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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:42:48 -0700
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+ <title>Pardaillan-6 -- Les amours du Chico</title>
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+Project Gutenberg's Les Pardaillan 06, Les amours du Chico, by Michel Zévaco
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+
+Author: Michel Zévaco
+
+Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
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+Produced by Renald Levesque
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+
+
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+
+
+<h3>MICHEL ZÉVACO</h3>
+
+
+<h2>LES PARDAILLAN-6</h2>
+
+<br><br><br>
+
+<h1>Les amours du Chico</h1>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LES IDÉES DE JUANA</h3>
+
+<p>Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps
+pendant lequel les conjurés se retiraient, avait eu un
+entretien assez animé avec le Chico.</p>
+
+<p>Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait
+pas quelque entrée secrète, inconnue des gens qui
+se trouvaient en ce moment dans la grotte, par où lui,
+Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.</p>
+
+<p>Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer
+seul et sans autre arme qu'une dague dans cet
+antre, c'était une manière de suicide. Il ne pouvait pas
+comprendre que le seigneur français, qui venait d'échapper
+par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi,
+comme à plaisir.</p>
+
+<p>Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une
+manière à lui, tout à fait irrésistible, de demander certaines
+choses, le nain avait fini par céder et l'avait
+conduit dans un couloir où se trouvait, affirmait-il, une
+entrée que nul autre que lui ne connaissait.</p>
+
+<p>On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la
+Fausta ni les conjurés ne connaissaient cette entrée.</p>
+
+<p>Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain,
+horriblement inquiet, se morfondait dans le couloir, la
+main posée sur le ressort qui actionnait la porte invisible,
+ne voyant et n'entendant rien de ce qui se passait de
+l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se
+doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant,
+angoissé, le signal convenu pour ouvrir la porte et
+assurer la retraite de celui qu'il considérait maintenant
+comme un grand ami.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois
+coups convenus, le nain s'empressa d'ouvrir et accueillit
+le chevalier triomphant avec des manifestations d'une
+joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent doucement.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de
+là-dedans, dit-il, quand il se fut un peu calmé.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau
+trop dure, on ne m'atteint pas aisément.</p>
+
+<p>&mdash;J'espère que nous allons nous en aller, maintenant?
+fit le Chico qui tremblait à la pensée que le
+Français ne s'avisât de s'exposer encore, bien inutilement,
+à son sens.</p>
+
+<p>A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour
+des bêtes de nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est
+trop peu hospitalier pour d'honnêtes gens comme Chico.
+Allons-nous-en donc!</p>
+
+<p>Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné
+de Chico, fit son entrée dans l'auberge de la Tour.</p>
+
+<p>Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair
+pétillait, et la gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre
+l'habitude, maugréait et bougonnait contre les jeunes
+maîtresses qui ne veulent en faire qu'à leur tête, et qui,
+après avoir passé la plus grande partie de la nuit debout,
+sont levées les premières et parées de leurs plus beaux
+atours, gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux
+acharnés à leur besogne.</p>
+
+<p>C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première,
+n'ayant pu trouver le repos espéré.</p>
+
+<p>Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés,
+brillants de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou
+peut-être des larmes versées abondamment. Mais, si
+inquiète, si fatiguée et si désorientée qu'elle fût, la coquetterie
+n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est parée
+de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement
+coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et
+venait, ayant toujours l'oeil et l'oreille tendus vers la
+porte d'entrée, comme si elle eût attendu quelqu'un.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup
+d'oeil, entrer Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant.
+Et, du même coup, le sourire s'épanouit sur
+la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses lèvres, ses
+joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués
+de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par
+enchantement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour?
+s'écria-t-elle. Savez-vous que vos amis, don Cervantes et
+don César, sont très inquiets à votre sujet?</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer...
+dans un instant.</p>
+
+<p>Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures
+plus tôt, si vivement pressé le Chico de sauver le chevalier,
+s'il était possible, Juana, qui avait prodigué des promesses
+sincères de reconnaissance et d'attachement,
+Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant
+se changea en consternation. Elle ne parut même pas le
+voir; ou plutôt, si. Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un
+coup d'oeil foudroyant, comme si elle eût eu à lui reprocher
+quelque trahison indigne.</p>
+
+<p>Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de
+suite? Désirez-vous prendre quelque chose avant?</p>
+
+<p>&mdash;Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord.
+Faites-moi donc servir la moindre des choses, une tranche
+de pâté, avec deux bouteilles de vin de France.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.</p>
+
+<p>&mdash;Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant!
+Pendant que vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment
+pas, à rassurer sur mon compte MM. Cervantes
+et El Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, seigneur!</p>
+
+<p>Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier
+pour informer les amis du seigneur français de son
+retour inespéré, après avoir fait signe à une servante de
+dresser le couvert.</p>
+
+<p>Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers
+le Chico et se mit à rire franchement, de son bon rire
+clair et sonore. Et, comme le nain le regardait d'un air
+de douloureux reproche, il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais
+pas les femmes!</p>
+
+<p>&mdash;Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en
+plus interloqué.</p>
+
+<p>Pardaillan haussa les épaules et:</p>
+
+<p>&mdash;Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est elle qui m'en a prié!</p>
+
+<p>&mdash;Précisément!</p>
+
+<p>Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit
+à rire de tout son coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement
+qu'elle t'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un
+mot. Elle m'a foudroyé du regard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle
+t'aime.</p>
+
+<p>Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan
+en eut pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est
+contente de me voir vivant...</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien...</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle est furieuse après toi.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne
+fusse pas tué. Elle n'aurait pas voulu que ce fût toi qui,
+précisément, me sauvasses.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je suis ton rival. La femme qui aime
+n'admet pas qu'on ne soit pas jaloux d'elle. Si tu avais
+bien aimé Juana, tu eusses été jaloux d'elle. Jaloux, tu
+ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se dit. Comprends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût
+tourné le dos. Elle m'eût traité d'assassin. Alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il vaut mieux que les choses soient comme
+elles sont. Ne t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera,
+morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tiens.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs
+d'amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t'en réponds.</p>
+
+<p>Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de
+refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant,
+du moins un peu moins morose.</p>
+
+<p>A ce moment, Juana redescendait et annonçait:</p>
+
+<p>&mdash;Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront
+Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert
+est mis, et, si vous voulez prendre place, goûtez
+cet excellent pâté en attendant l'omelette qui saute.</p>
+
+<p>Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand
+courroux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse,
+ne savez-vous pas que je traite un brave! Je
+dis bien: un brave. Et je pense m'y connaître.</p>
+
+<p>Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait
+être celui qui avait l'honneur d'être qualifié de
+brave par le seigneur français, le brave des braves:</p>
+
+<p>&mdash;Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour
+ce brave, qui est aussi un ami que j'aime.</p>
+
+<p>A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le
+Chico ne l'était pas moins. Comme elle, il se demandait
+qui pouvait être cet ami dont parlait Pardaillan.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et,
+curieuse, comme toute fille d'Eve, elle attendit. Elle
+n'attendit pas longtemps, du reste.</p>
+
+<p>Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha
+de la table et, désignant l'escabeau au nain, confus de
+cet honneur, au grand ébahissement de Juana qui n'en
+pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là,
+en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l'avons
+pas volé, que t'en semble?</p>
+
+<p>Chico commençait à considérer Pardaillan comme un
+être exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en
+tout cas que tous ceux qu'il avait appris à respecter.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus
+et, bientôt assis à la même table, choquaient
+leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico.</p>
+
+<p>Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris
+de voir le chevalier attablé avec le petit vagabond,
+se gardèrent bien d'en laisser rien paraître. Et, puisque
+Pardaillan traitait le Chico sur un pied d'égalité, c'est
+qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et
+ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit,
+avec une stupeur qui allait grandissant, ces personnages,
+qu'elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grande
+considération à son éternelle poupée, cette poupée à qui
+elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant
+de baiser le bout de son soulier.</p>
+
+<p>Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan,
+amusé, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes
+les questions qu'elle se posait sans oser les formuler
+tout haut.</p>
+
+<p>&mdash;Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce
+petit diable a osé lever la dague sur moi? A telles enseignes
+que je me demande comment je suis encore vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?</p>
+
+<p>&mdash;Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan.
+Dans la petite poitrine de cette réduction d'homme bat
+un coeur ferme et généreux. Il n'est pas de bravoure
+comparable à celle qui s'ignore. Je vous expliquerai un
+jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment,
+sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le
+traiter en ami, non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que
+vous le jugez digne de votre amitié, nous nous honorerons
+de faire comme vous.</p>
+
+<p>Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance
+garder. Il était heureux, certes, mais ces compliments,
+de la part d'hommes qu'il regardait comme des héros,
+le plongeaient dans une gêne qu'il ne parvenait pas à
+surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait
+constamment du côté de Juana pour juger de l'effet
+produit sur elle par ces louanges qu'on faisait de sa
+petite personne. Et il avait lieu d'être satisfait, car Juana,
+maintenant, le regardait d'un tout autre oeil et lui faisait
+son plus gracieux sourire...</p>
+
+<p>Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la
+fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié
+plaisant, moitié sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin
+de cet abandonné, votre compagnon d'enfance. Par lui,
+qui m'a sauvé, je vous suis redevable. Mais une chose
+qu'il faut que vous sachiez, c'est que la femme
+qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra
+compter sur cet amour jusqu'à la mort. Jamais coeur
+plus vaillant et plus fidèle n'a battu dans une poitrine
+d'homme.</p>
+
+<p>Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui
+signifiait:</p>
+
+<p>«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»</p>
+
+<p>Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était
+du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot
+de ce qu'il avait surpris concernant le Torero et ne dit
+que juste ce qu'il fallait pour faire ressortir le rôle de
+Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement d'ailleurs,
+car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à elles-mêmes
+le peu de bien qu'on leur fait.</p>
+
+<p>Ces explications données, il prétexta une grande fatigue,
+et, sur ce point, il n'exagérait pas, car, tout autre
+que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s'étendre
+dans les draps blancs qui l'attendaient.</p>
+
+<p>Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta
+saluer la Giralda et le Chico resta seul.</p>
+
+<p>Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la
+parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le
+patio, sûre qu'il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea
+d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle avait arrangé
+à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir
+bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait
+par-dessus son épaule pour voir s'il la suivait.</p>
+
+<p>Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la
+tête et l'ensorcela d'un sourire.</p>
+
+<p>Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien,
+il la rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se
+briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse
+quel accueil elle allait lui faire.</p>
+
+<p>Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait
+la pièce, très petite. C'était un vaste fauteuil en bois
+sculpté. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur
+un large et haut tabouret en chêne ciré.</p>
+
+<p>Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle
+muet et l'air fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait
+pas à parler, elle entama la conversation, et, avec un
+visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de discerner si
+elle était contente ou fâchée:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?</p>
+
+<p>Ingénument, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:</p>
+
+<p>&mdash;Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y
+connaître, lui, qui est la bravoure même.</p>
+
+<p>&mdash;S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais
+rien.</p>
+
+<p>Les petits talons de Juana commencèrent de frapper
+sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico,
+qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante
+de sa petite maîtresse. Naturellement, cela ne fit
+qu'accroître son trouble.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle
+que tu aimeras, tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle
+brusquement.</p>
+
+<p>On se tromperait étrangement si on concluait de cette
+question que Juana était une effrontée ou une rouée
+sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement
+ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule
+à justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question.
+Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler.
+En outre, il faut dire que les moeurs de l'époque
+étaient autrement libres que celles de nos jours,
+où tout se farde et se cache sous le masque de
+l'hypocrisie.</p>
+
+<p>Le Chico rougit et balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!</p>
+
+<p>Elle frappa du pied avec colère.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant.
+Pour qu'il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que
+tu lui en parles.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et
+que tu l'aimeras jusqu'à la mort?</p>
+
+<p>Et câline:</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico?
+Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes la,
+bouche bée. Tu m'agaces!</p>
+
+<p>Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que
+j'aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu'il
+le dît. Elle voulait l'entendre.</p>
+
+<p>Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta
+de balbutier:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.</p>
+
+<p>Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là
+l'aveu qu'elle voulait lui arracher, et elle eut une moue
+dépitée. Sotte qu'elle était d'avoir cru un instant à la
+bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait même pas
+jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait
+pas; la petite Juana, que ces deux mots font trembler et
+reculer les plus braves.</p>
+
+<p>Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était
+bon qu'à cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner
+devant elle.</p>
+
+<p>Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu
+venu faire ici? Que veux-tu?</p>
+
+<p>Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même,
+il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais te demander si tu étais contente.</p>
+
+<p>Elle prit son air de petite reine pour demander:</p>
+
+<p>&mdash;De quoi veux-tu que je sois contente?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.</p>
+
+<p>Avec cette impudence particulière à la femme, elle se
+récria d'un air étonné et scandalisé:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la
+tête?</p>
+
+<p>Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!</p>
+
+<p>Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé
+réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant?
+Il savait bien que non, tiens! S'était-elle jouée
+de lui? Avait-elle voulu le mettre à l'épreuve? Voir s'il
+serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan,
+qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la
+femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se
+montre jaloux d'elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors,
+Juana l'aimerait donc aussi?</p>
+
+<p>Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement
+de son trouble, de son effarement, de son humiliation.
+Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le
+meurtrir, l'humilier, oh! surtout l'humilier, lui qu'elle
+savait si fier, l'humilier au possible, au-delà de tout...
+Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il
+redresser la tête et parler en maître!</p>
+
+<p>Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement.
+Elle s'ignorait, voilà tout.</p>
+
+<p>Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré.
+Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait
+cru sincèrement n'éprouver pour lui qu'une affection
+fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette affection était
+plus profonde qu'elle ne croyait.</p>
+
+<p>Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en
+amour profond. Il suffirait aussi d'un rien pour que
+cette affection restât ce qu'elle la croyait: purement
+fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire jaillir.</p>
+
+<p>Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient
+inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur
+ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit
+une impression profonde. Elle s'était emballée comme
+une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu
+comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner
+ses sensations, elle s'était abandonnée les yeux
+fermés. Et c'est ainsi que nous l'avons vue pleurer des
+larmes de désespoir à la pensée que celui qu'elle avait
+élu était peut-être mort.</p>
+
+<p>Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec
+cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs,
+voici que le Chico, sans se révolter, refoulant stoïquement
+sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance
+que donne un amour profond, avait dit simplement,
+sans insister, sans se rendre un compte exact de
+la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule
+chose peut-être capable de l'arrêter sur la pente fatale
+où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»</p>
+
+<p>Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de
+maître que faisait le nain en posant cette question. Sans
+le savoir, il venait de l'échapper belle, car ses paroles,
+après son départ, Juana les tourna et les retourna sans
+trêve dans son esprit.</p>
+
+<p>Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier
+qui passait pour être assez riche, mais un hôtelier quand
+même. Et, ceci, c'était une tare terrible à une époque et
+dans un pays où tout ce qui n'était pas «né» n'existait
+pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais
+ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse
+légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait
+été élevée trop au-dessus de sa condition pour que
+l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.</p>
+
+<p>Le résultat de ses réflexions avait été que son amour
+pour Pardaillan s'était considérablement atténué. Or, le
+terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait
+sans qu'elle s'en doutât elle-même.</p>
+
+<p>Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes
+elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le
+Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie
+du terrain acquis. Juana lui en voulait de s'être effacé
+et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait pas
+sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles.
+De là l'accueil frigide qu'elle fit au nain.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu
+comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui,
+Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent!
+Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être
+là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le
+revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il
+fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait
+à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d'autant
+plus que, malgré elle, tout en s'efforçant de l'amener à
+composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à
+Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant
+tergiversé.</p>
+
+<p>Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son
+impudente dénégation, après être resté un long moment
+perplexe et silencieux, courba l'échiné, accepta la rebuffade
+et parut s'excuser en disant doucement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il
+m'en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?</p>
+
+<p>Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle
+avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé
+l'impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire
+passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d'elle.
+Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette
+pensée fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner,
+tout pareil à un chien couchant, cette pensée
+lui revint plus précise, prit la forme d'un désir violent,
+se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle
+résolut de la réaliser coûte que coûte.</p>
+
+<p>Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son
+ton en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne suis pas fâchée.</p>
+
+<p>En disant ces mots, elle croisa négligemment une
+jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie
+rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, elle agitait
+doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine
+du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme
+une chose qu'on trouve jolie, puis elle regardait le Chico,
+comme pour lui dire:</p>
+
+<p>«Embrasse-le donc, nigaud!»</p>
+
+<p>Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la
+semelle, très blanche, à peine maculée, répétait dans
+son langage muet:</p>
+
+<p>«Mais va donc! va donc!»</p>
+
+<p>Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et,
+comme elle souriait encore, preuve qu'elle n'était pas
+fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.</p>
+
+<p>Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer
+le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait
+comme si elle n'eût pas remarqué qu'ainsi agenouillé
+elle lui touchait la figure.</p>
+
+<p>Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre
+Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son
+autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu'eût-elle
+dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il avait
+eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer
+ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu
+son baiser.</p>
+
+<p>Mais, comme la semelle passait encore un coup à
+portée de sa bouche, comme la tentation était trop forte,
+il réunit tout son courage, et, d'une voix implorante:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...</p>
+
+<p>Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle
+s'était plaquée sur ses lèvres et les frottait avec une
+sorte de rage nerveuse, comme si elle eût voulu les
+écorcher, les faire saigner.</p>
+
+<p>Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette
+fois. Ivre de joie, il posa ses lèvres partout sur cette
+semelle, sans s'inquiéter de savoir si elle était maculée
+ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre où s'était posé
+le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le soulier
+lui-même.</p>
+
+<p>Et, comme le pied se retirait lentement, semblant
+vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la
+tête, le suivit des lèvres, se courbant davantage, jusqu'à
+poser sa face sur le bois du tabouret.</p>
+
+<p>C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied,
+car il cessa de se dérober. Alors, avec un sourire triomphant,
+avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son
+autre pied et le lui posa sur la tête, d'un air dominateur
+qui semblait dire:</p>
+
+<p>«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu
+n'es bon qu'à cela. Je te dominerai toujours, toujours!
+car tu es ma chose, à moi!</p>
+
+<p>Alors, toute rouge&mdash;de plaisir? de honte? de regret?
+qui peut savoir!&mdash;sans trop savoir ce qu'elle disait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.</p>
+
+<p>Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela,
+il s'enhardit un peu, se courba encore un coup, posa
+une dernière fois ses lèvres sur le bout du pied, qui se
+cachait timidement, et se releva enfin en disant très
+convaincu, avec un air de gratitude profonde:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.</p>
+
+<p>Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas
+bonne. Elle avait été mauvaise et méchante. Au lieu de
+la remercier il devait la battre, elle l'avait bien mérité.
+En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut tenter un
+dernier effort, et, à brûle-pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?</p>
+
+<p>A son tour, il rougit, comme si cette question eût été
+un reproche sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui,
+d'un air honteux.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? fit-elle avidement.</p>
+
+<p>Elle espérait qu'il allait répondre enfin:</p>
+
+<p>«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»</p>
+
+<p>Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer
+l'occasion. Il bredouilla:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!</p>
+
+<p>C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer.
+Elle se mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois,
+elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces!
+Tiens, va-t'en! va-t'en!</p>
+
+<p>Il courba l'échiné et se retira humblement.</p>
+
+<p>Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux
+larmes, deux perles brillantes, couler lentement sur les
+joues rosés de sa madone prostrée dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître
+devant elle quand elle le chassait brutalement. Il
+s'en allait, la mort dans l'âme, attendant que la tempête
+fût apaisée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>FAUSTA ET LE TORERO</h3>
+
+<p>Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné,
+le Torero s'était rendu auprès de sa fiancée, la jolie
+Giralda.</p>
+
+<p>Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce
+que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de
+sa naissance et de sa famille, qu'elle prétendait connaître.
+Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle
+savait et le Torero, frémissant d'impatience, attendait
+que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant
+cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller
+trouver Fausta.</p>
+
+<p>Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le
+jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda
+de ne pas bouger de l'hôtellerie où elle était en sûreté,
+sous la garde de Pardaillan, et il sortit.</p>
+
+<p>Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont
+les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes
+comme le parquet d'une salle d'honneur du palais,
+et pénétra dans la cuisine.</p>
+
+<p>Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel
+moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait
+habituellement la petite Juana.</p>
+
+<p>Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement
+devant la jeune fille:</p>
+
+<p>&mdash;Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne
+que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur
+ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me
+permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa
+présence chez vous?</p>
+
+<p>Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais
+monter à l'instant chercher votre fiancée, et, tant que
+durera votre absence, je la garderai près de moi, dans
+ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.</p>
+
+<p>&mdash;Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins
+de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier
+de Pardaillan. à son réveil, que j'ai dû m'absenter
+pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espère
+être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.</p>
+
+<p>&mdash;Le sire de Pardaillan sera prévenu.</p>
+
+<p>Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas
+vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la
+princesse. A défaut, il pensait que quelque serviteur le
+renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la trouver
+ailleurs.</p>
+
+<p>Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches,
+griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait
+de sa présence sa bonne ville de Séville, l'Inquisition
+avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur
+inaccoutumée, tant par le nombre des victimes&mdash;sept:
+autant de condamnés qu'il y avait de jours dans la
+semaine&mdash;que par le faste du cérémonial.</p>
+
+<p>Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés
+qui, tous, se hâtaient vers la place San Francisco,
+théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques.
+Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. En
+effet, non seulement les autodafés constituaient à peu
+près les seules réjouissances offertes au peuple, mais
+encore on était arrivé à le persuader qu'en assistant à
+ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant
+de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à
+son salut.</p>
+
+<p>Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les
+meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don
+César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur
+un mode admiratif:</p>
+
+<p>«El Torero! El Torero!»</p>
+
+<p>Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait
+les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait
+hâtivement sa route.</p>
+
+<p>Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit
+le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait à
+peine regardé la nuit même, alors qu'il était à la recherche
+de la Giralda et de Pardaillan.</p>
+
+<p>Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille,
+il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette
+pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de
+ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais,
+chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides
+comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois
+respectueux et arrogant.</p>
+
+<p>Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille,
+il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de résistance,
+au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander
+à sa maîtresse si elle consentait à recevoir don César,
+gentilhomme castillan.</p>
+
+<p>Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:</p>
+
+<p>&mdash;Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse,
+n'est pas en ce moment à sa maison de campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle
+Fausta. C'est toujours un renseignement.</p>
+
+<p>Et, tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une
+affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun
+retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.</p>
+
+<p>Le laquais réfléchit une seconde et:</p>
+
+<p>&mdash;Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai
+l'honneur de le conduire auprès de M. l'Intendant qui
+pourra peut-être le renseigner.</p>
+
+<p>Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade
+de pièces meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait
+jamais eu l'idée. Au premier étage, il fut introduit dans
+une chambre confortablement meublée. C'était la chambre
+de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua ce que
+désirait le visiteur.</p>
+
+<p>M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé,
+d'une politesse obséquieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important
+personnage, me dit que vous vous appelez don
+César. Je pense que ceci n'est que votre prénom... Excusez-moi,
+monsieur, avant de vous conduire près de mon
+illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre
+nom... Vous comprendrez cela, je l'espère.</p>
+
+<p>Très froid, le jeune homme répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle
+aussi le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas
+deviner... Je suis au désespoir de ma maladresse; j'espère
+que monseigneur aura la bonté de me la pardonner...
+La princesse est menacée dans ce pays, et je
+dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me
+suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur
+auprès de la princesse qui attend la visite de
+monseigneur avec impatience, je puis le dire.</p>
+
+<p>Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs,
+le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta
+les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne
+s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant.
+Et il dit doucement, comme s'il avait craint de
+l'exciter en le contrariant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit:
+je m'appelle don César, tout court, et je n'ai aucun droit
+à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si
+abondamment.</p>
+
+<p>Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant
+les mains à s'en écorcher les paumes:</p>
+
+<p>&mdash;Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous
+avez droit... en attendant mieux.</p>
+
+<p>Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:</p>
+
+<p>&mdash;En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse
+vous expliquera elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça
+l'intendant qui se hâta de prendre son chapeau,
+son manteau et se précipita à la suite du Torero.</p>
+
+<p>Hors la maison, l'intendant précéda don César et,
+trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville,
+sur la place San Francisco, déjà encombrée d'une foule
+bruyante, avide d'assister au spectacle promis.</p>
+
+<p>Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte
+de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres
+qui entouraient la place n'étaient pas moins garnis.
+Mais là, c'était la foule élégante des seigneurs et des
+nobles dames.</p>
+
+<p>Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la
+même impatience sauvage.</p>
+
+<p>Au centre de la place se dressait le bûcher, immense
+piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient
+prendre place sept condamnés.</p>
+
+<p>Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la
+place même, paré de riches dentelles, tendu de fine
+lingerie, d'une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri,
+illuminé comme pour une grande fête: et c'était en
+effet jour de grande fête.</p>
+
+<p>Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco
+proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent,
+lugubre, sinistre, affolant. Il annonçait que la fête était
+commencée, c'est-à-dire que les condamnés, les juges,
+les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui
+constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser
+processionnellement les principales voies de la
+ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d'aboutir
+à la place où les victimes, du haut de leur bûcher,
+devaient assister à la célébration de la messe, avant que
+les bourreaux ne missent le feu aux fascines.</p>
+
+<p>La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie
+hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur
+toutes les faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une
+protestation.</p>
+
+<p>Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette
+foule compacte, se traçait un chemin avec une vigueur
+surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi
+cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus
+somptueuses maisons en façade sur la place.</p>
+
+<p>Contrairement à toutes les autres habitations, cette
+maison n'avait pas un seul spectateur à ses nombreuses
+fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.</p>
+
+<p>Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain
+nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence
+encore que les salles de la maison des Cyprès,
+don César fut introduit dans un petit cabinet, désert
+pour le moment.</p>
+
+<p>L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps
+d'aller aviser sa maîtresse.</p>
+
+<p>Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout
+cassé redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif,
+il monta au premier étage et pénétra dans un salon, dont
+le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre
+rebondi de sa balustrade en fer forgé.</p>
+
+<p>Assise dans un large fauteuil de velours, dans un
+costume d'une grande simplicité, blanc, depuis les pieds
+nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement
+brodé jusqu'à la collerette très simple,
+sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans
+une pose méditative.</p>
+
+<p>Le singulier intendant, qui venait de retrouver
+si soudainement la vigueur d'un homme dans la force
+de l'âge, s'inclina profondément devant elle et
+attendit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.</p>
+
+<p>Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé,
+venait de jouer le rôle d'intendant. Centurion répondit
+respectueusement:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il est venu, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez amené?</p>
+
+<p>&mdash;Il attend votre bon plaisir en bas.</p>
+
+<p>Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir
+un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine
+curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de
+l'introduire auprès de vous.</p>
+
+<p>Fausta eut un mince sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément,
+dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous
+serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquiéter
+beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il
+continue à me détester, c'en est fait de la situation que
+vous avez daigné me faire entrevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement
+sans vous inquiéter du reste. Le moment venu,
+je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi
+oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et
+sans fortune. Introduisez-le...</p>
+
+<p>Centurion s'inclina et sortit immédiatement.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero
+auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur
+lui, il se retirait discrètement.</p>
+
+<p>En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté
+aussi accomplie n'était apparue à ses yeux ravis. Avec
+une grâce juvénile, il s'inclina profondément devant elle,
+autant pour dissimuler son trouble que par respect.</p>
+
+<p>Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune
+homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait
+cherché à le produire, elle l'espérait. Il se réalisait au-delà
+de ses désirs. Elle avait lieu d'être satisfaite.</p>
+
+<p>D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait
+dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble
+ni trop fière. Cette attitude, pleine de tact, la mâle
+beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse
+de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique,
+l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur
+tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence
+remarquable, enfin la force physique que révélaient
+des membres admirablement proportionnés dans
+une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup
+d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était
+tout à son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à
+elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins
+favorable.</p>
+
+<p>De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une
+aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le
+Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la
+femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.</p>
+
+<p>Tout le plan de Fausta dépendait de la décision
+qu'allait prendre le Torero. Cette décision elle-même
+dépendait de l'effet qu'elle produirait sur lui.</p>
+
+<p>Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour
+pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement
+compromis.</p>
+
+<p>L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins
+elle l'espérait. Et, quant à sa difficulté même, pour une
+nature combative comme la sienne, c'était un stimulant.</p>
+
+<p>Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement,
+on a déjà vu qu'elle avait pris une décision à
+son égard. C'était très simple, la Giralda disparaîtrait.
+Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne tiendrait
+pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la femme
+aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite.
+Et, d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une
+couronne à lui donner.</p>
+
+<p>Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable
+de rester froid devant d'aussi puissantes tentations:
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.</p>
+
+<p>Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non
+pas impossible.</p>
+
+<p>Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son
+esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de
+séduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante
+comme une caresse, elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?</p>
+
+<p>Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi qu'on appelle El Torero?</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous
+ignorez tout de votre naissance et de votre famille.
+Vous supposez être venu au monde, voici environ
+vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus
+détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui
+pourrait avoir des conséquences très graves. Veuillez
+vous asseoir.</p>
+
+<p>De la main, elle désignait un siège placé près de son
+fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste.</p>
+
+<p>Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de
+ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, à part soi,
+elle murmura:</p>
+
+<p>«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses
+veines!...De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un
+monarque superbe et magnifique.»</p>
+
+<p>A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la
+place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du
+supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des
+hurlements féroces:</p>
+
+<p>«A mort!... Mort aux hérétiques!...»</p>
+
+<p>Suivis de ces autres cris:</p>
+
+<p>«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»</p>
+
+<p>Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant
+parfois complètement, le <i>Miserere</i>, entonné à pleine voix
+par des milliers de moines, de pénitents, de frères de
+cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain,
+se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible
+en même temps.</p>
+
+<p>Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser
+tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.</p>
+
+<p>Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces
+rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble
+étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui
+et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à
+une personne qui m'est chère. Permettez-moi, madame,
+avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.</p>
+
+<p>Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de
+la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit
+un effet comparable à celui que lui produisait Fausta.</p>
+
+<p>Jamais personne ne lui en avait imposé autant.</p>
+
+<p>Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se
+montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons,
+allons, la constance en amour, chez l'homme, était décidément
+une bien fragile chose. Cette petite bohémienne,
+à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance,
+comptait décidément bien peu. La victoire lui
+paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait,
+c'était d'en avoir douté un instant.</p>
+
+<p>Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle
+mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître.
+Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement
+pour vous. En conséquence, vous n'avez pas à me remercier
+pour des tiers qui n'existent pas pour moi.</p>
+
+<p>A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain
+avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait.</p>
+
+<p>Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir
+s'attaquer à l'objet de son amour, il retrouva une
+partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus
+ferme qu'il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous,
+madame, m'a assuré que vous aviez été pleine de bonté
+et d'attentions à son égard.</p>
+
+<p>&mdash;Bontés, attentions&mdash;s'il y en a eu réellement&mdash;dit
+Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous
+répète que tout cela s'adressait à vous seul.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque
+vous ne me connaissiez pas.</p>
+
+<p>Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint
+d'une douceur enveloppante:</p>
+
+<p>&mdash;Une nature chevaleresque comme celle que je devine
+en vous comprendra aisément le mobile auquel j'ai
+obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on prémédite d'assassiner
+lâchement une inoffensive créature, qui vous
+est inconnue, que feriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero,
+j'aviserais cette créature d'avoir à se tenir sur ses gardes,
+et, au besoin, je lui prêterais l'appui de mon bras.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt
+que je vous ai porté, sans vous connaître. J'ai appris
+qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherché à vous
+sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant,
+devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire,
+l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous
+ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé,
+je vous ai facilité de mon mieux les voies, et je vous
+ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, monsieur, je l'ai
+fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme
+aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas
+vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas,
+sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit.
+Certaines actions perdent tout mérite si l'on paraît
+rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais
+alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises
+depuis, et qui m'ont fait désirer vivement vous connaître.
+Aujourd'hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que
+j'ai fait pour vous et je vous prie de me considérer
+comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre
+pour vous sauver.</p>
+
+<p>Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une
+émotion communicative qui fit une impression profonde
+sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s'inclina
+gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais
+comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous
+inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc
+si menacé?</p>
+
+<p>Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson
+sur la nuque du Torero, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que
+vos jours sont comptés; je vous dis: vous n'avez que
+quelques heures à vivre... si vous vous complaisez dans
+cette insouciante confiance.</p>
+
+<p>Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce à ce point? fit-il.</p>
+
+<p>Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché
+de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant,
+jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez
+retrouvée.</p>
+
+<p>Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A
+son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible
+pointe d'ironie.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un
+accent de conviction impressionnant, parce que cette
+jeune fille causera votre mort.</p>
+
+<p>Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard
+avec un calme imperturbable.</p>
+
+<p>Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait
+effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce
+regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble étrange
+qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre
+ordre d'idées, qui est donc cet ennemi mortellement
+acharné après moi? Le savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il
+est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa
+haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés.
+Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...</p>
+
+<p>Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un
+coup qu'elle pressentait très rude.</p>
+
+<p>&mdash;C'est?...</p>
+
+<p>&mdash;Votre père! lâcha brusquement Fausta.</p>
+
+<p>Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la
+froide et curieuse attention du praticien se livrant à
+quelque expérience.</p>
+
+<p>L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout
+ce qu'elle avait imaginé.</p>
+
+<p>Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda
+d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dit?...</p>
+
+<p>Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:</p>
+
+<p>&mdash;Votre père!...</p>
+
+<p>Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus
+rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père!... On m'avait dit pourtant...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait
+avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?</p>
+
+<p>&mdash;On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et
+plus...</p>
+
+<p>&mdash;Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie
+croissante.</p>
+
+<p>&mdash;Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas
+éloigner de vous tout soupçon de la vérité!</p>
+
+<p>Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus.
+Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se
+frappant le front:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas
+songé à cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante,
+il vit?... Mon père vit?... Mon père!...</p>
+
+<p>Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût
+éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.</p>
+
+<p>Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié
+de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre.</p>
+
+<p>Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement
+pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable,
+lui qui a juré votre mort... et qui vous tuera,
+n'en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.</p>
+
+<p>Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la
+réalité, momentanément oubliée. Mais, que son père
+voulût sa mort, cela lui paraissait impossible, contre
+nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une
+excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à
+rire franchement et s'écria joyeusement:</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que
+vous m'avez faite! Est-ce qu'un père peut chercher à
+meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est
+impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son
+nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que
+nous nous entendrons.</p>
+
+<p>Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son
+esprit chaque parole, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il
+veut vous supprimer.</p>
+
+<p>Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée
+à sa poitrine, comme s'il eût voulu s'arracher le
+coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! bégaya-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est! dit Fausta rudement.</p>
+
+<p>&mdash;Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero.
+Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je
+sois quelque bâtard... Il faut donc que ma mère...</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante.
+Vous blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre
+mère fut toujours épouse chaste et irréprochable!
+Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment
+d'égarement que je comprends, votre mère est morte
+martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire,
+fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la
+malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, après vous
+avoir cru mort durant de longues années. L'assassin de
+votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi:
+c'est votre père!</p>
+
+<p>&mdash;Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta
+avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand
+l'heure sera venue.</p>
+
+<p>Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte,
+clamait douloureusement:</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un
+monstre sanguinaire, un fou furieux!</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le
+Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Votre mère fut une sainte.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.</p>
+
+<p>&mdash;On venge les morts, avant de les pleurer! insinua
+insidieusement Fausta.</p>
+
+<p>Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix
+furieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je
+donc frapper mon père pour venger ma mère?... C'est
+impossible!</p>
+
+<p>Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle
+était patiente, Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et
+si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer
+la graine de mort, il fallait la laisser germer.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de venger votre mère, il faut vous défendre
+vous-même. N'oubliez pas que vous êtes menacé.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père est donc un bien puissant personnage?</p>
+
+<p>&mdash;Puissant au-dessus de tout.</p>
+
+<p>Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha
+qu'une médiocre importance à ces paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore
+à quel mobile vous obéissez en me disant les choses
+terribles que vous venez de me dévoiler.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un
+simple sentiment d'humanité. Depuis que je vous ai vu,
+je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez
+été sympathique. C'est à cette sympathie, désintéressée,
+croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte
+et que vous méritez.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à
+Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me
+révéler est si extraordinaire, si incroyable que...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve,
+dit vivement Fausta. Je n'ai rien avancé que je ne sois
+en état de prouver d'irréfutable manière.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez
+mon... père?</p>
+
+<p>&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&mdash;Quand, madame?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être.
+Peut-être dans quelques jours seulement...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, madame, je prends acte de votre promesse,
+et, quoi qu'il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance,
+ma vie vous appartient...</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et
+tenez pour certain qu'on ne me réduira pas aisément, si
+puissant qu'on soit.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est
+certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre.
+Me permettez-vous de vous poser quelques
+questions?</p>
+
+<p>&mdash;Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en
+toute sincérité.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la
+Giralda pourrait-elle être la cause de ma mort?</p>
+
+<p>A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants
+sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment,
+le cortège venait de déboucher sur le lieu du
+supplice et la foule manifestait ses sentiments par les
+mêmes vivats et les mêmes cris de mort.</p>
+
+<p>Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva
+et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta
+un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'était pas
+trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait
+faire non sans surprise, et, très calme:</p>
+
+<p>&mdash;Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.</p>
+
+<p>De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et,
+doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces
+sortes de spectacles. Ils me révoltent.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement
+Fausta, qu'ils ne me répugnent pas, à moi?</p>
+
+<p>Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant
+à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance,
+il se leva et la rejoignit.</p>
+
+<p>Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.</p>
+
+<p>En tête, caracolait une compagnie de «carabins»,
+l'arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers
+venait une deuxième compagnie de gens d'armes, à pied.
+Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le
+populaire et de frayer un passage à la procession.</p>
+
+<p>Derrière les soldats venait une longue théorie de
+pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main.</p>
+
+<p>En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la
+cagoule, comme tous les autres, portait péniblement une
+immense croix de métal.</p>
+
+<p>Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le
+<i>De Profundis</i>.</p>
+
+<p>Après cette interminable théorie de pénitents, venaient
+les gardes de l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à
+pied, et, immédiatement après, le tribunal de l'Inquisition,
+grand inquisiteur en tête.</p>
+
+<p>Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque,
+en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint
+sacrement, et, derrière, les sept condamnés, en chemise,
+pieds nus, la tête découverte, un cierge énorme à la
+main.</p>
+
+<p>Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple
+rangée d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte,
+sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux
+costume noir, le roi, Philippe II.</p>
+
+<p>A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe,
+héritier du trône. Et puis la foule des courtisans,
+seigneurs, grandes dames, dignitaires, touà en habits de
+cérémonie.</p>
+
+<p>Voilà ce que vit le Torero.</p>
+
+<p>Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.</p>
+
+<p>Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux
+condamnés.</p>
+
+<p>Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna
+un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il était
+expulsé de la communauté des vivants.</p>
+
+<p>Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de
+la foule en délire.</p>
+
+<p>Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les
+condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au
+poteau. Et la messe commença.</p>
+
+<p>Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de
+l'évangile, la fumée commença de s'élever en tourbillonnant,
+et, en même temps que la fumée, les hurlements
+éclatèrent:</p>
+
+<p>«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»</p>
+
+<p>Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.</p>
+
+<p>C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ,
+beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante
+à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut
+aussitôt.</p>
+
+<p>Et le condamné clamait:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que
+mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamné! J'en
+appelle à...</p>
+
+<p>On ne put en entendre davantage. Des milliers de
+moines hurlèrent furieusement le <i>Miserere</i> et couvrirent
+sa voix.</p>
+
+<p>En même temps, les flammes commencèrent à s'élever,
+vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés,
+comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et,
+l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent davantage
+encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Horrible! horrible! murmura le Torero en portant
+sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis
+ce malheureux?</p>
+
+<p>&mdash;Il a commis le crime que tu rêves de commettre!...
+le crime pour lequel tu seras condamné comme lui,
+exécuté comme lui... si je n'arrive à te persuader.</p>
+
+<p>&mdash;Quel crime? répéta machinalement le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il
+a épousée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...</p>
+
+<p>Mais la Giralda est catholique!</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est
+hérétique...</p>
+
+<p>&mdash;Elle a été baptisée, se débattit le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le
+pourra. Et, le pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela
+suffit, te dis-je, et, toi qui rêves d'unir ton sort au sien,
+tu seras traité comme celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?</p>
+
+<p>&mdash;Ton père.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre
+altéré de sang que la nature maudite me donna pour
+père?</p>
+
+<p>Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage
+au balcon d'un des somptueux palais bordant la place.
+Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là,
+inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant
+accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes,
+et une foule de seigneurs, de noble dames, de
+prêtres et de moines se montraient par les baies.</p>
+
+<p>Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un
+personnage, devant qui tous les autres s'effaçaient, parut
+sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les
+assistants, restés à l'intérieur, se groupaient derrière le
+fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de
+la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer
+distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule
+hurlante un regard froid et acéré.</p>
+
+<p>En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero,
+Fausta s'approcha de lui jusqu'à le toucher, et, la face
+étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale,
+elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante:</p>
+
+<p>&mdash;Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...</p>
+
+<p>Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable,
+et, affolé, il bégaya:</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?</p>
+
+<p>Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit
+au poignet et répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!...
+le voici!...</p>
+
+<p>Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement,
+d'un air ennuyé, regardait se consumer les
+corps des sept suppliciés.</p>
+
+<p>Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards,
+cria d'une voix où il y avait plus de douleur certes que
+d'horreur:</p>
+
+<p>&mdash;Le roi!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LE FILS DU ROI</h3>
+
+<p>Un long moment, Fausta considéra silencieusement,
+avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait
+accablé de douleur.</p>
+
+<p>Elle avait mené toute cette partie de son entretien
+avec une habileté infernale.</p>
+
+<p>Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe,
+qui n'inspirait que la terreur à la majorité de
+ses sujets, était abhorré par une minorité composée
+d'une élite dans laquelle tous les éléments de la société
+fraternisaient, momentanément unis dans la haine et
+l'horreur que leur inspirait le sombre despote.</p>
+
+<p>Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants,
+soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait
+de tout dans cette minorité. Le mécontentement
+était assez général, assez profond pour qu'un mouvement
+occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou
+illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté.
+Nous avons vu Fausta présider et diriger à son
+gré une réunion de ces révoltés. Qu'un mouvement
+sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou
+d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le
+branle.</p>
+
+<p>Fausta savait tout cela.</p>
+
+<p>Elle savait encore que le Torero était au nombre de
+ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre,
+de fureur sanglante, et à qui il n'inspirait que haine et
+horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se
+doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait
+d'avoir assassiné son père.</p>
+
+<p>La haine du Torero pour le roi Philippe existait de
+longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si
+le Torero ne s'était pas affilié à ceux qui cherchaient,
+dans l'ombre, à frapper, ou tout au moins à renverser le
+despote, ce n'était pas par prudence ou par dédain. Sa
+haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir
+personnellement.</p>
+
+<p>Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du
+roi Philippe au moment où Fausta s'était dressée devant
+lui pour lui crier: «C'est ton père!»</p>
+
+<p>On comprend que le coup avait pu l'accabler.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner,
+don César, trompé par des récits&mdash;probablement
+intéressés&mdash;où la fiction côtoyait dangereusement la
+vérité, don César s'était complu à dresser, dans son
+coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il
+n'avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux,
+il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait
+tel qu'un dieu.</p>
+
+<p>Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela
+ne lui paraissait pas croyable.</p>
+
+<p>Il se disait:</p>
+
+<p>«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon
+père... il ne peut pas être mon père puisque... je sens
+que je le hais toujours!... Non, non, mon père est
+mort!...»</p>
+
+<p>Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative.
+Il n'y avait pas à douter: c'était bien cela, le roi était
+bien son père. Alors, il se raccrochait désespérément à
+son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme
+qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans
+doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les
+actes connus du roi pour y découvrir quelque chose,
+susceptible de le grandir à ses yeux.</p>
+
+<p>Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il
+constatait qu'il ne trouvait rien. Et, dans une révolte de
+tout son être, il se disait:</p>
+
+<p>«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il
+possible qu'un fils haïsse son père? N'est-ce pas plutôt
+moi qui suis un monstre dénaturé?»</p>
+
+<p>Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.</p>
+
+<p>On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette
+raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère
+n'avait jamais occupé dans son coeur la place qu'y avait
+eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il
+avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première
+place avait toujours été pour son père. Et voici que,
+par un de ces revirements qu'il ne cherchait pas à
+s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait le père et
+prenait sa place.</p>
+
+<p>Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait
+savamment soufflé la haine dans son coeur, la haine
+contre son père, et qui, soudain, pour excuser cette haine
+monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde,
+plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte,
+avait fait intervenir sa mère.</p>
+
+<p>Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments
+divers, n'était plus qu'une loque humaine dont
+elle pourrait disposer à sa guise.</p>
+
+<p>Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le
+Torero, le fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre
+la main pour le prendre. Elle serait reine, impératrice,
+elle dominerait le monde par lui&mdash;car il ne serait
+jamais qu'un instrument entre ses mains.</p>
+
+<p>Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui
+avait dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée
+d'un meurtre, régicide doublé de parricide, en le parant
+des apparences d'une légitime défense.</p>
+
+<p>Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet,
+les yeux exorbités obstinément fixés sur le roi, doucement,
+de ses propres mains, Fausta poussa les battants
+de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, dérobant
+à ses yeux une vue qui lui était si pénible.</p>
+
+<p>En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa
+un long soupir de soulagement et parut sortir d'un rêve
+angoissant comme un cauchemar.</p>
+
+<p>Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant
+à même de continuer l'entretien, dit doucement
+d'une voix grave où perçait une sourde émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement
+dévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus
+fortes que ma volonté et m'ont emportée malgré moi.</p>
+
+<p>Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la
+nuque aux talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris
+dans la bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée.</p>
+
+<p>En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une
+impression pénible qu'il traduisit en répétant avec
+amertume et en secouant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement
+Fausta, en attendant mieux.</p>
+
+<p>Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant
+de la princesse avait, presque textuellement, prononcé
+les mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément? Il
+résolut de le savoir au plus tôt, et, comme Fausta lui
+indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir»,
+le Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui
+lui paraissait obscur dans l'extraordinaire aventure qui
+lui arrivait.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence,
+vous prétendez que je suis fils légitime du roi
+Philippe?</p>
+
+<p>Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put
+s'empêcher de rendre intérieurement hommage à la
+force d'âme de ce jeune homme.</p>
+
+<p>«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est
+pas le premier venu. Il a une dose d'orgueil vraiment
+royale. Tout autre à sa place, eût accepté la révélation
+que je lui ai faite en exultant. Celui-ci reste froid. Il ne
+se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu me
+pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la
+preuve que je me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition
+à ce point? Après avoir eu le malheur de me
+heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur
+d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces
+fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne
+même, ne sont que des mots vides de sens?»</p>
+
+<p>En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard
+chargé d'imprécations et de menaces, comme si elle eût
+sommé Dieu de lui venir en aide.</p>
+
+<p>Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas
+personnellement, elle répondit du tac au tac:</p>
+
+<p>&mdash;Des documents, d'une authenticité indiscutable, que
+je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que
+vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c'est pourquoi
+je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement,
+croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour très
+prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.</p>
+
+<p>Très doucement, le Torero dit:</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos
+paroles, ni que je suspecte vos intentions!</p>
+
+<p>Et, avec un sourire amer:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de
+roi... futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis&mdash;vous
+l'assurez&mdash;je n'ai pas été élevé sur les marches
+du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, au
+milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir
+des princes, mes frères. C'est mon métier, madame, à
+moi, un métier dont je vis, n'ayant ni douaire, ni titres,
+ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame.
+Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un
+gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour
+auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse
+souveraine.</p>
+
+<p>Fausta approuva gravement de la tête.</p>
+
+<p>Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère
+s'appelait Elisabeth de France, épouse légitime de
+Philippe, roi, reine d'Espagne, par conséquent.</p>
+
+<p>Le Torero passa la main sur son front moite.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante,
+puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon?
+Pourquoi cette haine acharnée d'un père contre son
+enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime,
+haine qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous
+m'avez bien dit, n'est-ce pas, que ma mère était morte
+des mauvais traitements que lui infligeait son époux?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit et je le prouverai.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère était donc coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai,
+la reine, votre mère, votre auguste mère, était
+une sainte.</p>
+
+<p>Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth
+de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée
+au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir
+été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une sainte.</p>
+
+<p>Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait
+sur sa piété filiale, d'autant plus ardente et aveugle
+qu'il n'avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter
+toutes les exagérations qu'il lui conviendrait d'imaginer.</p>
+
+<p>Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en
+son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère.</p>
+
+<p>Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable
+aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre
+l'époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente,
+irrésistible.</p>
+
+<p>Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une
+joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement
+et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet
+acharnement, pourquoi ce long martyre dont vous avez
+parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de
+sang que d'aucuns prétendent qu'il est?</p>
+
+<p>Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré
+comme tel. Maintenant qu'il savait qu'il était son père,
+il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres
+yeux.</p>
+
+<p>Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable,
+elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne,
+un sentiment de tendresse. Le roi, c'est l'orgueil,
+c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse de coeur, c'est la
+cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui
+déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait
+un semblant d'excuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère,
+inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai
+parlé d'un semblant d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une
+aberration commune à bien des hommes: la jalousie.</p>
+
+<p>&mdash;Jaloux!... Sans motif?</p>
+
+<p>&mdash;Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est,
+sans amour.</p>
+
+<p>&mdash;Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime
+pas?</p>
+
+<p>Fausta sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels,
+dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au
+crime? Ce que vous appelez jalousie, d'autres pourraient,
+plus justement peut-être, l'appeler férocité.</p>
+
+<p>Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne
+disait ni oui ni non.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable
+qu'il me faut vous conter, dit-elle, après un léger silence.
+Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute.
+Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il savait, n'oserait
+parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, de
+celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il
+n'était pas mort à la fleur de l'âge.</p>
+
+<p>&mdash;L'infant Carlos! s'exclama le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.</p>
+
+<p>Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta
+se mit à la lui raconter, en l'arrangeant à sa manière,
+en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte
+qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y reconnaître.</p>
+
+<p>Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des
+précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement
+l'esprit de celui à qui elle s'adressait, et ceci d'autant
+plus que certains de ces détails correspondaient à certains
+souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient lumineusement
+certains faits qui lui avaient paru jusque-là
+incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises
+par lui.</p>
+
+<p>Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle
+faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux
+du roi, du père, de l'époux, cela sans insister, en ayant
+l'air de l'excuser et de le défendre. En même temps, la
+figure de la reine se détachait, douce, victime résignée
+jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.</p>
+
+<p>Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la
+légitimité de sa naissance, il était convaincu de l'innocence
+de sa mère, il était convaincu de son long martyre.
+En même temps, il sentait gronder en lui une haine
+furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné
+lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant
+devenu un homme. Et il se sentait animé d'un désir
+ardent de vengeance.</p>
+
+<p>Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le
+jeune homme dans l'état d'exaspération où elle le
+voulait; elle attaqua résolument, selon sa coutume:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je
+m'étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je
+vous ai dit que j'avais répondu à un sentiment d'humanité
+fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis
+que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une
+sympathie qui s'accroît de plus en plus, au fur et à
+mesure que je vous pénètre davantage. Chez moi, mon
+prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je vous ai
+offert mon amitié, je vous l'offre encore.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, vous me voyez confus et ému à tel point
+que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer
+ma gratitude.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...</p>
+
+<p>&mdash;Madame, interrompit vivement le Torero, qui
+s'exaltait sans s'en apercevoir, comment pouvez-vous
+me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser
+l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse
+au-dessus de tout?</p>
+
+<p>Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une
+douce mélancolie.</p>
+
+<p>&mdash;Défions-nous des mouvements spontanés, prince.</p>
+
+<p>Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement
+le jeune homme enivré:</p>
+
+<p>&mdash;S'il nous était permis de suivre les impulsions de
+notre coeur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir
+sans désemparer ce que le mien me dicte tout
+bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus
+puissants de la terre, car je devine en vous les qualités
+rares qui font les grands rois.</p>
+
+<p>Très ému par ces paroles prononcées avec un accent
+de conviction ardente, plus ému encore par ce qu'elles
+laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne
+entièrement à vous.</p>
+
+<p>L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un
+geste comme pour signifier qu'elle acceptait de le diriger
+et qu'il pouvait s'en rapporter à elle. Et, très calme,
+très douée:</p>
+
+<p>&mdash;Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques
+mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui
+je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que
+je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous
+êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent,
+ce que vous pouvez faire, et où vous allez.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, madame, fit avec déférence le
+Torero. Il me semble que la vie me paraîtrait terne,
+insupportable, si vous ne deviez plus l'éclairer de votre
+radieuse présence.</p>
+
+<p>Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière
+à l'époque en général, et plus spécialement au tempérament,
+extrême en tout, de l'Espagnol. Néanmoins, Fausta
+crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la
+manière dont furent prononcées ces paroles.</p>
+
+<p>Elle reprit avec force:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre
+quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité,
+parce que votre obscurité et surtout votre naissance
+douteuse viendraient se briser contre des préjugés
+de caste, plus puissants dans ce pays que partout
+ailleurs. Si vous avez du génie, vous êtes condamné
+quand même à végéter, obscur et inconnu: votre
+naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux emplois
+publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni
+les honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et, quant
+à la pauvreté, elle m'est légère. Au reste, vous savez
+peut-être que, si je voulais accepter tous les dons que les
+nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon
+intention, je pourrais être riche.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous:
+brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme
+le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que
+vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer
+l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce
+jour.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette
+existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la
+changerais.</p>
+
+<p>Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils.
+Ces paroles dénotaient un manque d'ambition qui contrariait
+ses projets.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est
+pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué
+de biens et d'ambition. Vous oubliez que demain, quand
+vous paraîtrez dans l'arène, vous serez misérablement
+assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si je
+vous abandonne.</p>
+
+<p>Le Torero eut un sourire de défi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire
+que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton
+à l'abattoir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort
+détient la puissance suprême, vous oubliez que, celui-là,
+c'est le roi. Pensez-vous qu'il s'arrêtera à des demi-mesures
+et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables
+coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous
+comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques
+hardis compagnons qui n'hésiteront pas à tirer l'épée
+pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc,
+puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée sera
+sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes
+d'armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville
+sous la menace. On espère, on compte qu'un incident
+surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez
+frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle,
+Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.</p>
+
+<p>Ces paroles, prononcées avec une violence croissante,
+firent impression sur le Torero. Néanmoins il ne
+se rendit pas sur-le-champ.</p>
+
+<p>&mdash;Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.</p>
+
+<p>Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le
+bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:</p>
+
+<p>&mdash;Le même crime de ce malheureux que vous avez
+entendu clamer son innocence.</p>
+
+<p>Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser
+sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je
+fuirai. Je quitterai l'Espagne.</p>
+
+<p>Fausta sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai des amis, je puis m'assurer les services de
+quelques braves résolus à tout, pourvu qu'on y mette
+le prix. Je passerai de force.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta,
+engager une armée entière, car vous vous heurterez,
+vous, à une armée, à dix armées s'il le faut.</p>
+
+<p>Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne
+plaisantait pas, qu'elle était sincèrement convaincue
+que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître.
+A son tour, il eut la perception très nette que sa
+vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même
+temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement,
+il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Que faire alors?</p>
+
+<p>Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit
+pour la lui arracher.</p>
+
+<p>Très calme, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser
+une question: Voulez-vous vivre?</p>
+
+<p>&mdash;Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans!
+A cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!</p>
+
+<p>&mdash;Etes-vous résolu à vous défendre?</p>
+
+<p>&mdash;N'en doutez pas, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?</p>
+
+<p>&mdash;Par tous les moyens, madame.</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je
+à vous sauver.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre
+ennemi avant qu'il ne vous ait mis à mal.</p>
+
+<p>Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta
+en certaines circonstances. Il semblait qu'elle avait dit
+la chose la plus simple, la plus naturelle du monde.
+Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement
+l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété
+qu'elle observait le jeune homme.</p>
+
+<p>Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était
+dressé brusquement, et, livide, tremblant, il s'exclamait:</p>
+
+<p>&mdash;Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez
+pas, madame... Vous voulez m'éprouver sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que
+vous étiez un homme. Je me suis trompée. N'en parlons
+plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une femme, je ne
+laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui
+vous assassinera, puisque vous tremblez a la seule pensée
+de frapper.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings
+avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!... C'est impossible!
+J'aime mieux qu'il me tue moi-même.</p>
+
+<p>Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui
+faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une
+souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec
+un haussement d'épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous
+parle de tuer?</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, vous avez dit...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas
+voulu dire: il faut tuer.</p>
+
+<p>Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence
+muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et,
+pour cacher son désarroi, il s'excusa en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez ma nervosité, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je
+vais parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus
+tout, c'est que l'on apprenne que vous êtes son fils légitime
+et l'héritier de sa couronne. Il eût pu employer
+la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en
+lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être.
+Mais, si secret que soit un jugement, si dociles que soient
+des magistrats, qui peut jurer qu'une indiscrétion ne
+sera pas commise?</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais
+menacé d'une arrestation suivie d'une condamnation à
+mort, naturellement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité
+que lorsqu'il lui sera dûment démontré qu'il ne peut
+vous atteindre autrement. Vous pouvez plus que vous ne
+pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet
+de la divulgation de votre naissance.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends
+pas grand-chose à toutes ces complications. La pensée
+que je suis réduit à comploter bassement contre mon
+propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse
+qu'odieuse, et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends vos scrupules et je les approuve.</p>
+
+<p>Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas!
+je conçois que votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux
+pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je
+dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc:
+Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne
+du roi. Le père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est
+lui seul que vous devez voir, c'est lui seul que vous
+devez combattre.</p>
+
+<p>Le Torero demeura un moment songeur et, redressant
+le front, il dit douloureusement:</p>
+
+<p>&mdash;Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant
+j'ai peine à l'accepter.</p>
+
+<p>Fausta se fit glaciale.</p>
+
+<p>&mdash;Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez
+à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement
+le cou pour mieux recevoir la mort?</p>
+
+<p>Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel
+Fausta l'examina avec une anxiété qu'elle ne pouvait
+surmonter. Enfin il se décida.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une
+voix sourde. J'ai droit à la vie, comme tout le monde.
+Je me défendrai donc coûte que coûte.</p>
+
+<p>Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de
+reprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard
+ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la
+vous-même, hautement. Je vous remettrai les preuves
+irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les
+au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le
+royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la
+couronne. Il faut que l'on connaisse l'odieuse conduite
+du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand
+on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de réprobation
+unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son
+trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement,
+croyez-le.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites.
+Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez
+quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller
+un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne
+pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler
+que des pensées nobles et pures.</p>
+
+<p>Fausta daigna sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la
+haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma
+naissance?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner.
+La vérité étant connue de tous, votre meurtrier
+serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux
+qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi
+jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource
+de vous traduire devant un tribunal. Là, vous
+réclamerez hardiment la reconnaissance publique de
+tous vos droits. Et, soyez tranquille, les preuves que vous
+fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. Vous
+serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne.
+Vous n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu
+de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre
+mère pour régner à votre tour.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.</p>
+
+<p>&mdash;Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante.
+Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne
+croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont
+comptés.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si
+extraordinaire que cela vous puisse paraître, je lui souhaite
+de me faire attendre longtemps.</p>
+
+<p>Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle
+l'avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il
+restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda.</p>
+
+<p>Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que
+ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait
+mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L'avoir
+amené à trouver tout naturel de monter sur un trône,
+c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de
+Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût
+ou non, une fois pris dans l'engrenage, il serait bien
+forcé d'aller jusqu'au bout. Et, quant à la petite bohémienne,
+s'il se montrait irréductible sur ce point, elle
+aurait tôt fait de s'en débarrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un
+rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne!
+Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta
+d'un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur
+pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous
+pensez bien que cela n'ira pas sans quelques difficultés.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit:
+une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il
+faut qu'il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi,
+conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, vous seriez
+tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais
+mon affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du
+roi, j'oppose une armée à moi, que j'ai levée de mes
+deniers.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai fait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement
+Fausta. A cette armée de gentilshommes, de soldats
+aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller
+uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le
+populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins,
+l'or est répandu à pleines mains dans le but de raviver
+l'enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit
+se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts
+les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même
+temps le bruit se répandra que le Torero n'est autre que
+l'infant Carlos&mdash;c'est sous ce nom que vous régnerez&mdash;disparu
+dès sa naissance, poursuivi sa vie durant
+par la haine implacable autant qu'injuste de son père.
+L'infant Carlos sera acclamé de tous.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.</p>
+
+<p>Sans relever ces mots, Fausta reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui
+vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre.
+Demain, vous serez encore le Torero; après-demain,
+vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est à
+vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en
+respect les troupes royales. Si vous le voulez, avant la
+fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans
+un couvent, et vous montez sur le trône à sa place.</p>
+
+<p>Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation,
+elle ajouta vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de
+votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec
+lui d'égal à égal. Et il s'estime trop heureux, devant
+la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître
+publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et
+vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la
+vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne
+saurait tarder.</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve!... balbutia le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les
+Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas,
+empereur des Indes. Je vous donne mes États
+d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage,
+cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le
+reste.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous vous tournez vers la France. C'est le
+rêve de votre père, cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées
+et par les Alpes. En même temps vos armées
+descendent des Flandres. Une campagne rapidement
+menée vous livre la France, qui n'acceptera jamais un
+roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l'est,
+vous envahissez l'Allemagne comme vous avez envahi
+la France, et vous reconstituez un empire plus grand
+que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître
+du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par
+la main que je vous offre. Acceptez-vous?</p>
+
+<p>Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de
+ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son
+air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui,
+ne sachant s'il était éveillé ou s'il rêvait, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter.
+Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi
+prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise,
+vous qui parlez de me donner vos États, vous
+enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse
+puissance, que me demandez-vous? Quelle sera
+votre part?</p>
+
+<p>Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans
+les yeux du Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:</p>
+
+<p>&mdash;Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.</p>
+
+<p>Et le fixant toujours d'un regard aigu:</p>
+
+<p>&mdash;Il reste à régler la façon dont se fera le partage.</p>
+
+<p>Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle
+admira en connaisseur.</p>
+
+<p>&mdash;Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.</p>
+
+<p>Très galamment, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous ferez sera bien fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ce partage se fera de la manière la plus simple et
+la plus naturelle.</p>
+
+<p>Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et
+brusquement elle porta le coup:</p>
+
+<p>&mdash;Je serai votre épouse!</p>
+
+<p>Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une
+prétention semblable, formulée d'une manière si anormale,
+qui n'était pas sans le choquer quelque peu. Il
+tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; il se trouvait
+face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait
+que ce n'était pas la même femme qu'il avait devant
+lui. Sous le coup, de l'emballement, cette incomparable
+beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait
+tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait peur.</p>
+
+<p>Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:</p>
+
+<p>&mdash;M'épouser! Vous! madame! vous!</p>
+
+<p>Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se
+redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine
+qui la faisait irrésistible, et adoucissant l'éclat
+de son regard:</p>
+
+<p>&mdash;Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune,
+assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en
+tous points du puissant monarque que vous allez être?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité,
+je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même,
+et quant à la beauté, jamais, je le crois sincèrement,
+nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...</p>
+
+<p>&mdash;Mais?... Dites toute votre pensée...</p>
+
+<p>&mdash;Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous
+dirai en toute sincérité que je me crois tout à fait indigne
+du très grand honneur que vous me voulez faire.
+Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.</p>
+
+<p>Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne
+l'êtes pas assez de votre côté. Vous n'êtes plus un homme:
+vous êtes un roi. Il faut vous habituer à voir et
+à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante
+de penser qu'il pouvait être question d'amour
+entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois
+rester souveraine avant d'être femme, de même que
+l'homme doit s'effacer en vous devant le souverain.</p>
+
+<p>Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes
+née souveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi,
+madame, je suis un simple mortel, et, si mon coeur
+parle, j'écoute ce qu'il me dit.</p>
+
+<p>Audacieusement, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Et votre coeur est pris.</p>
+
+<p>Très simplement, en la regardant en face sans provocation,
+mais avec fermeté, il répondit en s'inclinant
+très bas:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un
+seul instant. L'offre de ma main que je vous ai faite, je
+la maintiens.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que vous ne me connaissez pas, madame.
+Lorsque mon coeur s'est donné une fois, il ne se reprend plus.</p>
+
+<p>Fausta haussa dédaigneusement les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier.
+Il ne saurait en être autrement.</p>
+
+<p>Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle
+se leva et, plus doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez
+pas, vous dis-je. J'attends votre retour avec confiance.
+Votre réponse ne peut pas ne pas être conforme à mes
+désirs. Allez.</p>
+
+<p>Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia
+sans qu'il eût pu dire ce qu'il avait à dire:</p>
+
+<p>Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle
+avait très bien compris ce qui s'était passé dans l'esprit
+du Torero. Elle avait vu dans son esprit que, si elle le
+laissait parler, il allait proclamer hautement son amour
+pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir
+entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir,
+le prince, sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver
+son amour. Fausta avait senti cela, et c'est en
+pensant à cela qu'elle avait dit: «N'accomplissez pas
+l'irréparable.»</p>
+
+<p>Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue
+n'avait pas tourné au gré de ses désirs. Le prince lui
+échappait. Tout n'était pas perdu cependant. Le seul
+obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l'obstacle.
+La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait
+pas qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.</p>
+
+<p>Elle allongea la main et frappa sur un timbre.
+A son appel. Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité,
+parut avec son sourire obséquieux.</p>
+
+<p>Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel
+elle lui donna des instructions détaillées concernant la
+Giralda, ensuite de quoi le bravo s'éclipsa sans doute
+pour procéder à l'exécution immédiate des ordres
+reçus.</p>
+
+<p>Fausta demeura encore une fois seule.</p>
+
+<p>Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux,
+ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu'elle
+considéra longuement avant de le cacher dans son sein,
+en murmurant:</p>
+
+<p>«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le
+mieux est de le remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi
+d'une pierre deux coups. D'abord, je me concilie l'amitié
+du grand inquisiteur et du roi. S'ils ont des soupçons
+au sujet de cette conspiration, je les endors. Je
+trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que
+le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera
+au profit de son successeur.</p>
+
+<p>Elle réfléchit une seconde, et:</p>
+
+<p>«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai
+remis ce parchemin à M. d'Espinosa? Voilà sa mission
+manquée, lui qui a promis de rapporter ce parchemin
+à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque,
+je me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan.
+Avec ses idées spéciales, il est capable de se croire
+Déshonoré.»</p>
+
+<p>Et avec un sourire terrible:</p>
+
+<p>«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré
+et qu'il ne peut laver son honneur dans le sang
+de son ennemi, il n'a qu'une ressource: le laver dans
+son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!...
+C'est à voir!...»</p>
+
+<p>Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom
+de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils,
+et elle songea:</p>
+
+<p>«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils,
+le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher
+cet enfant.»</p>
+
+<p>Elle réfléchit encore un moment et murmura:</p>
+
+<p>«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je
+réussisse, soit que j'échoue. Il sera temps de rechercher
+mon fils.»</p>
+
+<p>Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau
+sur un timbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait
+devant le vestibule d'honneur du grand inquisiteur,
+logé au palais.</p>
+
+<p>Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui,
+en échange de certaines conditions qu'elle posa, elle
+remit spontanément la fameuse déclaration du feu roi
+Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne héritier
+de la couronne de France.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO</h3>
+
+<p>En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers
+l'auberge de la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait
+comme sa fiancée confiée aux bons soins de la
+petite Juana.</p>
+
+<p>Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants
+qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment
+qui lui faisait redouter un malheur. Il lui
+semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda...</p>
+
+<p>Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé
+par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette
+histoire de sa naissance qu'elle lui avait contée n'était
+qu'un roman imaginé en vue d'il ne savait quelle mystérieuse
+intrigue.</p>
+
+<p>«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il
+en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais.
+Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à
+ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a
+donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement
+m'a toujours assuré que mon père avait été mis
+à la torture sur l'ordre du roi et que, pour être bien
+assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu
+à assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi
+n'est pas, ne peut pas être mon père.»</p>
+
+<p>Et avec une ironie féroce:</p>
+
+<p>«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une
+pitié seulement que j'aie pu m'arrêter un instant à
+pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le
+diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction
+d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté,
+mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de
+Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer
+des milliers de mes semblables pour l'assouvissement
+de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai
+là un maître redoutable devant qui je devrai plier
+sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne
+et la royauté. Torero je suis. Torero je resterai, et vive
+l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda!
+Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de
+m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté
+par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que
+je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin,
+honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c'est
+dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec
+lui.»</p>
+
+<p>En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie,
+et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à
+surmonter, qu'il pénétra dans le cabinet de la mignonne
+Juana.</p>
+
+<p>Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien
+tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque
+du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même
+condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient
+devenues tout de suite une paire d'amies.</p>
+
+<p>Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de
+France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancée
+de ce jeune prince pour qui il s'était pris d'une soudaine
+et vive sympathie.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi
+une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre
+de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don
+César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot,
+Pardaillan avait ceint gravement son épée&mdash;cette épée
+qu'il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de
+sa lutte épique avec les estafiers de Fausta&mdash;et il était
+descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition
+de la petite Juana.</p>
+
+<p>Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque
+eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet
+sans l'assentiment de la maîtresse du lieu. Et, à le voir
+si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles
+s'étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été
+sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes
+du roi.</p>
+
+<p>Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il
+donc?</p>
+
+<p>Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton
+assez incrédule:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier,
+que vous donnez ce titre d'ami à un aussi piètre personnage
+que le Chico?</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez
+bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable.
+Que le Chico soit un piètre personnage, comme
+vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude
+de subordonner mes sentiments à la condition
+sociale de ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre
+d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand
+je vous aurai dit que je suis extrêmement réservé dans
+mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le
+Chico mérite tout à fait ce titre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un
+homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez
+en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce
+qu'il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment,
+tenez pour très sérieux que je le considère réellement
+comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question:
+Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le
+croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?</p>
+
+<p>Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie
+dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières
+paroles. Mais, avec le seigneur français, il n'était
+jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si
+singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire
+surtout si déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui.
+Aussi ne s'arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une
+moue enfantine:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est
+un sot.</p>
+
+<p>&mdash;Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez
+pas croire. C'est un garçon très fin au contraire, très
+intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J'espère
+que ce renvoi n'est pas définitif et que je le reverrai
+bientôt ici.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans
+qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle
+aussi éhonté, aussi dépourvu d'amour-propre.</p>
+
+<p>&mdash;Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement
+de l'air dépité avec lequel elle avait dit ces
+paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je
+crois que, si tout autre que vous se permettait de lui
+manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi
+bénévolement que vous dites.</p>
+
+<p>&mdash;Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet
+et ce n'est pas à sa louange, convenez-en.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à
+moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son
+pardon, ma jolie hôtesse.</p>
+
+<p>Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine
+de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut
+donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut
+à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.</p>
+
+<p>Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans
+son gîte mystérieux et il n'insista pas davantage.</p>
+
+<p>Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles,
+il commençait à trouver le temps quelque peu long
+lorsque le Torero vint le délivrer.</p>
+
+<p>La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû
+se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître
+sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret
+de sa naissance. Mais, comme don César était
+parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder
+pour elle le peu qu'elle savait.</p>
+
+<p>Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa
+discrétion outrée, s'abstint soigneusement de toute allusion
+à l'absence du Torero. Il pensait que, pour que
+don César fût résolu à s'absenter alors qu'il croyait
+sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité
+impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de
+veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait
+bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le
+jeune homme, mais il gardait ses impressions pour
+lui.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très
+agréable.</p>
+
+<p>Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait
+que pour ceux qu'il affectionnait.</p>
+
+<p>De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin
+de se confier à un ami. Non pas qu'il hésitât sur la
+conduite à tenir, non pas qu'il eût des regrets de la
+détermination prise de refuser les offres de Fausta,
+mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire
+aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient,
+et il était persuadé qu'un esprit délié comme
+celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces
+obscurités.</p>
+
+<p>Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir
+remercié la petite Juana avec une effusion émue, après
+l'avoir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le
+chevalier dans une petite salle où il lui serait possible
+de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et
+en même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet
+où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte
+d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancée était menacée.
+Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il
+se tenait sur ses gardes.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques
+flacons poudreux, le Torero dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la
+maison où nous nous sommes introduits cette nuit et
+où j'ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse
+étrangère?</p>
+
+<p>Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins,
+il prit son air le plus ingénument étonné pour
+répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.</p>
+
+<p>&mdash;Cette princesse prétend connaître le secret de ma
+naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allé
+la voir.</p>
+
+<p>Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table
+le verre qu'il allait porter à ses lèvres, et malgré lui
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu Fausta?</p>
+
+<p>&mdash;Je reviens de chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous la connaissez donc?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle femme est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle?
+Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas.
+Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous
+avez dû le remarquer, je présume...</p>
+
+<p>Le Torero hocha doucement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué
+en effet. Je désire savoir quelle sorte de femme
+elle est.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement
+riche, et généreuse en proportion de sa fortune. On la
+dit très puissante aussi. C'est elle qui a renversé le
+pauvre Valois. Elle fait trembler sur son trône le jouteur
+le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint.
+Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle
+réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste
+sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d'Espinosa lui-même,
+qui me paraît autrement redoutable que son
+maître.</p>
+
+<p>Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il
+sentait confusément que le chevalier en savait, sur le
+compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne
+voulait bien le dire. Mais c'était une nature très fine
+que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier
+que depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que
+cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous
+demande si on peut avoir confiance en elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite.
+Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d'une foule
+de considérations qu'elle est seule à connaître, naturellement.
+Si elle vous promet, par exemple, de vous faire
+proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné&mdash;et
+elle a parfois la franchise de vous prévenir&mdash;vous
+pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous
+promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de
+s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront
+profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent
+de compter sur elle dès l'instant où vous ne lui
+serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos
+gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre
+dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait
+de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur
+sa reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires.
+Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu'à quel point
+je dois prêter créance à ses paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire.
+Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les
+choses telles qu'elle les voit à son point de vue... Ce
+n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond
+pas toujours à la vérité exacte.</p>
+
+<p>Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se
+faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder
+par questions directes. Il jugea que le mieux était
+de conter point par point les différentes parties de son
+entrevue.</p>
+
+<p>&mdash;Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable,
+incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez
+être étonné. Elle prétend que je suis... fils de roi!</p>
+
+<p>Pardaillan ne parut nullement étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que
+vous deviez être de très illustre famille. On sent qu'il
+y a de la race en vous, et, malgré la modestie de votre
+position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue.</p>
+
+<p>&mdash;Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier;
+mais de là à être de sang royal, et, qui mieux est, héritier
+d'un trône, le trône d'Espagne, avouez qu'il y a
+loin.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible
+pourtant, et j'avoue, quant à moi, que vous feriez
+figure de roi autrement noble et impressionnante que
+celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas?</p>
+
+<p>Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme
+vous dites?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai
+eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils
+de roi. Mais j'ai réfléchi depuis, et maintenant...</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.</p>
+
+<p>&mdash;Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la
+prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes
+yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi
+et d'une mère irréprochable, j'aie été poursuivi par la
+haine aveugle de mon père? Qu'on en ait été réduit,
+pour sauver les jours menacés de l'enfant, à l'enlever,
+le cacher, l'élever&mdash;si on peut dire, car, en résumé,
+je me suis élevé tout seul&mdash;obscur, pauvre, déshérité?</p>
+
+<p>&mdash;Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le
+caractère féroce, ombrageux à l'excès du roi Philippe,
+je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible
+à ce qui peut paraître un roman.</p>
+
+<p>Le Torero secoua énergiquement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les
+conditions dans lesquelles j'ai été élevé sont normales,
+naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires
+s'il s'agit&mdash;et je crois que c'est mon cas&mdash;d'une
+naissance clandestine, du produit d'une faute, pour
+tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à
+fait inadmissibles dans un cas normal et légitime...
+tel que la naissance de l'héritier légitime d'un
+trône.</p>
+
+<p>Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment
+sincère, le Torero demeura un moment rêveur.</p>
+
+<p>Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance,
+et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue,
+songea en lui-même:</p>
+
+<p>«Pas si mal raisonné que cela.»</p>
+
+<p>Cependant le Torero reprenait:</p>
+
+<p>&mdash;Et quand bien même je serais le fils du roi, quand
+bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves
+les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle
+détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise?
+Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je
+m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais,
+je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur
+et sans nom.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont
+les yeux pétillaient.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait
+les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer
+le passé, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle
+situation qui me serait faite?</p>
+
+<p>&mdash;Si votre père vous tendait les bras, dit gravement
+Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre
+coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien
+ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que
+l'on m'offre.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! que vous offre-t-on?</p>
+
+<p>&mdash;On m'offre des millions pour soulever les populations,
+on m'offre le concours de gens que je ne connais
+pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En échange
+de ces millions et de ces concours, on me propose de
+me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte
+de fils sera un acte de rébellion envers mon père.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact
+avec ce père, et c'est les armes à la main que je lui
+adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilié,
+bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconnaître
+officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre,
+ce que l'on me propose, chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez accepté?</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus
+au monde. Je vous considère comme un frère aîné que
+j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de caché
+pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et confiance,
+apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis
+cette mauvaise action de songer à accepter.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne
+est bonne à prendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait
+présenté les choses de telle manière, je crois. Dieu me
+pardonne, que la raison m'abandonnait: j'étais comme
+ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'étais sur le point
+d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce
+moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour
+mieux dire, m'a posé une dernière condition.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait
+bien de quoi il retournait.</p>
+
+<p>&mdash;La princesse m'a offert de partager ma fortune,
+ma gloire, mes conquêtes en devenant ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan.
+On vous offre la fortune, un trône, la gloire, des
+conquêtes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait
+pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la
+plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien
+que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser
+des offres aussi merveilleuses.</p>
+
+<p>&mdash;Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition
+qui m'a sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda
+qui m'a aimé de tout son coeur alors que je n'étais qu'un
+pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la menaçait, oh!
+d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas
+elle serait la première victime de ma lâcheté, et que,
+pour me hausser à ce trône, avec lequel on me fascinait,
+il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente
+amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien honteux.</p>
+
+<p>«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après
+celle-là, nier ta puissance!»</p>
+
+<p>Et tout haut, d'un air railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas eu le temps de refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus
+en plus railleur.</p>
+
+<p>&mdash;La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé
+que ma réponse fût renvoyée à après-demain.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant
+l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Elle prétend que demain se passeront des événements
+qui influeront sur ma décision.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quels événements?</p>
+
+<p>&mdash;La princesse a formellement refusé de s'expliquer
+sur ce point.</p>
+
+<p>On remarquera que le Torero passait sous silence tout
+ce qui concernait l'attentat prémédité sur sa personne,
+que lui avait annoncé Fausta. Celle-ci avait parlé d'une
+armée mise sur pied, d'émeute, de bataille, et sur ce
+point le Torero pensait fermement qu'elle avait considérablement
+exagéré. Il croyait donc à une vulgaire
+tentative d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer
+un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher
+plus tard ce faux point d'honneur.</p>
+
+<p>Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité
+dans les réticences du jeune homme. Il n'eut pas de
+peine à la découvrir, puisqu'il avait entendu Fausta
+adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y
+sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:</p>
+
+<p>«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli,
+et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi,
+et je serai là, moi aussi.»</p>
+
+<p>Et tout haut, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain
+vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d'être
+son heureux époux.</p>
+
+<p>&mdash;Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le
+Torero. J'espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne
+ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue:
+je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au
+trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je
+serais fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce
+trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero
+je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit,
+il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément.
+Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant
+à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda,
+et il me suffit.</p>
+
+<p>Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait
+bien sincère, bien déterminé. Néanmoins, il tenta une
+dernière épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une
+couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez
+désintéressé pour refuser la suprême puissance.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet
+oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas
+à me faire changer d'idée. Laissez-moi plutôt vous demander
+un service.</p>
+
+<p>&mdash;Dix services, cent services, dit le chevalier très
+ému.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un
+peu cette réponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons
+de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien,
+à moi et à la Giralda.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait
+pas trop de nous emmener avec vous dans votre
+beau pays de France?</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander
+un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me
+rendez service en consentant à tenir compagnie à un
+vieux routier tel que moi!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez
+à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me
+semble que dans votre pays je pourrais me faire ma
+place au soleil, sans déroger à l'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et
+belle, ou j'y perdrai mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue:
+s'il m'arrivait malheur...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Pardaillan hérissé.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda.
+Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait.
+Voulez-vous me promettre cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le promets, dit simplement Pardaillan.
+Votre fiancée sera ma soeur, et malheur à qui oserait
+lui manquer.</p>
+
+<p>&mdash;Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce
+que vaut votre parole.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous
+dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de
+Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer
+à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, car
+vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le
+Torero. Mais, vous-même, comment savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien des choses que je vous expliquerai
+plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment,
+contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas le fils
+du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.</p>
+
+<p>Et avec une gravité qui impressionna le Torero:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe.
+Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance
+dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime,
+vous m'entendez, un crime!</p>
+
+<p>&mdash;Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan,
+si tout autre que vous me disait ce que vous me dites,
+je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Dès
+l'instant où vous affirmez que mon projet serait criminel,
+j'y renonce.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter.
+Vous viendrez en France, pays où l'on respire
+la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable
+Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup
+d'enfants.</p>
+
+<p>Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.</p>
+
+<p>Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour
+une autre raison. Je crois à ce que vous dites parce
+que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos
+amis.</p>
+
+<p>Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la
+chose m'est restée gravée là&mdash;il mit son doigt sur son
+front&mdash;une femme qu'on appelait la bohémienne Saïzuma,
+et qui en réalité portait un nom illustre qu'elle
+avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants
+ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit
+la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement
+elle ajouta que je portais le malheur en moi,
+ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.</p>
+
+<p>Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en
+juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait
+un passé, proche encore, passé de luttes épiques,
+de deuils et de malheurs.</p>
+
+<p>Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha
+d'avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles
+souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure
+avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je
+me suis trouvé en présence d'un certain intendant de
+la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur»
+à tout propos et même hors de tout propos.
+Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur
+véritable signification. Elle aussi m'a appelé monseigneur,
+et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par
+l'intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une
+ampleur que je n'aurais jamais soupçonnée. Elle serait
+arrivée à me persuader que j'étais un grand personnage.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle possède au plus haut point l'art des
+nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de
+par votre naissance, droit à ce titre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner
+du monseigneur? fit en riant le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je
+ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux
+pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence
+menacée?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous ne serez réellement en sûreté
+que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume
+d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous
+m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé
+de joie.</p>
+
+<p>Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:</p>
+
+<p>&mdash;Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma
+naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez
+ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour
+moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des
+gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de
+se taire?</p>
+
+<p>Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:</p>
+
+<p>&mdash;Très peu de gens savent, au contraire. C'est par
+suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me la ferez-vous pas connaître?</p>
+
+<p>Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait
+vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.</p>
+
+<p>&mdash;Quand? fit vivement le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Quand nous serons en France.</p>
+
+<p>Le Torero hocha douloureusement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je retiens votre promesse, dit-il.</p>
+
+<p>Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:</p>
+
+<p>&mdash;Vous prendrez part à la course de demain?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes absolument décidé?</p>
+
+<p>&mdash;Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner
+l'ordre d'y paraître. On ne se dérobe pas à un ordre
+du roi. Puis il est une autre considération qui me
+met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas riche, vous
+le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituée
+de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais.
+Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre.
+Et, bien que je sois le seul pour qui le témoignage
+des spectateurs se traduise par des espèces monnayées,
+je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple.
+A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est
+qu'une course de taureaux.</p>
+
+<p>Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer
+et ne sortirent pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils
+s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant
+qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le
+lendemain.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>DANS L'ARÈNE</h3>
+
+<p>A l'époque où se déroulent les événements que nous
+avons entrepris de narrer, <i>alancear en coso</i>, c'est-à-dire
+jouter de la lance en champ clos, était une mode qui
+faisait fureur. Les tournois à la française étaient complètement
+délaissés et, du grand seigneur au modeste
+gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre
+dans l'arène combattre le taureau. Car il va sans dire
+que cette mode n'était suivie que par la noblesse. Le
+peuple ne prenait pas part à la course et se contentait
+d'y assister en spectateur.</p>
+
+<p>Le sire qui descendait dans l'arène&mdash;roi, prince ou
+simple gentilhomme&mdash;tenait l'emploi du grand premier
+rôle: le matador. En même temps, il était aussi
+le picador, puisque, comme ce dernier il était monté,
+bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne
+venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous
+les moyens lui étaient bons.</p>
+
+<p>Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite
+du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets,
+plus ou moins nombreux suivant l'état de fortune
+du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de détourner
+de lui l'attention du taureau, de le défendre
+en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les
+cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé
+pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'épée
+ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient
+à ce jeu terriblement dangereux.</p>
+
+<p>Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San
+Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques,
+avait été livrée à de nombreuses équipes d'ouvriers chargés
+de l'aménager selon sa nouvelle destination.</p>
+
+<p>La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs
+invités par le roi, tout cela fut construit en quelques
+heures, de façon toute rudimentaire.</p>
+
+<p>C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour
+la construction de l'arène consistaient surtout en charrettes,
+tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement
+déguisé et assujetti par des planches.</p>
+
+<p>La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que
+sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins
+avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins,
+les fenêtres et les balcons des maisons bordant
+la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi
+lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon,
+très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de
+tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences
+d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se
+massaient derrière le roi.</p>
+
+<p>Le populaire s'entassait sur la place même, en des
+espaces limités par des cordes et gardés par des hommes
+d'armes.</p>
+
+<p>Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement
+dresser sa tente richement pavoisée et ornée
+de ses armoiries. C'est là que, aidé de ses serviteurs, il
+s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait après la
+joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait
+s'il était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un
+espace était réservé à son cheval; un autre pour sa
+suite lorsqu'elle était nombreuse.</p>
+
+<p>Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu
+de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même
+son installation très modeste&mdash;nous savons
+qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes,
+sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.</p>
+
+<p>En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés
+de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides
+et fougueux, revêtus de caparaçons de combat, don
+César se présentait à pied. Il dédaignait l'armure pesante
+et massive et revêtait un costume de cour d'une
+élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille
+moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul
+luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes
+choisies parmi les plus fines et les plus riches.</p>
+
+<p>Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il
+enroulait autour de son bras et dont il se servait pour
+amuser et tromper la bête en fureur, et une petite épée
+de parade en acier forgé, qui était une merveille de
+flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir
+qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il
+ne s'en était servi autrement que pour enlever de la
+pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans
+dont la possession faisait de lui le vainqueur de
+la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau,
+à l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement
+à le frapper.</p>
+
+<p>Sa suite se composait généralement de deux compagnons
+qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don
+César ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir.
+Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le
+prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il
+les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient
+de détourner l'attention du taureau.</p>
+
+<p>En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé,
+le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago
+de Almaran sur la tente à côté de laquelle il lui fallait
+faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement
+que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda,
+avait cherché à différentes reprises à s'emparer
+de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour
+le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur,
+il se croyait tout permis. On conçoit que ce voisinage,
+peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.</p>
+
+<p>Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y
+avait eu une grande discussion entre la Giralda et don
+César. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci
+suppliait sa fiancée de s'abstenir de paraître à la
+course et de rester prudemment cachée à l'auberge de
+la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait
+assister au spectacle que perdue dans la foule.</p>
+
+<p>Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que
+le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être
+fatal. Elle n'eût rien fait ou rien dit pour le dissuader
+de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu l'empêcher
+de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être
+tué.</p>
+
+<p>La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser
+ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Et la Giralda,
+parée de ses plus beaux atours, était partie avec
+le Torero pour se mêler au populaire.</p>
+
+<p>Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur
+les gradins tendus de velours qu'elle apercevait là-bas.
+Mais il eût fallu être invitée par le roi, et, pour être
+invitée, il eût fallu qu'elle fût de noblesse. Elle n'était
+qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, sans amertume,
+sans regrets et sans envie, elle se contentait du
+sort qui était le sien.</p>
+
+<p>Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était
+aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or,
+parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero,
+on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec
+cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec
+force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui
+faisaient place.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et,
+chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à
+l'endroit où elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des
+hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.</p>
+
+<p>Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui
+témoignèrent leur admiration en l'autorisant, au risque
+de se faire mettre au cachot, à passer de l'autre côté
+de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air et de
+l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se
+sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.</p>
+
+<p>Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé
+de main en main jusqu'à elle, lui fut offert galamment
+et la voilà assise en deçà de l'enceinte réservée au populaire.</p>
+
+<p>En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur
+son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la
+parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe
+compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait,
+dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante
+beauté, sous la lumière éblouissante d'un soleil à son
+zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes
+et sa cour d'adorateurs.</p>
+
+<p>Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous,
+galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée
+jusqu'à cette place d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé
+quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires.</p>
+
+<p>Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les
+malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement
+dans de grandes capes, déteintes par les pluies et le
+soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé
+par des rapières démesurément longues, les ceintures
+garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement
+et son inquiétude se fussent indubitablement
+changés en effroi.</p>
+
+<p>Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si
+merveilleusement placée, ne remarqua rien.</p>
+
+<p>Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux
+heures. La course devant commencer à trois heures,
+il avait une heure devant lui pour franchir une distance
+qu'il eût pu facilement parcourir en un quart
+d'heure.</p>
+
+<p>Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas
+se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé
+qu'il était à égrener un énorme chapelet qu'il
+avait à la main. Seulement, de distance en distance,
+principalement au croisement de deux rues, le moine
+faisait un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant,
+tantôt à un soldat, tantôt à un religieux, et le
+mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu
+par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une destination
+inconnue.</p>
+
+<p>Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il
+avait le temps, que diable! N'était-il pas invité directement
+par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on
+ne trouvât pas une place convenable pour le représentant
+de Sa Majesté le roi de France!</p>
+
+<p>Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille,
+où il avait si fort malmené, dans l'antichambre
+du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux mêmes
+de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon
+plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être
+prudent à lui de ne pas se montrer à de puissants
+personnages qui, sûrement, devaient lui vouloir la malemort,
+Pardaillan n'y pensa pas.</p>
+
+<p>Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement,
+devait être furieuse d'avoir vu s'écrouler le
+joli projet qu'elle avait formé de le faire mourir de
+faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer
+à coups de banquette les estafiers qu'elle avait
+lâchés sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une
+écorchure, désinvolte et narquois. Sans compter le
+menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba
+Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans
+compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et
+Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de
+M. Peretti.</p>
+
+<p>Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore
+qu'il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de
+dire qu'il ignorait complètement l'arrivée à Séville du
+duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc
+et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de
+Pardaillan, attendaient impatiemment d'être remis de
+leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués,
+pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur
+avait mis à leur disposition.</p>
+
+<p>Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils
+de don Carlos, pour lequel il s'était pris d'affection, aurait
+sans doute besoin de l'appui de son bras.</p>
+
+<p>Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais,
+tout en avançant d'un pas nonchalant, sous le soleil
+qui dardait âprement, il avait l'oeil aux aguets et la
+main sur la garde de l'épée.</p>
+
+<p>De temps en temps il se retournait d'un air indifférent.
+Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas,
+avait l'air si confit en dévotion qu'il ne lui vint pas à
+l'esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de
+près.</p>
+
+<p>Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue
+qu'il se mit à renifler comme un chien de chasse qui
+flaire une piste.</p>
+
+<p>«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»</p>
+
+<p>Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné.
+Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la
+réunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint à la
+mémoire.</p>
+
+<p>«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais
+qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'aperçois
+que la chose est autrement grave que je n'imaginais.»</p>
+
+<p>D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout
+machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que
+l'épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il
+s'arrêta net au milieu de la rue.</p>
+
+<p>«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»</p>
+
+<p>Cela, c'était sa rapière.</p>
+
+<p>On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant
+dans la chambre au parquet truqué. On se souvient
+qu'en assommant les hommes de Centurion, lâchés sur
+lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des
+mains d'un éclopé et l'avait emportée.</p>
+
+<p>Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan,
+mettait l'épée à la main, il confiait littéralement
+son existence à la solidité de sa lame. L'adresse et la
+force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser.
+Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que
+celles d'à présent, un homme désarmé était un homme
+mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié,
+sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit dès lors l'importance
+capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes
+éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées
+et entretenues par leur propriétaire.</p>
+
+<p>Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un
+soin méticuleux à l'entretien des siennes. De retour à
+l'auberge il avait mis de côté l'épée conquise, réservant
+à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait incontinent
+choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer
+celle perdue.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue,
+que la rapière qu'il avait au côté était précisément celle
+qu'il avait ramassée la veille et mise de côté.</p>
+
+<p>«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant
+sûr de l'avoir prise à son clou. Comment ai-je pu
+être distrait à ce point?»</p>
+
+<p>Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il
+tira l'épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la
+retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde
+et la fit siffler dans l'air.</p>
+
+<p>«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je
+jurerais que ce n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez
+Mme Fausta. Celle-ci me paraît plus légère.»</p>
+
+<p>Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:</p>
+
+<p>«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma
+chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!...»</p>
+
+<p>Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer
+son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se
+livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut
+parfaite. Solide, flexible résistante, bien en main quant
+à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit
+aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.</p>
+
+<p>Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant
+les épaules et en bougonnant:</p>
+
+<p>«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition,
+de traîtres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire
+de moi un maître poltron. La rapière est bonne, gardons-la,
+mordieu! et ne perdons pas notre temps à l'aller
+changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses
+autour de moi.»</p>
+
+<p>En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent
+pu paraître naturelles à un étranger, mais qui ne
+pouvaient manquer d'éveiller l'attention d'un observateur
+comme Pardaillan.</p>
+
+<p>A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population
+s'écrasait sur la place San Francisco, quelques
+quarts d'heure à peine séparant l'instant où la course
+commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et,
+ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les
+boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres
+étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville
+abandonnée.</p>
+
+<p>Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient
+pu trouver de place sur le lieu de la course s'étaient
+calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mystérieux
+avait fait se fermer hermétiquement portes et
+fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des
+rues avoisinant la place?</p>
+
+<p>Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies
+d'hommes d'armes occuper les rues étroites qui
+aboutissaient à cette place. Et, au bout des rues ainsi
+occupées, des cavaliers s'échelonnaient, établissant un
+vaste cordon autour de cette place.</p>
+
+<p>Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux
+qui se rendaient à la course.</p>
+
+<p>Alors, que faisaient-ils là?</p>
+
+<p>Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il
+avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette
+place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.</p>
+
+<p>Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était
+d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons
+où ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies
+occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers,
+et, par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des
+canons.</p>
+
+<p>Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il
+était évident que, lorsque ces troupes se mettraient en
+mouvement, il serait impossible à quiconque de passer,
+soit pour entrer, soit pour sortir.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose.
+Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y
+avait pas à s'y méprendre. Il lui semblait que, en même
+temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, exécutée
+par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait
+nettement, sous les yeux des troupes royales. En
+effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient,
+qui paraissaient obéir à un mot d'ordre. En
+apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient,
+à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais
+l'oeil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en
+ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.</p>
+
+<p>Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a
+la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la
+contre-manoeuvre des conjurés achetés par Fausta.</p>
+
+<p>Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne
+voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient
+les mêmes rues, occupées par les troupes royales.
+Sous couleur de voir le spectacle, des installations de
+fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux,
+caisses défoncées, charrettes renversées s'empilaient
+pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des
+groupes de curieux.</p>
+
+<p>Et Pardaillan se disait:</p>
+
+<p>«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu
+vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de
+Fausta prendre si aisément position, c'est pour mieux
+les tenir qu'il leur réserve quelque joli coup de sa
+façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée.
+Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui
+me paraissent bien exposées.»</p>
+
+<p>Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan
+s'en fût retourné tranquillement, puisque, en
+résumé, il n'avait rien à voir dans la dispute qui se
+préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait
+sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle
+de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air
+le plus renfrogné, et, par une de ces bravades dont lui
+seul avait le secret, il pénétra dans l'enceinte par la
+porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre
+d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté.
+Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.</p>
+
+<p>A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en
+tribune. Un magnifique vélum de velours rouge frangé
+d'or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat,
+interceptait les rayons du soleil.</p>
+
+<p>Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le
+sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre,
+se tint debout, derrière le fauteuil du roi. Les autres
+gentilshommes de service prirent place sur l'estrade,
+chacun selon son rang.</p>
+
+<p>A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne
+connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant,
+car le premier avait honoré le page d'un gracieux
+sourire et le second le tolérait à son côté, alors qu'il
+eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert
+d'un riche coussin de velours était placé à la gauche
+de l'inquisiteur, sur lequel le page s'était assis le plus
+naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son
+fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou à
+gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre,
+soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.</p>
+
+<p>Le mystérieux page n'était autre que Fausta.</p>
+
+<p>Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le
+fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne
+comme unique héritier de la couronne de France. Le
+geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur
+du roi et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait
+cependant pas abandonné la précieuse déclaration du
+feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.</p>
+
+<p>L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la
+course dans la loge royale et qu'elle y serait placée de
+façon à pouvoir s'entretenir en particulier, à tout instant,
+avec le roi et son ministre. Une autre condition,
+comme corollaire de la précédente, était que tout messager
+qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta
+serait immédiatement admis en sa présence, quels que
+fussent le rang, la condition sociale; voire le costume
+de celui qui se présenterait ainsi.</p>
+
+<p>D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être
+certain qu'elle ne posait pas une telle condition par
+pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour
+agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait.</p>
+
+<p>Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?</p>
+
+<p>Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme,
+cette manière de routier sans feu ni lieu, qui
+l'avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener
+ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu
+l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une
+insolence qui réclamait un châtiment exemplaire.</p>
+
+<p>Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent,
+enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place,
+occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les
+mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés,
+dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre
+importance. De là, les acclamations s'étendirent au
+peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige
+à dire qu'elles furent, là, moins nourries.</p>
+
+<p>Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence
+solennel plana sur cette multitude.</p>
+
+<p>C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur
+les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était
+réservée. Car, d'Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait
+son redoutable adversaire, avait escompté qu'il
+aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions
+en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur
+avait été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de
+Navarre.</p>
+
+<p>Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant
+par conséquent toutes les autres personnes assises,
+s'efforçait de regagner sa place. Mais le passage au
+milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous
+exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se
+fit pas sans quelque brouhaha.</p>
+
+<p>D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser
+la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui
+s'excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames,
+se redressait, la moustache hérissée, l'oeil étincelant, devant
+les hommes et ne ménageait pas les bravades quand
+on ne s'effaçait pas de bonne grâce.</p>
+
+<p>Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du
+roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées
+la se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci
+de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, comme on
+monte à l'assaut.</p>
+
+<p>Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.</p>
+
+<p>Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme
+pour le prendre à témoin du scandale.</p>
+
+<p>Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire
+qui signifiait:</p>
+
+<p>«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»</p>
+
+<p>Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna,
+de façon à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait
+enfin sa place.</p>
+
+<p>Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement,
+attendu qu'il était toujours le dernier renseigné sur
+tout ce qui le touchait et qu'il était peut-être le seul à
+trouver très naturelles les actions qu'on s'accordait à
+trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec
+Barba Roja avait produit, à la cour comme en ville, une
+sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout,
+et, si l'on s'émerveillait de la force surhumaine de
+cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une
+des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme
+un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on
+s'étonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent
+n'eût pas été châtié comme il le méritait.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup
+d'oeil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il
+ne voyait que regards haineux et attitudes menaçantes.</p>
+
+<p>Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se
+laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation,
+au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout
+à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants,
+ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait
+verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le
+souci de l'étiquette.</p>
+
+<p>A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée,
+dans l'air lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.</p>
+
+<p>C'était le signal impatiemment attendu par les milliers
+de spectateurs. Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était
+par suite d'une méprise déplorable: un geste du roi mal
+interprété.</p>
+
+<p>Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant
+au moment précis où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient
+saluer l'envoyé du roi de France.</p>
+
+<p>C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna
+vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en
+exécution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprété
+les gestes du roi, et donné l'ordre aux trompettes
+de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.</p>
+
+<p>Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il
+trouva plaisant de paraître accepter comme un hommage
+rendu ce qui n'était qu'un hasard fortuit.</p>
+
+<p>«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut
+une autre.»</p>
+
+<p>Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais
+au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui
+s'amuse prodigieusement, dans un geste théâtral qu'il
+était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un
+salut d'une ampleur démesurée.</p>
+
+<p>Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à
+ce moment pour jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait
+fait sonner les trompettes, le roi reçut en plein le sourire
+et le salut de Pardaillan. Et, comme c'était un sire
+profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres
+de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin
+de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan
+qu'il connaissait et approuvait.</p>
+
+<p>C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors
+paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour
+de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là,
+bouleversant de fond en comble les sentiments intimes
+de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires
+engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux
+lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que
+le roi venait de lui accorder, moralement contraint et
+forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LE PLAN DE FAUSTA</h3>
+
+<p>Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable
+obligation de dresser sa tente près de celle de
+Barba Roja.</p>
+
+<p>Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était
+dû à une intervention de Fausta. Voici comment:</p>
+
+<p>Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation
+de don César et de Pardaillan. Le roi poursuivait
+de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine
+sauvage, que vingt années d'attente n'avaient pu atténuer,
+était cependant surpassée par la haine récente
+qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement
+blessé son incommensurable orgueil.</p>
+
+<p>Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au
+contraire, agissait sans passion et n'en était que plus
+redoutable. Il n'avait, lui, ni haine, ni colère. Mais il
+craignait Pardaillan. Chez un homme froid et méthodique,
+mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte
+était autrement dangereuse et plus terrible que la haine.</p>
+
+<p>De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du
+petit-fils du roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait
+beaucoup plus qu'il ne paraissait; que, par ambition
+personnelle, il se faisait le champion et le conseiller
+d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable
+sans ce concours inespéré.</p>
+
+<p>L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un
+ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée
+au possible de cet homme, si peu semblable
+aux hommes de son époque, lui avait complètement
+échappé.</p>
+
+<p>S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire,
+il se fût rendu compte que jamais Pardaillan n'eût consenti
+à la besogne qu'on le soupçonnait capable d'entreprendre.
+Il est certain que, si le Torero avait manifesté
+l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant
+donné les conditions anormales de sa naissance, s'il
+avait fait acte de prétendant, comme on s'efforçait de le
+lui faire faire, Pardaillan lui eût tourné dédaigneusement
+le dos. En condamnant un homme sur le seul soupçon
+d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa
+commettait donc lui-même une méchante action.</p>
+
+<p>Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire
+générosité de Pardaillan, il ne faut pas oublier que
+d'Espinosa était gentilhomme. Comme tel, il avait foi
+en la parole donnée et en la loyauté de son adversaire.
+Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.</p>
+
+<p>Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord
+sur ces deux points: la prise et la mise à mort de
+Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues
+qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était dans
+la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur
+projet. Le roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement
+l'homme qui lui avait manqué de respect. Pour
+cela, que fallait-il: un officier et quelques hommes.
+Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était
+dit.</p>
+
+<p>D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer
+à la majesté royale était, à ses yeux, un crime que les
+supplices les plus épouvantables étaient impuissants à
+faire expier comme il le méritait. Mais qu'était-ce que
+quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité
+du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme
+d'une force physique extraordinaire, jointe à une force
+d'âme peu commune, on pouvait même dire que ce
+n'était rien. Il fallait trouver quelque chose d'inédit,
+quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se
+prolongeât des jours et des jours en des transes, en des
+affres insupportables.</p>
+
+<p>C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé
+l'idée qu'il avait aussitôt adoptée.</p>
+
+<p>Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta,
+c'est ce que nous verrons plus tard.</p>
+
+<p>Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour
+assurer l'arrestation imminente de Pardaillan et du
+Torero. Peut-être d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne
+voulait bien le laisser voir, avait-il pris d'autres dispositions
+mystérieuses concernant Fausta, et qui eussent
+donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues.
+Peut-être!</p>
+
+<p>Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce
+qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le
+grand inquisiteur se chargeait de mettre à exécution
+était, en grande partie, son oeuvre à elle.</p>
+
+<p>Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan
+parce qu'elle se jugeait impuissante à le frapper
+elle-même, mais elle voulait sauver don César, indispensable
+à ses projets d'ambition.</p>
+
+<p>Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère
+du Torero, comme d'Espinosa s'était trompé dans
+la sienne, sur celui de Pardaillan. Comme d'Espinosa,
+sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se fût
+réalisé, eût été inutile.</p>
+
+<p>La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression
+s'imposait. Fausta avait jeté les yeux sur Barba
+Roja pour mener à bien cette partie de son plan. Pourquoi
+sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la passion
+sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.</p>
+
+<p>Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait,
+elle savait que Barba Roja était une brute incapable
+de résister à ses passions. Son amour, violent,
+brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion
+véritable.</p>
+
+<p>En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il
+lui avait infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan
+d'une haine féroce. Si le hasard voulait que le colosse se
+trouvât là quand on procéderait à l'arrestation du chevalier,
+il était homme à oublier momentanément son
+amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.</p>
+
+<p>Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui
+incombait le soin de débarrasser Fausta de la Giralda,
+en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute nécessité,
+qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait assigné.</p>
+
+<p>Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja
+était loin d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta,
+était arrivé aisément à le persuader que Pardaillan était
+épris de la bohémienne. Et, avec cette familiarité cynique
+qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le
+dogue du roi, il avait conclu en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en
+serez las, vous le lui renverrez... quelque peu endommagé.
+Croyez-moi, c'est là une vengeance autrement intéressante
+que le stupide coup de dague que vous rêvez.</p>
+
+<p>Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.</p>
+
+<p>Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner
+l'ordre de prendre part à la course. Le roi s'était fait
+tirer l'oreille. Il n'avait pas pardonné à son dogue une
+défaite qui lui paraissait trop facile. Mais d'Espinosa
+avait fait remarquer que ce serait là une manière de
+montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au
+demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas
+celui qui les avait reçus de lutter contre le taureau,
+quarante-huit heures après. Le roi s'était laissé convaincre.</p>
+
+<p>Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et,
+malgré que son bras le fît encore souffrir, il s'était juré
+d'estoquer proprement son taureau pour se montrer
+digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui au
+moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément
+en disgrâce.</p>
+
+<p>Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie
+plus tranquille. Barba Roja, après avoir couru son taureau,
+serait occupé avec la Giralda. Une rencontre entre
+lui et Pardaillan serait ainsi évitée. Et, comme Fausta
+prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le taureau,
+ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie
+bohémienne. Centurion et ses hommes opéreraient sans
+lui, et à son lieu et place.</p>
+
+<p>Puisque nous faisons un exposé de la situation des
+partis en présence, il nous paraît juste, laissant pour un
+instant ces puissants personnages à leurs préparatifs, de
+voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du côté
+adverse.</p>
+
+<p>D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda,
+complètement ignorante des dangers qu'elle court, naïvement
+heureuse de ce qu'elle croit un hasard, qui lui
+permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son coeur.</p>
+
+<p>D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait
+des appréhensions, c'était surtout au sujet de sa fiancée.
+Un secret instinct l'avertissait qu'elle était menacée.
+Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi qu'il l'avait
+dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait
+considérablement exagéré les dangers auxquels il était
+exposé.</p>
+
+<p>Cependant, il voulait bien admettre que quelque
+ennemi inconnu avait intérêt à sa mort. En ce cas, le pis
+qui pouvait lui arriver était d'être assailli par quelques
+coupe-jarrets, et il se sentait de force à se défendre vigoureusement.
+D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer
+dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau.
+Ce n'est pas non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses
+à ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu'on
+viendrait lui chercher noise. Donc, toutes les histoires de
+Mme Fausta n'étaient que... des histoires.</p>
+
+<p>S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris
+par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette
+insouciante quiétude.</p>
+
+<p>Enfin, il y avait Pardaillan.</p>
+
+<p>Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes,
+sans amis, seul, absolument seul.</p>
+
+<p>Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation
+par où il entendait ce qui se disait et voyait ce
+qui se passait dans la salle souterraine, où se réunissaient
+les conjurés, au moment où Fausta parlait à Centurion
+de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune
+fille fût menacée.</p>
+
+<p>En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait
+le Torero. Il savait que l'action serait chaude et qu'il y
+laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit
+qu'il serait là et la mort seule eût pu l'empêcher de
+tenir sa promesse.</p>
+
+<p>Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables
+préparatifs qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient
+tout aussi bien le viser, que le Torero.</p>
+
+<p>De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne
+s'ensuit pas qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu
+de cette foule de seigneurs, dont il sentait la sourde
+hostilité.</p>
+
+<p>Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère,
+comme il ne voyait que visages renfrognés ou menaçants,
+il se hérissa plus que jamais, toute son attitude
+devint une provocation qui s'adressait à une multitude.</p>
+
+<p>Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et,
+comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait
+toutes les chances d'être emporté par la tourmente.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LA CORRIDA</h3>
+
+<p>Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins,
+à la place que d'Espinosa avait eu la précaution de lui
+faire garder, les trompettes sonnèrent.</p>
+
+<p>C'était le signal impatiemment attendu annonçant que
+le roi ordonnait de commencer.</p>
+
+<p>Barba Roja avait été désigné pour courir le premier
+taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque
+dont nous n'avons pas à nous occuper; le troisième, au
+Torero.</p>
+
+<p>Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une
+superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se
+tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d'une
+dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder dans sa
+lutte.</p>
+
+<p>La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes
+qui n'y avaient que faire, mais éprouvaient
+l'impérieux besoin de venir parader là, sous les regards
+des belles et nobles dames occupant les balcons et les
+gradins.</p>
+
+<p>Nécessairement, on entourait et complimentait Barba
+Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément
+fixés sur la porte du toril, par où devait pénétrer
+la bête qu'il allait combattre.</p>
+
+<p>En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et
+des <i>areneros</i> de Barba Roja, il y avait tout un peuple
+d'ouvriers chargés de l'entretien de la piste, d'enlever les
+blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang,
+de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de
+mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité
+urgente se révélait à la dernière minute.</p>
+
+<p>Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade
+générale, qui excita au plus haut point l'hilarité des
+milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher
+un mince sourire à Sa Majesté. On savait que
+l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et,
+dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à
+face avec la bête.</p>
+
+<p>Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au
+drame.</p>
+
+<p>Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la
+barrière protectrice, les hommes de Barba Roja, qui
+devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient
+à peine de se masser prudemment derrière son cheval,
+que, déjà, le taureau faisait son entrée.</p>
+
+<p>C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc,
+sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes
+et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux
+yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées,
+était fièrement redressée, dans une attitude de force et
+de noblesse impressionnantes.</p>
+
+<p>En sortant du toril, où depuis de longues heures il
+était demeuré dans l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord,
+comme ébloui par l'aveuglante lumière d'un soleil rutilant,
+inondant la place. Le taureau se présentant noblement,
+les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le
+surprendre et le déconcerter.</p>
+
+<p>Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les
+cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba
+Roja devait s'emparer pour être proclamé vainqueur; à
+moins qu'il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le
+trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise
+à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel
+moyen.</p>
+
+<p>Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il
+eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur
+lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de
+suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile,
+attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.</p>
+
+<p>Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un
+galop effréné.</p>
+
+<p>C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à
+fond de train, la lance en arrêt.</p>
+
+<p>Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course
+échevelée fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de
+mort plana sur la foule angoissée.</p>
+
+<p>Le choc fut épouvantablement terrible.</p>
+
+<p>De toute la force des deux élans contraires, le fer de
+la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.</p>
+
+<p>Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles
+puissants pour obliger le taureau à passer à sa
+droite, en même temps qu'il tournait son cheval à gauche.
+Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse,
+augmentée encore par la rage et la douleur, et
+le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait
+violemment dans le vide ses jambes de devant.</p>
+
+<p>Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse,
+écrasant son cavalier dans sa chute.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant
+derrière la bête, s'efforçaient de lui trancher les
+jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très
+aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que
+l'on appelait la <i>media-luna</i>.</p>
+
+<p>Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle
+manoeuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre
+pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière,
+comme s'il eût voulu la franchir, tandis que le taureau
+poursuivait sa course en sens contraire.</p>
+
+<p>Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de
+Barba Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de
+rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant
+lui.</p>
+
+<p>Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant
+personne devant elle, la bête s'arrêta, se retourna et
+chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa
+queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait eu le don
+de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était
+visible&mdash;toutes ses attitudes parlaient un langage très
+clair, très compréhensible&mdash;qu'elle ferait payer cher le
+mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte,
+elle resta à la place où elle s'était arrêtée et
+attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants.</p>
+
+<p>Étant donné les dispositions nouvelles de la bête,
+étant donné surtout qu'elle se tenait sur ses gardes,
+maintenant, il était clair que la deuxième passe serait
+plus terrible que la première.</p>
+
+<p>Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là,
+il s'arrêta net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant,
+très court, et, voyant que le taureau semblait méditer
+quelque coup et ne paraissait pas disposé à l'attaque,
+il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre
+en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à
+même de le comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc!
+(Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!...</p>
+
+<p>Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes
+de l'homme qui avançait lentement, prêt à saisir au
+bond l'occasion propice.</p>
+
+<p>Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme
+accélérait son allure et redoublait d'injures vociférées
+d'une voix de stentor. C'était d'ailleurs dans les moeurs
+de l'époque.</p>
+
+<p>Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde
+de répondre.</p>
+
+<p>Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible,
+se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en
+effet, tenaient pour l'homme et criaient:</p>
+
+<p>«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui
+les oreilles! Donne-le à tes chiens!</p>
+
+<p>D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:</p>
+
+<p>«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes
+au vent! Tu n'oseras pas y aller!»</p>
+
+<p>Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir
+de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant
+pas de vue son dangereux adversaire, accélérant toujours
+son allure.</p>
+
+<p>Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa
+brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et,
+dans une détente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un
+bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.</p>
+
+<p>Contre toute attente, il n'y eut pas collision.</p>
+
+<p>Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à
+une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné
+de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté
+opposé.</p>
+
+<p>Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire.
+Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer
+à gauche. La manoeuvre était audacieuse. Pour la tenter,
+il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué
+d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être
+absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que
+cette monture fût douée d'une souplesse et d'une vigueur
+peu communes. Accomplie avec une précision admirable,
+elle eut un succès complet.</p>
+
+<p>Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste
+de tuer, il n'en était pas de même du cavalier, qui ne
+visait qu'à enlever le flot de rubans.</p>
+
+<p>Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige,
+soit&mdash;plutôt&mdash;chance extraordinaire, le colosse
+réussit pleinement et, en s'éloignant à toute bride, dressé
+droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au
+bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de
+soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de
+cette course.</p>
+
+<p>Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace,
+magistralement réussi, salua la victoire de l'homme
+par des vivats joyeux, et c'était toute justice, car ce
+coup était extrêmement rare, et, pour se risquer à
+l'essayer, il fallait être doué d'un courage à toute
+épreuve.</p>
+
+<p>Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui
+avait infligée le chevalier de Pardaillan; il avait à se
+faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit
+ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à s'exposer
+pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement
+récompensée par le succès d'abord, ensuite par le
+roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à
+voix haute.</p>
+
+<p>Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en
+avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer
+de la lice. C'était son droit. Mais, grisé par son succès,
+enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus
+et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors
+de son contact avec la bête, il résolut incontinent de
+pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau.</p>
+
+<p>C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir
+pouvait être considéré comme jeu d'enfant à
+côté de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent
+tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait à
+poursuivre la course.</p>
+
+<p>En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait
+commencé par foncer au hasard, par instinct combatif.
+Dès la première passe, il avait compris qu'il s'était trompé.
+Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour
+lui.</p>
+
+<p>Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable,
+sa rage et sa fureur restaient les mêmes,
+mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là.</p>
+
+<p>Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière,
+presque en face de Pardaillan. C'est là que le taureau
+avait éprouvé sa première déception, là qu'il avait été
+frappé par le fer de la lance, là qu'il revenait toujours.
+Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait terriblement
+dangereux.</p>
+
+<p>Afin de permettre à leur maître de parader un moment
+en promenant le trophée conquis, les aides de Barba
+Roja s'efforçaient de détourner de lui l'attention de
+l'animal.</p>
+
+<p>Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable
+ennemi, c'était cette énorme masse de fer à quatre
+pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. C'était de là
+qu'était parti le coup qui l'avait meurtri. C'était cela
+qu'il voulait meurtrir à son tour.</p>
+
+<p>Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait
+pas du gîte qu'il s'était choisi. Il dédaignait les appels,
+les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba
+Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le
+harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la
+poursuite et revenait invariablement à son endroit favori,
+comme s'il eût voulu dire: c'est ici le champ de
+bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer,
+ou que je te tuerai.</p>
+
+<p>Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment
+paradé, il s'affermit sur les étriers, assura sa lance
+dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait
+de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur
+elle à toute vitesse.</p>
+
+<p>Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa
+approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui
+convenait, elle bondit de son côté.</p>
+
+<p>Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le
+taureau, l'homme faisait obliquer son cheval à gauche, de
+telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux
+fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette manoeuvre.
+Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait
+passé par le chemin que l'homme lui indiquait.</p>
+
+<p>Or, le taureau avait appris la manoeuvre.</p>
+
+<p>Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant,
+on ne pouvait plus la lui faire.</p>
+
+<p>Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait
+toujours fait. Seulement, à l'instant précis où le cavalier
+changeait la direction de son cheval, le taureau changea
+de direction aussi et, brusquement, il tourna à droite.</p>
+
+<p>Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête
+fut épouvantable.</p>
+
+<p>Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les
+cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence,
+une force irrésistibles.</p>
+
+<p>Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant
+tout le poids du corps en avant pour donner plus de
+force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant
+dans le vide, perdit l'équilibre, la violence du choc l'arracha
+de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa
+monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla
+s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière,
+où il demeura immobile, évanoui.</p>
+
+<p>Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines
+des spectateurs haletants.</p>
+
+<p>Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les
+aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis
+que les uns s'élançaient au secours du maître, les autres
+s'efforçaient de détourner de lui l'attention de la bête
+ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue
+du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de
+fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie
+large, béante.</p>
+
+<p>Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas
+besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait
+de celui de l'armure.</p>
+
+<p>Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent
+de le transporter hors de la piste. La barrière
+n'était pas loin, heureusement, et les quatre hommes
+qui le secouraient, bien que troublés par les évolutions
+du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l'autre
+côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien
+arrêtée et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec
+une ténacité déconcertante.</p>
+
+<p>Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse
+de fer et surtout à celle qui l'avait frappé.</p>
+
+<p>Voici qui le prouve:</p>
+
+<p>Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de
+ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les
+pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé
+sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il s'acharna
+sur le malheureux coursier avec une rage dont rien
+ne saurait donner une idée.</p>
+
+<p>Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la
+masse qui l'avait bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait
+pas l'autre partie qui l'avait blessé, c'est-à-dire
+l'homme étendu sur le sable.</p>
+
+<p>Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes
+encore, il le lâcha et se retourna vers l'endroit où
+était tombé l'homme.</p>
+
+<p>Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance
+et la mettait à exécution avec un esprit de suite
+vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des
+aides de Barba Roja pour le détourner échouèrent piteusement.</p>
+
+<p>Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa
+route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les
+avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et
+revenait avec un acharnement au blessé, qu'il voulait,
+c'était visible, atteindre à tout prix.</p>
+
+<p>Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus
+furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des
+efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés
+eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et
+s'empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.</p>
+
+<p>Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines,
+étreintes par l'horreur et l'angoisse.</p>
+
+<p>La piste avait été envahie par une foule de braves,
+courageux certes, animés des meilleures intentions aussi,
+mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable,
+se tenant prudemment à distance du taureau et
+ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur
+vaine agitation, qu'à l'exaspérer davantage, si possible.</p>
+
+<p>A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja,
+Tous le comprirent ainsi.</p>
+
+<p>Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa
+et, froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en
+quête d'un nouveau garde du corps pour mon service
+particulier.</p>
+
+<p>Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours
+étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en
+tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure
+et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se
+contentait de quelques coups, l'homme pouvait espérer
+en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié
+peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses
+blessures. Si la bête montrait le même acharnement
+qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y avait pas d'armure
+assez puissante pour résister à la force des coups
+redoublés qu'elle lui porterait.</p>
+
+<p>Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient
+de son ennemi inerte...</p>
+
+<p>A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait
+rien de commun avec le frisson de la terreur qui la
+secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l'angoisse.</p>
+
+<p>Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes
+se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant
+à voir, à voir malgré tout, sans s'occuper de gêner
+le voisin. Une immense acclamation retentit dans les
+tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait
+pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de
+la place et dans les rues adjacentes:</p>
+
+<p>«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»</p>
+
+<p>Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et
+d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément
+la sévère étiquette pour se bousculer derrière
+le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour
+voir.</p>
+
+<p>Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son
+impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées
+sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors
+du balcon.</p>
+
+<p>Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura
+froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur
+ses lèvres, qui tremblaient légèrement.</p>
+
+<p>Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins
+et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand
+inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient
+voir.</p>
+
+<p>Voir quoi?</p>
+
+<p>Ceci:</p>
+
+<p>Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à
+pied, sans armure, ayant à la main une longue dague,
+hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du
+prodige, venait se placer résolument entre la bête et
+Barba Roja.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement,
+l'acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur
+l'assemblée haletante.</p>
+
+<p>Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse,
+avec un sourire livide:</p>
+
+<p>«Monsieur de Pardaillan!»</p>
+
+<p>Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles,
+de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en
+ajoutant aussitôt:</p>
+
+<p>«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois,
+monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés
+du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis
+fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne
+pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus
+à son représentant.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son
+calme accoutumé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le
+sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint
+délibérément Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais
+pas un maravédis de sa peau.</p>
+
+<p>Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent
+prophétique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va
+tuer proprement cette brute.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le
+roi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est
+au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels
+ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier
+de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre,
+et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen
+que je vous ai indiqué.</p>
+
+<p>Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il
+demeura tout songeur.</p>
+
+<p>Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain
+devant lui cet adversaire inattendu, s'était arrêté comme
+s'il eût été étonné.</p>
+
+<p>Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête,
+visa son adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et
+porta un coup foudroyant de rapidité.</p>
+
+<p>Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux
+qu'il avait dans l'action. Il s'était placé de profil devant
+la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en
+équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et
+flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée
+à droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait
+Frapper.</p>
+
+<p>Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça
+tête baissée, et vint s'enferrer lui-même.</p>
+
+<p>Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe
+de la dague en effaçant à peine sa poitrine.</p>
+
+<p>Enferré, le taureau ne bougea plus.</p>
+
+<p>Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi
+les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.</p>
+
+<p>Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé?
+Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il
+ainsi immobile?</p>
+
+<p>Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en
+statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas
+de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît
+et le mît en pièces?</p>
+
+<p>Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.</p>
+
+<p>A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les
+spectateurs.</p>
+
+<p>Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la
+garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau.
+Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui
+pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment
+grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur
+et lui faire payer par une mort épouvantable le
+coup qu'il venait de lui porter?</p>
+
+<p>C'est ce que se demandait Pardaillan...</p>
+
+<p>Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il
+résolut d'en avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement,
+il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'écarta,
+au cas, improbable, d'une suprême révolte de la bête.</p>
+
+<p>Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une
+masse.</p>
+
+<p>Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés
+reprirent leur expression naturelle, les gorges
+contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On
+respira largement: on eût dit qu'on craignait de ne pouvoir
+emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons
+violemment comprimés.</p>
+
+<p>Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent
+en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient
+aux éclats. Ce fut un soulagement universel d'abord,
+puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la
+joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation
+délirante à l'adresse de l'homme courageux qui
+venait d'accomplir cet exploit.</p>
+
+<p>Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un
+bon moment à contempler d'un oeil rêveur et attristé
+l'agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux
+à l'époque, il venait de mettre à mort.</p>
+
+<p>En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour
+de hautains gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air
+provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se
+pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc,
+livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroyé
+à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et
+ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées d'espions.
+Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.</p>
+
+<p>Après avoir longuement considéré le taureau expirant,
+il murmura avec un accent de pitié inexprimable:</p>
+
+<p>«Pauvre bête!...»</p>
+
+<p>Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête
+qui l'eût infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.</p>
+
+<p>En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux
+tombèrent sur la dague qu'il tenait machinalement dans
+son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans
+un geste de répulsion et de dégoût.</p>
+
+<p>Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba
+Roja qui emportaient leur maître, toujours évanoui, et,
+machinalement, ses yeux allèrent alternativement du colosse
+qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait déjà
+à traîner hors de la piste.</p>
+
+<p>Ses traits reprirent leur première expression de rêverie
+mélancolique, tandis qu'il songeait:</p>
+
+<p>«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le
+plus brute, de l'homme qu'on emporte là-bas ou de la
+bête, que j'ai stupidement sacrifiée?»</p>
+
+<p>Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans
+l'intention de le féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées
+furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui
+l'abordaient, la bouche en coeur, tout déconfits et se
+demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide
+gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas
+quelque peu dément.</p>
+
+<p>Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser,
+Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente,
+ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu'on lui avait réservé,
+mais ne voulant pas cependant abandonner le prince
+au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.</p>
+
+<p>Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on
+avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat.
+Mais, alors que partout ailleurs&mdash;ou à peu près&mdash;on
+souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme,
+dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment,
+sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à
+Philippe II et à d'Espinosa.</p>
+
+<p>Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement
+que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait
+infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité,
+sous l'empire de la superstition qui lui suggérait la
+pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en
+souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait
+vainqueur de la brute.</p>
+
+<p>Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement,
+elle fit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'avais-je dit?</p>
+
+<p>&mdash;Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme
+habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est
+invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant
+le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en vois pas
+d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.</p>
+
+<p>Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et
+des dissimulations patientes, autant qu'il était tenace
+dans ses rancunes.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer,
+serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution
+de nos projets.</p>
+
+<p>D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement
+ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement,
+laconiquement, avec un accent de froide résolution
+et un geste tranchant comme un coup de hache:</p>
+
+<p>&mdash;Trop tard! dit-il.</p>
+
+<p>Fausta respira. Elle avait craint un instant que le
+grand inquisiteur n'acquiesçât à la demande du roi.</p>
+
+<p>Philippe considéra à son tour, un moment, son grand
+inquisiteur en face, puis, il détourna négligemment la
+tête sans plus insister.</p>
+
+<p>Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de
+Pardaillan.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>LE CHICO REJOINT PARDAILLAN</h3>
+
+<p>La course qui suit ne se rattachant par aucun point à
+ce récit, nous laisserons jouter de son mieux le noble
+hidalgo, qui avait succédé à Barba Roja&mdash;sérieusement
+endommagé par sa chute, paraît-il&mdash;et nous suivrons
+le chevalier de Pardaillan.</p>
+
+<p>Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans
+interruption autour de la piste, comme de nos jours.</p>
+
+<p>Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la
+suite des seigneurs qui devaient prendre part à une des
+courses et par une foule d'aides et d'ouvriers. Il y avait
+de plus la ruée de tous ceux que l'intervention imprévue
+du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient précipités
+vers lui.</p>
+
+<p>La porte de la barrière franchie, la foule acclamant
+le vainqueur et s'écartant complaisamment pour lui laisser
+passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu'il
+cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié déshabillé, tenant
+sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui
+paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand
+effort longtemps soutenu.</p>
+
+<p>Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec
+tout le soin minutieux qu'on apportait à cette opération
+jugée alors très importante, don César avait été un des
+derniers à avoir connaissance de l'accident survenu à
+Barba Roja.</p>
+
+<p>Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer
+le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop
+généreuse nature pour hésiter sur la conduite à tenir en
+semblable occurrence. Sans prendre le temps d'achever
+de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en
+courant, tel fut son premier mouvement.</p>
+
+<p>Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il
+espérait arriver à temps pour sauver son ennemi en attirant
+l'attention du taureau vers lui.</p>
+
+<p>Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait
+avancer que lentement, trop lentement au gré de
+son impatiente générosité.</p>
+
+<p>Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement
+de traverser, il apprit la foudroyante intervention
+du gentilhomme français.</p>
+
+<p>On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero
+ne pouvait s'y tromper. Pardaillan, seul, était capable
+d'un trait de bravoure et de générosité pareil.</p>
+
+<p>Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère,
+étreint par l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les
+poings de désespoir, se contenter d'écouter le récit du
+combat fait à voix haute par ceux qui voyaient, répété
+et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne
+voyaient pas.</p>
+
+<p>La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau
+ne put le tirer d'inquiétude. Il savait, en effet, que,
+dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs,
+électrisés, acclamaient impartialement aussi bien
+la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait leur admiration.</p>
+
+<p>Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent
+lui apporter un peu d'espoir. Il n'eut qu'à prêter
+l'oreille pour entendre les exclamations les plus diverses:</p>
+
+<p>«Le taureau s'est écroulé comme une masse!&mdash;Un
+coup, un seul coup lui a suffi, senor!&mdash;Et avec une
+méchante petite dague!&mdash;Splendide! Merveilleux!&mdash;Voilà
+un homme!&mdash;Quel dommage qu'il ne soit pas
+Espagnol!&mdash;Le plus admirable, c'est que c'est le même
+gentilhomme qui a, l'autre jour, administré la correction
+que vous savez à ce pauvre Barba Roja, qui joue de
+malheur décidément!&mdash;Quoi, le même?&mdash;C'est comme
+j'ai l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé
+Barba Roja, aujourd'hui, il s'expose bravement pour
+le secourir. C'est noble, généreux!»</p>
+
+<p>En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois
+plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci me
+lui en avait dit depuis qu'il le connaissait.</p>
+
+<p>Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le
+mouvement de la foule, s'écartant pour faire place au
+triomphateur, le mit face à face avec celui qu'il s'était
+vainement efforcé de secourir.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où
+courez-vous ainsi, demi nu?</p>
+
+<p>Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une
+blessure, le Torero s'écria, en désignant de la main la
+foule qui les entourait:</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris
+au milieu de cette presse, et, malgré tous mes efforts, je
+n'ai pu me dégager à temps.</p>
+
+<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux
+qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement
+admiratif.</p>
+
+<p>&mdash;Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée
+au milieu d'une cohue pareille.</p>
+
+<p>Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il
+dit très doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet
+inutile d'aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons
+chez vous. Je n'aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement
+le sourcil, avoir autour de moi autant d'indiscrets
+personnages.</p>
+
+<p>Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous,
+sur ce ton froid qui lui était particulier quand l'impatience
+commençait à le gagner, souligné par un coup
+d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus pressants.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle
+imprudence!... Vous venez de me faire passer les minutes
+les plus atroces de mon existence!</p>
+
+<p>Le chevalier prit son expression la plus naïvement
+étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! s'écria-t-il; et comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Mais en vous jetant témérairement,
+comme vous l'avez fait, au-devant d'un adversaire terrible.
+Comment, vous ne connaissez rien du caractère du
+taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre,
+vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la
+nature l'a doté, et vous allez délibérément vous jeter sur
+son chemin avec, pour toute arme, une dague à la main!
+Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous soyez
+vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les
+chances de ne pas en revenir?</p>
+
+<p>&mdash;Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est
+précisément celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la
+pauvre bête y a laissé sa vie. Et c'est grâce à vous, du
+reste.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne
+savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s'il
+était en train de se moquer de lui.</p>
+
+<p>Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel
+il n'y avait pas à se méprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si
+bien dépeint la bête, vous m'avez si bien dévoilé son
+caractère et ses manières, vous m'avez si bien indiqué
+et ses ruses et la facilité avec laquelle on peut la leurrer,
+vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de son
+corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si
+exacte l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai
+eu qu'à me souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre
+vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis
+à la fois étonné et honteux. Tout l'honneur du coup,
+si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne justice.</p>
+
+<p>Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec
+un sérieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité
+manifeste, le Torero leva les bras au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez une manière de présenter les choses
+tout à fait particulière.</p>
+
+<p>Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata
+franchement de rire. Et le Torero ne put s'empêcher de
+partager son hilarité.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée,
+je vous dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait
+vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez
+à être, c'est précisément, d'avoir su garder assez
+de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale
+manière les pauvres indications que j'ai eu le
+bonheur de vous donner.</p>
+
+<p>&mdash;Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en
+droit de me garder quelque rancune de ce coup qu'il
+vous plaît de qualifier de merveilleux?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je
+crois bien que le seigneur Barba Roja aurait rendu son
+âme à Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas...</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la
+malemort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire
+qu'il ne mourrait que de votre main.</p>
+
+<p>En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil
+scrutateur le loyal visage de son jeune ami.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère
+bien qu'il en sera ainsi que je désire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez donc bien que vous avez le droit de
+m'en vouloir, dit froidement le chevalier.</p>
+
+<p>Le Torero secoua doucement la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous
+le voyez, je courais au secours d'une créature humaine
+en péril. Je vous jure bien, chevalier, qu'en allant
+tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai
+pas pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un
+ennemi.</p>
+
+<p>L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.</p>
+
+<p>&mdash;En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne
+risqueriez peut-être pour vous-même qu'à la toute dernière
+extrémité, si je ne vous avais prévenu, vous l'eussiez
+tenté en faveur d'un ennemi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne
+détestez-vous pas vous-même Barba Roja?</p>
+
+<p>Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui
+pouvait exprimer aussi bien l'assentiment ou la dénégation.</p>
+
+<p>Puis, il dit paisiblement:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous à quoi je pense?</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit le Torero surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous
+que notre ami Cervantes ne soit pas ici présent.</p>
+
+<p>De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit
+auxquelles il n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit
+des yeux énormes et demanda machinalement:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu,
+à vous entendre, une belle occasion de vous donner, à
+vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les
+oreilles à tout bout de champ.</p>
+
+<p>Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le
+Barba Roja?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où
+j'étais si bien écrasé que je n'ai pu en sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura
+le chevalier. Je n'ai pas de raisons d'en vouloir à
+Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui me veut la malemort.</p>
+
+<p>A ce moment, une main souleva la portière qui masquait
+l'entrée de la tente et un personnage entra délibérément.</p>
+
+<p>&mdash;Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan.
+Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume!
+Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint de
+velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausses,
+et ces dentelles, et ce superbe petit manteau
+de soie bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc,
+ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au
+côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand air? Et
+je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois
+là.</p>
+
+<p>Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.</p>
+
+<p>Le nain était vraiment superbe.</p>
+
+<p>Habituellement il affectait un dédain superbe pour la
+toilette. Il ne pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué
+qu'il était à courir la campagne. Puis, pour tout
+dire, quand il allait implorer la charité des âmes pieuses,
+il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât
+la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico
+était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au
+reste, à l'époque, la mendicité était un métier comme
+un autre.</p>
+
+<p>Le Chico donc était habituellement en haillons. Très
+propres, il est vrai, depuis la leçon que lui avait infligée
+la petite Juana; mais des haillons, si propres qu'ils
+soient, sont toujours des haillons. Le nain n'endossait
+de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces
+beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en
+comparaison du magnifique costume, flamboyant neuf,
+qu'il arborait ce jour-là.</p>
+
+<p>Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se
+chargea de renseigner le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est
+mis dans la tête qu'il m'a de grandes obligations, alors
+qu'en réalité c'est moi qui suis son obligé, le Chico est
+venu me demander, comme une faveur, de m'assister
+dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume,
+aux couleurs de celui que j'endosse moi-même,
+et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces
+frais considérables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser,
+après tant d'attentions délicates. Ce qui fait qu'on
+me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir
+l'air le petit homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous
+fera grand honneur, j'en réponds.</p>
+
+<p>Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait,
+et il le laissait ingénument voir.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble
+maître. Puisque vous le dites, j'y ai réussi.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu:
+mon noble maître, en parlant de don César? Sais-tu s'il
+est noble seulement, puisque lui-même n'en sait rien!</p>
+
+<p>&mdash;Il l'est, dit le nain avec conviction.</p>
+
+<p>&mdash;C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il
+serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.</p>
+
+<p>Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en
+poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors
+une très grande importance. Peut-être, connaissant sa
+fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle,
+tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.</p>
+
+<p>Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas,
+dit-il. Don César est un ganadero (éleveur de taureaux).
+En Espagne, c'est une profession qui anoblit.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! Ne le saviez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi non.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur
+que veut bien me faire notre sire le roi, en m'admettant
+à courir devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?</p>
+
+<p>&mdash;Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia
+que je possède m'a été léguée par celui qui m'a
+élevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou
+de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en direz tant...</p>
+
+<p>Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner
+des instructions aux deux hommes qui, en outre du
+Chico, devaient l'assister dans sa course:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le
+nain, quelle mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui
+t'enrôler dans la suite de don César?</p>
+
+<p>Le Chico regarda fixement Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le savez bien, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux
+dire!</p>
+
+<p>Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et
+baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans
+la salle souterraine, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quel rapport?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que don César est en péril, puisque
+vous ne le quittez pas d'une semelle.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve
+de ce dévouement. Quoi! c'est pour cela que tu es venu
+t'offrir? C'est pour le défendre que tu as pris cette
+dague qui te donne un air si crâne?</p>
+
+<p>Et il considérait le petit homme avec une admiration
+attendrie.</p>
+
+<p>Le nain cependant se méprit sur la signification de
+ce coup d'oeil, et, hochant tristement la tête, il dit, sans
+amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse
+et ma petite taille ne pourront apporter qu'une
+aide illusoire s'il y a bataille. Peut-on savoir? La piqûre
+d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour détourner
+le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis
+être ce mosquito, tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan.
+Loin de moi la pensée de chercher à diminuer ton généreux
+dévouement. Mais, mon petit, sais-tu que la
+lutte sera terrible, la bagarre affreuse?</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, tiens!</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que tu risques ta peau?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine
+d'en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie,
+vous vous trompez, ajouta le nain d'un ton désabusé.</p>
+
+<p>&mdash;Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit
+par la taille, mais tu as un grand coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez
+comme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le
+dites. Depuis que je vous connais, j'ai comme cela des
+idées que je ne comprends pas très bien. On m'eût fort
+étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles
+idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce
+que vous voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais,
+depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même. Un mot
+de vous me bouleverse, et, pour mériter un compliment
+de vous, je passerais sans hésiter à travers un brasier!</p>
+
+<p>Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit
+homme, murmura:</p>
+
+<p>«Pauvre petit bougre!»</p>
+
+<p>Et tout haut, avec une douceur inexprimable:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, Chico, je comprends admirablement
+ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas.</p>
+
+<p>Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:</p>
+
+<p>&mdash;Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement
+de tous côtés.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc m'a cherché? Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite
+hôtelière que tu connais bien.</p>
+
+<p>&mdash;Juana! dit le Chico qui rougit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as nommée.</p>
+
+<p>Le nain hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu
+de ma parole?</p>
+
+<p>Le Chico eut une imperceptible hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit-il. Cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela
+prouve que tu n'es qu'un niais, Chico. Tu ne connais
+pas les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher?
+dit le nain devenu radieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je me tue à te le dire, mort-diable!</p>
+
+<p>&mdash;Alors?...</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu
+seras bien reçu, j'en réponds... si toutefois tu tires tes
+chausses de la bagarre.</p>
+
+<p>&mdash;Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de
+joie.</p>
+
+<p>&mdash;A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite...,
+hasarda le chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela? fit naïvement le Chico.</p>
+
+<p>&mdash;En t'en allant avant la bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Abandonner don César dans le danger! Vous n'y
+pensez pas! Arrive qu'arrive, je reste, tiens!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! Silence, voici le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le
+Torero en soulevant la portière, sans entrer, le moment
+approche.</p>
+
+<p>&mdash;A vos ordres, don César.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>L'ORAGE ÉCLATE</h3>
+
+<p>Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se
+passait, dans la loge royale, un incident que nous devons
+relater ici.</p>
+
+<p>Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait
+de son nom serait admise séance tenante en sa
+présence.</p>
+
+<p>Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan
+et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et
+du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment
+d'entrer dans la piste, un courrier couvert de poussière
+s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à
+Mme la princesse Fausta.</p>
+
+<p>Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait,
+avant de parler, indiqué d'un coup d'oeil discret le roi,
+qui le dévisageait avec son insistance accoutumée.</p>
+
+<p>Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil,
+dit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, comte, Sa Majesté le permet.</p>
+
+<p>Le courrier s'inclina profondément devant le roi et
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.</p>
+
+<p>D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement
+le courrier à qui Fausta venait de donner le titre
+de comte.</p>
+
+<p>Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet
+d'un coup de foudre.</p>
+
+<p>Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta
+tressaillit.</p>
+
+<p>Le roi sursauta et dit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est
+plus, répéta le comte en s'inclinant.</p>
+
+<p>&mdash;Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.</p>
+
+<p>Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un
+signe de tête qui n'annonçait rien de bon pour le messager
+espagnol, quel qu'il fût.</p>
+
+<p>Fausta sourit imperceptiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton
+glacial, votre police est mieux organisée que la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée,
+ma police n'est pas faite par des prêtres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire?... gronda Philippe.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont
+supérieurs en tout ce qui concerne l'élaboration d'un
+plan, la mise à exécution d'une intrigue bien ourdie on
+ne saurait attendre d'eux l'effort physique que nécessite
+un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable occurrence,
+le plus savant et le plus intelligent des prêtres
+ne vaudra pas un écuyer consommé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, dit le roi radouci.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure
+faite à l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra
+que son messager aura fait toute la diligence qu'il était
+permis d'attendre de lui. Dans quelques heures il sera
+ici.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement
+à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis
+en avant pour succéder au Saint-Père?</p>
+
+<p>On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi
+ni comment était mort Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était
+un ennemi qui s'en allait. Et quel ennemi!</p>
+
+<p>L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et
+terrible jouteur.</p>
+
+<p>Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique
+espagnole, comme le pape défunt, ou serait-il un allié?
+Voila ce qui était important.</p>
+
+<p>Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il
+était visible qu'il avait donné un effort surhumain
+et qu'il ne se tenait debout que par un prodige de
+volonté.</p>
+
+<p>A la question du roi, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.</p>
+
+<p>Le roi fit une moue significative.</p>
+
+<p>&mdash;On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.</p>
+
+<p>La moue du roi s'accentua.</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande
+partie du neveu du pape défunt, le cardinal Montalte.
+Il est certain que le conclave suivra docilement les indications
+que lui donnera le cardinal Montalte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un
+signe de tête.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer.
+Vous en avez besoin.</p>
+
+<p>Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction
+visible et ne se la fit pas renouveler.</p>
+
+<p>&mdash;Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie
+l'élection du pape futur, n'est-il pas de vos amis, madame?
+dit le roi lorsque le courrier fut sorti.</p>
+
+<p>&mdash;Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce
+Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore?</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis,
+dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous ont-ils pas suivie ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que oui, sire.</p>
+
+<p>Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant
+sur celui d'Espinosa qui répondit par un imperceptible
+signe de tête.</p>
+
+<p>Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence
+de l'autre. Elle comprit et elle pensa:</p>
+
+<p>«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes.
+Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car
+ces deux fous d'amour commençaient à me gêner plus
+que je n'aurais voulu.»</p>
+
+<p>Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était
+plus:</p>
+
+<p>«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je
+ne ferais pas bien de retourner là-bas? Pourquoi ne
+reprendrais-je pas l'oeuvre gigantesque? A présent que
+Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de force à me
+résister?»</p>
+
+<p>Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir
+profondément:</p>
+
+<p>«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini!
+momentanément. Ce que j'entreprends ici ne le cède en
+rien en grandeur et en puissance à ce que j'avais rêvé.
+Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus sûrement à
+la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si
+je parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera
+tranquille. Mes biens, mes États, sur lesquels le
+vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En
+cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y serai
+encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils,
+le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher
+cet enfant sans crainte d'attirer sur lui l'attention
+mortelle de mon irréductible ennemi. Le trésor que
+j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule connaît
+la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est
+plus. Mon fils, du moins, sera riche.»</p>
+
+<p>Et avec une sorte d'étonnement:</p>
+
+<p>«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir
+de revoir l'innocente petite créature, de la serrer dans
+mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin à l'abri de
+tout danger?...»</p>
+
+<p>A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, madame, que comptez-vous faire?</p>
+
+<p>Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise,
+grand inquisiteur d'Espagne, la désinvolture avec laquelle
+il se permettait de l'interroger sur ses projets ne
+laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher
+en présence du roi, elle se fit glaciale pour demander à
+son tour:</p>
+
+<p>&mdash;A quel sujet?</p>
+
+<p>&mdash;Au sujet de la succession du pape Sixte V.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché,
+en quoi cette succession peut-elle m'intéresser?</p>
+
+<p>D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement,
+avec une insistance lourde de menaces:</p>
+
+<p>«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès
+vous a valu une condamnation à mort? N'avez-vous
+pas, durant de longs mois, été la prisonnière de
+celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous
+annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice
+et ne serez-vous pas tentée de reprendre vos projets
+momentanément abandonnés?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces
+projets n'existent plus dans mon esprit. J'y renonce librement.
+Le successeur de Sixte, quel qu'il soit, ne me
+verra pas me dresser sur son chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos
+conventions? Vous n'avez pas l'intention de regagner
+l'Italie, Rome?</p>
+
+<p>&mdash;Non, cardinal. J'entends rester ici.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant
+s'intéresser à la course, ne perdait pas un mot de cette
+conversation:</p>
+
+<p>&mdash;A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.</p>
+
+<p>Philippe II la regarda d'un air étonné.</p>
+
+<p>Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa
+répondit pour lui:</p>
+
+<p>&mdash;Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous
+pas l'astre le plus resplendissant de sa cour? Aussi
+Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous gardera près
+d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.</p>
+
+<p>L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie
+ni la menace dans ces paroles d'une galanterie raffinée
+en apparence.</p>
+
+<p>Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un
+oeil froid la haute stature du grand inquisiteur devant
+qui chacun se courbait et s'effaçait, elle songeait, avec
+un imperceptible sourire aux lèvres:</p>
+
+<p>«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde
+prisonnière à Séville jusqu'à ce que le pape de ton choix
+soit désigné pour succéder à Sixte! Sans t'en douter tu
+fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me débarrassant
+de Montai te et de Sfondrato.»</p>
+
+<p>Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa,
+s'écria de son air le plus aimable:</p>
+
+<p>&mdash;Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, sire, je manifestais mon intention de
+prolonger mon séjour à la cour d'Espagne. A moins que
+Votre Majesté ne me chasse, ai-je ajouté.</p>
+
+<p>&mdash;Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte!
+vous n'y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort
+justement, à l'instant: nous ne saurions plus nous passer
+de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous
+êtes notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous
+ferons tout ce qui dépendra de nous pour que cette captivité
+ne vous soit pas trop pénible.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majesté me comble! dit sérieusement
+Fausta.</p>
+
+<p>En elle-même, elle songeait:</p>
+
+<p>«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de
+mes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour.»</p>
+
+<p>Cependant la deuxième course venait de s'achever
+sans incident remarquable, et les nombreux valets affectés
+à ce service s'activaient au nettoyage de la piste.
+C'était comme un entracte en attendant la troisième
+course, celle du Torero.</p>
+
+<p>Cette course, c'était le clou de la fête.</p>
+
+<p>Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs:
+ceux pour qui elle constituait un spectacle
+empoignant, qui avait le don de les passionner au plus
+haut point.</p>
+
+<p>En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque
+chose, soit qu'ils fussent affiliés à la société secrète
+dont le duc de Castrana était le chef nominal, soit qu'ils
+eussent été soudoyés avec l'or de Fausta. Ceux-là attendaient
+le signal qui, de simples spectateurs qu'ils
+étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame.
+Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement, entraîneraient
+infailliblement ceux qui ne savaient rien, mais
+qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient
+pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.</p>
+
+<p>Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés,
+fort avant dans la confiance du roi ou du grand
+inquisiteur, qui savaient tout&mdash;tout ce que le roi avait
+consenti à avouer, bien entendu&mdash;tout le reste savait
+qu'il était question de l'arrestation du Torero et que la
+cour craignait que cette arrestation ne provoquât un
+soulèvement populaire.</p>
+
+<p>Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y
+avait les troupes massées par d'Espinosa dans l'enceinte
+de la plazza et dans les rues environnantes.</p>
+
+<p>Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de
+les énerver, et, sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient
+cette course avec la même impatience, car ils
+savaient qu'elle serait le terme de leur interminable
+faction.</p>
+
+<p>Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets
+sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence
+lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C'était le
+calme décevant qui précède l'orage.</p>
+
+<p>Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié,
+la clémence existaient pour lui en tant que mots mais
+non en tant que sentiments. Et c'était cela précisément
+qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n'avait
+qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi n'était
+pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de
+sa race, en la supériorité de sa dynastie.</p>
+
+<p>Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette
+foule, l'instant d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante,
+était si impressionnant qu'il impressionna le roi.</p>
+
+<p>Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres
+encadrant des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance,
+la sécurité absolue. Là, nul danger à courir. Le
+regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s'arrêta
+aux tribunes.</p>
+
+<p>Et Philippe se posa la question:</p>
+
+<p>«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes
+hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie,
+figés là dans l'angoisse de l'attente? Combien?...»</p>
+
+<p>Et son oeil s'attarda sur les tribunes.</p>
+
+<p>Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin,
+par-delà les barrières et les palissades et les cordes, et
+les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d'armes.</p>
+
+<p>Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes
+du peuple. Là, point de retraite prudemment ménagée;
+là, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer
+de sa vie la curiosité satisfaite.</p>
+
+<p>Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer
+un long frisson, et dans le désarroi de son esprit
+fulgura cette autre question, plus terrible encore que la
+première:</p>
+
+<p>«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien
+le droit d'envoyer à la mort tant de braves gens?»</p>
+
+<p>Et quelque chose comme un sentiment humain qui le
+surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l'humanité,
+vint estomper l'éclat de son regard si froid l'instant
+d'avant.</p>
+
+<p>A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient
+nous échapper. Tout à l'heure, dans un instant,
+ils seront en notre pouvoir et tout sera dit.</p>
+
+<p>Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.</p>
+
+<p>Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa
+le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal,
+comme une énorme tache de sang qui s'étendait sur lui,
+l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant du
+sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce
+sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait en
+elle.</p>
+
+<p>Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant
+sur lui eût suffi à faire vaciller ses résolutions, le roi
+qui, à l'instant même, était presque décidé à faire grâce,
+le roi redevint flottant et irrésolu.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles
+qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir à
+nos projets? Tout bien pesé, en quoi la mort de ce jeune
+homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l'exiler,
+l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer
+dans nos États, à peine de la vie?</p>
+
+<p>D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement.
+Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni
+surprise ni mécontentement. Il était sans doute accoutumé
+à lutter sourdement contre son orgueilleux maître
+pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres
+les décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.</p>
+
+<p>&mdash;S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en
+effet, s'en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre
+chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan.</p>
+
+<p>Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc
+le roi? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan? A son
+tour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de
+toute sa volonté tenace, la volonté de d'Espinosa.</p>
+
+<p>Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude
+jusque sur le chevalier. Il répondit donc vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois
+remettre à plus tard son exécution.</p>
+
+<p>Rudement, d'Espinosa dit:</p>
+
+<p>&mdash;Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le
+châtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait
+être différé plus longtemps. Il y va de la majesté royale,
+à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer
+ce crime de sa vie.</p>
+
+<p>Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu.
+Alors d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur
+Fausta:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta
+pourra vous dire que je n'invente ni n'exagère rien.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage
+peut-il vous être utile?</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous
+se sont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter
+contre leur roi, de soulever le pays, de déchaîner
+la guerre civile et de pousser sur le trône ce jeune homme
+précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse
+de vous apitoyer, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles!
+Vous jouez votre tête, monsieur! dit le roi presque
+à voix haute.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, dit froidement d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté
+contre la couronne, contre la vie peut-être du roi.
+Je dis que ce complot doit éclater ici même, dans un
+instant. Je dis que ceci mérite un châtiment exemplaire,
+terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes
+mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en
+appelle au témoignage de la princesse Fausta ici présente.</p>
+
+<p>Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put
+s'empêcher de jeter autour d'elle ce regard du noyé qui
+cherche à quelle branche il pourra se raccrocher.</p>
+
+<p>«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par
+qui? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurés
+quelque traître qui, pour un titre, pour un peu d'or, n'a
+pas hésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je
+suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes
+trois braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas
+sans combat!»</p>
+
+<p>Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité
+d'un éclair, et cependant son visage demeurait
+toujours calme et souriant. Et comme le roi, soupçonneux,
+se tournait vers elle et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel,
+parlez! Expliquez-vous!</p>
+
+<p>Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa
+droit dans les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de
+la pure vérité.</p>
+
+<p>D'une voix dure, le roi demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous
+n'ayez pas cru devoir nous aviser?</p>
+
+<p>Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait
+lui être fatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont
+le courage intrépide s'était manifesté en mainte circonstance
+critique, tourmentait la poignée de la mignonne
+dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait
+mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné
+qu'un bond adroitement calculé pouvait la soustraire
+au danger d'une arrestation immédiate; déjà elle
+ouvrait la bouche pour la suprême bravade et ployait
+les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur,
+d'une voix apaisée, déclara:</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré
+que j'étais de l'entendre confirmer mes paroles. Mais
+je n'ai pas dit que je la suspectais, ni qu'elle fût mêlée
+en quoi que ce soit à une entreprise folle, vouée à un
+échec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse
+n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire
+à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment
+pas que je savais tout et elle a dû penser, à juste
+raison, que je saurais faire mon devoir.</p>
+
+<p>La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit
+pas des lèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se
+détendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le
+manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait d'un
+signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:</p>
+
+<p>«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement
+voulu me donner un avertissement? Il faut savoir.
+Je saurai.»</p>
+
+<p>Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi
+daignait s'excuser en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit
+M. le Grand Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable,
+que je pouvais douter de tout et de tous.</p>
+
+<p>Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un
+signe de tête d'une souveraine indifférence. Quant à
+d'Espinosa il reprit d'une voix grondante:</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité,
+maintenant que je vous ai montré ce que complotent
+les braves gens sur le sort de qui il vous plaît de
+vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du
+roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le
+champ libre, leur donner toutes les facilités pour l'exécution
+de leur forfait.</p>
+
+<p>Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas
+rude et violent vers la sortie.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez, cardinal! cria le roi.</p>
+
+<p>D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son
+maître, le lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher,
+il se retourna posément, avec un tact admirable,
+ne montrant ni trop de hâte ni trop de lenteur, et, très
+calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé,
+il revint se placer derrière le fauteuil du roi.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez
+forte pour que tout le monde l'entendît dans la loge,
+vous êtes un bon serviteur, et nous n'oublierons pas le
+signalé service que vous nous rendez en ce jour.</p>
+
+<p>D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la
+réparation qu'il espérait.</p>
+
+<p>&mdash;Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé,
+ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drôle mérite
+la réputation qu'on lui fait en Andalousie.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>LE TRIOMPHE DU CHICO</h3>
+
+<p>LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche
+sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait
+son épée de parade.</p>
+
+<p>Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très
+réduites. Quant à l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait
+jamais fait usage, malgré les apparences, c'était une
+arme merveilleuse, flexible et résistante, sortie des ateliers
+d'un des meilleurs armuriers de Tolède.</p>
+
+<p>Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico.
+Tous les quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero
+s'entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté
+son intention d'assister à la course à cet endroit qui lui
+paraissait bien placé pour intervenir, le cas échéant.</p>
+
+<p>Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré
+par une foule de gens qui paraissaient faire partie du
+personnel nombreux engagé pour la circonstance.</p>
+
+<p>Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre
+attention à ceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun
+doute, avaient le droit d'y être.</p>
+
+<p>Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero
+serra la main du chevalier et il alla se placer au centre
+de la piste, face à la porte par où devait sortir le taureau
+dont il aurait à soutenir le choc. Ses deux aides
+et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter
+à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être
+lâchée brusquement, tous ceux qui encombraient la lice
+s'empressèrent de lui laisser le champ libre en se dirigeant
+à toutes jambes vers les barrières, qu'ils se hâtèrent
+de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.</p>
+
+<p>Les courtisans savaient que le Torero était condamné.
+Lorsque sa silhouette élégante se détacha, seule, au milieu
+de l'arène, au lieu de l'accueillir par des paroles
+encourageantes, au lieu de l'exciter à bien combattre,
+comme on le faisait habituellement pour les autres
+champions, un silence mortel s'établit soudain.</p>
+
+<p>Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné
+ou non. Ceux qui savaient étaient des hommes à Fausta
+ou au duc de Castrana, et ceux-là étaient bien résolus
+à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour
+ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.</p>
+
+<p>Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse
+déconcerta tout d'abord les rangs serrés du populaire.
+Puis l'amour du Torero fut le plus fort; puis
+l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin le désir
+impérieux de le venger séance tenante de ce que plus
+d'un considérait comme un outrage dont il prenait sa
+part.</p>
+
+<p>Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut
+cette sourde hostilité d'une part, cette sorte d'irritation
+d'autre part. Il eut un sourire dédaigneux, mais, quoi
+qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé,
+lui fut très pénible.</p>
+
+<p>Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple
+se ressaisit et bientôt une rumeur sourde s'éleva,
+timidement d'abord, puis se propagea, gagna de proche
+en proche, s'enfla, et finalement éclata en un tonnerre
+d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire
+au silence dédaigneux des courtisans.</p>
+
+<p>Réconforté par cette manifestation de sympathie, le
+Torero tourna le dos aux gradins et à la loge royale
+et salua, d'un geste gracieux de son épée, ceux qui lui
+procuraient cette minute de joie sans mélange. Après
+quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il
+salua le roi qui, rigide et observateur des règles de la
+plus méticuleuse des étiquettes, se vit dans la nécessité
+de rendre le salut à celui qui, peut-être, allait mourir.
+Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur qu'il
+avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la
+vile populace avant de le saluer, lui, le roi.</p>
+
+<p>Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait
+chez lui une audace rare, ne fut pas compris que
+du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un
+murmure réprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui
+redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan
+qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades
+dont il avait le secret, s'écria au milieu de l'attention
+générale:</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, don César!</p>
+
+<p>Et le Torero répondit à cette approbation précieuse
+pour lui par un sourire significatif.</p>
+
+<p>Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui,
+avaient alors une importance considérable.
+Rien n'est plus fier et plus ombrageux qu'un gentilhomme
+espagnol.</p>
+
+<p>Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer
+ou insulter le roi, c'était insulter toute la gentilhommerie.
+C'était un crime insupportable, dont la répression
+devait être immédiate.</p>
+
+<p>Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas
+un nom, dont la noblesse tenait uniquement à sa profession
+de ganadero qui anoblissait alors, ce misérable
+aventurier s'était permis de vouloir humilier le roi.
+Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur
+la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses
+bravos l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier
+étranger, ce Français, était venu à la rescousse.</p>
+
+<p>Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par
+le sang du Christ! voici qui était intolérable et réclamait
+du sang! Si une diversion puissante ne se produisait
+à l'instant même, c'en était fait: les courtisans se
+ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille
+s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.</p>
+
+<p>Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la
+produisit par sa seule présence.</p>
+
+<p>A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant
+à le signaler à l'attention de tous, le nain était connu
+de tout Séville. Mais, si, sous ses haillons, sa joliesse
+naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes de miniature
+forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée
+comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau,
+on imagine aisément l'effet qu'il devait produire, ses
+charmes étant encore rehaussés par l'éclat du somptueux
+costume qu'il portait avec cette élégance native
+et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il
+devait être remarqué. Il le fut.</p>
+
+<p>Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à
+son noble maître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui
+mieux est, il conquit d'emblée les faveurs d'un public
+railleur et sceptique qui n'appréciait réellement que la
+force et la bravoure.</p>
+
+<p>Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une
+voix, partie on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!»
+Et tous les yeux se portèrent sur lui. Et nobles
+et vilains, sur le point de s'entre-déchirer, oublièrent
+leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau,
+se trouvèrent d'accord dans l'admiration.</p>
+
+<p>Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi
+ayant daigné sourire à la gracieuse réduction d'homme,
+les exclamations admiratives fusèrent de toutes parts.
+Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les
+dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait
+sur toutes les lèvres féminines était le même:</p>
+
+<p>«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»</p>
+
+<p>Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais
+il ne s'était trouvé à pareille fête. Car il était assez
+glorieux le petit bout d'homme, et, sur ce point, il était,
+malgré ses vingt ans, un peu enfant.</p>
+
+<p>Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel
+air crâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant
+dans son esprit une seule pensée, toujours la
+même, passait et repassait avec l'obstination d'une
+obsession:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait
+voir et entendre!...</p>
+
+<p>Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans
+la foule, et, si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins
+elle le voyait très bien.</p>
+
+<p>Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce
+qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru
+comme grêle sur son trop timide amoureux. Et elle
+voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si belles
+dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien
+ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans
+son rêve d'adoration, c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux
+que ces mêmes belles dames ne craignaient pas
+de jeter effrontément sur son pâtiras.</p>
+
+<p>Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire
+de Pardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur
+et sa confusion ni son émotion, pourtant très visibles,
+l'avait doucement prise par la main, l'avait entraînée
+dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y
+était enfermé seul à seule.</p>
+
+<p>Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si
+émue quand il l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des
+événements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous
+pouvons dire pour l'instant, c'est que l'entretien fut plutôt
+long et que la petite Juana avait les yeux singulièrement
+rouges en sortant du cabinet.</p>
+
+<p>Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son
+intention d'assister à la course. Aussi, le moment venu,
+elle demanda à la vieille Barbara de l'accompagner.
+Aussitôt, celle-ci d'éclater:</p>
+
+<p>&mdash;Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe,
+ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent
+une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi,
+d'une jeune fille qui se respecte!</p>
+
+<p>Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande,
+ajoutant que, puisqu'elle n'avait pas droit aux places
+réservées, elle se contenterait de se mêler à la foule, et
+que, si Barbara refusait de l'accompagner, elle irait
+seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:</p>
+
+<p>&mdash;Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc
+d'avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables
+de faire respecter leur jeune maîtresse et de la
+défendre au besoin!&mdash;Suis-je donc si vieille, si impotente
+que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai
+avec vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque,
+je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice
+Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner.</p>
+
+<p>C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles
+étaient allées se placer au milieu de la cohue. Juana,
+moins favorisée que la Giralda, n'avait pu pénétrer
+jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège pour
+s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser,
+elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait
+les péripéties des différentes courses que par
+ce qu'on en disait tout haut autour d'elle, mais elle
+était là.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'elle avait vu&mdash;si nous pouvons ainsi
+dire&mdash;la téméraire intervention de Pardaillan, et son
+coeur avait battu à coups précipités. Mais, au souvenir
+des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle
+avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:</p>
+
+<p>«N'y pensons plus.»</p>
+
+<p>Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El
+Chico!» son petit coeur se remit à battre comme il
+avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne savait
+pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de
+grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe
+des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas à apercevoir
+le nain.</p>
+
+<p>Et, cependant, elle entendait les acclamations qui
+s'adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela
+quelques minutes plus tôt l'eût bien surprise.</p>
+
+<p>Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico
+qu'on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne
+dans son superbe et luxueux costume&mdash;du moins, ainsi
+le dépeignaient tant de nobles dames&mdash;il lui semblait
+que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante
+qu'elle tournait et retournait au gré de son caprice. Il
+lui semblait que ce devait être un autre, qu'il y avait
+erreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi
+ni comment, avec des envies folles de rire et de
+pleurer, elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse
+voir!...</p>
+
+<p>D'une voix tellement changée, sur un ton si violent,
+que la vieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première
+fois de sa vie de ronchonner, la prit docilement
+dans ses bras et, avec une vigueur qu'on ne lui eût pas
+soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car
+elle sentait confusément que quelque chose d'anormal
+et d'extraordinaire se passait dans l'âme de son
+enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la
+foule, assise sur sa robuste épaule.</p>
+
+<p>C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans
+toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux
+comme si elle ne l'eût jamais vu, comme si ce ne fût
+pas là le même Chico avec qui elle avait, été élevée, le
+même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire
+souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à
+l'égard de qui elle pouvait tout se permettre.</p>
+
+<p>C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de
+changé, si ce n'est son costume et un petit air crâne et
+décidé qu'elle ne lui connaissait pas. Si le Chico était
+toujours le même, c'est donc que quelque chose qu'elle
+ne soupçonnait pas était changé en elle. Peut-être!...</p>
+
+<p>Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela,
+et, comme à ce moment le mot poupée fleurissait sur
+les lèvres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir
+ce qu'elle disait, avec un regard de colère et de
+défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi, cette poupée! à moi seule!</p>
+
+<p>Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces
+moments de grandes colères, ses petits pieds, si coquettement
+chaussés, battant dans le vide, se mirent à tambouriner
+frénétiquement le ventre de la pauvre Barbara,
+qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise toutefois,
+se mit à beugler:</p>
+
+<p>&mdash;Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous?
+que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon
+coeur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice!</p>
+
+<p>Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle
+avait crié brutalement: «Prends-moi dans tes bras!»
+elle cria de même, en la bourrant de coups de talon furieux:</p>
+
+<p>«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir,
+ces éhontées! Elles me rendraient folle!</p>
+
+<p>Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir
+machinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement
+était grand, et elle considéra un moment avec
+une inquiétude affreuse son enfant qui, en effet, paraissait
+ne plus avoir toute sa raison.</p>
+
+<p>Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience
+qui lui restait, Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant
+la matrone par la main, elle l'entraîna violemment,
+en disant d'une voix coupée de sanglots:</p>
+
+<p>&mdash;Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une
+minute de plus ici! Je ne veux plus voir, je ne veux plus
+entendre!</p>
+
+<p>Et, avec une inconscience qui assomma littéralement
+la nourrice, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire
+à cette course!</p>
+
+<p>C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de
+la course. C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa
+à la bagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait
+le risque de perdre la vie; c'est ainsi qu'elle échappa
+à la mort qui planait sur cette multitude de curieux.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>VIVE LE ROI CARLOS!</h3>
+
+<p>Cependant le taureau avait été lâché.</p>
+
+<p>Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la
+lumière éclatante, succédant sans transition à l'obscurité
+d'où il sortait, il s'arrêta, indécis, humant l'air,
+frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.</p>
+
+<p>Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis
+il fit quelques pas à sa rencontre, l'excitant de la voix,
+lui présentant sa cape déployée.</p>
+
+<p>Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau
+de satin écarlate qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout
+de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.</p>
+
+<p>Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui
+ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même,
+empoigné par la tragique grandeur de cette lutte
+inégale, suivait avec une attention passionnée les phases
+de la passe.</p>
+
+<p>Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le
+choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le
+taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la
+cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau
+d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.</p>
+
+<p>La seconde d'après, les spectateurs haletants virent
+don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait
+avec autant d'aisance et de tranquillité qu'il eût pu en
+montrer dans son intérieur paisible.</p>
+
+<p>Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace
+exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables.
+Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir.
+Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste
+émerveillé.</p>
+
+<p>Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se
+rua de nouveau sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa
+cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant
+le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement
+devant elle.</p>
+
+<p>La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra
+que l'étoffe. Elle retourna à la charge et frappa
+à gauche. Le Torero, par une série de balancements du
+corps, évitait les coups et lui présentait toujours l'étoffe.
+Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau
+suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir
+toucher autre chose que ce leurre qu'on lui présentait.</p>
+
+<p>Et les acclamations se firent délirantes.</p>
+
+<p>Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas
+d'un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero
+prodigieux n'accomplit, en somme, que les exploits
+que le dernier des capéadores exécute sans sourciller
+aujourd'hui.</p>
+
+<p>Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque
+chose comme trois siècles avant que ne fussent
+créées et mises en pratique les règles de la tauromachie
+moderne.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues
+à l'époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard,
+avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à
+juste raison, susciter l'enthousiasme de la foule.</p>
+
+<p>Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne
+portait, s'arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il
+pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le
+sol de son mufle et recula pour prendre son élan.</p>
+
+<p>Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en
+avant et en dehors de la ligne de son corps. En même
+temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus
+près possible, et, avançant un pied, il provoqua la bête.</p>
+
+<p>Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant
+la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement
+la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En
+même temps, il se mettait hors d'atteinte en lui livrant
+un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger
+les pieds.</p>
+
+<p>Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape
+trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et
+se présenta de nouveau devant la bête.</p>
+
+<p>Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son
+épée le flot de rubans qu'il avait lestement cueilli au
+passage.</p>
+
+<p>Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur
+et d'angoisse, laissa éclater sa joie, et, à la considérer,
+hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu'elle venait
+soudain d'être prise de folie. Les uns criaient, d'autres
+applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là
+des sanglots convulsifs.</p>
+
+<p>Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient
+le résultat de la réaction qui se produisait. C'est que,
+pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué
+sa fureur, attendait l'assaut de la bête sans reculer
+d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse étreignait
+les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire
+que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans
+les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément
+les mouvements violents de la brute qui, seule,
+attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se soustrayait
+à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient
+portés.</p>
+
+<p>Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre
+celui qui lui rappelait son déshonneur d'époux, le
+roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par
+la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.</p>
+
+<p>Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait
+s'empêcher de frémir en songeant qu'un faux pas, un
+faux mouvement, une seconde d'inattention pouvaient
+provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait
+l'espoir de ses rêves d'ambition.</p>
+
+<p>Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait
+injuste de ne pas dire que, pendant les instants mortellement
+longs où l'homme, impassible, subissait l'attaque
+furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient
+cependant qu'il était condamné, faisaient des
+voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient
+portés.</p>
+
+<p>Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé
+de la foule, se transforma en admiration frénétique, et
+l'enthousiasme déborda, délirant, indescriptible.
+Mais ce n'était pas fini.</p>
+
+<p>Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur.
+Il pouvait se retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait
+jamais la bête, il s'imposait à lui-même de la chasser de
+la piste, seul, par ses propres moyens.</p>
+
+<p>Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et
+variés, semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec
+tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de
+sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette
+porte et amener le taureau à foncer une dernière fois
+sur lui.</p>
+
+<p>Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la
+brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste.
+Il avait l'espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer.
+Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait
+que s'effacer à droite ou à gauche.</p>
+
+<p>Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle,
+emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât
+seulement un centième de seconde, et c'en était fait de
+lui. C'était l'instant le plus critique de sa course.</p>
+
+<p>La multitude savait tout cela. On respira longuement,
+on reprit des forces, en vue de supporter les émotions
+violentes de la fin de cette course.</p>
+
+<p>Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero
+aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la
+dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé
+lui-même.</p>
+
+<p>Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait
+cependant lui être refusée, car c'était l'instant qui
+avait été choisi précisément pour son arrestation.</p>
+
+<p>Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante
+bravoure, uniquement pour la satisfaction d'accomplir
+jusqu'au bout la tâche qu'il s'était imposée de
+mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les
+troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions
+en vue de l'événement qui allait se produire.</p>
+
+<p>Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois,
+par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies
+nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses,
+destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie
+il y avait.</p>
+
+<p>Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux
+gradins, c'est-à-dire qu'elles prenaient position du côté
+où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins
+étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement
+triés, et sur lesquels, par conséquent, le
+grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait
+nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était
+naturellement gardé par ceux qui l'occupaient en ce
+moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant,
+des combattants.</p>
+
+<p>Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait
+éclater la révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient
+à s'écraser, attendant en silence et dans un ordre
+parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la
+piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.</p>
+
+<p>S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses
+compactes d'hommes d'armes casqués et cuirassés,
+sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et
+les principales maisons en bordure de la place, chargés
+de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se
+trouvait prise entre deux feux.</p>
+
+<p>Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient
+donc qu'à entraîner le condamné du côté des gradins
+où ils n'avaient que des alliés.</p>
+
+<p>Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons
+de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait
+en détournant l'attention des spectateurs, concentrée
+sur les passes audacieuses qu'il exécutait en vue
+d'amener le taureau en face de la porte de sortie.</p>
+
+<p>Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire
+qu'il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient
+peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner
+et ébaucha un sourire railleur.</p>
+
+<p>Au début de la course du Torero, il n'avait autour de
+lui qu'un nombre plutôt restreint d'ouvriers, d'aides,
+d'employés aux basses besognes, qui avaient quitté précipitamment
+la piste au moment de l'entrée du taureau
+et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant
+de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer
+leur besogne.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention
+à ces modestes travailleurs. Mais, au fur et à mesure
+que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la
+métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces ouvriers.</p>
+
+<p>Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient
+tenus, comme il convenait, modestement à l'écart, armés
+de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne.
+Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient
+des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des
+attitudes qui trahissaient une condition supérieure à
+celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.</p>
+
+<p>Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait
+d'où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se
+massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à
+ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils semblaient
+s'entendre à merveille.</p>
+
+<p>Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine
+d'hommes qui semblaient obéir à un mot d'ordre
+occulte.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement
+comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns
+de ces étranges ouvriers s'occupaient à scier les
+poteaux de la barrière.</p>
+
+<p>Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop
+étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis
+que les autres s'efforçaient de masquer cette bizarre
+occupation.</p>
+
+<p>Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient,
+et, avec cette mémoire merveilleuse dont il était
+doué, il reconnut quelques visages entrevus l'avant-veille
+à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.</p>
+
+<p>«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde
+d'honneur que Fausta destine à son futur roi d'Espagne,
+ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien
+gardé, et je crois décidément qu'il se tirera sain et sauf
+du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là,
+le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent
+de scier, et, au même instant, ils entoureront celui
+qu'ils ont mission de sauver. Tout va bien.»</p>
+
+<p>Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait
+peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour
+lui-même. Il n'y pensa pas.</p>
+
+<p>A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder
+une importance qu'ils n'ont pas, notre héros était
+peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il
+était ainsi fait, nous n'y pouvons rien.</p>
+
+<p>«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero.
+Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en
+partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les
+passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de don
+César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire
+adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le
+taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière
+fois sur lui et irait s'enfermer lui-même dans l'étroit
+boyau ménagé à cet effet.</p>
+
+<p>A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne
+payât de sa vie, au moment suprême d'en finir, sa trop
+persistante témérité.</p>
+
+<p>C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et
+tout serait dit. L'homme sortirait vainqueur de sa longue
+lutte ou tomberait, frappé à mort.</p>
+
+<p>Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient
+d'yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde
+et regarda attentivement.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition,
+il se retourna et aperçut à quelques pas de lui
+Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait
+comme une proie couvée.</p>
+
+<p>«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux
+pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des
+pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»</p>
+
+<p>Mais les événements les plus futiles en apparence
+avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification
+dont il s'efforçait de dégager la cause séance
+tenante.</p>
+
+<p>«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté
+la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n'est
+pas, je pense, dans l'unique intention de me contempler.
+Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle
+il court infructueusement depuis si longtemps?</p>
+
+<p>Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt
+qui n'était qu'à, lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc,
+et du spadassin Son coup d'oeil rejaillit sur ceux qui
+l'entouraient et alors il tressaillit.</p>
+
+<p>«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire
+narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d'une
+compagnie d'hommes d'armes... C'est ce qui lui donne
+cette assurance imprévue.»</p>
+
+<p>Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils
+et il ajouta en lui-même:</p>
+
+<p>«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une
+compagnie de soldats espagnols? Est-ce que, par hasard,
+il viendrait m'arrêter?»</p>
+
+<p>En même temps, d'un geste machinal, il assurait son
+ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout
+événement.</p>
+
+<p>Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il
+était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant,
+son esprit travaillait et il s'attendait à tout.</p>
+
+<p>A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations
+éclata, saluant la victoire du Torero.</p>
+
+<p>Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une
+dernière fois par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre
+celui qui, depuis si longtemps, se jouait de lui
+avec une audace rare, il était allé s'enfermer lui-même
+dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se refermant
+derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.</p>
+
+<p>Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations
+délirantes, la salua de son épée et se dirigea
+vers l'endroit où il avait, dès le début de la course,
+aperçu la Giralda, avec l'intention de lui faire publiquement
+hommage de son trophée.</p>
+
+<p>Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait
+sous une poussée violente et les cinquante et quelques
+gentilshommes et faux ouvriers, qui n'attendaient
+que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes
+parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par l'enthousiasme
+de sa victoire, mais en réalité pour lui faire
+un rempart de leurs corps.</p>
+
+<p>A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir
+circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la
+piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche
+de leurs arquebuses allumée, prêts à faire feu devant les
+rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre
+imprévue.</p>
+
+<p>En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats,
+se dirigeait à la rencontre du Torero.</p>
+
+<p>Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas
+la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne
+comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l'entraînaient
+dans la direction opposée à celle où il voulait aller.</p>
+
+<p>En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face
+d'un homme seul, qu'il avait mission d'arrêter, l'officier,
+qui avait trouvé quelque peu ridicule qu'on l'obligeât à
+prendre vingt hommes avec lui, commença de comprendre
+que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait
+cru tout d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être
+obligé de courir après un groupe compact, deux fois
+plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le
+dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent
+pas disposés à se laisser faire.</p>
+
+<p>Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait
+lui glisser entre les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne
+sachant à quel expédient se résoudre pour mener à bien
+sa mission, persuadé que tout le monde devait avoir,
+comme lui, le respect de l'autorité dont il était le représentant,
+l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:</p>
+
+<p>«Au nom du roi!... Arrêtez!»</p>
+
+<p>Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer
+et qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour cueillir son
+prisonnier.</p>
+
+<p>Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient
+ainsi qu'ils le faisaient n'avaient pas le sens du respect
+de l'autorité. Ils ne s'arrêtèrent donc pas.</p>
+
+<p>Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait
+de désespoir les poils de sa moustache grisonnante,
+ils répondirent par un cri imprévu, qui vint atteindre,
+comme un soufflet violent, le roi qui assistait,
+impassible, à cette scène:</p>
+
+<p>«Vive don Carlos!»</p>
+
+<p>Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du
+roi comme un coup de masse qui les effara.</p>
+
+<p>Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même
+instant des milliers de voix vociférèrent en précisant
+plus explicitement:</p>
+
+<p>«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»</p>
+
+<p>Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi
+effarés et surpris que les gens de noblesse, comme une
+traînée de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit
+se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais Carlos,
+qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on
+expliquait: Carlos, c'était le Torero lui-même.</p>
+
+<p>Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre
+fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine.
+Allons! un effort et on aurait enfin un roi humain, un
+roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs du peuple,
+saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères
+et saurait y compatir; mieux, y remédier.</p>
+
+<p>Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule
+l'apprenait en un moment inappréciable. Et, rendons-leur
+cette justice, la plupart de ces hommes du peuple
+n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on voulait
+arrêter le Torero, leur dieu!</p>
+
+<p>Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre
+roi, peu leur importait. Pour eux, c'était le Torero.</p>
+
+<p>Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du
+Christ! on allait voir si les Andalous étaient gens à se
+laisser enlever bénévolement leur idole!</p>
+
+<p>Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous
+ces hommes, bourgeois, hommes du peuple, caballeros,
+venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent
+littéralement furieux, se changèrent en combattants
+prêts à répandre leur sang pour la défense du
+Torero.</p>
+
+<p>Comme par enchantement&mdash;apportées par qui? distribuées
+par qui? est-ce qu'on savait! est-ce qu'on s'en
+occupait!&mdash;des armes circulèrent, et ceux qui n'avaient
+rien, sans savoir comment cela s'était fait, se virent dans
+la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague,
+qui un pistolet chargé.</p>
+
+<p>Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée
+en masse sur les barrières brisées, arrachées, éparpillées,
+la prise de contact immédiate avec les troupes impassibles.</p>
+
+<p>Un vieil officier, commandant une partie des troupes
+royales, eut un éclair de pitié devant la lutte inégale
+qui s'apprêtait.</p>
+
+<p>&mdash;Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante,
+ou je fais feu!</p>
+
+<p>Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation
+de la foule, cria, en réponse:</p>
+
+<p>«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger
+vos arquebuses!</p>
+
+<p>Une autre voix entraînante hurla:</p>
+
+<p>«En avant!»</p>
+
+<p>Et ils allèrent de l'avant.</p>
+
+<p>Et le vieil officier mit à exécution sa menace.</p>
+
+<p>Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres
+dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs,
+les coucha sanglants ainsi qu'une gerbe de coquelicots
+rouges.</p>
+
+<p>Si les officiers qui commandaient là avaient pris la
+précaution élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes
+ayant le temps de recharger les arquebuses&mdash;opération
+assez longue&mdash;pendant que d'autres auraient fait
+feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et
+étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui
+n'avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer
+aux balles.</p>
+
+<p>Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent,
+les soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent
+pas l'ordre. La décharge fut générale sur toute la ligne.
+Et ce que la voix inconnue avait prédit se réalisa: ayant
+déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir
+le choc à l'arme blanche.</p>
+
+<p>La partie devenait presque égale en ce sens que, si les
+soldats casqués et cuirassés de buffle ou d'acier offraient
+moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci
+avaient sur eux la supériorité du nombre.</p>
+
+<p>Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné
+de part et d'autre.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses
+partisans, entraîné malgré ses protestations, ses objurgations,
+ses menaces, malgré sa défense désespérée.</p>
+
+<p>Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé.
+En moins d'une minute, ils furent cinq cents. De tous
+les côtés, il en surgissait.</p>
+
+<p>C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos&mdash;comme
+ils disaient&mdash;aux vingt soldats chargés de l'appréhender
+n'était rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes,
+qui ne manqueraient pas de leur barrer la
+route.</p>
+
+<p>Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait
+admirablement le champ de bataille sur lequel il
+devait évoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement
+organisé l'enlèvement. Car, c'était, en
+somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.</p>
+
+<p>L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait
+être, et il était, en effet, rigoureusement suivi.</p>
+
+<p>Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une
+sortie où l'on se fût heurté à des troupes de gentilshommes
+et de soldats, mais vers les coulisses de l'arène.
+Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, dans l'enceinte
+même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.</p>
+
+<p>D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir
+que le Torero serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas
+de sortie. Toutes les rues étaient barrées par ses soldats.
+Il avait donc négligé d'occuper ces coulisses. C'était
+précisément sur quoi comptait Fausta.</p>
+
+<p>Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des
+groupes d'hommes à elle étaient postés. On se passa le
+Torero de main en main jusqu'à ce qu'il fût amené
+devant une maison qui appartenait à l'un des conjurés.</p>
+
+<p>Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir
+comment, il se trouva dehors, dans une rue étroite,
+derrière des troupes nombreuses qui gardaient cette rue,
+avec mission d'empêcher de passer quiconque tenterait
+de sortir de la place.</p>
+
+<p>Comme toujours en pareille circonstance, les soldats
+gardaient scrupuleusement ce qui était devant eux et ne
+s'occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrières.</p>
+
+<p>L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à
+Fausta se trouvaient échelonnés de distance en distance,
+dans des abris sûrs, et le Torero, écumant, fut conduit
+ainsi en un clin d'oeil hors de la ville et enfermé, pour
+plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les
+apparences d'une prison.</p>
+
+<p>Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux
+mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré
+sa résistance désespérée?</p>
+
+<p>C'est qu'il pensait à la Giralda.</p>
+
+<p>Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait
+songé qu'à elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas
+existé pour lui. Et, en se débattant entre les mains de
+ceux qui l'entraînaient, dans son esprit exaspéré, cette
+clameur retentissait sans cesse:</p>
+
+<p>«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que
+je pressens, quel sort sera le sien?»</p>
+
+<p>Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire
+en peu de mots:</p>
+
+<p>Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant
+la foule, qu'elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses,
+la Giralda, au premier rang, se trouvait une
+des plus exposées, et, à moins d'un hasard providentiel,
+elle devait infailliblement tomber à la première décharge.</p>
+
+<p>Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait
+pas la gravité des événements, elle s'était dressée
+instinctivement en s'écriant:</p>
+
+<p>«Que se passe-t-il donc?»</p>
+
+<p>Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette
+place privilégiée, répondit, obéissant à des instructions
+préalables:</p>
+
+<p>&mdash;On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui
+rencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliers
+d'admirateurs résolus à l'entraver de leur mieux.
+Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous ne resterez
+pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions
+dont beaucoup seront mortels.</p>
+
+<p>De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose:
+on voulait arrêter le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime
+a-t-il commis?</p>
+
+<p>Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir,
+elle avait voulu s'élancer, courir au secours de l'aimé,
+lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel
+qu'il fût.</p>
+
+<p>Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les
+deux soldats en sentinelle à cet endroit, étaient placés
+là uniquement à son intention à elle.</p>
+
+<p>Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion,
+renforcés pour la circonstance.</p>
+
+<p>La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part,
+les deux soldats se jetèrent en même temps devant elle
+pour lui barrer le chemin; d'autre part, le même cavalier
+empressé la saisit au poignet d'une main robuste,
+et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:</p>
+
+<p>&mdash;Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.</p>
+
+<p>Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier
+de toutes ses forces:</p>
+
+<p>&mdash;A moi! On violente la Giralda... la fiancée du
+Torero!</p>
+
+<p>Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui
+avaient mission de l'enlever. La Giralda, criant son nom,
+aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se réclamant
+de son titre de fiancée en semblable occurrence,
+avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes
+de Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de
+sainteté aux yeux du populaire.</p>
+
+<p>Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et
+comme tel commandait en son absence, comprit le danger.
+Il eut, à son tour, une inspiration, et, la lâchant
+aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il croyait irrésistibles:</p>
+
+<p>&mdash;Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable
+Giralda, la perle de l'Andalousie. Mais, senorita, aussi
+vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspar Barrigon
+est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort aussi
+certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet
+escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent
+au nez et à la barbe des soldats chargés de
+l'arrêter?</p>
+
+<p>&mdash;Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement
+à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.</p>
+
+
+<p>Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je le rejoigne à l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans
+moi, vous ne passerez jamais à travers cette multitude!</p>
+
+<p>La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de
+l'importun. Mais, voyant ses efforts se briser devant
+l'impassibilité des compagnons qui l'entouraient et qui
+ne bougeaient&mdash;pour cause&mdash;elle eut un geste de
+déception douloureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous
+jure que vous n'avez rien à craindre de moi. Je suis un
+admirateur passionné du Torero et suis trop heureux
+de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.</p>
+
+<p>Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait
+pas à ses hommes, ceux-ci se hâtaient de lui
+livrer passage. La jeune fille n'en chercha pas plus long.
+Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de
+son fiancé.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule
+dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans
+songer à remercier celui qui lui avait frayé son chemin
+et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait rien, elle voulut
+s'élancer.</p>
+
+<p>Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers
+qui, loin de lui faire place, se serrèrent autour d'elle
+Alors, elle voulut crier, appeler à l'aide, mais sa voix
+fut couverte par le bruit de l'arquebusade qui éclata
+comme un tonnerre à cet instant précis.</p>
+
+<p>Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée,
+jetée sur l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses
+la happaient, la maintenaient immobile, tandis que
+la voix railleuse du cavalier murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci
+je te tiens bien, et tu ne m'échapperas pas!</p>
+
+<p>Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût
+apitoyé tout autre et considéra celui qui lui parlait sur
+ce ton à la fois grossier et menaçant, et elle reconnut
+Centurion. Elle se sentit perdue.</p>
+
+<p>Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté,
+lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda,
+trop tard, hélas! comment elle avait pu être
+aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue
+de ces mufles de fauves qui suaient le crime.</p>
+
+<p>Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté
+de son bien-aimé César, elle n'avait pas même songé à
+les regarder à ce moment-là, et Dieu sait si elle regrettait
+maintenant.</p>
+
+<p>Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie
+ses ailes et s'abandonne en tremblant à la main cruelle
+qui s'abat sur lui, frissonnante d'horreur et d'effroi, elle
+ferma les yeux et s'évanouit.</p>
+
+<p>La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme
+un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait,
+il commanda:</p>
+
+<p>&mdash;En route, vous autres!</p>
+
+<p>Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du
+peloton, qui s'ébranla et partit à toute bride.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>L'ÉPÉE DE PARDAILLAN</h3>
+
+<p>Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc
+avait échoué dans sa tentative d'assassinat sur
+la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons expliqué
+à la suite de quels combats et quels déchirements
+intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette
+besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait
+avec une violence de langage qu'il n'eût, certes, pas
+tolérée chez un autre.</p>
+
+<p>Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche
+en désarmant à son tour celui pour qui il sentait la
+haine gronder en lui, il en était venu à se dire que sa
+mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait seule
+laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins
+bizarre, ne pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était
+résigné à l'assassinat. On a vu comment l'aventure s'était
+terminée.</p>
+
+<p>Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans
+les souterrains de la maison des Cyprès, toute cette nuit
+Bussi la passa à tourner et retourner comme un ours
+dans sa chambre, à ressasser sans trêve son humiliante
+aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus
+violentes et les plus variées.</p>
+
+<p>Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution
+qu'il traduisit à haute voix en grognant d'une voix
+qui n'avait plus rien d'humain:</p>
+
+<p>«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan,
+protégé par tous les suppôts d'enfer, d'où il est
+certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque
+moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu'il
+vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais pas le
+front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi
+et non autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste
+plus qu'un moyen de laver mon honneur: c'est de mourir
+moi-même. Et, puisque l'infernal Pardaillan me fait
+grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»</p>
+
+<p>Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout
+son calme et son sang-froid. Il trempa son front brûlant
+dans l'eau fraîche, et, très résolu, très maître de lui, il
+se mit à écrire une sorte de testament dans lequel, après
+avoir disposé de ses biens en faveur de quelques amis,
+il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la
+plus propre à réhabiliter sa mémoire.</p>
+
+<p>La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en
+aperçût jusque vers une heure de l'après-midi.</p>
+
+<p>Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien
+oublié, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée
+qui lui parut la meilleure, plaça la garde par terre,
+contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, à la
+place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer convenablement.</p>
+
+<p>Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable
+geste, on frappa violemment à sa porte.</p>
+
+<p>«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage.
+Par Dieu! j'y suis. C'est l'un quelconque des trois mignons
+que j'ai placés chez Fausta!»</p>
+
+<p>Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait
+cria à travers la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre!
+De la part de la princesse Fausta!</p>
+
+<p>«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery,
+ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»</p>
+
+<p>Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:</p>
+
+<p>«Fausta!...»</p>
+
+<p>L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un
+vacarme étourdissant en criant à tue-tête:</p>
+
+<p>«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de
+première importance.»</p>
+
+<p>«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce
+braillard expédié à la douce, je pourrai toujours achever
+tranquillement ce qu'il vient d'interrompre. Voyons ce
+que nous veut Fausta.»</p>
+
+<p>Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.</p>
+
+<p>Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il
+à Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?</p>
+
+<p>Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au
+spadassin était de nature à changer ses résolutions,
+puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc à
+la corrida royale.</p>
+
+<p>Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions
+ou les conseils de Centurion devaient être
+particulièrement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui
+avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se fâcher
+tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter
+par la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de
+lui faire des propositions qu'il jugeait injurieuses et
+indignes d'un gentilhomme.</p>
+
+<p>Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut
+trouver les mots qui convainquent, ou que la haine
+aveuglait l'ancien gouverneur de la Bastille au point de
+lui faire accepter les pires infamies, car ils finirent par
+se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida
+pas.</p>
+
+<p>Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux
+que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc,
+dans le couloir circulaire de la plazza, semblant
+guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de soldats
+espagnols.</p>
+
+<p>Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes
+à la solde de Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque
+le danger ne lui paraissait pas immédiat, se disposa
+à les suivre, tout en surveillant l'ancien maître d'armes
+du coin de l'oeil.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à
+entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas à sa
+rencontre, dans l'intention manifeste de lui barrer la
+route.</p>
+
+<p>Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats
+qui semblaient se guider sur lui, comme s'il eût été
+réellement leur chef.</p>
+
+<p>En toute autre circonstance et en présence de tout
+autre, Pardaillan eût probablement continué son chemin
+sans hésitation, d'autant plus que les forces qui se présentaient
+à lui étaient assez considérables pour conseiller
+la prudence, même à Pardaillan.</p>
+
+<p>Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un
+ennemi à qui il avait infligé plusieurs défaites, qu'il
+savait être très douloureuses pour l'amour-propre du
+bretteur réputé.</p>
+
+<p>Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait
+que cet ennemi avait, jusqu'à un certain point, le droit
+de chercher a prendre sa revanche et que lui, Pardaillan,
+n'avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction.</p>
+
+<p>Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit
+puisqu'il lui criait d'un ton provocant:</p>
+
+<p>&mdash;Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort.
+J'ai deux mots à vous dire.</p>
+
+<p>Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.</p>
+
+<p>Mais il y avait une autre considération qui avait à
+elle seule plus d'importance encore que tout le reste:
+c'est que Bussi, manifestement animé de mauvaises intentions,
+se présentait à la tête d'une troupe d'une centaine
+de soldats. Se dérober dans de telles conditions
+lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une
+lâcheté&mdash;le mot était dans son esprit&mdash;dont il était
+incapable.</p>
+
+<p>Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans
+l'esprit de Pardaillan, à la suite de son attentat de
+l'avant-veille, il avait la naïveté de le croire incapable
+d'une félonie.</p>
+
+<p>Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre
+les défenseurs du Torero il s'immobilisa aussitôt, et,
+glacial, hérissé, d'autant plus furieux que, du coin de
+l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, surgie soudain
+du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de
+l'autre côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue,
+il se trouvait pris entre deux troupes d'égale force.</p>
+
+<p>Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé
+dans un traquenard d'où il ne lui semblait pas possible
+de se tirer, à moins d'un miracle.</p>
+
+<p>Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger
+qu'il courait, il se fût fait tuer sur place plutôt que de
+paraître reculer devant la provocation qu'il devinait
+imminente.</p>
+
+<p>A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui
+domina le tumulte déchaîné et fut entendue de tous,
+avec cette terrible froideur qui, chez lui, dénotait une
+puissante émotion, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc!
+Leclerc qui se prétend un maître en fait d'armes et qui
+est moins qu'un méchant prévôt... un écolier médiocre!
+Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d'Amboise
+est mort pour lui voler son nom et le déshonorer
+en l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui
+vaudrait la bastonnade, bien méritée, que ne manquerait
+pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire
+de Bussi, s'il était encore de ce monde!</p>
+
+<p>En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi
+anormales, après sa tentative d'assassinat si récente et
+sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s'attendait certes à être
+accueilli par une bordée d'injures comme on savait les
+prodiguer à une époque où tout se faisait avec une
+outrance sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait
+pas à être touché aussi profondément. Ce démon de
+Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers,
+ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous
+cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce
+qu'il y avait de plus sensible en lui: sa vanité de maître
+invincible!</p>
+
+<p>Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il
+accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu'il
+croyait dédaigneux et qui n'était qu'une grimace. Il
+souriait, mais il était livide.</p>
+
+<p>Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une
+réponse du tac au tac, et Bussi, égaré par la rage, ne
+trouvait rien qui lui parût assez violent. Il se contenta
+de grincer:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, oui!</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan,
+la longue rapière qui vous bat les mollets est-elle
+aussi longue que celle que vous avez jetée vous-même
+lorsque vous tentâtes de m'assassiner?</p>
+
+<p>Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient
+à chavirer sous les sarcasmes dont l'accablait celui qu'il
+eût voulu poignarder à l'instant même. Il tira la longue
+rapière dont on venait de lui parler, et, la faisant siffler,
+il hurla, les yeux hors de l'orbite:</p>
+
+<p>&mdash;Misérable fanfaron!</p>
+
+<p>Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules
+et continua:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout
+à l'heure... Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que, si
+j'avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant
+mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais voler,
+plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous
+croyez un maître et vous l'êtes en effet: un maître
+fuyard!</p>
+
+<p>Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du
+coin de l'oeil le mouvement de troupes qui se dessinait
+autour de lui.</p>
+
+<p>En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de
+faire bonne contenance sous les douloureux coups
+d'épingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s'il
+n'était venu là que pour détourner son attention en
+excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.</p>
+
+<p>Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils
+s'étaient terrés jusque-là.</p>
+
+<p>Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large
+de plus d'une toise. Il avait à sa gauche la barrière qui
+avait été jetée bas, en partie. Par-delà la barrière, c'était
+la piste. En face de lui, c'était le couloir qui tournait
+sans fin autour de la piste.</p>
+
+<p>En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit
+réservé au populaire. Derrière lui, c'était toujours
+le même couloir, ayant en bordure les gradins occupés
+par les gens de noblesse. Enfin, à sa droite, il y avait un
+large couloir aboutissant à l'endroit où se dressaient les
+tentes des champions.</p>
+
+<p>Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes,
+sur la piste, à sa gauche, une deuxième, puis
+une troisième compagnie étaient venues se joindre à la
+première et s'étaient placées là en masses profondes.</p>
+
+<p>Environ quatre cents hommes se trouvaient là.</p>
+
+<p>Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir
+que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire,
+être en nombre plus considérable. Cela tenait à ce que
+les troupes, manquant de front pour se déployer, s'étendaient
+en profondeur.</p>
+
+<p>Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt
+ou trente rangs de profondeur, eût été une entreprise
+chimérique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait
+être tentée, même par un Pardaillan.</p>
+
+<p>Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste,
+trouver assez d'espace pour non pas tenter une défense
+impossible, mais essayer de battre en retraite en se défilant
+parmi les tentes, les barrières, mille objets hétéroclites
+qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce
+côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise
+qui ne fût occupé.</p>
+
+<p>En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer,
+l'encerclement était complet, et Pardaillan se
+trouvait pris au centre de ce cercle de fer, composé de
+près d'un millier de soldats.</p>
+
+<p>Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc
+ne s'était placé d'un air provocant sur sa route,
+il est à présumer qu'il ne se fût pas laissé acculer ainsi.
+Il eût tenté quelque coup de folie, comme il en avait
+réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que
+la manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été
+coupée.</p>
+
+<p>Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella,
+résolut de lui tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne
+se croyait pas, nous l'avons dit, directement menacé,
+L'eût-il cru que sa résolution n'eût pas varié. Mais,
+comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait
+attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut
+pas longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en
+voulait.</p>
+
+<p>Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique,
+et, en se redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait
+la situation telle qu'elle était, avec ce sang-froid
+qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il sentît le sang
+battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:</p>
+
+<p>«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais
+laisser mes os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je
+besoin de m'arrêter pour répondre à ce spadassin que
+j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais encore gagner au
+large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus
+chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable
+lui-même ne m'en tirerait pas.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire.
+Les soldats, après avoir déchargé leurs arquebuses,
+avaient reçu le choc terrible du peuple exaspéré.
+La piste était envahie, le sang coulait à torrents.</p>
+
+<p>De part et d'autre, on se portait des coups furieux,
+accompagnés d'injures, de vociférations, d'imprécations,
+de jurons intraduisibles. Pendant ce temps, le Torero,
+cause involontaire de cette effroyable boucherie, était
+enlevé par les hommes de Fausta.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant
+Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s'était
+rétréci, et, maintenant, il n'avait plus qu'un tout petit
+espace de libre.</p>
+
+<p>Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt
+dit avec un accent grave:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde
+autour de toi. Vois ces centaines d'hommes armés
+qui te serrent de près. Tout cela, c'est mon oeuvre à moi.
+Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance
+humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon
+étreinte!</p>
+
+<p>&mdash;Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré
+celui-ci&mdash;d'un geste de mépris écrasant il désignait
+Bussi, livide de fureur&mdash;j'ai vu celui-ci que j'ai
+connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, ne se
+jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de
+bourreau; j'ai vu ceux-là&mdash;il désignait les officiers et
+les soldats qui frémirent sous l'affront&mdash;ceux-là qui ne
+sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis
+à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai
+vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai
+vu les reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et
+immondes s'avancer en rampant, prêtes à la curée, et
+me suis dit que, pour compléter la collection, il ne manquait
+plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes apparue!</p>
+
+<p>Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans
+sourciller. Elle ne daigna pas discuter. A quoi bon?</p>
+
+<p>Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement
+sa moustache, honteux qu'il était du rôle qu'on lui
+faisait jouer, sur un ton de suprême autorité, en désignant
+Pardaillan de la main:</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez cet homme!</p>
+
+<p>L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, mort-diable!</p>
+
+<p>Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était
+pas concertée avec Fausta, car elle se tourna vivement
+vers lui et, sans cacher le mécontentement qu'elle
+éprouvait:</p>
+
+<p>&mdash;Perdez-vous la tête, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée,
+le sire de Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé
+et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable!
+Je ne suis venu ici que pour cela, moi!</p>
+
+<p>Fausta le considéra une seconde avec un étonnement
+qui n'avait rien de simulé. Très sincèrement, elle le crut
+soudainement frappé de démence. Elle baissa d'instinct
+le ton pour lui demander d'un air vaguement apitoyé:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez donc vous faire tuer?</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche,
+et, sur un ton d'assurance qui frappa Fausta:</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan
+ne me tuera pas. Je vous en donne l'assurance formelle.</p>
+
+<p>Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte
+secrète, comme on en trouvait tous les jours, et que, sûr
+de triompher, il tenait à le faire devant tous ces soldats
+qui seraient les témoins de sa victoire et rétabliraient sa
+réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait
+tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir,
+qu'elle traduisit en grondant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?</p>
+
+<p>&mdash;Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni
+pour argent le soustraire au supplice qui l'attend. Je ne
+le tuerai pas, soyez tranquille.</p>
+
+<p>Il prit un temps pour produire son petit effet avec
+plus de force et, avec une insouciance affectée:</p>
+
+<p>&mdash;Je me contenterai de le désarmer.</p>
+
+<p>Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait
+si elle devait le laisser faire. C'est qu'elle était payée
+pour savoir qu'avec le chevalier on ne pouvait jamais
+jurer de rien.</p>
+
+<p>Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant
+à la prise de corps de celui qu'on pouvait considérer
+comme prisonnier.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue,
+j'ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi
+seul sais ce qu'il m'en a coûté. De grâce, je vous en
+prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou je ne
+réponds de rien.</p>
+
+<p>Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants.
+Fausta comprit que le contrarier ouvertement
+pouvait être dangereux.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre
+guise.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il
+n'échappera pas au sort qui l'attend.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux
+aux lèvres, avait attendu patiemment la fin de cet
+entretien particulier:</p>
+
+<p>&mdash;Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne
+pensez-vous pas que l'heure est bien choisie pour donner
+au mauvais écolier que je suis une de ces prestigieuses
+leçons dont vous seul avez le secret? Voyez
+l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver
+témoins plus nombreux et mieux qualifiés de la
+défaite humiliante que vous ne manquerez pas de m'infliger?</p>
+
+<p>Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc
+était brave. Mais d'où venait donc qu'il osât
+l'appeler en combat singulier devant cette multitude de
+soldats, lesquels seraient témoins de son humiliation?
+Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il
+serait vainqueur.</p>
+
+<p>Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait
+quelque coup de traîtrise.</p>
+
+<p>Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme
+pour s'assurer qu'on n'allait pas le charger à l'improviste,
+par-derrière.</p>
+
+<p>Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles,
+qu'on leur donnât des ordres, et les officiers, de leur
+côté, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tête
+pour chasser les pensées qui l'importunaient, et, de sa
+voix mordante:</p>
+
+<p>&mdash;Et, si je vous disais que, dans les conditions où
+il se produit, il ne me convient pas d'accepter votre
+défi?</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté
+en prétendant m'avoir désarmé. Je dirai&mdash;continua
+Bussi en s'animant&mdash;que le sire de Pardaillan est un
+fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, s'il
+le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai
+recours au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec
+les lâches, et je le souffletterai de mon épée, ici, devant
+vous tous qui m'entendez et nous regardez!</p>
+
+<p>Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et
+leva sa rapière comme pour en cingler le visage du
+chevalier.</p>
+
+<p>Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation
+inouïe, adressée à un homme virtuellement prisonnier,
+quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure
+de réprobation sur les lèvres de quelques officiers.</p>
+
+<p>Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua
+pas cette réprobation.</p>
+
+<p>Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et
+ce simple geste suffit pour que le maître d'armes n'achevât
+pas le sien. D'une voix blanche qui fit passer un
+frisson sur la nuque du provocateur:</p>
+
+<p>&mdash;Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.</p>
+
+<p>Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son
+index sur la poitrine de Bussi:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous
+savais vil et misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous
+êtes complet maintenant. Le geste que vous venez d'esquisser,
+vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien,
+Jean Leclerc, je vais te tuer!</p>
+
+<p>Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la
+main. C'était cette épée qui n'était pas à lui, cette épée
+qu'il avait ramassée au cours de sa lutte avec Centurion
+et ses hommes, cette épée qui lui avait paru suspecte
+au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même
+pour savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la
+changer.</p>
+
+<p>Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons
+lui revenaient en foule, et une vague inquiétude
+l'envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le
+considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à
+quoi s'en tenir.</p>
+
+<p>Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc
+comme s'il eût voulu le fouiller jusqu'au fond de l'âme
+Et la mine inquiète du spadassin ne lui dit sans doute
+rien de bon, car il revint à son épée.</p>
+
+<p>Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer
+et reployer. Il avait déjà fait ce geste dans la rue et
+n'avait rien découvert d'anormal. Cette fois encore, l'épée
+lui parut à la fois souple et résistante. Il ne découvrit
+aucune tare.</p>
+
+<p>Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose
+qui gisait là, dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à
+découvrir, faute du temps nécessaire à l'étudier minutieusement,
+comme il eût fallu.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière
+étrangement fausse à ses oreilles, peut-être prévenues,
+bougonna d'une voix railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons
+pas.</p>
+
+<p>Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez, monsieur!</p>
+
+<p>Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il
+paraissait maintenant froid, merveilleusement maître de
+lui, campé dans une attitude irréprochable.</p>
+
+<p>Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Le sort en est jeté!</p>
+
+<p>Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents
+serrées, il croisa le fer en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons!</p>
+
+<p>Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le
+voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait poussé un
+soupir de soulagement et qu'une lueur triomphante avait
+éclairé furtivement son regard.</p>
+
+<p>«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers
+cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien
+manigancer ce scélérat!»</p>
+
+<p>Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa
+fougue accoutumée, il tâta prudemment le fer de son
+adversaire.</p>
+
+<p>L'engagement ne fut pas long.</p>
+
+<p>Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente
+réserve et se mit à charger furieusement.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups
+et soudain, d'une voix éclatante:</p>
+
+<p>&mdash;Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je
+vais te désarmer!</p>
+
+<p>A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement
+plusieurs coups secs sur la lame, comme s'il
+eût voulu la briser et non la lier. Pardaillan, d'ailleurs,
+le laissait faire complaisamment, espérant qu'il finirait
+par se trahir et découvrir son jeu.</p>
+
+<p>Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient
+rien de commun avec l'escrime, Bussi-Leclerc glissa
+prestement son épée sous la lame de Pardaillan comme
+pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il redressa
+son épée de toute sa force.</p>
+
+<p>Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats,
+émerveillés, virent ceci:</p>
+
+<p>La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force
+irrésistible, suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de
+Bussi, s'éleva dans les airs, décrivit une large parabole
+et alla tomber dans la piste.</p>
+
+<p>&mdash;Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.</p>
+
+<p>Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta
+de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit à fond,
+visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de
+le toucher, porta son coup et, comme s'il eût craint que,
+même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un bond en
+arrière et se mit hors de sa portée.</p>
+
+<p>Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait
+sur toute la ligne. Là, devant ces centaines de
+gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de
+cet étrange duel, il avait eu la gloire de désarmer et de
+toucher l'invincible Pardaillan.</p>
+
+<p>Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan
+était allée tomber sur la piste.</p>
+
+<p>En effet, on se tromperait étrangement si on croyait
+sur parole Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son
+Adversaire.</p>
+
+<p>La lame avait sauté, la lame, préalablement limée,
+habilement maquillée, mais la poignée était restée dans
+la main du chevalier.</p>
+
+<p>En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé
+son adversaire et la piteuse comédie qu'il venait de jouer
+était de l'invention de Centurion, qui avait vu là le
+moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé
+de lui demander, et de se venger en même temps par
+une humiliation publique de celui qui l'avait corrigé
+vertement en public.</p>
+
+<p>Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de
+loin, on ne pouvait voir la poignée restée dans la main
+crispée de Pardaillan, et, comme tout le monde, en revanche,
+avait pu voir voler la lame, pour la plupart des
+spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible,
+le terrible Français avait trouvé son maître.</p>
+
+<p>Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se
+trouva que son épée, alors qu'il s'était fendu sur son
+adversaire désarmé par un coup de traîtrise, son épée
+avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que quelques
+gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de
+pourpre la main de Pardaillan.</p>
+
+<p>Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin,
+ce sang permettait de croire à une blessure plus sérieuse.</p>
+
+<p>Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un
+tout autre aspect vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers
+rangs, purent voir de près, dans tous ses détails,
+la scène qui venait de se dérouler et celle qui suivit.</p>
+
+<p>Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la
+main du chevalier. Ils comprirent que, s'il était désarmé,
+ce n'était pas du fait de l'adresse de Bussi, mais
+par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la réflexion,
+cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.</p>
+
+<p>Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement
+bien compréhensible en voyant sa lame s'envoler
+dans l'espace. Lui aussi, il avait cru naïvement à un
+accident.</p>
+
+<p>Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse
+pût oblitérer le sens de l'honneur et même le simple
+bon sens d'un homme réputé brave et intelligent,
+jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser jusqu'à ourdir
+une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi
+niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette
+grossière comédie?</p>
+
+<p>Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui
+avait été d'admettre qu'une perfidie semblable était possible.
+Et cela lui avait paru si pitoyable, si grotesque, si
+risible, que, malgré lui, oubliant tout, il était parti d'un
+éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.</p>
+
+<p>Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson
+le parcourir de la nuque aux talons, et, tout en se renceignant
+dans les rangs pressés des soldats espagnols,
+comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il commença
+de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement
+les perfides conseils de Centurion.</p>
+
+<p>C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait
+irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente,
+furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille,
+l'envahir tout entier, au point que lui, qui savait si bien
+garder son sang-froid dans les passes les plus critiques,
+il était tout à fait hors de lui, et se sentait incapable de
+se modérer, encore moins de raisonner ses impressions.</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure
+faite à son amour-propre, un homme s'avilisse à ce
+point! Par Pilate! je ne connaissais pas ce Bussi-Leclerc!
+Mort du diable! il faut que ce scélérat soit
+châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres
+mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque
+les blessures d'amour-propre sont les seules qui
+aient réellement prise sur ce sacripant, je vais lui infliger
+une de ces humiliations sanglantes dont il gardera
+à jamais le cuisant souvenir!</p>
+
+<p>Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant
+qu'il ne paraissait plus pouvoir réfréner, avec des
+gestes brusques, saccadés, inconscients, un inappréciable
+instant il eut toutes les apparences d'un fou furieux.</p>
+
+<p>Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses
+de cette scène, car il entendit vaguement Fausta
+dire d'une voix que l'espoir et la joie faisaient trembler:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...</p>
+
+<p>Et une autre voix impassible&mdash;celle de d'Espinosa&mdash;répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir
+été entreprise.</p>
+
+<p>Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie,
+Pardaillan ne les voyait pas. Ils étaient assez loin de lui
+et ils parlaient bas, et, pourtant, il perçut nettement
+toutes ces paroles. En lui-même, en faisant des efforts
+désespérés pour retrouver un peu de calme, il grommelait:</p>
+
+<p>«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je
+en effet. Je sens ma tête qui semble vouloir éclater. Il
+me paraît que ma folie, si elle persistait, serait singulièrement
+agréable à la douce Fausta et à son digne ami
+d'Espinosa!»</p>
+
+<p>Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à
+se maîtriser, à retrouver, en partie, sa lucidité.</p>
+
+<p>En même temps, il se mit en marche, allant droit à
+Bussi-Leclerc, impérieusement poussé par cette idée qui
+dominait en lui: châtier séance tenante le scélérat.</p>
+
+<p>Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour
+une action déterminée, tout le reste disparut et son
+calme lui revint peu à peu.</p>
+
+<p>D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se
+diriger vers Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude
+qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, eut
+un soupçon de sourire, et:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il
+est, le chevalier de Pardaillan va faire passer un moment
+pénible à ce pauvre M. de Bussi-Leclerc. Quel
+dommage que cet homme extraordinaire soit contre
+nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été
+à nous!</p>
+
+<p>Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste
+qui signifiait: ce n'est pas notre faute s'il n'est pas à
+nous. Puis, curieusement, elle porta ses yeux sur Pardaillan
+avançant, l'air menaçant, sur Bussi-Leclerc qui
+reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des
+regards qui criaient:</p>
+
+<p>«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»</p>
+
+<p>Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se
+tournant vers d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un
+accent aussi froid que le sien:</p>
+
+<p>&mdash;En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence
+de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire
+saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter
+ce qu'il médite.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse.
+C'est pour son propre compte et pour sa propre
+satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machiné de longue
+main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout seul.
+Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre
+un hommage mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous
+reconnaissons loyalement qu'il est digne de notre
+respect.</p>
+
+<p>D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait
+que, lui aussi, il se désintéressait complètement du sort
+de Bussi.</p>
+
+<p>Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant
+du chevalier, il arriva un moment où Bussi se trouva
+dans l'impossibilité d'aller plus loin, arrêté qu'il était
+par la masse compacte des troupes qui assistaient à
+cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec
+celui qu'il redoutait.</p>
+
+<p>Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.</p>
+
+<p>S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à
+rester lui-même sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte
+ni hésitation. Il était brave, c'était indéniable:</p>
+
+<p>Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe
+et tortueux que son dernier geste semblait dénoncer,
+Pour l'amener à accomplir ce geste qui le déshonorait
+à ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstances
+spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût
+à l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit
+voisin de la démence, pour lui faire agréer une proposition
+infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi
+allait se suicider au moment où Centurion était intervenu.</p>
+
+<p>Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi
+avait, honte de ce qu'il avait fait. Bussi croyait lire la
+réprobation sur tous les visages qui l'environnaient,
+Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et méritait
+d'être traité comme tel.</p>
+
+<p>Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan,
+sans arme, résolu néanmoins à le châtier. Que
+méditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger
+devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui le
+préoccupait le plus.</p>
+
+<p>Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui
+des regards sanglants, cherchant instinctivement dans
+quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser
+châtier ignominieusement&mdash;ah! cela surtout, jamais!&mdash;et
+ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer
+pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait
+exaspéré.</p>
+
+<p>Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était
+arrêté à deux pas de lui. Il était maintenant aussi froid
+qu'il s'était montré hors de lui l'instant d'avant. Il
+fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis,
+se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit
+d'une voix étrangement calme, qui cingla le spadassin:</p>
+
+<p>&mdash;Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main
+sur cette face de coquin!</p>
+
+<p>Et, avec la même lenteur souverainement méprisante,
+avec des gestes mesurés, comme s'il eût eu tout le temps
+devant lui, comme s'il eût été sûr que nulle puissance
+ne saurait soustraire au châtiment mérité le misérable
+qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants,
+passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.</p>
+
+<p>Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si
+Pardaillan l'eût saisi à la gorge, il se fût sans doute
+laissé étrangler sans porter la main à la garde de son
+épée. C'eût été pour lui une manière comme une autre
+d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus
+redoutable que la mort même, non, non, il ne pouvait
+le tolérer.</p>
+
+<p>Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un
+geste foudroyant, il hurla d'une voix qui n'avait plus rien
+d'humain:</p>
+
+<p>&mdash;Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...</p>
+
+<p>En même temps, il levait le bras pour frapper.</p>
+
+<p>Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.</p>
+
+<p>Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait
+pas de vue, saisit son poignet d'une main et, de l'autre,
+la lame par le milieu. Et, tandis qu'il broyait le poignet
+dans un effort de ses muscles tendus comme des fils
+d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts
+engourdis du spadassin.</p>
+
+<p>Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps
+qu'il n'en faut pour le dire, les rôles se trouvèrent
+renversés, et c'était Pardaillan qui, maintenant, se dressait,
+l'épée à la main, devant Bussi désarmé.</p>
+
+<p>Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable
+force que lui donnait cette arme conquise pour
+tenter de se tirer du guêpier ou, tout au moins, de vendre
+chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, n'avait
+pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger
+à Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne
+de conduite sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement,
+sans se soucier du reste.</p>
+
+<p>Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la
+même manière que les fois précédentes, Bussi-Leclerc
+croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure
+accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse,
+il grinça:</p>
+
+<p>&mdash;Tue-moi! Tue-moi donc!</p>
+
+<p>De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et,
+d'une voix claironnante:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette
+suprême lâcheté de tirer le fer contre un homme
+désarmé. Et tu y es venu, parce que tu as l'âme d'un
+faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me
+souffleter, tu es indigne de la porter.</p>
+
+<p>Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame
+en deux, et en jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc,
+livide, écumant.</p>
+
+<p>Et ceci encore apparaissait comme une bravade si
+folle que d'Espinosa murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est
+un fou qui ne raisonne pas ses impulsions.</p>
+
+<p>Ils se trompaient tous les deux.</p>
+
+<p>Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je
+pourrais t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes
+mains. Je te fais grâce de la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il
+ne soit pas dit qu'une fois dans ma vie je n'ai pas rendu
+coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l'intention de
+me donner, je te le rends!...</p>
+
+<p>En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le
+tirait à lui malgré sa résistance désespérée, et sa main
+gantée, largement ouverte, s'abattit à toute volée sur
+la joue du misérable, qui alla rouler à quelques pas,
+étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de
+honte et de rage, plus encore que par la douleur.</p>
+
+<p>Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua
+comme quelqu'un qui vient d'achever sa tâche, et, du
+bout des doigts, avec des airs profondément dégoûtés,
+il enleva ses gants et les jeta, comme il eût jeté une
+ordure répugnante.</p>
+
+<p>Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait
+pas quitté durant toute cette scène, il se tourna vers
+Fausta et d'Espinosa, et, son sourire le plus ingénu aux
+lèvres, il se dirigea droit sur eux.</p>
+
+<p>Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très
+explicite, car d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir
+une avanie semblable à celle de Bussi qu'on emportait
+hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe attendu
+par les officiers qui commandaient les troupes.</p>
+
+<p>A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps,
+dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier
+le cordon de fer et d'acier qui l'emprisonnait.</p>
+
+<p>Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu
+duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il
+renonça à les poursuivre pour faire face à ce nouveau
+danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes
+se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire
+un mouvement, et, si la poussée formidable persistait
+aussi méthodique et obstinée, il risquait fort d'être
+pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste de
+défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce
+qui arrivait, comme il avait l'habitude de faire:</p>
+
+<p>«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement
+jetée après avoir estoqué ce taureau!»</p>
+
+<p>Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il
+venait de briser à l'instant même. Mais il n'avait garde
+de le faire, et, en cela, il était logique avec lui-même.
+En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que pour se
+donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face
+du maître d'armes.</p>
+
+<p>Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il
+se dispensait généreusement, il observait les mouvements
+de ses assaillants avec cette froide lucidité qui
+engendrait chez lui les promptes résolutions.</p>
+
+<p>Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner
+un peu d'air. Pour ce faire, il projeta ses poings en
+avant avec une régularité d'automate, une précision pour
+ainsi dire mécanique, une force décuplée par le désespoir
+de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement
+sur lui-même, de façon à frapper alternativement
+chacune des unités les plus rapprochées du cercle qui se
+resserrait de plus en plus.</p>
+
+<p>Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la
+chair violemment heurtée, d'une plainte sourde, d'un
+gémissement, parfois d'un juron, parfois d'un cri étouffé.</p>
+
+<p>Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était
+enlevé par ceux qui venaient derrière, passé de main
+en main, porté sur les derrières du cercle infernal où
+on s'efforçait de le ranimer.</p>
+
+<p>Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait
+comme un torrent impétueux. Partout, sur la piste, sur
+les gradins, sur le pavé de la place, dans les rues adjacentes,
+c'était des soldats aux prises avec le peuple
+excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.</p>
+
+<p>Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups
+de feu, le halètement rauque des corps à corps, les
+plaintes des blessés, et, par-ci par-là, couvrant l'effroyable
+tumulte, une formidable clameur éclatait, à la fois
+cris de ralliement et acclamation:</p>
+
+<p>«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»</p>
+
+<p>Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait
+patiemment user ses forces, sans lui rendre ses coups.
+Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta lui revinrent à la
+mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il
+songea:</p>
+
+<p>«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son
+digne allié, d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse
+me soustraire aux tortures qu'ils ont résolu de m'infliger!»</p>
+
+<p>Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans
+arrêt ni repos, commençaient à éprouver une raideur
+inquiétante, il ajouta:</p>
+
+<p>«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer
+passivement jusqu'à ce que je sois à bout de souffle.
+Il faudra bien qu'ils se décident à rendre coup pour
+coup.»</p>
+
+<p>Il raisonnait avec un calme admirable en semblable
+occurrence, et il lui apparaissait que, le mieux qu'il pût
+lui advenir, c'était de recevoir quelque coup mortel qui
+l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.</p>
+
+<p>Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats,
+en effet, commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement
+assénés par Pardaillan, ils répondirent par
+des horions décochés au petit bonheur. Il eût, sans nul
+doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une voix
+impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en
+ordonnant:</p>
+
+<p>«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»</p>
+
+<p>En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il
+fallait enfin en finir, comme la patience a des limites
+et que la leur était à bout, sans attendre des ordres qui
+tardaient trop, ils exécutèrent la dernière manoeuvre:
+c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous
+ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se
+vit accablé par le nombre.</p>
+
+<p>Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être
+trouver la brute excitée qui, oubliant les instructions
+reçues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais,
+soit respect de la consigne, soit conscience de leur force,
+pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups
+de poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne
+ménageait les siens.</p>
+
+<p>Un long moment, il tint tête à la meute, en tout
+pareil au sanglier acculé et coiffé par les chiens. Ses
+vêtements étaient en lambeaux, du sang coulait sur ses
+mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce
+n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes
+reprises, on le vit soulever des grappes entières de soldats
+pendus à ses bras, à ses jambes, à sa ceinture.
+Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par le nombre
+sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier
+sur ses jambes et tomba à terre.</p>
+
+<p>...C'était fini. Il était pris.</p>
+
+<p>Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il
+apparaissait encore si terrible, si étincelant que, malgré
+qu'il fût impossible d'esquisser un geste, tant on avait
+multiplié les liens autour de son corps, une dizaine
+d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par
+surcroît, cependant que les autres formaient le cercle
+autour de lui.</p>
+
+<p>Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré
+se posait avec une fixité insoutenable sur Fausta,
+qui assistait, impassible, à cette lutte gigantesque
+d'un homme aux prises avec des centaines de combattants.</p>
+
+<p>Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment
+ficelé des pieds jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance,
+elle s'approcha lentement de lui, écarta d'un
+geste hautain ceux qui le masquaient à sa vue, et, s'arrêtant
+devant lui, si près qu'elle le touchait presque, elle
+le considéra un long moment en silence.</p>
+
+<p>Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!</p>
+
+<p>En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle
+venait jouir de son triomphe. Malgré les liens qui lui
+meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au
+point de gêner la respiration, malgré la pesée, violente de
+ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en songeant:</p>
+
+<p>&mdash;Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa
+victoire... Jolie victoire!... Un abominable guet-apens,
+une félonie, une armée lâchement mise sur pied pour
+s'emparer d'un homme!...</p>
+
+<p>En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue
+à ses épaules, il s'était redressé, avait levé la tête, l'avait
+fixée avec une insistance agressive, une pointe de raillerie
+au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude
+en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui décocher
+quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le
+secret.</p>
+
+<p>Fausta se taisait toujours.</p>
+
+<p>Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe
+insolent qu'il s'attendait à trouver en elle, et, dans
+ses yeux, qu'il s'attendait à voir brillants d'une joie
+insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut qu'indécision
+et tristesse.</p>
+
+<p>Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée
+pour s'oublier au point de laisser lire en partie ses
+impressions sur son visage, qui n'exprimait habituellement
+que les sentiments qu'il lui plaisait de montrer.</p>
+
+<p>C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses
+prévisions.</p>
+
+<p>Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle,
+avait tué l'amour. Et voici que, au moment où elle
+tenait enfin l'homme qu'elle croyait haïr, elle s'apercevait
+avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle avait pris
+pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son
+esprit éperdu, elle râlait:</p>
+
+<p>«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine
+n'était que le dépit de me voir dédaignée... car il ne
+m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... Et, maintenant
+que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé
+pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois
+que, s'il disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins
+encore: un regard qui ne soit pas indifférent, je poignarderais
+de mes mains ce grand inquisiteur qui me guette,
+et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le délivrer. Que
+faire? Que faire?</p>
+
+<p>Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant,
+pour la première fois de sa vie, devant la décision à
+prendre.</p>
+
+<p>Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent.
+Elle recula de deux pas, comme pour marquer qu'elle
+l'abandonnait à son sort, et, d'une voix extrêmement
+douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Pardaillan!</p>
+
+<p>Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait
+à d'autres paroles.</p>
+
+<p>Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour
+si peu.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.</p>
+
+<p>Elle secoua la tête négativement et, avec la même
+intonation de douceur inexprimable, elle répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me
+tue pas si aisément. Vous devez en savoir quelque
+chose!</p>
+
+<p>Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête,
+et répéta encore:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! Tu ne me verras plus.</p>
+
+<p>Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.</p>
+
+<p>«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne
+me verras plus.» Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable
+créature aurait-elle conçu l'infernal projet de
+me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce serait
+trop hideux!»</p>
+
+<p>De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle
+continuait:</p>
+
+<p>&mdash;Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être,
+Pardaillan, mais tu ne me reconnaîtras pas.</p>
+
+<p>«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle
+énigme? Je la verrai: donc j'ai des chances de ne
+pas mourir et de ne pas être aveuglé, comme je l'ai
+craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti que je ne
+pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire
+ce «Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se
+cache sous ces paroles, insignifiantes en apparence?
+Bah! je le verrai bien.»</p>
+
+<p>Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable!
+Peut-être serez-vous devenue une femme comme toutes
+les femmes... avec un peu de coeur et de bonté. S'il en
+est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez si bien
+changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse
+pas.</p>
+
+<p>Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux.
+Il soutint le regard avec cette ingénuité narquoise qui
+lui était particulière. Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le
+dernier mot avec lui? Etait-elle lasse du violent combat
+qui s'était livré dans son esprit? Toujours est-il qu'elle
+se contenta de faire un signe de tête et revint se placer
+auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible,
+à cette scène.</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo,
+ordonna le grand inquisiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>LES AMOURS DU CHICO</h3>
+
+<p>Le couvent de San Pablo était situé si près de la place
+San Francisco qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur
+cette place même.</p>
+
+<p>En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent
+été pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier
+qu'on se battait toujours sur la place, et un homme
+froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait commettre
+l'imprudence de faire traverser cette place à son
+prisonnier en pareil moment.</p>
+
+<p>Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers.
+Non pas que le chevalier, ligoté comme il l'était,
+inspirât des craintes au grand inquisiteur. Mais, précisément,
+ces précautions, qui eussent pu paraître ridicules
+en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe
+que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer
+au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnier
+pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons
+que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder vivant.
+Il pouvait encore&mdash;ce qui eût été plus fâcheux encore&mdash;être
+délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre
+pour l'un des leurs. La nécessité d'une imposante escorte
+se trouvait donc amplement justifiée.</p>
+
+<p>Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit
+faire à sa troupe une infinité de détours par les petites
+rues qui avoisinaient la place, évitant avec soin toutes
+celles où il percevait les bruits de la bagarre. En outre,
+comme le chevalier, entravé par des liens très serrés,
+ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il
+fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San
+Pablo, qu'on eût pu atteindre en quelques minutes.</p>
+
+<p>En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle
+tourna rapidement en lamentable échauffourée et qu'elle
+fut réprimée avec cette impitoyable cruauté que Philippe II
+savait montrer quand il était sûr d'avoir le
+dessus.</p>
+
+<p>Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta,
+chef occulte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement
+et fut noyée dans le sang.</p>
+
+<p>Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour
+elle, était le prince Carlos, elle avait commis la faute
+impardonnable de modifier son plan.</p>
+
+<p>Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle,
+résolu à lui donner son nom, et à partager avec elle le
+trône, pourvu qu'elle le hissât sur ce trône. Elle se
+croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant
+C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait
+consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses
+idées premières.</p>
+
+<p>Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de
+consommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait
+ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne
+pousserait pas la folie jusque-là. C'était possible, après
+tout. Qu'arriverait-il alors?</p>
+
+<p>Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il
+fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable
+et de quelles forces elle disposait. Nul doute que, lorsqu'il
+aurait vu et compris, il ne revînt humble et soumis.
+Alors, il serait temps d'entreprendre en toute assurance
+l'action définitive.</p>
+
+<p>Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero
+fut enlevé par ses partisans sans qu'il fût possible aux
+troupes royales de l'approcher. Et l'émeute se déchaîna
+dans toute son horreur.</p>
+
+<p>Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors,
+les chefs du mouvement, qui étaient dans la confidence,
+firent circuler l'ordre de la retraite et s'éclipsèrent,
+bientôt poursuivis de leurs hommes.</p>
+
+<p>Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales
+que le bon populaire, celui qui ne savait rien des
+dessous de cette affaire.</p>
+
+<p>Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les
+malheureux n'avaient, pour la plupart, que quelques
+méchants couteaux à opposer aux armes à feu des
+soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.</p>
+
+<p>Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer
+bravement. C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne
+savaient pas, eux, quel était ce prince Carlos qu'on
+acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on voulait leur
+enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se
+ferait pas.</p>
+
+<p>Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent
+que le Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de
+la griffe royale qui avait voulu s'abattre sur lui. Comment?
+Par qui? Peu importe. Ils le surent, et, dès lors,
+il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.</p>
+
+<p>Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur
+la place et dans les rues que des soldats triomphants...
+et aussi, hélas! les cadavres qui jonchaient le sol et les
+blessés, plus nombreux encore, qu'on enlevait à la hâte.</p>
+
+<p>Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin
+au couvent San Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir
+le seuil de sa prison, il aperçut là, au premier rang,
+qui? le nain Chico en personne.</p>
+
+<p>Mais dans quel état, grand Dieu!</p>
+
+<p>Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf
+quelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait
+si bien et qui lui avait valu auprès des nobles
+dames de la cour ce mirifique succès, qui avait paru si
+fort contrarier la gentille Juana!</p>
+
+<p>D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau.
+Ensuite, fripés, déchirés, maculés, les soies et les
+satins de ce qui avait été un pourpoint. Des accrocs
+larges comme la main à ces chausses resplendissantes.
+Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient
+singulièrement à du sang.</p>
+
+<p>La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne
+paraissait nullement se soucier des détails de sa toilette.
+Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec
+la même désinvolte fierté. Il se redressait tout comme
+il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration
+bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas
+une ligne de sa taille, d'homoncule.</p>
+
+<p>Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le
+seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissait
+comme un dieu, n'était guère mieux arrangé que lui.</p>
+
+<p>Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là?
+Évidemment, sa petite taille l'avait utilement servi.
+Pourquoi était-il là? Pour Pardaillan. Celui-ci n'en douta
+pas un seul instant.</p>
+
+<p>Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé
+sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard
+trahissait une peine si sincère, une affection si ardente,
+un dévouement si absolu, une si naïve admiration à le
+voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait
+diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier
+de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusement
+réconforté, et qu'il eut à l'adresse de son petit ami un
+de ces sourires d'une si poignante douceur qui avaient
+le don de bouleverser le petit paria.</p>
+
+<p>Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser
+quelques mots au nain. Mais il réfléchit que, dans les
+circonstances présentes, il risquait fort de le compromettre.</p>
+
+<p>Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours
+pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir
+ce qu'était devenu son autre ami, don César, sur qui il
+s'était promis de veiller et pour qui il s'était si imprudemment
+exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc,
+en passant, un regard d'une muette éloquence au nain
+attentif.</p>
+
+<p>Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement
+récompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement
+compris à quel mobile il obéissait en paraissant
+ne pas le connaître.</p>
+
+<p>Il comprit aussi parfaitement la signification du coup
+d'oeil de Pardaillan qui criait:</p>
+
+<p>«Don César est-il sauf?»</p>
+
+<p>Dans le même langage muet, il répondit à l'instant
+et il fut compris comme il avait compris lui-même.</p>
+
+<p>La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait
+remuer à son aise, attendu qu'il n'avait pas été possible
+de l'enchaîner comme le reste. Pardaillan manifesta donc
+sa satisfaction par un imperceptible signe de tête, et il
+passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient
+ses entraves.</p>
+
+<p>Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté
+de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs
+indifférents, s'attachait obstinément à ses pas et trouvait
+moyen de marcher à sa hauteur, comme s'il avait eu
+quelque chose à lui communiquer.</p>
+
+<p>Il remarqua également que le nain serrait dans son
+poing crispé le manche de sa minuscule dague, et qu'il
+jetait sur les hommes de son escorte des regards chargés
+de colère qui les eussent infailliblement jetés bas
+s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de
+penser, à part lui:</p>
+
+<p>«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa
+bravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats
+à qui l'on fait jouer un si triste rôle!»</p>
+
+<p>Et il souriait doucement, chaudement réconforté par
+cette amitié sincère qui se manifestait en un moment
+si critique pour lui.</p>
+
+<p>Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande
+porte du couvent. Porte monumentale, massive, rébarbative,
+pesante, sournoise par les guichets visibles ou
+dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et les
+innombrables serrures.</p>
+
+<p>On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés
+avec des grincements sinistres, que les serrures géantes
+fussent ouvertes à l'aide de clefs que le nain Chico eût
+eu bien de la peine à soulever. Il y eut forcément un
+temps d'arrêt assez long.</p>
+
+<p>Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être
+prévu, pour se livrer à une mimique expressive que
+Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue comprit aisément
+et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, les
+gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre
+eux.</p>
+
+<p>«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes
+du petit homme.</p>
+
+<p>Et les yeux de Pardaillan répondaient:</p>
+
+<p>«Pour quoi faire?»</p>
+
+<p>Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des
+mains remontant jusqu'à la tête et retombant mollement,
+signifiaient:</p>
+
+<p>«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être
+bien aise de communiquer avec le dehors.»</p>
+
+<p>Et Pardaillan de répondre:</p>
+
+<p>«Soit. J'accepte ton dévouement.»</p>
+
+<p>Et, d'un sourire, il remerciait.</p>
+
+<p>Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se
+fermât lourdement sur lui&mdash;peut-être pour toujours&mdash;il
+tourna une dernière fois la tête et adressa un dernier
+adieu au nain, dont la physionomie intelligente et mobile
+semblait lui crier:</p>
+
+<p>«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous
+abandonnerai pas!»</p>
+
+<p>Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats
+ressortirent et s'éloignèrent allègrement, et le Chico
+demeura seul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider
+à s'éloigner de cette porte qui venait de se fermer sur
+le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et
+dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout
+un monde de sensations inconnues.</p>
+
+<p>Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son
+orbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait
+au jour; il n'y avait plus rien à espérer. Le Chico
+poussa un gros soupir, et s'éloigna lentement, tristement,
+à regret.</p>
+
+<p>Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait
+écraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les
+patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait
+aucun passant dans ces rues habituellement si animées
+à cette heure.</p>
+
+<p>Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées,
+les portes verrouillées, les volets hermétiquement
+clos. Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif,
+et, parfois, il sortait de son sein un parchemin qu'il
+considérait attentivement, et le remettait vivement dans
+sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.</p>
+
+<p>Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain
+paraissait attacher un grand prix, n'était autre que ce
+blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba Roja
+et qu'il avait vendu à Fausta.</p>
+
+<p>On se souvient peut-être que Fausta était descendue
+dans le caveau truqué de la maison des Cyprès pour y
+brûler la capsule destinée à empoisonner l'air. En fouillant
+dans son sein pour y prendre l'étui contenant
+le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait
+laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé
+ce papier, et, ne pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait
+passé à sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour
+épier El Chico, le chevalier, sans s'en apercevoir, avait
+à son tour laissé tomber ce papier.</p>
+
+<p>De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé
+à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le
+nain l'avait, à son tour, trouvé, et, comme il savait lire,
+comme, dans son réduit, il avait de la lumière, il s'était
+rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l'avait
+soigneusement mise de côté. Son intention était de
+remettre ce parchemin au seigneur français, à qui il
+appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait,
+mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements
+qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser
+son intention.</p>
+
+<p>C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier
+dans la rue. Que voulait-il en faire? A vrai dire,
+il n'en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait
+qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur de
+Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de
+trouver.</p>
+
+<p>Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr
+que sa trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait.
+Nous avons dit qu'il savait lire et même écrire.</p>
+
+<p>Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement
+et griffonner, encore plus péniblement, les mots
+les plus usuels; c'est tout.</p>
+
+<p>Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très
+sûr de la valeur du document trouvé. Ah! s'il savait été
+aussi savant que la petite Juana! Il résolut soudain d'aller
+soumettre le précieux parchemin à la compétence de
+son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en était
+au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de
+l'auberge de la Tour.</p>
+
+<p>Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide
+costume était en loques. Deux raisons qui l'eussent fait
+reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil
+lui serait fait s'il osait se présenter devant elle
+sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il se présentait
+ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.</p>
+
+<p>Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela
+n'était pas fait pour le surprendre après les événements
+sanglants de l'après-midi. Les quelques personnes attablées
+étaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient
+qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.</p>
+
+<p>La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à
+la cuisine, et qui était comme le bureau de l'hôtellerie.
+Elle avait, naturellement, gardé la superbe toilette
+qu'elle avait endossée pour aller à la corrida, et, ainsi
+parée, elle était séduisante au possible, jolie à damner
+un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans
+son riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on
+eût dit une marquise déguisée.</p>
+
+<p>En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées,
+le Chico sentait son coeur battre la chamade,
+ses yeux brillèrent de plaisir et une bouffée de sang lui
+monta au visage.</p>
+
+<p>Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à
+ne songer qu'à son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait
+jamais prévu: c'est qu'il se présenta avec une assurance
+qu'elle ne lui avait jamais vue.</p>
+
+<p>Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana
+n'avait pas escompté un peu cette visite de son timide
+amoureux.</p>
+
+<p>Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne
+résisterait pas au désir de venir se faire admirer, et elle
+avait dû arranger d'avance la réception qu'elle lui
+ferait.</p>
+
+<p>On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue
+du petit homme la piqua au vif.</p>
+
+<p>Cependant, comme elle était femme et coquette, elle
+sut cacher ses impressions, si bien qu'il ne soupçonna
+rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le
+plus agressif, de son ton le plus grondeur qu'elle lança:</p>
+
+<p>&mdash;Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai
+chassé? Et dans quel état encore. Vierge Sainte! N'es-tu
+pas honteux de te présenter ainsi devant moi?</p>
+
+<p>Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit
+cette violente sortie avec une indifférence qui accrut
+son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la
+tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda tranquillement en
+face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit simplement
+et très doucement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.</p>
+
+<p>La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait
+changé sa poupée. Où prenait-il cette tranquille audace?
+La vérité est que le Chico n'avait pas conscience de son
+audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et tout s'effaçait
+devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace
+n'était que de la distraction.</p>
+
+<p>Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle
+avait vu du premier coup d'oeiï, et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?</p>
+
+<p>&mdash;Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?</p>
+
+<p>&mdash;Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a
+eu rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts
+par milliers...</p>
+
+<p>Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une
+inflexion de voix dont il ne perçut pas la tendresse:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es donc blessé?</p>
+
+<p>&mdash;Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être
+ai-je bien quelque écorchure par-ci par-là, mais ce n'est
+rien. Ce sang n'est pas le mien. C'est celui des malheureux
+que j'ai vu tuer devant moi.</p>
+
+<p>Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son
+air grondeur et dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte?
+Qu'avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre?</p>
+
+<p>&mdash;Il le fallait bien.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je
+suis allée à cette course et que je serais peut-être morte
+à l'heure qu'il est si j'étais restée jusqu'à la fin!</p>
+
+<p>Ce fut à son tour de pâlir de crainte:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es allée à la course?</p>
+
+<p>&mdash;Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait
+sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui
+m'accompagnait, m'a fait quitter la plazza après que le
+sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le taureau.
+Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle
+de Notre-Dame la Vierge!</p>
+
+<p>Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien
+au monde elle n'eût voulu lui donner cette satisfaction
+de lui dire qu'elle l'avait vu dans son triomphe et que
+c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.</p>
+
+<p>Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle
+avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver
+dans la mêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir
+quelque coup mortel.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On
+voulait assassiner le Torero. C'est pour lui qu'on s'est
+battu. Heureusement ses partisans l'ont enlevé, et maintenant,
+bien caché, il est hors de l'atteinte de ses ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement
+intéressée.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu
+parler, c'était en faveur de don César. On dit qu'il est le
+fils du roi; c'est lui qui est, paraît-il, le légitime enfant
+et c'est lui qu'on voulait placer sur le trône à la place
+de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous
+le nom de roi Carlos.</p>
+
+<p>Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout
+de connaître personnellement un homme qu'on prétendait
+fils du roi.</p>
+
+<p>Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel
+dépit, et joignant ses petites mains:</p>
+
+<p>&mdash;Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien,
+à dire vrai, cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé
+qu'il devait être de très haute naissance. Et tu dis qu'il
+est l'infant légitime? Qui donc osait attenter à sa vie?</p>
+
+<p>&mdash;Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il
+ne savait pas, sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il
+voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça,
+mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais,
+tiens! et personne ne s'en doute.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père
+veuille faire tuer son fils!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison
+d'Etat». Je sais cela aussi.</p>
+
+<p>Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à
+l'adresse du petit homme. C'est vrai, tout de même, qu'il
+savait des choses que nul ne soupçonnait. Comment
+s'arrangeait-il pour savoir?</p>
+
+<p>Il reprit très sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Je servais de page à don César dans sa course. Tu
+n'as pas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous
+sommes entrés sur la piste.</p>
+
+<p>Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe,
+elle feignit d'être surprise. Lui continua:</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait.
+Je l'ai suivi. C'est là que j'ai été si mal arrangé.</p>
+
+<p>Et avec un soupir de regret:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu
+m'avais vu! Regarde donc dans quel état on l'a mis.</p>
+
+<p>Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait
+plus être question de gronder. Il avait fait son devoir
+en suivant son maître, le petit homme; c'était bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai
+encore une nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle,
+Juana.</p>
+
+<p>&mdash;Parle... Tu me fais frémir.</p>
+
+<p>&mdash;On a arrêté le sire de Pardaillan.</p>
+
+<p>Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle.
+Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui
+le déconcerta. Voyant qu'elle se taisait, il dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as du chagrin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle simplement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes toujours?</p>
+
+<p>Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas
+joué.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...</p>
+
+<p>&mdash;J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle,
+comme un bon et brave gentilhomme qu'il est. Je l'aime
+comme un frère aîné, mais pas plus. N'oublie pas cela,
+Chico. Ne l'oublie plus jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...</p>
+
+<p>&mdash;Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience.
+Comment faut-il donc te dire les choses pour
+que tu les comprennes?</p>
+
+<p>Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement
+heureux s'il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur
+de Pardaillan comme un frère, tu voudras bien
+m'aider à le tirer de sa prison.</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon coeur, fit-elle spontanément.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! c'est l'essentiel.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais.
+J'étais là, j'ai tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa
+prison. On l'a enfermé au couvent San Pablo.</p>
+
+<p>Tu l'as suivi! Pour quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher
+de le délivrer.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour
+moi, c'est plus que le seigneur Dieu. Je donnerais mon
+sang goutte à goutte pour le tirer des griffes qui l'ont
+frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme
+c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont
+mis pour l'arrêter? Des compagnies et des compagnies.
+Partout il y en avait et ils étaient tous là pour lui. Et
+Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse étrangère aussi,
+que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des habits
+d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter,
+lui tout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à
+coups de poing. Si tu avais vu!...</p>
+
+<p>Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement,
+parlait, parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait
+et s'exaltait. Et ce n'était pas à son sujet, à elle,
+qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et constante préoccupation
+du petit homme, elle le savait bien. Aussi la
+petite Juana allait de surprise en surprise.</p>
+
+<p>C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était
+l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des
+fins, quoi! A qui se fier, bonne Vierge! après pareille
+trahison!</p>
+
+<p>Pour l'amener à se départir de cette inconcevable
+froideur, elle avait mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué
+et redoutable de ses petites ruses puériles de
+coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et un
+stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.</p>
+
+<p>D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée
+dans ses cheveux. Elle avait joué distraitement avec,
+l'avait portée, à différentes reprises, à ses lèvres, comme
+pour en respirer le parfum, et finalement l'avait laissée
+tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. Naïvement,
+elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur
+qu'elle lui jetait.</p>
+
+<p>Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du
+pied jusqu'à ce qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui,
+autrefois, n'eût pas manqué d'implorer la faveur d'emporter
+cette fleur, ou qui l'eût sournoisement ramassée
+et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée
+où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait
+pas la ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!</p>
+
+<p>Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa
+petite maîtresse. Il aimait à s'accroupir devant elle et,
+tabouret vivant, il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis
+qu'elle babillait, il écoutait gravement, les caressant
+doucement, en des gestes frôleurs, avec l'appréhension
+vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à
+poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.</p>
+
+<p>Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes,
+elle stimulait sa timidité naturelle, afin de
+l'amener, sans en avoir l'air, à ce jeu qu'elle partageait
+avec un plaisir réel, quoique dissimulé, très sensible
+qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette
+adoration spéciale.</p>
+
+<p>C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était
+elle-même qui avait jeté en lui le germe de cette préférence,
+peut-être bizarre, trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu
+et cultivé au point d'en faire une passion.</p>
+
+<p>En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais
+elle n'eût pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était,
+si elle n'avait pas eu par-dessus tout la coquetterie, la
+fierté, pourrait-on dire, de son pied, réellement très
+petit, très joli.</p>
+
+<p>Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait
+eu recours au suprême moyen qu'elle avait tout lieu de
+croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulées
+dans des bas de soie brodée, comme en portaient
+les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons
+et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à
+s'agiter et se trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention
+du récalcitrant. Et, comme il ne paraissait pas
+voir, elle s'était décidée à repousser petit à petit le tabouret
+sur lequel elle posait ses pieds.</p>
+
+<p>Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce
+diable de tabouret. N'importe, elle avait réussi à le
+pousser si bien que, toute petite dans son immense fauteuil,
+elle se trouva bientôt les jambes pendantes sans un
+point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait
+ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.</p>
+
+<p>En toute autre circonstance, le nain se fût empressé
+de profiter de l'aubaine. Mais il avait autre chose de
+plus sérieux en tête, et il sut résister héroïquement à la
+tentation.</p>
+
+<p>Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait
+pas de s'émerveiller sur le compte du sire de Pardaillan,
+son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait
+dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait seule
+existé pour lui.</p>
+
+<p>Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana
+ne savait plus si elle devait s'indigner du changement
+d'attitude du nain ou si elle devait s'en montrer ravie.
+Elle ne savait plus si elle devait le féliciter ou l'accabler
+de reproches et d'injures.</p>
+
+<p>En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle
+avait accueilli la nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si
+le Chico avait été moins préoccupé, il aurait remarqué
+sa pâleur soudaine et l'éclat trop brillant de ses yeux.</p>
+
+<p>Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être,
+tout au fond de son coeur, gardait-elle encore un sentiment
+très tendre pour lui. Peut-être! Ce qu'il y a de
+certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle
+avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé
+à cet amour romanesque.</p>
+
+<p>Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils
+fraternels de Pardaillan, elle s'était tournée vers le
+Chico, avec l'espoir de trouver en lui ce bonheur qu'elle
+savait insaisissable et impossible avec l'autre.</p>
+
+<p>Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant
+tout sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas
+rester indifférente au sort de Pardaillan. Elle avait dit
+le mot exact quand elle avait dit au Chico qu'elle aimait
+Pardaillan comme un frère aîné.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être
+disposée à tenter l'impossible, même à sacrifier sa vie
+au besoin, pour le secourir.</p>
+
+<p>Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan
+avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse
+qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait
+que Juana ne serait jamais qu'une petite amie pour
+le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet
+égard, les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait
+Pardaillan comme un frère eussent fait tomber ce doute.</p>
+
+<p>Malheureusement pour lui, influencé sans doute par
+ce qu'il avait accoutumé d'entendre sur son compte,
+vivant sans cesse dans la solitude, il s'exagérait outre
+mesure son infériorité physique.</p>
+
+<p>Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet
+n'était pas parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement
+convaincu que jamais aucune femme, fût-elle petite et
+mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour époux.</p>
+
+<p>Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il
+osât avouer son amour, il eût fallu qu'il fût sur le point
+d'expirer; ou bien que Juana elle-même, renversant les
+rôles, parlât la première. Mais ceci n'arriverait jamais,
+n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait que
+comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en
+dît, c'était Pardaillan.</p>
+
+<p>De même que lui savait que Juana ne serait jamais à
+lui, elle devait savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à
+Pardaillan. Ce n'était pas au moment où il pensait
+qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il trouverait
+le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire
+jusqu'à ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana
+prenait pour de la froideur et de l'indifférence.</p>
+
+<p>D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner
+son amour était de ne paraître s'occuper que
+de Pardaillan, à qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement.
+Et, comme sur ce point il était en outre
+poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup
+de peine à rester dans le rôle qu'il s'était dicté.</p>
+
+<p>Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait
+de Pardaillan, ramenée au sens de la réalité par des
+paroles douces, mais fermes, éclairée par la logique
+d'un raisonnement serré, elle avait compris qu'il lui
+fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour
+Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle
+ne pût l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était
+résignée.</p>
+
+<p>Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le
+devait d'autant plus que Pardaillan, qu'elle admirait
+déjà, par quelques confidences discrètes et avec ce tact
+qu'il puisait dans la bonté de son coeur, avait su lui
+imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait
+dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel
+homme n'adresserait pas un compliment qui ne fût pleinement
+mérité. De ceci, il était résulté que, si Pardaillan
+avait gagné son respect, les affaires amoureuses du nain,
+grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.</p>
+
+<p>En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait.
+Mais son amour n'était pas encore assez violent pour
+l'amener à fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille
+en la faisant parler la première.</p>
+
+<p>Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait
+pas d'autre alternative pour liquider la question. S'il
+avait fait une partie du chemin, s'il l'avait bercée de
+mots doux comme il en trouvait parfois, s'il avait eu
+cette attitude et ces caresses chastes qui troublent néanmoins,
+peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire
+oublier sa retenue.</p>
+
+<p>Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien
+mal à propos, de résister à toutes ses avances et de se
+tenir sur une réserve qui pouvait lui paraître de la froideur.
+Alors qu'elle eût voulu ne parler que d'eux-mêmes,
+voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était
+désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.</p>
+
+<p>Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans
+calcul d'aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé,
+sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le coeur
+de celle qui, de son côté, sans s'en douter assurément,
+l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.</p>
+
+<p>Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les
+autres, Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de
+conversation qu'il plaisait au Chico de lui imposer, espérant
+bien se rattraper après et reprendre, avec succès,
+elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à
+se déclarer.</p>
+
+<p>Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude
+qu'elle avait qu'il ne serait question que de Pardaillan,
+jointe à la volonté bien arrêtée de le sauver, si c'était
+possible, aidèrent puissamment à la faire patienter.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume,
+comme tu en parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es
+si dévoué?</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a dit des choses!... des choses que personne
+ne m'avait jamais dites, répondit énigmatiquement le
+nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu pas résolue à le
+soustraire au supplice qui l'attend?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre
+ainsi notre nez dans les affaires d'Etat. Le moins qui
+pourrait nous arriver serait d'être pendus haut et court.
+Et je crois bien que nous ferions préalablement connaissance
+avec la torture.</p>
+
+<p>Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le
+lui disait-il? Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non,
+car il était bien résolu à se passer d'elle et à ne pas la
+compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même la
+torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir mourir!
+Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!</p>
+
+<p>Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur
+la valeur de sa trouvaille.</p>
+
+<p>Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime
+qu'elle connût la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait.
+Il n'avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons
+de tenir à la vie. Et, s'il faisait l'abandon de cette vie,
+il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il l'avait fait à bon
+escient.</p>
+
+<p>Elle, en entendant parler de pendaison et de torture,
+n'avait pu tout d'abord réprimer un long frisson.</p>
+
+<p>Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le
+Chico, une âme vaillante? Peut-être le romanesque relevé
+par un danger mortel avait-il un attrait particulier
+pour elle?</p>
+
+<p>Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle
+à une heure où elle était dans l'état d'esprit
+qu'il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions
+plutôt pour cette raison.</p>
+
+<p>En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous
+les apparences de deux hommes qui étaient deux antithèses
+vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique,
+lui apparaissait comme un géant, et le Chico qui,
+au physique comme au moral, était une réduction
+d'homme infiniment gracieuse.</p>
+
+<p>Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes,
+attirée par la force de l'un presque autant que sollicitée
+par la faiblesse de l'autre. Brusquement, raisonnée par
+l'un au profit de l'autre, elle s'était décidée à choisir. Et
+voici que, maintenant que son choix était fait en faveur
+du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre
+tous les deux à la fois.</p>
+
+<p>Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un
+pouvoir redoutable entre tous: l'Inquisition. Celui
+qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir l'autre, se dévouant
+inutilement au salut du premier. Tout l'univers
+pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts,
+que ferait-elle dans la vie?</p>
+
+<p>Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu
+le deviner? Il avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la
+froide intrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort
+qui pouvait être le sien s'il se lançait dans l'aventure
+qu'il méditait.</p>
+
+<p>Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique
+serrée que lui eussent enviée bien des hommes
+réputés habiles. D'ailleurs, dans cette existence de solitaire
+qu'il menait depuis de longues années, il avait
+contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne
+parler et d'agir qu'à bon escient.</p>
+
+<p>Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez
+méditée... Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir
+le plus formidable qui existât. Évidemment, lui, pauvre,
+solitaire, faible, d'intelligence médiocre&mdash;c'est lui qui
+parle&mdash;ne disposant d'aucune aide, d'aucune ressource,
+il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour
+lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas
+difficile à comprendre, cela!</p>
+
+<p>Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête
+pour une chance infime? Oui ou non? Il avait décidé
+que ce serait oui.</p>
+
+<p>Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme,
+Juana, en revanche, s'en rendait fort bien compte. Il se
+révélait à elle sous un jour qui lui était complètement
+méconnu.</p>
+
+<p>Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé
+de tourner au gré de son humeur, avait disparu. Disparu
+aussi l'enfant qu'elle se plaisait à couvrir de sa protection.
+C'était un vrai homme qui pouvait devenir son
+maître.</p>
+
+<p>Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois
+encore celui qu'il appelait son grand ami. Et, plus le
+nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l'appréhension
+l'envahir. Elle qui, jusqu'à ce jour, s'était
+crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours
+dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère,
+étreinte par les affres du doute, elle se demandait
+si elle était digne de lui.</p>
+
+<p>C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait;
+elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un
+mot doux, une caresse; elle qui se montrait douce, soumise
+et résignée; lui qui, en apparence, se montrait
+indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait
+là une preuve d'énergie extraordinaire dans un si petit
+corps, car son coeur battait à se rompre dans sa poitrine,
+et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds,
+de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches,
+qui semblaient appeler ses lèvres.</p>
+
+<p>Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait,
+bien persuadée, d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter
+tous les obstacles, avec un regard voilé de tendresse,
+avec un sourire à la fois soumis et provocant,
+elle répondit, sans hésiter:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu risques la torture, je la veux risquer
+avec toi.</p>
+
+<p>Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui
+semblait qu'on ne pouvait pas dire plus clairement:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est
+avec toi.</p>
+
+<p>Malheureusement, il était dit que le malentendu se
+prolongerait entre eux et les séparerait implacablement.
+Le Chico traduisit: «J'aime le sire de Pardaillan assez
+pour risquer la torture pour lui.» Il sentit son coeur
+se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur
+qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:</p>
+
+<p>«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de
+fraternel, quoi qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai
+l'impossible, et du diable si je n'y laisse ma peau.</p>
+
+<p>Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec
+une grande douceur et reprenant ses propres paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?</p>
+
+<p>Et l'horrible malentendu s'accentua encore.</p>
+
+<p>Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le
+Chico était jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était
+fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux,
+croyant l'amener à se déclarer enfin, elle minauda:</p>
+
+<p>«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait
+jamais dites avant lui.»</p>
+
+<p>A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico
+et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie
+et exciter sa jalousie.</p>
+
+<p>Le nain comprit autre chose.</p>
+
+<p>Pardaillan lui avait dit et répété:</p>
+
+<p>«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon
+coeur est mort, il y a longtemps.»</p>
+
+<p>Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur
+lequel ces paroles avaient été dites. Il ne doutait pas
+qu'elles ne fussent l'expression de la vérité. Il ne redoutait
+rien de Pardaillan, un instinct sûr lui assurait que
+le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan
+avait ajouté:</p>
+
+<p>«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»</p>
+
+<p>Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami
+ne parlait que de lui-même, il pouvait s'en rapporter à
+lui et le croire sur parole. Mais, lorsqu'il parlait des
+autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles de
+Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû
+lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait
+rien à espérer de lui. Cependant, Juana ne reculait pas
+devant l'évocation terrifiante de la torture et revendiquait,
+avec un calme souriant, son droit à participer
+au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré
+tout. Pour lui, c'était clair et simple: Juana aimerait,
+sans espoir et jusqu'à la mort, le sire de Pardaillan,
+comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort et sans
+espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint
+irrévocable. Il se condamnait lui-même.</p>
+
+<p>Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan,
+puisqu'il n'en voulait pas. Elle devait bien le
+savoir puisqu'elle préférait la mort. Alors, lui, il eût
+considéré comme une bassesse de chercher à l'attendrir.</p>
+
+<p>Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva
+de les séparer.</p>
+
+<p>Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête
+à ce qu'elle venait de dire, et, tirant de son sein le
+blanc-seing trouvé, il dit avec une froideur sous laquelle
+il s'efforçait de cacher ses véritables sentiments:</p>
+
+<p>&mdash;Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi
+ce que c'est et ce qu'il vaut.</p>
+
+<p>La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux.
+Elle avait espéré le faire parler et voici qu'il se montrait
+plus froid, plus cassant qu'il n'avait été depuis le début
+de cet entretien.</p>
+
+<p>Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir,
+elle prit tristement le parchemin qu'il lui tendait et
+l'étudia en s'efforçant d'imiter son attitude glaciale.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois
+rien là que deux cachets et deux signatures, sous des
+formules inachevées.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les signatures, les cachets, les connais-tu,
+Juana?</p>
+
+<p>&mdash;Le cachet et la signature du roi, le cachet et la
+signature de monseigneur le grand inquisiteur.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu bien sûre?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe,
+par la grâce de Dieu, roi... mandons et ordonnons... à
+tous représentants de l'autorité religieuse, civile, militaire...»
+Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque,
+grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu
+ces cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les
+mêmes. Nul doute n'est possible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on
+appelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise
+et on se trouve couvert par la signature du roi... et tout
+le monde doit obéir aux ordres donnés en vertu de ce
+parchemin.</p>
+
+<p>&mdash;Où t'es-tu procuré cela?</p>
+
+<p>&mdash;Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce
+que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra
+dire à âme qui vive que tu m'as vu en possession de ce
+parchemin.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? Que veux-tu en faire?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore.
+Je cherche. Et, à force de chercher, je finirai bien par
+trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de
+ce blanc-seing pour délivrer le seigneur de Pardaillan.
+Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne
+m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement,
+ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas à bien
+grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte
+de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important.
+Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret
+le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons
+sauver tous les deux.</p>
+
+<p>Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre
+qu'elle devait se taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne
+se doutait pas qu'il avait donné la meilleure de toutes
+les raisons en disant: «Ce serait ma mort certaine»,
+et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.</p>
+
+<p>Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui
+la peignait, elle murmura en joignant les mains dans
+un geste implorant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que
+de m'arracher une parole sur ce sujet.</p>
+
+<p>Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.</p>
+
+<p>Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se
+contenir, il s'inclina devant elle et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Juana!</p>
+
+<p>Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea
+vers la porte.</p>
+
+<p>Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait
+ainsi, sans un mot d'amitié, après un adieu sec et froid,
+un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu'elle ne
+le reverrait plus! Pâle et défaillante, elle se dressa toute
+droite sur son grand tabouret de bois, et, l'esprit chaviré,
+un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres frémissantes,
+comme un appel éperdu:</p>
+
+<p>&mdash;Chico!</p>
+
+<p>Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.</p>
+
+<p>Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna
+brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait
+les deux mains. Elle avait à peu près perdu conscience
+de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains pour
+les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras,
+l'eût soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le
+dénouement radieux de cette fantastique idylle.</p>
+
+<p>Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le
+nain cachait une volonté de fer; à son appel, il s'arrêta
+et fit deux pas vers elle. Mais il n'alla pas plus loin. Il
+ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il
+attendit qu'elle s'expliquât.</p>
+
+<p>Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si
+elle eût senti sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés
+de larmes, elle balbutia machinalement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc
+rien d'autre à me dire?</p>
+
+<p>Et comme ses yeux parlaient en posant cette question!
+Il fallait être aveugle et fou connue le Chico pour
+ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se
+frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout
+à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Et la Giralda? s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un
+mot, pas un geste? Toujours la même indifférence glaciale?
+Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C'en
+était trop. Ses bras, qu'elle tendait vaguement vers lui,
+s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli amer
+arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi
+des choses que nulle ne t'a dites?</p>
+
+<p>Il la regarda d'un air étonné et, gravement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas
+le page du Torero?</p>
+
+<p>Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de
+son accès de jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico.
+Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment
+où il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage
+du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a dû se
+trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas
+arrivé malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai
+sans doute avant la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement
+s'enquérir de son fiancé.</p>
+
+<p>Le nain hocha la tête d'un air pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne viendra pas, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en sais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient
+suspects. J'ai cru reconnaître dans le tas la gueule de
+loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?</p>
+
+<p>&mdash;Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda,
+je le crains, a dû être victime'de quelque tentative
+d'enlèvement comme celle que j'avais déjà surprise.
+Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba Roja
+là-dessous!</p>
+
+<p>&mdash;Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux
+être tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle.
+Je l'aime comme une soeur. Elle est si bonne, si tendre,
+si jolie!</p>
+
+<p>Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle
+savait rendre à chacun la justice qui lui était due.</p>
+
+<p>Le Chico approuva gravement de la tête, et:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai
+vu où l'on a conduit don César. Il faut que je sache
+maintenant ce qu'est devenue la Giralda; et, si elle a été
+enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où
+on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera
+sa retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je
+n'ai donc pas un instant à perdre. Est-ce tout ce que tu
+avais à me dire, Juana?</p>
+
+<p>Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, adieu, Juana!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle.
+C'est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me
+serre le coeur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je
+donc plus?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait bien.</p>
+
+<p>Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait
+quelque chose. Son sourire et ses paroles sonnaient
+faux.</p>
+
+<p>&mdash;Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.</p>
+
+<p>Évasivement, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être
+dans quelques Jours. Cela dépendra des événements.</p>
+
+<p>Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des
+autres et non d'elle, elle crut bien faire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la
+délivrance du chevalier de Pardaillan? Il faut bien que
+tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je
+pourrai t'être utile.</p>
+
+<p>Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance
+de Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était
+bien résolu à se passer d'elle. Pour rien au monde, il
+n'eût voulu la mêler à une aventure qu'il devinait devoir
+lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l'heure.</p>
+
+<p>Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner
+ses intentions, il répondit avec une assurance
+qui la tranquillisa un peu:</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en
+quoi tu pourras m'aider, encore faut-il que je sache
+exactement ce que je veux faire. Je te jure qu'en ce
+moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la
+Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès
+que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C'est
+promis.</p>
+
+<p>Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que
+ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et
+savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois
+aveugle qu'elle avait été de l'avoir si longtemps méconnu!</p>
+
+<p>Très doucement, avec un regard chargé de tendresse,
+elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc. Luis, et que Dieu te garde!</p>
+
+<p>Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom.
+Très rarement&mdash;autant dire jamais&mdash;elle ne l'avait
+appelé par son petit nom. Et quelle inflexion, douce
+comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C'était
+tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite
+Juana.</p>
+
+<p>Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition
+que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un
+seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu
+qui les séparait.</p>
+
+<p>Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et
+toute son attitude était un cantique d'amour. Il ne vit
+rien. Il ne comprit rien. Comme il avait déjà fait, il
+s'inclina devant elle et dit en insistant sur les mots:</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, Juana!</p>
+
+<p>Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne m'embrasses pas avant de partir?</p>
+
+<p>Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle.
+Et elle lui tendait les mains en disant ces mots.</p>
+
+<p>Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.</p>
+
+<p>Le Chico se courba lentement, effleura le bout des
+doigts qu'elle lui tendait et s'enfuit précipitamment.</p>
+
+<p>Un long moment, elle resta debout, regardant fixement
+la porté par où il venait de sortir. Et elle songeait:</p>
+
+<p>«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois,
+il se fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma
+basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd'hui, il
+s'est incliné comme un galant qui sait les usages fleuris.
+Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»</p>
+
+<p>Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête
+dans ses deux mains et se mit à pleurer doucement, longuement,
+secouée de petits sanglots convulsifs, comme
+un tout-petit à qui on vient de faire une grosse peine.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>FAUSTA</h3>
+
+<p>Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse,
+Il se trompait.</p>
+
+<p>La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines
+robustes, chargés de sa surveillance, était claire,
+propre, spacieuse, confortablement meublée d'un bon
+lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une table,
+et munie de tous les objets nécessaires à une toilette
+complète.</p>
+
+<p>Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la
+fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient
+la porte massive, avec son judas très large percé
+au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre
+de l'hôtellerie de la Tour.</p>
+
+<p>Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens
+et s'étaient retirés en annonçant que sous peu le souper
+lui serait servi.</p>
+
+<p>Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été
+de se rendre compte de la disposition des lieux, et il
+s'était vite persuadé de l'inutilité d'une tentative de fuite
+par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert
+de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard
+de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était
+empressé de procéder à un nettoyage dont il avait
+grand besoin. Cela lui permit d'ailleurs de constater
+avec satisfaction qu'il n'avait que des écorchures insignifiantes.</p>
+
+<p>Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que
+délicat et les vins des meilleurs crus de France et d'Espagne
+y figurèrent avec une profusion royale.</p>
+
+<p>En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce
+robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même
+dans les passes les plus critiques. Mais, tout en vidant
+les plats, tout en entonnant de fortes rasades, avec une
+conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul
+que d'appétit réel, il réfléchissait profondément.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement
+dressée, les mets, servis dans des plats
+d'argent massif, étaient préalablement découpés, et il
+n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche,
+qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un
+couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur,
+devenir une arme.</p>
+
+<p>Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait
+vouloir l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle
+on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects.
+Il sentait une indéfinissable inquiétude l'envahir
+sournoisement.</p>
+
+<p>Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la
+tête lourde et il fut pris d'une irrésistible envie de
+dormir.</p>
+
+<p>Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans
+un bâillement:</p>
+
+<p>«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin
+de sommeil? Mordieu! je n'ai pourtant pas bu outre
+mesure! La fatigue, sans doute...»</p>
+
+<p>Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus
+lourde encore que lorsqu'il s'était couché, les membres
+brisés, il constata avec stupeur qu'il était complètement
+déshabillé et couché entre les draps.</p>
+
+<p>«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr
+pourtant de ne pas m'être déshabillé!»</p>
+
+<p>Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober
+sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n'en avait
+jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes
+journées.</p>
+
+<p>Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre
+destiné à sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea
+sa figure dans l'eau fraîche. Après quoi, il alla à la
+fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux
+sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent
+plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements
+pour s'habiller.</p>
+
+<p>«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer
+mon costume en loques par celui-ci, tout neuf,
+ma foi!»</p>
+
+<p>Il examina et palpa les différentes pièces du costume
+en connaisseur.</p>
+
+<p>«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et
+solide. On connaît mes goûts apparemment», murmurait-il
+en faisant cette inspection.</p>
+
+<p>Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à
+terre, au pied du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina
+comme il avait fait du costume.</p>
+
+<p>«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant
+de rire. C'est pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»</p>
+
+<p>C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez
+bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu'on
+avait consciencieusement nettoyées. Seulement, on avait
+enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige
+d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied
+par des courroies.</p>
+
+<p>En un moment, effroyablement critique, de son existence
+aventureuse, alors qu'il était enfermé avec son
+père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient
+être broyés, le chevalier avait détaché des éperons semblables,
+en avait donné un à son père, et, tous deux,
+pour se soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement
+résolu de se poignarder avec cette arme improvisée.
+Depuis lors, en souvenir de cette heure de cauchemar,
+il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette.
+Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur
+un poignard passable, qu'on avait eu la précaution
+de lui enlever pendant son sommeil.</p>
+
+<p>Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:</p>
+
+<p>«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse
+de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués?
+N'a-t-on pas voulu plutôt me mettre dans l'impossibilité
+de me soustraire par une mort volontaire au supplice
+qui m'est réservé?... Quel supplice?...»</p>
+
+<p>Et, avec un sourire terrible:</p>
+
+<p>«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons
+à régler... si je sors vivant d'ici!»</p>
+
+<p>Et, tout à coup:</p>
+
+<p>«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume
+déchiré... Peste! M. d'Espinosa me fait payer cher
+le costume qu'il m'impose!»</p>
+
+<p>Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement
+sur la table. Il s'en empara et l'empocha avec
+une satisfaction non dissimulée.</p>
+
+<p>«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal
+juger... Mais, mort-diable! je ne vais plus oser boire ni
+manger maintenant, de crainte qu'on ne mélange encore
+quelque drogue endormante à ma pitance.»</p>
+
+<p>Il réfléchit un instant, et:</p>
+
+<p>«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient.
+Il est à présumer qu'ils ne chercheront pas à
+m'endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.»</p>
+
+<p>Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans
+éprouver aucun malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée
+à ses aliments.</p>
+
+<p>Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres
+personnes que les moines qui le servaient et le gardaient
+en même temps, sans jamais se départir d'un calme
+absolu, sans jamais lui dire une parole.</p>
+
+<p>Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les
+religieux s'étaient contentés de le saluer gravement et
+profondément, et s'étaient retirés sans répondre à ses
+questions.</p>
+
+<p>Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans
+sa prison, marchant d'un pas nerveux et saccadé pour
+se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une
+foule de projets qu'il rejetait au fur et à mesure qu'ils
+naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte,
+comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et
+repassait devant cette fenêtre.</p>
+
+<p>Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna
+vivement et aperçut une balle grosse comme le poing
+qui venait d'être projetée, par la croisée ouverte. Avant
+même que de ramasser cette balle, il se précipita à la
+fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un
+signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel
+il avait vue.</p>
+
+<p>«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah!
+le brave petit homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire
+ici?»</p>
+
+<p>Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable
+qu'il n'était pas épié par le judas percé au milieu
+de sa porte. Le judas était fermé... ou du moins il paraissait
+l'être.</p>
+
+<p>Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la
+porte, et contempla l'objet qui venait de lui être jeté.</p>
+
+<p>C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour
+d'un corp dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet
+enroulé autour d'une pierre. Il déplia le feuillet et
+lut:</p>
+
+<p>«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira.
+On veut vous empoisonner. Avant trois jours, j'aurai
+réussi à vous faire évader. Si j'échoue, il sera temps
+pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer.
+Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»</p>
+
+<p>«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan
+en faisant la grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais
+s'il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout
+de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... Hum!... Que
+veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour
+trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement
+du poison... d'autant que ces trois jours se
+réduisent à deux, attendu qu'il me reste de mon souper
+d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai
+mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas
+encore mort, j'ai tout lieu de penser qu'elles ne sont pas
+empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.»</p>
+
+<p>Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient,
+en fit deux parts, et attaqua bravement la première.
+Quand il ne resta plus miette de la ration qu'il
+s'était accordée, il prit la deuxième part et alla l'enfermer
+dans le coffre à habits. Et il attendit.</p>
+
+<p>Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort
+qu'il faisait pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à
+son front. En effet, savait-il si on n'avait pas profité de
+son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait
+le foudroyer, disait le billet de Chico.</p>
+
+<p>Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les
+moines qui le servaient avaient paru s'étonner de la disparition
+des restes du souper de la veille. Mais, comme
+le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu'ils
+apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une fringale
+subite, il avait préféré se contenter de ces restes et
+que, maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc
+laissé la table servie et s'étaient retirés, toujours sans
+ouvrir la bouche.</p>
+
+<p>Certain maintenant de ne pas être empoisonné&mdash;pour
+le moment, du moins&mdash;il se mit à réfléchir.</p>
+
+<p>A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa
+n'eussent pas trouvé quelque supplice plus long,
+plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de
+poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant
+ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes,
+plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi?
+Il n'y avait pas à douter, il avait vu de ses propres
+yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire
+un geste amical. Donc, le billet était bien du nain, donc
+son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le
+suivre.</p>
+
+<p>Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine
+du grand inquisiteur.</p>
+
+<p>«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque
+chose.»</p>
+
+<p>D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent,
+pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte,
+pas l'ombre de défi, pas la moindre manifestation de
+satisfaction de son succès. On eût dit d'un gentilhomme
+venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.</p>
+
+<p>Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes,
+d'Espinosa s'était rendu directement à la Tour de l'Or.
+C'est là, si on ne l'a pas oublié, que le cardinal Montalte
+et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine
+commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de
+d'Espinosa, par un moine médecin.</p>
+
+<p>D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome
+et de se servir de leur influence réelle pour peser sur
+les décisions du conclave, à l'effet de faire élire un pape
+de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d'imposer
+ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le
+cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir.
+Cependant, Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre,
+n'avait rien à espérer personnellement dans cette élection,
+s'était montré plus rebelle que Montalte qui, lui,
+prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer succéder
+à son oncle Sixte-Quint.</p>
+
+<p>D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la
+résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait,
+il lui fallait leur prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta
+sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n'avait pas
+hésité un seul instant.</p>
+
+<p>Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées,
+il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait
+pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait
+montré, profondément endormi, sous l'influence du narcotique
+puissant qui avait été versé dans son vin. Et il
+leur avait dit ce qu'il comptait en faire.</p>
+
+<p>Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan
+n'existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils
+sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du
+cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement
+très étroitement, repris par leur haine jalouse, l'un
+contre l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa,
+comme s'il se fût excusé, vous me voyez désespéré de
+la violence que j'ai été contraint de vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan,
+votre désespoir me touche à un point que je ne saurais
+dire.</p>
+
+<p>&mdash;Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait
+pour vous éviter cette fâcheuse extrémité.</p>
+
+<p>&mdash;Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement.
+Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette
+même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous
+êtes emparé de ma personne.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa,
+et l'importance que j'attachais à m'assurer de votre personne
+et la haute estime que je professe pour votre force
+et votre vaillance.</p>
+
+<p>&mdash;L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan,
+avec son plus gracieux sourire. Il a du moins
+cet avantage de me rassurer pleinement sur l'avenir de
+mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il
+lui faut renoncer à ce rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il
+faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez
+que je peux être bien tranquille. Jamais S.M. Philippe
+d'Espagne n'aura assez de troupes pour s'emparer de
+la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!</p>
+
+<p>&mdash;Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français
+ne valent pas M. de Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Paroles précieuses, venant d'un homme tel que
+vous, répondit Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez
+garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m'inciter
+à pécher par orgueil!</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne
+vous refuserai pas l'absolution. Mais je suis venu ici
+m'assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette
+longue semaine de détention, on a bien eu pour vous
+tous les égards auxquels vous avez droit.</p>
+
+<p>&mdash;Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux
+traité. C'est à tel point que, lorsqu'il me faudra quitter
+ces lieux&mdash;car il faudra bien que je m'en aille&mdash;j'éprouverai
+un véritable déchirement. Mais, puisque
+vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je
+vous prie, de l'incertitude où je suis plongé par suite
+de vos paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, monsieur de Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue
+semaine de détention. Quel jour sommes-nous
+donc?</p>
+
+<p>&mdash;Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa
+avec surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien
+sûr que c'est aujourd'hui samedi?</p>
+
+<p>D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise
+grandissante et une inquiétude qu'il ne cherchait
+pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses
+lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une
+modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;Samedi, monseigneur, répondirent les moines
+d'une même voix.</p>
+
+<p>D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines
+sortirent sans ajouter un mot de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant
+vers Pardaillan qui songeait:</p>
+
+<p>«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux
+jours et deux nuits. Bizarre! Où veut-il en venir et quel
+sort me réserve-t-il?»</p>
+
+<p>Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude
+que trahissait l'attention soutenue avec laquelle
+il le dévisageait:</p>
+
+<p>&mdash;Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce
+point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis
+combien de temps pensiez-vous être ici?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le
+fouillant de son clair regard.</p>
+
+<p>&mdash;Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait
+très sincère.</p>
+
+<p>Et remarquant alors le déjeuner encore intact:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre
+repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne
+sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous
+plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent
+ont l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels
+qu'ils soient...</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.</p>
+
+<p>Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances
+dont vous m'accablez.</p>
+
+<p>S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si
+bien voilée que d'Espinosa ne la perçut pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous
+manquez d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action
+comme vous s'accommode mal à ce régime sédentaire.
+Une promenade au grand air vous fera du bien.
+Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans
+les jardins du couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que
+le plaisir de la promenade se doublera de l'honneur
+de votre compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc, en ce cas.</p>
+
+<p>De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son
+sifflet d'argent. De nouveau les deux moines reparurent
+et se tinrent immobiles.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant
+les moines d'un geste, je passe devant vous pour vous
+montrer le chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Faites, monsieur.</p>
+
+<p>Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas.
+Seulement, dès que Pardaillan et d'Espinosa se furent
+engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent
+deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les
+quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier,
+se maintenant toujours à quelques pas derrière
+lui, s'arrêtant quand il s'arrêtait, reprenant leur
+marche dès qu'il se remettait à marcher.</p>
+
+<p>En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade
+avec le vague espoir qu'une occasion inespérée
+se présenterait peut-être de fausser compagnie à son
+obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne
+folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.</p>
+
+<p>Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du
+grand inquisiteur, comment fût-il sorti de ce dédale de
+couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse
+sillonnés en tous sens par des groupes de religieux?
+Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles
+qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés?</p>
+
+<p>Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour
+le moment. Mais, tout en marchant posément à côté
+d'Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention
+souriante les explications qu'il lui donnait complaisamment
+sur les occupations variées des membres de
+la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir
+la moindre occasion propice qui se présenterait.</p>
+
+<p>Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme
+à lui faire faire une promenade dans les jardins, d'ailleurs
+admirables, uniquement par humanité. Il pensait,
+non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée
+bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.</p>
+
+<p>Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.</p>
+
+<p>Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une
+dizaine de marches et s'engagea dans une large galerie.</p>
+
+<p>Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps
+de bâtiment où ils se trouvaient. Tout un côté était occupé
+par de minces colonnettes dans le style mauresque,
+reliées entre elles par un garde-fou qui était une
+merveille de mosaïque et de sculpture.</p>
+
+<p>Cela constituait une longue suite de larges baies par
+où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé,
+de distance en distance, de portes massives: cellules
+sans doute.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui
+paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement.
+Pardaillan remarqua la manoeuvre. Il remarqua
+aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.</p>
+
+<p>«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons
+du dénouement. Mais diantre! il paraît que
+ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse pas que de
+l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes
+révérends qui me paraissent taillés pour porter la
+cuirasse plutôt que le froc!»</p>
+
+<p>La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était
+sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui
+paraissaient surtout garder les baies.</p>
+
+<p>D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il
+rencontra.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent,
+je n'ai personnellement aucun sujet de haine contre
+vous. Me croyez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous
+me faites l'honneur de me le dire, je ne saurais en douter.</p>
+
+<p>D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles,
+et, quand je suis dans l'exercice de ces fonctions,
+l'homme que je suis doit s'effacer, céder complètement
+la place au grand inquisiteur, c'est-à-dire à un être exceptionnel,
+inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement
+implacable dans l'accomplissement des devoirs
+de sa charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur
+qui vous parle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire
+est donc si difficile! Que redoutez-vous! Je suis seul,
+sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non,
+videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes
+condamné. Vous devez mourir.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique.
+Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis
+condamné, je dois mourir. Reste à savoir comment vous
+comptez m'assassiner.</p>
+
+<p>Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Le châtiment doit être toujours proportionné au
+crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable
+des crimes. Donc le châtiment doit être
+terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné
+à la force morale et physique du coupable. Sur ce
+point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne
+vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera
+infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est
+rien, en elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la manière de la donner. Ce qui revient à
+dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice
+sans nom.</p>
+
+<p>Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui
+masquait ses émotions lorsqu'elles étaient, comme en
+ce moment, à leur paroxysme et qu'il méditait quelque
+coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans
+sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur qu'il
+fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude,
+qu'il admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna
+pas ce qu'elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit
+donc, sans ironie aucune:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence.
+Je ne suis donc pas étonné de la facilité avec
+laquelle vous savez comprendre à demi-mot. Pourtant,
+en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois
+à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les
+conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais
+pourquoi, vous veut la malemort.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche.
+J'espère bien avoir, avant de mourir, la joie de lui
+dire les deux mots que j'ai à lui dire. Mais vous, monsieur,
+savez-vous que vous êtes un dangereux reptile?
+Savez-vous que l'envie me démange furieusement de
+vous étrangler, pendant que je vous tiens?</p>
+
+<p>Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et
+d'une voix basse il lui jetait ces paroles menaçantes
+dans la figure.</p>
+
+<p>Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas
+un geste pour se soustraire à son étreinte. Ses yeux
+ne se baissèrent pas devant le regard ardent du chevalier,
+et sans rien perdre de son impassibilité, comme
+s'il n'eût pas été en cause:</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez
+rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme
+à m'exposer à votre fureur sans avoir pris mes précautions.</p>
+
+<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et
+il vit que le cercle des moines s'était resserré autour
+de lui. Il comprit qu'en effet il n'aurait pas le temps
+de mettre sa menace à exécution. Une fois encore il serait
+écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la
+tête et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa
+main sur l'épaule de son ennemi:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci
+tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et
+puis, qui sait si...</p>
+
+<p>&mdash;Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de
+son calme, ce que vous espérez ne se réalisera pas. Avant
+que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les
+révérends pères.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée
+que vous méditez? C'est que je serai contraint
+de vous faire enchaîner.</p>
+
+<p>Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser
+la colère qui grondait en lui. Les moines qui l'entouraient
+n'avaient pas fait un geste. Les yeux fixés sur
+le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et
+muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.</p>
+
+<p>En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela;
+il comprit les conséquences irréparables que son geste
+pourrait avoir et qu'il était à la merci de son redoutable
+adversaire. Les mains libres, il pouvait encore espérer.
+Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.</p>
+
+<p>Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de
+ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de
+mettre à profit la chance si elle se présentait. Lentement,
+comme à regret, il desserra son étreinte et gronda:</p>
+
+<p>&mdash;Soit, vous avez raison.</p>
+
+<p>Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos,
+d'Espinosa se tourna vers la porte devant laquelle il
+s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit à l'instant même.</p>
+
+<p>A l'instant même aussi, les moines se reculèrent,
+agrandirent leur cercle, comme s'ils avaient compris
+que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin
+comme de près, ils surveillaient attentivement les moindres
+gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue
+pour cela leur prisonnier.</p>
+
+<p>La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une
+étroite cellule. Il n'y avait là aucun meuble et la petite
+pièce ne recevait le jour que par la porte qui venait
+de s'ouvrir.</p>
+
+<p>Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le
+sol était recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient
+de petites rigoles destinées à l'écoulement des
+eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y avait rien là-dedans?</p>
+
+<p>Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes.
+Sur les dalles, des petites flaques de même teinte
+et de même apparence. C'était froid et sinistre, sinistre
+surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? Un cachot?
+Une tombe? Quoi?...</p>
+
+<p>Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité.
+Et voici ce que les yeux exorbités de Pardaillan
+virent:</p>
+
+<p>Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de
+s'ouvrir toute grande, un homme&mdash;une loque humaine
+était solidement attaché sur une sorte de chaise de
+bois dont les pieds étaient rivés au sol par de solides
+crampons de fer.</p>
+
+<p>Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds
+de la chaise; son buste était maintenu droit contre le
+dossier de bois par une infinité de cordes; la tête, maintenue
+par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement;
+presque sous le menton, une épaisse traverse
+de bois, percée de deux trous, pressait la poitrine de
+l'homme et, dans ces deux trous, ses mains emprisonnées
+pendaient mollement.</p>
+
+<p>A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé
+jusqu'à la ceinture, les larges manches retroussées laissant
+à nu des biceps puissants, maniait, de ses pattes
+énormes, de minuscules et bizarres instruments qu'il
+examinait attentivement sans paraître se soucier le
+moins du monde de la victime qui, les traits contractés
+par l'horreur et l'angoisse, le regardait faire avec des
+yeux où luisait une épouvante qui confinait à la folie.</p>
+
+<p>Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement
+donnés, car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs
+de cette scène fantastique, il se mit à l'oeuvre
+dès qu'il eut terminé l'inspection de ses instruments.</p>
+
+<p>Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince
+qu'il avait prise. Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient
+de toutes parts, l'homme eut une secousse terrible,
+à faire croire qu'il allait briser ses cordes; en
+même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant,
+s'échappa de ses lèvres contractées.</p>
+
+<p>Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose
+de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que,
+du bout du doigt qu'il venait de lâcher, une petite pluie
+rouge tombait goutte à goutte sur le sol et l'ensanglantait:
+le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, méthodiquement,
+avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau
+saisit l'index comme il avait saisi le pouce. Le
+supplicié se tordit comme un ver, une expression de
+souffrance atroce s'étendit sur sa face convulsée; le
+même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit
+entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante,
+du même geste indifférent du bourreau jetant
+négligemment à terre l'ongle auquel adhéraient des lambeaux
+de chair.</p>
+
+<p>Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau
+s'arrêta. Il prit, dans une trousse posée à terre,
+différents ingrédients, apportés pour ce cas prévu, et se
+mit, non pas à panser les plaies affreuses qu'il venait de
+faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin,
+la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.</p>
+
+<p>Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques
+qui lui étaient administrés, reprit ses sens, le
+moine replaça soigneusement ses ingrédients à leur
+place, reprit ses outils et recommença son horrible besogne.</p>
+
+<p>Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume
+des mains pour ne pas crier son horreur et son dégoût,
+Pardaillan, se demandant s'il n'était pas en proie à quelque
+hideux cauchemar, remué d'une pitié immense, sentant
+son coeur se soulever d'indignation, dut assister,
+impuissant, à cette scène atroce.</p>
+
+<p>Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du
+patient s'étaient changés en râles étouffés, et le bourreau,
+toujours effroyablement insensible et méthodique,
+se disposait à passer à la deuxième main.</p>
+
+<p>&mdash;Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré
+lui, sans savoir ce qu'il disait, peut-être.</p>
+
+<p>Froidement, d'Espinosa formula:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci n'est rien!... Passons!</p>
+
+<p>Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en
+frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer.</p>
+
+<p>&mdash;Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix
+paisible, n'est rien, comparé à celui que vous avez osé
+commettre.</p>
+
+<p>Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui
+signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé
+à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu'il venait de voir.
+Il se raidit pour combattre l'épouvante qui se glissait
+sournoisement en lui.</p>
+
+<p>Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette
+épouvante provenait surtout de l'ébranlement nerveux
+qu'il venait d'éprouver, et il se disait, non sans angoisse,
+que, si d'Espinosa s'avisait de le faire assister coup sur
+coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez
+lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de pouvoir
+surmonter.</p>
+
+<p>Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres,
+pendant lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses
+nerfs mis à une si rude épreuve.</p>
+
+<p>Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte:
+deuxième arrêt. Pardaillan frémit.</p>
+
+<p>Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même.
+Comme la première, elle démasqua une cellule en tous
+points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau
+et par un condamné. Celui-ci, comme le premier,
+était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement,
+celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse,
+nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui
+eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier,
+ce moine-bourreau commença son effroyable besogne,
+dès que la porte se fut ouverte.</p>
+
+<p>Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua
+une incision sur toute la largeur de la poitrine du
+patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif.
+Comme précédemment, des hurlements affreux se firent
+entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur
+et à mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient
+perdait de plus en plus ses forces.</p>
+
+<p>Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une
+sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui
+se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les
+chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères,
+les nerfs.</p>
+
+<p>Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son
+indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et retendait
+doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et,
+alors, les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau
+de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.</p>
+
+<p>Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine
+humaine, des filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient
+sur îles dalles qui rougissaient, allaient se perdre
+dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan,
+affolé, comprenait maintenant l'utilité.</p>
+
+<p>&mdash;Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et
+indifférent.</p>
+
+<p>Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec
+une insistance grosse de menaces sous-entendues:</p>
+
+<p>&mdash;Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui
+que vous avez commis.</p>
+
+<p>Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur
+avec son sinistre laconisme. Seulement, cette
+deuxième porte ne se referma pas comme la première,
+en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas qu'il
+allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision,
+continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes,
+alternant avec les hurlements de douleur, qui s'échappaient
+de cette porte restée ouverte et emplissaient la
+galerie de leurs lugubres sons.</p>
+
+<p>«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé
+de contempler longtemps d'aussi sauvages spectacles?
+Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»</p>
+
+<p>Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un
+coup de tonnerre.</p>
+
+<p>Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme
+si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire,
+tout à coup, il se rappela les paroles échangées
+entre Fausta et d'Espinosa lors de son algarade avec
+Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux
+de l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais
+tu ne me reconnaîtras pas.» Et il clama dans sa pensée:</p>
+
+<p>«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité
+de me faire sombrer dans la folie! Et c'est Fausta
+qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant,
+c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me
+frapper dans mon intelligence. La diabolique créature
+m'a pris au mot... Je croyais la connaître et je suis forcé
+de m'avouer que je ne l'eusse jamais supposée capable
+d'une telle scélératesse!»</p>
+
+<p>Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait
+l'épouvantable spectacle que lui présentait d'Espinosa, il
+souffla bruyamment, comme quelqu'un qui se trouve
+déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, cuirassa son
+coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda
+à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence,
+il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et
+tout entendre.</p>
+
+<p>A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un
+malheureux qu'on tenaillait avec des fers rougis à blanc.
+Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à
+celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé
+sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide
+blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la
+cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de
+faire dans la chair. Ce qu'il versait ainsi sur les plaies,
+c'était un mélange d'huile bouillante, de plomb et d'étain
+fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable
+supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui
+n'avaient plus rien d'humain, et, d'une voix de dément&mdash;peut-être
+devenu subitement fou&mdash;rugissait: «Encore!...
+Encore!...»</p>
+
+<p>Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché
+vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.</p>
+
+<p>Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan
+se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses
+impressions. Et, aux yeux de d'Espinosa, il pouvait passer
+pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais, pour
+quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité étrange du regard,
+la teinte terreuse répandue sur ses joues, une
+imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop
+rouges, parce qu'il venait de les mordre, eussent été autant
+d'indices visibles de l'émotion qui l'étreignait et
+de l'effort surhumain qu'il faisait pour la surmonter.</p>
+
+<p>Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial:
+«Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du
+misérable qui râlait et hurlait tour à tour n'était rien,
+comparé au crime de Pardaillan.</p>
+
+<p>Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit
+à travers l'interminable galerie pleine maintenant des
+rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications,
+des menaces et des blasphèmes des malheureux
+que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à
+des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.</p>
+
+<p>Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui
+l'on brisa les membres à coups de masse de fer, puis
+celui à qui l'on creva les yeux, et celui à qui l'on arracha
+la langue, en passant par le supplice du chevalet,
+celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les
+mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on
+faisait sécher en les exposant à la flamme d'un réchaud.</p>
+
+<p>La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine
+poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine
+de chats qu'on avait rendus hydrophobes en les privant
+de boisson, se ruer sur un homme entièrement nu et le
+mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.</p>
+
+<p>Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir
+de supplices infâmes, de raffinements de torture
+inouïs, passa là, sous ses yeux, et, de toutes ces portes
+demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements qui
+eussent attendri un tigre.</p>
+
+<p>Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable:
+«Passons!» toujours suivi de la comparaison du crime
+du malheureux qui agonisait et qui n'était toujours rien,
+comparé au crime de Pardaillan.</p>
+
+<p>Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan
+se crut délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait
+depuis une heure. Malgré ses effort, malgré son stoïcisme,
+il sentait sa raison chanceler. Et la pitié qu'il
+ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait
+le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante
+série de supplices sans nom qu'on faisait défiler sous
+ses yeux n'avait qu'un but: lui rappeler que tout ce
+qu'il voyait là d'horrible et d'affreux n'était rien, comparé
+à ce qui l'attendait, lui.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>LE REPAS DE TANTALE</h3>
+
+<p>A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier
+de quelques marches, et, sur la droite, un mur, très
+haut, continuait cette galerie. L'escalier aboutissait à un
+jardinet. Le mur séparait ce jardinet du grand jardin.</p>
+
+<p>En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante
+de l'éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins
+poumons. Il lui semblait sortir d'un lieu privé d'air et de
+lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, toujours impassible
+à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:</p>
+
+<p>«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat,
+mais, mordieu! il était temps que l'infernal supplice
+qu'il vient de m'infliger prît fin.»</p>
+
+<p>Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision
+d'horreur, il voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient
+l'air qu'il respirait avec délices. Alors, il tressaillit
+et murmura:</p>
+
+<p>«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»</p>
+
+<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition
+spéciale du jardinet. Voici:</p>
+
+<p>De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un
+corps de bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement,
+et en mauvais état, ce jardinet pouvait avoir, en
+largeur, de dix à douze mètres environ.</p>
+
+<p>Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui
+prolongeait la galerie et le séparait du grand jardin,
+jusqu'à un autre corps de bâtiment composé aussi d'un
+seul rez-de-chaussée, il mesurait environ une trentaine
+de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé
+entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus
+important où se trouvait la galerie) et une haute muraille.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce
+qui l'étonnait, c'est que ce jardinet était coupé, au milieu
+et dans toute sa longueur, par un parapet surmonté
+d'une haute grille dont les barreaux étaient très forts et
+très rapprochés.</p>
+
+<p>En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés,
+partaient du toit d'un de ces corps de bâtiment,
+et venaient s'encastrer sur la grille verticale. De
+sorte que cela constituait une cage monstrueuse.</p>
+
+<p>Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient
+jusqu'au faîte de cette étrange cage, y formaient un
+dôme de verdure et masquaient en partie ce qui s'y passait.</p>
+
+<p>Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par
+son escorte de moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche,
+se dirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait
+la largeur du jardinet.</p>
+
+<p>Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le
+bruit de leurs pas se fit entendre sur le gravier de
+l'allée, il perçut comme une galopade furieuse de l'autre
+côté du rideau de verdure qui masquait la cage. Puis
+une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches
+froissées, des faces humaines hâves, décharnées,
+des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là
+entre les barreaux, et une plainte déchirante, monotone,
+s'éleva soudain:</p>
+
+<p>«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»</p>
+
+<p>Et, presque aussitôt, une voix rude cria:</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la
+niche!</p>
+
+<p>Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou
+d'une lanière cinglant un corps, suivi à son tour d'un
+hurlement de douleur. Ensuite, une fuite éperdue et la
+même voix rude accompagnant chaque coup de fouet de
+ce cri, toujours le même:</p>
+
+<p>«A la niche! A la niche!»</p>
+
+<p>Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide
+comme un éclair. Et, en jetant un coup d'oeil angoissé
+sur la cage fantastique, il songea:</p>
+
+<p>«Quelle abominable surprise me réserve encore ce
+maître-bourreau?</p>
+
+<p>D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un
+moine se détacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui
+maintenaient extérieurement un fort volet de bois. Le
+volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie
+d'épais barreaux croisés.</p>
+
+<p>Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le
+sol fangeux de cette fosse, au milieu d'immondices innommables,
+à moitié nu, un homme était accroupi.</p>
+
+<p>Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition
+à l'obscurité profonde dans laquelle il était plongé, il
+demeura un instant immobile, les yeux clignotants. Puis
+il se dressa brusquement, déchira l'air d'un hurlement
+lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper
+ceux qui le regardaient du dehors.</p>
+
+<p>Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre
+les barreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors,
+du plafond de la fosse, une trombe d'eau s'abattit sur le
+forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta dans sa fosse et
+se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se soustraire
+à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.</p>
+
+<p>Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses,
+puis le malheureux suffoqua et s'abattit pantelant
+au milieu de sa fosse, pendant que l'eau tombait, implacablement
+et à torrents, sur lui.</p>
+
+<p>Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une
+porte s'ouvrit; un moine, armé d'une discipline, entra
+et attendit patiemment que l'homme, à moitié suffoqué,
+reprît ses sens.</p>
+
+<p>Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le
+moine qui l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait,
+car, avant même que le moine eût fait un geste, il
+se redressa d'un bond, et se mit à tourner autour de la
+fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans hâte,
+en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans
+la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement, à
+chaque pas qu'il faisait, il levait la discipline et la laissait
+tomber à toute volée sur les épaules de l'homme qui
+bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à
+entrer en lutte avec le terrible moine.</p>
+
+<p>On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant,
+menaçant, mais n'ayant pas le courage de se
+jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son bourreau.</p>
+
+<p>Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets
+d'eau reçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement,
+le moine continua de la fustiger jusqu'à ce qu'il
+vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha sa discipline
+à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de
+l'homme, il sortit posément, comme il était entré.</p>
+
+<p>Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet,
+s'occupait à le refermer, d'Espinosa expliquait avec une
+froide indifférence:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous
+ceux que vous venez de voir. L'homme que nous quittons,
+de son vivant, était duc et grand d'Espagne. Le
+crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial.
+L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme
+vous. On lui a fait boire d'une certaine potion préparée
+par un révérend père de ce couvent. Ce breuvage
+agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un certain
+temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une
+dose suffisante sent son intelligence s'obscurcir. Alors,
+nous soumettons le condamné à un régime spécial.</p>
+
+<p>&mdash;Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je
+n'ai pu vous faire voir, attendu qu'il n'y en a aucun
+d'occupé en ce moment. Au bout de quelques jours, le
+condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de là
+complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire,
+ont parfois encore des éclairs de lucidité et sont dangereux.
+Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de
+voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le
+traitement de ce pauvre duc, c'est fini. Ils sont irrémédiablement
+fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien,
+dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons,
+sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre
+en commun et au grand air, dans la cage que vous voyez.</p>
+
+<p>Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement
+calme, qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait
+Pardaillan, secoué d'indignation, Pardaillan qui se raidissait
+pour montrer un visage froid et intrépide, vers la
+cage de fer.</p>
+
+<p>Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan
+put voir. Il y avait là une vingtaine de malheureux
+à peine couverts de loques ignobles, maigres comme
+des squelettes, pâles, avec des barbes et des chevelures
+embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre,
+en plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme
+des fauves en cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient.
+Presque tous s'isolaient.</p>
+
+<p>Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se
+ruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le
+duc, mais suppliants, les mains jointes, et, de leurs pauvres
+lèvres crispées, tombaient ces mots terribles que
+Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des
+moines prit dans un coin un panier préparé d'avance, et
+en vida le contenu à travers les barreaux.</p>
+
+<p>Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur,
+vit que ce que l'exécrable moine venait de vider ainsi
+était tout simplement un panier d'ordures. Et, le plus
+horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on laissait
+lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur
+ces immondes ordures, se les disputèrent en grondant
+et que chacun, dès qu'il avait pu happer un morceau de
+n'importe quoi, s'enfuyait avec sa proie, de peur qu'on
+ne vînt la lui arracher.</p>
+
+<p>«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût
+voulu s'enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet
+écoeurant spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes,
+beaux, riches, braves et intelligents. Tous, ils étaient de la
+plus haute noblesse. Voyez ce qu'en ont fait le breuvage
+inventé par un de nos pères et le régime auquel on les
+a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier?</p>
+
+<p>Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance
+qui masquait sa physionomie, Pardaillan lui lança,
+sur un ton détaché qui émerveilla le grand inquisiteur:</p>
+
+<p>&mdash;Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas
+curieux, à quoi riment ces écoeurantes exhibitions?</p>
+
+<p>Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer
+les lèvres d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien
+pénétré de cette pensée qu'irrémissiblement condamné,
+tout ce que vous venez de voir n'est rien auprès de ce
+qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je n'aurais
+fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je
+devais à votre caractère intrépide, que j'admire plus que
+quiconque, croyez-le bien.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti.
+Et, maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot...
+ou ailleurs... A moins que vous n'en ayez pas fini avec les
+spectacles du genre de ceux que vous venez de me
+montrer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers les moines:</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de
+Pardaillan à sa chambre. Et n'oubliez pas que j'entends
+qu'il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.</p>
+
+<p>Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de
+grande sollicitude:</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez.
+Mangez et buvez... Ne faites pas comme ce matin,
+où vous n'avez rien pris. La diète est mauvaise dans
+votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas de votre
+goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien
+ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer
+de l'étonnement que lui causait cette affectueuse
+insistance, je ferai de mon mieux. Mais j'ai un estomac
+fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis bien
+obligé de lui obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac
+se montrera mieux disposé que ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant
+au milieu de son escorte de moines-geôliers.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans
+sa chambre, Pardaillan se mit à marcher de long en
+large avec agitation.</p>
+
+<p>«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je
+pu résister à la tentation de l'étrangler de mes mains?</p>
+
+<p>Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand
+inquisiteur, s'il l'avait vu:</p>
+
+<p>«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais
+pas eu le temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné
+de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui
+sait si une occasion ne se présentera pas? Alors...</p>
+
+<p>Et son sourire se fit plus aigu.</p>
+
+<p>Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à
+réfléchir profondément, repassant dans son esprit les
+scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs
+plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les
+coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les
+plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer
+la vérité de ses observations et de ses déductions.</p>
+
+<p>Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux
+luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les
+provisions sur la table, alignèrent respectueusement les
+flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer,
+comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en contemplation
+devant la table, semblant attendre que le chevalier
+fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se
+décidait pas, un des deux moines demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?</p>
+
+<p>Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux
+gardiens, Pardaillan répondit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai
+pas faim.</p>
+
+<p>Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que
+Pardaillan surprit au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre
+chose? insista le moine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? fit le moine avec empressement.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.</p>
+
+<p>Les deux moines échangèrent encore le même coup
+d'oeil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent
+une dernière fois les mets appétissants dont
+la table était chargée, et sortirent enfin en étouffant un
+gros soupir.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup
+d'oeil que le judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha
+alors de la table et contempla les plats, nombreux et
+variés, qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au
+hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.</p>
+
+<p>«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats
+à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle
+de faim et de soif!...</p>
+
+<p>Il prit un flacon.</p>
+
+<p>«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que
+cela prouve!»</p>
+
+<p>Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les
+mets.</p>
+
+<p>«Rien! je ne sens rien!»</p>
+
+<p>Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.</p>
+
+<p>«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours,
+a dit le billet du Chico. Poison foudroyant... Mort-diable!
+je puis bien patienter.</p>
+
+<p>Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation
+et s'en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste
+de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace
+et grommela:</p>
+
+<p>&mdash;C'est maigre!</p>
+
+<p>Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à
+sa bouche. Mais il n'acheva pas le geste.</p>
+
+<p>&mdash;Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant
+la promenade que m'a fait faire cet inquisiteur
+que la foudre écrase!... Qui me dit que ces mets, inoffensifs
+hier soir, ne sont pas mortels maintenant?</p>
+
+<p>Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le
+coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le
+dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour
+se donner la force de résister, il murmura:</p>
+
+<p>«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter.
+Que diable! deux jours sont bientôt passés!</p>
+
+<p>Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se
+soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce
+que lui avait dit d'Espinosa.</p>
+
+<p>Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement:
+«On lui fait boire une potion... Ce breuvage agit
+sur le cerveau qu'il engourdit... Il sent son intelligence
+s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore la folie.»</p>
+
+<p>Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui
+revenait obstinément à la mémoire: au premier repas
+qu'il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où
+il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi
+plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la
+table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il
+avait un faible, et l'avait mise de côté, la réservant pour
+la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu'il voulut
+attaquer la bonne bouteille, il s'était senti pris d'un
+subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son effet.</p>
+
+<p>Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas
+plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre
+qu'il venait de remplir, il le porta à ses narines et le
+flaira longuement.</p>
+
+<p>Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa
+son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes
+du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le
+déguster avec tout le soin d'un parfait connaisseur qu'il
+était. Le résultat de cette dégustation avait été qu'il
+avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage.
+Son repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.</p>
+
+<p>Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue.
+Il s'était levé et était allé vider le verre et tout le contenu
+de la bouteille de ce Saumur, qui lui paressait suspect,
+dans le bassin de cuivre qui contenait encore l'eau sale
+rougie de son sang, qu'il y avait laissée après s'être convenablement
+débarbouillé. Puis, il était revenu s'asseoir
+à table, reposant la bouteille et le verre à leur place.
+Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un
+sommeil irrésistible, il s'était endormi aussitôt.</p>
+
+<p>Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi
+ce détail qu'il avait presque oublié lui revenait-il
+maintenant obstinément à la mémoire? Pourquoi rapprochait-il
+cet incident des paroles prononcées par d'Espinosa?
+Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur,
+parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout
+à coup revenu à la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà
+la «galerie des supplices», pourquoi ce dialogue lui revenait-il
+de nouveau à la mémoire?</p>
+
+<p>Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille
+de vin de Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale,
+des paroles d'Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision
+de la cage des fous? C'est ce que nous ne saurions
+dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit
+dans son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait
+aux lèvres un sourire narquois, et, de temps en temps,
+il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait
+fréquemment celui-ci: FOLIE.</p>
+
+<p>Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait
+pas touché au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent
+un souper plus soigné encore que les précédents repas.
+Malgré leur insistance, Pardaillan refusa de manger.</p>
+
+<p>Les moines durent se retirer sans être parvenus à le
+décider et, dès qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au
+lit pour se soustraire à la tentation de la table étincelante.
+Et il faut convenir qu'il lui fallut une force de volonté
+peu commune, car la faim se faisait cruellement
+sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu détacher
+complètement son esprit de cette pensée.</p>
+
+<p>Mais les moines revenaient obstinément avec leur table
+chargée de mets appétissants. Et, sous prétexte que,
+peut-être plus tard, il voudrait faire honneur à ce repas,
+ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu'elle supportait
+de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait,
+à force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant
+par hasard sur la table suffisait à réveiller son estomac
+qui se mettait aussitôt à hurler famine.</p>
+
+<p>Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec
+aggravation de repas augmentés. En effet, les moines,
+impitoyables, lui servirent un petit et un grand déjeuner,
+un dîner, une collation et un souper.</p>
+
+<p>Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à
+l'abominable tentation d'une table qui se faisait de plus
+en plus recherchée, de plus en plus abondante et délicate,
+de plus en plus chargée des crus les plus rares et
+les plus renommés.</p>
+
+<p>Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête
+en feu, sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait
+pour se donner du courage:</p>
+
+<p>«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera
+comme les deux autres! Et après?... Bah! nous verrons
+bien. Arrive qu'arrive.</p>
+
+<p>Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne
+trouvait rien. Et maintenant, peut-être par suite de la
+faiblesse qu'il éprouvait et qui le privait d'une partie de
+ses moyens, maintenant il en arrivait à compter sur le
+Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer
+de là, et il passait la plus grande partie de son temps à
+guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la
+fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un
+nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas,
+ne donna pas signe de vie.</p>
+
+<p>Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement
+affectés de son obstination à refuser toute
+nourriture. Jusqu'au jour de la visite de d'Espinosa, ces
+deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux qu'il
+eût pu les croire muets.</p>
+
+<p>A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent
+aussi bavards qu'ils avaient été muets jusque-là.
+Et, comme leur grande préoccupation était de voir que
+le prisonnier confié à leurs soins ne voulait rien prendre,
+les dignes révérends n'ouvraient la bouche que pour
+parler mangeaille et beuverie.</p>
+
+<p>L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il
+donnait la recette, l'autre prônait tel entremets sucré,
+délicieux, disait-il, à s'en lécher les doigts; l'un sommait
+le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, l'autre
+l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par
+tous les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer
+bénévolement à un empoisonnement certain.</p>
+
+<p>Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement
+mourir de faim, avaient quelque chose de hideux
+et grotesque à la fois.</p>
+
+<p>Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés
+bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils
+eussent obéi. Mais Pardaillan était persuadé que les
+deux moines jouaient une abominable comédie, pour
+l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait
+le poison destiné à le foudroyer.</p>
+
+<p>Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les
+moines n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et
+se fussent obstinés à le harceler de plus belle. Dans ces
+conditions, il n'y avait qu'à se résigner.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne
+jouaient nullement la comédie. Ils étaient bien sincères.
+C'était deux pauvres diables de moines, d'esprit plutôt
+borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils
+étaient chargés qu'à leur force herculéenne.</p>
+
+<p>On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur
+avait ordonné d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui
+ouvrir la porte et de le laisser aller, d'obéir à ses ordres.</p>
+
+<p>On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs
+efforts pour l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils
+s'acquittaient très consciencieusement de leur tâche et
+n'en cherchaient pas plus long.</p>
+
+<p>Comme on les savait quelque peu gourmands et ne
+détestant nullement de vider une bonne bouteille, on
+leur avait défendu, sous menace des châtiments les plus
+exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur prisonnier,
+fût-ce une simple goutte d'eau.</p>
+
+<p>Enfin&mdash;et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien
+au hasard et savait habilement utiliser les passions de
+ceux qu'il employait&mdash;on leur avait dit que, s'ils amenaient
+leur prisonnier à goûter à un seul des innombrables
+plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce
+qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique
+table leur reviendraient intégralement et qu'ils
+pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser
+à en rouler par terre, ayant d'avance absolution pleine
+et entière.</p>
+
+<p>Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant,
+à différentes reprises, et pour avoir le coeur net
+il avait placé devant les moines un des plats pris au
+hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre
+d'un vin généreux et:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux
+de me voir manger, dites-vous... Eh bien, goûtez
+une bouchée seulement de ce plat, et je vous jure que
+j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée de
+ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la
+bouteille ensuite.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré
+un des moines.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demandait Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit
+d'accepter rien de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;La discipline et autres châtiments corporels, et
+l'<i>in pace</i>, et la diète forcée et...</p>
+
+<p>&mdash;N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.</p>
+
+<p>Et, en lui-même, il ajoutait:</p>
+
+<p>«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants
+savent que ces mets sont empoisonnés.»</p>
+
+<p>Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias
+(pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des
+deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que
+jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu'ils enrageaient de
+voir tant de si succulentes choses; furieux,
+parce qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur
+prisonnier s'obstinait ainsi uniquement pour leur faire
+pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner les deux moines
+se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude.
+Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre,
+frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne
+acolyte Zacarias, annonça d'une superbe voix de basse:</p>
+
+<p>&mdash;Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire,
+nous aurons l'honneur de lui servir le dîner.</p>
+
+<p>Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait
+cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel
+piège dissimulait-elle?</p>
+
+<p>A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens,
+à leurs sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux
+qu'ils échangeaient, il crut comprendre qu'il se
+tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit
+donc sèchement:</p>
+
+<p>«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes
+que je ne voulais point manger. Vous n'aurez donc pas
+l'honneur de me servir le dîner, attendu que je suis
+résolu à ne point bouger d'ici.</p>
+
+<p>Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna
+le dos.</p>
+
+<p>Les deux moines se regardèrent consternés.</p>
+
+<p>Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient
+des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant,
+fit une tentative désespérée, et, sur un ton qui n'admettait
+pas de réplique:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut venir cependant, trancha-t-il.</p>
+
+<p>Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se
+redressa aussitôt, et, avec un sourire narquois, il goguenarda:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut?... Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.</p>
+
+<p>&mdash;Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons forcés de vous porter.</p>
+
+<p>Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait
+rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien
+qu'il était encore de force à mettre facilement à la raison
+les deux insolents frocards. Il allait donc projeter
+ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite
+arrêta le geste ébauché.</p>
+
+<p>«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai
+pas l'occasion cherchée de fausser compagnie à
+tous ces moines, que l'enfer engloutisse!»</p>
+
+<p>Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper
+comme il en avait eu l'intention il répondit paisiblement,
+avec son plus gracieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous
+éviter la peine de me porter.</p>
+
+<p>Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement
+frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste,
+mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez
+pas de faire connaissance avec le réfectoire
+où nous vous conduisons!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien,
+c'est l'ordre, comme dit si élégamment votre digne frère.
+Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les
+autres, vous ne réussirez à me faire absorber la moindre
+nourriture.</p>
+
+<p>Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent
+un coup d'oeil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons
+bien si vous aurez l'affreux courage de vous dérober
+devant les délices de la table qui vous attend.</p>
+
+<p>Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines
+robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent
+jusqu'à la porte du réfectoire, située dans le même
+couloir.</p>
+
+<p>L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses
+deux gardiens ordinaires. Derrière lui il entendit grincer
+les verrous. Il jeta autour de lui un regard investigateur
+qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux moindres
+détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle
+réjouissant qui s'offrait à ses yeux.</p>
+
+<p>La salle elle-même était carrée, haute de plafond,
+vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries
+qui la recouvraient entièrement, des essences les
+plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque
+et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient
+deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons.
+Mais, si le décor de chacune de ces tapisseries
+variait, suivant la saison qu'il représentait, dans une
+intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était
+le même partout.</p>
+
+<p>C'était une profusion de fruits, de victuailles variées,
+de flacons, que des personnages, hommes et femmes,
+engloutissaient gloutonnement.</p>
+
+<p>Une cheminée monumentale occupait à elle seule les
+deux tiers d'un côté. L'intérieur de cette cheminée était
+garni d'arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums
+très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque
+de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec
+un murmure caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de
+parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement
+clos; dix fauteuils de dimensions colossales
+s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient
+vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux
+quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de
+cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et
+dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la
+salle ce parfum spécial qu'on y respirait.</p>
+
+<p>Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.</p>
+
+<p>Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en
+vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait
+avoir été conçu en vue de l'inciter à faire comme les
+personnages des tableaux et tapisseries, c'est-à-dire à
+bâfrer sans retenue.</p>
+
+<p>Au centre de la salle, une table était dressée, autour
+de laquelle vingt personnes eussent pu s'asseoir à l'aise.
+Une nappe d'une blancheur éblouissante et d'une finesse
+arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses,
+des surtouts d'argent massif, des cristaux enchâssés
+de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des
+flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs.
+Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement
+les innombrables plats, les fruits savoureux, les
+entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et
+l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes
+dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des
+bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.</p>
+
+<p>Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui
+eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus
+solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et, devant
+cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses
+bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention duquel on
+avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.</p>
+
+<p>Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias
+et Bautista. Et leurs yeux clignotants, leur énorme
+bouche qui s'arrondissait en cul de poule, leurs larges
+narines qui reniflaient non les parfums répandus dans
+la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse
+modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout
+cela était leur oeuvre à eux, tout implorait un compliment
+que Pardaillan ne leur refusa pas.</p>
+
+<p>&mdash;Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous,
+mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses
+choses qui figurent sur cette table!</p>
+
+<p>Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.</p>
+
+<p>Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan
+ajouta aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup
+de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien
+des merveilles entassées là.</p>
+
+<p>La consternation des moines confina au désespoir.
+Pour un peu, ils l'eussent battu.</p>
+
+<p>&mdash;Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista.
+Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous
+tend les bras.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque je vous dis que je ne veux rien
+prendre... Rien, entendez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.</p>
+
+<p>Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois.
+Vous ne variez pas souvent vos formules.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le
+pour l'amour de nous... Nous sommes déshonorés si vous
+résistez à tous nos efforts.</p>
+
+<p>Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère?
+Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureux
+observateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens
+ne lui laisseraient aucun répit, tant qu'il ne se serait
+pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions
+dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il
+condescendit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien
+m'asseoir là... Mais vous serez bien fins si vous réussissez
+à me faire ingurgiter la moindre des choses.</p>
+
+<p>Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort
+à réfléchir aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes
+ou s'ils avaient mieux connu leur prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner,
+allons, faites en conscience votre métier de bourreau.</p>
+
+<p>Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils
+ne comprenaient pas.</p>
+
+<p>Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un
+orchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée,
+se mit à jouer des airs tour à tour tendres et
+languissants, joyeux et capricants. Et les sons des instruments
+à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus
+des flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient
+voilés, mystérieux, comme très lointains, évocateurs
+de rêves mélancoliques ou joyeux.</p>
+
+<p>Cette mise en scène savante, cette musique lointaine,
+ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de
+cette table, le fumet des plats, l'arôme capiteux des vins
+tombant en pluie de rubis et de topazes dans des coupes
+de pur cristal, au long pied de métal précieux, chefs-d'oeuvre
+d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait
+pour affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide.
+Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan
+était pâle de l'effort surhumain qu'il faisait pour se maîtriser.</p>
+
+<p>Avait-il donc réellement peur du poison dont il était
+menacé?</p>
+
+<p>Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé
+à mots couverts des supplices les plus horribles, il est
+facile de comprendre qu'entre une torture savamment
+dosée pour la faire durer des heures et des jours, peut-être,
+et un poison foudroyant, le choix était tout fait.
+N'importe qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris
+le poison.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui
+l'effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on
+eût peut-être trouvé que la mort eût été accueillie par
+lui comme une délivrance. Depuis que mortes étaient
+ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan
+ne pouvait plus guère tenir à la vie.</p>
+
+<p>Alors?</p>
+
+<p>Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan
+se disait qu'ayant accepté du roi Henri une
+mission de confiance il n'avait pas le droit de mourir,
+lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.</p>
+
+<p>On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement,
+pour mettre en pratique une logique de ce genre, il
+fallait être doué d'une énergie peu commune, d'une dose
+de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il était
+peut-être seul capable d'avoir.</p>
+
+<p>Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé,
+calculé et finalement résolu, dans la solitude de sa
+cellule. On a pu voir par les tentatives désespérées de
+ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec
+une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était
+tracée.</p>
+
+<p>Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons
+faire connaître, c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement
+en prenant la nourriture qu'on lui présenterait,
+le quatrième jour à partir de la réception du
+billet du Chico.</p>
+
+<p>Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur
+le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant
+sur lui que sur n'importe qui.</p>
+
+<p>Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains.
+Pour le moment, cette carte n'était pas à dédaigner
+plus qu'une autre. Elle pouvait être bonne, elle pouvait
+être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dépendrait
+du jeu qu'abattrait son adversaire.</p>
+
+<p>Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement
+parce qu'il se disait que les forces humaines ont une
+limite, et que, s'il voulait être en état de profiter des
+événements favorables qui pouvaient toujours se produire,
+il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces
+affaiblies par un long jeûne..</p>
+
+<p>Évidemment, la menace du poison restait toujours
+suspendue sur sa tête. Mais quoi? Il fallait cependant
+bien en finir d'une manière ou d'une autre. C'était un risque
+à courir, il le savait bien: il le courrait, voilà tout.</p>
+
+<p>Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination,
+d'Espinosa ne renoncerait pas au poison pour
+chercher autre chose.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir
+devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent
+que le plus fort était fait et que cet homme extraordinaire
+ne saurait, cette fois, résister aux tentations accumulées
+sur cette table.</p>
+
+<p>Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun
+un flacon et versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune
+que les années de bouteille avaient pâli à tel point que,
+du rouge initial, il était passé au rose effacé; l'autre,
+d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait
+à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération
+avec toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue,
+tels deux chiens altérés. Quand les deux verres furent
+pleins, ils les saisirent doucement par le pied, les soulevèrent
+béatement, dévotieusement, comme ils eussent
+soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.</p>
+
+<p>&mdash;C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en
+clignant des yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.</p>
+
+<p>&mdash;Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan,
+croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable
+comédie.</p>
+
+<p>&mdash;Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce
+n'est point une comédie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias.
+Oui?... En ce cas, allez-y, harcelez-moi... Mais je vous
+ai prévenus: je ne toucherai à rien de ce que vous
+m'offrirez.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui,
+tout borné qu'il fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez
+vous-même.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur
+la table, et, d'un geste large, il désignait les flacons
+rangés en bon ordre.</p>
+
+<p>Les deux moines faillirent se trouver mal.</p>
+
+<p>De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan
+sortit vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il
+eut réintégré sa cellule, il tomba sans forces dans son
+fauteuil. Une journée de fatigues physiques les plus
+dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme
+qu'il venait de faire.</p>
+
+<p>Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours
+qu'il n'avait pris de nourriture, et il se trouvait dans
+un état de faiblesse compréhensible, mais qui ne laissait
+pas que de l'inquiéter.</p>
+
+<p>La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait
+sa gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées,
+le faisait cruellement souffrir.</p>
+
+<p>Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient
+exaspérants, et, ce qui était plus grave, des
+éblouissements fréquents, qui le laissaient dans un état
+de prostration qui ressemblait singulièrement à l'évanouissement.
+Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en
+songeant aux deux moines:</p>
+
+<p>«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on
+jamais acharnement pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce
+du plus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim
+qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage de faim
+et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!</p>
+
+<p>Arrive qu'arrive, demain je mangerai.</p>
+
+<p>Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les
+moines ne parurent pas.</p>
+
+<p>«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu?
+M. d'Espinosa aurait-il changé d'idée et, renonçant
+au poison, voudrait-il me prendre par la faim?</p>
+
+<p>Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant
+un repas frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire
+après le long jeûne qu'il venait d'endurer.</p>
+
+<p>L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les
+moines ne parurent toujours pas.</p>
+
+<p>Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour
+de bon.</p>
+
+<p>«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il
+en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir
+quelque chose... Mais quoi?... D'Espinosa aurait-il deviné
+qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter son poison?...
+Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?...
+Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»</p>
+
+<p>Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper
+au judas, il s'arrêta, indécis.</p>
+
+<p>«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas
+leur laisser voir que j'attends ma pitance avec impatience...
+quoique, à tout prendre... Patientons encore.»</p>
+
+<p>L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner
+vint à son tour. Les moines demeurèrent invisibles.
+Enfin, l'heure du souper vint et passa sans amener les
+moines.</p>
+
+<p>«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir
+à quoi m'en tenir!»</p>
+
+<p>Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On
+ouvrit aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix
+doucereuse qui n'était pas celle de ses gardiens ordinaires.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins
+que vous n'ayez résolu de me laisser crever de faim,
+auquel cas je vous prierai de me le faire savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de
+surprise manifeste. Et qui vous en empêche? N'avez-vous
+pas tout ce qu'il vous faut dans votre chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est
+pourquoi je vous demande de me dire si vous avez
+résolu de me laisser périr de faim!</p>
+
+<p>&mdash;Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous?
+Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnir
+votre table, je présume.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se
+demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus
+petit morceau de pain, pas une goutte d'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!</p>
+
+<p>La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier
+la physionomie pour se rendre compte si on ne
+jouait pas la comédie, il ne fallait guère y songer. A
+travers les étroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurité
+d'un couloir éclairé par quelques veilleuses,
+l'oeil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère
+que des contours indécis.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les
+aie pas vus aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir
+du couvent. Oh! pour la journée seulement! Mais on
+pensait qu'ils auraient eu la précaution de vous fournir
+les provisions nécessaires à la journée avant de s'absenter.
+Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence
+ils se sont rendus coupables... je ne voudrais pas être
+à leur place... Mais vous, monsieur, pourquoi avoir
+attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas prévenu des
+le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis
+que, à présent...</p>
+
+<p>&mdash;A présent? fit Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;A présent, tout dort au couvent, le père pitancier
+comme les autres. Impossible de vous donner la moindre
+des choses. Quel malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer,
+un jour d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai
+pas. Si j'avais seulement un peu d'eau pour humecter
+mes lèvres. Enfin, n'en parlons plus. J'attendrai
+jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on n'ait
+pas décidé de me laisser mourir de faim.</p>
+
+<p>Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours
+pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, après l'avoir
+assommé de prévenances, après l'avoir accablé d'une
+profusion de mets délicats, alors qu'il était résolu à ne
+rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser
+indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand
+déjeuner, les deux gardiens parurent, et, avec des mines
+lugubres, annoncèrent que «les viandes de monsieur le
+chevalier étaient servies».</p>
+
+<p>Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur
+fit répéter l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain
+que le repas l'attendait, et qu'avec ce repas son sort
+serait définitivement réglé, il retrouva son calme et son assurance.
+Souriant de la mine piteuse des deux moines qui,
+pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:</p>
+
+<p>&mdash;Comment se fait-il que, devant vous absenter toute
+la journée, vous n'ayez pas eu la précaution de me munir
+des aliments nécessaires?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous
+offrons, s'écria naïvement Bautista.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé
+à manger.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible!...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je vous le dis.</p>
+
+<p>&mdash;Et aujourd'hui? haleta Zacarias.</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de
+soif!...</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir
+vous nous faites!... Venez vite, monsieur.</p>
+
+<p>Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se
+laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant
+la table, aussi somptueusement garnie que l'avant-veille,
+le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un clignement
+d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés
+de victuailles:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous défie bien de la mettre à sec!</p>
+
+<p>&mdash;Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de
+quoi satisfaire plusieurs appétits robustes.</p>
+
+<p>Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et,
+comme l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre,
+mystérieux et lointain, tandis que les moines s'empressaient
+à le servir, pleins de prévenances et d'attentions,
+les yeux luisants, la face épanouie, heureux de penser
+qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de gourmands.</p>
+
+<p>Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à
+le voir si calme, si admirablement maître de lui, on
+n'eût, certes, pu soupçonner le drame effroyable qui
+se passait dans son esprit.</p>
+
+<p>En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en
+eût, cette question revenait sans cesse à son esprit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?</p>
+
+<p>Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se
+disait:</p>
+
+<p>«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être
+pour celui-ci.»</p>
+
+<p>Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection
+chaque bouchée, chaque gorgée, analysant,
+pour ainsi dire, l'aliment ou le liquide qu'il avait dans
+la bouche avant de l'avaler. Puis, cette lenteur l'avait
+impatienté, son naturel insouciant avait repris le dessus,
+et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été
+sûr de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme
+quatre et but comme six, non par gourmandise, comme
+il eût pu faire en toute autre circonstance, mais parce
+qu'il estimait que c'était nécessaire.</p>
+
+<p>Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il
+goûtât à l'un quelconque de ces plats, à seule fin que le
+reste pût leur revenir, comme on le leur avait promis.</p>
+
+<p>Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il
+le méritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet,
+s'acheva enfin, et il regagna sa chambre où il se jeta
+dans son fauteuil.</p>
+
+<p>«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore.
+Voyons, le billet disait: un poison foudroyant... Oui,
+mais on peut avoir changé d'idée... on peut avoir mis
+un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»</p>
+
+<p>Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son
+fauteuil. Il paraissait assoupi, mais il ne dormait pas.
+Suivant son expression, il attendait et, en même temps,
+il réfléchissait. Au bout de ce temps, il se leva et se mit
+à se promener lentement, un sourire au lèvres.</p>
+
+<p>«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait
+pas le moindre poison dans les aliments que j'ai absorbés.
+D'Espinosa aurait-il changé d'idée, comme je le
+prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une comédie admirablement
+machinée, et dont j'ai été sottement dupe?...
+Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la
+collation est passée et je n'ai pas encore aperçu mes
+dignes gardiens.»</p>
+
+<p>En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure
+du dîner, ni à l'heure du souper non plus. Pardaillan
+avait trop copieusement déjeuné, à une heure trop
+tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée qu'il
+avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas
+et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut
+le frère Zacarias qui lui répondit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et
+raisin, l'heure du dîner est passée, celle du souper
+aussi... on ne me sert donc plus de ces mirifiques festins?...</p>
+
+<p>&mdash;Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine
+d'une voix pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais,
+dites-moi, pourquoi cet «hélas!»... Vous vous intéressez
+donc à moi?...</p>
+
+<p>Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle
+n'eût été de l'inconscience, le moine répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez
+commis je ne sais quelle faute, en punition de laquelle
+nos supérieurs ont décidé de vous priver de nourriture
+pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et
+moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas,
+que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se
+trouve que la punition dont vous êtes frappé nous
+atteint autant, si ce n'est plus, que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion.
+En sorte que vous vous êtes régalé des reliefs
+de mon succulent déjeuner?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!... Et il était même si succulent que
+notre regret de voir supprimer ces merveilles n'en est
+que plus cuisant... Tant de si bonnes choses perdues,
+pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît
+pas juste!</p>
+
+<p>&mdash;Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que
+vous fussiez traité magnifiquement et que vous fissiez
+honneur aux repas confectionnés à votre intention. Pour
+nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions tenus
+pour responsables, on nous privait de ces merveilles
+culinaires, qui nous fussent revenues de droit, si vous
+aviez consenti à en goûter tant soit peu.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous
+m'aviez averti, je me fusse laissé faire, pour vous être
+agréable.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement
+interdit de vous prévenir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui,
+ayant tiré du moine ce qu'il en voulait, le quitta sans
+façon.</p>
+
+<p>Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un
+rire silencieux et murmura:</p>
+
+<p>«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme
+un sot!... La leçon ne sera pas perdue.»</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>LE PLANCHER MOUVANT</h3>
+
+<p>Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait
+adopté une embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le
+fauteuil, et, là, abrité par le renfoncement de la fenêtre,
+caché par le large et haut dossier du fauteuil, il était
+à peu près certain d'échapper à la surveillance occulte
+qu'il sentait peser sur lui.</p>
+
+<p>Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues
+heures, immobile, paraissant sommeiller et réfléchissant
+profondément. Et, sans doute croyait-il avoir percé le
+but mystérieux poursuivi par le grand inquisiteur, car,
+parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses
+prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il
+savait qu'il était condamné à jeûner durant quelque
+temps, puisque le frère Zacarias l'avait prévenu la veille;
+donc, il pensait que ses gardiens ne pénétreraient pas
+dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se
+passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture.
+Vers une heure de l'après-midi, il se leva languissant, et
+s'en fut au coffre à habits, d'où il tira un petit paquet
+qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa soigneusement
+dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas
+depuis quelque temps, et, péniblement, car il se sentait
+très faible, il regagna son fauteuil où il disparut.</p>
+
+<p>Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il
+remuait les mâchoires comme quelqu'un qui mastique
+un aliment. Peut-être avait-il imaginé ce moyen de tromper
+la faim.</p>
+
+<p>Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans
+lui apporter un morceau de pain, un verre d'eau. Il
+était devenu d'une faiblesse extrême, il paraissait avoir
+une grande peine à se tenir debout, et il lui fallait de
+longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le fauteuil
+dans son coin favori.</p>
+
+<p>Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y
+avait exactement treize jours qu'il était enfermé dans
+ce couvent-prison, et il n'était plus reconnaissable. Hâve,
+les traits tirés, une barbe naissante envahissant ses
+joues et son menton, les yeux brillants d'un éclat
+fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait
+la plus grande partie de son temps dans le fauteuil
+où il restait prostré de longues heures.</p>
+
+<p>Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent
+une boule de pain noir et un alcarazas rempli
+d'eau en lui recommandant de ménager ces maigres
+provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres
+que dans deux jours.</p>
+
+<p>C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait.
+Il faut croire, cependant, qu'il avait entendu et compris,
+car, deux heures plus tard, le pain était diminué de
+moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les mêmes proportions.
+Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près,
+car, peu de temps après, les moines reparurent et le
+prièrent de les suivre.</p>
+
+<p>Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu
+un peu de forces, car il se leva sans trop de difficultés.
+Mais, ce qui étonna les deux gardiens, c'est qu'il ne
+paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils disaient.</p>
+
+<p>Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par
+l'autre, et ils l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser
+quelques couloirs et descendre deux étages. Une
+porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et il obéit docilement
+au geste et pénétra dans le nouveau local qui
+lui était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui
+restait de pain et d'eau, qu'ils avaient eu la précaution
+d'emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista
+s'en fut tout droit chez le supérieur du couvent.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit laconiquement ce personnage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait, répondit non moins laconiquement le
+frère Bautista.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas fait de difficultés?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais
+si c'est l'effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas
+avoir toute sa conscience. Ah! ce n'est plus le fringant
+cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!</p>
+
+<p>&mdash;Est-il réellement si bas? Faites attention, mon
+frère, que ceci est d'une importance capitale.</p>
+
+<p>&mdash;Révérendissime père, je crois sincèrement que, si
+on le soumet encore quelques jours à un régime aussi
+dur, il perdra la raison... à moins qu'il ne tombe
+d'inanition.</p>
+
+<p>&mdash;Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il
+puisse s'en douter. Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé
+le contenu de la bouteille de Saumur que nous vous
+avions recommandé de placer bien en évidence le jour
+de son entrée au couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin
+au fond de la bouteille. Frère Zacarias et moi nous
+nous en sommes assurés.</p>
+
+<p>Le prieur eut un sourire sinistre:</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point.
+N'importe, pour plus de sûreté, j'enverrai le médecin.
+Allez, mon frère!</p>
+
+<p>La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan
+pouvait avoir environ dix pieds de long et autant
+en largeur. Elle était parfaitement obscure. Il n'y avait
+aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de
+paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de
+forces, dut s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à
+une des cloisons de son cachot.</p>
+
+<p>Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures
+ou des minutes? Il n'aurait su dire, car il paraissait
+avoir perdu conscience de l'état misérable dans lequel
+il se trouvait.</p>
+
+<p>Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez
+long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit
+la miche de pain et vida presque entièrement la provision d'eau.</p>
+
+<p>A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur.
+Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et
+paraissait provenir du plafond de son cachot. Sous
+l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus
+en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.</p>
+
+<p>Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus,
+un silence de tombe, une obscurité compacte à tel point
+que, si la cruche, à laquelle il se désaltérait de temps en
+temps, n'avait pas été sous sa main, il n'aurait pu la
+retrouver.</p>
+
+<p>Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que
+paraissait être le plafond s'ouvrit soudain, un flot de
+lumière inonda le cachot et vint l'aveugler de son éclat
+insoutenable.</p>
+
+<p>C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement,
+au-dessus de sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants
+lui brûlaient les yeux. Et, en même temps, par un
+phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce
+fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que
+s'accentuer et se changea rapidement en un froid glacial.
+Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait
+dans son coin.</p>
+
+<p>Avec le froid intense succédant à la chaleur torride,
+un autre phénomène se produisit: des émanations délétères
+envahirent son cachot, une puanteur insupportable
+vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal soleil qui
+lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle
+atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait
+à ouvrir les paupières.</p>
+
+<p>Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la
+congestion, avait roulé sur le sol. Le délire s'était emparé
+de lui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses
+lèvres glacées, et, parfois, un gémissement plaintif alternait
+avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, douloureuses,
+mortelles, sans qu'il en eût conscience.</p>
+
+<p>Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut
+encore vivement éclairé, mais cette lumière, du moins,
+était très supportable. En même temps, un déplacement
+d'air violent, tel que le produit un puissant ventilateur,
+balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot,
+et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées
+de chaleur attiédirent l'atmosphère, pendant que des
+bouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce
+qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.</p>
+
+<p>Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé
+tour à tour par la chaleur et le froid, par l'asphyxie et
+la congestion, ce cachot, où il avait failli être aveuglé
+par les éclats puissants d'un soleil factice, redevint habitable.
+Il éprouva aussitôt les bienfaisants effets de cet
+heureux changement. Le délire fit place à une sorte
+d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les
+râles cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à
+peu, cette sorte d'engourdissement disparut. Il retrouva
+non pas cette admirable intelligence qui le faisait supérieur
+à ceux qui l'entouraient, mais un vague embryon
+de conscience.</p>
+
+<p>C'était peu. C'était cependant une amélioration notable,
+comparée à l'état où il se trouvait avant.</p>
+
+<p>Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur
+son manteau que nous aurions dû dire.</p>
+
+<p>En effet, malgré la chaleur&mdash;on était au gros de
+l'été&mdash;par suite d'on ne sait quelle inexplicable fantaisie,
+tout à coup, il s'était enveloppé dans son manteau
+et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie remontait
+au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait
+dans cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son
+intention.</p>
+
+<p>Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et,
+depuis, il ne l'avait plus quitté, ni jour ni nuit.</p>
+
+<p>Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort
+bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d'importance,
+d'ailleurs.</p>
+
+<p>Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau.
+Il se redressa lentement. Sa manie étant passée, sans
+doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et,
+comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus et
+s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui
+n'était plus ce regard si vif d'autrefois, mais où ne
+luisait plus cette lueur de folie qu'on y voyait l'instant
+d'avant. Il vit près de lui un pain entier et une cruche
+pleine d'eau.</p>
+
+<p>Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour,
+deux jours peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions
+sans qu'il s'en fût aperçu. Il prit le pain sec et
+dur et le dévora presque en entier. De même, il vida
+aux trois quarts la cruche.</p>
+
+<p>Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les
+forces amenèrent une nouvelle amélioration dans son
+état mental. Il eut plus nettement conscience de sa
+situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il
+put et se remit à regarder attentivement autour de lui,
+avec ce regard étonné d'un homme qui ne reconnaît pas
+les lieux où il se trouve.</p>
+
+<p>A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit
+sec, semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda.
+Une lame large comme une main, longue de près de
+deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme
+une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux,
+venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à la hauteur
+du sein. Le tranchant, placé horizontalement et
+tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; quelques
+lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame
+le perçait de part en part.</p>
+
+<p>Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y
+avait quelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse
+apparition avec étonnement, peut-être&mdash;et encore,
+n'est-ce pas bien sûr&mdash;en tout cas, sans manifester le
+moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les
+intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux
+semaines, quelque drogue infernale qu'on avait réussi à
+lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine.
+Il n'était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près
+de le devenir.</p>
+
+<p>De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim,
+la soif, les abominables supplices qu'on lui infligeait
+avaient fait de lui un être faible, sans énergie, sans
+volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était le plus affreux,
+c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente de
+dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne,
+de l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant,
+avait fait un être pusillanime qu'un rien effarouchait
+et qui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave;
+finissant dans la peau d'un lâche!... Quel triomphe pour
+Fausta!</p>
+
+<p>En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que
+c'était un miracle qu'elle ne l'eût pas transpercé, le
+nouveau Pardaillan fut secoué d'un tremblement nerveux;
+il tremble, sans songer à s'écarter. Au même
+instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur
+d'une apparition nouvelle, et il se replia, se tassa,
+avec une expression de terreur indicible, et un hurlement,
+long, lugubre, pareil à celui d'un chien hurlant à la
+mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle lame
+venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première,
+il s'en fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.</p>
+
+<p>Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux
+tranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine,
+pareils aux deux branches énormes de quelque
+fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer et
+à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une
+troisième faux parut, dont le tranchant placé dans le
+sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de
+haut en bas.</p>
+
+<p>Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle
+manqué de quelques lignes? L'ancien Pardaillan n'eût
+pas manqué de se poser cette question dès la première
+apparition.</p>
+
+<p>Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus
+fort, et, en même temps, plus plaintivement. Seulement,
+cette fois, guidé sans doute par l'instinct de la conservation,
+il s'écarta précipitamment de l'infernale muraille.
+Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement
+que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint.
+Il eut pourtant cette suprême chance de ne pas
+déchirer ses chairs en même temps.</p>
+
+<p>Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se
+hâta de se mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu
+du cachot, en continuant d'émettre des gémissements,
+comme fasciné, il regardait les trois faux d'un air stupide.</p>
+
+<p>Alors, les deux faux horizontales, placées exactement
+sur la même ligne, se mirent automatiquement en branle,
+se refermant à fond l'une sur l'autre, comme les deux
+branches d'une paire de ciseaux. Puis elles s'ouvrirent,
+et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se
+relever dès que les autres se rapprochaient pour se
+croiser.</p>
+
+<p>Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au
+jeu régulier de trois monstrueux hachoirs, alternant,
+avec une précision mécanique, à coups carrément rythmés,
+malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des
+faux se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela
+produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclatait
+comme le bruit d'une baguette frappant un tambour.
+En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits,
+d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu
+qui remplit le cachot d'un bourdonnement sonore.</p>
+
+<p>Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement
+établi, à côté, une deuxième série de trois faux
+fit son apparition, et, comme la première, elle se mit en
+mouvement automatiquement. Et le roulement devint
+plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième
+série apparurent et se mirent en branle.</p>
+
+<p>Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique,
+Pardaillan ne vit plus que l'éclat fulgurant de
+l'acier tombant et se relevant avec une rapidité prodigieuse.
+Il était interdit de s'approcher de cette cloison,
+sous peine d'être happé par les faux et haché menu
+comme chair à pâté. Et le roulement devint assourdissant.</p>
+
+<p>Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher
+ses yeux exorbités de ce spectacle fantastique.
+Et la même plainte lugubre fusait de ses lèvres, sans
+répit.</p>
+
+<p>Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher
+s'écrouler sous lui. Tout d'abord, il crut s'être
+trompé.</p>
+
+<p>La peur&mdash;car il avait une peur affreuse, peur de
+mourir haché par ces horrifiantes lames, il avait peur,
+lui! Pardaillan!&mdash;la peur, donc, lui donnait une lueur
+de lucidité qui lui permettait d'observer et de raisonner.</p>
+
+<p>Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement,
+il vit bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement
+trompé. En effet, il n'y avait pas à en douter, le
+plancher s'inclinait dans la direction de la machine à
+hacher.</p>
+
+<p>C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément
+donné, dans son esprit, à cette effroyable invention. Il
+s'inclinait si bien, même, que sous chacun de ces groupes,
+qui était comme une pièce dont le tout constituait
+la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.</p>
+
+<p>La disposition de ces quatre faux formait un losange
+parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant
+cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives
+continuaient leur perpétuel mouvement de hachoir,
+la quatrième restait immobile, paraissant attendre
+et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement
+d'inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec
+une régularité terrifiante.</p>
+
+<p>Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore
+remarqué jusque-là: que le plancher de son cachot
+paraissait être une énorme plaque d'acier, lisse, glissante,
+sans une soudure visible, sans la moindre protubérance
+à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit doucement, mais
+irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit
+qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq
+hachoirs qui le mettrait en pièces.</p>
+
+<p>Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur
+sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent
+l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce
+durant quinze jours de tortures variées, longuement et
+froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique
+et destinées à faire sombrer cette raison si solide,
+si lumineuse.</p>
+
+<p>Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint:
+Pardaillan n'était plus.</p>
+
+<p>C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé,
+écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce
+fou, d'une voix qui s'efforçait de couvrir le tonitruant
+roulement de la machine à hacher, criait de toutes ses
+forces, déjà épuisées:</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je
+ne veux pas!...</p>
+
+<p>Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être
+l'implacable volonté de l'inquisiteur avait-elle décidé de
+pousser l'expérience jusqu'au bout.</p>
+
+<p>Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité
+désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges,
+mais dix qui fonctionnaient simultanément, avec
+la même rapidité, avec le même roulement formidable
+qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.</p>
+
+<p>L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du
+raisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan
+découvrit l'unique chance qui lui restait de sauver
+cette vie à laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle
+était cette chance:</p>
+
+<p>Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des
+charnières puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées
+contre le mur qui soutenait le plancher. Elles
+étaient sous le plancher même. C'est-à-dire que, du côté
+opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de
+métal.</p>
+
+<p>C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières.
+Si cette traverse avait eu quelques centimètres
+de plus dans sa largeur, Pardaillan eût pu à la rigueur
+se poser là-dessus et attendre aussi longtemps que ses
+forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse
+était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de
+se poser là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher
+et s'y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendu
+par le bout des doigts. Le fou&mdash;nous ne voyons pas
+d'autre nom à lui donner&mdash;avait vu cela.</p>
+
+<p>C'était, tout bonnement, une manière de prolonger
+son supplice de quelques secondes. Il était évident qu'il
+ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position
+et même, en admettant que le mouvement de descente
+s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la
+chute inévitable.</p>
+
+<p>Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de
+prolonger son agonie, et, désespérément, il s'accrocha à
+ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu'il ne vit plus
+les épouvantables hachoirs qui avaient le don de l'affoler.</p>
+
+<p>Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la
+cloison était tapissée du haut en bas et dans toute sa
+largeur de faux qui continuaient immuablement leur
+mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie
+convoitée.</p>
+
+<p>Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces
+l'abandonner de plus en plus; ses doigts, gonflés par
+l'effort, s'engourdissaient; la tête lui tournait et, malgré
+son état, il comprenait que, bientôt, dans un instant,
+il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas
+se faire hacher par la hideuse machine.</p>
+
+<p>Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement
+tenace qu'il trouvait encore, et malgré
+tout, la force de crier presque sans discontinuer:</p>
+
+<p>«Arrêtez! Arrêtez!...»</p>
+
+<p>Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa,
+lâcha prise. Il se maintint un instant de sa seule main
+droite. Les doigts de cette main, à leur tour, le trahirent
+un à un. Deux doigts seuls restèrent désespérément incrustés
+dans le métal et supportèrent le poids de son
+corps un inappréciable instant.</p>
+
+<p>Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa
+poitrine, un cri terrible, un cri de bête qu'on égorge,
+jaillit de ses lèvres tuméfiées, et il roula, roula là-bas
+sur les hachoirs qui le saisirent.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>LE PHILTRE DU MOINE</h3>
+
+<p>Or, Pardaillan n'était pas mort.</p>
+
+<p>La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée
+par Fausta, de concert avec d'Espinosa.</p>
+
+<p>Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen
+qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur.
+Il l'avait adopté et perfectionné dans les détails.
+On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût
+paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour
+adopter celui-là.</p>
+
+<p>Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec
+une rigueur d'autant plus inexorable qu'elle était froidement
+raisonnée. Il agissait pour un principe&mdash;et c'est
+ce qui le faisait si terrible, si redoutable&mdash;non pour
+l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas
+menti lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.</p>
+
+<p>Cette incroyable et abominable invention de la machine
+à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier,
+mais à achever de porter l'épouvante dans son
+esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.</p>
+
+<p>Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une
+graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement
+préparée par un stupéfiant, et en même temps
+devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.</p>
+
+<p>En conséquence, les premières faux apparues étaient
+réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement
+tranchantes et acérées. Mais, les hachoirs du bas,
+ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, étendu
+à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse,
+il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels,
+grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler,
+étaient placés là comme un leurre et s'étaient repliés
+comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils
+auraient dû hacher.</p>
+
+<p>Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié
+évanoui. Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas
+de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.</p>
+
+<p>Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à
+petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard, sans
+vie.</p>
+
+<p>Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement
+égales à celles de la chambre d'où il venait d'être
+précipité. Le plancher d'acier était remonté automatiquement
+et constituait le plafond de sa nouvelle cellule.</p>
+
+<p>Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun
+meuble, pas d'issues visibles autres qu'une porte de fer
+dûment verrouillée. Seulement, ici le sol était en terre
+battue, les murs étaient épais et couverts d'une couche
+de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.</p>
+
+<p>Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression
+et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau
+qui avait roulé avec lui, il se mit à le tortiller comme
+un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer une poupée,
+et il éclata de rire.</p>
+
+<p>Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits
+et aux grands dont l'intelligence s'est éteinte, il
+s'occupa à cette distraction enfantine.</p>
+
+<p>Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts
+tortillaient inlassablement; il lui disait des choses puériles
+qui n'avaient aucun sens, il la pressait dans ses
+bras, la repoussait, la grondait avec des airs courroucés,
+puis la reprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment,
+sans motif apparent, il laissait échapper le même
+éclat de rire sans expression.</p>
+
+<p>Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il
+n'avait plus conscience du temps.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un
+pain et une cruche d'eau. Mais sans doute craignait-on
+un retour d'intelligence, une crise de révolte et de fureur,
+car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet à
+la main.</p>
+
+<p>Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas
+regarder le prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il
+aperçut ce moine, Pardaillan poussa un cri de détresse,
+se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son
+bras replié&mdash;le geste d'un enfant qui veut se garer de
+la taloche&mdash;il hoqueta d'une voix suppliante:</p>
+
+<p>«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»</p>
+
+<p>Le moine posa tranquillement à terre le pain et la
+cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement,
+il leva le bras armé du fouet.</p>
+
+<p>«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs
+à éviter le coup.</p>
+
+<p>Le bras du moine retomba doucement sans frapper.
+Il hocha la tête en le regardant, toujours avec la même
+attention curieuse, et murmura:</p>
+
+<p>«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa
+pitance d'un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile
+de le frapper, c'est un enfant inoffensif.»</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin
+où il s'était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son
+bras, et, ne voyant plus personne, rassuré, il reprit son
+jeu avec le pan de son manteau.</p>
+
+<p>Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler
+ses provisions. Chaque fois, la même scène se produisit.
+La troisième fois, le moine était accompagné d'Espinosa.
+Et, cette fois encore, Pardaillan montra la même terreur
+enfantine.</p>
+
+<p>«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours
+ainsi. Le sire de Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant
+un enfant faible et peureux. De toutes les secousses
+qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il ne reste
+plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence
+remarquable: abolie. Sa force extraordinaire:
+détruite. Regardez-le! Il ne peut même pas se tenir debout.
+C'est miracle vraiment qu'il soit encore vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais
+la puissance dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant
+que je redoutais qu'il ne produisît pas tout l'effet
+désirable. C'est que le sujet sur lequel nous avions à
+l'appliquer était doué d'une constitution exceptionnellement
+vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de
+vraiment remarquable.</p>
+
+<p>Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son
+coin, le visage enfoui dans son bras, secoué de tremblements
+convulsifs, gémissait doucement. Et le grand
+inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient
+devant lui comme s'il n'eût pas existé.</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après
+un silence passé à considérer froidement le prisonnier
+de l'Inquisition, j'ai besoin qu'il retrouve un moment
+l'intelligence nécessaire pour me comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible
+assurance, j'ai apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de
+la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses
+forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l'effet de
+cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui
+dire.</p>
+
+<p>Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du
+prisonnier qui redoubla de gémissements, mais ne fit
+pas un geste pour éviter l'approche de celui qui l'effrayait
+à ce point.</p>
+
+<p>Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras,
+mit le visage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci
+opposât la moindre résistance, fît autre chose que de
+continuer à gémir doucement. Le moine écarta les lèvres
+et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, préalablement
+dosée, lorsque, posant sa main sur son bras,
+d'Espinosa l'arrêta en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Faites attention, mon révérend père, que je vais
+rester en tête-à-tête avec le prisonnier. Cette liqueur
+doit lui rendre sa vigueur, dites-vous, il ne faudrait
+pourtant pas que je sois exposé...</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement
+le moine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours,
+sa vigueur primitive. Mais son intelligence sera à peine
+galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de faire usage de
+sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant:
+un enfant craintif. J'en réponds.</p>
+
+<p>Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un
+minuscule flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs,
+n'opposa aucune résistance, et, se redressant:</p>
+
+<p>&mdash;Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera
+en état de vous comprendre... à peu près, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez
+la porte à l'extérieur et remontez sans m'attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et monseigneur? dit-il respectueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le
+moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette
+porte.</p>
+
+<p>Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef
+suprême et obéit passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa,
+sans manifester ni inquiétude ni émotion, entendit les
+verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui ne
+l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à
+la lueur blafarde d'une lampe que le moine avait posée à
+terre, il se mit à étudier curieusement l'effet produit par
+la liqueur qu'on lui avait fait absorber. Galvanisé par
+le remède violent, le prisonnier parut retrouver une vie
+nouvelle.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis
+son torse affaissé se redressa lentement. Comme s'il
+avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à la suffocation, il
+respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses
+pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une
+partie de son éclat, laissa percevoir une vague lueur
+d'intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds,
+s'étira longuement, avec un sourire de satisfaction.</p>
+
+<p>Il regarda autour de lui avec un étonnement visible
+et aperçut d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se
+recula vivement jusqu'au mur, qui l'arrêta. Mais il ne
+se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gémit pas.
+Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude
+manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le
+poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas
+vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la
+bête menacée qui cherche le trou où elle pourra se terrer.
+Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua
+le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en
+exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le
+grand inquisiteur, qu'il ne paraissait pas reconnaître.</p>
+
+<p>D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non
+qu'il eût peur, il était brave, la mort ne l'effrayait pas.</p>
+
+<p>Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas
+partir en laissant son oeuvre inachevée.</p>
+
+<p>Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et,
+de sa voix très calme, presque douce:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire
+des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs
+confus que ce nom évoquait dans son esprit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit
+d'Espinosa en le fixant.</p>
+
+<p>Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas ce nom-là.</p>
+
+<p>Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui
+parlait, avec une inquiétude manifeste. D'Espinosa fit
+un pas de plus et lui mit la main sur l'épaule. Pardaillan
+se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son étreinte, le
+sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois,
+il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur,
+il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de
+mal.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai? fit anxieusement le fou.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.</p>
+
+<p>Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance
+visible et, peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna
+et, finalement, se mit à sourire, d'un sourire sans
+expression. Le voyant tout à fait rassuré, d'Espinosa
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es
+Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé.
+Alors, je veux bien être Par...dail...lan... Et vous, qui
+êtes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir.
+D'Espinosa!... je connais ce nom-là...</p>
+
+<p>Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive
+terreur... Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un
+méchant... prenez garde... il va nous battre!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir.
+Oui, je suis d'Espinosa et toi tu es Pardaillan.
+Pardaillan, l'ami de Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une
+femme qui s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire
+te revient tout à fait.</p>
+
+<p>Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans
+défaillir. Il se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire,
+il ne faut pas jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont
+des méchants... Ils nous feront du mal.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je
+te dis que d'Espinosa c'est moi. Rappelle-toi!</p>
+
+<p>Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui,
+à deux pouces de son visage, il fixait sur lui un regard
+ardent comme s'il avait espéré lui communiquer ainsi
+un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné à abolir.
+Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa
+volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une
+brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot,
+et, d'une voix qui haletait, il râla:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je
+me souviens... Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible
+faim et la soif... et cette galerie abominable où
+l'on suppliciait tant de pauvres malheureux!...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin! tu te souviens!</p>
+
+<p>&mdash;N'approchez pas!... hurla le fou au comble de
+l'épouvante. Je vous reconnais... Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un
+homme fort et vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un
+enfant qu'un rien épouvante. Et c'est moi qui t'ai mis
+dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan;
+une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment
+ton cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau
+en toi et tu redeviendras ce que tu étais à l'instant:
+un pauvre fou.</p>
+
+<p>&mdash;Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures
+qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton
+amie Fausta. Oui, c'est elle qui a eu cette idée que je
+n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu l'as dit: je vais te
+tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d'un
+coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop
+rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, muré dans
+une tombe. Tu achèveras de mourir par la faim, l'horrible
+faim, comme tu disais tout à l'heure. Regarde,
+Pardaillan, voici ton tombeau.</p>
+
+<p>En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné
+quelque invisible ressort, car une ouverture apparut
+soudain, au milieu d'une des parois du cachot.</p>
+
+<p>D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher
+Pardaillan et le saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât
+la moindre résistance, car, le malheureux, inconscient
+de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna
+jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il
+pût mieux voir:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante.
+Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est
+une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras
+lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce
+tombeau; nul que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à
+seule fin que ton supplice soit plus grand&mdash;si toutefois
+tu te souviens de mes paroles&mdash;ce tombeau qui
+tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que,
+seul, je connais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera
+une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car
+tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras
+pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi,
+dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y revenir.
+Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en
+posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi,
+tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui
+doit te murer vivant là-dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je
+ne veux pas mourir! Grâce!...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme
+terrible. Et, cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et,
+à compter de cet instant, tu n'existeras plus.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que
+tu saches pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je
+l'ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s'ils ne
+viennent pas à nous, s'ils ne sont pas avec nous, sont un
+danger permanent pour l'ordre de choses établi par
+notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la
+majesté royale de mon souverain. Parce que tu t'es dressé
+menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter
+ses vastes projets.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que
+tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré
+de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises
+contre nous. Sache donc que ce parchemin que
+tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!</p>
+
+<p>&mdash;Le parchemin!... bégaya Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes
+cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu?
+C'est la déclaration du feu roi Henri troisième qui
+lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le
+bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra
+espagnol.</p>
+
+<p>Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le
+parchemin qu'il avait sorti de son sein. Puis, voyant que
+l'autre le regardait d'un air hébété, sans comprendre, il
+haussa doucement les épaules, replia le précieux document,
+le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main
+robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement
+à lui, car l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et,
+sur un ton impératif:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire,
+entre dans la mort.</p>
+
+<p>Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan
+et le poussa rudement jusqu'au seuil de l'ouverture
+béante, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici ta tombe.</p>
+
+<p>Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une
+voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna
+soudain:</p>
+
+<p>&mdash;Mordieu! mourons ensemble!</p>
+
+<p>Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main
+de fer le saisissait à la gorge et l'étranglait.</p>
+
+<p>D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla
+chercher la dague dont il avait eu la précaution de
+s'armer. Il n'eut pas la force d'achever le geste. La main
+de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit
+entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge,
+et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha
+de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et
+le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.</p>
+
+<p>Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa
+avait reposée à terre, alla prendre son manteau&mdash;ce
+fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer
+et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons
+de poupée&mdash;et, sa lampe à la main, il franchit le seuil
+de l'ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement
+le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant
+la porte, et qu'il avait, il faut croire, bien remarquée
+lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.</p>
+
+<p>En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit
+que le mur avait repris sa place. Il n'y avait plus là
+d'ouverture visible.</p>
+
+<p>Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou
+noir qui, comme l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance
+sur le sol, ressemblait assez à une tombe.</p>
+
+<p>Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais
+il y avait d'abord jeté son puissant et implacable
+adversaire.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>CHANGEMENT DE RÔLES</h3>
+
+<p>Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans
+ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots
+où il venait de séjourner, il n'y avait aucun meuble; pas
+de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver
+l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée
+d'elle-même.</p>
+
+<p>Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux.
+La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé
+son ennemi et l'avait projeté dans ce trou prouvait que
+ses forces lui étaient revenues.</p>
+
+<p>Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu
+dans sa personne. En même temps que la vigueur, l'intelligence
+paraissait lui être revenue.</p>
+
+<p>Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il
+avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable,
+froidement résolu, et cependant nuancé d'ironie,
+qu'il avait autrefois, lorsqu'il se disposait à accomplir
+quelque coup de folie.</p>
+
+<p>Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit
+le parchemin, qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu
+que ce n'était pas une copie, mais l'original parfaitement
+authentique, il le plia soigneusement et, à son
+tour, il le mit dans son sein.</p>
+
+<p>Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et
+s'assura que d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée,
+ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas
+échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit paisiblement à
+terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec
+un sourire indéchiffrable aux lèvres.</p>
+
+<p>Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui.
+Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette
+physionomie qui avait retrouvé son expression d'audace
+étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un
+mot.</p>
+
+<p>Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui
+était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan,
+aussi ferme et assuré que s'il avait été dans le palais,
+entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement,
+ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu
+ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention
+passionnée.</p>
+
+<p>Il se disait qu'il avait encore une chance de salut,
+puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait
+retrouvé assez de lucidité pour essayer de l'entraîner
+dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante
+au bout d'une demi-heure.</p>
+
+<p>Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque
+du prisonnier jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus
+d'action, il redevînt ce qu'il était avant, ce qu'il resterait
+jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.</p>
+
+<p>En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit.
+Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire;
+tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps
+dans lequel il savait bien qu'il serait battu. Il fallait
+gagner quelques minutes. Toute la question se résumait
+à cela.</p>
+
+<p>Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes
+nécessaires. Et, si le prisonnier devenait trop menaçant,
+il s'en débarrasserait d'un coup de dague.</p>
+
+<p>Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant
+Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge,
+cherchait la dague qu'il avait cachée. Alors seulement
+il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme sur laquelle il
+comptait en cas de suprême péril.</p>
+
+<p>Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de
+ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible,
+le même regard aigu qui n'avait rien perdu de son assurance.
+Et comme il croyait toujours que Pardaillan,
+en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement
+tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa
+chute la dague s'était peut-être détachée de sa ceinture
+et qu'elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il
+fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il se mit
+à fureter partout.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois,
+le prisonnier lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.</p>
+
+<p>Et en disant ces mots il frappait doucement sur la
+poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait
+avec un sourire railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention
+de songer à m'apporter une arme...</p>
+
+<p>D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de
+se mesurer avec le redoutable adversaire qu'il avait
+devant lui.</p>
+
+<p>Au même instant, une idée lui traversa le cerveau
+comme un éclair et, d'un geste instinctif, il porta les
+mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.</p>
+
+<p>Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit
+sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible
+que la perte de l'arme qui devait le sauver.</p>
+
+<p>Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité
+et qu'il avait été joué de main de maître par cet
+homme vraiment extraordinaire, qui avait su déjouer la
+surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme
+qui avait su tromper les moines médecins qui avaient
+passé de longues heures à l'étudier et à l'observer; cet
+homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu'il
+s'était donné qu'il en avait été dupe, lui d'Espinosa.</p>
+
+<p>Il jeta sur celui dont il était le prisonnier&mdash;par un
+renversement de rôles inouï d'audace&mdash;un regard d'admiration
+sincère en même temps qu'un soupir douloureux
+trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.</p>
+
+<p>Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit,
+sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération
+que l'oreille subtile d'Espinosa perçut nettement et qui
+l'humilia profondément:</p>
+
+<p>&mdash;Le parchemin que vous cherchez est en ma possession...
+comme votre dague. Je suis vraiment honteux
+du peu de difficulté que j'ai rencontrée dans l'accomplissement
+de la mission qui m'était confiée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez
+agi avec une étourderie sans égale. A force de vouloir
+pousser les choses à l'excès, à force de présomption,
+vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si
+belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette
+partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu.
+Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et
+vous ne sauriez en dire autant... soit dit sans vous offenser.</p>
+
+<p>D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention
+soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte,
+ni colère.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du
+stupéfiant qu'on vous a fait boire?</p>
+
+<p>Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné,
+quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil
+à celui dont vous parlez, encore faut-il s'arranger de
+manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence
+par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, vous avez absorbé le narcotique.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous
+penser qu'un homme comme moi se sentira
+terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux
+malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce
+sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance
+a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant
+avait changé&mdash;oh! d'une manière imperceptible&mdash;le goût
+du Saumur que je connais fort bien.</p>
+
+<p>Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte
+s'en allât se mélanger aux eaux sales de mes
+ablutions.</p>
+
+<p>&mdash;Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me
+méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé
+de forcer un peu la dose du poison. N'importe,
+je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et
+de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège
+auquel d'autres, réputés délicats, s'étaient laissé prendre.</p>
+
+<p>Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté
+du compliment. D'Espinosa reprit:</p>
+
+<p>&mdash;En ce qui concerne le poison, la question est élucidée.
+Mais comment avez-vous pu deviner que mon
+dessein était de vous acculer à la folie?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les
+épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles
+imprudentes que vous avez prononcées et que
+Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent.
+Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines
+autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin,
+il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage,
+me faire admirer avec tant d'insistance cette jolie
+invention de la cage où vous enfermez ceux que vous
+avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer,
+si complaisamment, que vous obteniez ce résultat
+en leur faisant absorber une drogue pernicieuse
+qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez
+l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur
+continu, en les frappant à coups d'épouvante, si
+je puis ainsi dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison;
+à force d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû
+me souvenir qu'avec un observateur profond tel que
+vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure.
+C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.</p>
+
+<p>Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois
+qu'il avait quand il était satisfait:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne
+vous gênez pas, je vous prie... Nous avons du temps devant
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;J'userai donc de la permission que vous m'octroyez
+si complaisamment, et je vous dirai que je reste
+confondu de la force de résistance que vous possédez.</p>
+
+<p>Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs
+jours que vous n'avez fait que deux repas. Je ne compte
+pas le pain qu'on vous donnait: il était mesuré pour
+entretenir chez vous les tortures de la faim et non
+pour vous sustenter.</p>
+
+<p>En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard
+aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa
+pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:</p>
+
+<p>Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet
+d'une force de résistance exceptionnelle qui me permet
+de résister aux affres de la faim et, là où d'autres succomberaient,
+de conserver mes forces et ma lucidité.
+Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir
+sur mon état de faiblesse, je juge préférable de
+vous faire connaître la vérité.</p>
+
+<p>Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui
+ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer,
+et aux yeux étonnés de d'Espinosa, il en tira un jambon
+de dimensions respectables, un flacon rempli d'eau
+et quelques fruits.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique
+festin que me firent faire mes deux moines geôliers, je
+mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait
+la prudence, vu l'état de délabrement dans lequel
+m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je
+mangeai peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient
+d'yeux que pour les provisions accumulées sur ma table
+et je fis disparaître quelques-unes de ces provisions,
+plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et
+menues pâtisseries.</p>
+
+<p>&mdash;Ces provisions me furent d'un grand secours et
+c'est grâce à elles que vous me voyez si vigoureux.
+Quand mes deux flacons de vin furent vides, j'eus soin
+de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche,
+qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un
+jour on ne me priverait pas complètement de nourriture
+et de boisson.</p>
+
+<p>&mdash;Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il
+serait en mon pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne
+point vous le celer, que vous commettriez cette suprême
+faute de vous enfermer en tête à tête avec moi. L'événement
+a justifié mes prévisions et bien m'en a pris
+d'avoir agi en conséquence.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu
+près tout prévu, tout deviné? Cependant, les différentes
+épreuves auxquelles vous avez été soumis étaient de nature
+à ébranler une raison aussi solide que la vôtre.</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que cette invention de la machine à hacher,
+avec les différents incidents qui l'agrémentent, est
+une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que
+je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais
+pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai
+donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil
+ardent, l'asphyxie, tout cela disparaîtrait successivement
+en temps voulu. C'était un moment fort désagréable
+à passer. Je me résignai à le supporter de mon
+mieux.</p>
+
+<p>D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire,
+puis, avec un long soupir:</p>
+
+<p>&mdash;Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous
+ne soit pas à nous!</p>
+
+<p>Et voyant que Pardaillan se hérissait:</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer
+de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que
+les hommes de votre trempe se dévouent à une cause
+qui leur paraît belle et juste... mais ne se vendent pas.</p>
+
+<p>Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois
+de Pardaillan, qui l'observait sans en avoir l'air et respectait
+sa méditation. Enfin il redressa la tête, et regardant
+son adversaire en face, sans trouble apparent, sans
+provocation, avec une aisance admirable:</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant que je suis votre prisonnier&mdash;car
+je suis votre prisonnier&mdash;que comptez-vous faire?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et
+comme s'il disait la chose la plus naturelle du monde,
+je compte vous prier d'ouvrir cette fameuse porte secrète,
+et que vous êtes seul au monde à connaître, et
+qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de
+bien plaisant.</p>
+
+<p>&mdash;Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.</p>
+
+<p>&mdash;Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec
+une froide résolution.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution,
+mourons ensemble. Au bout du compte le supplice sera
+égal pour tous les deux, et si la vie mérite un regret,
+vous aurez ce regret au même degré que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le
+supplice ne sera pas égal. Je suis plus vigoureux que
+vous et j'ai des provisions qui dureront quelques jours,
+en les rationnant convenablement. Il est clair que vous
+succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre
+de supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux.
+Quand vous ne serez plus qu'un cadavre, moi, avec le
+fer que voici, je pourrai abréger mon agonie.</p>
+
+<p>Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put
+réprimer un frisson.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la
+mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement
+calme. Le seul regret que j'éprouverai sera de ne pouvoir,
+avant de m'en aller, dire deux mots à Mme Fausta.
+C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je
+l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on
+veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction
+de me dire que j'ai accompli, avant, jusqu'au bout, la
+mission que je m'étais donnée: arracher au roi Philippe
+ce document qui lui livrait la France, mon pays.
+Vous, monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour
+vous?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa
+comme s'il avait été piqué par un fer rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le
+grand inquisiteur ne saurait mourir avant d'avoir mené
+à bien la tâche qu'il s'est imposée pour le plus grand
+profit de notre sainte mère l'Eglise.</p>
+
+<p>&mdash;Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint
+dans ce qui lui tenait le plus au coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable,
+que nous ne sommes nullement logés à la même
+enseigne. Je m'en irai sans regret. Vous, monsieur, vous
+mourrez désespéré de laisser votre oeuvre inachevée.
+Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même
+sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne
+plus vous en parler. Quand vous serez décidé, vous me
+le direz. Bonsoir!</p>
+
+<p>Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota
+contre le mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec
+son manteau et parut s'endormir.</p>
+
+<p>D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un
+mouvement. La pensée de sauter sur lui à l'improviste,
+de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de
+s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un homme
+comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi
+aisément.</p>
+
+<p>Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable.
+Mais en écartant cette idée il lui en vint une
+autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent
+ou réel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrète
+et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y réfléchissant
+bien, ceci lui parut peut-être réalisable.
+C'était une chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il
+réussissait, c'était sa délivrance et la mort certaine de
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une
+direction opposée précisément à celle où se trouvait
+Pardaillan.</p>
+
+<p>Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions
+infinies, il se mit en marche. Il avait avancé de
+quelques pieds et commençait à espérer qu'il pourrait
+mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger
+de sa place, lui dit tranquillement:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra
+chercher la sortie... quand vous aurez cessé de vivre.
+Mais, monsieur, votre compagnie m'est si précieuse que
+je ne saurais m'en passer. Veuillez donc venir vous asseoir
+ici près de moi.</p>
+
+<p>Et sur un ton rude:</p>
+
+<p>&mdash;Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement
+suspect de votre part, je serai obligé, à mon grand
+regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons
+d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la vie, ou
+nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!</p>
+
+<p>D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une
+fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible
+jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une résistance
+qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près de Pardaillan,
+ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il
+se plongea dans ses pensées.</p>
+
+<p>La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien,
+et il était résolu à accepter la mort plutôt que délivrer
+Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le coeur, c'était la
+pensée de laisser son oeuvre inachevée.</p>
+
+<p>Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles,
+lui, le chef suprême, dans ce couvent où tout était à lui:
+choses et gens, où tout lui obéissait au geste, il était le
+prisonnier de cet aventurier qu'il croyait tenir dans sa
+main puissante, et qui maintenant pouvait d'un geste
+détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance,
+de richesse, d'autorité, d'ambition.</p>
+
+<p>Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement
+dans le monde religieux lorsqu'on apprendrait que
+Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand
+inquisiteur, avait mystérieusement disparu au moment
+où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux
+étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur
+de Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait
+que cette disparition coïncidait avec une visite faite
+à un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San
+Pablo où tout lui appartenait!</p>
+
+<p>Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa
+dans son coin.</p>
+
+<p>Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais
+d'Espinosa savait qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au
+moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui.</p>
+
+<p>Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il
+commençait à apprécier son adversaire à sa juste valeur
+et sentait confusément que le mieux qu'il eût à faire
+était de s'abandonner à sa générosité; il en tirerait certes
+plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la
+force ou par la ruse.</p>
+
+<p>Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que
+Pardaillan mourût avec lui, il avait fait le compte de
+ce que lui coûterait cette satisfaction, et en ressassant
+les pensées que nous avons essayé de traduire plus haut,
+il avait trouvé que, tout compte fait, la mort de Pardaillan
+lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la
+capitulation.</p>
+
+<p>Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui
+prétendait que Pardaillan était invulnérable. Il se disait
+que cet être exceptionnel était de force à attendre
+patiemment qu'il fût mort de faim, lui Espinosa, ainsi
+qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et trouverait
+la porte secrète.</p>
+
+<p>Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses
+recherches. Certes, la découverte du ressort caché n'était
+pas besogne facile. Elle n'était cependant pas impossible.
+Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette
+besogne se simplifiait beaucoup.</p>
+
+<p>Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais
+maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser
+tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant
+avec insouciance vers la France, rapportant à
+Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis
+de haute lutte.</p>
+
+<p>Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même
+par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux
+valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire
+hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour sa sécurité, l'accompagner
+lui-même, mais rester vivant et continuer
+l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un
+instant la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous
+convient d'accepter certaines conditions, je suis tout
+prêt à vous tirer d'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer
+ni joie ni surprise, je ne suis pas pressé, nous pouvons
+causer un peu, que diable! Moi aussi, j'ai mes petites
+conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous plaît,
+les discuter, avant les vôtres... que je devine, au
+surplus.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons vos conditions?</p>
+
+<p>&mdash;Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie,
+je quitterai l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé
+certaines petites affaires que j'ai à régler. Vous
+voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions
+que vous vouliez m'imposer.</p>
+
+<p>Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer
+un geste de surprise. Pardaillan eut un léger sourire et
+continua avec cet air glacial qui dénotait une inébranlable
+résolution:</p>
+
+<p>&mdash;Pareillement, je souscris à votre seconde condition
+et je vous engage ma parole d'honneur que nul ne saura
+que j'ai tenu le grand inquisiteur d'Espagne à ma merci
+et que je lui ai fait grâce de la vie.</p>
+
+<p>Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration
+qui tenait du prodige et il le laissa voir.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!</p>
+
+<p>Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique
+et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions
+à me poser. Si je me suis trompé, dites-le.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui
+s'était ressaisi.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant voici mes petites conditions à moi.
+Premièrement, je ne serai pas inquiété pendant le court
+séjour que j'ai à faire ici et je quitterai le royaume avec
+tous les honneurs dus au représentant de Sa Majesté le
+roi de France.</p>
+
+<p>&mdash;Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.</p>
+
+<p>&mdash;Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait
+d'avoir montré quelque sympathie à l'adversaire que j'ai
+été pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Accordé, accordé!</p>
+
+<p>&mdash;Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre
+le fils de don Carlos, connu sous le nom de don César
+el Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez?...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement
+Pardaillan. Il ne sera rien entrepris contre don
+César et sa fiancée, connue sous le nom de la Giralda.</p>
+
+<p>Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne
+sous la sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et
+comme il ne serait pas digne que le petit-fils d'un monarque
+puissant vécût pauvre et misérable à l'étranger,
+il lui sera remis une somme&mdash;que je laisse à votre
+générosité le soin de fixer&mdash;et avec laquelle il pourra
+s'établir en France et y faire honorable figure. En
+échange de quoi j'engage ma parole que le prince ne
+tentera jamais de rentrer en Espagne et ignorera, du
+moins de mon fait, le secret de sa naissance.</p>
+
+<p>A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa
+réfléchit un instant, et, fixant son oeil clair sur
+l'oeil loyal de Pardaillan, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra
+rien contre le trône, qu'il ne tentera pas de rentrer
+dans le royaume?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela
+suffit, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être
+avez-vous trouvé la meilleure solution de cette
+grave affaire.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je
+vous propose est humain... je ne saurais en dire autant
+de ce que vous vouliez faire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ceci est accordé comme le reste.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous
+reste plus qu'à quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y
+respire n'est pas précisément agréable.</p>
+
+<p>&mdash;D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir
+la porte secrète:</p>
+
+<p>&mdash;Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution
+du pacte qui nous unit? dit-il.</p>
+
+<p>Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux
+et s'inclinant avec une certaine déférence.</p>
+
+<p>&mdash;Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement,
+votre parole de gentilhomme.</p>
+
+<p>Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa
+se sentit violemment ému. Qu'un tel homme, après tout
+ce qu'il avait tenté contre lui, lui donnât une telle marque
+d'estime et de confiance, cela l'étonnait prodigieusement
+et bouleversait toutes ses idées.</p>
+
+<p>D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard
+de Pardaillan avec une loyauté égale à celle de son
+ancien ennemi et, aussi simplement que lui, il dit gravement:</p>
+
+<p>&mdash;Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.</p>
+
+<p>Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait
+pleine confiance, il ouvrit la porte secrète sans chercher
+à cacher où se trouvait le ressort qui actionnait
+cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire
+indéfinissable.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et
+Pardaillan se trouvaient sur le seuil d'une maison de
+modeste apparence. Pour arriver là, il leur avait fallu
+ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours d'Espinosa
+avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures,
+alors qu'il lui eût été facile de le dissimuler.</p>
+
+<p>Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries,
+des cours, des jardins, de vastes pièces, croisant
+à tout instant des moines qui circulaient affairés.</p>
+
+<p>Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre
+geste de surprise à la vue du prisonnier, paraissant sain
+et vigoureux, et s'entretenant familièrement avec le
+grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient continuel,
+à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan
+montra le même visage calme et confiant, la même
+liberté d'esprit. Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin
+dans la rue, le soupir qu'il poussa en dit long sur les
+transes qu'il venait d'endurer.</p>
+
+<p>Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la
+Tour jusqu'à votre départ?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, monsieur.</p>
+
+<p>Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt
+à cette jeune fille... la Giralda.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la fiancée de don César pour qui je me sens
+une vive affection, expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je
+pense qu'il vous importe peut-être de savoir où la
+trouver.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il
+en fixant davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait
+arrêtée... avec le Torero, peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le
+Torero n'a pas été arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de
+croire que maintenant que vous voilà libre, ceux qui le
+séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien à espérer
+puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez
+le prince avec vous, en France. En conséquence,
+ils ne feront pas de difficulté à lui rendre la liberté. Si
+vous tenez à le délivrer, orientez vos recherches du côté
+de la maison des Cyprès.</p>
+
+<p>&mdash;Fausta! s'exclama Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.</p>
+
+<p>Et, sur un ton indifférent, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire
+ces deux mots que vous regrettiez si vivement de ne
+pouvoir lui dire avant votre départ pour l'éternel voyage.
+Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, elle
+est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du
+côté de la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites
+une petite lieue, vous trouverez un château fort, le premier
+que vous rencontrerez. C'est une résidence d'été
+de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à cause
+de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain
+matin, avant onze heures, devant le pont-levis du château.
+Attendez là, vous ne tarderez pas à voir paraître
+celle que vous cherchez. Un dernier mot à ce sujet: il
+ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné
+de quelques solides lames, et souvenez-vous que
+passé onze heures vous arriverez trop tard.</p>
+
+<p>Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue.
+Quand le grand inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une
+douceur qui contrastait étrangement avec le ton narquois
+qu'il avait eu jusque-là:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète
+bien des choses.</p>
+
+<p>D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince
+sourire, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle.
+Vous aboutirez à la place San Francisco, c'est votre chemin.
+Mais sur la place, détournez-vous un instant de votre
+chemin. Allez donc devant l'entrée du couvent San Pablo...
+vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera bien
+content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient
+là passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.</p>
+
+<p>Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la
+maison et poussa la porte derrière lui.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XIX</h3>
+
+<h3>LIBRE!</h3>
+
+<p>Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan
+était resté impassible.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les
+rayons obliques d'un soleil brûlant&mdash;il était environ
+cinq heures de l'après-midi&mdash;il aspira l'air chaud avec
+délice, et en s'éloignant à grandes enjambées dans la
+direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait
+éclater sa joie intérieurement.</p>
+
+<p>Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés
+l'air éclatant d'un ciel sans nuages:</p>
+
+<p>«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que
+l'air fétide d'un cachot: il fait bon contempler cette
+voûte azurée et non une voûte de pierres noires, humides
+et froides. Et toi, rutilant soleil!... Salut!... soleil,
+soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»</p>
+
+<p>Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:</p>
+
+<p>«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue
+de régler nos comptes!»</p>
+
+<p>En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place
+San Francisco.</p>
+
+<p>«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un
+sourire attendri. Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole...
+il n'a pas quitté la porte de ma prison. Et s'il n'a
+rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne volonté qui
+lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme
+ton humble dévouement me réchauffe le coeur!...»</p>
+
+<p>Il était maintenant dans la rue San-Pablo&mdash;du nom
+du couvent&mdash;et il approchait de la porte de cette
+extraordinaire prison où il venait de passer quinze
+jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait
+des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir.
+Il commençait à se demander si d'Espinosa ne
+s'était pas trompée ou si, entre-temps, le nain ne s'était
+pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il reconnut
+aussitôt, lui dire mystérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Suivez-moi!</p>
+
+<p>Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le
+nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et aperçut
+le Chico qui, d'un air indifférent, s'éloignait vivement
+de la porte du couvent. Il le suivit cependant
+sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait
+bien avoir d'agir de la sorte.</p>
+
+<p>Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna
+le mur du couvent et s'engagea dans un dédale
+de ruelles étroites et caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin,
+et saisissant la main de Pardaillan étonné, il la porta
+à ses lèvres en s'écriant avec un accent de conviction
+touchant dans sa naïveté:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort
+qu'eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez
+quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas
+de temps! Suivez-moi!</p>
+
+<p>Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un
+inexprimable attendrissement.</p>
+
+<p>&mdash;Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.</p>
+
+<p>Le Chico se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils
+ne vous trouveront pas là où je vous conduirai.</p>
+
+<p>&mdash;Me cacher!... Pour quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!</p>
+
+<p>A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille,
+ils ne me reprendront pas.</p>
+
+<p>Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il
+ne témoigna ni surprise ni inquiétude.</p>
+
+<p>Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se
+cacher et qu'on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait.
+Et comme son petit coeur débordait de joie, il saisit une
+deuxième fois la main de Pardaillan, et il allait la porter
+à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, l'enleva
+dans ses bras, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...</p>
+
+<p>Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches
+et veloutées du petit hommes, qui rougit de plaisir
+et rendit l'étreinte de toute la force de ses petits bras.</p>
+
+<p>En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie
+destinée à cacher son émotion.</p>
+
+<p>&mdash;En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument
+me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine
+hôtellerie de la Tour, où nous serons tous deux,
+je le crois du moins, admirablement reçus par la plus
+jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses
+d'Espagne.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée
+dans le patio de l'auberge de la Tour, à peu près désert
+en ce moment, et où Pardaillan commença de mener
+un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se produisit:
+c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour
+voir qui était ce client qui faisait un tel vacarme.</p>
+
+<p>Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait
+dolente, languissante, indifférente. On eût dit
+qu'elle relevait de maladie. Et pourtant malgré cet état
+inquiétant, malgré un air visiblement découragé et
+comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait
+d'un coup d'oeil prompt et sûr, remarqua qu'elle était
+restée aussi coquette, plus coquette que jamais, même.</p>
+
+<p>En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur
+illumina ses yeux languissants, une bouffée de sang
+rosa ses joues si pâles, et, joignant ses petites mains
+amaigries, dans un cri qui ressemblait à un gémissement,
+elle fit:</p>
+
+<p>&mdash;Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...</p>
+
+<p>Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et
+serait tombée si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie
+dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire
+malicieux de Pardaillan, elle avait crié: «Monsieur
+le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux
+s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle
+s'était évanouie.</p>
+
+<p>Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant
+délicatement sur un siège, il lui tapota doucement les
+mains en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis
+yeux.</p>
+
+<p>Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse
+créature évanouie:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.</p>
+
+<p>Et avec un redoublement de malice:</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement,
+après ma soudaine disparition. Je n'aurais jamais
+cru que cette petite eût tant d'affection pour
+moi...</p>
+
+<p>L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana
+rouvrit presque aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement,
+confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien... C'est la joie...</p>
+
+<p>Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se
+trouva qu'en disant ces mots, ses yeux étaient braqués
+sur le Chico, son sourire s'adressait à lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est
+la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.</p>
+
+<p>Et aussitôt il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide
+et vaillante, sachez que j'enrage de faim et de soif et
+de sommeil... Sachez que voici quinze jours, que je n'ai
+ni mangé, ni bu, ni dormi.</p>
+
+<p>&mdash;Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?</p>
+
+<p>Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix
+sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il
+d'une voix qui tremblait. Oh! les misérables!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma
+jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas
+que vous allez me faire servir et de soigner surtout
+le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt
+après. Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain.
+Seulement, comme j'ai besoin de m'entretenir
+avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises
+par nulle oreille humaine&mdash;à part les vôtres,
+si petites et si rosés&mdash;je vous demanderai de me faire
+servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être
+entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je
+vous servirai moi-même, s'écria gaiement Juana, qui
+paraissait renaître à la vie.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui
+était personnel, elle voulut sortir, pour donner ses ordres,
+mais Pardaillan l'arrêta et, avec une gravité comique:</p>
+
+<p>&mdash;Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions
+d'une douceur pénétrante&mdash;je vous ai dit que vous
+seriez une petite soeur pour moi. N'est-ce donc pas
+l'usage ici, comme en France, que frère et soeur s'embrassent
+après une longue séparation?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester
+ni trouble ni embarras.</p>
+
+<p>Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur
+lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels.
+Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables,
+il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:</p>
+
+<p>&mdash;Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un
+frère pour vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?</p>
+
+<p>Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement,
+ingénument tendu ses joues appétissantes, la
+petite Juana, à la proposition d'embrasser le Chico, rougit
+jusqu'aux oreilles.</p>
+
+<p>Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet
+embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait
+son poing sur la table à laquelle il s'appuyait, ses jambes
+se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement
+avec des yeux embués de larmes.</p>
+
+<p>Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile,
+les yeux baissés, l'air embarrassé, tortillant nerveusement
+le coin de son tablier; comme le Chico, de
+son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse,
+n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air
+courroucé et gronda:</p>
+
+<p>&mdash;Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés?
+Ce baiser vous serait-il si pénible?</p>
+
+<p>Et, poussant le Chico par les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle
+pareillement!</p>
+
+<p>Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.</p>
+
+<p>&mdash;Juana! fit-il dans un murmure.</p>
+
+<p>Et cela signifiait: tu permets?</p>
+
+<p>Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes
+contenues et gazouilla avec une tendresse infinie;</p>
+
+<p>&mdash;Luis!</p>
+
+<p>Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan
+bougonna:</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! que de manières pour un pauvre petit
+baiser!</p>
+
+<p>Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les
+bras l'un de l'autre.</p>
+
+<p>Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du
+Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune
+fille. Et, comme il se reculait respectueusement, brusquement
+elle enfouit son visage dans ses deux mains, et
+se mit à pleurer doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Juana! cria le nain bouleversé.</p>
+
+<p>Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de
+chêne qui était son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé
+sur le tabouret de bois, haut et large comme une
+petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses
+mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration
+fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois
+et qui, aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui
+ensoleillait le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait
+au gazouillis d'un oiseau. Méchant! voici quinze
+grands jours que je ne t'ai vu!</p>
+
+<p>Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il
+pas convenu que nous devions agir de concert... le délivrer
+ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique
+qu'il avait dans ses moments d'émotion violente,
+voici du nouveau, par exemple!</p>
+
+<p>Et, avec un frémissement:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire?
+Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables
+enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu'en travaillant
+à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le
+salut de ces deux innocentes créatures...</p>
+
+<p>Le Chico avoua dans un souffle:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais
+pas accepter cela... non, je ne le pouvais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que
+serais-je devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...</p>
+
+<p>Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa
+tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une
+fatalité qu'elle n'eût pas le courage de terminer sa
+phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec
+une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé,
+acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il
+était mort.» Et, le regard douloureux et cependant toujours
+affectueusement dévoué qu'il jeta sur Pardaillan,
+en se redressant lentement, exprimait si clairement cette
+pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile!...</p>
+
+<p>Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant
+rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins
+pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre
+Lui.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XX</h3>
+
+<h3>BIB-ALZAR</h3>
+
+<p>Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger
+indéfiniment sans amener le dénouement qu'il
+voulait. Il renonça donc, momentanément, à son projet
+au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa voix bougonne,
+coupa court en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément
+que j'enrage de faim et de soif et que je tombe de
+sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami
+Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les
+bons vins!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi
+qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n'avez rien
+pris!</p>
+
+<p>Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel,
+l'entendit crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert
+dans mon cabinet... le couvert de grande cérémonie.
+Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins
+et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques bouteilles
+de vouvray, montez-en deux!...</p>
+
+<p>Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine
+reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce,
+aides et apprentis:</p>
+
+<p>&mdash;Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces
+repas comme vous en feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!</p>
+
+<p>Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous
+donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par
+hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de
+Pardaillan qui est de retour!</p>
+
+<p>Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec
+laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient
+plus long que le plus long des discours. Et il faut croire
+qu'elle n'était pas seule à partager cet enthousiasme, car
+le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller
+faire son compliment à cet hôte illustre.</p>
+
+<p>C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à
+la corrida et la manière magistrale dont il avait estoqué
+le taureau l'avaient rendu populaire.</p>
+
+<p>On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle
+de Barba Roja&mdash;qu'il avait cependant des motifs de ne
+pas aimer, puisqu'il lui avait infligé une de ces corrections
+qui comptent dans la vie d'un homme et dont la
+cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours durant.
+On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement
+inusitée qu'il avait fallu employer pour la
+mener à bien.</p>
+
+<p>Enfin&mdash;mais ceci, on le chuchotait tout bas&mdash;on
+savait qu'il s'était attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement
+la défense du Torero menacé. Or, le Torero
+était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en particulier
+et de tous les Andalous en général.</p>
+
+<p>Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré
+et de la noblesse et du peuple.</p>
+
+<p>Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent
+posés à côté des hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre:
+Le dîner de Manuel n'était peut-être pas l'incomparable
+chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais
+les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux
+et veloutés à souhait, les pâtisseries fines et délicates, les
+fruits délicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne
+servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant
+fait dans sa vie aventureuse bien des dîners plantureux
+et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.</p>
+
+<p>Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout
+en veillant à ce que le Chico fût copieusement servi,
+il ne perdait pas de vue qu'il avait encore à faire et
+n'arrêtait pas de poser question sur question au petit
+homme.</p>
+
+<p>De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que:
+le Chico ayant trouvé un blanc-seing&mdash;qu'il remit à
+Pardaillan en assurant que c'était lui qui l'avait perdu&mdash;avait
+eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de façon à pénétrer
+dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait
+été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.</p>
+
+<p>Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle
+du personnage qu'impliquait la possession d'un tel document.
+Il avait donc pensé à don César. Mais il n'avait
+pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu faire,
+c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où
+il était gardé pour le transporter de nuit à la maison des
+Cyprès. Il avait immédiatement conçu le projet de délivrer
+le Torero, à seule fin qu'il pût à son tour délivrer
+le chevalier.</p>
+
+<p>En le transportant dans cette maison, dont il connaissait
+à merveille toutes les caches, comme il disait, on lui
+facilitait singulièrement la besogne.</p>
+
+<p>Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison
+sans y découvrir celui qu'il cherchait.</p>
+
+<p>Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en
+haut, dans les appartements. Il savait bien comment
+pénétrer là, ce n'était pas cela qui l'eût embarrassé;
+mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs, il ne
+pouvait plus être question d'une surprise.</p>
+
+<p>L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas
+lui, faible et chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé
+cependant. Il avait failli se faire surprendre et n'avait
+rien trouvé. Alors, en désespoir de cause, il avait pensé
+à don Cervantes.</p>
+
+<p>Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des
+Indes, avait été envoyé en mission à Cadix et il avait
+dû se morfondre.</p>
+
+<p>En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant
+tantôt Centurion, tantôt son sergent, découvrir le
+lieu de sa retraite.</p>
+
+<p>Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible,
+pour elle, c'est que Barba Roja, qui avait été assez
+sérieusement blessé par le taureau. Barba Roja était
+maintenant sur pied, complètement remis, et certainement
+il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener
+chez lui.</p>
+
+<p>Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain
+fournit à Pardaillan, attentif.</p>
+
+<p>Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.</p>
+
+<p>Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait
+avec une évidente admiration que Pardaillan remarqua
+fort bien. Une chose qu'il remarqua aussi, c'est
+que le nain affectait maintenant une singulière indifférence
+vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire,
+n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait
+avec une douceur déférente à laquelle il ne paraissait
+pas prêter attention, bien qu'elle fût toute nouvelle pour
+lui et dût lui paraître très douce.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le
+nain eut terminé son récit, sais-tu que tu es un hardi
+et délié compagnon?</p>
+
+<p>Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le
+Chico et la petite Juana en devinrent écarlates de plaisir
+et d'orgueil. Seulement, alors que la jeune fille semblait
+approuver hautement ces paroles par une mimique
+expressive, le petit homme eut un geste confus qui
+voulait dire: ne vous moquez pas de moi.</p>
+
+<p>Devant son geste, Pardaillan insista:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me
+semble. Quel dommage que tu n'aies pas plus de forces
+qu'un oiselet chétif! Mais j'y songe!... A tout prendre,
+c'est un malheur facilement réparable... et je veux le
+réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je
+veux t'apprendre à manier une épée...</p>
+
+<p>A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée
+sans doute, le nain bondit, et, les yeux brillants de joie,
+joignant ses petites mains, il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi!... Vous consentiriez?...</p>
+
+<p>&mdash;Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je
+ne me dédis jamais, tu sauras cela, mon Chico! Et la
+preuve, c'est que je vais te donner ta première leçon...
+à l'instant même.</p>
+
+<p>Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse
+que lui, battit des mains. Seulement, la joie de la jeune
+fille fondit comme neige au soleil quand elle entendait
+Pardaillan ajouter d'un air très détaché:</p>
+
+<p>&mdash;D'autant que pour l'expédition que nous allons
+entreprendre ce soir et celle de demain matin, le peu
+que je vais t'enseigner en une leçon te sera peut-être
+utile...</p>
+
+<p>Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la
+jeune fille, ni le regard de douloureux reproche qu'elle
+attachait sur lui, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans
+ma chambre deux épées... sans oublier les boutons que
+vous trouverez dans quelque poche d'habit pendu au
+mur.</p>
+
+<p>Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait
+pour chercher les épées demandées, s'adressant au nain
+qui, dans sa joie exubérante, gambadait comme un fou:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il
+va y avoir des horions à donner et à recevoir!</p>
+
+<p>&mdash;On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir,
+fit le Chico en riant. Et puis, vous serez là, tiens?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico
+en haussant les épaules d'un air entendu. J'imagine que
+nous allons, ce soir, à la maison des Cyprès, et demain
+matin au château de Bib-Alzar!</p>
+
+<p>Juana avait apporté les épées et les boutons, que le
+chevalier ajusta à la pointe des lames, et, la table poussée
+dans un coin, dans le petit cabinet même, la leçon
+commença, sous l'oeil apeuré de Juana.</p>
+
+<p>Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes
+rapières.</p>
+
+<p>Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les
+manier. Mais il était nerveux et souple; peu à peu,
+le poignet s'entraîna et il ne sentit plus le poids de la
+rapière, plus longue que lui de près d'un pied.</p>
+
+<p>La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée
+tout à fait, avec une patience inaltérable de la part
+du maître, une bonne volonté que rien ne rebutait de la
+part de l'élève.</p>
+
+<p>Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez
+avancée et que l'heure était venue, il arrêta la leçon et
+déclara gravement qu'il était content; le Chico avait des
+dispositions et il en ferait un escrimeur passable, ce qui
+transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à Juana,
+qui avait assisté à la leçon.</p>
+
+<p>Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée,
+choisit dans sa collection une dague assez longue, légère
+et résistante, quoique flexible, et la ceignit lui-même à
+la taille du nain, très fier de voir cette épée&mdash;car, pour
+sa taille, c'était une longue épée&mdash;qui lui battait les
+mollets.</p>
+
+<p>Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit
+une tentative désespérée et demanda timidement:</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez
+vous reposer?... Je vous ai fait préparer un lit douillet
+à faire envie à un moine!</p>
+
+<p>&mdash;Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma
+malchance... Mais, ma mignonne, j'utiliserai ce lit douillet
+à mon retour et ferai de mon mieux pour rattraper
+le temps perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse...
+vous pourriez... être... blessé...</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! assura Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître
+en elle.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'une expédition&mdash;autrement dangereuse,
+celle-là&mdash;m'attend demain matin. Et, comme il n'y a
+que moi qui puisse la mener à bien, il est clair que je
+reviendrai pour l'accomplir.</p>
+
+<p>Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant
+Juana écrasée par cette bizarre logique et plus inquiète
+qu'avant.</p>
+
+<p>Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols
+de la mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de
+deux heures environ, Pardaillan et le nain sortirent,
+comme ils étaient entrés, sans avoir été découverts,
+sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais
+ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.</p>
+
+<p>Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était
+venu tenter? C'est ce que nous ne saurions dire.</p>
+
+<p>Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent
+à l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper;
+la petite Juana les attendait sur le seuil de la porte.</p>
+
+<p>La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré
+leur absence à guetter leur retour, dans des transes mortelles.
+Du premier coup d'oeil, elle avait constaté qu'ils
+étaient, tous les deux, en parfait état. Un long soupir
+de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux
+noirs avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.</p>
+
+<p>Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table
+toute dressée et chargée de victuailles appétissantes.
+Mais Pardaillan avait déclaré qu'il avait besoin de repos
+et il avait fait un signe imperceptible au Chico, lequel,
+répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que,
+lui aussi, tombait de sommeil.</p>
+
+<p>Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre,
+se glissa entre les draps blancs et fleurant bon la
+lavande de ce lit douillet, préparé expressément à son
+intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six heures
+du matin.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XXI</h3>
+
+<h3>BARBA ROJA</h3>
+
+<p>Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos,
+il sortit aussitôt et s'en fut droit chez un armurier
+où il choisit une mignonne petite épée qui avait les apparences
+d'un jouet, mais qui était une arme parfaite,
+flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé.
+C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.</p>
+
+<p>Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence
+n'avait pas duré une demi-heure, et le nain, qu'il
+attendait, n'étant pas encore arrivé, il fit préparer un
+déjeuner substantiel pour lui et son compagnon.</p>
+
+<p>Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de
+Pardaillan, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze,
+parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas...
+je les ai suivis un moment pour être sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un
+adroit compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!</p>
+
+<p>Le nain rougit de plaisir.</p>
+
+<p>Il était à ce moment un peu plus de sept heures et
+demie. Pardaillan calcula qu'il avait du temps devant
+lui et résolut, pour tuer une heure, de donner une
+deuxième leçon à son petit ami.</p>
+
+<p>Le nain accepta avec un empressement et une joie qui
+témoignaient du vif plaisir qu'il avait de profiter de sa
+bonne aubaine et d'arriver à un résultat appréciable.
+Mais sa joie devint du délire et il se montra ému jusqu'aux
+larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que
+Pardaillan était allé acheter à son intention.</p>
+
+<p>Pour couper court à son émotion et à ses remerciements,
+Pardaillan expliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme
+tout le monde. Il te faut donc compenser par une habileté,
+une adresse et une vivacité supérieures l'inégalité
+des armes. En conséquence, il te faut, dès maintenant,
+t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma
+rapière du double plus longue.</p>
+
+<p>La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan.
+Comme la veille, le professeur se déclara satisfait et assura
+que l'élève deviendrait un escrimeur passable. Passable,
+dans la bouche de Pardaillan, voulait dire redoutable.</p>
+
+<p>Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner
+qui les attendait et, sans s'occuper des mines désespérées
+de Juana, Pardaillan et le Chico se mirent en route,
+se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.</p>
+
+<p>Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite
+Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du
+regard, tant qu'elle put les apercevoir. Après quoi, elle
+rentra dans son cabinet et se mit à pleurer doucement.
+Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. Obligée
+par les circonstances de diriger une maison à un âge où
+l'on n'a guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus
+ou moins bruyants, elle avait appris à prendre de promptes
+résolutions.</p>
+
+<p>Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit
+trouver un de ses domestiques nommé José, lequel José
+détenait les importantes fonctions de chef palefrenier de
+l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.</p>
+
+<p>Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge
+conduisant par la bride un vigoureux cheval attelé
+à une petite charrette. Dans la charrette, étendues sur
+des bottes de paille, bien enveloppées dans de grandes
+mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur
+la figure, étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara.
+Et le palefrenier, marchant d'un bon pas à cote du cheval,
+prit le chemin de la porte de Bib-Alzar...</p>
+
+<p>Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.</p>
+
+<p>Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et
+trapue, véritable nid de vautours, remontait à l'époque
+des grandes luttes contre les Maures envahisseurs.</p>
+
+<p>Suivant les règles du temps, concernant l'art de la
+fortification, il était bâti sur une emmenée. Ses tours
+crénelées, dressées menaçantes vers le ciel, étaient dominées
+par la masse centrale du donjon, lequel était surmonté,
+au nord et au midi, de deux échauguettes en
+poivrière: yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils
+scrutaient avec une vigilance de tous les instants.</p>
+
+<p>Comme dans toute résidence royale, il y avait là une
+petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et
+les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions
+de se rendre à la ville proche.</p>
+
+<p>En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville,
+l'ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu
+qu'il était interdit, sous peine de mort, de sortir du château,
+sous quelque prétexte que ce fût, à moins d'un
+ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.</p>
+
+<p>Cette défense, bien entendu, ne concernait que les
+officiers et soldats, et non les serviteurs.</p>
+
+<p>La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait
+le château. Là, elle bifurquait et s'ouvrait un
+sentier, assez large pour permettre à la litière royale
+de passer. C'était le seul chemin visible qui permettait
+d'aboutir du château à la route.</p>
+
+<p>Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines
+qui permettaient de gagner la campagne, mais
+personne ne les connaissait, à part le gouverneur, et
+encore n'était-ce pas bien sûr.</p>
+
+<p>Telles étaient les explications que le Chico avait données
+à Pardaillan. Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence,
+il était un peu plus de dix heures.</p>
+
+<p>Pardaillan était donc en avance de près d'une heure
+sur l'heure que lui avait indiquée d'Espinosa.</p>
+
+<p>D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre
+compte de la disposition, et vit avec satisfaction que
+toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer
+forcément devant lui. Donc, il était impossible qu'on
+emmenât la Giralda sans qu'on la vît.</p>
+
+<p>En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière
+un quartier de roche, dans un endroit assez éloigné de
+la porte d'entrée.</p>
+
+<p>Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit,
+mais il tenait à ce que le petit homme qui, en
+tant que combattant, ne pouvait lui être d'aucune utilité,
+ne se trouvât pas exposé inutilement.</p>
+
+<p>Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à
+quelques toises du pont-levis, en se dissimulant de son
+mieux dans l'herbe qui poussait, haute et drue, sur les
+côtés, bordant les fossés de la petite esplanade qui
+s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.</p>
+
+<p>Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient
+et vit le pont-levis s'abaisser lentement.</p>
+
+<p>Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser,
+il mit l'épée à la main.</p>
+
+<p>En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras
+la Giralda endormie ou évanouie.</p>
+
+<p>Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes
+d'armes dont les sinistres physionomies étaient, à elles
+seules, un épouvantail capable de mettre en fuite le plus
+résolu des chercheurs d'aventures. Et, en tête de la
+troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de
+sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement
+triés sur le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient
+l'ex-bachelier Centurion et son sergent Barrigon.</p>
+
+<p>Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette
+bande de malandrins armés de formidables rapières, sans
+compter la dague qu'ils avaient tous, pendue au côté droit.</p>
+
+<p>Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle
+qu'il tenait dans ses bras. Il laissa la troupe, tout entière
+sortir de la voûte et s'engager sur la petite esplanade.</p>
+
+<p>Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre
+que toute la bande était sortie, il se redressa doucement
+et, sans hâte, il alla se camper au milieu du
+chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme et de
+froide résolution, il cria, comme un officier commandant
+une manoeuvre:</p>
+
+<p>&mdash;Halte... On ne passe pas!</p>
+
+<p>Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux,
+devait se trouver une troupe au moins égale à
+la sienne, et il s'arrêta net, immobilisant ses hommes
+derrière lui.</p>
+
+<p>Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il
+était seul, parfaitement seul, au milieu du chemin.</p>
+
+<p>Il eut un sourire terrible.</p>
+
+<p>Par Dieu! la partie était belle!</p>
+
+<p>Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement
+ficelé, l'obliger à assister au déshonneur de la
+donzelle qu'il aimait, après quoi un coup de poignard
+bien appliqué le débarrasserait à tout jamais du Français
+maudit.</p>
+
+<p>Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle
+du colosse, et de la réussite duquel il ne douta pas
+un instant.</p>
+
+<p>Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait
+pu lire ce qui se passait dans l'esprit de ses diables à
+quatre. En effet, en exceptant Centurion et Barrigon,
+qui avaient mille et une bonnes raisons de lui rester
+fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet
+entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a
+pour soi le nombre.</p>
+
+<p>C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan;
+ces treize-là étaient ceux qui avaient été si fort
+malmenés dans la fameuse grotte de la maison des
+Cyprès.</p>
+
+<p>Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit
+pas compte de cet état d'esprit qui pouvait faire avorter
+son dessein de s'emparer de Pardaillan.</p>
+
+<p>Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire,
+et résolut de s'amuser un peu, tel le chat qui joue
+avec la souris avant de l'abattre d'un coup de griffe. Il
+mit tout ce qu'il put mettre d'ironie et de mépris dans
+sa voix pour s'écrier:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il
+cherche, qu'il prenne garde de trouver les étrivières...
+en attendant une bonne corde!</p>
+
+<p>&mdash;Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan.
+Votre bourse, mon petit Barba Roja, si je l'avais voulue,
+je l'aurais prise ce jour où je dus, pour sauver votre
+carcasse, mettre à mal une pauvre bête, assurément
+moins brute que vous!</p>
+
+<p>Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan.
+Il aurait dû cependant se souvenir de la scène
+de l'antichambre royale et savoir qu'à ce jeu-là, comme
+aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec
+lui.</p>
+
+<p>Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant
+Pardaillan lui rappeler que, somme toute, il lui
+avait sauvé la vie, il étrangla de honte et de fureur. Il
+ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il grinça:</p>
+
+<p>&mdash;Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma
+haine pour toi s'est encore accrue... ce que je n'aurais
+pas cru possible...</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières,
+on les applique aux petits garçons malappris tels que
+vous. Je ne sais ce qui me retient de vous les appliquer
+séance tenante... ne fût-ce que pour voir si vous sautez
+toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon petit?</p>
+
+<p>Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et,
+sans trop savoir ce qu'il disait, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, que veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux
+simplement te débarrasser du fardeau de cette jeune
+fille... Tu vois bien qu'elle est trop lourde pour tes
+faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!</p>
+
+<p>&mdash;Place! par le Christ! hurla le colosse.</p>
+
+<p>&mdash;On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant
+la pointe de sa rapière.</p>
+
+<p>A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le
+colosse ne s'obstinât à garder la jeune fille dans ses
+bras, ce qui l'eût fort embarrassé.</p>
+
+<p>Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler
+sa force. Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il
+posa rudement la jeune fille à terre et se rua tête
+baissé, l'épée haute.</p>
+
+<p>En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les
+autres attaquèrent. Pardaillan eut devant lui un cercle
+d'acier qui cherchait de toutes parts à l'atteindre. Il
+dédaigna de s'en occuper.</p>
+
+<p>Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant,
+non sans raison, que le chef atteint les autres ne compteraient
+plus. Et, d'un coup droit, foudroyant, presque
+au jugé, il se fendit à fond.</p>
+
+<p>Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras,
+laissa tomber son épée et se renversa comme une masse
+en rendant des flots de sang.</p>
+
+<p>Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se
+tint immobile: il était mort.</p>
+
+<p>Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que,
+celui-là, comme Barba Roja, agissait pour son compte
+personnel. Celui-là avait aussi une haine à satisfaire.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit
+Centurion à l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie
+de la joue de Barrigon, qui le serrait de trop près.</p>
+
+<p>Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute,
+et Pardaillan n'eut plus devant lui que les treize, lesquels,
+se battant uniquement pour gagner honnêtement
+l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de montrer la
+même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis
+hors de combat.</p>
+
+<p>&mdash;A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante.
+Qui veut tâter de Giboulée?</p>
+
+<p>Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes
+avaient tâté de Giboulée.</p>
+
+<p>Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur
+de tenter&mdash;pour la forme&mdash;une illusoire résistance.
+Lorsqu'ils entendirent le double hurlement de douleur
+de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher pied.</p>
+
+<p>Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis
+des glapissements aigus se firent entendre sur leur
+flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un étrange
+petit animal, quelque petit démon, suppôt de ce grand
+diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des cris
+perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre
+leurs jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable
+petite bête se faufilait ainsi, un combattant
+atteint soit au mollet, à la cuisse ou au ventre, jamais
+plus haut, poussait un hurlement où la terreur superstitieuse
+tenait autant de place que la douleur réelle, et,
+sans demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses
+forces, se hâtait de tirer au large, se défilant de son
+mieux le long des bas-côtés du sentier.</p>
+
+<p>En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la
+place se trouva déblayée.</p>
+
+<p>Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre
+de Barba Roja et les corps évanouis, ou morts, de
+Barrigon et de Centurion, tombés non loin de la Giralda.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XXII</h3>
+
+<h3>L'AVEU DU CHICO</h3>
+
+<p>Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et,
+s'adressant à ce diablotin qui avait semé la panique
+dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser
+des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de rire sardoniques,
+et se démenait en brandissant une longue
+aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les
+grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.</p>
+
+<p>Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...</p>
+
+<p>La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain
+tomba soudain.</p>
+
+<p>Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention
+de Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il
+avait poussé la poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur
+impassible de l'inégale lutte.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire
+de satisfaction. La lutte était inégale, en effet... mais pas
+à leur avantage... puisqu'ils sont en fuite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, tout de même, avoua le nain.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais
+jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que
+tu connais.</p>
+
+<p>Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea
+vers la Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit
+devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à
+couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. A ce
+moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:</p>
+
+<p>&mdash;Gardez-vous!...</p>
+
+<p>En même temps, il perçut comme un glissement sur
+son dos, et, tout de suite après, un grand cri suivi d'un
+râle. Il se redressa d'un bond, l'épée à la main, et vit
+d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.</p>
+
+<p>Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait
+pas perdu connaissance, malgré sa blessure.</p>
+
+<p>Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo
+et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il
+pouvait ramper jusqu'à lui, il pourrait, d'un coup de
+dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s'était
+mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant
+de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements
+lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement
+souffrir.</p>
+
+<p>Au moment où il se redressait péniblement pour porter
+le coup mortel à l'homme qu'il haïssait, le nain
+l'avait aperçu et s'était jeté devant lui, le bras levé.</p>
+
+<p>Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague
+en pleine poitrine, et c'était lui qui avait poussé ce grand
+cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même
+temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite
+épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable
+qui avait fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu,
+la face contre terre.</p>
+
+<p>Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de
+sang, Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vipère!</p>
+
+<p>Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya
+la tête du misérable, qui se tordit un moment et demeura
+enfin immobile à jamais.</p>
+
+<p>Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce
+à l'appui de Fausta, devenir un puissant personnage.</p>
+
+<p>&mdash;Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan,
+qui prit doucement le nain dans ses bras.</p>
+
+<p>Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le
+dévouement et toute l'affection dont son petit coeur était
+rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je... suis... content!</p>
+
+<p>Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.</p>
+
+<p>Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement
+le pourpoint et se mit à vérifier la blessure
+avec la compétence d'un chirurgien consommé. Alors, un
+immense soupir s'exhala de sa poitrine oppressée, et,
+avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les
+côtes... Dans huit jours il sera sur pied, dans quinze il
+n'y paraîtra plus... C'est égal, j'ai eu peur!</p>
+
+<p>Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel
+insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:</p>
+
+<p>&mdash;Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un
+enfant blessé sur les bras!... Hé! mais... morbleu! voici
+mon affaire.</p>
+
+<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une
+charrette qui s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont
+le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait
+se demander ce qu'il devait faire: ou continuer par la
+grand-route ou grimper par le sentier.</p>
+
+<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps
+étendus à terre. Et sa résolution fut prise. Il cria à
+pleins poumons au charretier:</p>
+
+<p>Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un
+moment!</p>
+
+<p>Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une
+silhouette féminine se dresser debout dans la charrette,
+descendre précipitamment, et se ruer à l'assaut du sentier.</p>
+
+<p>«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»</p>
+
+<p>Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la
+Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement,
+sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et
+à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait à
+sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré
+la mante qui la recouvrait, il la reconnut.</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté
+au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une
+femme qui sait arriver à propos!...</p>
+
+<p>En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment
+le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara,
+suant, soufflant... et pestant, à son ordinaire.</p>
+
+<p>A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait
+senti une angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant
+appeler, elle avait compris qu'un malheur était arrivé.
+Elle en avait le pressentiment douloureux puisque
+c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche plutôt
+risquée.</p>
+
+<p>Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise
+à courir à la rencontre du chevalier.</p>
+
+<p>En approchant, elle avait vu que le chevalier portait
+dans ses bras deux corps qui semblaient privés de vie.</p>
+
+<p>Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le
+malheur pressenti était arrivé!</p>
+
+<p>Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le
+blessé que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan
+répondit d'une voix sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore!</p>
+
+<p>Et il continua son chemin, comme inconscient du
+coup terrible qu'il venait de porter, se dirigeant vivement
+vers la charrette.</p>
+
+<p>La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas
+une larme. Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint
+livide, et, lorsque Pardaillan passa près d'elle, il courba
+la tête d'un air honteux, sous le regard de douloureux
+reproche qu'elle lui décocha.</p>
+
+<p>Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un
+automate.</p>
+
+<p>Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda
+dans les bras de la duègne en disant d'un air bourru:</p>
+
+<p>&mdash;Occupez-vous de celle-ci.</p>
+
+<p>Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur
+l'herbe roussie qui bordait la route.</p>
+
+<p>En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet
+vivant, livide, couvert de sang, ses paupières mi-closes
+laissant apercevoir le blanc de l'oeil révulsé, la petite
+Juana sentit un affreux déchirement dans tout son être
+et s'abattit sur les genoux.</p>
+
+<p>Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de
+son ami, et, sans rien voir autour d'elle, non plus que
+Pardaillan, qui paraissait horriblement gêné par le spectacle
+de ce désespoir morne, elle se mit à le bercer
+doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait,
+avec une tendresse infinie:</p>
+
+<p>&mdash;Chico!... Chico!... Chico!...</p>
+
+<p>Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour
+qui emplissait le coeur fidèle du petit homme, l'amour
+puissant, naïf et sincère, montra une fois de plus quel
+était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.</p>
+
+<p>Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était
+blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se
+penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant
+dans le même sourire.</p>
+
+<p>Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son
+grand ami, qui détourna les yeux d'un air embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!... murmura Pardaillan.</p>
+
+<p>Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse
+de ses traits fins.</p>
+
+<p>Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il
+reprit vite possession de lui et retrouva, avec sa sérénité,
+son bon sourire de chien dévoué, à l'adresse des deux
+seuls êtres qu'il eût aimés au monde, et il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.</p>
+
+<p>Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les
+larmes jaillirent à flots pressés de ses yeux endoloris.
+Très doucement, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pleures-tu, Juana?</p>
+
+<p>&mdash;O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé.
+Vois-tu, il vaut mieux que je m'en aille... J'aurais été une
+gêne pour toi... et moi... j'aurais été très malheureux!</p>
+
+<p>&mdash;Luis!... Luis!...</p>
+
+<p>&mdash;Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant...
+puisque je vais mourir...</p>
+
+<p>Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire
+ce qu'il avait à dire, il insista en fixant Pardaillan:</p>
+
+<p>&mdash;Car je vais mourir, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son
+désespoir, n'avait plus toute sa présence d'esprit, car,
+au lieu de le réconforter par des paroles d'espoir, comme
+le lui commandait l'humanité la plus élémentaire, il
+cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler ses
+larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il
+disait frénétiquement: «Oui! Oui!»</p>
+
+<p>Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua,
+toujours avec la même douceur:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire,
+Juana... je t'aimais... je t'aimais bien.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana,
+je ne t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu
+faire de toi... ma... ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir,
+je ne t'aurais jamais dit cela... mais je vais mourir... ça
+n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... je t'aimais...</p>
+
+<p>&mdash;Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico!
+tu me brises le coeur... Ne vois-tu donc pas que moi
+aussi je t'aime... et pas comme un frère!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force
+de redresser sa petite tête, oh!... dis-tu vrai?...</p>
+
+<p>&mdash;Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement
+cette tête chère dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!...
+je t'ai toujours aimé!...</p>
+
+<p>Une expression de joie céleste se répandit sur les
+traits du nain.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais
+mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je
+t'aime!... Je t'aime!...</p>
+
+<p>&mdash;Trop... tard!... fit encore une fois le nain.</p>
+
+<p>Et il se renversa, évanoui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas,
+petite Juana!... Il n'est pas mort!... Il ne mourra pas!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement
+la tête, ne jouez pas avec ma douleur... Je vous
+jure qu'elle est sincère!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi,
+ma mignonne, ai-je l'air d'un homme qui joue avec une
+chose aussi respectable qu'une douleur sincère?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort...
+Voyez, il s'agite... Et il ne mourra pas!</p>
+
+<p>&mdash;Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante,
+puisqu'il le dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai
+pas!...</p>
+
+<p>Et avec une inquiétude navrante:</p>
+
+<p>&mdash;Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand
+même?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?</p>
+
+<p>Et, pour cacher son trouble:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie
+lugubre?... Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous
+pouviez me tuer?</p>
+
+<p>&mdash;Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie,
+dites-vous!... Eh! par Pilate! parce que je n'ai pas vu
+d'autre moyen d'amener cet incorrigible timide à prononcer
+ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, c'était pour cela?</p>
+
+<p>&mdash;M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui
+prenant les deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...</p>
+
+<p>Et, avec un accent de gratitude infinie:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures...
+Ne vous devrai-je pas mon bonheur?</p>
+
+<p>Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin
+de l'oeil, Pardaillan lui dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par
+l'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous
+promettez arrive.</p>
+
+<p>Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous
+prédis?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que votre premier enfant sera un garçon...</p>
+
+<p>Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain,
+secoua la tête d'un air de doute.</p>
+
+<p>Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours,
+que vous appellerez Jean en souvenir de moi... et qui
+deviendra plus grand que moi... et qui sera solide comme
+un chêne.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le
+dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean
+en souvenir de vous.</p>
+
+<p>Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien.
+Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une
+chose: ne se réveiller jamais.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XXIII</h3>
+
+<h3>L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER</h3>
+
+<p>Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut,
+naturellement, de faire appeler un médecin.</p>
+
+<p>Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas
+s'être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage,
+après un minutieux examen de la blessure, se
+fût prononcé.</p>
+
+<p>Il arriva que le médecin confirma de tous points ses
+propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur
+pied... C'était miracle qu'il n'eût pas été tué roide.</p>
+
+<p>Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur,
+s'enveloppa dans son manteau et s'éclipsa à la
+douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à
+marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir,
+et, avec un sourire terrible, il murmura:</p>
+
+<p>«A nous deux, Fausta!»</p>
+
+<p>Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement
+de don César, était rentrée chez elle, dans cette
+somptueuse demeure qu'elle avait sur la place San Francisco.</p>
+
+<p>Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de
+le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.</p>
+
+<p>Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par
+conséquent, sur les projets ambitieux qu'elle avait formes
+et qui avaient tous pour base son mariage avec le
+fils de don Carlos.</p>
+
+<p>Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les
+eut voulues; mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu
+d'être mécontente.</p>
+
+<p>Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains
+de don Almaran, qui avait eu la stupidité de se faire
+blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu'il fût ne
+lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison
+à elle, chez des gens à elle.</p>
+
+<p>En ayant la prudence de laisser oublier les événements
+qui s'étaient produits lors de l'arrestation projetée du
+Torero, en s'abstenant surtout de se rendre elle-même
+dans cette maison, elle était à peu près certaine que
+d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était
+caché le prince.</p>
+
+<p>Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la
+quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince
+dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider
+à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette
+vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de
+son fils... le fils de Pardaillan.</p>
+
+<p>Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement
+renseigné au sujet de cette conspiration dont
+le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était
+elle, le chef occulte.</p>
+
+<p>D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle
+à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait
+jamais soufflé mot. Une chose aussi l'agaçait. Elle sentait
+planer autour d'elle et même chez elle une surveillance
+occulte qui, à la longue, devenait intolérable.</p>
+
+<p>Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière.
+Cela ne l'inquiétait pas autrement. Elle savait
+que, lorsqu'elle le voudrait, elle saurait fausser compagnie
+à son terrible allié: d'Espinosa. Mais cela l'énervait
+et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse
+satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand
+inquisiteur à son égard:</p>
+
+<p>Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours
+qu'avait duré la détention de Pardaillan, elle s'était tenue
+sur une extrême réserve.</p>
+
+<p>Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait
+de Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état
+du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.</p>
+
+<p>La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan
+arracher la Giralda aux griffes de Barba Roja, elle était
+allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur.
+A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, avait
+répondu:</p>
+
+<p>&mdash;Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé
+Fausta.</p>
+
+<p>Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage,
+avait répété sa phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Ses tourments sont terminés.</p>
+
+<p>En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris
+que, complètement remis, il avait projeté d'aller le lendemain
+au château de Bib-Alzar, où l'appelait il ne savait
+quelle affaire.</p>
+
+<p>Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette
+affaire qui appelait Barba Roja à la forteresse de
+Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.</p>
+
+<p>Or, ce jour, une heure environ après le moment où
+nous avons vu Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A
+nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce
+petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l'a
+pas oublié sans doute, communiquait par une porte
+secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse
+demeure.</p>
+
+<p>Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce,
+très simplement meublée, Fausta terminait un long
+entretien qu'elle venait d'avoir avec le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, disait le Torero d'une voix très triste,
+croyant m'amener à accepter vos propositions en levant
+certains scrupules que j'avais, vous avez eu la cruauté
+de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité
+sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de
+me laisser ignorer cette fatale vérité!... N'importe, le
+mal est fait, il n'y a plus à y revenir... Mais votre but
+n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner inutilement?
+Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez
+souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu
+à ne pas me dresser contre celui qui est et restera,
+pour moi, le roi... pas autre chose. Mon ambition,
+madame, est de me retirer dans ce beau pays de France
+avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire
+ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes
+jours avec la compagne que j'ai choisie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours
+cette cruelle déception, croyant m'adresser à des
+hommes, de ne rencontrer que des femmes... de misérables
+et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiment!...
+Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce Pardaillan
+que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il
+est devenu?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui
+ignorait l'arrestation du chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan
+dont la pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide
+résistance. Mort fou... fou furieux... Ah! ah! ah! un fou
+furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet
+autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta,
+qui l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le
+néant.</p>
+
+<p>&mdash;Par le Christ! madame, si ce que vous dites est
+vrai, votre...</p>
+
+<p>D'un geste violent, Fausta l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et
+n'oublie pas qu'au moindre geste que tu feras tu tomberas
+pour ne plus te relever... Ces murs ont des yeux
+et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à ta bien-aimée...
+cette misérable bohémienne pour qui tu refuses
+le trône que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable
+fou, elle est morte... morte, entends-tu?... morte
+déshonorée, salie par les baisers de Barba Roja... Sois
+donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi aussi, à l'imitation
+de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement
+fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!</p>
+
+<p>D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet,
+et, avec des yeux de dément, il lui cria dans la
+figure:</p>
+
+<p>&mdash;Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure
+Dieu, votre dernière heure est venue!...</p>
+
+<p>Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager
+de son étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller
+dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.</p>
+
+<p>&mdash;Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et
+tu es mort. La pointe de ce stylet a été plongée dans un
+poison qui ne pardonne pas.</p>
+
+<p>Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste
+brusque, et, s'adossant à la cloison, de sa voix implacable,
+elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon
+oeuvre... Ta fiancée est morte souillée... et c'est encore
+mon oeuvre... Et, toi, tu vas mourir désespéré... et ce
+sera mon oeuvre, encore, toujours!...</p>
+
+<p>En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait
+la porte secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en
+arrière.</p>
+
+<p>Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme
+était là... derrière cette porte secrète qu'elle croyait
+être seule à connaître... Un homme qui avait entendu,
+peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet homme?
+Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle
+leva le bras armé du poignard empoisonné et l'abattit
+dans un geste foudroyant.</p>
+
+<p>Sa main fut happée au passage par une autre main,
+une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l'obligea
+à lâcher l'arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille
+la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix narquoise
+qu'elle reconnaissait enfin disait:</p>
+
+<p>&mdash;J'entends parler de mort, de poison, de folie, de
+torture, que sais-je encore! J'imagine que Mme Fausta
+doit avoir un entretien d'amour... Toutes les fois que
+Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.</p>
+
+<p>A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double
+cri, jeté sur un ton différent, retentit:</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan!...</p>
+
+<p>&mdash;Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant
+la porte secrète comme pour en interdire l'approche
+à Fausta.</p>
+
+<p>Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments
+de colère terrible, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se
+portent assez bien. Dieu merci!... Et quant à la folie
+furieuse dont vous parliez tout à l'heure... peut-être
+suis-je fou, en effet, mais c'est du désir impérieux de
+vous écraser comme une bête venimeuse que vous
+êtes!</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.</p>
+
+<p>&mdash;Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant
+que cette jolie Giralda que vous aviez condamnée
+et qui n'a pas été souillée par l'illustre Barba Roja,
+attendu que la main que voici l'a proprement expédié
+dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer
+l'attentat odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous
+pas proclamé que tout cela était votre oeuvre?...</p>
+
+<p>&mdash;Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...</p>
+
+<p>Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire
+avait lu sa condamnation dans les yeux de
+Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme
+surhumain qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne
+veux pas mourir de sa main... à lui...</p>
+
+<p>Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un
+petit sifflet d'argent qu'elle avait suspendu à son cou
+et le porta à ses lèvres.</p>
+
+<p>Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna
+de le faire.</p>
+
+<p>Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un
+geste plus rapide encore, tira d'un même coup sa dague
+et son épée, et tendant la dague à don César, désarmé,
+avec une physionomie hermétique, une voix étrangement
+calme:</p>
+
+<p>&mdash;Vous demandiez comment vous acquitter du peu
+que j'ai fait pour vous? Je vais vous le dire: prenez
+ceci... et gardez-moi madame... gardez-la-moi précieusement...
+Vous m'en répondrez sur votre vie... Au moindre
+geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié...
+comme un chien enragé.</p>
+
+<p>Et avec un accent d'irrésistible autorité:</p>
+
+<p>&mdash;Faites ce que je vous demande... pas autre chose...
+et nous serons quittes, mon prince.</p>
+
+<p>Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes,
+l'épée nue à la main, se montrèrent sur le seuil. Et sans
+doute ne s'attendaient-ils pas à trouver là cet adversaire,
+car ils s'arrêtèrent indécis et se consultèrent du regard
+avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hésitation,
+de sa voix narquoise, railla:</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur
+de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchanté
+de vous revoir!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant
+galamment, tout l'honneur est pour nous.</p>
+
+<p>Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable
+des révérences de cour que Pardaillan leur rendit très
+poliment, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre
+à mal le sire de Pardaillan... S'il ne m'était si cher,
+et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure
+chance, messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.</p>
+
+<p>&mdash;A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions
+trouver ici, ajouta Chalabre.</p>
+
+<p>Le quatrième personnage qui accompagnait les trois
+ordinaires n'était autre que Bussi-Leclerc.</p>
+
+<p>Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan,
+qu'il était encore là, sans parole, immobile, les yeux
+exorbités, comme pétrifié.</p>
+
+<p>Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant
+une tactique qui avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur,
+il feignait de ne pas le voir.</p>
+
+<p>Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment
+de Sainte-Maline, il s'écria tout à coup avec un air de
+surprise indignée:</p>
+
+<p>&mdash;Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!...
+Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils
+se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs,
+vous me chagrinez!... Mais regardez-le donc!...
+Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui
+s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!...
+Fi donc!</p>
+
+<p>Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans
+dire un mot, les dents serrées, fou de honte et de fureur,
+Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiqués
+en se ruant, l'épée haute, et les autres bondirent
+à la rescousse.</p>
+
+<p>Pendant un moment, qui parut mortellement long à
+Fausta gardée à vue par le Torero, on n'entendit,
+dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le
+souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en
+silence.</p>
+
+<p>La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle
+fût, les quelques meubles qu'elle renfermait diminuaient
+encore l'espace et gênaient les mouvements.</p>
+
+<p>Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils
+ne s'aidaient.</p>
+
+<p>Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux.
+Il était resté le dos tourné à la porte secrète ouverte
+derrière lui.</p>
+
+<p>Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle
+se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner
+avec lui, bondir par cette ouverture, repousser
+la porte et il se serait ainsi dérobé à la lâche agression
+des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait
+pas voulu.</p>
+
+<p>Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs,
+se répondait Fausta.</p>
+
+<p>Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle
+Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur.</p>
+
+<p>Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de
+taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se
+ruaient en avant, rompaient d'un bond de fauve, s'écrasaient
+sur le parquet pour se relever aussitôt, et maintenant
+les injures, les menaces les plus effroyables sortaient
+de leurs bouches crispées.</p>
+
+<p>Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme
+un roc. Il n'avançait pas encore, mais il n'avait pas
+rompu d'une semelle.</p>
+
+<p>Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte
+derrière lui. Son épée seule agissait. Elle était
+partout à la fois, parant ici, frappant là.</p>
+
+<p>Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer,
+et il se disait surtout qu'il était temps d'en finir.</p>
+
+<p>Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec
+une impétuosité irrésistible.</p>
+
+<p>Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce
+qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un
+coup droit foudroyant et Bussi tomba comme une
+masse.</p>
+
+<p>Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte
+inégale, Bussi n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si
+violente, qu'elle le paralysait et lui enlevait la meilleure
+partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer...
+encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup
+en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense,
+et, en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction
+dans ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin!...</p>
+
+<p>Et il demeura immobile... à jamais.</p>
+
+<p>Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui
+restaient. Et aussi paisiblement que s'il eût été sur
+les planches d'une salle d'armes, il dit très sérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que
+vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l'embarras,
+je vous ferai grâce de la vie...</p>
+
+<p>Et avec un froncement de sourcils:</p>
+
+<p>&mdash;Mais comme vous devenez par trop encombrants,
+je me vois obligé de vous condamner à l'inaction... pour
+un bout de temps.</p>
+
+<p>Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée,
+s'écroulait en poussant un cri de douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Un!... compta froidement Pardaillan.</p>
+
+<p>Et presque aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Deux!</p>
+
+<p>C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.</p>
+
+<p>Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son
+épée et dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous-en!</p>
+
+<p>&mdash;Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation,
+je ne mérite pas l'injure que vous me faites.</p>
+
+<p>Et il se rua à corps perdu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant,
+je vous demande pardon... Trois!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement
+Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part
+en part. Vous êtes un galant homme... Merci!</p>
+
+<p>Et il s'évanouit.</p>
+
+<p>Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix
+cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant
+la porte par où les bravi avaient fait irruption:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne
+vous gênez pas... usez encore un coup de ce joli sifflet
+d'argent qui pendille sur votre sein...</p>
+
+<p>Morne, désemparée pour la première fois de sa vie,
+peut-être, Fausta fit: non! d'un signe de tête farouche.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante,
+eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement,
+autour de Fausta?... Voyons, en cherchant bien!...</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément
+découragé.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors,
+puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante,
+permettez que je prenne mes précautions pour qu'on ne
+vienne pas nous déranger.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef,
+poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche.
+Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage,
+jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une
+expression de menace si terrible que Fausta, affolée,
+clama dans son esprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...</p>
+
+<p>Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha
+d'elle avec une lenteur effroyable.</p>
+
+<p>Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le
+regardait s'approcher sans faire un mouvement.</p>
+
+<p>Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans
+desserrer les dents, avec un regard effrayant, d'un éclat
+insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les
+mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis
+les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles agrippèrent,
+et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous
+le menton, commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle
+pression.</p>
+
+<p>Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans
+les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si
+graves, si calmes, si clairs, se levèrent sur lui effarés,
+suppliants, et, dans un gémissement, elle implora:</p>
+
+<p>&mdash;Pardaillan!... ne me tue pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus
+effrayant que sa colère de tout à l'heure, ah! c'est donc
+vrai!... Tu as peur!... peur de mourir!... Fausta a peur
+de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...</p>
+
+<p>Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux,
+qui l'avait abandonnée un instant, lui revint
+comme par enchantement, et avec un accent de souveraine
+hauteur, en le fixant droit dans les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu
+as demandé grâce... là... à l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas
+peur... pour moi.</p>
+
+<p>Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de
+l'inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique
+avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague
+qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste violent
+son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son
+sein nu, avec un accent de froide résolution:</p>
+
+<p>&mdash;Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée
+à tes pieds... Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais
+pourquoi je t'ai demandé grâce.</p>
+
+<p>Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.</p>
+
+<p>«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour
+me prononcer, que vous vous soyez expliquée...
+Car, enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore...
+Mais écoute, Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de
+courage pour t'implorer qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...</p>
+
+<p>Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant
+à comprendre le sens de ses paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.</p>
+
+<p>Et elle continua en s'animant peu à peu:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre
+par les moyens les plus horribles, j'en conviens, oui,
+j'ai été froidement cruelle et sans coeur... mais je t'aimais,
+Pardaillan... je t'ai toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée...
+Comprends-tu?... Mais, si j'ai été implacable et
+odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, entends-tu?
+Pardaillan, je n'ai pas voulu&mdash;ah! cela, jamais!&mdash;je
+n'ai pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant
+toi et te demander:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous fait de ma mère?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât...
+parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu
+maintenant pourquoi je t'ai demandé grâce? Pourquoi
+tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?</p>
+
+<p>En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de
+prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut
+l'étonnement, un étonnement prodigieux.</p>
+
+<p>Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...</p>
+
+<p>On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur
+la naissance de ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit
+le récit des événements relatés dans les premiers chapitres
+de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec
+une attention soutenue, et quand elle eut terminé:</p>
+
+<p>&mdash;En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à
+l'heure qu'il est, à Paris, sous la garde de votre suivante
+Myrthis... Et vous, digne mère, vous n'avez su
+trouver le temps de vous occuper de cet enfant... Il est
+vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses...
+Enfin, ce qui est fait est fait.</p>
+
+<p>Fausta courba la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Que comptez-vous faire? fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi
+bien ma mission est terminée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez le document?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint
+est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera
+vivre tranquille... Je l'espère, du moins.</p>
+
+<p>Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent
+leurs regards. Ni l'un ni l'autre ne posa
+nettement la question au sujet de l'enfant. Peut-être
+chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu'il
+tenait à ne pas dévoiler.</p>
+
+<p>Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, madame, fit-il froidement.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>EPILOGUE</h3>
+
+<p>En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan
+trouva un dominicain qui l'attendait patiemment.</p>
+
+<p>Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur
+annoncer à sa seigneurie que S. M. le roi recevrait
+en audience d'adieux M. l'ambassadeur, le dernier jour
+de la semaine. En même temps le moine remit à Pardaillan
+un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite,
+plus un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César
+el Torero, payables à volonté dans n'importe quelle
+ville du royaume, ou à Paris, ou encore dans n'importe
+quelle ville du gouvernement des Flandres.</p>
+
+<p>Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura
+que l'Espagne ne ferait aucune difficulté pour reconnaître
+Sa Majesté de Navarre comme roi de France le
+jour où Elle se convertirait à la religion catholique.</p>
+
+<p>D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter
+un souvenir que le grand inquisiteur lui offrait
+personnellement, comme au plus brave, au plus digne
+gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.</p>
+
+<p>Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible,
+était une épée de combat, une longue, solide et
+merveilleuse rapière, signée d'un des meilleurs armuriers
+de Tolède.</p>
+
+<p>Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce
+n'était pas là une arme de parade, mais une bonne et
+solide rapière très simple. Seulement, en rentrant à
+l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait
+sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit
+valait pour le moins cinq à six mille écus.</p>
+
+<p>Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante
+sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter,
+par la générosité reconnaissante du Torero, d'une somme
+de cinquante mille livres, ce qui ne contribua pas
+peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel n'avait
+pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa
+fille, la jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme,
+gueux comme Job de biblique mémoire.</p>
+
+<p>Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant
+qu'il lui devait bien cette marque d'amitié.</p>
+
+<p>D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage
+fut un véritable événement et que tout ce que la ville
+comptait de huppés et même de gens de la cour eut la
+curiosité d'assister à cette union qualifiée d'extravagante
+par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple
+qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions
+s'éleva de toutes parts.</p>
+
+<p>Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été
+en état de le faire, Pardaillan avait repris consciencieusement
+ses leçons d'escrime et se montrait surpris et
+émerveillé des progrès rapides de son élève.</p>
+
+<p>Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant
+avec lui le Torero et sa fiancée, la jolie Giralda,
+lesquels avaient résolu de s'unir en France même.</p>
+
+<p>Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan
+apportait à Henri IV le précieux document conquis
+au prix de tant de luttes et de périls, et lui rendait un
+compte minutieux de l'accomplissement de sa mission.</p>
+
+<p>&mdash;Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille
+miettes, avec une satisfaction visible, le fameux parchemin.
+Ventre-saint-gris! monsieur, je vous devrai deux
+fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne mémoire.
+Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne
+pourrai-je rien pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire
+bon enfant, voici qui tombe à merveille. J'ai précisément
+une faveur à demander à Votre Majesté.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et
+si vous n'êtes pas trop exigeant...</p>
+
+<p>Et, en lui-même, il se disait:</p>
+
+<p>«Tu y viens, comme tous les autres!...»</p>
+
+<p>Et Pardaillan se disait de son côté:</p>
+
+<p>«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais
+est dans ces mots.»</p>
+
+<p>Et tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui
+présenter un ami que j'ai ramené d'Espagne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, c'est tout?...</p>
+
+<p>&mdash;Je demanderai pour lui un emploi honorable dans
+les armées du roi.</p>
+
+<p>Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta
+froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami
+est assez riche pour se passer d'une solde.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! Du moment que...</p>
+
+<p>Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute
+estime dont elle veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement
+à mon ami et lui faciliter les occasions de
+se produire à son avantage.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! fit le roi surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché
+la terre que cet ami compte acheter en France.</p>
+
+<p>&mdash;Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela...
+d'un coup... à quelque croquant... Cela fera hurler!</p>
+
+<p>&mdash;Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est
+pas un croquant.. Il est de noblesse authentique... et
+de très bonne noblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous en répondez! fit le roi hésitant.</p>
+
+<p>&mdash;J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?</p>
+
+<p>&mdash;C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez
+cependant pas excessif que je sache à qui doit s'adresser
+cette faveur?</p>
+
+<p>&mdash;Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan,
+qui avait repris son air bon-enfant.</p>
+
+<p>Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero
+pour qui il demandait ces faveurs qui avaient paru
+excessives au roi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout
+de suite?</p>
+
+<p>&mdash;J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.</p>
+
+<p>Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il
+éclata de rire en levant les épaules. Il avait deviné à
+quel mobile avait obéi Pardaillan.</p>
+
+<p>Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:</p>
+
+<p>&mdash;Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de
+son air le plus naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque
+chose...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voyez bien!....</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable,
+d'avoir toute ma liberté à moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire,
+sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale...
+Un enfant à rechercher.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant
+peut-il bien vous intéresser?</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<p><b>TABLE DES MATIÈRES</b></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>I.&mdash;Les idées de Juana.</p>
+<p>II.&mdash;Fausta et le torero.</p>
+<p>III.&mdash;Le fils du roi.</p>
+<p>IV.&mdash;Entretien de Pardaillan et du torero.</p>
+<p>V.&mdash;Dans l'arène.</p>
+<p>VI.&mdash;Le plan de Fausta.</p>
+<p>VII.&mdash;La corrida.</p>
+<p>VIII.&mdash;Le Chico rejoint Pardaillan.</p>
+<p>IX.&mdash;L'orage éclate.</p>
+<p>X.&mdash;Le triomphe du Chico.</p>
+<p>XI.&mdash;Vive le roi Carlos!</p>
+<p>XII.&mdash;L'épée de Pardaillan.</p>
+<p>XIII.&mdash;Les amours du Chico.</p>
+<p>XIV.&mdash;Fausta.</p>
+<p>XV.&mdash;Le repas de Tantale.</p>
+<p>XVI.&mdash;Le plancher mouvant.</p>
+<p>XVII.&mdash;Le philtre du moine.</p>
+<p>XVIII.&mdash;Changement de rôles.</p>
+<p>XIX.&mdash;Libre!</p>
+<p>XX.&mdash;Bib-Alzar.</p>
+<p>XXI.&mdash;Barba Roja.</p>
+<p>XXII.&mdash;L'aveu du Chico.</p>
+<p>XXIII.&mdash;L'échappé de l'enfer.</p>
+<p>Épilogue.</p>
+ </div> </div>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+by Michel Zévaco
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO ***
+
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+
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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