte pour cent livres. + +-- Très bien, Craven! les voilà partis. Berks! Berks! Bravo! +Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai à vous faire +verser ces cent livres. + +Les deux hommes s'étaient mis debout face-à-face, l'un aussi léger +qu'une chèvre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras +droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait +les deux bras à demi ployés et les pieds presque sur la même +ligne, de façon à pouvoir porter en arrière l'un ou l'autre. + +Pendant une minute, ils se regardèrent. + +Puis Berks baissant la tête et lançant un coup de sa façon qui +était de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa +brusquement Jim dans son coin. + +Ce fut une glissade en arrière plutôt qu'un Knock-down mais on vit +un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim. + +En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les +entraînèrent dans leur coin. + +-- Vous est-il égal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, +qui allongeait le cou pour apercevoir Jim. + +-- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! +crièrent les gens du ring. + +-- L'inégalité s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre +contre un en centaines? + +-- Parfaitement, Sir John! + +-- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il +a eu un Knock-down. + +--Il a été bousculé par un coup, mais il a paré tous ceux qui lui +ont été portés et je trouve qu'il avait une mine à mon gré quand +il s'est relevé. + +-- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. +Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas +toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne. + +Ils étaient aux prises pour la seconde fois et je trépignais +d'agitation sur mon seau. + +Il était évident que Berks prétendait l'emporter de haute lutte, +tandis que Jim, conseillé par les deux hommes les plus +expérimentés de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique +la plus sûre consistait à laisser le coquin gaspiller sa force et +son souffle en pure perte. + +Il y avait quelque chose d'horrible dans l'énergie que mettait +Berks à lancer ses coups et à accompagner chaque coup d'un +grognement sourd. + +Après chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regardé un +navire échoué sur la plage du Sussex, après chaque vague succédant +à une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois +je m'attendais à le revoir cruellement abîmé. + +Mais la lumière de la lanterne me montrait chaque fois la figure +aux traits fins de l'adolescent, avec la même expression alerte, +les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendant qu'il recevait +les coups sur l’avant-bras ou que, baissant subitement la tête, il +les laissait passer en sifflant par-dessus son épaule. + +Mais Berks avait autant de ruse que de violence. + +Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carré de +cordes, d'où il lui était impossible de s'échapper et dès qu'il +l'y eut enfermé, il se jeta sur lui comme un tigre. + +Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le +détailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement +sous les deux bras lancés à toute volée. En même temps, j'entendis +un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, +Berks gisant sur le côté, une main sur un oeil. + +Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, +les valets d'écurie, l'hôtelier, tout le monde criait à tue-tête. + +Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, sur une caisse, et de +sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un +jargon de ring étrange et vieilli que personne ne comprenait. + +Ses yeux éteints brillaient. Sa face parcheminée frémissait +d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme. + +Les deux hommes furent entraînés vivement dans leurs coins. + +Un des seconds les épongeait tandis que l'autre agitait une +serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, les bras ballants, les +jambes allongées, absorbaient autant d'air que leurs poumons +pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur était +accordé. + +-- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven +triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral? + +-- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la +tête. À combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele? + +-- À deux contre un. + +-- Je vous le prends à cent par unité. + +-- Voilà Sir John qui se couvre, s'écria mon oncle, en se +retournant vers nous avec un sourire. + +-- Allez! dit Jackson. + +Ce round-là fut notablement plus court que le précédent. + +Évidemment, Berks avait reçu la recommandation d'engager la lutte +de près à tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait +sa supériorité de poids, avant que l'avantage que donnait à son +adversaire sa supériorité de forme pût faire son effet. + +D'autre part, Jim, après ce qui s'était passé dans le dernier +round, était moins disposé à faire de grands efforts pour le tenir +à distance d'une longueur de bras. + +Il visa à la tête de Berks qui se lançait à fond, le manqua et +reçut à rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima +sur les côtes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges. + +Comme ils se rapprochaient, Jim saisit à l'instant sous son bras +la tête sphérique de son adversaire et y appliqua deux coups du +bras ployé, mais grâce à son poids le professionnel le fit sauter +par-dessus lui et tous deux roulèrent à terre, côte à côte, +essoufflés. + +Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis +que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, se dirigeait vers son +siège en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le +Hollandais. + +-- Soufflets de forge à raccommoder, s'écria Jem Belcher. Et +maintenant qui tient quatre contre un? + +-- Donnez-nous le temps d'ôter le couvercle de notre poivrière, +dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit. + +-- Voilà qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a déjà un oeil +de fermé. Je tiens un contre un que mon garçon gagne. + +-- Combien? crièrent plusieurs voix. + +-- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant +tout ce qu'il possédait en ce monde. + +Jackson cria une fois de plus. +-- Allez! + +Tous deux furent d'un bond à la marque, Jim avec autant de ressort +et de confiance et Berks avec un ricanement fixé sur sa face de +bouledogue et un éclair de féroce malice dans l'oeil qui pouvait +lui servir. + +Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste +poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un halètement +rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus. + +-- Allez-y, mon garçon, bourrez-le sans relâche, hurlèrent Belcher +et Harrison. + +-- Ménagez votre souffle, Berks! Ménagez votre souffle, criaient +les Juifs. + +Ainsi donc nous assistâmes à un renversement de tactique, car +cette fois c'était Jim qui se lançait avec toute la vigueur de la +jeunesse, avec une énergie que rien n'avait entamée, tandis que +Berks, le sauvage, payait à la nature la dette qu'il avait +contractée, en l'outrageant tant de fois. + +Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, +sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour +respirer tout en étendant son long bras gauche et reployant son +bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux +antagoniste. + +-- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- +vous tomber et prenez un instant de repos. + +Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu +de Berks. +Il avait toujours été une courageuse brute qui dédaignait de +s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses +jambes. + +Il tint Jim à distance avec ses longs bras et si bien que Jim +bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il était arrêté +comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces. + +Maintenant, chaque instant gagné était un avantage pour Berks. + +Déjà il respirait plus librement et la teinte bleuâtre s'effaçait +sur sa figure. + +Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui +glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques +rapides comme l'éclair, sans pouvoir vaincre la résistance passive +que lui opposait le professionnel expérimenté. + +C'était alors que la science du ring trouvait son application. +Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deux maîtres de cette +science. + +-- Portez votre gauche sur sa marque, mon garçon, et visez à la +tête avec le droit, crièrent-ils. + +Jim entendit et agit à l'instant. + +-- Pan! + +Son poing gauche arriva juste à l'endroit où la courbe des côtes +de son adversaire quittait le sternum. + +La violence du coup fut atténuée de moitié par le coude de Berks, +mais elle eut pour résultat de lui faire porter la tête en avant. + +-- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de +billard qui en heurte une autre. + +Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en +une vaste masse de chair sur le sol. + +Ses seconds s'élancèrent aussitôt et le mirent sur son séant. Sa +tête se balançait inconsciemment d'une épaule à l'autre et finit +même par tomber en arrière le menton tendu vers le plafond. + +Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, +pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des +injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient +le faire sortir de cette insensibilité sereine. + +Le mot: «Allez!» fut prononcé au moment prescrit et les Juifs, +voyant que l'affaire était finie, lâchèrent la tête de leur homme +qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta étendu, ses +gros bras, ses fortes jambes allongés, pendant que les Corinthiens +et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la +main de son vainqueur. + +De mon côté, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'était +pas une tâche aisée pour l'homme le plus faible qu'il y eût dans +la pièce. + +Tout autour de moi, des discussions animées s'engageaient entre +amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son +avenir. + +-- C'est le plus beau début que j'aie jamais vu, depuis le jour où +Jem Belcher se battit pour la première fois avec Paddington Jones +à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, +dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, +avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes. + +-- Cette belle figure que voila me coûte bel et bien cinq cents +livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait +d'une façon si cruelle? + +-- Malgré cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe +Berks avait été à jeun, il l'aurait mangé. En outre, le jeune gars +était en plein entraînement, tandis que l'autre était prêt à +éclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait été +touché. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en +pareille condition. Mettez les hommes à l'entraînement et votre +casseur de têtes sera comme une poule devant un cheval. + +Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. +D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion +passionnée s'engagea autour de moi. + +Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme à un signal +donné, la majorité de la compagnie gagna la porte. + +Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin où Jim finissait sa +toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie +sur les joues, l'aidait à remettre son pardessus. + +-- En quatre rounds! ne cessait-il de répéter dans une sorte +d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze à +Jem Belcher! + +-- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais +bien dit que j'irais à Londres et que je m'y ferais un nom. + +-- C'était splendide, Jim! + +-- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux +fixés sur moi. Vous n'êtes pas changé avec tous vos beaux habits +et vos vernis de Londres. + +-- C'est vous qui avez changé, Jim. J'ai eu de la peine à vous +reconnaître quand vous êtes entré dans la salle. + +-- Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vous pris tout ce beau +plumage, Jim? Je sais pour sûr que ce n'est pas votre tante qui +vous aura aidé à faire les premiers pas vers le ring et ses prix. + +-- Miss Hinton a été une amie pour moi, la meilleure amie que +j'aie jamais eue! + +-- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je +n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez à me rendre témoignage +sur ce point quand nous retournerons à la maison. Je ne sais pas +trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus +rien... Après tout, elle est... À présent que le diable emporte ma +langue maladroite. + +Je ne saurais dire si c'était l'effet du vin qu'il avait bu au +souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, +mais Harrison était très agité et sa physionomie d'ordinaire +placide avait une expression de trouble extrême. + +Ses manières semblaient tour à tour trahir la jubilation et +l'embarras. + +Jim l'examinait avec curiosité et évidemment, se demandait ce qui +pouvait se cacher derrière ces phrases hachées et ces longs +silences. + +Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait été débarrassé. + +Jem Belcher était resté à causer d'un air fort grave avec mon +oncle. + +-- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, à portée de mon oreille. + +-- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le +fameux pugiliste. + +Et tous deux se dirigèrent vers nous. + +-- Je désirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez à +être mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de +Gloucester, dit mon oncle. + +-- Ce que je désire, sir Charles, c'est la chance de faire mon +chemin. + +-- Il y a de gros enjeux, de très gros enjeux sur l’_event_, dit +mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela +vous convient-il? + +-- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on +m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher. + +Belcher se mit à rire de bon coeur. + +-- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais +c'était chose assez aisée pour vous, ce soir, de battre un homme +qui avait bu et qui n'était pas en forme. + +-- Je ne tenais pas du tout à me battre avec lui, dit Jim en +rougissant. + +-- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre +avec n'importe quel bipède. J'en étais sûr dès que mes yeux se +sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez +à vous battre avec Wilson, vous aurez affaire à l'homme de l'Ouest +qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de +l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a +les mouvements aussi vifs et la portée de bras aussi longue que +vous, et il s'entraîne jusqu'à sa demi-once de graisse. Je vous en +avertis dès maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me +charger de vous... + +-- Vous charger de moi? + +-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti à vous entraîner pour la +prochaine lutte, si vous consentiez à l’accepter. + +-- Certainement, et je vous en suis très reconnaissant, dit Jim +avec empressement; à moins que mon oncle ne veuille bien +m'entraîner, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers. + +-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en +sait bien plus long que moi en fait d'entraînement. Où se logera- +t-on? + +-- Je pensais que si nous choisissions l'hôtel _Georges_ à +Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le +choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, +en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creux de Smitham, il +n'y a guère d'endroit plus convenable pour un combat. Êtes-vous de +cet avis? + +-- J'y adhère de tout mon coeur, dit Jim. + +-- Alors, vous m'appartenez à partir de cette heure, voyez-vous, +dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que +je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez à faire tout ce +qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure à perdre, car +Wilson est au demi entraînement depuis le mois dernier. Vous avez +vu ce soir son verre vide. + +-- Jim est prêt au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa +vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux à Crawley demain. +Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles. + +-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez à Crawley me voir +dans mon lieu d'entraînement, n'est-ce pas? + +Je lui promis avec empressement que je viendrais. + +-- Il faut être plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant +que nous roulions vers la maison dans son _vis-à-vis_ modèle. En +première jeunesse, on est quelque peu porté à se laisser diriger +par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me paraît un +jeune homme des plus convenables, mais après tout il est apprenti +forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fossé entre +sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui +faire sentir que vous êtes son supérieur. + +-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, +monsieur. Nous avons passé notre jeunesse ensemble et nous n'avons +jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant à lui montrer que je +suis son supérieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car +je vois bien qu'il est le mien. +-- Hum! dit sèchement mon oncle. + +Et ce fut la dernière parole qu'il m'adressa ce soir-là. + + +XII -- LE CAFÉ FLADONG + + +Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ à Crawley pour se +remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et +s'entraîner en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de +Gloucester. + +Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les +salons de bars comment il avait paru, à un souper de Corinthiens +et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks. + +Je me rappelai cet après-midi de Friar's Oak où Jim m'avait dit +qu'il se ferait un nom, et son projet s'était réalisé plutôt qu'il +ne s'y était attendu, car, quelque part qu'on allât, on était +certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir +Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités des deux +combattants probables. + +Les paris en faveur de Wilson haussaient régulièrement, car il +avait à son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait +qu'une victoire. + +Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, étaient d'avis +que la singulière tactique défensive qui lui avait valu son +surnom, était très propre à déconcerter son antagoniste. + +Pour la taille, la force, et la réputation d'endurance, on eût eu +peine à décider entre eux, mais Wilson avait été soumis à des +épreuves plus rigoureuses. + +Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon père +fit la visite à Londres qu'il avait promise. + +Le marin ne se plaisait point dans les cités. Il trouvait plus de +charme à se promener sur les dunes, à diriger sa lunette sur la +moindre voile de hune qui se montrait à l'horizon qu'à s'orienter +dans les rues encombrées par la foule. + +Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'après celle du +soleil et trouvait qu'on était à chaque instant arrêté dans ses +calculs. + +Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser +son influence auprès de Lord Nelson dans le cas où un emploi se +présenterait pour lui ou pour moi. + +Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu, comme c'était son +habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons +d'argent, chaussé de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffé de son +chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval à +queue coupée court. + +J'étais resté à la maison, car j'avais déjà reconnu, à part moi, +que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable. + +Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs +façons dépourvues de naturel, m'étaient devenus insupportables et +mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur et de protection, +m'inspirait des sentiments fort mêlés. + +Mes pensées se reportaient vers le Sussex. + +Je rêvais de la vie cordiale et simple qu'on mène à la campagne, +quand tout à coup, on frappa à la porte et j'entendis une voix +familière, puis j'aperçus sur le seuil une figure souriante, au +teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeux bleu clair. + +-- Eh bien! Roddy, s'écria-t-il, comme vous voilà grand +personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu +du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces +manchettes. + +-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, père. + +-- Cela me réchauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord +Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous +mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchirons la mémoire. Mais +où est votre oncle? + +-- Il fait sa promenade à cheval au Mail. + +Une expression de soulagement passa sur l'honnête figure de mon +père, car il ne se sentait jamais complètement à son aise en +compagnie de son beau-frère. + +-- Je suis allé à l'Amirauté et je compte avoir un navire quand la +guerre éclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. +Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis +attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec +moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de là +Méditerranée. + +Quand on se rappelle que, dans la dernière année de la guerre, +nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqués, +que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la +moitié de ce nombre avait été licencié, quand le traité de paix +d'Amiens mit leurs navires à l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie +de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien +que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer. + +On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces +hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs, dont la simplicité +de costume dénonçait la maigreur de la bourse, tout comme leur air +distrait témoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcée, +si contraire à leurs habitudes. + +Ils avaient l'air complètement dépaysés, dans les rues sombres aux +maisons de briques, comme les mouettes qui, chassées au loin par +le mauvais temps, se montrent dans les comtés du centre. + +Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans +leurs opérations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un +emploi en montrant à l'Amirauté leurs figures hâlées, ils +continuaient à aller par Whitehall avec leur allure de marins +arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur les +événements de la dernière guerre où les chances de la guerre +prochaine, au café _Fladong_, dans Oxford Street, qui était +réservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter +l'était à l'armée et celui d'Ibbetson à l'église d'Angleterre. + +Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pièce, où nous +soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me +causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, +qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus +diverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique aux +Indes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui +les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est +ordinairement entre frères. + +Les règles du service exigeaient qu'on fût constamment rasé de +près, que chaque tête fût poudrée, que sur chaque nuque tombât la +petite queue de cheveux naturels attachés par un ruban de soie +noire. + +Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient réuni leur +influence pour leur donner un teint foncé, en même temps que +l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prêts +à reparaître avaient imprimé sur tous le même caractère d'autorité +et de vivacité. + +Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux +officiers avaient des figures sillonnées de rides profondes et des +nez imposants qui faisaient, à la plupart d'entre eux, une figure +d'ascètes austères et durcis par les intempéries comme ceux du +désert. + +Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute +camaraderie, avaient laissé leurs marques sur ces figures de +Peaux-Rouges. + +Pour ma part, j'étais si occupé à les examiner, que je touchai à +peine à mon souper. Malgré ma grande jeunesse, je savais que, s'il +restait quelque liberté en Europe, nous la devions à ces hommes, +et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le résumé de +ces dix années de luttes qui avaient fini par faire disparaître de +la mer le pavillon tricolore. + +Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père me conduisit dans la +grande salle du café où étaient réunis une centaine d'autres +officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues +pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse que celle qui +règne sur le pont supérieur quand on combat bord à bord. + +Comme nous entrions, nous nous trouvâmes face-à-face avec un +officier d'un certain âge qui allait sortir. + +C'était un homme aux grands yeux intelligents, à figure pleine et +placide, une de ces figures que l'on attribuerait à un philosophe, +à un philanthrope, plutôt qu'à un marin guerrier. +-- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon père. + +-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton très cordial le fameux +amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuis que vous vîntes à bord +de l’_Excellent_ après Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de +vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu'on m'a dit? + +-- J'étais troisième sur le _Thésée_, sous Millar, monsieur. + +-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y être point trouvé. J'ai +eu bien de la peine à m'en remettre Quand on pense à cette +brillante expédition!... Et dire que j'étais chargé de faire la +chasse à des bateaux de légumes, aux misérables bateaux chargés de +choux, à San Lucar. + +-- Votre tâche valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une +voix derrière nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine +de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle. + +Sa figure de mâtin était agitée par l'émotion et, en parlant, il +hochait piteusement la tête. + +-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y +compatir. + +-- J'ai passé cette nuit-là dans le tourment, Collingwood, et elle +a laissé ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'à ce +qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile à +voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ échoué sur un banc de +sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la +bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule +bordée, sans même ôter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai +ouvert ma boîte à pistolets pour me faire sauter la cervelle, et +deux fois j'ai été retenu par la pensée que Nelson pourrait encore +peut-être m’employer. + +Collingwood serra la main du malheureux capitaine. + +-- L'amiral Nelson n'a pas été longtemps sans vous trouver un +emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre +siège de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos +canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à bout portant par +les embrasures. + +La mélancolie disparut de la large face du gros marin et son rire +sonore remplit la salle. + +-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs façons +en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord à bord et nous +avons foncé sur leurs sabords jusqu'à ce qu'ils aient amené +pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vous été? + +-- Avec ma femme et mes deux fillettes, à Morpeth, là-haut dans le +Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se +passer dix autres années, je n'en sais rien, avant que je les +revoie. J'ai fait là-bas de bonne besogne pour la flotte. + +-- Je croyais, monsieur, que c'était dans l'intérieur, dit mon +père. + +-- C'est en effet dans l'intérieur, dit-il, mais j'y ai fait +néanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce +qu'il y a dans ce sac. + +Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita. + +-- Des balles, dit Troubridge. +-- C'est quelque chose de plus nécessaire encore à un marin, dit +l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans +le creux de la main. + +«Je l'emporte dans mes promenades à travers champs et partout où +je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain +profondément avec le bout de ma canne. Mes chênes combattront ces +gredins sur l'eau quand je serai déjà oublié. Savez-vous combien +il faut de chênes pour construire un vaisseau de quatre vingt +canons? + +Mon père secoua la tête. + +-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire à deux ponts qui +amène le drapeau blanc, coûte à l'Angleterre tout un bois. Comment +nos petits-fils arriveront-ils à battre les Français si nous ne +leur préparons pas de quoi construire leurs vaisseaux? + +Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de +Troubridge, il franchit la porte avec lui. + +-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider à régler la +vôtre, dit mon père, comme nous nous installions à une table +libre. C'est toujours le même gentleman paisible, toujours +préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dans le fond +de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On +dit dans la flotte que jamais il n'a laissé échapper un juron, +Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il +était premier lieutenant, avec un équipage de débutants. Mais tout +le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. +Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh +bien! il n'y aurait qu'à exercer l'enrôlement forcé dans la +compagnie présente pour faire à une corvette un équipage +d'officiers à pavillon. + +«Il y a ici, Rodney, reprit mon père, en jetant les yeux autour de +lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le +livre de loch de son navire et qui, dans sa sphère, ne s'est pas +montré moins digne qu'un amiral d'être cité en exemple. Nous les +connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braillé +leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de +la mer et de talent à se débrouiller dans la conduite d'un cutter +que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de +combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni +les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet +homme à l'air calme, à la figure pale, adossé à la colonne. C'est +lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé la retraite à la +frégate l’_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de côte +dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqué douze +canonnières espagnoles avec son seul petit brick et a forcé quatre +d'entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui +a attaqué trois navires corsaires français avec des équipages de +cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un, capturé un autre et +forcé le troisième a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? +J'espère que vous vous portez bien? + +Deux ou trois officiers qui connaissaient mon père et qui étaient +assis aux environs, rapprochèrent leurs chaises, et il se forma +bientôt un petit cercle où tout le monde parlait à très haute voix +et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues +pipes de terre à bout de tuyau rouge. + +On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant. + +Mon père me chuchota à l'oreille que mon voisin était le capitaine +Foley, du _Goliath_, qui marchait en tête à la bataille du Nil, +que cet autre grand mince, roux foncé, assis en face, était Lord +Cochrane, le plus hardi capitaine de frégate qu'il y eût dans la +marine. Même à Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son +petit vaisseau le _Rapide_ armé de quatorze petits canons, monté +par cinquante-quatre hommes, il avait pris à l'abordage la frégate +espagnole _Gamo_, montée par trois cents hommes d'équipage. + +Il était aisé à voir que c'était un homme vif, irascible, emporté, +car il parlait de ses griefs d'un ton de colère qui rougissait ses +joues piquées de taches de rousseur. + +-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Océan, tant que nous n'aurons +pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je +voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe à +chaque navire de première classe de la flotte, et à chaque +frégate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les +connais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable. +Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livres +de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l’_Oreste_ et du +_Martin_? Ils ont coulé en pleine mer et nous n'en avons jamais +reçu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs équipages ont été +massacrés. + +Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un +murmure d'approbation, mêlé de jurons lancés avec conviction par +des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle. + +-- Ces coquins de l'autre côté de l'eau savent mieux s'y prendre, +dit un capitaine borgne qui avait à la boutonnière le ruban bleu +et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tête que +l’on risque à commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu +sortir de Toulon un vaisseau dans l'état où était ma frégate de +trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mâts +avaient tant de jeu que d'un côté ses voiles étaient raides comme +des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en +festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitté un port de +France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi +et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait +comparaître devant une cour martiale. +Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer, car à peine l'un +d'eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu'un autre commençait +les siens et y mettait encore plus d'aigreur. + +-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble à +l'ancre un vaisseau français et un vaisseau anglais et dites +ensuite à quelle nation est celui-ci ou celui-là. + +-- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet +presque égaux, dit mon père. + +-- Dans les anciens vaisseaux peut-être, mais combien y a-t-il de +vaisseaux neufs qui sont établis sur le type français? Non, quand +ils sont à l'ancre, il est impossible de les déterminer. Mais +quand ils mettent à la voile, comment les distinguerez-vous? + +-- _Francinet_ a des voiles blanches, s'écrièrent plusieurs. + +-- Et les nôtres sont noires de moisissure. Voilà la différence. +Étonnez-vous ensuite qu'ils nous dépassent à la voile, quand le +vent passe à travers les trous de notre toile. + +-- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile était si mince, que +quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon +méridien à travers le petit hunier et mon horizon à travers la +voile de misaine. + +Ces mots provoquèrent un éclat de rire général. + +Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues +bouderies, de ces souffrances supportées en silence qui s'étaient +accumulées pendant de nombreuses années de service et que la +discipline leur interdisait de révéler tant qu'ils avaient les +pieds sur la dunette. + +L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer +un boulet à mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de +l'Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau bien gréé et en +sort comme un schooner. + +Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonné aux intérêts +parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de +capitaine un freluquet dont la place aurait été dans la sainte +barbe. + +Puis ils revinrent à la difficulté de trouver des équipages pour +leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pour gémir en choeur. + +-- À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, +alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas à +équiper ceux que vous avez? + +Mais lord Cochrane voyait la question autrement. + +-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils étaient bien +traités. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses +navires. Et de même l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se +préoccupe de ses hommes et dès lors ses hommes se souviennent de +lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et +alors on n'aura aucune peine à maintenir l'effectif de l'équipage. +Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal système qui consiste +à faire passer les équipages d'un navire à l'autre, sans les +officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontré de difficulté et je +crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je +trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de +volontaires que je voudrais en prendre. + +-- C'est très bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque +chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris +cinquante navires en treize mois, on peut être sûr qu'ils +s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon +croiseur est toujours sûr de compléter facilement son équipage. +Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour +la défense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis +que tout le bénéfice des prises devrait être réparti également +entre la flotte entière, et tant qu'on n'aura pas établi cette +règle, les hommes les plus capables iront toujours là où ils +rendent le moins de services et où ils font les plus grands +profits. + +Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des +officiers de croiseurs et de véhémentes approbations de la part de +ceux qui servaient à bord des vaisseaux de ligne. + +Ces derniers paraissaient former la majorité dans le cercle qui +s'était rassemblé. + +À voir l'animation des figures et la colère qui brillait dans les +regards il était évident que la question tenait fort à coeur à +chacun des deux partis. + +-- Ce que le croiseur obtient, s'écria un capitaine de frégate, le +croiseur le gagne. + +-- Entendez-vous par là, monsieur, dit le capitaine Foley, que les +devoirs d'un officier à bord d’un croiseur exigent plus +d'attention ou plus d'habileté professionnelle que ceux d'un +officier chargé d'un blocus, qui a la côte à tribord toutes les +fois que le vent tourne à l'ouest et qui a continuellement en vue +les huniers de l'escadre ennemie? + +-- Je ne prétends point à une habileté supérieure, monsieur. + +-- Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous +nier qu'un marin devant le mât rend plus de services sur une +frégate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau +de guerre? +-- L'année dernière, pas plus tard, dit un officier à tournure de +gentleman qui aurait pu être pris pour un petit maître à la ville, +sans le teint cuivré qu'il devait à un soleil comme on n'en voit +jamais à Londres, l'année dernière, j'ai ramené de la Méditerranée +le vieil _Océan_ qui flottait comme une barrique vide et ne +rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. +Dans le canal nous rencontrâmes la frégate _La Minerve_ de l'Océan +occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et était prête à +éclater sous un butin que l'on avait jugé trop précieux pour le +confier aux équipages de prise. Il y avait des lingots d'argent +jusqu'au long de ses vergues et près de son beaupré, de la +vaisselle d'argent à la pomme de ses mâts. Mes marins auraient +tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on ne les avait pas +retenus. Cela les enrageait de penser à tout ce qu'ils avaient +fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégate faire parade +de son argent sous leurs yeux. + +-- Je ne vois pas le bien fondé de leurs griefs, capitaine Bail, +dit Cochrane. + +-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire à deux +ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus +clairement. + +-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tâche que de +faire des prises. Si c'est là votre manière de voir, permettez-moi +de vous dire que vous n'êtes pas au fait de la chose. J'ai +commandé un sloop, une corvette et une frégate et, sur chacun +d'eux, j'ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu +éviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille à ses +croiseurs. J'ai dû donner la chasse à ses corsaires et les +capturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sous +ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, +débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux. +Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la +nécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaître +les mouvements de l'ennemi, incombe à l'officier qui commande un +croiseur. Je vais même jusqu'à dire que quand on est capable +d'accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays +que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre +Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un +récif avec la masse de ses os de boeuf. + +-- Monsieur, dit le colérique vieux marin, un officier comme ça ne +court pas du moins le risque d'être pris pour un corsaire. + +-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, répliqua avec vivacité +Cochrane, que vous alliez jusqu'à mettre ensemble les termes de +corsaire et d'officier du roi. + +Les choses tournaient à l'orage entre ces loups de mer aux têtes +chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au +danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que +l'on construisait dans les ports de France. + +Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes, qui passaient leur +vie à combattre nos voisins, à en discuter le caractère et les +méthodes. + +Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne +sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haïssait alors +la France, et par-dessus tout son grand chef. + +C'était plus qu'un simple préjugé, qu'une antipathie. + +C'était une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore +aujourd'hui vous faire quelque idée en jetant les yeux sur les +journaux et les caricatures de l'époque. + +Le mot de Français n'était guère prononcé que précédé de +l'épithète coquin ou canaille. + +Dans tous les rangs de la société, dans toutes les parties du +pays, ce sentiment était le même. + +Et les soldats de marine, qui étaient à bord de nos vaisseaux, +menaient à combattre contre les Français une férocité qu'ils +n'auraient jamais montrée, s'il s'était agi de Danois, de +Hollandais ou d'Espagnols. + +Si, maintenant que cinquante ans se sont écoulés, vous me demandez +d'où venait ce sentiment de virulence à leur égard, ce sentiment +si étranger au caractère anglais avec son laisser-aller et sa +tolérance, je vous avouerai que, selon moi, c'était la crainte. + +Naturellement, ce n'était point une crainte individuelle. Nos +détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifiés de +lâches. C'était la crainte de leur étoile, la crainte de leur +avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient +toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui +avait jeté à bas une nation, puis une autre. + +Notre pays était petit et au temps de la guerre, sa population +n'était guère supérieure à la moitié de celle de la France. + +Et alors, la France s'était agrandie par des bonds _gig_antesques. + +Elle s'était avancée au nord jusqu'à la Belgique et à la Hollande. + +Elle s'était accrue par le sud en Italie. + +Pendant ce temps, nous étions affaiblis par la haine profonde qui +régnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbytériens. + +Le danger était imminent, évident pour l'homme le plus incapable +de réflexion. + +On ne pouvait se promener le long de la côte du Kent sans voir les +amas de bois amoncelés pour servir de signaux et avertir le pays +du débarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les +hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclat se refléter sur +les baïonnettes des vétérans qui manoeuvraient. + +Rien d'étonnant à ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus +braves, une crainte de la puissance française, et cette animosité +a toujours pour résultat d'engendrer une haine amère et pleine de +rancune. + +Alors les marins parlèrent sans bienveillance de leurs récents +ennemis. + +Ils les haïssaient sincèrement et selon l'usage de notre pays, ils +disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur. + +En ce qui concernait les officiers français, il était impossible +d'en parler dune façon plus chevaleresque, mais quant à la nation, +ils l'avaient en horreur. + +Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amérique, +combattu encore pendant ces dix dernières années, et on eût dit +que le désir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur était de +passer le reste de leur vie à combattre encore contre eux. + +Mais si j'étais surpris de la violente animosité qu'ils +témoignaient à l'égard des Français, je ne l'étais pas moins de +voir à quel degré ils les appréciaient. + +La longue série des victoires anglaises avait fini par obliger les +Français à s'abriter dans les ports, à renoncer avec désespoir à +la lutte et cela nous avait fait croire à tous que, pour une +raison ou une autre et par la nature même des choses, l'Anglais +sur mer avait toujours le dessus contre le Français. + +Mais ceux qui avaient participé à la lutte n'étaient nullement de +cet avis. + +Ils se répandaient en bruyants éloges sur la vaillance de leurs +adversaires et ils expliquaient leur défaite par des raisons +précises. + +Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine française +étaient presque tous des aristocrates, que la Révolution les avait +chassés de leurs vaisseaux et que la face navale était tombée +entre les mains de matelots indisciplinés et de chefs sans +compétence. + +Cette flotte mal commandée avait été rudement rejetée dans les +ports par la poussée de la flotte anglaise qui avait de bons +équipages bien commandés. + +Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu +aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice +dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient à +rien, quand il s'agissait de voiles à carguer, de bordées à tirer +sur un vaisseau de ligne qui se balançait sur les vagues de +l'Atlantique. + +Quand une de leurs frégates gagnait le large et qu'elle pouvait +naviguer librement un couple d'années, alors son équipage arrivait +à connaître son affaire et un officier anglais pouvait espérer +mettre une plume à son chapeau, lorsque avec un navire d'égale +force il arrivait à lui faire amener son pavillon. + +Telles étaient les opinions de ces officiers expérimentés qui les +appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la +vaillance française. + +Ils citaient, entre autres, la façon dont l'équipage de l’_Orient_ +avait employé ses canons de gaillard d'arrière, pendant que, sous +leurs pieds, le pont était en feu et qu'ils savaient qu'ils se +battaient sur une soute aux poudres prête à sauter. + +On espérait en général que l'expédition des Indes Occidentales qui +avait eu lieu depuis la paix, aurait donné à beaucoup de navires +l'expérience de l'Océan et qu'on pourrait se hasarder à les faire +sortir du Canal si la guerre venait à éclater de nouveau. + +Mais recommencerait-elle? + +Nous avions dépensé des sommes fabuleuses et fait des efforts +immenses pour faire fléchir la puissance de Napoléon et l'empêcher +de se faire le despote de l'Europe entière. + +Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus? + +Se laisserait-il épouvanter par le poids effrayant d'une dette qui +ferait courber le dos à bien des générations futures? + +Pitt était là et certes, il n'était point homme à laisser la +besogne à moitié faite. + +Soudain, il y eut de l'agitation près de la porte. + +Parmi les nuages gris de fumée de tabac, j'entrevis un uniforme +bleu et des épaulettes d'or, autour desquels se formait un +rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du +groupe, se changeait en applaudissements lancés par de fortes +poitrines. + +Tout le monde se leva pour regarder. + +On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait. + +Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient. + +-- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une +vingtaine de voix. + +-- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitôt après, je +vis le capitaine Troubridge au-dessus des épaules de la foule. + +Sa figure était rouge, comme s'il était sous l'influence du vin et +il agitait quelque chose qui ressemblait à une lettre. + +Les applaudissements se turent peu à peu et il se fit un tel +silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa +main. + +-- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le +contre-amiral Collingwood m'a chargé de vous les communiquer. +L'ambassadeur de France a reçu ses passeports ce soir. Tous les +vaisseaux qui figurent à l'Annuaire vont recevoir leur commission. +L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser +au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une +autre pour la mer d'Irlande. + +Il avait sans doute d'autres nouvelles à donner, mais son +auditoire ne voulut pas en entendre davantage. + +Comme on criait, comme on trépignait, quel délire! + +Prudes et vieux officiers à pavillon, graves capitaines d'armes, +jeunes lieutenants, tous criaient à tue-tête comme des écoliers +échappés en vacances. + +On ne songeait plus à ces cuisants et multiples griefs que j'avais +entendu énumérer. + +Le mauvais temps était passé. + +Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'écume, une +fois encore. + +Les notes du _God Save the King_ dominèrent majestueusement le +bruit confus. + +J'entendis les antiques vers chantés d'une façon qui faisait +oublier leurs mauvaises rimes et leur banalité. + +J'espère que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des +larmes sur les joues ridées, avec des sanglots dans des voix +d'hommes énergiques. + +Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais +vus quand la croûte de lave est brisée et que, pendant un instant, +la flamme ardente et durable du Nord apparaît à découvert. + +C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point +aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire +qu'elle soit éteinte. + + +XIII -- LORD NELSON + + +Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon père devait avoir lieu à +une heure matinale, et il tenait d'autant plus à être exact qu'il +savait combien les allées et venues de l'amiral seraient modifiées +par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir. + +Je venais à peine de déjeuner et mon oncle n'avait pas sonné pour +son chocolat, quand mon père vint me prendre à Jermyn Street. + +Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous +trouvâmes devant le grand bâtiment de briques déteintes qui +servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le +quartier général de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le +faisaient venir de Merton. + +Un valet de pied répondit à notre coup de marteau et nous +introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures +de nuance triste. + +Mon père fit passer son nom et nous nous assîmes, jetant les yeux +sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, +sur un tableau qui représentait le Vésuve et la baie de Naples et +qui était accroché au-dessus du clavecin. + +Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui +était sur la cheminée; et de temps à autre, au milieu du bruit des +voitures de louage, il nous arrivait de bruyants éclats de rire de +je ne sais quelle autre pièce. + +Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon père et moi nous nous +levâmes, nous attendant à nous trouver en présence du plus grand +des Anglais. Mais ce fut une personne bien différente qui entra. + +C'était une dame de haute taille et qui me parut extrêmement +belle, bien que peut-être un critique plus expérimenté et plus +difficile eût trouvé que son charme appartenait plutôt aux temps +passé qu'au présent. + +Son corps de reine présentait des lignes grandes et nobles, tandis +que sa figure qui commençait à s'empâter, à devenir grossière, +était encore remarquable par l’éclat du teint, la beauté de grands +yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se +frisait sur un front blanc et bas. + +Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant +à son entrée majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en +jetant un coup d'oeil sur mon père, je me rappelai alors la reine +des Péruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous +excitait le petit Jim et moi à nous révolter. + +-- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle. + +--Oui, belle, dame, répondit mon père. + +-- Ah! s'écria-t-elle en sursautant d'une façon affectée, avec +exagération. Alors, vous me connaissez? + +-- J'ai vu Votre Seigneurie à Naples. + +-- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William? +Mon pauvre Sir William! + +Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, +comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle était en +complet costume de deuil. + +-- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait éprouvée Votre +Seigneurie, dit mon père. + +-- Nous sommes morts ensemble, s'écria-t-elle. Que peut être +désormais mon existence, sinon une mort lentement prolongée? + +Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le frémissement +le plus douloureux, mais je ne pus m'empêcher de reconnaître +qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse +jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lançait de petites +oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir à +se voir admirer, fût-ce par un individu aussi insignifiant que +moi. + +Mon père, en son rude langage de marin, tâchait de balbutier +quelques banales paroles de condoléances, mais ses yeux se +détournaient de cette figure revêche, hâlée, pour épier quel effet +elle avait produit sur moi. + +-- Voici son portrait, à cet ange tutélaire de cette demeure, +s'écria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un +portrait suspendu au mur et représentant un gentleman à la figure +très maigre, au nez proéminent et qui avait plusieurs décorations +à son habit. + +«Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en +essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous êtes venus voir +Lord Nelson. Il m'a chargée de vous dire qu'il serait ici dans un +instant. Vous avez sans doute appris que les hostilités vont +reprendre? + +-- Nous avons appris cette nouvelle hier soir. +-- Lord Nelson a reçu l'ordre de prendre le commandement de la +flotte de la Méditerranée. + +-- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le +pas de Sa Seigneurie que j'entends? + +Mon attention était si absorbée par les singulières façons de la +dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes +ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la +pièce. + +Lorsque je me retournai, il était tout près à côté de moi. + +C'était un petit homme brun à la tournure svelte et élancée d'un +adolescent. + +Il n'était point en uniforme. + +Il portait un habit brun à haut collet, dont la manche droite et +vide, pendait à son côté. + +L'expression de sa figure était, je m'en souviens bien, +extrêmement triste et douce, avec les rides profondes qui +décelaient les luttes de son âme impatiente, ardente. + +Un de ses yeux avait été crevé et abîmé par une blessure, mais +l'autre se portait de mon père à moi avec autant de vivacité que +de pénétration. + +À vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle +pose de sa tête, tout en lui indiquait l'énergie, la promptitude, +en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, +il me rappela un terrier de bonne race, bien dressé au combat, +doux et leste, mais vif et prêt à tout ce que le hasard pourrait +mettre sur sa voie. + +-- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en +tendant sa main gauche à mon père, je suis fort content de vous +voir. Londres est plein de marins de la Méditerranée, mais je +compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier +d'entre vous sur la terre ferme. + +-- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider à +avoir un vaisseau. + +-- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole à +l'Amirauté. J'aurai besoin d'avoir derrière moi tous les anciens +du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de première ligne, +mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je +puis vous assurer qu'on est à même de faire bien des choses avec +un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon +équipage et qui est bien bâti. + +-- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de +l’_Agamemnon_? s'écria Lady Hamilton. + +Et en même temps, elle se mit à parler de l'amiral et de ses +exploits en termes d'une exagération élogieuse, avec une telle +averse de compliments et d’épithètes, que mon père et moi nous ne +savions quelle figure faire. + +Nous nous sentions humiliés et chagrins de la présence d'un homme +qui était forcé d'entendre dire devant lui de telles choses. + +Mais, après avoir risqué un coup d'oeil sur Lord Nelson, je +m'aperçus à ma grande surprise que, bien loin de témoigner de +l'embarras, il souriait, il avait l'air enchanté comme si cette +grossière flatterie de la dame était pour lui la chose la plus +précieuse du monde. + +-- Allons, allons, ma chère dame, vos éloges surpassent de +beaucoup mes mérites... + +Ces mots l'encourageant, elle se lança dans une apostrophe +théâtrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aîné de +Neptune, et il s'y soumit en manifestant la même gratitude, le +même plaisir. + +Qu'un homme du monde, âgé de quarante-cinq ans, pénétrant, +honnête, au fait du manège des cours, se laissât entortiller par +des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupéfait, +comme le furent tous ceux qui le connaissaient. + +Mais vous qui avez beaucoup vécu, vous n'avez pas besoin qu'on +vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus +énergique, la plus noble, à quelque faiblesse unique, +inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus +visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache +noire apparaît d'une manière plus choquante sur le drap le plus +blanc. + +-- Vous êtes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, +quand Sa Seigneurie fut arrivée au bout de son panégyrique. Vous +êtes un marin de la vieille école. + +Il arpenta la pièce à petits pas impatients tout en parlant et en +pivotant de temps à autre sur un talon, comme si quelque barrière +invisible l'avait arrêté. + +-- Nous commençons à devenir trop beaux pour notre besogne avec +ces inventions d'épaulettes, d'insignes de gaillard d’arrière. Au +temps où j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant +faire les liures et le gréement de son beaupré, ayant parfois un +épissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple à ses hommes. +Aujourd'hui, c'est tout juste, s’il veut bien porter son sextant +jusqu'à l'écoutille. Quand serez-vous prêt à embarquer, Stone? + +-- Ce soir, Mylord. + +-- Bien, Stone, bien. Voilà le véritable esprit. On double la +besogne à chaque marée sur les chantiers, mais je ne sais quand +les vaisseaux seront prêts. J'arbore mon pavillon sur la +_Victoire_ mercredi, et nous mettons à la voile aussitôt. + +-- Non, non, pas si tôt, il ne pourra pas être prêt à prendre la +mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, +et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant. + +-- Il faut qu'il soit prêt et il le sera, s'écria Nelson avec une +véhémence extraordinaire. Par le ciel, quand même le diable serait +à la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins +peuvent bien faire en mon absence? La tête me tourne à la pensée +des diableries qu'ils projettent peut-être. En cet instant même, +chère dame, la reine, notre reine, s'écarquille peut-être les yeux +pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson. + +Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine +Charlotte, je ne comprenais rien à ses paroles, mais mon père me +dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'étaient pris d'une +affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'étaient les +intérêts de ce petit royaume qui lui tenaient si fort à coeur. + +Peut-être mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson +sur moi, car il suspendit tout à coup sa promenade à l'allure de +gaillard d'arrière et me toisa des pieds à la tête, d'un air +sévère. +-- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec. + +-- C'est mon fils unique, Sir, dit mon père. Mon désir est qu'il +entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car +voici bien des générations que nous sommes officiers du roi. + +-- Ainsi donc, vous tenez à venir vous faire rompre les os, +s'écria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de +mécontentement les beaux habits qui avaient été si longuement +discutés entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez à quitter ce +grand habit pour une jaquette de toile cirée, si vous servez sous +mes ordres. + +Je fus si embarrassé par la brusquerie de son langage, que je pus +à peine répondre en balbutiant que j'espérais faire mon devoir. + +Alors, sa bouche sévère se détendit en un sourire plein de +bienveillance, et bientôt, il posa sur mon épaule sa petite main +brune. + +-- Je crois pouvoir dire que vous marcherez très bien. Je vois que +vous êtes de bonne étoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans +un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le +service de Sa Majesté. C'est une profession pénible. Vous entendez +parler du petit nombre qui réussit, mais que savez-vous de +centaines d'autres qui n'arrivent pas à faire leur chemin? Voyez +combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui étaient avec moi à +l'expédition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une +seule nuit. J'ai pris part à cent quatre-vingts engagements, et +comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter +d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer à +travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je +me rappelle plus d'un honnête homme qui me valait et qui n'a point +percé. + +«Oui, reprit-il, comme la dame se répandait en protestations +loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont +devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un +marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et +nos existences à tous sont dans la main de celui qui connaît +parfaitement l'heure où il nous la redemandera. + +Pendant un instant, le sérieux de son regard, le ton religieux de +sa voix nous firent entrevoir peut-être les profondeurs du vrai +Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme +qui fit surgir de cette région, les Côtes de fer, ceux qui +devaient façonner le coeur de l'Angleterre et les Pères Pèlerins +qui devaient le propager au dehors. + +C'était là le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu +s'appesantir sur les Français et qui s'agenouillait dans la cabine +de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur +la ligue ennemie. + +Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait +pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre +pourquoi il était si aimé de tous ceux qui servirent sous lui. + +En effet, bien qu'il eût la dureté du fer quand il s'agissait de +naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait +une faculté qui manque à l'Anglais, cette émotion affectueuse qui +s'exprimait par des larmes, lorsqu'il était touché, et par des +mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il +demanda à son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait +mourant, dans le poste de la _Victoire_. + +Mon père s'était levé pour partir, mais l'amiral, avec cette +bienveillance qu'il témoigna toujours à la jeunesse, et qui avait +été un instant glacée par l'inopportune splendeur de mes habits, +continua à se promener devant nous, en jetant des phrases brèves +et substantielles pour m'encourager et me conseiller. + +-- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune +gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffés au rouge, qui +ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans +la Méditerranée et nous les retrouverons. Quelle troupe +fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en désigner un pour une +tâche difficile, je répondais à l'amirauté de prendre le premier +venu, car le même esprit les animait tous. Si nous avions pris +dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais déclaré notre tâche bien +remplie, tant que le vingtième aurait navigué sur les mers. Vous +savez ce qu’il en était chez nous, Stone. Vous avez passé trop de +temps sur la Méditerranée, pour que j'aie besoin de vous en dire +quoi que ce soit. + +-- J'espère être sous vos ordres, Mylord, dit mon père, la +prochaine fois que nous les rencontrerons. + +-- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel! +je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donné une +secousse. Ce coquin de Bonaparte prétend nous abaisser. Qu'il +essaie et que Dieu favorise la bonne cause! + +Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en +l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire. + +Voyant mes yeux fixés sur lui, il sourit et se tourna vers mon +père. + +-- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en +posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la +flotte à ce propos? + +-- Que c'était un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se +mettre en travers de votre écubier. + +-- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune +gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre étincelle de l'ardeur +que j'ai mise à servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que +vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, +vous vous souviendrez que le conseil que je donne à un officier, +c'est qu'il ne fasse rien à moitié, par demi mesures. Mettez votre +enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre +faute, le pays vous confiera un autre enjeu de même valeur. Ne +vous préoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule +dont vous ayez besoin, consiste à vous mettre bord à bord avec +l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. +N'ayez jamais une arrière pensée pour vos aises, pour votre propre +vie, car votre vie ne vous appartient plus à partir du jour où +vous avez endossé l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il +faut la dépenser sans compter pour peu que le pays en retire le +moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone? + +-- Est, sud-est, dit mon père sans hésitation. + +-- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, +quoique pour ma part, j'eusse préféré tâcher de les attirer au +large. + +-- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous +les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon père. + +-- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas +étonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous +rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant +Toulon, Stone, alors que nous n'avions à bord ni poudre, ni boeuf, +ni vin, ni porc, ni farine, pas même des câbles, de la toile et du +filin de réserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des +cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas à voir le premier +Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand même nous n'avons +pas lâché prise. Néanmoins, je crains que là-bas, nous n'ayons pas +fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on +illumine les fenêtres à la nouvelle d'une grande bataille, mais on +ne comprend pas qu'il nous serait plus aisé de recommencer six +fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour +le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette +nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une +bataille corps à corps. + +-- Puissé-je être avec vous, mylord! dit gravement mon père. Mais +nous vous avons déjà pris trop de temps et je n'ai plus qu'à vous +remercier de votre bonté et à vous offrir tous mes souhaits. + +-- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je +puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose +faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant +ses yeux sur moi, vous avez été mieux partagé pour la répartition +des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais +je n'ai songé, jamais je n'ai pu songer à gagner de l'argent. + +Mon père expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis était mon +oncle, qu'il s'était chargé de moi et que je demeurais chez lui. + +-- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit +Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinées et des +protections, on peut passer par-dessus la tête des vieux officiers +de marine, fût-on incapable de distinguer la poupe d'avec la +cuisine, ou une caronade d'avec une pièce longue de neuf. +Néanmoins... Mais que diable se passe-t-il? + +Le valet de pied s'était précipité soudain dans la chambre, mais +il s'arrêta devant le regard de colère que lui lança l'amiral. + +-- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous dès que cela +arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. +-- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'écria Nelson en la +saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en +rompre les cachets avec la main qui lui restait. + +Lady Hamilton accourut à son aide, mais elle eut à peine jeté les +yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri perçant, +porta la main à ses yeux et se laissa choir évanouie. + +Mais je ne pus m'empêcher de reconnaître qu'elle se laissa choir +fort habilement et que, malgré la perte de ses sens, elle eut la +bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume +et de prendre une attitude classique et gracieuse. + +Quant à lui, l'honnête marin, il était si incapable de supercherie +et d'affectation, qu'il ne les soupçonnait point chez autrui, +aussi courut-il tout affolé à la sonnette, pour réclamer à grands +cris domestiques, médecin, sels, en jetant des mots incohérents +dans sa douleur, se répandant en paroles si passionnées, si émues, +que mon père jugea plus discret de me tirer par la manche, comme +pour m'avertir qu'il nous fallait sortir à la dérobée. + +Nous le laissâmes donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la +tête tant il était ému de pitié pour cette femme superficielle qui +n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le +chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire +prête à l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir à +poursuivre la flotte française sur un parcours de sept mille +milles a travers l'Océan, à la rencontrer enfin et à la vaincre. + +Cette victoire devait limiter aux conquêtes continentales +l'ambition de Napoléon, mais elle coûterait à notre grand marin la +vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son +existence, comme je souhaiterais qu'il vous advînt à tous. + + +XIV -- SUR LA ROUTE + + +Déjà approchait le jour de la grande bataille. + +La guerre sur le point d'éclater et Napoléon qui devenait de plus +en plus menaçant n'étaient que des objets de second ordre pour +tous les sportsmen et en ce temps-là les sportsmen formaient bien +la moitié de la population. + +Dans le club patricien, dans la taverne plébéienne, dans le café +que fréquentait le négociant, dans la caserne du soldat, à Londres +et dans les provinces, la même question passionnait toute la +nation. + +Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des +détails sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui était +retourné dans son pays natal pour s'entraîner et qu'on savait être +sous la direction immédiate du capitaine Barclay, l'expert. + +D'un autre côté, bien que mon oncle n'eût pas encore désigné son +champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fût Jim, et +les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance +lui valurent bon nombre de parieurs. + +Toutefois, la côte était en faveur de Wilson et les gens de +l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu’à +Londres l'opinion était partagée. + +Deux jours avant le combat, on donnait Wilson à trois contre deux, +dans tous les clubs du West End. + +J'étais allé deux fois voir Jim à Crawley, dans l'hôtel où il +était installé pour son entraînement et je l'y trouvai soumis au +sévère régime en usage. +Depuis la pointe du jour jusqu'à la tombée de la nuit, il courait, +sautait, frappait sur une vessie suspendue à une barre ou +s'exerçait contre son formidable entraîneur. + +Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de santé débordante. + +Il avait une telle confiance dans le succès que mes appréhensions +s'évanouirent à la vue de sa vaillante attitude et quand +j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille. + +-- Mais je m'étonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me +dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voilà +devenu boxeur, et à la solde de votre oncle, tandis que vous êtes +à la ville et passé Corinthien. Si vous n'aviez pas été le +meilleur, le plus sincère petit gentleman du monde, c'est vous qui +auriez été mon patron d'ici peu de temps au lieu d'être mon ami. + +En contemplant ce superbe gaillard à la figure distinguée, aux +traits fins, en pensant à ses belles qualités, aux impulsions +généreuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il +regardât mon amitié comme une marque de condescendance, que je ne +pus retenir un bruyant éclat de rire. + +-- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant +fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense? + +Cette question était une colle. + +Je dus me borner à répondre d'un ton mal assuré que, si redevable +que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et +qu'assurément j'étais assez grand pour choisir mes amis. + +Les doutes de Jim étaient fondés jusqu'à un certain point. Mon +oncle s'opposait très nettement à ce qu'il y eût entre nous la +moindre intimité. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres +choses à désapprouver dans ma conduite, celle-là perdait de son +importance. + +Je crains de lui avoir causé bien des désappointements. + +Je n'avais inventé aucune excentricité, bien qu'il eût eu la bonté +de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais à +«sortir de l'ornière», selon son expression, et à m'imposer à +l'attention du monde étrange au milieu duquel il vivait. + +-- Vous êtes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous +croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant +d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de +force dans ce genre, serait extrêmement goûté. Il y avait un +capitaine des gardes qui est arrivé à se faire un grand succès +dans la société en pariant une petite somme qu'il le ferait. +Madame Liéven, qui est extrêmement exigeante, l'invitait +fréquemment à ses soirées rien que pour qu'il pût s'exhiber. + +Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit. + +-- Vous êtes tout de même un peu difficile, dit-il en haussant les +épaules. Étant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position +en continuant ma réputation de goût délicat. Si vous aviez déclaré +la guerre au mauvais goût, le monde de la _fashion_ se serait +empressé de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos +traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre +concurrence à la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. +Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous êtes +incapable d'attention pour les moindres détails. Regardez vos +souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaîne de +montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai +laissé voir trois, mais c'était aller trop loin et en ce moment, +je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, +mais je ne vous crois pas destiné à atteindre la situation sur +laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent. + +-- Je suis désolé de vous avoir causé ces désillusions, monsieur, +dis-je. + +-- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous êtes pas +trouvé plus tôt sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous +modeler de façon à satisfaire même mes propres aspirations. +J'avais un frère cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de +mon mieux pour lui, mais il prétendait mettre des cordons à ses +souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de +Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garçon a fini par se +jeter dans les livres et il a vécu et il est mort curé de village. +C'était un brave homme, mais d'une banalité... et il n'y a pas +place dans la société pour les gens dépourvus de relief. + +-- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, +dis-je. Mais mon père a le plus grand espoir que Lord Nelson me +trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four à la ville, +je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontés que vous +m'avez témoignées en vous chargeant de moi et j'espère que, si je +reçois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur. + +-- Il pourrait bien arriver que vous parveniez à la hauteur que je +m'étais assignée pour vous, mais que vous y parveniez par un autre +chemin, dit mon oncle. Il y a à la ville des hommes, tels que Lord +Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les sociétés les +plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation +que leurs services dans la marine. + +Ce fut dans l'après-midi du jour qui précédait le combat, qu'eut +lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet +sanctuaire de sa maison de Jermyn Street. + +Il était vêtu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, +qu'il portait ordinairement pour aller à son club, et il avait le +pied posé sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le +traitait pour un commencement de goutte. + +Était-ce l'effet de la souffrance, était-ce peut-être celui du +désappointement que lui avait causé mon avenir, mais ses façons +avec moi étaient plus sèches que d'ordinaire et il y avait, je le +crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de +mes défauts. + +Quant à moi, cette explication me fut un soulagement, car mon père +était parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait +de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur +l'esprit était l'idée de la peine que j'aurais à quitter mon oncle +sans détruire les plans qu'il avait formés à mon sujet. + +J’avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle +j'étais si peu fait, j'étais pareillement excédé de ces propos +égoïstes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits- +maîtres qui prétendaient se faire regarder comme le centre de +l'univers. + +Peut-être le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes +lèvres quand je l'entendis parler de la surprise dédaigneuse qu'il +avait éprouvée, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les +hommes qui avaient sauvé le pays de l'anéantissement. + +-- À propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne +et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons à +Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir +Lothian Hume et son champion sont à Reigate. J'ai retenu des lits +pour nous deux à l'hôtel Georges. À ce que l'on me dit, +l'affluence dépassera tout ce que l'on a vu jusqu'à ce jour. +L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours désagréable, +mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven +disait qu'il n'y avait pas un lit disponible à vingt milles autour +de Crawley et qu'on faisait payer trois guinées par nuit. J'espère +que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera à la +hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'évent plus que +je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage à fond, +car il a fait chez Limmer un pari supplémentaire de cinq mille +contre trois mille sur Wilson. D'après ce que je sais de l'état de +ses affaires, il sera sérieusement entamé si nous l'emportons... +Eh bien, Lorimer? + +-- Une personne qui désire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau +valet. + +-- Vous savez que je ne reçois personne jusqu'à ce que ma toilette +soit achevée. + +-- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfoncé la +porte. + +-- Enfoncé la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne +l'avez-vous pas mis dehors? + +Un sourire passa sur la figure du domestique. + +Au même instant, on entendit dans le corridor une voix de basse +profonde. + +-- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garçon. +Autrement, ce sera tant pis pour vous. + +Il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix, mais lorsque +par-dessus l'épaule du domestique j'entrevis une large face +charnue, bovine, avec un nez aplati à la Michel-Ange au centre, je +reconnus aussitôt l'homme que j'avais eu pour voisin au souper. + +-- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. +-- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa +volumineuse personne dans la pièce. C'est Bill War, le tenancier +du cabaret _à la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux +côté pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on +me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ça me pousse si vite, que +j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, +monsieur, j'en ai attrapé assez pour faire un champion des petits +poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine à croire en me +voyant que, même après m'être battu avec Mendoza, j'étais capable +de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui +entoure le ring, avec l'agilité d'un petit cabri, mais, +maintenant, si je lançais mon castor dans le ring, je n'arriverais +jamais à le ravoir, à moins que le vent ne l'en fasse sortir, car +le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour +le rattraper. Je vous présente mes respects, jeune homme, et +j'espère que vous êtes en bonne santé. + +Une expression de vive contrariété avait paru sur la figure de mon +oncle, en voyant envahir ainsi son séjour intime. Mais c'était une +des nécessités de sa situation de rester en bons termes avec les +professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire +l'amenait. + +Pour toute réponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un +regard significatif. + +-- C'est chose importante, Sir Charles, et ça doit rester entre +vous et moi. + +-- Vous pouvez sortir, Lorimer... À présent, War, de quoi s'agit- +il? + +Le boxeur s'assit fort tranquillement à cheval sur une chaise, en +posant ses bras sur le dossier. + +-- J’ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. +-- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'écria mon oncle avec +impatience. + +-- Des renseignements de valeur. + +-- Allons, expliquez-vous. + +-- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pinçant +les lèvres. + +-- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez. + +Le boxeur eut un sourire affirmatif. + +-- Oui, mais je n'achète rien de confiance. Vous me connaissez +assez pour ne pas jouer ce jeu-là avec moi. + +-- Je vous connais pour ce que vous êtes, Sir Charles, c'est-à- +dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez- +vous, si je me servais de ça contre vous, ça me mettrait des +centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira +pas. Bill War a toujours été pour le bon sport et le franc jeu. Si +je m'en sers pour vous, j'espère que vous ferez en sorte que je +n'y perde pas. + +-- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos +informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour +vous. + +-- On ne saurait parler plus franchement que ça. Nous nous en +contenterons, patron, et vous vous montrerez généreux comme vous +avez toujours passé pour l'être. Eh bien, notre homme, Jim +Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, +sur la dune de Crawley pour un enjeu. +-- Eh bien, après? + +-- Connaîtriez-vous par hasard quelle était la cote hier? + +-- Elle était à trois contre deux sur Wilson. + +-- C'est ça même, patron. Trois contre deux, voilà ce qui a été +offert dans le salon de mon bar. Savez vous où en est la cote +aujourd'hui? + +-- Je ne suis pas encore sorti. + +-- Eh bien! je vais vous le dire, elle est à sept contre un sur +votre homme. + +-- Vous dites? + +-- Sept contre un, patron, pas moins. + +-- Vous dites des bêtises, War. Comment peut-il se faire que la +cote ait passé de trois contre deux à sept contre un? + +-- Je suis allé chez Tom Owen, je suis allé au _Trou dans le Mur_, +je suis allé à _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser à +sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de +l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la même proportion +qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, +dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'à Stepney. + +L’expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit +que l'affaire était vraiment sérieuse pour lui. Puis il haussa les +épaules avec un sourire d'incrédulité. + +-- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en +bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu? + +-- Il allait très bien, hier, monsieur. + +-- S'il était arrivé quelque chose de fâcheux, j'en aurais été +informé. + +-- Mais peut-être qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux _pour le +moment_, dit War. + +-- Que voulez-vous dire? + +-- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous +savez que c'est un homme qui ne doit guère inspirer de confiance +en tout temps et qu'il en veut à votre homme, parce qu'il a été +battu par lui dans le hangar aux voitures. + +«Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorté +des trois plus fieffés coquins qu'il y ait à Londres. Ces trois- +là, c'étaient Ike-le-Rouge, celui qui a été exclu du ring pour +avoir triché avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait +sa mère pour une pièce de sept shillings; le troisième était Chris +Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du +côté de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre +types de beauté, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient +en tenir, excepté Chris, un lapin trop malin pour se griser quand +il y a une affaire en train. De mon côté, je les fais entrer au +salon. + +«Ce n’était pas que la chose en valût la peine, mais je craignais +qu'ils ne commencent à chercher noise à mes clients et je ne +voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant +devant le comptoir. Je leur sers à boire et je reste avec eux, +rien que pour les empêcher de mettre la main sur le perroquet +empaillé et les tableaux. + +«Bon! patron, pour abréger, ils se mirent à parler du combat et +ils éclatèrent de rire à l'idée que le jeune Harrison pourrait +gagner, tous, excepté Chris qui restait à faire des signes et des +grimaces aux autres, tellement, qu'à la fin Berks fut sur le point +de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine. + +«Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ça n'était pas bien +difficile à voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit prêt à parier +un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas. + +«Donc, je me lève pour aller chercher une autre bouteille de +délie-langues et je me mets derrière le guichet fermé d'un volet +par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. +Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais été attablé avec +eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient. + +«Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait après eux, parce +qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe +Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb +de l'interpeller davantage. + +«Comme ça, Chris se mit à les raisonner, car il avait peur de +Berks et il leur demanda s'ils voulaient décidément être en état +de faire la besogne le lendemain matin et si le patron +consentirait à payer en voyant qu'ils s'étaient grisés et qu'il ne +fallait pas compter sur eux. + +«Ça les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda à +quelle heure on partirait. + +«Chris leur dit que tant que l'hôtel _Georges_ à Crawley ne serait +pas fermé, on pourrait travailler à cela. +«-- C'est bien mal payé pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge. + +«-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit bâton plombé +de sa poche de côté. Pendant que trois de vous le tiendront à +terre, je lui casserai l'os du bras avec ça. Nous aurons gagné +notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison. + +«-- Il se défendra, dit Berks. + +«-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat. + +«Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai +vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait +à des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais +assez haute. + +«Voila où on en est, patron, et vous savez ce que ça signifie, +mieux que Bill War ne pourrait vous le dire. + +-- Très bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis très +obligé de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y +perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins +ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service +en attirant mon attention de ce côté. Je compte vous voir demain +aux Dunes. + +-- Mr Jackson m'a prié de me charger de la garde du ring. + +-- Très bien. J'espère que nous aurons un loyal et bon combat. +Bonsoir et merci. + +-- Mon oncle avait conservé son attitude un peu narquoise pendant +que War était présent, mais celui-ci avait à peine refermé la +porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne +lui avais jamais vu. + +-- Il faut que nous partions à l'instant pour Crawley, mon neveu, +dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute à perdre. Lorimer, +faites atteler les juments baies à la voiture. Mettez-y le +nécessaire de toilette et dites à William qu'il soit devant la +porte le plus tôt possible. + +-- J'y veillerai, monsieur, dis-je. + +Et je courus à la remise de Little Ryder Street où mon oncle +logeait ses chevaux. + +Le garçon d'écurie était absent et je dus envoyer un lad à sa +recherche. Pendant ce temps-là, aidé du palefrenier, je tirai +dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs +boxes. + +Il fallut une demi-heure, peut-être trois quarts d'heure, avant +que tout fut en place. + +Lorimer attendait déjà dans Jermyn Street avec les inévitables +paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de +la porte ouverte, vêtu de son grand habit de cheval couleur faon. + +Sa figure pâle était d'un calme impassible et ne laissait rien +voir des émotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son +âme. + +J'en étais certain. + +-- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-être des +difficultés à vous trouver un lit. Tenez-leur la tête, William. +Montez, mon neveu. Holà! War, qu'y a-t-il encore? + +Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa +corpulence. + +-- Rien qu'un mot de plus avant votre départ, Sir Charles, dit-il +tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre +hommes en question étaient partis pour Crawley à une heure. + +-- Très bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied. + +-- Et la cote est montée à dix contre un. + +-- Lâchez la tête, William. + +-- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberté. +Mais à votre place, j'emporterais mes pistolets. + +-- Merci, je les ai. + +La longue lanière claqua entre les oreilles du cheval de tête. Le +groom s'élança à terre et l'on passa de Jermyn Street à Saint +James Street et de là à Whitehall avec une rapidité qui indiquait +que les vaillantes juments n'étaient pas moins impatientes que +leur maître. + +L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et +demie quand nous franchîmes comme au vol le pont de Westminster. + +L'eau se refléta au-dessous de nous aussi vite que l'éclair, puis +on roula entre les deux rangées de maisons aux murailles brunes +formant l'avenue qui nous avait menés à Londres. Nous étions +arrivés à Streatham, quand il rompit le silence. + +-- J'ai un enjeu considérable, mon neveu, dit-il. + +-- Et moi aussi, répondis-je. + +-- Vous! s'écria-t-il avec surprise. + +-- J'ai mon ami, monsieur! + +-- Ah! oui, j'avais oublié. Vous avez votre excentricité, après +tout, mon neveu. Vous êtes un ami fidèle, ce qui est chose rare +dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et +celui-là... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je +crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons à Crawley. + +-- Je le crains aussi. + +-- En ce cas, nous arriverons peut-être trop tard. + +-- Dieu fasse que non, Monsieur. + +-- Nous sommes derrière les meilleures bêtes qui soient en +Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes +encombrées, avant que nous arrivions à Crawley. + +«Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits +parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait +pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont été +engagés pour estropier mon homme. + +«Dès lors, qui peut bien les avoir pris à gage, qui peut y être +intéressé? À moins que ce ne soit... + +«Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je +sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et +chez White. Je sais qu'il a joué une grosse somme sur cet évent et +qu'il s'y est engagé avec une témérité qui fait croire à ses amis +qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le résultat. + +«Par le ciel! Comme tout cela s'enchaîne. S'il en était ainsi... + +Il retomba dans le silence, mais je vis reparaître cette +expression de froideur farouche que j'avais remarquée en lui, le +jour où lui et sir John Lade couraient côte à côte sur la route de +Godstone. + +Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey +et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues +continuaient à bourdonner et les sabots à frapper sans se +ralentir. + +Un vent frais nous soufflait à la figure, quoique les feuilles +pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'étendaient au- +dessus de la route. + +Les bords dorés du soleil venaient à peine de disparaître derrière +les chênes de la côte de Reigate quand les juments inondées de +sueur arrivèrent devant l'hôtel de _la Couronne_ à Red Hill. + +Le propriétaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour +saluer un Corinthien aussi connu que l'était Sir Charles +Tregellis. + +-- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle. + +-- Oui, Sir Charles. + +-- Est-il passé? + +-- Oui, Sir Charles. Il devait être environ quatre heures, bien +qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en +jurer. Il y avait là lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un +autre. Ils avaient entre les brancards une bête de sang. Ils +l'avaient menée à fond de train, car elle était couverte d'écume. + +-- Voilà, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant +que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est +qu'évidemment, ils tenaient à faire leur coup de bonne heure. + +-- Jim et Belcher seraient certainement de force à leur tenir tête +à tous les quatre, suggérai-je. + +-- Si Belcher était avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne +saurait prévoir quelle diablerie ils ont arrangée. Que nous le +trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment +jusqu'à ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter +la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espère, seulement que +ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il +faut qu'ils aient été à l'avance bien certains de réussir, pour +que la cote ait monté à un pareil chiffre, et c'est là ce qui +m'inquiète. + +-- Mais assurément, ils n’ont rien à gagner à commettre une +pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent à blesser Jim, la lutte +ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas décidés. + +-- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un +prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins +qui infestent le ring, ne tarderaient pas à rendre tout sport +impossible, mais ici il en est autrement. D'après les conditions +du pari, je dois perdre, à moins que je ne présente un homme dans +une certaine limite d'âge, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. +Vous devez vous souvenir que je n'ai point nommé mon homme; C'est +dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires +le savent aussi, mais les arbitres et le dépositaire des enjeux +refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim +Harrison est hors de combat, ils nous répondraient qu'ils n'ont +pas été dûment informés que Jim Harrison était notre champion. Les +conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent. + +Les craintes qu'avait exprimées mon oncle au sujet de +l'encombrement de la route ne furent que trop justifiées, car +lorsque nous eûmes dépassé Reigate, nous vîmes un tel défilé de +voitures de toute espèce que, pendant les huit milles qui +restaient à parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval +dont les naseaux ne fussent à plus de quelques pieds de l'arrière +de la voiture ou carriole qui le précédait. + +Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui +s'éloignaient de Guildford à l'ouest, de Tunbridge à l'est, +avaient contribué pour leur part à grossir ce flot de _four in +hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ à cheval, si bien que la large +route de Brighton était emplie d'un fossé à l'autre, d'une cohue +qui riait, criait, chantait et marchait dans la même direction. + +Il était impossible à quiconque eut contemplé cette foule bigarrée +de ne pas reconnaître que la passion du ring, bonne ou mauvaise +peu importe, n'était point le trait distinctif d'une certaine +classe, mais qu'elle était une marque du caractère national, +profondément enracinée dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait +été transmise de génération en génération, aussi bien au jeune +aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers +revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole +que traînait un bidet. + +Là, je vis des hommes d'État et des soldats, des gentilshommes et +des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds +d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se démenait +avec la perspective de passer une nuit pénible, rien que pour +avoir la chance d'assister à une lutte qui pouvait se terminer en +un seul round, chose impossible à prévoir. + +On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale. + +Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de +poussière, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron +et les garçons se tenaient prêts avec leurs plateaux chargés de +pots débordants de mousse pour désaltérer ces bouches pressées. + +Ces haltes pour boire la bière, cette rude camaraderie, la +cordialité, les incommodités accueillies par des éclats de rire, +cette impatience de voir la lutte, étaient autant de traits, qui +pouvaient être qualifiés de vulgaires, de populaires, par les gens +au goût difficile, mais quant à moi, maintenant que je prête +l'oreille aux lointains et vagues échos de notre temps passé, tout +cela me paraît constituer l'ossature qui formait la charpente si +solide et si virile dont cette race antique était constituée. + +Mais hélas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain? + +Mon oncle, avec toute son habileté, n'arrivait pas à apercevoir un +passage dans cette masse en mouvement. + +Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des +escargots de Reigate à Horley, puis à la Croix de Povey, puis à la +bruyère de Lowfield, pendant que le jour faisait place au +crépuscule et qu'à celui-ci succédait la nuit. + +Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumées. + +C'était un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui +s'étendait devant nous, que les replis de ce serpent aux écailles +dorées qui se déroulait dans l'obscurité. + +Enfin! Enfin, nous aperçûmes l'immense et l'informe masse de +l'orme de Crawley qui nous dominait dans les ténèbres, et nous +arrivâmes à l'entrée de la rue du village où toutes les fenêtres +des cottages étaient éclairées, puis devant la haute façade du +vieil hôtel _Georges_, où l'on voyait de la lumière à toutes les +portes, à toutes les vitres, à toutes les fentes en l'honneur de +la noble compagnie qui devait y passer la nuit. + + +XV -- JEU DÉLOYAL + + +L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour +dans le défilé qui devait nous amener devant la porte. + +Il jeta les rênes et une pièce d'une couronne à un des individus +mal vêtus qui encombraient l'allée des piétons, et se frayant +vivement passage à travers la foule, il poussa vers l'entrée. + +Lorsqu'il parut dans la zone de lumière que projetaient les +fenêtres, on se demanda à voix basse quel pouvait être cet +impérieux gentleman, à la figure pâle, sous son manteau de cheval, +et un vide se forma pour nous laisser passer. + +Jusqu'alors je ne m'étais pas douté combien mon oncle était +populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens +se mirent à crier à tue-tête: + +-- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour +votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien! + +Cependant le maître d'hôtel attiré par les acclamations accourait +à notre rencontre. + +-- Bonsoir, Sir Charles, s'écria-t-il. Vous allez bien, j'espère? +Et vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, que votre champion fait +honneur au _Georges_. + +-- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle. + +-- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une +peinture. Oui, il est en état de gagner un royaume à la lutte. +Mon oncle eut un soupir de soulagement. + +-- Où est-il? demanda-t-il. + +-- Il est rentré de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il +avait une affaire toute particulière pour demain, dit le maître +d'hôtel avec un gros rire. + +-- Où est Belcher? + +-- Le voici dans le salon du bar. + +En disant ces mots, il ouvrit la porte. + +Nous y jetâmes un coup d'oeil et nous vîmes une vingtaine d'hommes +bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui +m'étaient devenues familières pendant ma courte carrière au West- +End. + +Ils étaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une +soupière pleine de punch. + +À l'autre bout, installé très à son aise, parmi les aristocrates +et les dandys qui l'entouraient, était assis le champion de +l'Angleterre, le magnifique athlète, renversé sur sa chaise, un +foulard rouge négligemment noué autour du cou, de la façon +pittoresque à laquelle son nom fut longtemps attaché. + +Plus d'un demi-siècle s'est écoulé et j'ai vu ma part de beaux +hommes. + +Peut-être cela tient-il à ce que je suis moi-même d'assez petite +taille, mais c'est un des traits de mon caractère de trouver plus +de plaisir à la vue d'un bel homme qu'à celle de tout autre chef- +d'oeuvre de la nature. + +Néanmoins, pendant toute cette période, je n'ai jamais vu un homme +plus beau que Jim Belcher et si je cherche à lui trouver un +pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le +second, Jim, dont je cherche à vous raconter le destin et les +aventures. + +Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de +mon oncle apparut sur le seuil. + +-- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commandé +une fameuse épaule de mouton... Quelles nouvelles fraîches nous +apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette +hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens +sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?... + +Tout le monde parlait à la fois. + +-- Excusez-moi, gentlemen, répondit mon oncle, je me ferai un +devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je +pourrai. J'ai une affaire de quelque importance à régler. Belcher, +je voudrais vous dire quelques mots. + +Le champion vint nous rejoindre dans le corridor. + +-- Où est votre homme, Belcher? + +-- Il est rentré dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze +heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte. + +-- Comment a-t-il passé la journée? + +-- Je lui ai fait faire de légers exercices, du bâton, des +altères, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il +nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. +Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le +savais pas aussi droit qu'une ligne à pêche, j'aurais cru qu'il +jouait double jeu et pariait contre lui-même. + +-- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai été informé +de source sûre qu'il y a un complot organisé pour l'estropier et +que les gredins sont tellement certains de réussir qu'ils sont +prêts à parier n'importe quelle somme qu'il ne se présentera pas. + +Belcher siffla entre ses dents. + +-- Je n'ai aperçu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a +été auprès de lui, personne ne lui a adressé la parole, si ce +n'est votre neveu et moi. + +-- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont +devancés de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris. + +-- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. +Quels étaient les autres? + +-- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy. + +-- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est +sain et sauf, mais il serait peut-être prudent que l'un ou l'autre +de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il +est confié à mes soins, je ne m'éloigne jamais beaucoup de lui. + +-- C'est dommage de l'éveiller. + +-- Il aura quelque peine à s'endormir avec tout ce vacarme dans la +maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor. + +Nous traversâmes les longs et bas et tortueux corridors de +l'auberge, construction à l'ancienne mode, jusqu'à l'arrière de la +maison. + +-- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un +signe de tête une porte à droite. Celle de gauche est la sienne. + +En disant ces mots, il l'ouvrit. + +-- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir. + +Et ensuite. + +-- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie? + +La petite chambre nous apparut dans toute son étendue, fortement +éclairée par une lampe de cuivre posée sur la table. Les draps +n'avaient pas été tirés, mais des plis sur la courtepointe +montraient qu'on s'était étendu dessus. + +Une moitié du volet à claire-voie se balançait sur ses gonds, une +casquette de drap jetée sur là table, voilà tout ce qui restait de +celui qui occupait la chambre. + +Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tête. + +-- Nous sommes arrivés trop tard à ce qu'il paraît. + +-- Voici sa casquette, monsieur. Où diable peut-il être allé tête +nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim! +Jim! appela-t-il. + +-- Il est certainement sorti par la fenêtre, s'écria mon oncle. Je +suis persuadé que ces bandits l'ont attiré au-dehors par quelque +artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour +m'éclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses +pieds sur la plate-bande de fleurs. + +Le maître de l'hôtel et deux ou trois des Corinthiens, qui se +trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond +de la maison. + +L'un d'eux ouvrit la porte de côté et nous nous trouvâmes dans le +jardin potager et là, groupés sur l'allée sablée, nous pûmes +abaisser la lampe jusqu'à la terre molle, fraîchement remuée, qui +se trouvait entre nous et la fenêtre. + +-- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir +ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est +ceci? Quelque autre est venu ici. + +-- Une femme! m'écriai-je. + +-- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu. + +Belcher lança un juron avec conviction. + +-- Il n'a jamais dit un mot à aucune jeune fille du village. J'y +ai fait tout particulièrement attention! Et dire que les voilà qui +arrivent ainsi à un tel moment! + +-- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable +Berkeley Craven, qui avait quitté la société réunie au salon du +bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivée +par le dehors et a frappé à la fenêtre. Vous voyez ici et ici +encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans +la direction de la maison, tandis que les autres traces sont +tournées en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie. + +-- Voilà qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous +séparer pour chercher dans des directions diverses, à moins que +quelque indice nous révèle où ils sont allés. + +-- Il n'y a qu'une allée qui conduise hors du jardin, dit le +maître de l'hôtel, en se mettant à notre tête. Il donne sur cette +ruelle écartée qui conduit aux écuries. L'autre bout va rejoindre +la petite route. + +Soudain apparut la forte lumière jaune d'une lanterne d'écurie qui +dessina un rond brillant dans l'obscurité, et un palefrenier +sortit dans la cour en flânant. + +-- Qui va là? cria le maître de l'hôtel. + +-- C'est moi, patron, Bill Shields. + +-- Depuis quand êtes-vous ici, Bill? + +-- Patron, voici une heure que je suis dans les écuries à aller et +venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est +pas la peine d'essayer et j'ose à peine leur donner à manger, car +pour peu qu'ils tiennent plus de place... + +-- Venez par ici, Bill, et faites attention à vos réponses, car +une erreur peut vous coûter votre place. Avez-vous vu quelqu'un +passer dans le sentier? +-- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une +casquette en poil de lapin. Il était là, à flâner, aussi, je lui +ai demandé qu'est-ce qu'il avait à faire, car sa figure ne +m'allait pas, non plus que sa façon de reluquer aux fenêtres. J'ai +tourné la lanterne de l'écurie sur lui, mais il a baissé la tête, +et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges. + +Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa +figure s'était encore assombrie. + +-- Qu'est-il devenu? demanda-t-il. + +-- Il s'est esquivé et je ne l'ai plus vu, monsieur. + +-- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par +exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier? + +-- Non, monsieur. + +-- Rien entendu d'extraordinaire? + +-- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque +chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles +de Londres sont dans le village... + +-- Eh bien! qu'était-ce? + +-- Eh bien! monsieur, c'était comme qui dirait un cri parti de là- +bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrapé un mauvais coup. Je +me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je +n'ai pas fait grande attention. + +-- De quel coté partait ce cri? +-- Du côté de la route, monsieur. + +-- Venait-il de loin? + +-- Non, monsieur, je suis sur que ça venait de deux cents yards au +plus. + +-- Un seul cri? + +-- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une +voiture passer à fond de train sur la route. Je me rappelle que +j'ai trouvé singulier que l’on quittât Crawley en voiture, dans +une nuit comme celle-ci. + +Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous +descendîmes le sentier, groupés derrière lui. + +Le sentier aboutissait à angle droit sur la route. + +Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps à chercher. + +La forte lumière éclaira soudain quelque chose qui amena un +gémissement sur mes lèvres et un âpre juron sur celle de Belcher. + +À la surface blanchie de la poussière de la route s'allongeait une +traînée écarlate et près de la tache de mauvais augure, gisait un +petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War +l'avait mentionné le matin. + + +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY + + +Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley +Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillâmes toute la +campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais +à part cette trace inquiétante sur la route, on ne découvrit pas +le moindre indice de ce qui lui était arrivé. + +Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sûr son +compte. + +Le cri isolé, jeté dans la nuit et dont le palefrenier avait +parlé, était l’unique preuve qu'une tragédie avait eu lieu. + +Divisés en petits groupes, nous battîmes tout le pays jusqu'à East +Grintead et même Bletchingley et le soleil était déjà assez élevé +au-dessus de l'horizon lorsque nous fûmes de retour à Crawley, le +coeur gros et accablés de fatigue. + +Mon oncle, qui s'était rendu en voiture à Reigate, dans l'espoir +d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'à sept +heures passées et un coup d'oeil, jeté sur sa figure, nous apprit +des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures à +nous. + +Nous tînmes conseil autour de la table où nous était servi un +déjeuner qui ne nous tentait guère et auquel avait été invité Mr +Berkeley Craven, en sa qualité d'homme de bon conseil et de grande +expérience en matière de sport. + +Belcher était à moitié fou de voir tourner ainsi brusquement +toutes les peines qu'il s'était données pour cet entraînement. + +Il était incapable d'autre chose que de lancer de délirantes +menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les +arranger de belle façon dès qu'il les rencontrerait. + +Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et +tambourinait avec ses doigts sur la table. + +Moi, j'avais le coeur gros, j'étais sur le point de cacher ma +figure dans mes mains et de fondre en larmes, à la pensée de +l'impuissance où j'étais de secourir mon ami. + +Mr Berkeley Craven, homme du monde à la figure florissante, était +le seul d’entre nous qui parût avoir gardé à la fois, son sang- +froid et son appétit. + +-- Voyons, la lutte devait avoir lieu à dix heures, n'est-ce pas? +demanda-t-il. + +-- C'était convenu ainsi. + +-- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais: +«c'est fini» Tregellis. Votre champion a trois heures pour +revenir. Mon oncle hocha la tête. + +-- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela +soit possible. Je le crains, dit-il. + +-- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune +femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. +Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui? + +Mon oncle m'interrogea du regard. + +-- Non, je n'en connais aucune. + +-- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il +n'y a pas le moindre doute à ce sujet. Elle est venue conter +quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune +homme ne peut se refuser à écouter. Il est tombé dans le piège et +s'est laissé attirer dans quelque endroit où les gredins +l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouvé, je le +suppose, Tregellis? + +-- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle. + +-- Eh bien alors, il est évident que ces hommes n'ont aucun +intérêt à le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'étaient pas +certains peut-être de faire à un jeune homme aussi solide assez de +mal pour le mettre absolument hors d'état de se battre. Même avec +un bras cassé, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont déjà +fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans +le moindre danger. Ils lui auront sans doute donné un coup sur la +tête pour l'empêcher de faire trop de résistance, puis ils +l'auront emmené dans une ferme ou une étable où ils le retiendront +prisonnier jusqu'à ce que l'heure de la lutte soit passée. Je vous +garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant +qu'avant. + +Cette théorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait +qu'elle m'ôtait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien +qu'au point de vue de mon oncle ce n'était guère consolant. + +-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il. + +-- J'en suis convaincu. + +-- Mais cela ne nous aidera guère à remporter la victoire. + +-- C'est là le point essentiel, monsieur, s'écria Belcher. Par le +Seigneur, je voudrais qu'on me permît de prendre sa place, même +avec mon bras gauche attaché sur mon dos. + +-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit +Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec +l'espoir que votre homme reviendra. + +-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on +m'oblige à payer l'enjeu dans de pareilles circonstances. + +Craven haussa les épaules. + +-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains +qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas +pourrait être soumis aux juges, mais ils se prononceront contre +vous, cela ne fait aucun doute pour moi. + +Nous étions retombés dans un silence mélancolique, quand tout à +coup Belcher sauta sur la table. + +-- Écoutez, cria-t-il, écoutez cela. + +-- Qu'est-ce que c'est? nous écriâmes-nous d'une seule voix. + +-- C'est la cote. Écoutez cela. + +Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui +venait du dehors, une seule phrase parvint à nos oreilles. + +-- Au pair sur le champion de Sir Charles. + +-- Au pair, s'écria mon oncle. Elle était à sept à un contre moi +hier. Qu'est-ce que cela signifie? + +-- Au pair sur les deux champions, répéta la voix. + +-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il +n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, +monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire. + +La rue du village était encombrée de monde, car les gens avaient +couché par douze ou quinze dans une même chambre et des centaines +de gentlemen avaient passé la nuit dans leurs voitures. + +La foule était si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de +l'hôtel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une façon +épouvantable, était vautré sur le seuil et n'avait pas l'air de +s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et +quelquefois sur lui. + +-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des +marches. + +-- Au pair, Jim, crièrent plusieurs voix. + +-- Elle était bien plus élevée en faveur de Wilson, quand je l'ai +entendue pour la dernière fois. + +-- Oui, mais il est arrivé un homme qui l'a fait baisser bientôt +et après lui, on s'est mis à le suivre, si bien que maintenant +vous trouvez à parier au pair. + +-- Qui a commencé? + +-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est étendu ivre sur les +marches. Il n'a cessé de boire, comme si c'était de l'eau, depuis +qu'il est arrivé en voiture à six heures, et il n'est pas étonnant +qu'il se trouve dans cet état. + +Belcher se pencha et tourna la tête inerte de l'individu de façon +à ce qu'on vit ses traits. + +-- Il m'est inconnu, monsieur. + +-- Et à moi aussi, ajouta mon oncle. + +-- Mais pas à moi, m'écriai-je. C'est John Cummings, le +propriétaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que +j'étais tout petit et je ne saurais m'y tromper. + +-- Et que diable celui-là peut-il savoir de l'affaire? dit Craven. + +-- Rien du tout, selon toute probabilité, répondit mon oncle. Je +vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, propriétaire, car +l'odeur de cette cohue est épouvantable. Mon neveu, je crois que +vous n'arriverez pas à tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni +à lui faire dire ce qu'il sait. + +Ce fut en vain que je le secouai par les épaules, que je lui criai +son nom aux oreilles. Rien n'était capable de le tirer de cette +ivresse béate. + +-- Eh bien! voilà une situation unique, aussi loin, que remonte +mon expérience, dit Berkeley Craven. Nous voici à deux heures de +la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme +pour vous représenter. J'espère que vous ne vous êtes pas engagé +de façon à perdre beaucoup, Tregellis? + +Mon oncle haussa les épaules et prit une pincée de son tabac de ce +geste large, inimitable, que jamais personne ne s'était risqué à +imiter. + +-- Très bien, mon garçon, dit-il, mais il est temps que nous +pensions à nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit +m'a laissé quelque peu _effleuré_ et je ne serais pas fâché de +rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce +doit être ma dernière ruade, au moins elle sera lancée par un +sabot bien ciré. + +J'ai entendu un homme qui avait voyagé dans les régions incultes, +dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais étaient +proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion +pour le sport et leur aptitude à ne point laisser percer +l'émotion. + +Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-là, car +je ne crois pas que jamais victime liée au poteau ait eu sous les +yeux une perspective aussi cruelle. + +Non seulement une bonne partie de sa fortune était en jeu, mais +encore, il s'agissait de la situation terrible où il allait se +trouver devant cette foule immense, parmi laquelle étaient bien +des gens qui avaient risqué leur argent d'après son jugement, et +il se verrait peut-être au dernier moment réduit à faire des +excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion à présenter. + +Quelle situation pour un homme qui s'était toujours fait gloire de +son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les +entreprises avec un grand succès. + +Moi qui le connaissais bien, je voyais à la couleur livide de ses +joues et à l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait +réellement plus où donner de la tête. Mais un étranger qui eût vu +son attitude dégagée, la façon dont il faisait voltiger son +mouchoir brodé, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il +agitait ses manchettes, n'eût jamais cru que cette sorte de +papillon pût avoir le moindre souci terrestre. + +Il était bien près de neuf heures lorsque nous fûmes prêts à +partir pour les dunes de Crawley. + +À ce moment-là, la voiture de mon oncle était presque la seule qui +restât dans la rue du village. Les autres voitures étaient restées +la nuit, avec leurs roues entrecroisées, les brancards de l'une +posés sur la caisse de l'autre en rangs aussi serrés qu'on avait +pu les mettre, depuis la vieille église jusqu'à l'orme de Crawley +et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille +de longueur. + +À ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, +presque déserte. + +On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants. + +Hommes, chevaux, voitures, tout était parti. + +Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement +avec un soin méticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route +et dans les deux sens un coup d’oeil où se voyait cependant encore +quelque espoir avant de monter en voiture. + +J'étais assis en arrière avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven +prit place à côté de mon oncle. + +La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau +couvert de bruyères qui s'étend à bien des milles dans tous les +sens. + +Des files de piétons, pour la plupart si fatigués, si couverts de +poussière qu'ils avaient évidemment fait à pied et pendant la nuit +les trente milles qui les séparaient de Londres, marchaient d'un +pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en +grimpant la longue pente bigarrée qui grimpait au plateau. + +Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monté, +attendait à la croisée des routes, et quand il eut lancé son +cheval d'un coup d'éperon jusqu'à nous, je reconnus la belle +figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza. + +-- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir +Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, à un demi- +mille sur la gauche. + +-- Très bien, dit mon oncle, en tirant sur les rênes des juments +pour prendre la route qui débouchait à cet endroit. + +-- Vous n'avez pas amené votre homme là-bas, remarqua Mendoza d'un +air un peu soupçonneux. + +-- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton +furieux. + +-- Cela nous fait beaucoup à nous tous, car on raconte d'étranges +histoires. + +-- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez +bien vous repentir de les avoir écoutées. + +-- _All right_, Jim! À ce que je vois, votre déjeuner de ce matin +n'est pas bien passé. + +-- Les autres sont-ils arrivés? dit mon oncle, d'un air +insouciant. + +-- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est là-bas avec les +cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la +plupart des gardiens du ring sont à leur poste. + +-- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se +remettant en marche. Il est possible que les autres soient en +retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate. + +-- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven. + +-- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain +jusqu'au dernier moment. + +-- Naturellement, monsieur, s'écria Belcher, je n'aurais jamais +cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un +qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, +et voir comment cela tournera. + +Il nous arriva un bruit pareil à celui que font les vagues sur la +plage, bien avant que nous fussions en présence de cette immense +multitude. + +Enfin, à un plongeon brusque que fit la route, nous vîmes cette +foule, ce tourbillon d'êtres humains se déployant devant nous, +avec un vide tournoyant au centre. + +Tout autour, les voitures et les chevaux étaient disséminés par +milliers à travers la lande. Les pentes étaient animées par la +présence de tentes et de boutiques improvisées. + +On avait choisi pour emplacement du ring un endroit où l'on avait +pratiqué dans le sol une grande cuvette, de façon que le contour +formât un amphithéâtre naturel d'où tout le monde pût bien voir ce +qui se passait au centre. + +À notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui +était placée sur les bords et par conséquent le plus proche de +nous et ces acclamations se répétèrent dans toute la multitude. + +Un instant après, on entendit de grands cris qui commençaient à +l'autre bout de l'arène. + +Toutes les figures, qui étaient tournées vers nous, se +retournèrent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan +passa du blanc au noir. + +-- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et +Craven. + +En nous tenant debout sur notre voiture, nous pûmes apercevoir la +cavalcade qui approchait des Dunes. + +Elle commençait par la spacieuse barouche où étaient assis Sir +Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son +entraîneur. + +Les postillons avaient à leur coiffure des flots de faveurs jaune +serin. C'était la couleur sous laquelle devait lutter Wilson. + +Derrière la voiture venaient à cheval une centaine au moins de +gentlemen de l'Ouest, puis une file, à perte de vue, de _gigs_, de +_tilburys_, de voitures. + +Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche +arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction. + +Sir Lothian Hume nous aperçut et donna à ses postillons l'ordre +d'arrêter. + +-- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied à terre. J'ai cru +reconnaître votre voiture rouge. Voilà une belle matinée pour la +lutte. + +Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans répondre. + +-- Je suppose, puisque nous voilà tous présents, que nous pouvons +commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux +façons de son interlocuteur. + +-- Nous commencerons à dix heures. Pas une minute plus tôt. + +-- Très bien, puisque vous y tenez. À propos, Sir Charles, où est +votre homme? + +-- C'est à vous que je devrais adresser cette question, Sir +Lothian. Où est mon homme? + +Une expression d'étonnement se peignit sur les traits de Sir +Lothian, expression admirablement feinte si elle n'était pas +vraie. + +-- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question? + +-- C'est que je tiens à le savoir. + +-- Mais comment puis-je répondre? Est-ce que c'est mon affaire? + +-- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire. + +-- Si vous aviez la bonté de vous expliquer un peu plus +clairement, il me serait peut-être possible de vous comprendre. + +Tous deux étaient très pâles, très froids, très raides et +impassibles dans leur attitude, mais ils échangeaient des regards +comme s'ils croisaient le fer. + +Je me rappelai la réputation de terrible duelliste qu'avait Sir +Lothian et je tremblai pour mon oncle. + +-- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief +contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaître +clairement. + +-- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a été organisé un +complot pour estropier où enlever mon champion et j'ai toutes les +raisons possibles de croire que vous y êtes mêlé. + +Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir +Lothian. + +-- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur +lequel vous comptiez, au bout de son entraînement, et vous voilà +bien embarrassé pour trouver une défaite. Tout de même je crois +que vous eussiez pu en trouver une qui fût plus plausible ou qui +comportât des suites moins sérieuses. + +-- Monsieur, répondit mon oncle, vous êtes un menteur, mais +personne ne sait mieux que vous à quel point vous êtes un menteur. + +Les joues creuses de Sir Lothian pâlirent de colère et je vis +pendant un instant, dans ses yeux profondément enfoncés, la lueur +que l'on aperçoit au fond de ceux d'un mâtin en fureur qui se +dresse et se traîne au bout de sa chaîne. + +Puis, par un effort, il redevint ce qu'il était d'ordinaire +l'homme froid, dur, maître de lui-même. + +-- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme +deux rustres ivres un jour de marché, dit-il. Nous pousserons +l'affaire plus loin un autre jour. + +-- Pour cela, je vous le promets, répondit mon oncle d'un ton +farouche. + +-- En attendant, je vous invite à observer les conditions de votre +engagement. Si vous ne présentez pas votre champion dans vingt- +cinq minutes, je réclame l'enjeu. + +-- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors +vous pourrez le réclamer, mais pas un instant plus tôt. + +Il était admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui +dispose de toute sorte de ressources cachées. + +Pendant ce temps, Craven, qui avait échangé quelques mots avec Sir +Lothian Hume, revint près de nous. + +-- J'ai été prié de remplir les fonctions d'unique juge en cette +affaire. Cela répond-il à vos désirs, Sir Charles? +-- Je vous serais extrêmement obligé, Craven, d'accepter ces +fonctions. + +-- Et l’on a proposé Jackson comme chronométreur. + +-- Je ne saurais en souhaiter de meilleur. + +-- Très bien, voilà qui est convenu. + +Pendant ce temps, la dernière voiture était arrivée et les chevaux +avaient été attachés au piquet sur la lande. + +Les traînards s'étaient rapprochés de telle sorte que la vaste +multitude formait maintenant une masse compacte d'où montait une +voix unique qui commençait à mugir d'impatience. + +Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine à +apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste étendue de +lande verte et pourpre. + +Un _gig_ attardé arrivait au grand galop sur la route venant du +sud. + +Quelques piétons montaient encore péniblement de Crawley, mais on +n'apercevait nulle part un indice de l'absent. + +-- Les paris vont leur train, malgré tout, dit Belcher. J'ai fait +un tour au ring et on est toujours au pair. + +-- Il y a une place pour vous dans l'enceinte extérieure près du +ring, Sir Charles, dit Craven. + +-- Je n'aperçois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai +pas avant son arrivée. + +-- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix +minutes. + +-- Et moi je marque cinq, s'écria Sir Lothian. + +-- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d’un +ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes. + +-- Voici Wilson le Crabe, s'écria Belcher. + +Au même instant, retentit dans la foule un cri pareil à un cri de +tonnerre. + +Le pugiliste de l'Ouest était sorti de la tente où il faisait sa +toilette. Il était suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui +remplissaient le rôle de seconds auprès de lui. + +Il était nu jusqu'à la ceinture, avec une paire de caleçons +blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course. + +Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies +petites faveurs de la même couleur étaient attachées à ses genoux. + +Il tenait à la main un grand chapeau blanc. + +Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre +dans la foule pour permettre l'accès du ring. Il lança en l'air le +chapeau qui tomba dans l'enceinte formée par les piquets. + +Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes extérieures et +intérieures de cordes et resta debout au centre, les bras croisés. + +Je ne m'étonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui- +même ne put s'empêcher d'y joindre les siens. + +C'était assurément un jeune athlète d'une structure magnifique. Il +était impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, +lustrée et luisante comme la peau d'une panthère sous les rayons +du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles à +chacun de ses mouvements. + +Ses bras étaient longs et flexibles, ses épaules bien détachées et +néanmoins puissantes, avec cette légère tombée qui est plus que la +carrure un indice de force. + +Il joignit les mains derrière la tête, les éleva, les agita +derrière lui et, à chacun de ses mouvements, quelque nouvelle +surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de +saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de +ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions. + +Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une +belle statue en attendant son adversaire. + +Sir Lothian Hume, l'air impatient, était resté les yeux fixés sur +sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant. + +-- Le temps est écoulé, s'écria-t-il. Le match est forfait. + +-- Le temps n'est point écoulé, dit Craven. + +-- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui +un regard désespéré. +-- Seulement trois, Tregellis. + +-- Où est votre champion, Sir Charles? Où est l'homme pour qui +nous avons parié? + +Et des figures échauffées se tendaient déjà l’une sur l'autre. Des +regards irrités se portaient sur nous. + +-- Plus qu'une minute. J'en suis bien fâché, Tregellis, mais je +serai contraint de déclarer le forfait contre vous. + +Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussée, un cri, et +de loin, un vieux chapeau noir lancé en l'air par-dessus les têtes +des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes. + +-- Sauvés, grand Dieu! hurla Belcher. + +-- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle +d'un ton calme. + +-- Trop tard! s'écria sir Lothian. + +-- Non, répliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes. +Maintenant la lutte peut avoir lieu. + + +XVII -- AUTOUR DU RING + + +Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien +petit nombre, qui virent de quel côté arrivait ce chapeau noir, si +opportunément lancé par-dessus les cordes. + +J'ai déjà parlé d'un _gig_ qui approchait isolément et arrivait +grand train, par la route du sud. + +Mon oncle l'avait aperçu, mais en avait été distrait par la +discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure. + +Quant à moi, j'avais été si frappé de l'allure furieuse à laquelle +arrivaient les retardataires, que j'étais resté à les regarder +avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la +crainte de causer à mon oncle un nouveau désappointement. + +Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme, +lorsque soudain je vis le véhicule faire un écart sur la route, se +lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et +coupant court à travers la lande, écrasant les touffes de genêts, +puis s'enfonçant jusqu'aux moyeux dans la bruyère et les mares. + +Lorsque le conducteur arrêta ses juments couvertes d'écume, il +jeta les rênes à sa compagne, s'élança à bas de son siège et se +lança furieusement à travers la foule et bientôt fut lancé le +chapeau qui apprit à tous le défi porté. + +-- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement +que si ce coup de théâtre avait été arrangé d'avance et avec soin +par lui, rien ne nous presse. + +-- À présent que votre champion a jeté son chapeau dans le ring, +vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles. + +-- Mon neveu, votre ami a certainement paru à temps. Il s'en est +fallu de l'épaisseur d'un cheveu... + +-- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre. + +Les sourcils soulevés de mon oncle exprimèrent l'étonnement. + +-- Comment! un autre! s'exclama-t-il. + +-- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la +cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que +ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en +personne. + +Nous jetâmes un regard sur la foule et nous vîmes la tête et les +épaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu à peu du +terrain, en laissant derrière lui un sillage en forme de V, comme +il s'en forme derrière un chien qui nage. + +Maintenant qu'il se rapprochait du bord intérieur où la foule +était moins dense, il leva la tête, et nous vîmes la figure +bonhomme et tannée du forgeron qui se tourna vers nous. + +Dès qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par- +dessus sous lequel il parut en tout son équipement de combattant, +culottes noires, bas chocolat et souliers blancs. + +-- Je suis bien fâché d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais +venu plus tôt, mais il m'a fallu du temps pour arranger ça avec la +femme. Je n'ai pu la décider tout d'un coup, et il a fallu +l'emmener avec moi et nous avons discuté la chose en route. + +Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress +Harrison qui y était assise. Sir Charles fit signe à Jack +Harrison. + +-- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il. +Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le +suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous +attendais pas. + +-- Mais, monsieur, vous avez été prévenu que je viendrais. + +-- Non, certainement non. + +-- N'avez-vous pas reçu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nommé +Cummings qui est le maître de l'auberge de Friar's Oak? Maître +Rodney que voici le connaît bien. + +-- Nous l'avons vu ivre mort à l'hôtel _Georges_. + +-- Ça y est, j'en avais eu peur, s'écria Harrison avec dépit. Il +est toujours comme cela quand il est excité. Jamais je n'ai vu un +homme se monter la tête comme il l'a fait quand il a su que je +prendrais cette lutte à mon compte. Il s'est muni d'un sac de +souverains pour parier pour moi. + +-- C'est donc pour cela que la cote a changé? dit mon oncle. Il en +a entraîné d'autres. + +-- Je craignais tellement qu'il ne se mit à boire, que je lui +avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre +une minute. Il avait un billet pour vous. + +-- J'ai appris qu'il était arrivé à l'hôtel _Georges_ à six +heures. Or, je ne suis arrivé de Reigate qu'à sept heures passées +et, à ce moment-là, je suis sûr qu'il devait avoir bu sa +commission. Mais où est votre neveu Jim et comment avez-vous pu +savoir qu'on aurait besoin de vous? + +-- Ce n'est pas sa faute, je vous en réponds, s'il vous a laissé +dans le pétrin. Quant à moi, j'ai reçu l'ordre de le remplacer. +Cet ordre m'a été donné par le seul homme en ce monde, auquel je +n'aurais jamais désobéi. + +-- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui était descendue du +_gig_ et s'était approchée de nous, tirez de lui le meilleur parti +que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, +dussiez-vous me le demander à genoux. + +-- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ça c'est un fait! dit +le forgeron. + +-- Les sports! s'écria-t-elle d'une voix criarde où perçaient le +mépris et la colère. Revenez m'en parler quand tout sera fini. + +Elle s'éloigna en toute hâte et je la vis plus tard, assise parmi +la bruyère, le dos tourné à la foule et les mains sur les +oreilles, toute recroquevillée, toute convulsionnée +d'appréhension. + +Pendant que se passait cette scène rapide, la foule était devenue +de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait +le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait +entrevu la bonne fortune inespérée de voir un boxeur aussi réputé +qu'Harrison. + +Son nom avait déjà circulé et plus d'un connaisseur âgé avait tiré +de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinées sur +l'homme qui allait représenter l'école du passé en face de l'école +du présent. + +Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l’on avait +encore quelques petites variations dans la cote, selon que se +modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans +les groupes de la foule. + +Pendant ce temps-là, sir Lothian Hume faisait des embarras auprès +de l'honorable Berkeley Craven, qui était resté debout près de +notre voiture. + +-- Je dépose une protestation formelle contre cette manière +d'agir, dit-il. + +-- Pour quels motifs, monsieur? + +-- Parce que l'homme présenté ici n'est pas celui qu'a désigné en +premier lieu Sir Charles Tregellis. + +-- Je n'ai désigné absolument personne, vous le savez bien, dit +mon oncle. + +-- Les paris ont été tenus dans l'idée que le jeune Jim Harrison +serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier +moment, il est retiré pour être remplacé par un autre plus +redoutable. + +-- Sir Charles Tregellis ne dépasse en rien son droit, dit Craven +d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de présenter un homme qui +serait en dedans des limites d'âge convenues, et l'on me dit +qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans +passés, Harrison? + +-- Quarante ans le mois prochain, monsieur. + +-- Très bien. Je déclare que la lutte peut s'engager. + +Mais, hélas! il y avait une autorité supérieure à celle du juge +lui-même, et nous avions à subir un incident qui fut le prélude et +parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois. + +À travers la lande était arrivé un cavalier vêtu de noir, avec des +bottes de chasse à revers de basane, suivi d'un couple de grooms, +et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des +ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain +alternativement. + +Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jeté +des regards soupçonneux du côté de ce cavalier, mais le plus grand +nombre l'aperçurent seulement lorsqu'il eut arrêté son cheval sur +un tertre qui dominait l'amphithéâtre et d'où, avec une voix de +stentor, il annonça qu'il représentait le _Custos Rotulorum_ de Sa +Majesté dans le comté de Sussex et qu'il déclarait la réunion de +cette assemblée contraire à la loi, et qu'il avait charge de la +disperser en employant au besoin la force. + +Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondément +enracinée, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de +bien des siècles, à imprimer à coups de trique dans l'âme de ces +insulaires sauvages et turbulents. + +Voilà donc un homme, flanqué simplement de deux domestiques, en +face de trente mille autres hommes irrités, mécontents, et parmi +lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession +et aussi parmi ces derniers, des représentants de la classe la +plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eût dans le pays. + +Et pourtant, c'était cet homme isolé qui parlait de recourir à la +force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant +pareille à un animal indocile et de dispositions farouches, face- +à-face avec une puissance, qu'il savait sourde à tout +raisonnement, capable de vaincre toute résistance. + +Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une +douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce +gêneur du sport. + +-- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven. + +-- Oui, monsieur, j'ai un mandat. + +-- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner. + +Le magistrat lui tendit un papier bleu. + +Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, penchèrent la tête +pour l'examiner, car la plupart d'entre eux étaient eux-mêmes des +magistrats et fort attentifs à découvrir la moindre bévue dans la +rédaction. + +À la fin, Craven haussa les épaules et rendit le papier. + +-- Il me parait en forme, monsieur, dit-il. + +-- Il est absolument correct, répondit le magistrat avec +affabilité. Pour vous éviter une perte de votre temps précieux, +gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis +parfaitement résolu à interdire tout combat, en quelques +circonstances que ce soit, sur le territoire du comté dont j'ai la +charge et je suis décidé à vous suivre tout le jour pour +l'empêcher. +Dans mon inexpérience, je me figurais que cela paraissait terminer +l'affaire d'une façon définitive, mais je n'avais pas rendu +justice à la prévoyance des personnes qui organisent ces +rencontres et j'ignorais également les avantages qui faisaient de +la dune de Crawley un lieu de réunion privilégié. Les patrons, les +parieurs, le juge, le chronométreur tinrent conseil. + +-- Il y a sept milles de terrain au-delà de la frontière du +Hampshire et deux au-delà de celle du Surrey, dit Jackson. + +Le fameux maître du ring avait arboré en l'honneur de la +circonstance un magnifique habit écarlate aux boutonnières brodées +d'or, une canne blanche, un chapeau à boucle avec large ruban +noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair. + +Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et +particulièrement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant +contribué à faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, +aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais. + +Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux perçants et +son énorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette +troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef. + +-- Si je pouvais me hasarder à vous donner un avis, dit l'affable +magistrat, ce serait de passer du côté du Hampshire car, du côté +du Sussex, sir James Ford n'est pas moins opposé que moi à ces +sortes de réunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est +le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point. + +-- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de façon à +produire le plus grand effet, je vous suis infiniment obligé. Si +le juge le permet, il n'y aura qu'à déplacer les piquets. +L'instant d'après, ce fut une scène de la plus vive animation. + +Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aidés des gardiens du ring, +arrachèrent les piquets et les cordes et les emportèrent dans un +autre endroit de la plaine. + +Wilson le Crabe fut enveloppé dans de grands manteaux et emmené +dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la +place de Mr Craven sur notre voiture. + +Ensuite, l'immense foule se déplaça, cavaliers, véhicules, +piétons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la +lande. + +Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme +des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avançaient sur +cinquante de front, secouées, cahotées par toutes les inégalités +qu'elles rencontraient. + +De temps à autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de +moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyère et +des éclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis +qu'ils contemplaient piteusement le désastre. + +Puis, dans une partie de la lande où les broussailles étaient plus +clairsemées et la surface plus égale, les piétons se mirent à +courir, les cavaliers firent jouer les éperons, les conducteurs +firent claquer leurs fouets et toute la foule s'écoula en une +course au clocher, affolée à la suite de la barouche jaune et de +la voiture rouge qui formaient l'avant-garde. + +-- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle à Harrison de +façon à ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient +avec précaution sur ce terrain inégal. + +-- Ce sera ma dernière lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous +avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, +ce serait à la condition de ne plus le lui demander. Il faut que +je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne. + +-- Mais votre entraînement? + +-- Je suis toujours en entraînement, monsieur. Je travaille ferme +du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que +le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses règles. + +-- Il a le bras un peu long pour vous. + +-- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore +et je les ai vaincus. Si on en venait à un corps à corps, j'aurais +tous les avantages et avec une poussée, je viendrais à bout de +lui. + +-- C'est un match entre la jeunesse et l'expérience. Eh bien! Je +ne retirerais pas une guinée de mon enjeu. Mais à moins qu'il ait +été contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir +abandonné. + +-- Il était contraint, Sir Charles. + +-- Vous l'avez vu, alors? + +-- Non, patron, je ne l'ai pas vu. + +-- Vous savez où il est? + +-- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans +l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas +été possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient +sur nous. +Ce personnage de mauvais augure revint au galop près de notre +voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable. + +-- Mon ressort s'arrête à ce fossé, monsieur, dit-il. Je me figure +que vous aurez peine à trouver un endroit plus avantageux pour une +partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de +l'autre côté. Là je suis absolument certain que personne ne +viendra vous déranger. + +Le désir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, +contrastait si fort avec le zèle qu'il avait mis à nous chasser de +son comté, que mon oncle ne put s'empêcher de lui en faire +l'observation. + +-- Le rôle d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une +violation de la loi, répondit-il, mais si mon collègue du +Hampshire n'éprouve point de scrupules à permettre cela dans son +ressort, je ne serais pas fâché de voir la lutte. + +Et donnant de l'éperon à son cheval, il alla se placer sur un +tertre voisin, d'où il espérait bien voir ce qui se passerait. + +Alors, j'eus sous les yeux tous ces détails d'étiquette, ces +curiosités d'usages qui se sont perpétués jusqu'à nos jours; ils +sont encore si récents que nous ne sommes pas parvenus à nous +persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien +de la société avec autant de zèle que les sportsmen en mettaient à +les observer. + +La lutte prenait un certain caractère de dignité, grâce à un +rigide code de cérémonies, tout comme le choc entre chevaliers +bardés de fer était précédé et embelli par l’appel des hérauts et +le détail des armoiries. + +Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaître +comme une épreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le +contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une +rude et vaillante préparation aux conditions de la vie dans un +siècle de fer. + +Et tout de même, maintenant que le ring est devenu une chose du +passé aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit +nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles- +mêmes d'une façon si naturelle et si spontanée, c'est qu'elles ont +une fonction à remplir, c'est qu'il y a moins de mal à ce que deux +hommes se battent, de leur propre gré, jusqu'à l'épuisement de +leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'idéal de +l'énergie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez +un peuple dont le destin est si complètement subordonné aux +qualités individuelles du citoyen. + +Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est +capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour où +l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre à ces +qualités premières, auxquelles nous pouvons, à tout moment, être +obligés de recourir pour nous tenir en sûreté. + +Tom Owen et son original aide Fogs, qui réunissait les professions +de boxeur et de poète, mais qui, heureusement pour lui, tirait +meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientôt +établi le ring selon les règles alors en vogue. + +Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. +du _Pugiling-Club_, furent plantés de façon à délimiter un carré +de vingt-quatre pieds de côté entourés de cordes. + +En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposée; il y avait +huit pieds de largeur entre les deux. + +L'enceinte intérieure était destinée aux combattants et à leurs +seconds tandis que dans l'enceinte extérieure, des places étaient +réservées au juge, au chronométreur, aux patrons des champions et +à un petit nombre de personnages distingués ou favorisés du nombre +desquels je fus, étant en compagnie de mon oncle. + +Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill +War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom +Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le +bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposés comme gardes +dans l'enceinte extérieure. + +Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui étaient +si en faveur auprès des gens à la mode. Ils étaient armés de +cravaches à monture d'argent, marquées aux initiales P.C. + +Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se +faufilait dans l'enceinte extérieure, le corps des gardiens, au +lieu de recourir aux raisonnements ou aux prières, tombait à tour +de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'à ce +qu'il se fût enfui du terrain défendu. + +Et malgré cette garde formidable et ces procédés sauvages, les +gardes qui avaient à soutenir l'effort de poussée en avant d'une +foule enragée, étaient souvent aussi éreintés que les combattants +eux-mêmes à la fin d'une rencontre. + +Jusqu'à ce moment-là, ils formaient une ligne de sentinelles qui +présentait, sous une série d'uniformes chapeaux blancs, tous les +types possibles du boxeur, depuis la figure fraîche et juvénile de +Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux +faces cicatrisées et mutilées des vieux professionnels. + +Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les +cordes, je pouvais, grâce à ma place privilégiée, entendre les +propos de la foule qui était derrière moi. Deux rangs de cette +foule étaient allongés par terre, les deux autres rangs +agenouillés et le reste debout en colonnes serrées sur toute la +pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que +par-dessus les épaules de celle qui était en avant d'elle. + +Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort +expérimentés, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le +plus sombre, et j'avais le coeur gros à entendre leurs propos. + +-- Toujours la même histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se +mettre dans la tête que les jeunes doivent avoir leur tour. Il +faut le leur enfoncer dans la tête à coups de poing. + +-- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a +battu Boughton et que moi-même, j'ai vu Hooper le ferblantier +mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous là +avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison. + +-- N'en soyez pas si sûr que ça, s'écria un troisième. J'ai vu +Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu. +C'est un boucher, vous dis-je. + +-- C'était, voulez-vous dire. + +-- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant changé que cela. Et je +suis prêt à mettre dix guinées sur mon opinion. + +-- Comment! dit très haut un homme placé juste derrière moi et qui +faisait l’important, en parlant avec l'accent lourd et zézayant de +l'ouest. D'après ce que j’ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, +je ne crois pas qu’Harrison eût tenu bon pendant dix rounds, quand +il était dans sa première jeunesse. Je suis arrivé hier par le +coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille +livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient été envoyées pour +miser sur notre homme. +-- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un +autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la +race jusqu'à la moelle des os. Il ne reculerait pas quand même son +adversaire serait aussi gros que Carlton House. + +-- Peuh! répondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les +pays de Bristol et de Gloucester que l’on trouve les hommes +capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester. + +-- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix +irritée dans la foule qui se trouvait derrière lui. Il y a six +hommes de Londres qui se chargeraient de démolir douze de ceux qui +nous arrivent de l'Ouest. + +L'affaire aurait peut-être débuté par un engagement impromptu +entre le cockney indiqué et le gentleman venu de Bristol, si un +tonnerre d’applaudissements n'était pas venu couper court à leur +altercation. + +Ces applaudissements étaient dus à l'apparition sur le ring de +Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui +portaient le bassin, l'éponge, la vessie à eau-de-vie et autres +insignes de leur office. + +Dès qu'il fut entré, Wilson le Crabe défit le foulard jaune serin +qui lui ceignait les reins et l'attacha à un des poteaux des +angles où le foulard resta agité par la brise. + +Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la +même couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme +souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la pièce. + +Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que +par l'arrivée d'Harrison qui entra posément, tranquillement, en +enjambant les cordes ainsi qu'il convenait à son âge plus mûr et à +ses articulations moins souples. + +Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que +ceux qui avaient salué Wilson, et ils exprimaient une admiration +plus profonde, car la foule avait déjà eu le temps de voir le +physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison était une +nouveauté pour elle. + +J'avais souvent contemplé les bras et le cou du puissant forgeron, +mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'à la ceinture. + +Je n'avais point compris la merveilleuse symétrie de développement +qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modèle favori des +sculpteurs de Londres. + +Ce n'était plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de +lumière sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un +coup d'oeil si agréable. + +Au lieu de cela, on se trouvait en présence d'une grandeur +rudement taillée, d'un enchevêtrement de muscles noueux. + +On eût dit les racines d'un vieux chêne se tordant pour aller de +la poitrine à l'épaule et de l'épaule au coude. + +Même quand il était au repos, le soleil jetait des ombres sur les +courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle +faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et +faisait de son corps un amas de noeuds et d'aspérités. + +La peau de sa figure et de son corps était d'une teinte plus +foncée, d'un grain plus serré que celle de son adversaire plus +jeune, mais il paraissait avoir plus de résistance, de dureté et +cette apparence était encore plus marquée par la couleur plus +sombre de ses bas et de ses culottes. + +Il entra dans le ring en suçant un citron, suivi de Jim Belcher et +de Caleb Baldwin le fruitier. + +Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon +par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se +dirigea vers son adversaire la main tendue. + +-- J'espère que vous allez bien, Wilson? dit-il. + +-- Pas trop mal merci, répondit l'autre. Nous nous parlerons sur +un autre ton, j'espère, avant de nous quitter. + +-- Mais sans rancune, dit le forgeron. + +Et les deux hommes échangèrent un ricanement avant de se placer +dans leurs coins. + +-- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont été +pesés? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte +extérieure. + +-- Ils viennent d'être pesés sous mes yeux, monsieur, répondit Mr +Craven. Votre homme a fait baisser le plateau à treize stone trois +et Harrison a treize huit. + +-- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'à la +tête, s'écria Sam le Hollandais de son coin. + +-- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin. + +-- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais acheté, +répliqua Jim Belcher. + +Et la foule de rire à ces rudes plaisanteries. + + +XVIII -- LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON + + +-- Qu'on quitte le ring extérieur! cria Jackson, debout près des +cordes, une grosse montre d'argent à la main. + +-- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain +nombre de spectateurs, les uns jetés en avant par la poussée de +derrière, les autres prêts à risquer un peu de douleur physique +pour avoir une chance de mieux voir, s'étaient glissés sous les +cordes et formaient une rangée irrégulière en dedans de l'enceinte +extérieure. + +Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse +de coups portés par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons +en arrière, avec la précipitation maladroite de moutons effrayés +qui cherchent à passer par une brèche de leur parc. + +Leur situation était embarrassante, car les gens placés en avant +refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils +recevaient par derrière finirent par avoir le dessus et les +derniers fugitifs étaient rentrés, tout effarouchés, dans les +rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les +bords, à intervalles égaux, leurs cravaches le long de la cuisse. + +-- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous +informer que le champion désigné par Sir Charles Tregellis est +Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui +de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne +ne doit rester dans l'enceinte extérieure à l'exception du juge et +du chronométreur. Il ne me reste plus qu'à vous prier, si +l’occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le +terrain libre, éviter la confusion et veiller à la loyauté du +combat. Tout est prêt? + +-- Tout est prêt, cria-t-on des deux coins. + +-- Allez. + +Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de +respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais +se dirigèrent d'un pas rapide vers le centre du ring. + +Les deux hommes se donnèrent une poignée de main. Les seconds en +firent autant. Les quatre mains se croisèrent. + +Puis les seconds se retirèrent en arrière. + +Les deux hommes restèrent face-à-face, pied contre pied, les mains +levées. + +C'était un spectacle magnifique pour quiconque n'était pas +dépourvu de l'instinct qui fait apprécier la plus noble des +oeuvres de la nature. + +Chacun de ces deux hommes répondait à la condition qui fait +l'athlète puissant, celle de paraître plus grand sans ses +vêtements qu'avec eux. + +Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien. + +Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caractéristiques de +l’autre par les contrastes avec les siens propres: l’adolescent +allongé, aux membres déliés, aux pieds de daim, et le vétéran +trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait à une souche de chêne. + +La cote se mit à monter en faveur du jeune homme à partir du +moment où ils furent mis en présence, car ses avantages étaient +bien apparents, tandis que les qualités, qui avaient élevé si haut +Harrison dans sa jeunesse, n'étaient plus qu'un souvenir resté aux +anciens. + +Tout le monde pouvait voir les trois pouces de supériorité dans la +taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il +suffisait de remarquer le mouvement rapide, félin, des pieds, le +parfait équilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle +promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou +lui échapper. + +Mais il fallait un instinct plus pénétrant, pour interpréter le +sourire farouche qui voltigeait sur les lèvres du forgeron ou la +flamme secrète qui brillait dans ses yeux gris. + +Seuls les gens d’autrefois savaient qu’avec son coeur puissant et +sa charpente de fer, c’était un homme contre lequel il était +dangereux de parier. + +Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, +sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penché très en +arrière de ses reins, sa garde placée en travers de sa poitrine, +mais tenue assez en avant pour qu'il fût extrêmement difficile +d’aller au-delà. + +De son côté, le forgeron avait pris l’attitude tombée en désuétude +qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s’était +pas revue depuis dix ans dans une lutte de première classe. + +Ses deux genoux étaient légèrement fléchis, il se présentait bien +carrément à son adversaire et tenait ses deux poings bruns par- +dessus sa marque, de manière à pouvoir lancer l'un ou l'autre à +son gré. + +Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au +dehors, avaient été plongées dans quelque liquide astringent, afin +de les empêcher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement +avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des +gants de couleur foncée et très collants, jusqu'au moment où mon +oncle m'expliqua la chose à voix basse. + +Ils étaient ainsi face-à-face au milieu d'un frémissement +d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude +suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, à ce +point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme à homme, au centre +de quelque solitude primitive. + +Il parut évident, dès le début, que Wilson le Crabe était décidé à +ne négliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait à la légèreté +de ses pieds, à l'agilité de ses mains, jusqu'au moment où il +comprendrait quelque chose à la tactique de son adversaire. + +Il tourna plusieurs fois autour de lui, à petits pas rapides, +menaçants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-même, +réglant ses mouvements en conséquence. + +Alors, Wilson fit un pas en arrière, pour engager Harrison à +rompre et à le suivre. + +L'ancien sourit et secoua la tête. + +-- Il faut que vous veniez à moi, mon garçon, dit-il, je suis trop +vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous +avons la journée devant nous, et j'attendrai. + +Il ne s'attendait pas peut-être à recevoir aussi promptement une +réponse à son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest +bondissant comme une panthère fut sur lui. + +-- Pan! Pan! Pan! + +Puis des coups sourds se succédèrent. + +Les trois premiers tombèrent sur la figure d'Harrison, les deux +derniers s'appliquèrent rudement sur son corps. + +Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se dégagea d'un +style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquèrent +en rouge vif le bas de ses côtes. + +-- Premier sang pour Wilson! cria la foule. + +Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de +son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpré +et dégouttant. + +Et Wilson revint à la marque avec une feinte et lança un coup à +toute volée sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que +lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round +par une glissade sur le gazon. + +-- Premier knock-down pour Harrison! hurlèrent des milliers de +voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer +de main selon le jugement rendu. + +-- J'en appelle au juge, s'écria Sir Lothian Hume, c'était une +glissade et non un knock-down. + +-- Je juge que c'était une glissade, dit Berkeley Craven. + +Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu +d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur +et bien disputé. +Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et +d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans +le bassin. + +-- Tout à fait comme jadis, dit-il à Belcher. + +-- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez reçu un +peu plus que vous n'avez donné. + +-- Je peux en porter davantage, dit-il avec sérénité, pendant que +Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse éponge. + +Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de +paraître à travers l’eau. + +Je puis m’apercevoir, d'après les commentaires que faisaient +autour de moi les Corinthiens expérimentés et d'après les +remarques de la foule placée derrière moi, qu'on regardait les +chances d'Harrison comme diminuées par ce round. + +-- J'ai vu ses défauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualités de +jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de +Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa +garde. Wilson l'a touché autant qu'il a voulu. + +-- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-même +touché une fois, mais cette fois-là vaudra trois de Wilson, +remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre +est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinée. + +Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes étaient de +nouveau face-à-face. Les seconds s'étaient si habilement acquittés +de leur tâche, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert +de ce qui s'était passé. + +Wilson prit malicieusement l’offensive avec le gauche, mais ayant +mal jugé la distance, il reçut en réponse un coup écrasant dans +l’estomac qui l’envoya chancelant et la respiration coupée sur les +cordes. + +-- Hurrah pour le vieux! hurla la foule. + +Mon oncle se mit à rire et à taquiner Sir John Lade. + +L’homme de l’Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de +l’eau et, d’un pas furtif, revint vers le centre du ring, où son +adversaire restait debout. + +Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque +du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un +bond de côté en riant. + +Les deux hommes étaient un peu essoufflés et leur respiration +rapide, profonde, mêlant son bruit à leur léger piétinement +pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit +uniforme et à long rythme. + +Deux coups portés simultanément de chaque côté avec la main +gauche, se heurtèrent avec une sorte de détonation comme un coup +de pistolet, et alors, comme Harrison se lançait en avant pour une +attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en +avant, tant par l'effet de son élan que par celui de sa vaine +attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup à +toute volée du bras à demi ployé de l’homme de l'Ouest. + +-- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel répondit un +grondement pareil à une bordée d'un vaisseau de soixante-quatorze +canons. + +Les Corinthiens lancèrent en l’air par centaines leurs chapeaux à +bords contournés et toute la pente qui s'étendait devant nous fut +comme une grève de faces rouges et hurlantes. + +Mon coeur était paralysé par la crainte. + +Je sursautais à chaque coup et pourtant je me sentais en proie à +une fascination toute puissante, à un frisson de joie farouche, à +une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais +capable de s'élever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien +que par un effort pour conquérir la plus humble des gloires. + +Belcher et Baldwin s'étaient élancés sur leur homme, mais, malgré +la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son châtiment, +les gens de l'Ouest manifestèrent un enthousiasme immense. + +-- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux +seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester! + +-- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce +champ avant que vous veniez à le battre, car il peut tenir un mois +contre ces coups de chasse-mouches. + +Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure +d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'éponge. + +-- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle. + +-- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour. + +Cette réponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaieté que +les nuages disparurent du front de mon oncle. +-- Vous devriez recommander à votre homme plus d'initiative, +Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque +pas. + +-- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je préfère le +laisser agir à son gré. + +-- La cote est maintenant contre lui à trois contre un, dit un +gentleman que sa moustache grise désignait comme un officier de la +dernière guerre. + +-- C'est très vrai, général Fitzpatrick, mais vous remarquerez que +ce sont les jeunes gens qui donnent une cote élevée et que ce sont +les vieux qui l'acceptent. + +Je m'en tiens à mon opinion. + +Les deux hommes furent bientôt aux prises avec entrain; dès qu'on +jeta le cri de: Allez! + +Le forgeron avait le côté gauche de la tête un peu bossue, mais il +avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menaçant. + +Quant à Wilson il paraissait absolument tel qu'il était au début, +mais deux fois, je le vis se mordre les lèvres comme pour réprimer +un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur +les côtes passaient du rouge vif au pourpre foncé. + +Il tenait sa garde un peu plus bas pour défendre ce point +vulnérable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilité +propre à prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups +portés à la poitrine. + +De son côté, le forgeron persévérait dans la tactique défensive +par où il avait commencé. + +On nous avait rapporté de l'Ouest bien des choses sur la finesse +du jeu de Wilson, sur la rapidité de ses coups, mais la réalité +était au-dessus de ce que nous savions de lui. + +Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilité et +d'une justesse qui n'avaient jamais été surpassées même par +Mendoza au temps de sa pleine force. + +Il se portait en avant, en arrière, avec la rapidité de l'éclair. + +Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vît. + +Mais Harrison les recevait tous avec le même sourire obstiné, +ripostait de temps à autre par un coup vigoureux en plein corps, +car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire +s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte. + +À la fin du cinquième round les paris étaient à quatre contre un +et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? s'écria l'homme de l'Ouest qui +était derrière moi. + +Il était tellement excité qu’il ne pouvait plus que répéter: + +-- Qu'en dites-vous maintenant? + +Lorsque dans le sixième round le forgeron reçut deux coups sans +arriver à riposter par un coup qui comptât, que, par-dessus le +marché, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons +inarticulés et des cris de joie, tant il était enthousiasmé. +Sir Lothian Hume souriait et balançait la tête, pendant que mon +oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il +souffrait autant que moi. + +-- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le général Fitzpatrick. Mon +argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur. + +-- Mon homme est un peu passé, répondit mon oncle, mais il finira +par avoir le dessus. + +Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris +qu'un changement de quelque sorte devenait nécessaire pour couper +court à cette vieille histoire des jeunes et des anciens. + +Toutefois, le septième round fit apparaître la réserve de force +qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les +figures de ces faiseurs de paris qui s'étaient figuré qu'en somme +la lutte était terminée et que quelques rounds suffiraient pour +donner au forgeron le coup de grâce. + +Lorsque les deux hommes étaient face-à-face, il était évident que +Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait +forcer l'autre au combat et se maintenir sur l’offensive qu'il +avait prise. + +Mais il y avait toujours dans les yeux du vétéran cette lueur +grise et toujours sur sa rude figure ce même sourire. + +Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements +d’épaules, dans le port de tête, et je sentis revenir ma confiance +en voyant de quelle façon il se carrait devant son homme. + +Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, +et il évita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant +près de ses côtes. + +-- Bravo, vieux, s'écria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive à +destination, vaudra une dose de laudanum. + +Il y eut un temps d'arrêt pendant lequel les pieds s'agitèrent, le +souffle pénible se fît entendre, interrompu par un grand coup de +Wilson en plein corps, coup que le forgeron arrêta avec le plus +grand sang-froid. + +Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse. + +Wilson attaqua malicieusement à la tête, mais Harrison reçut le +choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tête à +son adversaire. + +-- Ouvrez la poivrière, hurla Mendoza. + +Et Wilson s'élança pour obéir à ces instructions, mais il fut +repoussé avec des coups vigoureux en pleine poitrine. + +-- Voilà le moment, allez-y vivement, cria Belcher. + +Et le forgeron, s'élançant en avant, fit pleuvoir une grêle de +coups de bras à demi ployé, jusqu'à ce qu'enfin Wilson le Crabe, +n'en pouvant plus, se retirât dans son coin. + +Les deux hommes avaient des marques à montrer, mais Harrison avait +définitivement le dessus dans l’offensive. + +Ce fut alors à nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous +enrouer à force de crier pendant que les seconds donnaient à notre +homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de +l'homme de l'Ouest en répétant son propre refrain. + +-- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, +s'écria Sir John Lade. Où en est la cote en ce moment, Sir +Lothian? + +-- J'ai joué tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas +que mon homme puisse perdre. + +Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je +remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son épaule du +côté de la foule. + +Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je +puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en +avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste +pour s'en apercevoir. + +Mais sa présence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes +de pluie qui finirent bientôt en averse abondante, remplissant +l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux +hauts et durs des Corinthiens. + +Les collets d'habits furent relevés, les mouchoirs furent noués +autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait +d'humidité et qu'ils se tenaient debout face-à-face. + +Je remarquai que Belcher, d'un air très sérieux, murmura quelques +mots à l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, +que le forgeron faisait de la tête un signe d'assentiment, de +l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations +qu'il reçoit. Et on vit aussitôt quels avaient été ces conseils. + +Harrison allait faire succéder l'attaque à la défense. + +Le résultat du repos après le dernier round avait convaincu les +seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, +devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de +rendre des coups. + +Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie. + +Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait à +Wilson son agilité et il allait éprouver plus de difficulté à +esquiver les attaques impétueuses de son adversaire. + +L'art du ring consiste à tirer parti de circonstances de ce genre +et plus d'un second vigilant a fait gagner à son homme une +bataille presque perdue. + +-- Allez-y, allez-y donc! hurlèrent ses deux seconds pendant que +tous les parieurs pour Harrison répétaient leurs cris à travers la +foule. + +Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent +ne devaient l'oublier. + +Wilson le Crabe, aussi obstiné qu'une pierre, le recevait chaque +fois d'un coup lancé à la volée, mais il n'y avait pas de force, +pas de science humaine qui parût capable de faire reculer cet +homme de fer. + +En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya +passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing +droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec +une puissance formidable. + +Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand +d'autres fois, il négligeait toute précaution, mais ses coups +avaient un ressort irrésistible. + +L'averse continuait à les fouetter. L'eau coulait à flots de leur +figure et se répandait en filets rouges sur leur corps, mais ni +l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de +manoeuvrer de façon à ce qu'elle tombât sur les yeux de +l'antagoniste. Mais après une série de rounds, le champion de +l'Ouest faiblit. + +Après cette série de rounds, la cote monta de notre côté et +dépassa le chiffre le plus élevé qu'elle eût atteint jusqu'alors +en sens inverse. + +Le coeur défaillant dans la pitié et l'admiration que +m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur +que chaque assaut fût le dernier. + +Et pourtant, à peine Jackson avait il crié: «Allez!» que tous deux +s'élançaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs +figures abîmées et la blague sur leurs lèvres saignantes. + +C'était là peut-être une humble leçon de choses, mais je vous en +donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint +à accomplir une tâche pénible, en rappelant à mon souvenir cette +matinée des Dunes de Crawley. + +Je me suis demande si j'étais faible au point de ne pouvoir faire +pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient +ces deux hommes, en vue d'un enjeu misérable et pour se conquérir +de la considération parmi leurs pareils. +Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont déjà, +mais j'affirme qu’il a aussi son côté intellectuel et qu'en voyant +jusqu'où peut atteindre l'extrême limite de l'endurance humaine et +le courage, on reçoit un enseignement qui a sa valeur propre. + +Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualités, il faut +avoir un véritable parti pris pour nier qu’il puisse engendrer des +vices terribles et le destin voulut que ce matin-là, nous eussions +les deux exemples sous les yeux. + +Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion +de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se détournèrent +fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure. + +Je savais, en effet, avec quelle témérité il avait parié, je +savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient +sous les coups écrasants du vieux boxeur. + +Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du début, +avait depuis longtemps disparu de ses lèvres et ses joues avaient +pris une pâleur livide, en même temps que ses yeux gris et +farouches lançaient des regards furtifs de dessous les gros +sourcils. + +Plus d’une fois, il éclata en imprécations sauvages, lorsqu'un +coup jetait Wilson à terre. + +Mais je remarquai tout particulièrement que son menton ne cessait +de se retourner vers son épaule et qu'à la fin de chaque round il +avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de +la foule. + +Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formées de figures +qui s’étageaient en demi-cercle derrière nous, il me fut +impossible de découvrir exactement sur quel point son regard se +dirigeait. + +Mais à la fin, je parvins à le reconnaître. + +Un homme de très haute taille qui montrait une paire de larges +épaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus +grande attention de notre côté et je m'aperçus qu'il se faisait un +échange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le +baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que +le groupe dont il formait le centre était composé de tout ce qu’il +y avait de plus dangereux dans l’assemblée, des gens aux figures +farouches et vicieuses, exprimant la cruauté et la débauche. + +Ils hurlaient comme une meute de loups à chaque coup et lançaient +des imprécations à Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans +son coin. + +Ils étaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler +à demi-voix et regarder de leur côté comme s'ils s'attendaient à +quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait à quel point le +danger était imminent et combien il pouvait être grave. + +Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et +la pluie battante était plus forte que jamais. + +Une vapeur épaisse montait des deux combattants et le ring était +transformé en une mare de boue. + +Des chutes multiples avaient donné aux adversaires une couleur +brune à laquelle se mêlaient ça et là d'horribles taches rouges. + +Chaque round avait donné l'indice que Wilson le Crabe baissait et +il était évident, même pour mes yeux inexpérimentés, qu'il +s'affaiblissait rapidement. + +Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le +ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de +le soutenir. + +Mais sa science, grâce à de longs exercices, avait fait de lui une +sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait +avec moins de force, il le faisait toujours avec la même justesse. + +Et même un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le +dessus dans la lutte, car c'était le forgeron qui portait les +marques les plus terribles. + +Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais +quelle fixité, quel égarement, on ne sait quel embarras dans la +respiration qui nous révélaient que les coups les plus dangereux +ne sont pas ceux qui se voient le mieux à la surface. + +Un vigoureux coup de travers, lancé à la fin du trente et unième +round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le +trente-deuxième round, dans une attitude plus élégamment brave que +jamais, on eût dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie +rappelait celle d'un homme qui a reçu un coup d'assommoir. + +-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'écria Belcher. Vous +pouvez y aller de votre façon, maintenant. + +-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant. + +-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade. +Il ne recule pas, il ne cède pas. Il ne cherche pas le corps à +corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. +Il faut l'emmener, le brave garçon. + +-- Qu'on l'emmène! Qu'on l'emmène! répétèrent des centaines de +voix. + +-- Je ne veux pas qu'on m'emmène. Qui ose parler ainsi? s'écria +Wilson qui était revenu après une nouvelle chute sur les genoux de +ses seconds. + +-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le général +Fitzpatrick. + +Puis s'adressant à Sir Lothian: + +-- Vous qui êtes son soutien, vous devriez demander qu'on jette +l'éponge en l'air. + +-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre? + +-- Il est battu sans rémission, monsieur. + +-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de première force. + +-- Jamais homme plus endurant n'ôta sa chemise, mais l'autre est +trop fort pour lui. + +-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de +plus. + +En parlant, il se retourna à demi et je le vis lever le bras +gauche en l'air par un geste singulier. + +-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie +cesse! cria derrière moi une voix de stentor. + +Je vis que c'était celle de l'homme de haute taille à l'habit +vert-bouteille. + +Son cri était un signal, car cent voix rauques partirent avec le +bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble: + +-- Franc jeu pour Gloucester! Forçons le ring, forçons le ring! + +Jackson, venait de crier: «Allez!» et les deux hommes couverts de +boue étaient déjà debout, mais maintenant l'intérêt se portait sur +l'assistance et non sur le combat. + +Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la +foule, y avaient déterminé autant d'ondulations dans toute sa +largeur. + +Toutes les têtes oscillaient avec une sorte de cadence dans un +même sens comme dans un champ de blé, sous un coup de vent. + +À chaque poussée le balancement augmentait. Ceux des premiers +rangs faisaient de vains efforts pour résister à l'impulsion qui +venait du dehors. + +Enfin, deux coups secs se firent entendre. + +Deux des piquets blancs, avec la terre adhérente à leur pointe, +furent lancés dans le ring extérieur et une frange de gens lancés +par la vague compacte qui était en arrière fut précipitée contre +la ligne des gardes. + +Les longues cravaches s'abattirent, maniées par les bras les plus +vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en +hurlant, avaient à peine réussi à reculer quelques pas devant les +coups impitoyables qu'une nouvelle poussée de l'arrière les +rejetait de nouveau dans les bras des gardes. + +Un bon nombre d'entre eux se jetèrent à terre et laissèrent passer +sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, +rendus enragés par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de +chasse et leurs cannes. + +Alors, pendant que la moitié de la foule se serrait à droite et +l'autre moitié à gauche, pour se soustraire à la pression de +derrière, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, à travers +l'espace vide, s'élança une troupe de bandits venus de l'autre +bord. Tous étaient armés de cannes plombées et hurlaient: + +-- Franc jeu et vive Gloucester! + +Leur élan résolu entraîna les gardes, les cordes du ring intérieur +furent cassées comme des fils et en un instant, le ring devint le +centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de têtes, de +fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron +et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient +face-à-face, si serrés qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer +et ils continuaient à se battre sans faire attention au chaos qui +faisait rage autour d'eux, pareils à deux bouledogues qui se +tiendraient mutuellement par la gorge. + +La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, +les conseils lancés à tue-tête, l'odeur forte du drap mouillé, les +moindres détails de cette scène, vue dans ma première jeunesse, +tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de +netteté que si c'était d'hier. À ce moment, il ne nous était pas +facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous +aussi, au milieu de cette foule enragée, qui nous portait de côté +et d'autre et parfois nous soulevait de terre. + +Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derrière +Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgré les bâtons et les +cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient à marquer +les rounds, et à surveiller le combat. + +-- Le ring est forcé, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. +J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans résultat. + +-- Gredin! s'écria mon oncle avec colère. C'est vous qui avez +organisé cela. + +-- Vous avez déjà un compte à régler avec moi, dit Hume d'un ton +sinistre et narquois. + +Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en +plein dans les bras de mon oncle. + +Les figures des deux hommes n'étaient qu'à quelques pouces de +distance l’une de l'autre, et les yeux effrontés de Sir Lothian +Hume durent se baisser sous l'impérieux dédain qui brillait d'une +froide lueur dans ceux de mon oncle. + +-- Nous réglerons nos comptes, ne vous en inquiétez pas, bien que +ce soit me dégrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de +votre sorte. Où en sommes-nous, Craven? + +-- Nous aurons à prononcer partie remise, Tregellis. + +-- Mon homme est en plein combat. +-- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tâche quand +à chaque instant, je reçois un coup de fouet ou de canne. + +Jackson se lança soudain dans la foule, mais il revint les mains +vides et l'air piteux. + +-- On m'a volé ma montre de chronométreur, s'écria-t-il. Un petit +gredin me l'a arrachée de la main. + +Mon oncle porta la main à son gousset. + +-- La mienne a disparu aussi, s'écria-t-il. + +-- Prononcez la remise sans délai ou votre homme va être malmené, +dit Jackson. + +Et nous vîmes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un +autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique à la +main, commençaient à le cerner. + +-- Consentez-vous à une remise, Sir Lothian Hume? + +-- J'y consens. + +-- Et vous, Sir Charles? + +-- Non, certes. + +-- Le ring a disparu. + +-- Ce n'est pas ma faute. + +-- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les +champions se retirent et que les enjeux soient rendus à leurs +possesseurs. + +-- Une remise! une remise! cria-t-on de tous côtés. + +Et bientôt la foule se dispersa de tous côtés, les piétons au pas +de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, +les Corinthiens à la recherche de leurs chevaux et de leurs +voitures. + +Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main. + +-- J'espère que je ne vous ai pas fait trop de mal. + +-- J'en ai assez reçu pour avoir de la peine à me tenir debout. Et +vous? + +-- Ma tête chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a +favorisé. + +-- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne désire pas +une plus belle lutte. + +-- Ni moi non plus. Bonjour. + +Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayèrent passage +à travers les bandits hurlants, comme deux lions blessés parmi une +meute de loups et de chacals. + +Je le répète, si le ring est tombé bien bas, il ne faut pas +l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais à la +cohue de parasites et de gredins qui vivent autour. + +Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnête que le rôdeur de +champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval +de course qui sert de prétexte pour commettre leurs coquineries. + + +XIX -- À LA FALAISE ROYALE + + +Mon oncle, dans sa bonté, se préoccupa de faire coucher Harrison +dès que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prît ses +blessures en riant, n'en avait pas moins été rudement malmené. + +-- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack +Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement +ravagée. Tenez, vous voila en pire état que quand vous avez battu +Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer +que vous êtes l'homme qui m'a conduite à l'autel. Quand le roi +d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais +recommencer. + +-- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne +recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d’aller jusqu'à +ce que la lutte me quitte. + +Il fit une grimace en avalant une gorgée du flacon de brandy que +lui tendait Sir Charles. + +-- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brûle +terriblement mes lèvres fendues. Ah! voici John Cummings, +l'hôtelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pêcheur! On +le croirait à la recherche d'un médecin des fous, à en juger par +la figure qu'il fait. + +C'était, en effet, un singulier personnage que celui qui +s'avançait avec nous sur la lande. + +Il avait la figure échauffée, l'air hébété de l'homme qui revient +à la raison au sortir de l'état d'ivresse. + +Il courait de côtés et d'autres, la tête nue, les cheveux et la +barbe au vent. + +Il se précipitait en courts zigzags, d'un groupe à l'autre, son +air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits +d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgré moi une bécasse +voletant à travers une ligne de fusils. + +Nous le vîmes s'arrêter un instant près de la barouche jaune et +remettre quelque chose à Sir Lothian Hume. + +Aussitôt après, il revint et nous apercevant tout à coup, il jeta +un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en +tenant un papier à bout de bras. + +-- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un +ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommandé de ne pas avaler +une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message à Sir +Charles? + +-- Je mériterais d'être roué, oui, cria-t-il tourmenté par le +remords. Je vous ai demandé, Sir Charles, aussi vrai que je suis +vivant, mais vous n'étiez pas là et alors que voulez-vous? J'étais +si content de placer mes enjeux à ce prix-là, sachant qu'Harrison +allait lutter... Et puis le maître de l'hôtel _Georges_ m'a fait +goûter à ses bouteilles de derrière les fagots, si bien que je +n'ai plus eu ma tête à moi. Et à présent, c'est seulement après le +combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber +votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je mérite. + +Mais mon oncle ne prêtait aucune attention aux reproches que +l'hôtelier s'adressait à lui-même avec volubilité. + +Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant légèrement les +sourcils, ce qui était chez lui la note la plus élevée dans la +gamme assez restreinte de ses facultés d'émotion. + +-- Que comprenez-vous à ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant +passer le billet. + +Voici ce que je lus: + +«Sir Charles Tregellis, + +«Sur le nom de Dieu, dès que ces mots vous viendront, rendez-vous +à la Falaise royale et mettez le moins de temps possible à faire +le trajet. + +«Je vous prie de venir aussitôt que cela sera possible, et jusqu'à +ce moment-là, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de + +«JAMES HARRISON.» + +-- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle. + +-- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier. + +-- Qui vous a remis cela, bonhomme? + +-- C'était le jeune Jim Harrison lui-même, dit l'hôtelier, quoique +j'aie eu de la peine à le reconnaître. On l'aurait pris pour son +propre fantôme. Il était si pressé de vous faire parvenir cela +qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnachés +et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre +pour Sir Lothian Hume, et je rendrais grâces au ciel que Jim ait +choisi un meilleur messager. +-- Voila qui est mystérieux en effet, dit mon oncle en penchant la +tête sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de +mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez +sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler +d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumière +dans ceci. Quant à vous, Mistress Harrison, votre physionomie me +prouve que vous êtes au fait. + +-- Ça se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes +de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y +voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous +arrêtons. La chose a marché comme ça pendant vingt ans, mais à +présent nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos +supérieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez à savoir ce que ce +billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on +vous demande, d'aller en voiture à la Falaise royale où vous +saurez tout. + +Mon oncle mit le billet dans sa poche. + +-- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre +les mains d'un chirurgien. + +-- Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi +nous pouvons retourner à Crawley dans le _gig_; avec un yard +d'emplâtre et une tranche de viande saignante, je serai bientôt +sur pied. + +Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple à +Crawley, où le forgeron fut confié aux soins de sa femme, après +avoir été installé dans les conditions les plus confortables qu'on +put obtenir avec de l'argent. Ensuite on déjeuna à la hâte et on +lança les juments sur la route du sud. + +-- Voilà qui met un terme à mes rapports avec le ring, mon neveu, +dit mon oncle, je reconnais qu'il est désormais impossible d'en +interdire l'accès à la friponnerie. J’ai été filouté et nargué, +mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne +patronnerai une lutte de professionnels. + +Si j'avais été plus âgé ou s'il m'avait inspiré moins de crainte, +j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur. + +Je lui aurais demandé de renoncer à d'autres choses encore et +d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de +chercher une autre tâche qui fût digne de sa vigoureuse +intelligence et de son excellent coeur. + +Mais à peine cette pensée avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il +avait oublié ces moments de sérieux et se mettait à causer de +nouveaux harnais à ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur +le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de +mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux +cheval de trois ans de Lord Doncaster. + +Nous avions atteint Whiteman’s Green, ce qui faisait une bonne +moitié de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, +lorsque je jetai un coup d'oeil en arrière et je vis sur la route +le reflet du soleil sur une haute voiture jaune. + +Sir Lothian Hume nous suivait. + +-- Il a reçu la même invitation que nous et il se rend au même +but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule. +On nous demande tous les deux à la Falaise royale, nous, les deux +survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous +y appelle. Mon neveu, j'ai mené une existence pleine d'événements, +mais je sens que c'est une scène plus étrange que les autres, qui +m'attend parmi ces arbres. + +Il fouetta les juments. +Alors, grâce à la courbe que faisait la route, nous pûmes +apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant +parmi les vieux chênes qui l’entourent. + +Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantée, et hantée de +fantômes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes +nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelèrent tout à +coup que cette étrange invitation avait été adressée aux deux +hommes qui avaient été mêlés à cette tragédie digne du temps +passé, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux +d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour +de je ne sais quel événement important qui se préparait sous nos +yeux. + +La grille rouillée, entre les deux colonnes croulantes et +surmontées d'armoiries, s'ouvrit à deux battants. + +Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que +nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il +finit par les arrêter brusquement devant les marches que le temps +avait noircies de taches. + +La porte d'entrée s'était ouverte et le petit Jim était là à nous +attendre. + +Mais combien ce petit Jim ressemblait peu à celui que j'avais +connu et affectionné. + +Il y avait quelque chose de changé en lui. + +Ce changement était si évident que ce fut ce qui me frappa d'abord +et il était si subtil que je ne pus trouver de mots pour le +définir. + +Ce n’était pas qu'il fût mieux habillé que jadis, car je reconnus +le vieux costume brun qu'il portait. + +Ce n'était pas qu'il eût l'air moins engageant, car son +entraînement l'avait laissé tel qu'il pouvait passer pour le +modèle de ce que devait être un homme. + +Et pourtant ce changement était réel. C’était je ne sais quelle +dignité dans l’expression, je ne sais quoi qui donnait de +l’assurance à son attitude et qui par sa présence visible +paraissait être la seule chose qui eût manqué pour lui donner +l'harmonie et la perfection. + +Et malgré son exploit on eût dit que son nom d'écolier, petit Jim, +lui était resté naturellement jusqu'au moment où je le vis en sa +virilité maîtresse d'elle-même et si magnifique sur le seuil de la +vieille maison. + +Une femme était debout à côté de lui, la main posée sur son +épaule. Je vis que c'était Miss Hinton, d'Anstey Cross. + +-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en +s'avançant, lorsque nous descendîmes de voiture. + +Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigué. + +-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant, +madame... + +-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir +oublié Polly Hinton. + +-- Oubliée! Mais nous avons tous pris votre deuil, à Pop's Alley +pendant plus d'années que je ne voudrais. Mais je me demande avec +surprise... + +-- Je me suis mariée secrètement et j'ai quitté le théâtre. Je +tiens à vous demander pardon de vous avoir enlevé Jim, la nuit +dernière. + +-- C'était donc vous? + +-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les +vôtres. Vous étiez son patron, moi j'étais sa mère. + +Et en parlant, elle attira vers elle la tête de Jim. + +À ce moment, où leurs joues étaient près de se toucher, ces deux +figures, l'une qui portait encore les traces d'une beauté féminine +en train de s'effacer, l'autre où se peignait la force masculine +en plein développement, ces deux figures avaient un tel air de +ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, +leur front large et blanc que je m'étonnai de ne pas avoir deviné +leur secret, dès le jour où je les avais vus ensemble. + +-- Oui, c'est mon garçon à moi et il m'a sauvé de quelque chose +qui était pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra +vous le dire. Mais mes lèvres étaient scellées et c'est seulement +hier soir que j'ai pu lui dire que c'était à sa mère qu'il avait +rendu le charme de la vie à force de douceur et de patience. + +-- Chut, ma mère! dit Jim en posant les lèvres sur la joue de sa +mère. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, +dites-moi, Sir Charles, comment s'est passé le combat? + +-- Votre oncle aurait remporté la victoire, mais des gens de la +populace ont forcé le ring. +-- Il n'était pas mon oncle, Sir Charles, mais il a été pour moi +et pour mon père l'ami le meilleur, le plus fidèle qu'il y ait eu +au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me +prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais +il n'a pas eu trop de mal, j'espère? + +-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais +affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai +de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse +justifier la façon dont vous avez rompu votre engagement, d'un +seul mot. + +-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez +qu'il m'eût été impossible d'agir autrement. Mais si je ne me +trompe pas, voici Sir Lothian Hume. + +La barouche jaune avait enfilé l'avenue, et peu d'instants après, +les chevaux harassés, essoufflés, venaient de s'arrêter derrière +notre voiture. + +Sir Lothian sauta à bas, d'un air sombre qui présageait la +tempête. + +-- Restez où vous êtes, Corcoran, dit-il. + +Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui était +son compagnon de voyage. + +-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard +insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a +l'impertinence de m'adresser une invitation à visiter ma propre +maison, et où diable voulez-vous en venir en envahissant ma +propriété? + +-- Je vous réponds que vous comprendrez cela et bien d'autres +choses encore, dit Jim qui avait sur les lèvres un sourire +énigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes +efforts pour vous expliquer tout cela. + +Et tenant la main de sa mère, il nous conduisait dans cette +chambre fatale où les cartes étaient encore entassées sur le +guéridon et où la tache sombre se dissimulait encore dans un coin. + +-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'écria Sir Lothian qui +se plaça les bras croisés près de la porte. + +-- Mes premières explications, c'est à vous que je les dois, Sir +Charles. + +Et, en écoutant ses paroles et en observant ses manières, je ne +pus qu'admirer le résultat produit sur un jeune paysan par la +société de cette femme qui était sa mère sans qu'il le sût. + +-- Je tiens, reprit-il, à vous dire ce qui se passa cette nuit-là. + +-- Je vais le raconter à votre place, Jim, dit sa mère. Vous devez +savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connût rien au sujet +de ses parents, nous étions vivants tous les deux et que nous ne +l’avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laissé agir +à son gré, aller à Londres et relever ce défi. C'est seulement +hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son père, qui ne +voulut le permettre à aucun prix. Il était dans un état d'extrême +faiblesse et il ne fallait pas s'opposer à ses désirs. Il me donna +l’ordre de partir aussitôt et de ramener son fils auprès de lui. +Je ne savais que faire, car j'étais convaincue que Jim ne +viendrait jamais à moins qu'on ne lui trouvât un remplaçant. +J'allai trouver les braves gens qui l'avaient élevé. Je les mis au +fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eût +été son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte +qu'ils vinrent à mon aide. Que Dieu les bénisse pour leur bonté +envers une épouse et une mère affligée. Harrison consentait à +prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son +père. Alors, je me rendis en voiture à Crawley. Je découvris où +était la chambre de Jim et je lui parlai par la fenêtre, car +j'étais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient +point partir. Je lui dis que j'étais sa mère. Je lui dis qui était +son père. Je lui dis que mon phaéton attendait et que j'étais à +peu près certaine qu'il arriverait à peine assez à temps pour +recevoir la dernière bénédiction de ce père qu'il n’avait jamais +connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant +que je lui eusse affirmé qu'Harrison le remplacerait. + +-- Pourquoi n'a-t-il pas laissé un mot pour Belcher? + +-- J’avais la tête perdue, Sir Charles. Trouver un père et une +mère, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi +bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mère me +demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaéton +attendait, mais nous étions à peine en route, qu'un individu +saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. +J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lâcha la trique +dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui +me débarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis +m'imaginer qui ils étaient et quel motif ils pouvaient avoir de +nous attaquer. + +-- Peut-être que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit +mon oncle. + +Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournèrent +de notre côté avec une expression des plus menaçantes. + +-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon père, je descendis... + +Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'étonnement. +-- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous êtes venu ici, et vous avez +vu votre père, ici, à la Falaise royale? + +-- Oui, monsieur. + +Mon oncle devint très pâle: + +-- Au nom du ciel, dites-nous alors où est votre père? + +Jim pour toute réponse nous fit signe de regarder derrière nous, +et nous nous aperçûmes que deux hommes venaient d'entrer dans la +pièce par la porte qui donnait sur l'escalier. + +Je reconnus immédiatement l'un d'eux. + +Cette figure qui avait l'impassibilité d'un masque, ces façons +pleines de réserve, ne pouvaient appartenir qu'à Ambroise l'ancien +valet de mon oncle. + +Quant à l'autre, il était tout différent et offrait un aspect des +plus singuliers. + +Il était de haute taille, enveloppé dans une robe de chambre de +nuance foncée et s'appuyait de tout son poids sur une canne. + +Sa longue figure exsangue était si maigre, si blême, que par une +étrange illusion on aurait pu la croire transparente. + +C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrivé de +voir une face aussi défaite. + +Sa chevelure mêlée de mèches grises, son dos courbé auraient pu le +faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses +sourcils, la vivacité et l'éclat des yeux noirs qui brillaient au- +dessous, suffirent pour me faire douter que ce fût réellement un +vieillard qui se tenait devant nous. + +Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lancé avec +emportement par Sir Lothian Hume. + +-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'écria-t-il. + +-- Entièrement a votre service, gentlemen, répondit l'étrange +personnage en robe de chambre. + + +XX -- LORD AVON + + +Mon oncle était essentiellement un homme impassible et cette +impassibilité s'était encore développée sous l'influence de la +société dans laquelle il vivait. + +Il aurait pu retourner une carte de laquelle dépendit sa fortune +sans qu'un de ses muscles eut bougé et je l'avais vu conduire à +une allure qui eût pu lui être mortelle, sur la route de Godstone, +en gardant l'air aussi calme que s'il eût fait sa promenade +quotidienne sur le mail. + +Mais la secousse qu'il reçut à ce moment même fut si forte, qu'il +dut rester immobile, les joues pâles, le regard fixe, avec une +expression d'incrédulité. + +Deux fois, je vis ses lèvres s'ouvrir, deux fois, il porta la main +à sa gorge, comme si une barrière s'était dressée entre lui et son +désir de parler. + +Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les +mains tendues en avant, comme pour les accueillir. + +-- Ned! s'écria-t-il. + +Mais l'étrange personnage, qui était debout devant lui, croisa les +bras sur la poitrine. + +-- Non, Charles, dit-il. + +Mon oncle s'arrêta et le regarda avec stupéfaction. + +-- Assurément, Ned, vous allez me faire bon accueil, après tant +d'années. + +-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu +cela dans votre attitude dans cette terrible matinée. Vous ne +m'avez jamais demandé d'explication. Vous n'avez jamais réfléchi +combien il était impossible qu'un homme de mon caractère eût +commis un tel crime. Au premier souffle du soupçon, vous, mon ami +intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regardé +comme un voleur et un assassin. + +-- Non, non, Ned. + +-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela +que désireux de mettre en mains sûres l'être qui m'était le plus +cher au monde, j'ai dû renoncer à vous et le confier à l'homme qui +jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon +innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fût élevé dans +un milieu humble et qu'il ignorât son malheureux père plutôt que +d'apprendre à partager les doutes et les soupçons de ses égaux. + +-- Alors il est réellement votre fils? s'écria mon oncle en jetant +sur Jim un regard stupéfait. + +Pour toute réponse, l'homme leva son long bras décharné et posa sa +main amaigrie sur l'épaule de l'actrice qui le regarda avec +l'amour dans les yeux. + +-- Je me suis marié, Charles, et j'ai tenu la chose secrète parce +que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous +connaissez le sot orgueil qui a été toujours le trait le plus +prononcé de mon caractère. Je n'ai pu me décider à avouer ce que +j'avais fait. C'est cette négligence de ma part, qui a amené une +séparation entre nous et dont le blâme doit retomber sur moi et +non sur elle. Néanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai +retiré l'enfant et assuré une rente, à la condition qu'elle ne +s'occupât point de lui. Je craignais que l'enfant ne fût gâté par +elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il +pouvait lui faire du bien. Mais dans ma misérable existence, +Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos +affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son +action, et que, sans aucun doute, nous sommes poussés par un +courant invisible vers un but déterminé, quoique nous puissions +nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grâce à nos +coups de rame et à nos voiles que nous hâtons notre marche. + +J'avais tenu mon regard fixé sur mon oncle, pendant qu'il écoutait +ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tombèrent de +nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume. + +Il était debout près de la fenêtre. + +Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiéreuses. + +Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des +passions diverses et mauvaises: la colère, la jalousie et +l'avidité déçue. + +-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et +rauque, que ce jeune homme prétend être l'héritier de la pairie +d'Avon? + +-- Il est mon fils légitime. + +-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, +mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni +aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de +votre fils. Je défie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait +jamais admis l'existence d'un autre héritier que moi. + +-- Sir Lothian, j'ai déjà fait connaître les motifs qui m'ont fait +tenir mon mariage secret. + +-- Vous avez donné une explication, monsieur. Mais c'est à +d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez à prouver que +votre explication est satisfaisante. + +Deux yeux noirs étincelèrent sur la figure pâle et défaite et +produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumière +jaillissait à travers les fenêtres d'une demeure croulante et +ruinée. + +-- Vous osez mettre en doute ma parole? + +-- Je demande une preuve. + +-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent. + +-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de +motifs pour accepter votre affirmation. + +C'était un langage brutal exprimé sur un ton brutal. + +Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grâce +à l'intervention de sa femme d'un côté et de son fils de l'autre, +qu'il ne porta pas ses mains frémissantes à la gorge de son +insulteur. + +Sir Lothian Hume recula devant cette pâle figure animée où la +colère brillait sous les noirs sourcils, mais il continua à porter +des regards furieux autour de la pièce. + +-- Un complot fort bien combiné, s'écria-t-il, où un criminel, une +actrice et un boxeur de profession ont chacun leur rôle. Sir +Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous +aussi, mylord. + +Il tourna sur les talons et sortit à grands pas. + +-- Il est allé me dénoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversée +par une convulsion d'orgueil blessé. + +-- Faut-il que je le ramène? s'écria le petit Jim. + +-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai +déjà pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon +fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frère et ma +famille et dont je me suis acquitté au prix d'amères souffrances. + +-- Vous avez été injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je +vous avais oublié ou que je vous avais jugé défavorablement. Si je +vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du +témoignage de mes yeux, j'ai toujours pensé que cet acte avait été +commis dans un moment d'égarement et que vous n'en aviez pas plus +conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait. + +-- Que voulez-vous dire en parlant du témoignage de vos yeux? dit +Lord Avon en regardant fixement mon oncle. + +-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite. + +-- Vous m'avez vu? Où? + +-- Dans le corridor. + +-- Et qu'est-ce que je faisais? + +-- Vous sortiez de la chambre de votre frère. J'ai entendu sa voix +qui exprimait la colère et la douleur un court instant auparavant. +Vous teniez à la main un sac d'argent et votre figure exprimait la +plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de +quelle façon vous êtes venu là, vous m'ôterez de dessus le coeur +un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces années. + +Personne n'aurait reconnu, en ce moment-là, l'homme qui donnait le +ton à tous les petits-maîtres de Londres. + +En présence de cet ami d'autrefois, devant la scène tragique qui +se jouait devant lui, le voile de trivialité et d'affectation +venait de se déchirer et je sentais toute ma gratitude envers lui +s'accroître et se changer en affection, lorsque je considérais sa +figure pâle et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en +attendant les explications de son ami. + +Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence +de quelques minutes, dans le demi-jour de la pièce. + +-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'étonne plus que vous ayez été +ébranlé. Mon Dieu, quel filet était tendu autour de moi. Si cette +accusation méprisable avait été proférée contre moi, vous, mon ami +le plus cher, vous auriez été contraint de chasser tous les doutes +qui vous restaient encore sur ma culpabilité. Et pourtant, +Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous +dans cette affaire. + +-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi. + +-- Mais vous n'êtes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans +vos yeux. Vous désirez savoir comment un homme, qui était +innocent, s'est caché pendant tout ce temps. + +-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre +réponse à cette question. + +-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez +combien il m'était cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver +que mon frère s'était rendu coupable du crime le plus vil que +puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai +couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai +vécu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un +vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai à peine quarante ans. +Mais maintenant que je suis réduit à l'alternative de dire tout ce +qui s'est passé à propos de mon frère ou de faire tort à mon fils, +il n'y a pour moi qu'un parti à prendre et je l'adopte d'autant +plus volontiers que j'ai des raisons d'espérer. Il pourra se +présenter quelque circonstance qui empêchera ce que j'ai à vous +apprendre de parvenir aux oreilles du public. + +Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux +soutiens, il traversa la pièce d'un pas chancelant en se dirigeant +vers l'étagère couverte de poussière. Là, au centre, se trouvait +cet amas fatal de cartes tachées par le temps et la moisissure, +tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs années +auparavant. + +Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine +qu'il tendit à mon oncle. + +-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de +chaque carte, et promenez légèrement vos doigts dans les deux +sens, dites-moi ce que vous sentez. + +-- On dirait qu'elle a été piquée avec une épingle. + +-- Justement. Et quelle est cette carte? + +-- Le roi de trèfle. +-- Examinez l'angle inférieur de cette carte. + +-- Elle est tout à fait lisse. + +-- Et cette carte, c'est?... + +-- Le trois de pique. + +-- Et cette autre? + +-- Elle a été piquée: c'est l'as de coeur. + +Lord Avon les jeta violemment à terre. + +-- Eh bien, la voilà cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire +davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi? + +-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut +aller jusqu'au bout. + +Le frêle personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en +un violent effort. + +-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. +J'espère que jamais je ne me retrouverai dans la nécessité de +rouvrir les lèvres au sujet de cette misérable affaire. + +«Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous +perdions. Vous vous rappelez que vous vous êtes retirés, que vous +m'avez laissé tout seul, assis dans cette même pièce, à cette même +table. + +«Loin d'être fatigué, j'étais tout à fait éveillé et je passai une +heure ou deux à repasser dans mon esprit les incidents du jeu et +les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon +état de fortune. + +«Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule +consolation était que mon frère avait gagné. Je savais bien que +par suite de sa conduite irréfléchie, il était dans les griffes +des Juifs et j'espérais que ce qui avait ébranlé ma position +aurait pour effet de raffermir la sienne. + +«Comme j'étais là à manier distraitement les cartes, le hasard me +fit remarquer les petites piqûres que vous venez de sentir. +J'examinai les paquets et, à mon indicible horreur, je reconnus +que quiconque aurait été au courant de ce secret aurait pu les +distribuer de façon à se rendre un compte exact des sortes de +cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires. + +«Et alors, le sang me montant à la tête dans un mouvement de honte +et de dégoût que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon +attention avait été frappée de la façon dont mon frère distribuait +les cartes, de sa lenteur et de sa manière de tenir les cartes par +le bord inférieur. + +«Je ne le condamnai pas à la légère, je restai longtemps à peser +les moindres indices qui pouvaient lui être favorables ou +défavorables. + +«Hélas, tout concourait à confirmer mes horribles soupçons et à +les changer en certitude. + +«Mon frère avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing +dans Bond Street. Il les avait gardées plusieurs heures dans sa +chambre. Il avait joué avec une décision qui alors avait causé +notre surprise. +«Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher à moi-même que sa vie +passée n'était point telle qu'elle dût faire croire qu'il lui +était impossible de commettre un crime aussi abominable. + +«Tout vibrant de colère et d'humiliation, je montai tout droit par +l'escalier, ces cartes à la main, et je lui jetai à la face, son +crime, le plus bas, le plus dégradant que pût commettre un coquin. + +«Il ne s'était pas encore mis au lit et son gain était resté +éparpillé sur la table de toilette. + +«Je ne savais guère que lui dire, mais les faits étaient si +terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute. + +«Vous vous le rappellerez, car c'était la seule circonstance +atténuante qu'il y eût à son crime, il n'avait pas encore vingt et +un ans. + +«Mes paroles l'accablèrent. + +«Il se jeta à genoux devant moi, me supplia de l'épargner. + +«Je lui dis que par égard pour l'honneur de notre famille, je ne +le dénoncerais pas en public, mais que désormais, il devrait toute +sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagné par +lui serait restitué le lendemain avec une explication. + +«-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t- +il. + +«Je répétai qu'il devait subir les conséquences de son acte. + +«Séance tenante, je brûlai les papiers qu'il m'avait gagnés, je +mis toutes les pièces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un +sac de toile. + +«Je me disposais à quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il +se cramponna à moi, me déchira une manchette dans l'effort qu'il +fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire à Sir +Lothian Hume et à vous. + +«C’était son cri de désespoir en me trouvant sourd à toutes ses +prières qui est parvenu à vos oreilles, Charles, et qui vous a +fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je +retournais dans ma chambre. + +Mon oncle poussa un long soupir de soulagement. + +-- Mais ce ne pouvait être plus clair, dit-il. + +-- Dans la matinée, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous +et je vous rendis votre argent. + +«J'en fis autant pour Sir Lothian Hume. + +«Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car +je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux déshonneur. + +«Alors survint cette horrible découverte qui a jeté une ombre sur +mon existence et qui a été aussi mystérieuse pour moi que pour +vous. + +«Je me voyais soupçonné, je vis aussi que je ne pourrais me +justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, +l'infamie de mon frère. +«Je reculai devant cela, Charles. Plutôt tout souffrir moi-même, +que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur +n'avait pas de tache depuis tant de siècles. + +«Je me suis donc soustrait à mes juges et j'ai disparu du monde. + +«Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma +femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez +l'existence. + +«J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul +qui suis à blâmer de tout ce qui s'en est suivi. + +«À cette époque-là, il existait des motifs qui heureusement ont +disparu depuis longtemps et qui me firent juger préférable que le +fils fût séparé de sa mère à un âge où il ne pouvait se douter +qu'elle fût absente. + +«Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupçons +qui m'avaient blessé cruellement, car à cette époque, je ne +connaissais pas le motif qui vous avait inspiré ce préjugé contre +moi. + +«Le soir de cette tragédie, je courus à Londres. + +«Je pris mes mesures pour que ma femme jouît d'un revenu +convenable, à la condition qu'elle ne s'occuperait pas de +l'enfant. + +«J'avais, comme vous vous en souvenez, de fréquents rapports avec +Harrison le boxeur et avais eu à maintes reprises l'occasion +d'admirer la franchise et l'honnêteté de son caractère. Je lui +portai alors mon enfant. + +«Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu +de mon innocence et prêt à m'aider de toutes les façons. + +«Sur les prières de sa femme, il venait de se retirer du ring et +se demandait à quelle occupation il pourrait se livrer. + +«Je réussis à lui organiser un atelier de forgeron, à condition +qu'il exerçât sa profession au village de Friar's Oak. + +«Nous nous entendîmes pour qu'il donnât Jim comme son neveu et +convînmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents. + +«Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak. + +«C'était parce que j'avais déjà fixé le lieu de ma retraite +cachée, et si je ne pouvais voir mon garçon, j'avais du moins la +faible consolation de le savoir près de moi. + +«Vous connaissez ce château. + +«C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous +ignorez, c'est qu'il a été construit tout exprès pour contenir des +chambres secrètes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut +habiter sans être vu. + +«Dans les murs plus épais et les murs extérieurs sont pratiqués +des passages. + +«L'existence de ces chambres a toujours été un secret de famille. +Sans doute, c'était un secret auquel je n'attachais pas grande +importance et ce fut la seule raison qui m'eût empêché de les +montrer à quelque ami. + +«Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je +laissai dehors tout ce qui m'était cher. Je me glissai comme un +rat derrière les panneaux pour passer tout le reste de ma pénible +existence dans la solitude et le deuil. + +«Sur cette figure ravagée, sur cette chevelure grisonnante, +Charles, vous pouvez lire le journal de ma misérable existence. + +«Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions +qu'il introduisait par la fenêtre de la cuisine que je laissais +ouverte dans cette intention. + +«Parfois je me risquais la nuit à faire une promenade à la clarté +des étoiles et à recevoir sur mon front la fraîcheur de la brise, +mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais été aperçu par des +campagnards et on commençait à parler d'un esprit qui hantait la +Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantômes... + +-- C'était moi, mon père, moi et mon ami Rodney Stone, s'écria +Petit Jim. + +-- Je le sais, Harrison me l'a dit cette même nuit. Je fus fier, +Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un +héritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille +que je m'étais efforcé de couvrir au prix de tant de peines. Puis, +vint le jour où la bienveillance de votre mère -- sa bienveillance +inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir à Londres. + +-- Ah! Edward, s'écria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, +pareil à un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez +vous-même aidé à lui permettre une aussi courte excursion. +-- Je ne vous blâme pas, Mary, je l'aurais peut-être fait. Il alla +à Londres et tenta de s'ouvrir une carrière par sa force et son +courage. Un grand nombre de ses ancêtres en ont fait autant, avec +cette seule différence que leurs mains étaient fermées sur la +poignée d'une épée, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se +soit comporté avec autant de vaillance. + +-- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement. + +-- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils était +définitivement engagé dans un match où il s'agissait de lutter en +public pour de l'argent. Cela ne devait pas être, Charles. C'est +chose bien différente de lutter comme nous l'avons fait dans notre +jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse +pleine d'or. + +-- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais... + +-- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait +choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement? +Mais cela ne devait pas être. Je décidai que le moment était venu +de me faire connaître à mon fils, d'autant plus que bien des +indices me révélaient que mon genre de vie si contraire aux lois +de la nature avait gravement altéré ma santé. Le hasard, je +devrais dire plutôt la Providence, fit enfin paraître en pleine +lumière ce qui était jusqu'alors resté obscur et me donna les +moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allée hier soir +chercher mon fils pour le ramener auprès de son malheureux père. + +Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon +oncle qui y mit fin. + +-- Vous avez été l'homme le plus cruellement traité du monde, Ned, +dit-il. Plaise à Dieu que nous ayons de nombreuses années pour +vous indemniser, mais malgré tout nous sommes, à ce qu'il me +semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux +frère a trouvé la mort. + +-- Cela a été un mystère pour moi, autant que pour vous pendant +dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est révélé. Avancez, +Ambroise, et faites votre récit avec autant de franchise et de +détails que vous me l'avez fait à moi-même. + + +XXI -- LE RÉCIT DU VALET + + +Le valet avait quitté le coin sombre de la pièce où il était resté +dans une immobilité telle que nous avions oublié sa présence. + +Alors, à cet appel de son ancien maître, il vint se placer en +pleine lumière et tourna de notre côté sa figure blême. + +Ses traits d'ordinaire impassibles étaient dans un état +d'agitation pénible. + +Il parlait lentement, avec hésitation, comme si le tremblement de +ses lèvres ne lui permettait pas d'articuler ses mots. + +Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de +cette émotion extrême il conservait cet air de déférence qui +distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se +suivaient sur ce ton sonore qui avait attiré mon attention dès le +premier jour, celui où la voiture de mon oncle s'était arrêtée +devant la maison paternelle. + +-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai péché dans cette +affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois +qu'une manière de l'expier, elle consiste dans la confession +pleine et entière que mon noble maître Lord Avon m'a demandée. + +«Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous +paraisse, est la vérité absolue, incontestable, au sujet de la +mort mystérieuse du capitaine Barrington. + +«Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation +éprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la +situation qu'occupait le capitaine Barrington. +«Vous estimez que le fossé qui les sépare est trop large. + +«Gentlemen, je puis vous le dire, un fossé qui peut être franchi +par un amour coupable, peut l'être aussi par la haine coupable et +le jour où ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du +prix à la vie, je jurai à la face du ciel que je lui ôterais cette +existence impure, bien que cet acte fût le plus mince acompte de +ce qu'il me redevait. + +«Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, +mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette +jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de +faire dans la même situation. + +Nous étions tous stupéfaits de voir la nature ardente de cet homme +se faire jour avec évidence au travers de la contrainte +artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en échec. + +On eût dit que sa courte chevelure noire se hérissait. Ses yeux +flamboyaient dans l'intensité de son émotion. Sa figure exprimait +une malignité haineuse que n'avait pu atténuer la mort de son +ennemi, ni le cours des années. + +Le serviteur plein de discrétion avait disparu, il ne restait plus +à la place que l'homme aux pensées profondes, l'être dangereux, +capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus +vindicatif. + +-- Nous étions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un +hasard fatal mit cet homme sur notre chemin. + +«Par je ne sais quels vils artifices il la détacha de moi. + +«J'ai entendu dire qu'elle n'était pas, tant s'en faut, la +première et qu'il était passé maître en cet art. +«La chose était accomplie que je ne me doutais pas encore du +danger. Elle fut abandonnée, le coeur brisé, son existence perdue +et dut rentrer dans la maison où elle apportait la honte et la +misère. + +«Je l'ai vue depuis et elle me dit que son séducteur avait éclaté +de rire quand elle lui avait reproché sa perfidie et je lui jurai +que cet homme paierait cet éclat de rire avec tout son sang. + +«J'étais dès lors domestique, mais je n'étais pas encore au +service de Lord Avon. + +«Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensée qu'il +m'offrirait l'occasion de régler mon compte avec son frère cadet. +Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car +bien des mois se passèrent avant que la visite à la Falaise royale +me donnât la chance que j'espérais le jour et dont je rêvais la +nuit. + +«Mais quand elle se présenta, ce fut dans des conditions plus +favorables à mes projets que je n'eusse osé y compter. + +«Lord Avon croyait être seul à connaître les passages secrets à la +Falaise royale. En cela il se trompait. + +«Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les +projets que j'avais formés. + +«Je n'ai pas besoin de vous dire en détail comment un jour que je +préparais les chambres pour les invités, une pression fortuite sur +un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une +étroite ouverture dans le mur. + +«Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait +dans une chambre à coucher plus grande. + +«C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas +davantage pour mon projet. + +«L'arrangement des chambres m'avait été confié. Je pris mes +mesures pour que le capitaine Barrington occupât la grande chambre +et moi la plus petite. J'arriverais près de lui quand je voudrais +et personne ne s'en douterait. + +«Il arriva enfin. + +«Comment vous décrire l'impatience fiévreuse où je vécus jusqu'à +ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais +combiné mes plans. + +«On avait joué pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et +un jour à compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme. + +«On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. À +toute heure j'étais prêt à servir, si bien que ce jeune capitaine +dit avec un hoquet que j'étais le modèle des domestiques. + +«Mon maître me dit d'aller me coucher. Il avait remarqué la +rougeur de mes joues, l'éclat de mon regard et mettait tout cela +sur le compte de la fièvre. + +«Et en effet, c'était bien la fièvre qui me tenait, mais cette +fièvre-là, il n'y avait qu'un remède pour en venir à bout. + +«Alors enfin, à une heure très matinale, je les entendis remuer +leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer. + +«Lorsque j'entrai dans la pièce pour recevoir mes ordres, je +m'aperçus que le capitaine Barrington avait déjà gagné son lit +tant bien que mal. + +«Les autres s'étaient également retirés et je trouvai mon maître +seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes +éparpillées. + +«Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colère, et cette fois-là +je lui obéis. + +«Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme. + +«Je savais que si je me trouvais face-à-face avec lui, je pourrais +l'étrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire +le moindre bruit. + +«Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand +couteau à lame droite que je repassai sur ma botte. + +«Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de +mon lit pour attendre. + +«J'avais décidé ce que je devais faire. Ce serait une mince +satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main +portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi. + +«Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un bâillon, puis +après l'avoir éveillé d'une ou deux piqûres de mon poignard, je +pourrais au moins l'éveiller pour lui faire entendre ce que +j'avais à lui dire. + +«Je me représentais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs +du sommeil se seraient peu à peu dissipées, cet air de colère se +tournant aussitôt en horreur, en épouvante, lorsqu'il comprendrait +enfin qui j'étais et ce que je venais faire. + +«Ce serait le moment suprême de ma vie. + +«Je restai à attendre un temps qui me parut la durée d'une heure, +mais je n'avais pas de montre et mon impatience était telle que je +puis dire qu'en réalité, il s'était écoulé à peine un quart +d'heure. + +«Je me levai alors, j'ôtai mes souliers, je pris mon couteau. +J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture. + +«Je n'avais guère plus de trente pieds à parcourir, mais je +m'avançais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies +faisaient un bruit sec de brindilles cassées dès qu'un corps +pesant se plaçait sur elles. Naturellement il faisait noir comme +dans un four et je cherchais ma route à tâtons, lentement, bien +lentement. À la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait +devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre côté du panneau. + +«J'arrivais donc trop tôt, car il n'avait pas encore éteint ses +chandelles. + +«J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de +plus, car je ne tenais pas à agir avec précipitation ou +étourderie. + +«Il était absolument nécessaire que je ne fisse aucun bruit en +remuant, car je n'étais plus qu'à quelques pieds de mon homme et +je n'étais séparé de lui que par une mince cloison de bois. + +«Le temps avait faussé et fendu les planches, de sorte qu'après +m'être avancé avec précaution, aussi près que possible du panneau +glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulté dans la +chambre. + +«Le capitaine Barrington était debout près de la table à toilette +et avait ôté son habit et son gilet. + +«Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier +étaient placées devant lui et il comptait les gains qu'il avait +faits au jeu. + +«Il avait la figure échauffée. Il était alourdi par le manque de +sommeil et par le vin. + +«Cette vue me réjouit, car elle me prouva qu'il dormirait +profondément et que ma tâche serait aisée. + +«J'avais encore les yeux fixés sur lui, quand soudain je le vis se +dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits. + +Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis +qu'il n'eût deviné d'une façon ou d'une autre ma présence. + +«Et alors, j'entendis à l'intérieur la voix de mon maître. + +«Je ne pouvais voir la porte par laquelle il était entré ni +l'endroit de la chambre où il se trouvait, mais j'entendis tout ce +qu'il était venu dire. + +«Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je +le vis devenir d'une pâleur livide quand il entendit les amers +reproches où on lui disait son infamie. + +«Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me +l'étais peinte dans mes rêves les plus charmants. +«Je vis mon maître s'approcher de la table à toilette, présenter +les papiers à la flamme de la chandelle, en jeter les débris +noircis dans le foyer, puis jeter les pièces d'or dans un petit +sac de toile brune. + +«Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit +par le poignet en le suppliant, en mémoire de leur mère, d’avoir +pitié de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maître en le +voyant dégager sa manchette d'entre les doigts qui s'y +cramponnaient et laisser là le misérable gredin étendu sur le sol. + +«Dès lors, il me restait un point difficile à décider. Valait-il +mieux que je fisse ce que j'étais venu faire, ou bien était-il +préférable, maintenant que j'étais maître du secret de cet homme, +de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le +couteau de chasse de mon maître? + +«J'étais sûr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le +dénoncer. + +«Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilité en ce +qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'étais certain +que son secret était sain et sauf entre vos mains. + +«Mais moi, j'avais à la fois le pouvoir et le désir et lorsque sa +vie aurait été flétrie, lorsqu'il aurait été chassé comme un chien +de son régiment, de ses clubs, le moment serait peut-être venu +pour moi de m'y prendre d'une autre façon avec lui. + +-- Ambroise, dit mon oncle, vous êtes un profond scélérat. + +-- Nous avons tous notre manière de sentir, monsieur, et vous me +permettrez de vous dire qu'un valet peut être aussi sensible à un +affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire +justice par le duel. +«Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, +tout ce que j'ai pensé et fait cette nuit-là et je poursuivrai +alors même que je n'aurais pas le bonheur de conquérir votre +approbation. + +«Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps +agenouillé, la figure posée sur une chaise. + +«Lorsqu'il se releva, il se mit à arpenter lentement la pièce en +baissant la tête. + +«De temps à autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings +fermés. + +«Je voyais la moiteur perler sur son front. + +«Je le perdis de vue un instant. + +«Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un après l'autre, comme s'il +cherchait quelque chose. + +«Puis, il se rapprocha de la table de toilette où il me tournait +le dos. + +«Sa tête était un peu rejetée en arrière et il portait les deux +mains à son col de chemise, comme s'il voulait le défaire. + +«Puis j'entendis alors un éclaboussement comme si une cuvette +avait été renversée et il s'affaissa sur le sol, sa tête dans un +coin, et elle faisait avec ses épaules un angle si extraordinaire +qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme +allait échapper à l'étreinte où je croyais le tenir. + +«Je fis glisser le panneau. +«Un instant après j'étais dans la pièce. + +«Ses paupières battaient encore et quand mon regard se fixa sur +ses yeux déjà glacés, je crus y lire une expression de surprise +indiquant qu'il me reconnaissait. + +«Je déposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai à côté de lui +pour pouvoir lui murmurer à l'oreille une ou deux menues choses +dont je tenais à lui laisser le souvenir, mais à ce moment même, +il ouvrit la bouche et mourut. + +«Chose singulière, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus +peur alors à côté de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand +je vis qu'il était toujours immobile, à l'exception de la tache de +sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris +d'une soudaine crise de peur. + +«Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en +fermant les panneaux derrière moi. + +«Ce fut alors seulement que je m'aperçus qu'en ma folle +précipitation, au lieu d'avoir rapporté le couteau de chasse, +j'avais ramassé le rasoir qui était tombé tout sanglant des mains +du mort. + +«Je cachai ce rasoir dans un endroit où personne ne l'a jamais +découvert, mais ma frayeur m'empêcha d'aller chercher l'autre +arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prévu les +conséquences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa +présence contre mon maître. + +«Voilà donc, Lady Avon, le récit exact et sincère de la façon dont +est mort le capitaine Barrington. + +-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colère, que +vous ayez toujours laissé un innocent en butte à une persécution, +alors qu'un mot de vous l'aurait sauvé. + +-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour +croire que cette démarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. +Comment pouvais-je lui dire tout cela sans révéler le scandale de +famille qu'il mettait tant de soin à cacher? J'avoue qu'au début +je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en +excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le +temps de savoir ce que je devais faire. + +«Pendant bien des années, je puis dire même depuis que je suis +entré à votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmenté et +j'ai juré que si jamais je retrouvais mon ancien maître, je lui +révélerais tout. + +«Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontée par le +jeune Mr Stone, ici présent, m'a montré la possibilité que les +chambres secrètes de la Falaise royale fussent le séjour de +quelqu'un. + +«J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait caché. Je n'ai pas +perdu un moment pour le découvrir et lui offrir de faire tout ce +qui serait en mon pouvoir. + +-- Il dit la vérité, conclut Lord Avon, mais il eut été bien +étrange que j'hésite à faire le sacrifice d'une vie fragile et +d'une santé languissante pour une cause à laquelle j'avais déjà +donné toute ma jeunesse. De nouvelles réflexions m'ont enfin +contraint à modifier ma résolution. + +«Mon fils, dans l'ignorance où il était de son vrai rang, allait +se laisser entraîner dans un genre d'existence qui était en +harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions +de sa maison. +«Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient +connu mon frère avaient disparu, qu'il n'était pas nécessaire que +tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans +avoir dissipé tout soupçon sur ce crime, il en resterait pour ma +famille une tache plus noire que la faute qu’il a expiée si +terriblement. Pour ces motifs... + +Le bruit de plusieurs pas lourds qui éveillaient les échos de la +vieille maison interrompit Lord Avon. + +En entendant ce bruit, sa figure prit un degré de plus de pâleur +et il regarda piteusement sa femme et son fils. + +-- On vient m'arrêter, s'écria-t-il. Il faudra que je me soumette +à l'humiliation d'une arrestation. + +-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir +Lothian Hume. + +-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison où +j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, répondit une voix de +basse taille. + +Et au même moment, nous vîmes dans le corridor le corpulent squire +Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache à +la main. + +Il avait à côté de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables +de campagne qui regardaient par-dessus son épaule. + +-- Lord Avon, dit le squire, en qualité de magistrat du comté de +Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arrêt +contre vous en raison de l'assassinat prémédité de votre frère, le +capitaine Barrington, en l'année 1786. + +-- Je suis prêt à me disculper de l'accusation. + +-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant +qu'homme et comme étant le squire de Rougham-Grange, je suis +enchanté de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera +croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montré la queue +de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre +coupable d'un acte pareil. + +-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la +large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi +innocent que vous et je puis le prouver. + +-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une +solide serrure seront les meilleures précautions pour que Lord +Avon se présente lorsqu'on le convoquera. + +La figure hâlée du squire prit une teinte d'un pourpre foncé quand +il s'adressa au Londonien. + +-- Est-ce que vous êtes le magistrat du comté, monsieur? + +-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James. + +-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils à un +homme qui remplit ces fonctions depuis près de vingt ans? Quand je +ne suis pas sûr de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc +avec qui je puis conférer et je n'ai pas besoin d'autre +assistance. + +-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas +l'habitude d'être pris à partie si vivement. + +-- Je ne suis pas non plus habitué à me voir interrompre dans +l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en +qualité de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis +toujours prêt à soutenir mes opinions. + +Sir Lothian s'inclina. + +-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai +des intérêts de la plus grande importance engagés dans cette +affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est +organisé ici un complot qui vise ma position comme héritier de +Lord Avon. Je demande à ce qu'il soit mis en lieu sûr jusqu'à ce +que cette affaire soit éclaircie et je vous requiers en votre +qualité de magistrat d'exécuter votre mandat. + +-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'écria le squire. Je +voudrais bien avoir auprès de moi mon clerc Johnson et je ne +demande qu'à vous traiter avec tous les égards que la loi autorise +et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invité à m'assurer de +votre personne. + +-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggérer une idée, dit mon +oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du +magistrat, il sera réputé sous la garde de la loi, et cette +condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham- +Grange. + +-- Rien de mieux, s'écria le squire avec empressement. Vous allez +loger chez moi jusqu'à ce que cette affaire s'en aille en fumée. +En d'autres termes, Lord Avon, je me déclare responsable, comme +représentant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sûr, +jusqu'au jour où l'on me demandera de vous produire en personne. + +-- Vous avez vraiment bon coeur, James. + +-- Ta! ta! je ne fais que me conformer à la loi. J'espère, Sir +Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections à faire à cela? + +Sir Lothian haussa les épaules et jeta un regard noir au +magistrat. Puis s'adressant à mon oncle: + +-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. +Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui +est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions +nous rencontrer demain matin. + +-- Avec plaisir, répondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur +votre père, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le +lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tôt sera le mieux. + +Ainsi se termina cette étrange conférence. + +De mon côté, j'avais couru auprès de mon premier ami d'enfance et +je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'étais heureux de +sa bonne fortune, et il me répondait en m'assurant que quoi qu'il +pût lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi. + +Mon oncle me toucha l'épaule et nous allions partir, lorsque +Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes +passions, s'approcha de lui avec respect. + +-- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis très choqué +de voir votre cravate... + +-- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je +n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace. + +-- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez +reconnaître que Lord Avon a des droits antérieurs. S'il consent à +me rendre ma liberté... + +-- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous êtes un +excellent serviteur, mais votre présence m'est devenue pénible. + +-- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il +ne faudra pas me quitter aussi brusquement. + +-- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'étais +décidé à vous prévenir de mon départ quand nous serions arrivés à +Brighton, mais ce soir-là, comme nous sortions du village, j'ai vu +passer dans un phaéton une dame dont je connaissais fort bien les +relations intimes avec Lord Avon, sans être certain que c'était sa +femme. Sa présence en cet endroit me confirma dans la conviction +qu'il se cachait à la Falaise royale. Je descendis furtivement de +votre voiture, je la suivis aussitôt dans le but de lui exposer +l'affaire et de lui expliquer combien il était nécessaire que Lord +Avon me vit. + +-- Eh bien, je vous pardonne votre désertion, dit mon oncle, et je +vous serais fort obligé si vous vouliez bien, de nouveau, arranger +ma cravate. + + +XXII -- DÉNOUEMENT + + +La voiture de Sir James Ovington attendait dehors. + +La famille Avon, si tragiquement dispersée, si singulièrement +réunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire. + +Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous +reconduisit, Ambroise et moi, au village. + +-- Il est préférable de voir votre père tout de suite, mon neveu. +Sir Lothian et son homme sont déjà en route depuis quelque temps. +Je serais désolé qu'il y ait quelque malentendu dans notre +rencontre. + +De mon côté je pensais à la terrible réputation de notre +adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes +sentiments, car mon oncle se mit à rire. + +-- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derrière +mon cercueil. Ce n'est pas ma première affaire et je pense bien +que ce ne sera pas ma dernière. Quand je me bats aux environs de +la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles +dans l'arrière-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en +état de trouver la route jusqu'à son gilet. Toutefois je confesse +que je suis un peu accablé de tout ce qui est arrivé. Penser que +mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et +qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de +fils et d'héritier! Voilà qui donnera le coup de grâce à Hume, car +je sais que les Juifs lui ont donné de la marge à raison de ses +espérances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption +de cette façon-là! + +Parmi toutes les choses extraordinaires qui étaient arrivées, il +semblait que ce fût celle-là qui ait fait la plus forte impression +sur mon oncle, car il y revint à maintes reprises. + +Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine à faire +les noeuds de cravate et à remuer le chocolat, s'était montré +animé de passions. + +C'était un prodige dont il ne revenait pas. + +Si son réchaud à rasoirs avait mal tourné, il n'en eut pas été +plus ébahi. + +Nous étions à quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous +vîmes le long Mr Corcoran, l'homme à l’habit vert, arpentant +l'allée du jardin. + +Mon oncle nous attendait à la porte avec un air de ravissement +contenu. + +-- Je suis heureux de vous être utile, de n'importe quelle +manière, Sir Charles. Nous avons arrangé cela pour demain à sept +heures dans le communal de Ditchling. + +-- Je ne serais pas fâché que l'on puisse remettre ces petites +affaires à une heure plus tardive, dit mon oncle. On est obligé de +se lever à une heure tout à fait absurde ou de négliger sa +toilette. + +-- Ils s'arrêtent sur la route à l'auberge de Friar's Oak, et si +vous teniez à ce que cela ait lieu plus tard... + +-- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la +batterie de toilette à sept heures. + +-- Je ne sais pas si vous tiendrez à vous servir de mes aboyeurs, +dit mon père. Je m'en suis servi dans quinze engagements et à la +distance de trente yards, vous auriez peine à trouver meilleur +outil. + +-- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siège. +Ambroise, veillez à ce que les chiens soient huilés, car j'aime +une détente légère. Ah! ma soeur Mary, je vous ramène votre garçon +qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espère, après les +distractions de la ville. + +Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mère me couvrit de +pleurs et de caresses, car vous qui avez des mères, vous en savez +autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais +combien la maison de famille est un nid chaud et confortable. + +Comme je m'étais agité et démené pour voir les merveilles de la +ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse rêvé +dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien +qui me donnât une plus grande impression de douceur et de repos +que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-mêmes objets +insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur +des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du +_Ça Ira_ poursuivi par Lord Hotham. + +Et comme c'était égayant de voir aussi d'un côté du foyer +flambant, mon père avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma +mère tournant et piquant ses aiguilles à tricoter. + +En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce +grand désir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les +quitter de nouveau. + +Mais il faudrait bien les quitter et à bref délai comme je +l'appris avec les bruyantes félicitations de mon père et les +larmes de ma mère. + +Il avait été nommé au commandement du _Caton_, vaisseau de +soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson daté +de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me +mettais en route tout de suite. + +-- Et votre mère tient prêt votre coffre de marin, mon garçon. +Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez à +être un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous êtes +digne de lui. + +-- Tous les Stone sont entrés dans la marine, dit ma mère à mon +oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui +d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous +n'oublierons jamais la bonté que vous avez eue, Charles, de +montrer un peu le monde à Rodney. + +-- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre +fils a été pour moi une société très agréable, au point que je +crains qu'on ait le droit de m'accuser de négligence envers +Fidelio. Je vous le ramène, j'espère, un peu plus poli que je l'ai +emmené. Ce serait folie que de le traiter de distingué, mais du +moins il n'y a aucun reproche à lui faire. La nature lui a refusé +les dons suprêmes. Je l'ai trouvé peu disposé à y suppléer par des +avantages artificiels, mais du moins je lui ai montré un peu la +vie. Je lui ai donné quelques leçons de finesse et de conduite qui +paraîtront peut-être de trop à présent, mais qui reviendront en +valeur lorsqu'il sera d'âge plus mûr. Si sa carrière dans la ville +n'a pas donné ce que j'en attendais, la raison s'en trouve +uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'après +l'idéal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien disposé à son +égard et je le regarde comme éminemment apte à la profession où il +va entrer. + +Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatière comme un gage +solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte à ce +temps-là, il y a peu de circonstances où j'aie vu plus clairement +briller cet éclair malicieux en ses grands yeux à l'expression +hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son +gilet et qu'il m'offrait la petite boîte brillante sur le creux de +sa main blanche comme la neige. + +Il était le type et le chef d'une étrange race d'hommes qui a +disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractère +viril, exquis dans sa toilette, étroit dans ses idées, grossier +dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes. + +Ces hommes traversèrent l'histoire d'Angleterre d'un pas guindé, +avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs +breloques dansantes et ils s'évanouirent dans ces sombres +coulisses d'où l'on ne revient jamais. + +Le monde, en se développant, les a laissés derrière lui. + +Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs +mystifications, leurs excentricités soigneusement étudiées. + +Et cependant, derrière ce rideau, sous ces dehors de sottise dont +ils prenaient si grand soin de se draper, c'étaient souvent des +hommes énergiques, d'une robuste personnalité. + +Les langoureux flâneurs de Saint-James étaient aussi les Yachtmen +du Solent, les fins Cavaliers des comtés, les combattants qui se +battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale. + +C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers. + +Ils condescendent parfois à être poètes, orateurs, et Byron, +Charles James Fox, Castlereagh, ont conservé parmi eux quelque +renommée. + +Je ne puis m’empêcher de me demander comment l'histoire les +comprendra, alors que moi-même, qui connaissais si bien l'un +d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la +part de ce qui était réel et ce qui était dû aux affectations +qu'il avait cultivées avec tant de soin qu'elles avaient cessé de +mériter ce nom-là. + +À travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes +fois cru entrevoir les traits d'un homme généreux et sincère et je +me plais à croire que ce ne fut pas une illusion. + +Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent à +leur fin. + +J'étais allé me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible +de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au +changement extraordinaire qui s'était produit dans son avenir et +dans sa situation. + +J'étais encore à me retourner et à m'agiter dans mon lit, lorsque +j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de +Londres, et aussitôt le grincement de roues qui tournaient pour +s'arrêter devant l'auberge. + +Mes fenêtres se trouvaient ouvertes, car c'était une fraîche nuit +de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume +se trouvait là. + +À ce nom je sautai à bas du lit et j'eus le temps de voir trois +hommes descendre de la voiture et entrer à la file dans le +vestibule éclairé de l'auberge. +Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumière qui +tombait par la porte sur leurs épaules brunes et leurs têtes +patientes. + +Dix minutes peut-être s'écoulèrent. + +Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serré +d'hommes franchit la porte avec fracas. + +-- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de +qui cette poursuite? + +-- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laissé de la corde +dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour. +Montant total: Douze mille livres. + +-- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour +demain à sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me +laissez libre jusque-là. + +-- C'est réellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas +tant pour nous faire perdre nos places d'employés du shérif. + +À la lumière jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je +vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenêtres et sa haine +nous aurait tués si ses yeux avaient été des armes aussi terribles +que ses pistolets. + +-- Je ne peux pas monter en voiture, à moins qu'on ne me délie les +mains, dit-il. + +-- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lâchez un bras à la +fois. Ah! Comme ça vous voudriez... + +-- Corcoran! Corcoran! hurla une voix. + +Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements +frénétiques qui arrivait à le détacher du groupe. + +Un coup violent fut lancé et l'homme s'étala au milieu de la route +éclairée par la lune faisant dans la poussière des contorsions et +des sauts comme une truite qu'on vient de mettre à terre. + +-- Le voilà pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et à +présent, avec ensemble! + +Il fut soulevé comme un sac de farine et lancé brutalement dans le +fond de la voiture. Les trois hommes montèrent d'un bond. + +Un fouet siffla dans l'obscurité et voilà comment Sir Lothian +Hume, le Corinthien à la mode, disparut de mes yeux et de ceux de +tout le monde, excepté des gens charitables qui visitaient les +prisons pour dettes. + +Lord Avon vécut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec +l'aide d'Ambroise il pût prouver qu'il était innocent du crime +horrible sous l'ombre duquel il avait passé tant d'années. + +Toutefois, il n'arriva pas à secouer les effets de ces années +passées dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la +nature. + +Ce furent seulement les soins dévoués de sa femme et de son fils +qui firent durer la flamme vacillante de sa vie. + +Celle que j'avais connue comme ancienne actrice à Anstey Cross +devint la douairière d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi +affectueux pour moi qu'au temps où ensemble on chipait les nids +d'oiseaux, où on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord +Avon, chéri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le +plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal. + +Il épousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu +cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable +que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent à guigner le +domaine, ils en seront pour leurs espérances, comme avant eux leur +ancêtre. + +La vieille maison de la Falaise Royale a été démolie à cause des +terribles souvenirs de famille qui la hantaient. + +Un bel édifice moderne s'est élevé à sa place. + +La loge située sur la route de Brighton avait un air si coquet +avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le +seul visiteur à déclarer que je préférerais sa possession à celle +de la grande maison de là-bas parmi les arbres. + +C'est là que pendant bien des années, qui aboutirent à une +tranquille et heureuse vieillesse, vécurent Jack Harrison et sa +femme. + +Ils reçurent ainsi au couchant de leur vie les soins et +l'affection qu'ils avaient prodigués. Jamais Jack Harrison +n'enjamba désormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire +de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est +encore familière aux vieux fidèles du ring et rien ne lui plaisait +plus que de la recommencer dans toutes les péripéties et tout en +restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais dès qu'il +entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se +mettait à parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car +elle était toujours hantée par la crainte de le voir retourner au +ring et, pour peu qu'elle restât une heure sans voir le vieillard, +elle était convaincue qu'il était allé disputer la ceinture, au +champion du jour, un parvenu. + +«Il livra le bon combat», inscrivit-on à sa prière, sur sa pierre +funéraire, et quoique je sois convaincu que ses dernières pensées +furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui +le connaissaient ne se refusait à voir un sens symbolique dans ce +résumé de sa vie d'honnête et vaillant homme. + +Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps à montrer ses +couleurs écarlate et or à Newmarket et ses inimitables costumes à +Saint-James. + +Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas +des pantalons de grande cérémonie et lui aussi qui ouvrit des +perspectives nouvelles par ses recherches sur les mérites comparés +de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des +devants de chemise. + +Les vieux beaux, s'il en reste encore d'égarés dans les coins chez +_Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-être un arrêt rendu +par Tregellis: à savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur +convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la +soulève aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et +de son école, qui déclarèrent que c'était assez de la moitié. + +Puis vint le règne de Brummel et la rupture déclarée au sujet des +collets de velours où toute la ville marcha derrière le nouveau +venu. + +Mon oncle, qui n'était point né pour passer au second rang après +n'importe qui, se retira aussitôt à Saint-Albans et annonça qu'il +en ferait le centre de la mode et de la société pour remplacer +Londres dégénéré. +Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant voté une adresse de +remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et +ayant commandé à Londres des vêtements pour cette circonstance, +parurent tous avec des collets de velours. + +Cela produisit chez mon oncle un tel découragement qu'il se mit au +lit et ne parût plus en public. + +Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut- +être été manquée, fut répartie en un grand nombre de petits legs. +L'un d'eux était destiné à Ambroise, son valet, mais il en réserva +à sa soeur, ma mère, assez pour lui faire une vieillesse aussi +ensoleillée, aussi agréable que je le pouvais désirer. + +Quant à moi, fil sans valeur auquel sont enfilés ces grains, j'ose +à peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que +ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de +commencement à un autre. + +Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de +terrien, j'aurais peut-être réussi à vous faire un meilleur récit +de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux +tableaux destinés à se faire vis-à-vis. + +Le jour viendra peut-être où je mettrai par écrit tous les +souvenirs que j'ai gardés de la grande bataille qui se livra sur +mer. + +J'y dirai comment mon père y finit sa glorieuse carrière en +frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau +espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol +de soixante-quatorze. + +Il tomba sur sa poupe brisée en mangeant une pomme. + +Je vois les barres de fumée en cette soirée d'octobre tournoyer +lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter, +monter, jusqu'à ce qu'ils fussent déchirés ces légers flocons et +perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en même temps qu'eux se leva +le nuage qui était resté suspendu sur le pays. Il s'amincit, +s'atténua de même, jusqu'au jour où le soleil de Dieu, l'astre de +paix et de sécurité, vint encore briller sur nous et cette fois, +nous l'espérons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau. + + + + + +End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + +***** This file should be named 13734-8.txt or 13734-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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