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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:42:48 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Pardaillan 06, Les amours du Chico + +Author: Michel Zévaco + +Release Date: October 12, 2004 [EBook #13727] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + + + + +Produced by Renald Levesque + + + + + +</pre> + + +<h3>MICHEL ZÉVACO</h3> + + +<h2>LES PARDAILLAN-6</h2> + +<br><br><br> + +<h1>Les amours du Chico</h1> + +<br><br><br> + + + +<h3>I</h3> + +<h3>LES IDÉES DE JUANA</h3> + +<p>Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps +pendant lequel les conjurés se retiraient, avait eu un +entretien assez animé avec le Chico.</p> + +<p>Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait +pas quelque entrée secrète, inconnue des gens qui +se trouvaient en ce moment dans la grotte, par où lui, +Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.</p> + +<p>Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer +seul et sans autre arme qu'une dague dans cet +antre, c'était une manière de suicide. Il ne pouvait pas +comprendre que le seigneur français, qui venait d'échapper +par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi, +comme à plaisir.</p> + +<p>Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une +manière à lui, tout à fait irrésistible, de demander certaines +choses, le nain avait fini par céder et l'avait +conduit dans un couloir où se trouvait, affirmait-il, une +entrée que nul autre que lui ne connaissait.</p> + +<p>On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la +Fausta ni les conjurés ne connaissaient cette entrée.</p> + +<p>Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, +horriblement inquiet, se morfondait dans le couloir, la +main posée sur le ressort qui actionnait la porte invisible, +ne voyant et n'entendant rien de ce qui se passait de +l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se +doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, +angoissé, le signal convenu pour ouvrir la porte et +assurer la retraite de celui qu'il considérait maintenant +comme un grand ami.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois +coups convenus, le nain s'empressa d'ouvrir et accueillit +le chevalier triomphant avec des manifestations d'une +joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent doucement.</p> + +<p>—J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de +là-dedans, dit-il, quand il se fut un peu calmé.</p> + +<p>—Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau +trop dure, on ne m'atteint pas aisément.</p> + +<p>—J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? +fit le Chico qui tremblait à la pensée que le +Français ne s'avisât de s'exposer encore, bien inutilement, +à son sens.</p> + +<p>A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:</p> + +<p>—Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour +des bêtes de nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est +trop peu hospitalier pour d'honnêtes gens comme Chico. +Allons-nous-en donc!</p> + +<p>Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné +de Chico, fit son entrée dans l'auberge de la Tour.</p> + +<p>Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair +pétillait, et la gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre +l'habitude, maugréait et bougonnait contre les jeunes +maîtresses qui ne veulent en faire qu'à leur tête, et qui, +après avoir passé la plus grande partie de la nuit debout, +sont levées les premières et parées de leurs plus beaux +atours, gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux +acharnés à leur besogne.</p> + +<p>C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, +n'ayant pu trouver le repos espéré.</p> + +<p>Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, +brillants de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou +peut-être des larmes versées abondamment. Mais, si +inquiète, si fatiguée et si désorientée qu'elle fût, la coquetterie +n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est parée +de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement +coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et +venait, ayant toujours l'oeil et l'oreille tendus vers la +porte d'entrée, comme si elle eût attendu quelqu'un.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup +d'oeil, entrer Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. +Et, du même coup, le sourire s'épanouit sur +la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses lèvres, ses +joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués +de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par +enchantement.</p> + +<p>—Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? +s'écria-t-elle. Savez-vous que vos amis, don Cervantes et +don César, sont très inquiets à votre sujet?</p> + +<p>—Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... +dans un instant.</p> + +<p>Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures +plus tôt, si vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, +s'il était possible, Juana, qui avait prodigué des promesses +sincères de reconnaissance et d'attachement, +Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant +se changea en consternation. Elle ne parut même pas le +voir; ou plutôt, si. Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un +coup d'oeil foudroyant, comme si elle eût eu à lui reprocher +quelque trahison indigne.</p> + +<p>Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:</p> + +<p>—Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de +suite? Désirez-vous prendre quelque chose avant?</p> + +<p>—Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. +Faites-moi donc servir la moindre des choses, une tranche +de pâté, avec deux bouteilles de vin de France.</p> + +<p>—Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.</p> + +<p>—Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! +Pendant que vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment +pas, à rassurer sur mon compte MM. Cervantes +et El Torero.</p> + +<p>—Tout de suite, seigneur!</p> + +<p>Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier +pour informer les amis du seigneur français de son +retour inespéré, après avoir fait signe à une servante de +dresser le couvert.</p> + +<p>Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers +le Chico et se mit à rire franchement, de son bon rire +clair et sonore. Et, comme le nain le regardait d'un air +de douloureux reproche, il lui dit:</p> + +<p>—Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais +pas les femmes!</p> + +<p>—Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en +plus interloqué.</p> + +<p>Pardaillan haussa les épaules et:</p> + +<p>—Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.</p> + +<p>—Mais c'est elle qui m'en a prié!</p> + +<p>—Précisément!</p> + +<p>Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit +à rire de tout son coeur.</p> + +<p>—Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement +qu'elle t'aime.</p> + +<p>—Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un +mot. Elle m'a foudroyé du regard.</p> + +<p>—C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle +t'aime.</p> + +<p>Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan +en eut pitié.</p> + +<p>—Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est +contente de me voir vivant...</p> + +<p>—Vous voyez bien...</p> + +<p>—Mais elle est furieuse après toi.</p> + +<p>—Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.</p> + +<p>—Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne +fusse pas tué. Elle n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, +précisément, me sauvasses.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Parce que je suis ton rival. La femme qui aime +n'admet pas qu'on ne soit pas jaloux d'elle. Si tu avais +bien aimé Juana, tu eusses été jaloux d'elle. Jaloux, tu +ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se dit. Comprends-tu?</p> + +<p>—Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût +tourné le dos. Elle m'eût traité d'assassin. Alors?</p> + +<p>—Alors, il vaut mieux que les choses soient comme +elles sont. Ne t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, +morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non?</p> + +<p>—Oui, tiens.</p> + +<p>—Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs +d'amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t'en réponds.</p> + +<p>Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de +refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant, +du moins un peu moins morose.</p> + +<p>A ce moment, Juana redescendait et annonçait:</p> + +<p>—Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront +Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert +est mis, et, si vous voulez prendre place, goûtez +cet excellent pâté en attendant l'omelette qui saute.</p> + +<p>Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand +courroux.</p> + +<p>—Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, +ne savez-vous pas que je traite un brave! Je +dis bien: un brave. Et je pense m'y connaître.</p> + +<p>Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait +être celui qui avait l'honneur d'être qualifié de +brave par le seigneur français, le brave des braves:</p> + +<p>—Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour +ce brave, qui est aussi un ami que j'aime.</p> + +<p>A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le +Chico ne l'était pas moins. Comme elle, il se demandait +qui pouvait être cet ami dont parlait Pardaillan.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, +curieuse, comme toute fille d'Eve, elle attendit. Elle +n'attendit pas longtemps, du reste.</p> + +<p>Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha +de la table et, désignant l'escabeau au nain, confus de +cet honneur, au grand ébahissement de Juana qui n'en +pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:</p> + +<p>—Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, +en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l'avons +pas volé, que t'en semble?</p> + +<p>Chico commençait à considérer Pardaillan comme un +être exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en +tout cas que tous ceux qu'il avait appris à respecter.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus +et, bientôt assis à la même table, choquaient +leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico.</p> + +<p>Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris +de voir le chevalier attablé avec le petit vagabond, +se gardèrent bien d'en laisser rien paraître. Et, puisque +Pardaillan traitait le Chico sur un pied d'égalité, c'est +qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et +ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, +avec une stupeur qui allait grandissant, ces personnages, +qu'elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grande +considération à son éternelle poupée, cette poupée à qui +elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant +de baiser le bout de son soulier.</p> + +<p>Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, +amusé, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes +les questions qu'elle se posait sans oser les formuler +tout haut.</p> + +<p>—Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce +petit diable a osé lever la dague sur moi? A telles enseignes +que je me demande comment je suis encore vivant.</p> + +<p>—Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?</p> + +<p>—Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. +Dans la petite poitrine de cette réduction d'homme bat +un coeur ferme et généreux. Il n'est pas de bravoure +comparable à celle qui s'ignore. Je vous expliquerai un +jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, +sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le +traiter en ami, non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.</p> + +<p>—Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que +vous le jugez digne de votre amitié, nous nous honorerons +de faire comme vous.</p> + +<p>Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance +garder. Il était heureux, certes, mais ces compliments, +de la part d'hommes qu'il regardait comme des héros, +le plongeaient dans une gêne qu'il ne parvenait pas à +surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait +constamment du côté de Juana pour juger de l'effet +produit sur elle par ces louanges qu'on faisait de sa +petite personne. Et il avait lieu d'être satisfait, car Juana, +maintenant, le regardait d'un tout autre oeil et lui faisait +son plus gracieux sourire...</p> + +<p>Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la +fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié +plaisant, moitié sérieux:</p> + +<p>—C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin +de cet abandonné, votre compagnon d'enfance. Par lui, +qui m'a sauvé, je vous suis redevable. Mais une chose +qu'il faut que vous sachiez, c'est que la femme +qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra +compter sur cet amour jusqu'à la mort. Jamais coeur +plus vaillant et plus fidèle n'a battu dans une poitrine +d'homme.</p> + +<p>Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui +signifiait:</p> + +<p>«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»</p> + +<p>Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était +du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot +de ce qu'il avait surpris concernant le Torero et ne dit +que juste ce qu'il fallait pour faire ressortir le rôle de +Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement d'ailleurs, +car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à elles-mêmes +le peu de bien qu'on leur fait.</p> + +<p>Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, +et, sur ce point, il n'exagérait pas, car, tout autre +que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s'étendre +dans les draps blancs qui l'attendaient.</p> + +<p>Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta +saluer la Giralda et le Chico resta seul.</p> + +<p>Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la +parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le +patio, sûre qu'il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea +d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle avait arrangé +à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir +bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait +par-dessus son épaule pour voir s'il la suivait.</p> + +<p>Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la +tête et l'ensorcela d'un sourire.</p> + +<p>Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, +il la rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se +briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse +quel accueil elle allait lui faire.</p> + +<p>Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait +la pièce, très petite. C'était un vaste fauteuil en bois +sculpté. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur +un large et haut tabouret en chêne ciré.</p> + +<p>Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle +muet et l'air fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait +pas à parler, elle entama la conversation, et, avec un +visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de discerner si +elle était contente ou fâchée:</p> + +<p>—Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?</p> + +<p>Ingénument, il dit:</p> + +<p>—Je ne sais pas.</p> + +<p>Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:</p> + +<p>—Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y +connaître, lui, qui est la bravoure même.</p> + +<p>—S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais +rien.</p> + +<p>Les petits talons de Juana commencèrent de frapper +sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico, +qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante +de sa petite maîtresse. Naturellement, cela ne fit +qu'accroître son trouble.</p> + +<p>—Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle +que tu aimeras, tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle +brusquement.</p> + +<p>On se tromperait étrangement si on concluait de cette +question que Juana était une effrontée ou une rouée +sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement +ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule +à justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. +Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler. +En outre, il faut dire que les moeurs de l'époque +étaient autrement libres que celles de nos jours, +où tout se farde et se cache sous le masque de +l'hypocrisie.</p> + +<p>Le Chico rougit et balbutia:</p> + +<p>—Je ne sais pas!</p> + +<p>Elle frappa du pied avec colère.</p> + +<p>—Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. +Pour qu'il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que +tu lui en parles.</p> + +<p>—Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!</p> + +<p>—Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et +que tu l'aimeras jusqu'à la mort?</p> + +<p>Et câline:</p> + +<p>—Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? +Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes la, +bouche bée. Tu m'agaces!</p> + +<p>Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que +j'aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu'il +le dît. Elle voulait l'entendre.</p> + +<p>Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta +de balbutier:</p> + +<p>—Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.</p> + +<p>Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là +l'aveu qu'elle voulait lui arracher, et elle eut une moue +dépitée. Sotte qu'elle était d'avoir cru un instant à la +bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait même pas +jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait +pas; la petite Juana, que ces deux mots font trembler et +reculer les plus braves.</p> + +<p>Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était +bon qu'à cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner +devant elle.</p> + +<p>Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:</p> + +<p>—Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu +venu faire ici? Que veux-tu?</p> + +<p>Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, +il dit:</p> + +<p>—Je voulais te demander si tu étais contente.</p> + +<p>Elle prit son air de petite reine pour demander:</p> + +<p>—De quoi veux-tu que je sois contente?</p> + +<p>—Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.</p> + +<p>Avec cette impudence particulière à la femme, elle se +récria d'un air étonné et scandalisé:</p> + +<p>—Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la +tête?</p> + +<p>Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:</p> + +<p>—Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...</p> + +<p>—Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!</p> + +<p>Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé +réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant? +Il savait bien que non, tiens! S'était-elle jouée +de lui? Avait-elle voulu le mettre à l'épreuve? Voir s'il +serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan, +qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la +femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se +montre jaloux d'elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors, +Juana l'aimerait donc aussi?</p> + +<p>Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement +de son trouble, de son effarement, de son humiliation. +Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le +meurtrir, l'humilier, oh! surtout l'humilier, lui qu'elle +savait si fier, l'humilier au possible, au-delà de tout... +Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il +redresser la tête et parler en maître!</p> + +<p>Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. +Elle s'ignorait, voilà tout.</p> + +<p>Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. +Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait +cru sincèrement n'éprouver pour lui qu'une affection +fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette affection était +plus profonde qu'elle ne croyait.</p> + +<p>Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en +amour profond. Il suffirait aussi d'un rien pour que +cette affection restât ce qu'elle la croyait: purement +fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire jaillir.</p> + +<p>Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient +inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur +ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit +une impression profonde. Elle s'était emballée comme +une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu +comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner +ses sensations, elle s'était abandonnée les yeux +fermés. Et c'est ainsi que nous l'avons vue pleurer des +larmes de désespoir à la pensée que celui qu'elle avait +élu était peut-être mort.</p> + +<p>Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec +cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs, +voici que le Chico, sans se révolter, refoulant stoïquement +sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance +que donne un amour profond, avait dit simplement, +sans insister, sans se rendre un compte exact de +la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule +chose peut-être capable de l'arrêter sur la pente fatale +où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»</p> + +<p>Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de +maître que faisait le nain en posant cette question. Sans +le savoir, il venait de l'échapper belle, car ses paroles, +après son départ, Juana les tourna et les retourna sans +trêve dans son esprit.</p> + +<p>Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier +qui passait pour être assez riche, mais un hôtelier quand +même. Et, ceci, c'était une tare terrible à une époque et +dans un pays où tout ce qui n'était pas «né» n'existait +pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais +ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse +légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait +été élevée trop au-dessus de sa condition pour que +l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.</p> + +<p>Le résultat de ses réflexions avait été que son amour +pour Pardaillan s'était considérablement atténué. Or, le +terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait +sans qu'elle s'en doutât elle-même.</p> + +<p>Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes +elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le +Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie +du terrain acquis. Juana lui en voulait de s'être effacé +et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait pas +sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. +De là l'accueil frigide qu'elle fit au nain.</p> + +<p>Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu +comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui, +Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent! +Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être +là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le +revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il +fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait +à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d'autant +plus que, malgré elle, tout en s'efforçant de l'amener à +composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à +Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant +tergiversé.</p> + +<p>Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son +impudente dénégation, après être resté un long moment +perplexe et silencieux, courba l'échiné, accepta la rebuffade +et parut s'excuser en disant doucement:</p> + +<p>—J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il +m'en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?</p> + +<p>Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle +avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé +l'impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire +passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d'elle. +Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette +pensée fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, +tout pareil à un chien couchant, cette pensée +lui revint plus précise, prit la forme d'un désir violent, +se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle +résolut de la réaliser coûte que coûte.</p> + +<p>Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son +ton en lui disant:</p> + +<p>—Mais je ne suis pas fâchée.</p> + +<p>En disant ces mots, elle croisa négligemment une +jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie +rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, elle agitait +doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine +du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme +une chose qu'on trouve jolie, puis elle regardait le Chico, +comme pour lui dire:</p> + +<p>«Embrasse-le donc, nigaud!»</p> + +<p>Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la +semelle, très blanche, à peine maculée, répétait dans +son langage muet:</p> + +<p>«Mais va donc! va donc!»</p> + +<p>Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, +comme elle souriait encore, preuve qu'elle n'était pas +fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.</p> + +<p>Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer +le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait +comme si elle n'eût pas remarqué qu'ainsi agenouillé +elle lui touchait la figure.</p> + +<p>Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre +Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son +autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu'eût-elle +dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il avait +eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer +ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu +son baiser.</p> + +<p>Mais, comme la semelle passait encore un coup à +portée de sa bouche, comme la tentation était trop forte, +il réunit tout son courage, et, d'une voix implorante:</p> + +<p>—Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...</p> + +<p>Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle +s'était plaquée sur ses lèvres et les frottait avec une +sorte de rage nerveuse, comme si elle eût voulu les +écorcher, les faire saigner.</p> + +<p>Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette +fois. Ivre de joie, il posa ses lèvres partout sur cette +semelle, sans s'inquiéter de savoir si elle était maculée +ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre où s'était posé +le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le soulier +lui-même.</p> + +<p>Et, comme le pied se retirait lentement, semblant +vouloir lui rationner son humble bonheur, il allongea la +tête, le suivit des lèvres, se courbant davantage, jusqu'à +poser sa face sur le bois du tabouret.</p> + +<p>C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, +car il cessa de se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, +avec un soupir de joie satisfaite, elle leva son +autre pied et le lui posa sur la tête, d'un air dominateur +qui semblait dire:</p> + +<p>«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu +n'es bon qu'à cela. Je te dominerai toujours, toujours! +car tu es ma chose, à moi!</p> + +<p>Alors, toute rouge—de plaisir? de honte? de regret? +qui peut savoir!—sans trop savoir ce qu'elle disait:</p> + +<p>—Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.</p> + +<p>Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, +il s'enhardit un peu, se courba encore un coup, posa +une dernière fois ses lèvres sur le bout du pied, qui se +cachait timidement, et se releva enfin en disant très +convaincu, avec un air de gratitude profonde:</p> + +<p>—Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.</p> + +<p>Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas +bonne. Elle avait été mauvaise et méchante. Au lieu de +la remercier il devait la battre, elle l'avait bien mérité. +En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut tenter un +dernier effort, et, à brûle-pourpoint:</p> + +<p>—Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?</p> + +<p>A son tour, il rougit, comme si cette question eût été +un reproche sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, +d'un air honteux.</p> + +<p>—Pourquoi? fit-elle avidement.</p> + +<p>Elle espérait qu'il allait répondre enfin:</p> + +<p>«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»</p> + +<p>Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer +l'occasion. Il bredouilla:</p> + +<p>—Je ne sais pas!</p> + +<p>C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. +Elle se mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, +elle cria:</p> + +<p>—Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! +Tiens, va-t'en! va-t'en!</p> + +<p>Il courba l'échiné et se retira humblement.</p> + +<p>Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux +larmes, deux perles brillantes, couler lentement sur les +joues rosés de sa madone prostrée dans son fauteuil.</p> + +<p>Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître +devant elle quand elle le chassait brutalement. Il +s'en allait, la mort dans l'âme, attendant que la tempête +fût apaisée.</p> +<br><br><br> + + +<h3>II</h3> + +<h3>FAUSTA ET LE TORERO</h3> + +<p>Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, +le Torero s'était rendu auprès de sa fiancée, la jolie +Giralda.</p> + +<p>Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce +que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de +sa naissance et de sa famille, qu'elle prétendait connaître. +Malheureusement, la Giralda avait dit tout ce qu'elle +savait et le Torero, frémissant d'impatience, attendait +que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant +cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller +trouver Fausta.</p> + +<p>Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le +jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda +de ne pas bouger de l'hôtellerie où elle était en sûreté, +sous la garde de Pardaillan, et il sortit.</p> + +<p>Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont +les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes +comme le parquet d'une salle d'honneur du palais, +et pénétra dans la cuisine.</p> + +<p>Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel +moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait +habituellement la petite Juana.</p> + +<p>Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement +devant la jeune fille:</p> + +<p>—Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne +que jolie, c'est pourquoi j'ose vous prier de veiller sur +ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me +permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa +présence chez vous?</p> + +<p>Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:</p> + +<p>—Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais +monter à l'instant chercher votre fiancée, et, tant que +durera votre absence, je la garderai près de moi, dans +ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.</p> + +<p>—Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins +de votre bon coeur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier +de Pardaillan. à son réveil, que j'ai dû m'absenter +pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J'espère +être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.</p> + +<p>—Le sire de Pardaillan sera prévenu.</p> + +<p>Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas +vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la +princesse. A défaut, il pensait que quelque serviteur le +renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la trouver +ailleurs.</p> + +<p>Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, +griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait +de sa présence sa bonne ville de Séville, l'Inquisition +avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur +inaccoutumée, tant par le nombre des victimes—sept: +autant de condamnés qu'il y avait de jours dans la +semaine—que par le faste du cérémonial.</p> + +<p>Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés +qui, tous, se hâtaient vers la place San Francisco, +théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques. +Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. En +effet, non seulement les autodafés constituaient à peu +près les seules réjouissances offertes au peuple, mais +encore on était arrivé à le persuader qu'en assistant à +ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant +de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à +son salut.</p> + +<p>Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les +meilleures places, il s'en trouvait qui, reconnaissant don +César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur +un mode admiratif:</p> + +<p>«El Torero! El Torero!»</p> + +<p>Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait +les saluts et les sourires d'un air distrait et continuait +hâtivement sa route.</p> + +<p>Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit +le perron et se trouva dans ce vestibule qu'il avait à +peine regardé la nuit même, alors qu'il était à la recherche +de la Giralda et de Pardaillan.</p> + +<p>Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, +il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette +pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de +ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, +chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides +comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois +respectueux et arrogant.</p> + +<p>Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, +il commanda, sur un ton qui n'admettait pas de résistance, +au premier venu de ces escogriffes, d'aller demander +à sa maîtresse si elle consentait à recevoir don César, +gentilhomme castillan.</p> + +<p>Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:</p> + +<p>—Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, +n'est pas en ce moment à sa maison de campagne.</p> + +<p>—Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle +Fausta. C'est toujours un renseignement.</p> + +<p>Et, tout haut:</p> + +<p>—J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une +affaire du plus haut intérêt et qui ne souffre aucun +retard. Veuillez me dire où je pourrai la rencontrer.</p> + +<p>Le laquais réfléchit une seconde et:</p> + +<p>—Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai +l'honneur de le conduire auprès de M. l'Intendant qui +pourra peut-être le renseigner.</p> + +<p>Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade +de pièces meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait +jamais eu l'idée. Au premier étage, il fut introduit dans +une chambre confortablement meublée. C'était la chambre +de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua ce que +désirait le visiteur.</p> + +<p>M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, +d'une politesse obséquieuse.</p> + +<p>—Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important +personnage, me dit que vous vous appelez don +César. Je pense que ceci n'est que votre prénom... Excusez-moi, +monsieur, avant de vous conduire près de mon +illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre +nom... Vous comprendrez cela, je l'espère.</p> + +<p>Très froid, le jeune homme répondit:</p> + +<p>—Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle +aussi le Torero.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas +deviner... Je suis au désespoir de ma maladresse; j'espère +que monseigneur aura la bonté de me la pardonner... +La princesse est menacée dans ce pays, et je +dois veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me +suivre, j'aurai l'insigne honneur de conduire monseigneur +auprès de la princesse qui attend la visite de +monseigneur avec impatience, je puis le dire.</p> + +<p>Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, +le Torero demeura muet de stupeur. Il jeta +les yeux autour de lui pour voir si ce discours ne +s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. l'Intendant. +Et il dit doucement, comme s'il avait craint de +l'exciter en le contrariant:</p> + +<p>—Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: +je m'appelle don César, tout court, et je n'ai aucun droit +à ce titre de monseigneur que vous me prodiguez si +abondamment.</p> + +<p>Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant +les mains à s'en écorcher les paumes:</p> + +<p>—Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous +avez droit... en attendant mieux.</p> + +<p>Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:</p> + +<p>—En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?</p> + +<p>—Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse +vous expliquera elle-même.</p> + +<p>—En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!</p> + +<p>—Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça +l'intendant qui se hâta de prendre son chapeau, +son manteau et se précipita à la suite du Torero.</p> + +<p>Hors la maison, l'intendant précéda don César et, +trottinant à pas rapides et menus, il le conduisit en ville, +sur la place San Francisco, déjà encombrée d'une foule +bruyante, avide d'assister au spectacle promis.</p> + +<p>Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte +de populaire, les tribunes, les balcons, les fenêtres +qui entouraient la place n'étaient pas moins garnis. +Mais là, c'était la foule élégante des seigneurs et des +nobles dames.</p> + +<p>Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la +même impatience sauvage.</p> + +<p>Au centre de la place se dressait le bûcher, immense +piédestal de fascines et de bois sec sur lequel devaient +prendre place sept condamnés.</p> + +<p>Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la +place même, paré de riches dentelles, tendu de fine +lingerie, d'une blancheur immaculée, enguirlandé, fleuri, +illuminé comme pour une grande fête: et c'était en +effet jour de grande fête.</p> + +<p>Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco +proche, sans discontinuer, le glas tombait, lent, +lugubre, sinistre, affolant. Il annonçait que la fête était +commencée, c'est-à-dire que les condamnés, les juges, +les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui +constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser +processionnellement les principales voies de la +ville, toutes aussi encombrées de curieux, avant d'aboutir +à la place où les victimes, du haut de leur bûcher, +devaient assister à la célébration de la messe, avant que +les bourreaux ne missent le feu aux fascines.</p> + +<p>La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie +hideuse, tels étaient les sentiments qui éclataient sur +toutes les faces convulsées. Pas un mot de pitié, pas une +protestation.</p> + +<p>Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette +foule compacte, se traçait un chemin avec une vigueur +surprenante chez un bonhomme qui paraissait aussi +cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus +somptueuses maisons en façade sur la place.</p> + +<p>Contrairement à toutes les autres habitations, cette +maison n'avait pas un seul spectateur à ses nombreuses +fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.</p> + +<p>Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain +nombre de pièces, meublées et ornées avec plus de magnificence +encore que les salles de la maison des Cyprès, +don César fut introduit dans un petit cabinet, désert +pour le moment.</p> + +<p>L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps +d'aller aviser sa maîtresse.</p> + +<p>Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout +cassé redressa soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, +il monta au premier étage et pénétra dans un salon, dont +le balcon large et spacieux étalait sur la place le ventre +rebondi de sa balustrade en fer forgé.</p> + +<p>Assise dans un large fauteuil de velours, dans un +costume d'une grande simplicité, blanc, depuis les pieds +nonchalamment posés sur un coussin de soie rouge merveilleusement +brodé jusqu'à la collerette très simple, +sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans +une pose méditative.</p> + +<p>Le singulier intendant, qui venait de retrouver +si soudainement la vigueur d'un homme dans la force +de l'âge, s'inclina profondément devant elle et +attendit.</p> + +<p>—Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.</p> + +<p>Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, +venait de jouer le rôle d'intendant. Centurion répondit +respectueusement:</p> + +<p>—Eh bien, il est venu, madame.</p> + +<p>—Vous l'avez amené?</p> + +<p>—Il attend votre bon plaisir en bas.</p> + +<p>Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir +un moment.</p> + +<p>—Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine +curiosité.</p> + +<p>—S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de +l'introduire auprès de vous.</p> + +<p>Fausta eut un mince sourire.</p> + +<p>—Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, +dit-elle.</p> + +<p>—Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous +serez dans le vrai. Cela ne laisse pas que de m'inquiéter +beaucoup. Car enfin, si vos projets aboutissent et qu'il +continue à me détester, c'en est fait de la situation que +vous avez daigné me faire entrevoir.</p> + +<p>—Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement +sans vous inquiéter du reste. Le moment venu, +je ferai votre paix avec lui. Je réponds que le roi +oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et +sans fortune. Introduisez-le...</p> + +<p>Centurion s'inclina et sortit immédiatement.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero +auprès de Fausta et, après avoir refermé la porte sur +lui, il se retirait discrètement.</p> + +<p>En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté +aussi accomplie n'était apparue à ses yeux ravis. Avec +une grâce juvénile, il s'inclina profondément devant elle, +autant pour dissimuler son trouble que par respect.</p> + +<p>Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune +homme. Elle esquissa un sourire. Cet effet, elle avait +cherché à le produire, elle l'espérait. Il se réalisait au-delà +de ses désirs. Elle avait lieu d'être satisfaite.</p> + +<p>D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait +dans une attitude pleine de dignité, ni trop humble +ni trop fière. Cette attitude, pleine de tact, la mâle +beauté du jeune homme, son élégance sobre, dédaigneuse +de toute recherche outrée, le sourire un peu mélancolique, +l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur +tous ses traits, le front large qui dénotait une intelligence +remarquable, enfin la force physique que révélaient +des membres admirablement proportionnés dans +une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup +d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était +tout à son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à +elle, pour être prudemment dissimulée, ne fut pas moins +favorable.</p> + +<p>De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une +aisance remarquable, sans paraître le soupçonner, le +Torero se tira tout à son avantage. Chez Fausta, la +femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.</p> + +<p>Tout le plan de Fausta dépendait de la décision +qu'allait prendre le Torero. Cette décision elle-même +dépendait de l'effet qu'elle produirait sur lui.</p> + +<p>Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour +pour la Giralda, et ses plans se trouvaient singulièrement +compromis.</p> + +<p>L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins +elle l'espérait. Et, quant à sa difficulté même, pour une +nature combative comme la sienne, c'était un stimulant.</p> + +<p>Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, +on a déjà vu qu'elle avait pris une décision à +son égard. C'était très simple, la Giralda disparaîtrait. +Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne tiendrait +pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la femme +aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. +Et, d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une +couronne à lui donner.</p> + +<p>Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable +de rester froid devant d'aussi puissantes tentations: +Pardaillan.</p> + +<p>Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.</p> + +<p>Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non +pas impossible.</p> + +<p>Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son +esprit subtil, elle fit appel à toute sa puissance de +séduction, et, de cette voix harmonieuse, enveloppante +comme une caresse, elle demanda:</p> + +<p>—C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?</p> + +<p>Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.</p> + +<p>—Vous aussi qu'on appelle El Torero?</p> + +<p>—Moi-même, madame.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous +ignorez tout de votre naissance et de votre famille. +Vous supposez être venu au monde, voici environ +vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?</p> + +<p>—Tout à fait, madame.</p> + +<p>—Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus +détails. Je tenais à éviter une erreur de personne, qui +pourrait avoir des conséquences très graves. Veuillez +vous asseoir.</p> + +<p>De la main, elle désignait un siège placé près de son +fauteuil, et un gracieux sourire ponctuait le geste.</p> + +<p>Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de +ses gestes, la souplesse de ses attitudes, et, à part soi, +elle murmura:</p> + +<p>«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses +veines!...De cet aventurier, élevé à la diable, je ferai un +monarque superbe et magnifique.»</p> + +<p>A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la +place. Le cortège des condamnés approchait du lieu du +supplice, et la foule manifestait ses sentiments par des +hurlements féroces:</p> + +<p>«A mort!... Mort aux hérétiques!...»</p> + +<p>Suivis de ces autres cris:</p> + +<p>«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»</p> + +<p>Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant +parfois complètement, le <i>Miserere</i>, entonné à pleine voix +par des milliers de moines, de pénitents, de frères de +cent confréries diverses, se faisait entendre, encore lointain, +se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible +en même temps.</p> + +<p>Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser +tomber, lente, funèbre, sinistre, sa note mugissante.</p> + +<p>Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces +rumeurs, mettant tous ses efforts à surmonter le trouble +étrange que la beauté de Fausta avait déchaîné en lui +et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:</p> + +<p>—Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à +une personne qui m'est chère. Permettez-moi, madame, +avant toute chose, de vous en exprimer ma gratitude.</p> + +<p>Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de +la Giralda. Jamais créature humaine ne lui avait produit +un effet comparable à celui que lui produisait Fausta.</p> + +<p>Jamais personne ne lui en avait imposé autant.</p> + +<p>Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se +montrait intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, +allons, la constance en amour, chez l'homme, était décidément +une bien fragile chose. Cette petite bohémienne, +à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque importance, +comptait décidément bien peu. La victoire lui +paraissait maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, +c'était d'en avoir douté un instant.</p> + +<p>Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle +mit quelque froideur dans la manière dont elle répondit:</p> + +<p>—Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. +Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour vous, uniquement +pour vous. En conséquence, vous n'avez pas à me remercier +pour des tiers qui n'existent pas pour moi.</p> + +<p>A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain +avec lequel elle parlait de celle qu'il adorait.</p> + +<p>Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir +s'attaquer à l'objet de son amour, il retrouva une +partie de son sang-froid, et ce fut d'une voix plus +ferme qu'il dit:</p> + +<p>—Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, +madame, m'a assuré que vous aviez été pleine de bonté +et d'attentions à son égard.</p> + +<p>—Bontés, attentions—s'il y en a eu réellement—dit +Fausta d'un ton radouci et avec un sourire, je vous +répète que tout cela s'adressait à vous seul.</p> + +<p>—Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque +vous ne me connaissiez pas.</p> + +<p>Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint +d'une douceur enveloppante:</p> + +<p>—Une nature chevaleresque comme celle que je devine +en vous comprendra aisément le mobile auquel j'ai +obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on prémédite d'assassiner +lâchement une inoffensive créature, qui vous +est inconnue, que feriez-vous?</p> + +<p>—Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, +j'aviserais cette créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, +et, au besoin, je lui prêterais l'appui de mon bras.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt +que je vous ai porté, sans vous connaître. J'ai appris +qu'on voulait vous assassiner et j'ai cherché à vous +sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a un instant, +devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, +l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous +ne puissiez l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, +je vous ai facilité de mon mieux les voies, et je vous +ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, monsieur, je l'ai +fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme +aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas +vous connaître jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, +sans quoi je vous eusse attendu chez moi, cette nuit. +Certaines actions perdent tout mérite si l'on paraît +rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais +alors bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises +depuis, et qui m'ont fait désirer vivement vous connaître. +Aujourd'hui que je vous ai vu, je me félicite du peu que +j'ai fait pour vous et je vous prie de me considérer +comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre +pour vous sauver.</p> + +<p>Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une +émotion communicative qui fit une impression profonde +sur le Torero. Profondément ému à son tour, il s'inclina +gravement et, avec un accent de gratitude très sincère:</p> + +<p>—Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais +comment vous remercier. Mais, franchement, ne vous +inquiétez-vous pas un peu à la légère? Suis-je donc +si menacé?</p> + +<p>Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson +sur la nuque du Torero, elle dit:</p> + +<p>—Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que +vos jours sont comptés; je vous dis: vous n'avez que +quelques heures à vivre... si vous vous complaisez dans +cette insouciante confiance.</p> + +<p>Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.</p> + +<p>—Est-ce à ce point? fit-il.</p> + +<p>Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:</p> + +<p>—Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché +de cette jeune fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, +jamais, par mon fait du moins, vous ne l'eussiez +retrouvée.</p> + +<p>Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A +son tour, il devint froid, tout son calme soudain reconquis.</p> + +<p>—Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible +pointe d'ironie.</p> + +<p>—Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un +accent de conviction impressionnant, parce que cette +jeune fille causera votre mort.</p> + +<p>Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard +avec un calme imperturbable.</p> + +<p>Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait +effleuré se fondit instantanément sous le feu de ce +regard. De nouveau, il fut repris par ce trouble étrange +qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.</p> + +<p>—Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre +ordre d'idées, qui est donc cet ennemi mortellement +acharné après moi? Le savez-vous?</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Son nom?</p> + +<p>—Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il +est nécessaire que vous sachiez qui vous poursuit de sa +haine, ne fût-ce que pour défendre vos jours menacés. +Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...</p> + +<p>Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un +coup qu'elle pressentait très rude.</p> + +<p>—C'est?...</p> + +<p>—Votre père! lâcha brusquement Fausta.</p> + +<p>Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la +froide et curieuse attention du praticien se livrant à +quelque expérience.</p> + +<p>L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout +ce qu'elle avait imaginé.</p> + +<p>Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda +d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:</p> + +<p>—Vous avez dit?...</p> + +<p>Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:</p> + +<p>—Votre père!...</p> + +<p>Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus +rien de vivant, des yeux qui semblaient implorer grâce.</p> + +<p>—Mon père!... On m'avait dit pourtant...</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait +avec une curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?</p> + +<p>—On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et +plus...</p> + +<p>—Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie +croissante.</p> + +<p>—Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.</p> + +<p>Elle haussa les épaules.</p> + +<p>—Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas +éloigner de vous tout soupçon de la vérité!</p> + +<p>Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. +Non! décidément, il ne savait rien, car il reprit en se +frappant le front:</p> + +<p>—C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas +songé à cela?... Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, +il vit?... Mon père vit?... Mon père!...</p> + +<p>Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût +éprouvé un soulagement ineffable à le prononcer.</p> + +<p>Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié +de lui. Mais Fausta ne voyait que le but à atteindre.</p> + +<p>Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle +reprit:</p> + +<p>—Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement +pour vous. C'est lui qui vous poursuit de sa haine implacable, +lui qui a juré votre mort... et qui vous tuera, +n'en doutez pas, si vous ne vous défendez énergiquement.</p> + +<p>Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la +réalité, momentanément oubliée. Mais, que son père +voulût sa mort, cela lui paraissait impossible, contre +nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit une +excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à +rire franchement et s'écria joyeusement:</p> + +<p>—J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que +vous m'avez faite! Est-ce qu'un père peut chercher à +meurtrir son enfant, la chair de sa chair? Eh! non, c'est +impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi son +nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que +nous nous entendrons.</p> + +<p>Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son +esprit chaque parole, elle dit:</p> + +<p>—Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il +veut vous supprimer.</p> + +<p>Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée +à sa poitrine, comme s'il eût voulu s'arracher le +coeur.</p> + +<p>—Impossible! bégaya-t-il.</p> + +<p>—Cela est! dit Fausta rudement.</p> + +<p>—Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. +Pour que mon père veuille ma mort, il faut donc que je +sois quelque bâtard... Il faut donc que ma mère...</p> + +<p>—Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. +Vous blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre +mère fut toujours épouse chaste et irréprochable! +Votre mère, que vous alliez maudire dans un moment +d'égarement que je comprends, votre mère est morte +martyre... et son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, +fut précisément celui qui vous repoussa, qui vous veut la +malemort aujourd'hui qu'il vous sait vivant, après vous +avoir cru mort durant de longues années. L'assassin de +votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: +c'est votre père!</p> + +<p>—Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...</p> + +<p>—Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta +avec force. Je vous en fournirai les preuves... quand +l'heure sera venue.</p> + +<p>Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.</p> + +<p>Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, +clamait douloureusement:</p> + +<p>—S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un +monstre sanguinaire, un fou furieux!</p> + +<p>—Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.</p> + +<p>—Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le +Torero.</p> + +<p>—Votre mère fut une sainte.</p> + +<p>—Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.</p> + +<p>—On venge les morts, avant de les pleurer! insinua +insidieusement Fausta.</p> + +<p>Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix +furieuse:</p> + +<p>—Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je +donc frapper mon père pour venger ma mère?... C'est +impossible!</p> + +<p>Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle +était patiente, Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et +si redoutable. Elle n'insista pas. Elle venait de semer +la graine de mort, il fallait la laisser germer.</p> + +<p>—Avant de venger votre mère, il faut vous défendre +vous-même. N'oubliez pas que vous êtes menacé.</p> + +<p>—Mon père est donc un bien puissant personnage?</p> + +<p>—Puissant au-dessus de tout.</p> + +<p>Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha +qu'une médiocre importance à ces paroles.</p> + +<p>—Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore +à quel mobile vous obéissez en me disant les choses +terribles que vous venez de me dévoiler.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un +simple sentiment d'humanité. Depuis que je vous ai vu, +je n'ai pas de raison de vous cacher que vous m'avez +été sympathique. C'est à cette sympathie, désintéressée, +croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous porte +et que vous méritez.</p> + +<p>—Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à +Dieu ne plaise! madame. Mais, ce que vous venez de me +révéler est si extraordinaire, si incroyable que...</p> + +<p>—Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, +dit vivement Fausta. Je n'ai rien avancé que je ne sois +en état de prouver d'irréfutable manière.</p> + +<p>—Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez +mon... père?</p> + +<p>—Oui!</p> + +<p>—Quand, madame?</p> + +<p>—Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. +Peut-être dans quelques jours seulement...</p> + +<p>—Bien, madame, je prends acte de votre promesse, +et, quoi qu'il advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, +ma vie vous appartient...</p> + +<p>—Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!</p> + +<p>—C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et +tenez pour certain qu'on ne me réduira pas aisément, si +puissant qu'on soit.</p> + +<p>—Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.</p> + +<p>—Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est +certaines choses que j'ai besoin de savoir ou de comprendre. +Me permettez-vous de vous poser quelques +questions?</p> + +<p>—Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en +toute sincérité.</p> + +<p>—Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la +Giralda pourrait-elle être la cause de ma mort?</p> + +<p>A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants +sacrés, éclatèrent avec plus de force sur la place. Évidemment, +le cortège venait de déboucher sur le lieu du +supplice et la foule manifestait ses sentiments par les +mêmes vivats et les mêmes cris de mort.</p> + +<p>Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva +et s'approcha de son pas majestueux, du balcon. Elle jeta +un coup d'oeil sur la place et vit qu'elle ne s'était pas +trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui la regardait +faire non sans surprise, et, très calme:</p> + +<p>—Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.</p> + +<p>De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, +doucement:</p> + +<p>—Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces +sortes de spectacles. Ils me révoltent.</p> + +<p>—Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement +Fausta, qu'ils ne me répugnent pas, à moi?</p> + +<p>Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant +à le faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, +il se leva et la rejoignit.</p> + +<p>Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.</p> + +<p>En tête, caracolait une compagnie de «carabins», +l'arquebuse posée sur la cuisse. Derrière les cavaliers +venait une deuxième compagnie de gens d'armes, à pied. +Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le +populaire et de frayer un passage à la procession.</p> + +<p>Derrière les soldats venait une longue théorie de +pénitents noirs, la cagoule rabattue, un cierge à la main.</p> + +<p>En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la +cagoule, comme tous les autres, portait péniblement une +immense croix de métal.</p> + +<p>Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le +<i>De Profundis</i>.</p> + +<p>Après cette interminable théorie de pénitents, venaient +les gardes de l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à +pied, et, immédiatement après, le tribunal de l'Inquisition, +grand inquisiteur en tête.</p> + +<p>Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, +en habits sacerdotaux, portant à bras tendus le saint +sacrement, et, derrière, les sept condamnés, en chemise, +pieds nus, la tête découverte, un cierge énorme à la +main.</p> + +<p>Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple +rangée d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, +sombre, traînant la jambe, sinistre dans son somptueux +costume noir, le roi, Philippe II.</p> + +<p>A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, +héritier du trône. Et puis la foule des courtisans, +seigneurs, grandes dames, dignitaires, touà en habits de +cérémonie.</p> + +<p>Voilà ce que vit le Torero.</p> + +<p>Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.</p> + +<p>Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux +condamnés.</p> + +<p>Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna +un coup sur la poitrine, ce qui voulait dire qu'il était +expulsé de la communauté des vivants.</p> + +<p>Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de +la foule en délire.</p> + +<p>Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les +condamnés étaient hissés sur le bûcher, attachés au +poteau. Et la messe commença.</p> + +<p>Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de +l'évangile, la fumée commença de s'élever en tourbillonnant, +et, en même temps que la fumée, les hurlements +éclatèrent:</p> + +<p>«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»</p> + +<p>Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.</p> + +<p>C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, +beau, noble, riche, ayant occupé une charge importante +à la cour. Le Torero, qui le connaissait de vue, le reconnut +aussitôt.</p> + +<p>Et le condamné clamait:</p> + +<p>—Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que +mon sang retombe sur ceux qui m'ont condamné! J'en +appelle à...</p> + +<p>On ne put en entendre davantage. Des milliers de +moines hurlèrent furieusement le <i>Miserere</i> et couvrirent +sa voix.</p> + +<p>En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, +vinrent doucement lécher les pieds nus des condamnés, +comme pour goûter à la proie qui leur était offerte. Et, +l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent davantage +encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les happèrent.</p> + +<p>—Horrible! horrible! murmura le Torero en portant +sa main devant ses yeux. Quel crime a donc commis +ce malheureux?</p> + +<p>—Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... +le crime pour lequel tu seras condamné comme lui, +exécuté comme lui... si je n'arrive à te persuader.</p> + +<p>—Quel crime? répéta machinalement le Torero.</p> + +<p>—Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il +a épousée.</p> + +<p>—Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...</p> + +<p>Mais la Giralda est catholique!</p> + +<p>—Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est +hérétique...</p> + +<p>—Elle a été baptisée, se débattit le Torero.</p> + +<p>—Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le +pourra. Et, le pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela +suffit, te dis-je, et, toi qui rêves d'unir ton sort au sien, +tu seras traité comme celui-ci.</p> + +<p>—Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?</p> + +<p>—Ton père.</p> + +<p>—Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre +altéré de sang que la nature maudite me donna pour +père?</p> + +<p>Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage +au balcon d'un des somptueux palais bordant la place. +Ce balcon, comme celui de Fausta, était resté, jusque-là, +inoccupé. Et voilà que les larges portes-fenêtres, donnant +accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes grandes, +et une foule de seigneurs, de noble dames, de +prêtres et de moines se montraient par les baies.</p> + +<p>Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un +personnage, devant qui tous les autres s'effaçaient, parut +sur le balcon, s'assit paisiblement, tandis que tous les +assistants, restés à l'intérieur, se groupaient derrière le +fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de +la main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer +distraitement sur le bûcher embrasé et sur la foule +hurlante un regard froid et acéré.</p> + +<p>En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, +Fausta s'approcha de lui jusqu'à le toucher, et, la face +étincelante, le dominant du regard, impérieuse et fatale, +elle lui jeta en plein visage, d'une voix tonnante:</p> + +<p>—Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...</p> + +<p>Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, +et, affolé, il bégaya:</p> + +<p>—Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?</p> + +<p>Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit +au poignet et répéta:</p> + +<p>—Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... +le voici!...</p> + +<p>Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, +d'un air ennuyé, regardait se consumer les +corps des sept suppliciés.</p> + +<p>Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, +cria d'une voix où il y avait plus de douleur certes que +d'horreur:</p> + +<p>—Le roi!...</p> +<br><br><br> + + +<h3>III</h3> + +<h3>LE FILS DU ROI</h3> + +<p>Un long moment, Fausta considéra silencieusement, +avec une sombre satisfaction, le jeune homme qui paraissait +accablé de douleur.</p> + +<p>Elle avait mené toute cette partie de son entretien +avec une habileté infernale.</p> + +<p>Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, +qui n'inspirait que la terreur à la majorité de +ses sujets, était abhorré par une minorité composée +d'une élite dans laquelle tous les éléments de la société +fraternisaient, momentanément unis dans la haine et +l'horreur que leur inspirait le sombre despote.</p> + +<p>Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, +soldats, bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait +de tout dans cette minorité. Le mécontentement +était assez général, assez profond pour qu'un mouvement +occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou +illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. +Nous avons vu Fausta présider et diriger à son +gré une réunion de ces révoltés. Qu'un mouvement +sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou +d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le +branle.</p> + +<p>Fausta savait tout cela.</p> + +<p>Elle savait encore que le Torero était au nombre de +ceux pour qui le nom du roi était synonyme de meurtre, +de fureur sanglante, et à qui il n'inspirait que haine et +horreur. De plus, chez le Torero, la haine du tyran se +doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait +d'avoir assassiné son père.</p> + +<p>La haine du Torero pour le roi Philippe existait de +longue date, farouche et tenace, et Fausta le savait. Si +le Torero ne s'était pas affilié à ceux qui cherchaient, +dans l'ombre, à frapper, ou tout au moins à renverser le +despote, ce n'était pas par prudence ou par dédain. Sa +haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir +personnellement.</p> + +<p>Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du +roi Philippe au moment où Fausta s'était dressée devant +lui pour lui crier: «C'est ton père!»</p> + +<p>On comprend que le coup avait pu l'accabler.</p> + +<p>Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, +don César, trompé par des récits—probablement +intéressés—où la fiction côtoyait dangereusement la +vérité, don César s'était complu à dresser, dans son +coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il +n'avait jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, +il le parait des qualités les plus sublimes, il lui apparaissait +tel qu'un dieu.</p> + +<p>Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela +ne lui paraissait pas croyable.</p> + +<p>Il se disait:</p> + +<p>«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon +père... il ne peut pas être mon père puisque... je sens +que je le hais toujours!... Non, non, mon père est +mort!...»</p> + +<p>Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. +Il n'y avait pas à douter: c'était bien cela, le roi était +bien son père. Alors, il se raccrochait désespérément à +son idéal renversé, il cherchait des excuses à cet homme +qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans +doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les +actes connus du roi pour y découvrir quelque chose, +susceptible de le grandir à ses yeux.</p> + +<p>Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il +constatait qu'il ne trouvait rien. Et, dans une révolte de +tout son être, il se disait:</p> + +<p>«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il +possible qu'un fils haïsse son père? N'est-ce pas plutôt +moi qui suis un monstre dénaturé?»</p> + +<p>Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.</p> + +<p>On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette +raison, ou pour toute autre que nous ignorons, sa mère +n'avait jamais occupé dans son coeur la place qu'y avait +eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il +avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première +place avait toujours été pour son père. Et voici que, +par un de ces revirements qu'il ne cherchait pas à +s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait le père et +prenait sa place.</p> + +<p>Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait +savamment soufflé la haine dans son coeur, la haine +contre son père, et qui, soudain, pour excuser cette haine +monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus profonde, +plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, +avait fait intervenir sa mère.</p> + +<p>Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments +divers, n'était plus qu'une loque humaine dont +elle pourrait disposer à sa guise.</p> + +<p>Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le +Torero, le fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre +la main pour le prendre. Elle serait reine, impératrice, +elle dominerait le monde par lui—car il ne serait +jamais qu'un instrument entre ses mains.</p> + +<p>Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui +avait dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée +d'un meurtre, régicide doublé de parricide, en le parant +des apparences d'une légitime défense.</p> + +<p>Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, +les yeux exorbités obstinément fixés sur le roi, doucement, +de ses propres mains, Fausta poussa les battants +de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, dérobant +à ses yeux une vue qui lui était si pénible.</p> + +<p>En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa +un long soupir de soulagement et parut sortir d'un rêve +angoissant comme un cauchemar.</p> + +<p>Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant +à même de continuer l'entretien, dit doucement +d'une voix grave où perçait une sourde émotion:</p> + +<p>—Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement +dévoilé la vérité. Les circonstances ont été plus +fortes que ma volonté et m'ont emportée malgré moi.</p> + +<p>Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la +nuque aux talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris +dans la bouche de Fausta une ampleur insoupçonnée.</p> + +<p>En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une +impression pénible qu'il traduisit en répétant avec +amertume et en secouant la tête:</p> + +<p>—Monseigneur!...</p> + +<p>—C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement +Fausta, en attendant mieux.</p> + +<p>Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant +de la princesse avait, presque textuellement, prononcé +les mêmes paroles. Que lui voulait-on, décidément? Il +résolut de le savoir au plus tôt, et, comme Fausta lui +indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», +le Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui +lui paraissait obscur dans l'extraordinaire aventure qui +lui arrivait.</p> + +<p>—Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, +vous prétendez que je suis fils légitime du roi +Philippe?</p> + +<p>Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put +s'empêcher de rendre intérieurement hommage à la +force d'âme de ce jeune homme.</p> + +<p>«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est +pas le premier venu. Il a une dose d'orgueil vraiment +royale. Tout autre à sa place, eût accepté la révélation +que je lui ai faite en exultant. Celui-ci reste froid. Il ne +se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu me +pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la +preuve que je me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition +à ce point? Après avoir eu le malheur de me +heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur +d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces +fous pour qui fortune, naissance, puissance, couronne +même, ne sont que des mots vides de sens?»</p> + +<p>En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard +chargé d'imprécations et de menaces, comme si elle eût +sommé Dieu de lui venir en aide.</p> + +<p>Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas +personnellement, elle répondit du tac au tac:</p> + +<p>—Des documents, d'une authenticité indiscutable, que +je possède, des témoins, dignes de foi, prétendent que +vous êtes fils légitime du roi Philippe. Et c'est pourquoi +je le dis. Mais je ne prétends rien, personnellement, +croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour très +prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.</p> + +<p>Très doucement, le Torero dit:</p> + +<p>—A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos +paroles, ni que je suspecte vos intentions!</p> + +<p>Et, avec un sourire amer:</p> + +<p>—Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de +roi... futurs rois eux-mêmes. Tout infant que je suis—vous +l'assurez—je n'ai pas été élevé sur les marches +du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, au +milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir +des princes, mes frères. C'est mon métier, madame, à +moi, un métier dont je vis, n'ayant ni douaire, ni titres, +ni dotations. Je suis un gardeur de taureaux, madame. +Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un +gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour +auquel vous êtes accoutumée sans doute, vous, princesse +souveraine.</p> + +<p>Fausta approuva gravement de la tête.</p> + +<p>Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:</p> + +<p>—Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?</p> + +<p>—Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère +s'appelait Elisabeth de France, épouse légitime de +Philippe, roi, reine d'Espagne, par conséquent.</p> + +<p>Le Torero passa la main sur son front moite.</p> + +<p>—Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, +puisque je suis fils légitime, pourquoi cet abandon? +Pourquoi cette haine acharnée d'un père contre son +enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, +haine qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous +m'avez bien dit, n'est-ce pas, que ma mère était morte +des mauvais traitements que lui infligeait son époux?</p> + +<p>—Je l'ai dit et je le prouverai.</p> + +<p>—Ma mère était donc coupable?</p> + +<p>—Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, +la reine, votre mère, votre auguste mère, était +une sainte.</p> + +<p>Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth +de Valois, fille de Catherine de Médicis, façonnée +au métier de reine par sa redoutable mère, pouvait avoir +été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une sainte.</p> + +<p>Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait +sur sa piété filiale, d'autant plus ardente et aveugle +qu'il n'avait jamais connu sa mère, pour lui faire accepter +toutes les exagérations qu'il lui conviendrait d'imaginer.</p> + +<p>Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en +son pouvoir le sentiment filial en faveur de la mère.</p> + +<p>Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable +aux yeux du fils, et plus, forcément, sa fureur contre +l'époux, bourreau de sa mère, se déchaînerait violente, +irrésistible.</p> + +<p>Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une +joie manifeste. Il eut un long soupir de soulagement +et demanda:</p> + +<p>—Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet +acharnement, pourquoi ce long martyre dont vous avez +parlé? Le roi serait-il réellement le monstre altéré de +sang que d'aucuns prétendent qu'il est?</p> + +<p>Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré +comme tel. Maintenant qu'il savait qu'il était son père, +il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres +yeux.</p> + +<p>Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, +elle répondit:</p> + +<p>—Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, +un sentiment de tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, +c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse de coeur, c'est la +cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui +déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait +un semblant d'excuse.</p> + +<p>—Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, +inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?</p> + +<p>—Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai +parlé d'un semblant d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une +aberration commune à bien des hommes: la jalousie.</p> + +<p>—Jaloux!... Sans motif?</p> + +<p>—Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, +sans amour.</p> + +<p>—Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime +pas?</p> + +<p>Fausta sourit.</p> + +<p>—Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, +dit-elle.</p> + +<p>—Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au +crime? Ce que vous appelez jalousie, d'autres pourraient, +plus justement peut-être, l'appeler férocité.</p> + +<p>Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne +disait ni oui ni non.</p> + +<p>—C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable +qu'il me faut vous conter, dit-elle, après un léger silence. +Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. +Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il savait, n'oserait +parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, de +celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il +n'était pas mort à la fleur de l'âge.</p> + +<p>—L'infant Carlos! s'exclama le Torero.</p> + +<p>—Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.</p> + +<p>Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta +se mit à la lui raconter, en l'arrangeant à sa manière, +en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte +qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y reconnaître.</p> + +<p>Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des +précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement +l'esprit de celui à qui elle s'adressait, et ceci d'autant +plus que certains de ces détails correspondaient à certains +souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient lumineusement +certains faits qui lui avaient paru jusque-là +incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises +par lui.</p> + +<p>Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle +faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux +du roi, du père, de l'époux, cela sans insister, en ayant +l'air de l'excuser et de le défendre. En même temps, la +figure de la reine se détachait, douce, victime résignée +jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.</p> + +<p>Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la +légitimité de sa naissance, il était convaincu de l'innocence +de sa mère, il était convaincu de son long martyre. +En même temps, il sentait gronder en lui une haine +furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné +lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant +devenu un homme. Et il se sentait animé d'un désir +ardent de vengeance.</p> + +<p>Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le +jeune homme dans l'état d'exaspération où elle le +voulait; elle attaqua résolument, selon sa coutume:</p> + +<p>—Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je +m'étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je +vous ai dit que j'avais répondu à un sentiment d'humanité +fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis +que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une +sympathie qui s'accroît de plus en plus, au fur et à +mesure que je vous pénètre davantage. Chez moi, mon +prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je vous ai +offert mon amitié, je vous l'offre encore.</p> + +<p>—Madame, vous me voyez confus et ému à tel point +que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer +ma gratitude.</p> + +<p>—Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...</p> + +<p>—Madame, interrompit vivement le Torero, qui +s'exaltait sans s'en apercevoir, comment pouvez-vous +me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser +l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse +au-dessus de tout?</p> + +<p>Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une +douce mélancolie.</p> + +<p>—Défions-nous des mouvements spontanés, prince.</p> + +<p>Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement +le jeune homme enivré:</p> + +<p>—S'il nous était permis de suivre les impulsions de +notre coeur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir +sans désemparer ce que le mien me dicte tout +bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus +puissants de la terre, car je devine en vous les qualités +rares qui font les grands rois.</p> + +<p>Très ému par ces paroles prononcées avec un accent +de conviction ardente, plus ému encore par ce qu'elles +laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero +s'écria:</p> + +<p>—Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne +entièrement à vous.</p> + +<p>L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un +geste comme pour signifier qu'elle acceptait de le diriger +et qu'il pouvait s'en rapporter à elle. Et, très calme, +très douée:</p> + +<p>—Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques +mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui +je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que +je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous +êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, +ce que vous pouvez faire, et où vous allez.</p> + +<p>—Je vous écoute, madame, fit avec déférence le +Torero. Il me semble que la vie me paraîtrait terne, +insupportable, si vous ne deviez plus l'éclairer de votre +radieuse présence.</p> + +<p>Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière +à l'époque en général, et plus spécialement au tempérament, +extrême en tout, de l'Espagnol. Néanmoins, Fausta +crut démêler un accent de sincérité indéniable dans la +manière dont furent prononcées ces paroles.</p> + +<p>Elle reprit avec force:</p> + +<p>—Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre +quoi que ce soit de grand, malgré votre popularité, +parce que votre obscurité et surtout votre naissance +douteuse viendraient se briser contre des préjugés +de caste, plus puissants dans ce pays que partout +ailleurs. Si vous avez du génie, vous êtes condamné +quand même à végéter, obscur et inconnu: votre +naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux emplois +publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?</p> + +<p>—Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni +les honneurs. Mon obscurité ne me pèse pas, et, quant +à la pauvreté, elle m'est légère. Au reste, vous savez +peut-être que, si je voulais accepter tous les dons que les +nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon +intention, je pourrais être riche.</p> + +<p>—Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: +brave comme le Torero. On dit aussi: généreux comme +le Torero. Cependant, maintenant que vous savez que +vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer +l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce +jour.</p> + +<p>—Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette +existence a son charme, et je ne vois pas pourquoi je la +changerais.</p> + +<p>Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. +Ces paroles dénotaient un manque d'ambition qui contrariait +ses projets.</p> + +<p>—Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est +pas permis de vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué +de biens et d'ambition. Vous oubliez que demain, quand +vous paraîtrez dans l'arène, vous serez misérablement +assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si je +vous abandonne.</p> + +<p>Le Torero eut un sourire de défi.</p> + +<p>—Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire +que vous ne vous laisserez pas égorger comme mouton +à l'abattoir.</p> + +<p>—C'est bien cela, madame.</p> + +<p>—Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort +détient la puissance suprême, vous oubliez que, celui-là, +c'est le roi. Pensez-vous qu'il s'arrêtera à des demi-mesures +et se contentera de lâcher sur vous quelques misérables +coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous +comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques +hardis compagnons qui n'hésiteront pas à tirer l'épée +pour votre défense. Insensé que vous êtes! Sachez donc, +puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée sera +sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes +d'armes, avec arquebuses et canons, tiendront la ville +sous la menace. On espère, on compte qu'un incident +surgira qui permettra de charger la canaille. Vous serez +frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, +Je vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.</p> + +<p>Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, +firent impression sur le Torero. Néanmoins il ne +se rendit pas sur-le-champ.</p> + +<p>—Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.</p> + +<p>Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le +bûcher que les lourds rideaux dérobaient à leur vue:</p> + +<p>—Le même crime de ce malheureux que vous avez +entendu clamer son innocence.</p> + +<p>Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser +sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.</p> + +<p>—Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je +fuirai. Je quitterai l'Espagne.</p> + +<p>Fausta sourit.</p> + +<p>—Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.</p> + +<p>—J'ai des amis, je puis m'assurer les services de +quelques braves résolus à tout, pourvu qu'on y mette +le prix. Je passerai de force.</p> + +<p>—Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, +engager une armée entière, car vous vous heurterez, +vous, à une armée, à dix armées s'il le faut.</p> + +<p>Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne +plaisantait pas, qu'elle était sincèrement convaincue +que le roi ne reculerait devant rien pour le faire disparaître. +A son tour, il eut la perception très nette que sa +vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même +temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, +il demanda:</p> + +<p>—Que faire alors?</p> + +<p>Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit +pour la lui arracher.</p> + +<p>Très calme, elle reprit:</p> + +<p>—Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser +une question: Voulez-vous vivre?</p> + +<p>—Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! +A cet âge, on trouve la vie assez bonne pour y tenir!</p> + +<p>—Etes-vous résolu à vous défendre?</p> + +<p>—N'en doutez pas, madame.</p> + +<p>—Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?</p> + +<p>—Par tous les moyens, madame.</p> + +<p>—S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je +à vous sauver.</p> + +<p>—Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre +ennemi avant qu'il ne vous ait mis à mal.</p> + +<p>Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta +en certaines circonstances. Il semblait qu'elle avait dit +la chose la plus simple, la plus naturelle du monde. +Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait vivement +l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété +qu'elle observait le jeune homme.</p> + +<p>Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était +dressé brusquement, et, livide, tremblant, il s'exclamait:</p> + +<p>—Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez +pas, madame... Vous voulez m'éprouver sans doute?</p> + +<p>—Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que +vous étiez un homme. Je me suis trompée. N'en parlons +plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une femme, je ne +laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.</p> + +<p>—Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.</p> + +<p>—Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui +vous assassinera, puisque vous tremblez a la seule pensée +de frapper.</p> + +<p>—Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings +avec fureur. Mais le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! +J'aime mieux qu'il me tue moi-même.</p> + +<p>Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui +faire perdre le terrain gagné dans cet esprit. Avec une +souplesse admirable, elle changea de tactique, et avec +un haussement d'épaules:</p> + +<p>—Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous +parle de tuer?</p> + +<p>—Cependant, vous avez dit...</p> + +<p>—J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas +voulu dire: il faut tuer.</p> + +<p>Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence +muette. Ses traits convulsés se rassérénèrent, et, +pour cacher son désarroi, il s'excusa en disant:</p> + +<p>—Pardonnez ma nervosité, madame.</p> + +<p>—Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je +vais parler clairement. Ce que le roi craint par-dessus +tout, c'est que l'on apprenne que vous êtes son fils légitime +et l'héritier de sa couronne. Il eût pu employer +la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la besogne en +lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. +Mais, si secret que soit un jugement, si dociles que soient +des magistrats, qui peut jurer qu'une indiscrétion ne +sera pas commise?</p> + +<p>—Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais +menacé d'une arrestation suivie d'une condamnation à +mort, naturellement.</p> + +<p>—Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité +que lorsqu'il lui sera dûment démontré qu'il ne peut +vous atteindre autrement. Vous pouvez plus que vous ne +pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet +de la divulgation de votre naissance.</p> + +<p>—Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends +pas grand-chose à toutes ces complications. La pensée +que je suis réduit à comploter bassement contre mon +propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse +qu'odieuse, et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.</p> + +<p>—Je comprends vos scrupules et je les approuve.</p> + +<p>Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! +je conçois que votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux +pour vous, si pénible pour moi que cela soit, je +dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis donc: +Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne +du roi. Le père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est +lui seul que vous devez voir, c'est lui seul que vous +devez combattre.</p> + +<p>Le Torero demeura un moment songeur et, redressant +le front, il dit douloureusement:</p> + +<p>—Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant +j'ai peine à l'accepter.</p> + +<p>Fausta se fit glaciale.</p> + +<p>—Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez +à vous défendre et que vous consentez à tendre bénévolement +le cou pour mieux recevoir la mort?</p> + +<p>Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel +Fausta l'examina avec une anxiété qu'elle ne pouvait +surmonter. Enfin il se décida.</p> + +<p>—Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une +voix sourde. J'ai droit à la vie, comme tout le monde. +Je me défendrai donc coûte que coûte.</p> + +<p>Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de +reprendre:</p> + +<p>—Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard +ne fasse connaître votre naissance. Proclamez-la +vous-même, hautement. Je vous remettrai les preuves +irréfutables de cette naissance. Ces preuves, étalez-les +au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le +royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la +couronne. Il faut que l'on connaisse l'odieuse conduite +du roi envers votre sainte mère et envers vous. Quand +on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de réprobation +unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son +trône. Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, +croyez-le.</p> + +<p>—C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. +Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez +quand vous dites que je vous ai crue capable de me conseiller +un assassinat. Il faudrait être aveugle pour ne +pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler +que des pensées nobles et pures.</p> + +<p>Fausta daigna sourire.</p> + +<p>—Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la +haine mortelle du roi en proclamant moi-même ma +naissance?</p> + +<p>—Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. +La vérité étant connue de tous, votre meurtrier +serait incontinent désigné par tous. Si puissant, si orgueilleux +qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi +jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource +de vous traduire devant un tribunal. Là, vous +réclamerez hardiment la reconnaissance publique de +tous vos droits. Et, soyez tranquille, les preuves que vous +fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. Vous +serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. +Vous n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu +de rappeler à son divin tribunal le meurtrier de votre +mère pour régner à votre tour.</p> + +<p>—Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.</p> + +<p>—Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. +Cela sera beaucoup plus tôt que vous ne +croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses jours sont +comptés.</p> + +<p>—Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si +extraordinaire que cela vous puisse paraître, je lui souhaite +de me faire attendre longtemps.</p> + +<p>Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle +l'avait tout doucement amené à accepter ses idées. Il +restait maintenant à lui faire abandonner la Giralda.</p> + +<p>Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que +ce serait là le plus dur de sa tâche. Mais elle avait +mené à bien des intrigues autrement scabreuses. L'avoir +amené à trouver tout naturel de monter sur un trône, +c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de +Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût +ou non, une fois pris dans l'engrenage, il serait bien +forcé d'aller jusqu'au bout. Et, quant à la petite bohémienne, +s'il se montrait irréductible sur ce point, elle +aurait tôt fait de s'en débarrasser.</p> + +<p>—Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un +rêve éblouissant, ainsi je vous devrai une couronne! +Comment pourrai-je m'acquitter envers vous?</p> + +<p>—Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta +d'un air détaché. Pour le moment il faut mettre sur +pied tous les aboutissants de cette entreprise. Vous +pensez bien que cela n'ira pas sans quelques difficultés.</p> + +<p>—Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.</p> + +<p>—D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: +une armée entière tiendra la ville sous la menace. Il +faut qu'il y ait bagarre, émeute, tel est le plan du roi, +conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, vous seriez +tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais +mon affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du +roi, j'oppose une armée à moi, que j'ai levée de mes +deniers.</p> + +<p>—Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.</p> + +<p>—Je l'ai fait.</p> + +<p>—Mais pourquoi?</p> + +<p>—Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement +Fausta. A cette armée de gentilshommes, de soldats +aguerris, qui est à moi, qui a pour mission de veiller +uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le +populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, +l'or est répandu à pleines mains dans le but de raviver +l'enthousiasme. Comme une traînée de poudre, le bruit +se répandra que le Torero est menacé. De toutes parts +les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même +temps le bruit se répandra que le Torero n'est autre que +l'infant Carlos—c'est sous ce nom que vous régnerez—disparu +dès sa naissance, poursuivi sa vie durant +par la haine implacable autant qu'injuste de son père. +L'infant Carlos sera acclamé de tous.</p> + +<p>—Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.</p> + +<p>Sans relever ces mots, Fausta reprit:</p> + +<p>—Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui +vous acclame, je défie le roi de venir vous prendre. +Demain, vous serez encore le Torero; après-demain, +vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est à +vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en +respect les troupes royales. Si vous le voulez, avant la +fin de la semaine, le roi est pris, détrôné, enfermé dans +un couvent, et vous montez sur le trône à sa place.</p> + +<p>Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, +elle ajouta vivement:</p> + +<p>—Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de +votre victoire. Vous allez trouver le roi, vous traitez avec +lui d'égal à égal. Et il s'estime trop heureux, devant +la rapidité foudroyante du mouvement, de vous reconnaître +publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et +vous, en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la +vie et le pouvoir. Vous attendez votre heure, qui ne +saurait tarder.</p> + +<p>—Je rêve!... balbutia le Torero.</p> + +<p>—Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les +Espagnes, roi du Portugal, prince souverain des Pays-Bas, +empereur des Indes. Je vous donne mes États +d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, +cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le +reste.</p> + +<p>—Oh!</p> + +<p>—Alors vous vous tournez vers la France. C'est le +rêve de votre père, cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées +et par les Alpes. En même temps vos armées +descendent des Flandres. Une campagne rapidement +menée vous livre la France, qui n'acceptera jamais un +roi huguenot. Alors vous remontez au nord et à l'est, +vous envahissez l'Allemagne comme vous avez envahi +la France, et vous reconstituez un empire plus grand +que ne fut celui de Charlemagne. Vous êtes le maître +du monde. Voilà ce que vous pouvez faire, soutenu par +la main que je vous offre. Acceptez-vous?</p> + +<p>Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de +ses rêves gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son +air illuminé transportèrent littéralement le Torero, qui, +ne sachant s'il était éveillé ou s'il rêvait, s'écria:</p> + +<p>—Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. +Mais vous, madame, vous qui jetez avec une aussi +prodigieuse désinvolture des millions dans cette entreprise, +vous qui parlez de me donner vos États, vous +enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse +puissance, que me demandez-vous? Quelle sera +votre part?</p> + +<p>Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans +les yeux du Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:</p> + +<p>—Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.</p> + +<p>Et le fixant toujours d'un regard aigu:</p> + +<p>—Il reste à régler la façon dont se fera le partage.</p> + +<p>Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle +admira en connaisseur.</p> + +<p>—Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.</p> + +<p>Très galamment, il répondit:</p> + +<p>—Ce que vous ferez sera bien fait.</p> + +<p>—Ce partage se fera de la manière la plus simple et +la plus naturelle.</p> + +<p>Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et +brusquement elle porta le coup:</p> + +<p>—Je serai votre épouse!</p> + +<p>Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une +prétention semblable, formulée d'une manière si anormale, +qui n'était pas sans le choquer quelque peu. Il +tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; il se trouvait +face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait +que ce n'était pas la même femme qu'il avait devant +lui. Sous le coup, de l'emballement, cette incomparable +beauté avait excité en lui le désir. Maintenant il la voyait +tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait peur.</p> + +<p>Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:</p> + +<p>—M'épouser! Vous! madame! vous!</p> + +<p>Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se +redressa de toute sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine +qui la faisait irrésistible, et adoucissant l'éclat +de son regard:</p> + +<p>—Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, +assez belle? Ne ferai-je pas une souveraine digne en +tous points du puissant monarque que vous allez être?</p> + +<p>—Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, +je vois que vous êtes, en effet, la jeunesse même, +et quant à la beauté, jamais, je le crois sincèrement, +nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...</p> + +<p>—Mais?... Dites toute votre pensée...</p> + +<p>—Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous +dirai en toute sincérité que je me crois tout à fait indigne +du très grand honneur que vous me voulez faire. +Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.</p> + +<p>Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.</p> + +<p>—Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne +l'êtes pas assez de votre côté. Vous n'êtes plus un homme: +vous êtes un roi. Il faut vous habituer à voir et +à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur extravagante +de penser qu'il pouvait être question d'amour +entre nous? Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois +rester souveraine avant d'être femme, de même que +l'homme doit s'effacer en vous devant le souverain.</p> + +<p>Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:</p> + +<p>—Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes +née souveraine et avez vécu en souveraine. Mais moi, +madame, je suis un simple mortel, et, si mon coeur +parle, j'écoute ce qu'il me dit.</p> + +<p>Audacieusement, elle dit:</p> + +<p>—Et votre coeur est pris.</p> + +<p>Très simplement, en la regardant en face sans provocation, +mais avec fermeté, il répondit en s'inclinant +très bas:</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un +seul instant. L'offre de ma main que je vous ai faite, je +la maintiens.</p> + +<p>—C'est que vous ne me connaissez pas, madame. +Lorsque mon coeur s'est donné une fois, il ne se reprend plus.</p> + +<p>Fausta haussa dédaigneusement les épaules.</p> + +<p>—Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. +Il ne saurait en être autrement.</p> + +<p>Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle +se leva et, plus doucement:</p> + +<p>—Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez +pas, vous dis-je. J'attends votre retour avec confiance. +Votre réponse ne peut pas ne pas être conforme à mes +désirs. Allez.</p> + +<p>Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia +sans qu'il eût pu dire ce qu'il avait à dire:</p> + +<p>Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle +avait très bien compris ce qui s'était passé dans l'esprit +du Torero. Elle avait vu dans son esprit que, si elle le +laissait parler, il allait proclamer hautement son amour +pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir +entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, +le prince, sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver +son amour. Fausta avait senti cela, et c'est en +pensant à cela qu'elle avait dit: «N'accomplissez pas +l'irréparable.»</p> + +<p>Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue +n'avait pas tourné au gré de ses désirs. Le prince lui +échappait. Tout n'était pas perdu cependant. Le seul +obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait l'obstacle. +La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait +pas qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.</p> + +<p>Elle allongea la main et frappa sur un timbre. +A son appel. Centurion, dégrimé, ayant repris sa personnalité, +parut avec son sourire obséquieux.</p> + +<p>Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel +elle lui donna des instructions détaillées concernant la +Giralda, ensuite de quoi le bravo s'éclipsa sans doute +pour procéder à l'exécution immédiate des ordres +reçus.</p> + +<p>Fausta demeura encore une fois seule.</p> + +<p>Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, +ouvrit un tiroir secret et en sortit un parchemin qu'elle +considéra longuement avant de le cacher dans son sein, +en murmurant:</p> + +<p>«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le +mieux est de le remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi +d'une pierre deux coups. D'abord, je me concilie l'amitié +du grand inquisiteur et du roi. S'ils ont des soupçons +au sujet de cette conspiration, je les endors. Je +trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que +le roi Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera +au profit de son successeur.</p> + +<p>Elle réfléchit une seconde, et:</p> + +<p>«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai +remis ce parchemin à M. d'Espinosa? Voilà sa mission +manquée, lui qui a promis de rapporter ce parchemin +à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, +je me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. +Avec ses idées spéciales, il est capable de se croire +Déshonoré.»</p> + +<p>Et avec un sourire terrible:</p> + +<p>«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré +et qu'il ne peut laver son honneur dans le sang +de son ennemi, il n'a qu'une ressource: le laver dans +son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... +C'est à voir!...»</p> + +<p>Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom +de Pardaillan appela dans son esprit celui de son fils, +et elle songea:</p> + +<p>«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, +le fils de Pardaillan? Il serait temps pourtant de rechercher +cet enfant.»</p> + +<p>Elle réfléchit encore un moment et murmura:</p> + +<p>«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je +réussisse, soit que j'échoue. Il sera temps de rechercher +mon fils.»</p> + +<p>Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau +sur un timbre et jeta un ordre à la suivante, accourue.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait +devant le vestibule d'honneur du grand inquisiteur, +logé au palais.</p> + +<p>Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, +en échange de certaines conditions qu'elle posa, elle +remit spontanément la fameuse déclaration du feu roi +Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne héritier +de la couronne de France.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<h3>ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO</h3> + +<p>En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers +l'auberge de la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait +comme sa fiancée confiée aux bons soins de la +petite Juana.</p> + +<p>Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants +qu'il bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment +qui lui faisait redouter un malheur. Il lui +semblait qu'un danger pressant planait sur la Giralda...</p> + +<p>Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé +par le charme de Fausta, il lui paraissait que toute cette +histoire de sa naissance qu'elle lui avait contée n'était +qu'un roman imaginé en vue d'il ne savait quelle mystérieuse +intrigue.</p> + +<p>«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il +en marchant. Rien ne concorde avec ce que je sais. +Comment ai-je été assez sot pour me laisser abuser à +ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a +donné maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement +m'a toujours assuré que mon père avait été mis +à la torture sur l'ordre du roi et que, pour être bien +assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu +à assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi +n'est pas, ne peut pas être mon père.»</p> + +<p>Et avec une ironie féroce:</p> + +<p>«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une +pitié seulement que j'aie pu m'arrêter un instant à +pareille folie! Suis-je fait pour être roi! Ah! par le +diable! serai-je plus heureux quand, pour la satisfaction +d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, +mes amis, mon amour et lié mon sort à celui de +Mme Fausta, qui fera de moi un instrument bon à tuer +des milliers de mes semblables pour l'assouvissement +de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai +là un maître redoutable devant qui je devrai plier +sans cesse. Au diable, la Fausta; au diable, la couronne +et la royauté. Torero je suis. Torero je resterai, et vive +l'amour de ma gracieuse et tant douce et tant jolie Giralda! +Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de +m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté +par un gentilhomme de cette valeur, il faudra que +je sois bien emprunté pour ne pas faire mon chemin, +honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, c'est +dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec +lui.»</p> + +<p>En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, +et ce fut avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à +surmonter, qu'il pénétra dans le cabinet de la mignonne +Juana.</p> + +<p>Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien +tranquille, riant et jasant avec la petite Juana. Presque +du même âge toutes les deux, aussi jolies, de même +condition, vives et rieuses, aussi franches, elles étaient +devenues tout de suite une paire d'amies.</p> + +<p>Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de +France, veillait avec son sourire narquois sur la fiancée +de ce jeune prince pour qui il s'était pris d'une soudaine +et vive sympathie.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi +une partie de la matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre +de Juana, lui avait fait part du désir exprimé par don +César de le voir veiller sur la Giralda. Sans dire un mot, +Pardaillan avait ceint gravement son épée—cette épée +qu'il avait ramassée sur le champ de bataille, lors de +sa lutte épique avec les estafiers de Fausta—et il était +descendu, sans perdre un instant, se mettre à la disposition +de la petite Juana.</p> + +<p>Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque +eût été assez téméraire pour pénétrer dans le cabinet +sans l'assentiment de la maîtresse du lieu. Et, à le voir +si calme, si confiant dans sa force, les deux jeunes filles +s'étaient senties plus en sûreté que si elles avaient été +sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes +du roi.</p> + +<p>Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:</p> + +<p>—Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il +donc?</p> + +<p>Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton +assez incrédule:</p> + +<p>—Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, +que vous donnez ce titre d'ami à un aussi piètre personnage +que le Chico?</p> + +<p>—Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez +bien que je ne plaisante jamais avec une chose respectable. +Que le Chico soit un piètre personnage, comme +vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! l'habitude +de subordonner mes sentiments à la condition +sociale de ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre +d'ami au Chico, c'est qu'effectivement il l'est. Et quand +je vous aurai dit que je suis extrêmement réservé dans +mes amitiés, ce sera une manière de vous dire que le +Chico mérite tout à fait ce titre.</p> + +<p>—Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un +homme tel que vous en parle de si élogieuse façon?</p> + +<p>—Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez +en savoir plus long, je vous dirai un de ces jours ce +qu'il a fait pour acquérir mon estime. Pour le moment, +tenez pour très sérieux que je le considère réellement +comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question: +Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le +croyais de vos bons amis à vous aussi, ma jolie Juana?</p> + +<p>Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie +dans la façon dont le chevalier prononça ces dernières +paroles. Mais, avec le seigneur français, il n'était +jamais facile de se prononcer nettement. Il avait une si +singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire +surtout si déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. +Aussi ne s'arrêta-t-elle pas à ce soupçon, et avec une +moue enfantine:</p> + +<p>—Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.</p> + +<p>—Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?</p> + +<p>—Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est +un sot.</p> + +<p>—Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez +pas croire. C'est un garçon très fin au contraire, très +intelligent, et qui vous est, je crois, très attaché. J'espère +que ce renvoi n'est pas définitif et que je le reverrai +bientôt ici.</p> + +<p>—Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans +qu'on ait besoin de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle +aussi éhonté, aussi dépourvu d'amour-propre.</p> + +<p>—Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement +de l'air dépité avec lequel elle avait dit ces +paroles. Il ne faudrait pas trop s'y fier toutefois, et je +crois que, si tout autre que vous se permettait de lui +manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi +bénévolement que vous dites.</p> + +<p>—Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet +et ce n'est pas à sa louange, convenez-en.</p> + +<p>—Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à +moi, le Chico. Quelle que soit sa faute, j'implore son +pardon, ma jolie hôtesse.</p> + +<p>Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine +de refuser quoi que ce soit à Pardaillan. La grâce fut +donc magnanimement accordée. Bien mieux, on courut +à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.</p> + +<p>Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans +son gîte mystérieux et il n'insista pas davantage.</p> + +<p>Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, +il commençait à trouver le temps quelque peu long +lorsque le Torero vint le délivrer.</p> + +<p>La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû +se rendre chez cette princesse qui prétendait connaître +sa famille et se disait en mesure de lui révéler le secret +de sa naissance. Mais, comme don César était +parti sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder +pour elle le peu qu'elle savait.</p> + +<p>Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa +discrétion outrée, s'abstint soigneusement de toute allusion +à l'absence du Torero. Il pensait que, pour que +don César fût résolu à s'absenter alors qu'il croyait +sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité +impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de +veiller sur sa fiancée: il veillait. Il se demandait +bien, non sans inquiétude, où pouvait être allé le +jeune homme, mais il gardait ses impressions pour +lui.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très +agréable.</p> + +<p>Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait +que pour ceux qu'il affectionnait.</p> + +<p>De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin +de se confier à un ami. Non pas qu'il hésitât sur la +conduite à tenir, non pas qu'il eût des regrets de la +détermination prise de refuser les offres de Fausta, +mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire +aventure qui lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, +et il était persuadé qu'un esprit délié comme +celui du chevalier saurait projeter la lumière sur ces +obscurités.</p> + +<p>Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir +remercié la petite Juana avec une effusion émue, après +l'avoir assurée de son éternelle gratitude, il entraîna le +chevalier dans une petite salle où il lui serait possible +de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et +en même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet +où il laissait la Giralda avec Juana. Une sorte +d'instinct l'avertissait en effet que sa fiancée était menacée. +Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il +se tenait sur ses gardes.</p> + +<p>Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques +flacons poudreux, le Torero dit:</p> + +<p>—Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la +maison où nous nous sommes introduits cette nuit et +où j'ai trouvé ma fiancée appartient à une princesse +étrangère?</p> + +<p>Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, +il prit son air le plus ingénument étonné pour +répondre:</p> + +<p>—Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.</p> + +<p>—Cette princesse prétend connaître le secret de ma +naissance. J'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allé +la voir.</p> + +<p>Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table +le verre qu'il allait porter à ses lèvres, et malgré lui +s'écria:</p> + +<p>—Vous avez vu Fausta?</p> + +<p>—Je reviens de chez elle.</p> + +<p>—Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.</p> + +<p>—Vous la connaissez donc?</p> + +<p>—Un peu, oui.</p> + +<p>—Quelle femme est-ce?</p> + +<p>—C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? +Vingt ans, peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. +Elle est jeune, elle est remarquablement belle, et... vous +avez dû le remarquer, je présume...</p> + +<p>Le Torero hocha doucement la tête.</p> + +<p>—Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué +en effet. Je désire savoir quelle sorte de femme +elle est.</p> + +<p>—Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement +riche, et généreuse en proportion de sa fortune. On la +dit très puissante aussi. C'est elle qui a renversé le +pauvre Valois. Elle fait trembler sur son trône le jouteur +le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint. +Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle +réussît à dominer votre roi, Philippe, un bien triste +sire, soit dit sans vous fâcher, et M. d'Espinosa lui-même, +qui me paraît autrement redoutable que son +maître.</p> + +<p>Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il +sentait confusément que le chevalier en savait, sur le +compte de cette princesse, beaucoup plus long qu'il ne +voulait bien le dire. Mais c'était une nature très fine +que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier +que depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que +cet homme ne disait que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.</p> + +<p>—Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous +demande si on peut avoir confiance en elle.</p> + +<p>—Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. +Avoir confiance en Fausta! Cela dépend d'une foule +de considérations qu'elle est seule à connaître, naturellement. +Si elle vous promet, par exemple, de vous faire +proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné—et +elle a parfois la franchise de vous prévenir—vous +pouvez vous en rapporter à elle. Si elle vous +promet aide et assistance, il serait peut-être prudent de +s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront +profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent +de compter sur elle dès l'instant où vous ne lui +serez plus utile. Si elle vous aime, tenez-vous sur vos +gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre +dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait +de vous. Si vous lui rendez service, ne comptez pas sur +sa reconnaissance.</p> + +<p>—C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. +Et je ne serais pas fâché de savoir jusqu'à quel point +je dois prêter créance à ses paroles.</p> + +<p>—Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. +Elle ne ment jamais non plus. Elle dit toujours les +choses telles qu'elle les voit à son point de vue... Ce +n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond +pas toujours à la vérité exacte.</p> + +<p>Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se +faire une opinion exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder +par questions directes. Il jugea que le mieux était +de conter point par point les différentes parties de son +entrevue.</p> + +<p>—Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, +incroyable. Tenez-vous bien, chevalier, vous allez +être étonné. Elle prétend que je suis... fils de roi!</p> + +<p>Pardaillan ne parut nullement étonné.</p> + +<p>—Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que +vous deviez être de très illustre famille. On sent qu'il +y a de la race en vous, et, malgré la modestie de votre +position, vous fleurez le grand seigneur d'une lieue.</p> + +<p>—Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; +mais de là à être de sang royal, et, qui mieux est, héritier +d'un trône, le trône d'Espagne, avouez qu'il y a +loin.</p> + +<p>—Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible +pourtant, et j'avoue, quant à moi, que vous feriez +figure de roi autrement noble et impressionnante que +celle de ce vieux podagre qui règne sur les Espagnes.</p> + +<p>—Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?</p> + +<p>—Pourquoi pas?</p> + +<p>Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:</p> + +<p>—N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme +vous dites?</p> + +<p>—Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai +eu un instant de sotte vanité et que je me suis cru fils +de roi. Mais j'ai réfléchi depuis, et maintenant...</p> + +<p>—Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.</p> + +<p>—Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.</p> + +<p>—Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.</p> + +<p>—Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la +prétention elle-même. Ce qui la rend absurde à mes +yeux, ce sont les circonstances anormales qui l'accompagnent.</p> + +<p>—Expliquez-vous.</p> + +<p>—Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi +et d'une mère irréprochable, j'aie été poursuivi par la +haine aveugle de mon père? Qu'on en ait été réduit, +pour sauver les jours menacés de l'enfant, à l'enlever, +le cacher, l'élever—si on peut dire, car, en résumé, +je me suis élevé tout seul—obscur, pauvre, déshérité?</p> + +<p>—Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le +caractère féroce, ombrageux à l'excès du roi Philippe, +je ne vois, pour ma part, rien de tout à fait impossible +à ce qui peut paraître un roman.</p> + +<p>Le Torero secoua énergiquement la tête.</p> + +<p>—Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les +conditions dans lesquelles j'ai été élevé sont normales, +naturelles, je dirai mieux, elles me paraissent obligatoires +s'il s'agit—et je crois que c'est mon cas—d'une +naissance clandestine, du produit d'une faute, pour +tout dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à +fait inadmissibles dans un cas normal et légitime... +tel que la naissance de l'héritier légitime d'un +trône.</p> + +<p>Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment +sincère, le Torero demeura un moment rêveur.</p> + +<p>Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, +et qui continuait de l'observer avec une attention soutenue, +songea en lui-même:</p> + +<p>«Pas si mal raisonné que cela.»</p> + +<p>Cependant le Torero reprenait:</p> + +<p>—Et quand bien même je serais le fils du roi, quand +bien même Mme Fausta étalerait à mes yeux les preuves +les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu'elle +détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise? +Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je +m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, +je fuirais l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur +et sans nom.</p> + +<p>—Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont +les yeux pétillaient.</p> + +<p>—Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait +les bras, s'il me reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer +le passé, ne serais-je pas en droit d'accepter la nouvelle +situation qui me serait faite?</p> + +<p>—Si votre père vous tendait les bras, dit gravement +Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre +coeur et d'oublier le mal qu'il pourrait vous avoir fait.</p> + +<p>—N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien +ce que je pensais. Mais ce n'est pas du tout cela que +l'on m'offre.</p> + +<p>—Diable! que vous offre-t-on?</p> + +<p>—On m'offre des millions pour soulever les populations, +on m'offre le concours de gens que je ne connais +pas. On ne m'offre pas l'affection paternelle. En échange +de ces millions et de ces concours, on me propose de +me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte +de fils sera un acte de rébellion envers mon père.</p> + +<p>—C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact +avec ce père, et c'est les armes à la main que je lui +adresserai mon premier mot. Et, quand je l'aurai humilié, +bafoué, vaincu, je lui imposerai de me reconnaître +officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre, +ce que l'on me propose, chevalier.</p> + +<p>—Et vous avez accepté?</p> + +<p>—Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus +au monde. Je vous considère comme un frère aîné que +j'aime et que j'admire. Je ne veux avoir rien de caché +pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et confiance, +apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis +cette mauvaise action de songer à accepter.</p> + +<p>—Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne +est bonne à prendre.</p> + +<p>—Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait +présenté les choses de telle manière, je crois. Dieu me +pardonne, que la raison m'abandonnait: j'étais comme +ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. J'étais sur le point +d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à ce +moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour +mieux dire, m'a posé une dernière condition.</p> + +<p>—Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait +bien de quoi il retournait.</p> + +<p>—La princesse m'a offert de partager ma fortune, +ma gloire, mes conquêtes en devenant ma femme.</p> + +<p>—Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. +On vous offre la fortune, un trône, la gloire, des +conquêtes prodigieuses, et, comme si cela ne suffisait +pas, on y ajoute l'amour sous les traits de la femme la +plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien +que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser +des offres aussi merveilleuses.</p> + +<p>—Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition +qui m'a sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda +qui m'a aimé de tout son coeur alors que je n'étais qu'un +pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la menaçait, oh! +d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas +elle serait la première victime de ma lâcheté, et que, +pour me hausser à ce trône, avec lequel on me fascinait, +il me faudrait monter sur le cadavre de l'innocente +amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien honteux.</p> + +<p>«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après +celle-là, nier ta puissance!»</p> + +<p>Et tout haut, d'un air railleur:</p> + +<p>—Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.</p> + +<p>—Je n'ai pas eu le temps de refuser.</p> + +<p>—Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus +en plus railleur.</p> + +<p>—La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé +que ma réponse fût renvoyée à après-demain.</p> + +<p>—Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant +l'oreille.</p> + +<p>—Elle prétend que demain se passeront des événements +qui influeront sur ma décision.</p> + +<p>—Ah! quels événements?</p> + +<p>—La princesse a formellement refusé de s'expliquer +sur ce point.</p> + +<p>On remarquera que le Torero passait sous silence tout +ce qui concernait l'attentat prémédité sur sa personne, +que lui avait annoncé Fausta. Celle-ci avait parlé d'une +armée mise sur pied, d'émeute, de bataille, et sur ce +point le Torero pensait fermement qu'elle avait considérablement +exagéré. Il croyait donc à une vulgaire +tentative d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer +un secours pour si peu. Il devait amèrement se reprocher +plus tard ce faux point d'honneur.</p> + +<p>Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité +dans les réticences du jeune homme. Il n'eut pas de +peine à la découvrir, puisqu'il avait entendu Fausta +adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y +sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:</p> + +<p>«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, +et il ne me dit rien. Heureusement, je sais, moi, +et je serai là, moi aussi.»</p> + +<p>Et tout haut, il dit:</p> + +<p>—Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain +vous pourrez dire à la princesse que vous acceptez d'être +son heureux époux.</p> + +<p>—Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le +Torero. J'espère bien ne jamais la revoir. Du moins ne +ferai-je rien pour la rencontrer. Ma conviction est absolue: +je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun droit au +trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je +serais fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce +trône, ma résolution est irrévocablement prise: Torero +je suis, Torero je resterai. Pour accepter, je vous l'ai dit, +il faudrait que le roi consentît à me reconnaître spontanément. +Je suis bien tranquille sur ce point. Et, quant +à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, +et il me suffit.</p> + +<p>Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait +bien sincère, bien déterminé. Néanmoins, il tenta une +dernière épreuve.</p> + +<p>—Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une +couronne. Je ne connais pas de mortel assez grand, assez +désintéressé pour refuser la suprême puissance.</p> + +<p>—Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet +oiseau rare. N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas +à me faire changer d'idée. Laissez-moi plutôt vous demander +un service.</p> + +<p>—Dix services, cent services, dit le chevalier très +ému.</p> + +<p>—Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un +peu cette réponse, je l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons +de croire que l'air de mon pays ne nous vaut rien, +à moi et à la Giralda.</p> + +<p>—C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.</p> + +<p>—Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait +pas trop de nous emmener avec vous dans votre +beau pays de France?</p> + +<p>—Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander +un service! Mais, cornes du diable! c'est vous qui me +rendez service en consentant à tenir compagnie à un +vieux routier tel que moi!</p> + +<p>—Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez +à traiter ici seront terminées, je pars avec vous. Il me +semble que dans votre pays je pourrais me faire ma +place au soleil, sans déroger à l'honneur.</p> + +<p>—Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et +belle, ou j'y perdrai mon nom.</p> + +<p>—Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: +s'il m'arrivait malheur...</p> + +<p>—Ah! fit Pardaillan hérissé.</p> + +<p>—Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. +Aimez-la, protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. +Voulez-vous me promettre cela?</p> + +<p>—Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. +Votre fiancée sera ma soeur, et malheur à qui oserait +lui manquer.</p> + +<p>—Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce +que vaut votre parole.</p> + +<p>—Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous +dise? Vous avez bien fait de repousser les offres de +Fausta. Si vous avez éprouvé un déchirement à renoncer +à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, car +vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.</p> + +<p>—Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le +Torero. Mais, vous-même, comment savez-vous?</p> + +<p>—Je sais bien des choses que je vous expliquerai +plus tard, je vous en donne ma parole. Pour le moment, +contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas le fils +du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.</p> + +<p>Et avec une gravité qui impressionna le Torero:</p> + +<p>—Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. +Il vous faut renoncer à certains projets de vengeance +dont vous m'avez entretenu. Ce serait un crime, +vous m'entendez, un crime!</p> + +<p>—Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, +si tout autre que vous me disait ce que vous me dites, +je demanderais des preuves. A vous, je dis ceci: Dès +l'instant où vous affirmez que mon projet serait criminel, +j'y renonce.</p> + +<p>—Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. +Vous viendrez en France, pays où l'on respire +la joie et la santé; vous y épouserez votre adorable +Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup +d'enfants.</p> + +<p>Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.</p> + +<p>Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.</p> + +<p>—Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour +une autre raison. Je crois à ce que vous dites parce +que je sens, je devine que vous portez bonheur à vos +amis.</p> + +<p>Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.</p> + +<p>—C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la +chose m'est restée gravée là—il mit son doigt sur son +front—une femme qu'on appelait la bohémienne Saïzuma, +et qui en réalité portait un nom illustre qu'elle +avait oublié elle-même, une série de malheurs terrifiants +ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit +la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Seulement +elle ajouta que je portais le malheur en moi, +ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.</p> + +<p>Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en +juger par l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait +un passé, proche encore, passé de luttes épiques, +de deuils et de malheurs.</p> + +<p>Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha +d'avoir, sans le savoir, éveillé en lui de pénibles +souvenirs, et pour le tirer de sa rêverie il lui dit:</p> + +<p>—Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure +avec Mme Fausta? Figurez-vous, chevalier, que je +me suis trouvé en présence d'un certain intendant de +la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» +à tout propos et même hors de tout propos. +Parlez-moi de Mme Fausta pour donner aux mots leur +véritable signification. Elle aussi m'a appelé monseigneur, +et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par +l'intendant, placé dans la bouche de Fausta prenait une +ampleur que je n'aurais jamais soupçonnée. Elle serait +arrivée à me persuader que j'étais un grand personnage.</p> + +<p>—Oui, elle possède au plus haut point l'art des +nuances. Mais ne riez pas trop toutefois. Vous avez, de +par votre naissance, droit à ce titre.</p> + +<p>—Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner +du monseigneur? fit en riant le Torero.</p> + +<p>—Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je +ne le fais pas, c'est uniquement parce que je ne veux +pas attirer sur vous l'attention d'ennemis tout-puissants.</p> + +<p>—Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence +menacée?</p> + +<p>—Je crois que vous ne serez réellement en sûreté +que lorsque vous aurez quitté à tout jamais le royaume +d'Espagne. C'est pourquoi la proposition que vous +m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé +de joie.</p> + +<p>Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:</p> + +<p>—Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma +naissance mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez +ce secret. Ce secret n'est-il donc un secret que pour +moi? Ne me heurterai-je pas toujours et partout à des +gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de +se taire?</p> + +<p>Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:</p> + +<p>—Très peu de gens savent, au contraire. C'est par +suite d'un hasard fortuit que j'ai connu la vérité.</p> + +<p>—Ne me la ferez-vous pas connaître?</p> + +<p>Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:</p> + +<p>—Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait +vraiment trop pénible. Je vous dirai donc tout.</p> + +<p>—Quand? fit vivement le Torero.</p> + +<p>—Quand nous serons en France.</p> + +<p>Le Torero hocha douloureusement la tête.</p> + +<p>—Je retiens votre promesse, dit-il.</p> + +<p>Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:</p> + +<p>—Vous prendrez part à la course de demain?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Vous êtes absolument décidé?</p> + +<p>—Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner +l'ordre d'y paraître. On ne se dérobe pas à un ordre +du roi. Puis il est une autre considération qui me +met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas riche, vous +le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est instituée +de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. +Ce sont ces dons volontaires qui me permettent de vivre. +Et, bien que je sois le seul pour qui le témoignage +des spectateurs se traduise par des espèces monnayées, +je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple. +A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.</p> + +<p>—Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est +qu'une course de taureaux.</p> + +<p>Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer +et ne sortirent pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils +s'en furent se coucher de bonne heure, tous deux sentant +qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces le +lendemain.</p> +<br><br><br> + + +<h3>V</h3> + +<h3>DANS L'ARÈNE</h3> + +<p>A l'époque où se déroulent les événements que nous +avons entrepris de narrer, <i>alancear en coso</i>, c'est-à-dire +jouter de la lance en champ clos, était une mode qui +faisait fureur. Les tournois à la française étaient complètement +délaissés et, du grand seigneur au modeste +gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre +dans l'arène combattre le taureau. Car il va sans dire +que cette mode n'était suivie que par la noblesse. Le +peuple ne prenait pas part à la course et se contentait +d'y assister en spectateur.</p> + +<p>Le sire qui descendait dans l'arène—roi, prince ou +simple gentilhomme—tenait l'emploi du grand premier +rôle: le matador. En même temps, il était aussi +le picador, puisque, comme ce dernier il était monté, +bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne +venait l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous +les moyens lui étaient bons.</p> + +<p>Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite +du combattant: gentilshommes, pages, écuyers et valets, +plus ou moins nombreux suivant l'état de fortune +du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de détourner +de lui l'attention du taureau, de le défendre +en un mot. Le plus souvent le taureau portait entre les +cornes un flot de rubans ou un bouquet. Le torero improvisé +pouvait cueillir du bout de la lance ou de l'épée +ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient +à ce jeu terriblement dangereux.</p> + +<p>Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San +Francisco, lieu ordinaire des réjouissances publiques, +avait été livrée à de nombreuses équipes d'ouvriers chargés +de l'aménager selon sa nouvelle destination.</p> + +<p>La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs +invités par le roi, tout cela fut construit en quelques +heures, de façon toute rudimentaire.</p> + +<p>C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour +la construction de l'arène consistaient surtout en charrettes, +tonneaux, tréteaux, caisses, le tout habilement +déguisé et assujetti par des planches.</p> + +<p>La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que +sur l'invitation du roi. Nous avons dit que des gradins +avaient été construits à cet effet. En dehors de ces gradins, +les fenêtres et les balcons des maisons bordant +la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi +lui-même prenait place au balcon du palais. Ce balcon, +très vaste, était agrandi pour la circonstance, orné de +tentures et de fleurs, et prenait toutes les apparences +d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se +massaient derrière le roi.</p> + +<p>Le populaire s'entassait sur la place même, en des +espaces limités par des cordes et gardés par des hommes +d'armes.</p> + +<p>Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement +dresser sa tente richement pavoisée et ornée +de ses armoiries. C'est là que, aidé de ses serviteurs, il +s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait après la +joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait +s'il était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un +espace était réservé à son cheval; un autre pour sa +suite lorsqu'elle était nombreuse.</p> + +<p>Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu +de bonne heure sur les lieux, afin de surveiller lui-même +son installation très modeste—nous savons +qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente sans oriflammes, +sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.</p> + +<p>En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés +de pied en cap, étaient montés sur des chevaux solides +et fougueux, revêtus de caparaçons de combat, don +César se présentait à pied. Il dédaignait l'armure pesante +et massive et revêtait un costume de cour d'une +élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille +moyenne, mais admirablement proportionnée. Le seul +luxe de ce costume résidait dans la qualité des étoffes +choisies parmi les plus fines et les plus riches.</p> + +<p>Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il +enroulait autour de son bras et dont il se servait pour +amuser et tromper la bête en fureur, et une petite épée +de parade en acier forgé, qui était une merveille de +flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir +qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il +ne s'en était servi autrement que pour enlever de la +pointe, avec une dextérité merveilleuse, le flot de rubans +dont la possession faisait de lui le vainqueur de +la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, +à l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement +à le frapper.</p> + +<p>Sa suite se composait généralement de deux compagnons +qui le secondaient de leur mieux, mais à qui don +César ne laissait pas souvent l'occasion d'intervenir. +Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le +prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il +les devinait. En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient +de détourner l'attention du taureau.</p> + +<p>En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, +le Torero reconnut avec ennui les armes de don Iago +de Almaran sur la tente à côté de laquelle il lui fallait +faire dresser la sienne. Le Torero savait parfaitement +que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, +avait cherché à différentes reprises à s'emparer +de la jeune fille. Il savait que Centurion agissait pour +le compte du dogue du roi, et que, fort de sa faveur, +il se croyait tout permis. On conçoit que ce voisinage, +peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.</p> + +<p>Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y +avait eu une grande discussion entre la Giralda et don +César. Sous l'empire de pressentiments sinistres, celui-ci +suppliait sa fiancée de s'abstenir de paraître à la +course et de rester prudemment cachée à l'auberge de +la Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait +assister au spectacle que perdue dans la foule.</p> + +<p>Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que +le jeu auquel allait se livrer son fiancé pouvait lui être +fatal. Elle n'eût rien fait ou rien dit pour le dissuader +de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu l'empêcher +de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être +tué.</p> + +<p>La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser +ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Et la Giralda, +parée de ses plus beaux atours, était partie avec +le Torero pour se mêler au populaire.</p> + +<p>Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur +les gradins tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. +Mais il eût fallu être invitée par le roi, et, pour être +invitée, il eût fallu qu'elle fût de noblesse. Elle n'était +qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, sans amertume, +sans regrets et sans envie, elle se contentait du +sort qui était le sien.</p> + +<p>Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était +aussi connue, aussi aimée que le Torero lui-même. Or, +parmi la foule où elle se glissait à la suite du Torero, +on la reconnaissait, on murmurait son nom, et, avec +cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec +force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui +faisaient place.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, +chose bizarre, le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à +l'endroit où elle aboutit. Autour d'elle, elle n'avait que des +hommes qui se montraient galants, empressés, mais respectueux.</p> + +<p>Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui +témoignèrent leur admiration en l'autorisant, au risque +de se faire mettre au cachot, à passer de l'autre côté +de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air et de +l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se +sentir pressée, de toutes parts, à en étouffer.</p> + +<p>Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé +de main en main jusqu'à elle, lui fut offert galamment +et la voilà assise en deçà de l'enceinte réservée au populaire.</p> + +<p>En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur +son escabeau, avec les deux soldats, raides comme à la +parade, placés à sa droite et à sa gauche, avec ce groupe +compact de cavaliers placés derrière elle, elle apparaissait, +dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante +beauté, sous la lumière éblouissante d'un soleil à son +zénith, comme la reine de la fête, avec ses deux gardes +et sa cour d'adorateurs.</p> + +<p>Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, +galants cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée +jusqu'à cette place d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé +quelque appréhension à la vue de ces mines patibulaires.</p> + +<p>Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les +malgré la chaleur torride, se drapaient soigneusement +dans de grandes capes, déteintes par les pluies et le +soleil. Et, si elle avait pu voir le bas de ces capes relevé +par des rapières démesurément longues, les ceintures +garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement +et son inquiétude se fussent indubitablement +changés en effroi.</p> + +<p>Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si +merveilleusement placée, ne remarqua rien.</p> + +<p>Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux +heures. La course devant commencer à trois heures, +il avait une heure devant lui pour franchir une distance +qu'il eût pu facilement parcourir en un quart +d'heure.</p> + +<p>Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas +se soucier du gentilhomme qui le précédait, trop occupé +qu'il était à égrener un énorme chapelet qu'il +avait à la main. Seulement, de distance en distance, +principalement au croisement de deux rues, le moine +faisait un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, +tantôt à un soldat, tantôt à un religieux, et le +mendiant, le soldat ou le religieux, après avoir répondu +par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une destination +inconnue.</p> + +<p>Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il +avait le temps, que diable! N'était-il pas invité directement +par le roi en personne? Il ferait beau voir qu'on +ne trouvât pas une place convenable pour le représentant +de Sa Majesté le roi de France!</p> + +<p>Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, +où il avait si fort malmené, dans l'antichambre +du roi, le seigneur Barba Roja, sous les yeux mêmes +de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon +plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être +prudent à lui de ne pas se montrer à de puissants +personnages qui, sûrement, devaient lui vouloir la malemort, +Pardaillan n'y pensa pas.</p> + +<p>Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, +devait être furieuse d'avoir vu s'écrouler le +joli projet qu'elle avait formé de le faire mourir de +faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu assommer +à coups de banquette les estafiers qu'elle avait +lâchés sur lui, et de le voir se retirer, libre, sans une +écorchure, désinvolte et narquois. Sans compter le +menu fretin tel que le senor de Almaran, dit Barba +Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans +compter Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et +Sainte-Maline, et ce cardinal Montalte, digne neveu de +M. Peretti.</p> + +<p>Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore +qu'il avait quelque peu froissé à Paris. Il est juste de +dire qu'il ignorait complètement l'arrivée à Séville du +duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le duc +et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de +Pardaillan, attendaient impatiemment d'être remis de +leurs blessures qui, pour le moment, les tenaient cloués, +pestant et sacrant, sur les lits que le grand inquisiteur +avait mis à leur disposition.</p> + +<p>Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils +de don Carlos, pour lequel il s'était pris d'affection, aurait +sans doute besoin de l'appui de son bras.</p> + +<p>Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, +tout en avançant d'un pas nonchalant, sous le soleil +qui dardait âprement, il avait l'oeil aux aguets et la +main sur la garde de l'épée.</p> + +<p>De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. +Mais le moine qui le suivait toujours, pas à pas, +avait l'air si confit en dévotion qu'il ne lui vint pas à +l'esprit que ce pouvait être un espion qui le serrait de +près.</p> + +<p>Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue +qu'il se mit à renifler comme un chien de chasse qui +flaire une piste.</p> + +<p>«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»</p> + +<p>Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. +Le souvenir des décisions prises par Fausta, dans la +réunion nocturne qu'il avait surprise, lui revint à la +mémoire.</p> + +<p>«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais +qu'il s'agissait d'un simple coup de main. Je m'aperçois +que la chose est autrement grave que je n'imaginais.»</p> + +<p>D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout +machinal, il assujettit son ceinturon et s'assura que +l'épée jouait aisément dans le fourreau. Mais alors il +s'arrêta net au milieu de la rue.</p> + +<p>«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»</p> + +<p>Cela, c'était sa rapière.</p> + +<p>On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant +dans la chambre au parquet truqué. On se souvient +qu'en assommant les hommes de Centurion, lâchés sur +lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des +mains d'un éclopé et l'avait emportée.</p> + +<p>Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, +mettait l'épée à la main, il confiait littéralement +son existence à la solidité de sa lame. L'adresse et la +force se trouvaient annihilées si le fer venait à se briser. +Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que +celles d'à présent, un homme désarmé était un homme +mort, car son adversaire pouvait le frapper sans pitié, +sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit dès lors l'importance +capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes +éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées +et entretenues par leur propriétaire.</p> + +<p>Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un +soin méticuleux à l'entretien des siennes. De retour à +l'auberge il avait mis de côté l'épée conquise, réservant +à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait incontinent +choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer +celle perdue.</p> + +<p>Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, +que la rapière qu'il avait au côté était précisément celle +qu'il avait ramassée la veille et mise de côté.</p> + +<p>«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant +sûr de l'avoir prise à son clou. Comment ai-je pu +être distrait à ce point?»</p> + +<p>Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il +tira l'épée du fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la +retourna en tous sens, et finalement la prit par la garde +et la fit siffler dans l'air.</p> + +<p>«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je +jurerais que ce n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez +Mme Fausta. Celle-ci me paraît plus légère.»</p> + +<p>Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:</p> + +<p>«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma +chambre. Et pourtant... c'est inimaginable!...»</p> + +<p>Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer +son arme. Une sorte de fausse honte le retint. Il se +livra à un nouvel examen de la rapière. Elle lui parut +parfaite. Solide, flexible résistante, bien en main quant +à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne découvrit +aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.</p> + +<p>Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant +les épaules et en bougonnant:</p> + +<p>«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, +de traîtres, d'espions et d'assassins, ils finiront par faire +de moi un maître poltron. La rapière est bonne, gardons-la, +mordieu! et ne perdons pas notre temps à l'aller +changer, alors qu'il se passe des choses vraiment curieuses +autour de moi.»</p> + +<p>En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent +pu paraître naturelles à un étranger, mais qui ne +pouvaient manquer d'éveiller l'attention d'un observateur +comme Pardaillan.</p> + +<p>A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population +s'écrasait sur la place San Francisco, quelques +quarts d'heure à peine séparant l'instant où la course +commencerait. Les rues étaient à peu près désertes, et, +ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes les +boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres +étaient cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville +abandonnée.</p> + +<p>Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient +pu trouver de place sur le lieu de la course s'étaient +calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel mot d'ordre mystérieux +avait fait se fermer hermétiquement portes et +fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des +rues avoisinant la place?</p> + +<p>Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies +d'hommes d'armes occuper les rues étroites qui +aboutissaient à cette place. Et, au bout des rues ainsi +occupées, des cavaliers s'échelonnaient, établissant un +vaste cordon autour de cette place.</p> + +<p>Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux +qui se rendaient à la course.</p> + +<p>Alors, que faisaient-ils là?</p> + +<p>Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il +avait encore, du temps devant lui, il fit le tour de cette +place, par toutes les petites rues qui y aboutissaient.</p> + +<p>Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était +d'abord des soldats qui s'engouffraient dans des maisons +où ils se tapissaient, invisibles. Puis d'autres compagnies +occupaient le milieu de la rue. Puis, plus loin, des cavaliers, +et, par-ci par-là, chose beaucoup plus grave, des +canons.</p> + +<p>Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il +était évident que, lorsque ces troupes se mettraient en +mouvement, il serait impossible à quiconque de passer, +soit pour entrer, soit pour sortir.</p> + +<p>Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. +Pour un homme de guerre comme le chevalier, il n'y +avait pas à s'y méprendre. Il lui semblait que, en même +temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, exécutée +par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait +nettement, sous les yeux des troupes royales. En +effet, en même temps que les soldats, des groupes circulaient, +qui paraissaient obéir à un mot d'ordre. En +apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient, +à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais +l'oeil exercé de Pardaillan reconnaissait facilement, en +ces amateurs forcenés de corrida, des combattants.</p> + +<p>Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a +la manoeuvre des troupes royales. Maintenant, il voyait la +contre-manoeuvre des conjurés achetés par Fausta.</p> + +<p>Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne +voyait pas une femme, ce qui était significatif, occupaient +les mêmes rues, occupées par les troupes royales. +Sous couleur de voir le spectacle, des installations de +fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, +caisses défoncées, charrettes renversées s'empilaient +pêle-mêle, étaient instantanément occupés par des +groupes de curieux.</p> + +<p>Et Pardaillan se disait:</p> + +<p>«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu +vent de la conspiration, et, s'il laisse les hommes de +Fausta prendre si aisément position, c'est pour mieux +les tenir qu'il leur réserve quelque joli coup de sa +façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. +Ou bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui +me paraissent bien exposées.»</p> + +<p>Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan +s'en fût retourné tranquillement, puisque, en +résumé, il n'avait rien à voir dans la dispute qui se +préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan avait +sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle +de tout le monde. Après avoir bien pesté, il prit son air +le plus renfrogné, et, par une de ces bravades dont lui +seul avait le secret, il pénétra dans l'enceinte par la +porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre +d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. +Et il se dirigea vers la place qui lui était assignée.</p> + +<p>A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en +tribune. Un magnifique vélum de velours rouge frangé +d'or, maintenu à ses extrémités par des lances de combat, +interceptait les rayons du soleil.</p> + +<p>Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le +sien. M. d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, +se tint debout, derrière le fauteuil du roi. Les autres +gentilshommes de service prirent place sur l'estrade, +chacun selon son rang.</p> + +<p>A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne +connaissait, hormis le roi et le grand inquisiteur cependant, +car le premier avait honoré le page d'un gracieux +sourire et le second le tolérait à son côté, alors qu'il +eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert +d'un riche coussin de velours était placé à la gauche +de l'inquisiteur, sur lequel le page s'était assis le plus +naturellement du monde. En sorte que le roi, dans son +fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou à +gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, +soit avec ce page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.</p> + +<p>Le mystérieux page n'était autre que Fausta.</p> + +<p>Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le +fameux parchemin qui reconnaissait Philippe d'Espagne +comme unique héritier de la couronne de France. Le +geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur +du roi et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait +cependant pas abandonné la précieuse déclaration du +feu roi Henri III sans poser ses petites conditions.</p> + +<p>L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la +course dans la loge royale et qu'elle y serait placée de +façon à pouvoir s'entretenir en particulier, à tout instant, +avec le roi et son ministre. Une autre condition, +comme corollaire de la précédente, était que tout messager +qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta +serait immédiatement admis en sa présence, quels que +fussent le rang, la condition sociale; voire le costume +de celui qui se présenterait ainsi.</p> + +<p>D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être +certain qu'elle ne posait pas une telle condition par +pure vanité. Elle devait avoir des raisons sérieuses pour +agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce qu'elle demandait.</p> + +<p>Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?</p> + +<p>Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, +cette manière de routier sans feu ni lieu, qui +l'avait humilié, lui, le roi, et qui, non content de malmener +ses fidèles, dans sa propre antichambre, avait eu +l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une +insolence qui réclamait un châtiment exemplaire.</p> + +<p>Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, +enthousiastes, aux fenêtres et aux balcons de la place, +occupés par les plus grands seigneurs du royaume. Les +mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et spontanés, +dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre +importance. De là, les acclamations s'étendirent au +peuple massé debout sur la place. La vérité nous oblige +à dire qu'elles furent, là, moins nourries.</p> + +<p>Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence +solennel plana sur cette multitude.</p> + +<p>C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur +les gradins, cherchant à gagner la place qui lui était +réservée. Car, d'Espinosa, conseillé par Fausta qui connaissait +son redoutable adversaire, avait escompté qu'il +aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses dispositions +en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur +avait été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de +Navarre.</p> + +<p>Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant +par conséquent toutes les autres personnes assises, +s'efforçait de regagner sa place. Mais le passage au +milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, tous +exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se +fit pas sans quelque brouhaha.</p> + +<p>D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser +la bravade à ses limites extrêmes, le chevalier, qui +s'excusait avec une courtoisie exquise vis-à-vis des dames, +se redressait, la moustache hérissée, l'oeil étincelant, devant +les hommes et ne ménageait pas les bravades quand +on ne s'effaçait pas de bonne grâce.</p> + +<p>Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du +roi, ceux de la cour et des milliers de personnes massées +la se portèrent sur le perturbateur qui, sans souci +de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, comme on +monte à l'assaut.</p> + +<p>Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.</p> + +<p>Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme +pour le prendre à témoin du scandale.</p> + +<p>Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire +qui signifiait:</p> + +<p>«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»</p> + +<p>Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, +de façon à tourner le dos à Pardaillan qui atteignait +enfin sa place.</p> + +<p>Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, +attendu qu'il était toujours le dernier renseigné sur +tout ce qui le touchait et qu'il était peut-être le seul à +trouver très naturelles les actions qu'on s'accordait à +trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec +Barba Roja avait produit, à la cour comme en ville, une +sensation énorme. On ne parlait que de lui un peu partout, +et, si l'on s'émerveillait de la force surhumaine de +cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé une +des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme +un gamin turbulent l'homme le plus fort du royaume, on +s'étonnait et on s'indignait quelque peu que l'insolent +n'eût pas été châtié comme il le méritait.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup +d'oeil machinal autour de lui et demeura stupéfait. Il +ne voyait que regards haineux et attitudes menaçantes.</p> + +<p>Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se +laisser défier, même du regard, sans répondre à la provocation, +au lieu de s'asseoir, il resta un moment debout +à sa place, promenant autour de lui des regards fulgurants, +ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait +verdir de rage les nobles hidalgos retenus par le +souci de l'étiquette.</p> + +<p>A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, +dans l'air lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.</p> + +<p>C'était le signal impatiemment attendu par les milliers +de spectateurs. Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était +par suite d'une méprise déplorable: un geste du roi mal +interprété.</p> + +<p>Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant +au moment précis où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient +saluer l'envoyé du roi de France.</p> + +<p>C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna +vers Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en +exécution duquel l'officier; coupable d'avoir mal interprété +les gestes du roi, et donné l'ordre aux trompettes +de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.</p> + +<p>Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il +trouva plaisant de paraître accepter comme un hommage +rendu ce qui n'était qu'un hasard fortuit.</p> + +<p>«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut +une autre.»</p> + +<p>Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais +au fond de l'oeil l'intense jubilation de l'homme qui +s'amuse prodigieusement, dans un geste théâtral qu'il +était seul à posséder, il adressa à la tribune royale un +salut d'une ampleur démesurée.</p> + +<p>Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à +ce moment pour jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait +fait sonner les trompettes, le roi reçut en plein le sourire +et le salut de Pardaillan. Et, comme c'était un sire +profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres +de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin +de ne pas contrarier le plan du grand inquisiteur, plan +qu'il connaissait et approuvait.</p> + +<p>C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors +paisiblement, en jetant des coups d'oeil satisfaits autour +de lui. Mais, comme si un enchanteur avait passé par là, +bouleversant de fond en comble les sentiments intimes +de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que sourires +engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux +lèvres, une moue de dédain, il songea que le sourire que +le roi venait de lui accorder, moralement contraint et +forcé, avait suffi pour changer la haine en adulation.</p> +<br><br><br> + + +<h3>VI</h3> + +<h3>LE PLAN DE FAUSTA</h3> + +<p>Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable +obligation de dresser sa tente près de celle de +Barba Roja.</p> + +<p>Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était +dû à une intervention de Fausta. Voici comment:</p> + +<p>Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation +de don César et de Pardaillan. Le roi poursuivait +de sa haine, depuis vingt ans, son petit-fils. Cette haine +sauvage, que vingt années d'attente n'avaient pu atténuer, +était cependant surpassée par la haine récente +qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement +blessé son incommensurable orgueil.</p> + +<p>Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au +contraire, agissait sans passion et n'en était que plus +redoutable. Il n'avait, lui, ni haine, ni colère. Mais il +craignait Pardaillan. Chez un homme froid et méthodique, +mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte +était autrement dangereuse et plus terrible que la haine.</p> + +<p>De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du +petit-fils du roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait +beaucoup plus qu'il ne paraissait; que, par ambition +personnelle, il se faisait le champion et le conseiller +d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable +sans ce concours inespéré.</p> + +<p>L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un +ambitieux en Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée +au possible de cet homme, si peu semblable +aux hommes de son époque, lui avait complètement +échappé.</p> + +<p>S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, +il se fût rendu compte que jamais Pardaillan n'eût consenti +à la besogne qu'on le soupçonnait capable d'entreprendre. +Il est certain que, si le Torero avait manifesté +l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant +donné les conditions anormales de sa naissance, s'il +avait fait acte de prétendant, comme on s'efforçait de le +lui faire faire, Pardaillan lui eût tourné dédaigneusement +le dos. En condamnant un homme sur le seul soupçon +d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa +commettait donc lui-même une méchante action.</p> + +<p>Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire +générosité de Pardaillan, il ne faut pas oublier que +d'Espinosa était gentilhomme. Comme tel, il avait foi +en la parole donnée et en la loyauté de son adversaire. +Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.</p> + +<p>Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord +sur ces deux points: la prise et la mise à mort de +Pardaillan et du Torero. La seule divergence de vues +qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était dans +la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur +projet. Le roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement +l'homme qui lui avait manqué de respect. Pour +cela, que fallait-il: un officier et quelques hommes. +Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était +dit.</p> + +<p>D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer +à la majesté royale était, à ses yeux, un crime que les +supplices les plus épouvantables étaient impuissants à +faire expier comme il le méritait. Mais qu'était-ce que +quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité +du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme +d'une force physique extraordinaire, jointe à une force +d'âme peu commune, on pouvait même dire que ce +n'était rien. Il fallait trouver quelque chose d'inédit, +quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se +prolongeât des jours et des jours en des transes, en des +affres insupportables.</p> + +<p>C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé +l'idée qu'il avait aussitôt adoptée.</p> + +<p>Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, +c'est ce que nous verrons plus tard.</p> + +<p>Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour +assurer l'arrestation imminente de Pardaillan et du +Torero. Peut-être d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne +voulait bien le laisser voir, avait-il pris d'autres dispositions +mystérieuses concernant Fausta, et qui eussent +donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues. +Peut-être!</p> + +<p>Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce +qui concernait Pardaillan seulement. Le plan que le +grand inquisiteur se chargeait de mettre à exécution +était, en grande partie, son oeuvre à elle.</p> + +<p>Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan +parce qu'elle se jugeait impuissante à le frapper +elle-même, mais elle voulait sauver don César, indispensable +à ses projets d'ambition.</p> + +<p>Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère +du Torero, comme d'Espinosa s'était trompé dans +la sienne, sur celui de Pardaillan. Comme d'Espinosa, +sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se fût +réalisé, eût été inutile.</p> + +<p>La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression +s'imposait. Fausta avait jeté les yeux sur Barba +Roja pour mener à bien cette partie de son plan. Pourquoi +sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la passion +sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.</p> + +<p>Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, +elle savait que Barba Roja était une brute incapable +de résister à ses passions. Son amour, violent, +brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion +véritable.</p> + +<p>En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il +lui avait infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan +d'une haine féroce. Si le hasard voulait que le colosse se +trouvât là quand on procéderait à l'arrestation du chevalier, +il était homme à oublier momentanément son +amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.</p> + +<p>Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui +incombait le soin de débarrasser Fausta de la Giralda, +en enlevant la jeune fille. Il fallait, de toute nécessité, +qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait assigné.</p> + +<p>Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja +était loin d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, +était arrivé aisément à le persuader que Pardaillan était +épris de la bohémienne. Et, avec cette familiarité cynique +qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le +dogue du roi, il avait conclu en disant:</p> + +<p>—Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en +serez las, vous le lui renverrez... quelque peu endommagé. +Croyez-moi, c'est là une vengeance autrement intéressante +que le stupide coup de dague que vous rêvez.</p> + +<p>Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.</p> + +<p>Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner +l'ordre de prendre part à la course. Le roi s'était fait +tirer l'oreille. Il n'avait pas pardonné à son dogue une +défaite qui lui paraissait trop facile. Mais d'Espinosa +avait fait remarquer que ce serait là une manière de +montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au +demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas +celui qui les avait reçus de lutter contre le taureau, +quarante-huit heures après. Le roi s'était laissé convaincre.</p> + +<p>Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, +malgré que son bras le fît encore souffrir, il s'était juré +d'estoquer proprement son taureau pour se montrer +digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui au +moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément +en disgrâce.</p> + +<p>Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie +plus tranquille. Barba Roja, après avoir couru son taureau, +serait occupé avec la Giralda. Une rencontre entre +lui et Pardaillan serait ainsi évitée. Et, comme Fausta +prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le taureau, +ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie +bohémienne. Centurion et ses hommes opéreraient sans +lui, et à son lieu et place.</p> + +<p>Puisque nous faisons un exposé de la situation des +partis en présence, il nous paraît juste, laissant pour un +instant ces puissants personnages à leurs préparatifs, de +voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du côté +adverse.</p> + +<p>D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, +complètement ignorante des dangers qu'elle court, naïvement +heureuse de ce qu'elle croit un hasard, qui lui +permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son coeur.</p> + +<p>D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait +des appréhensions, c'était surtout au sujet de sa fiancée. +Un secret instinct l'avertissait qu'elle était menacée. +Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi qu'il l'avait +dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait +considérablement exagéré les dangers auxquels il était +exposé.</p> + +<p>Cependant, il voulait bien admettre que quelque +ennemi inconnu avait intérêt à sa mort. En ce cas, le pis +qui pouvait lui arriver était d'être assailli par quelques +coupe-jarrets, et il se sentait de force à se défendre vigoureusement. +D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer +dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. +Ce n'est pas non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses +à ciel ouvert, sous les yeux de la multitude, qu'on +viendrait lui chercher noise. Donc, toutes les histoires de +Mme Fausta n'étaient que... des histoires.</p> + +<p>S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris +par Pardaillan, il aurait perdu quelque peu de cette +insouciante quiétude.</p> + +<p>Enfin, il y avait Pardaillan.</p> + +<p>Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, +sans amis, seul, absolument seul.</p> + +<p>Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation +par où il entendait ce qui se disait et voyait ce +qui se passait dans la salle souterraine, où se réunissaient +les conjurés, au moment où Fausta parlait à Centurion +de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune +fille fût menacée.</p> + +<p>En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait +le Torero. Il savait que l'action serait chaude et qu'il y +laisserait vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit +qu'il serait là et la mort seule eût pu l'empêcher de +tenir sa promesse.</p> + +<p>Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables +préparatifs qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient +tout aussi bien le viser, que le Torero.</p> + +<p>De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne +s'ensuit pas qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu +de cette foule de seigneurs, dont il sentait la sourde +hostilité.</p> + +<p>Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, +comme il ne voyait que visages renfrognés ou menaçants, +il se hérissa plus que jamais, toute son attitude +devint une provocation qui s'adressait à une multitude.</p> + +<p>Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, +comme le pensait judicieusement le chevalier, il avait +toutes les chances d'être emporté par la tourmente.</p> +<br><br><br> + + +<h3>VII</h3> + +<h3>LA CORRIDA</h3> + +<p>Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, +à la place que d'Espinosa avait eu la précaution de lui +faire garder, les trompettes sonnèrent.</p> + +<p>C'était le signal impatiemment attendu annonçant que +le roi ordonnait de commencer.</p> + +<p>Barba Roja avait été désigné pour courir le premier +taureau. Le deuxième revenait à un seigneur quelconque +dont nous n'avons pas à nous occuper; le troisième, au +Torero.</p> + +<p>Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une +superbe bête caparaçonnée de fer comme le cavalier, se +tenait donc à ce moment dans la piste, entouré d'une +dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder dans sa +lutte.</p> + +<p>La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes +qui n'y avaient que faire, mais éprouvaient +l'impérieux besoin de venir parader là, sous les regards +des belles et nobles dames occupant les balcons et les +gradins.</p> + +<p>Nécessairement, on entourait et complimentait Barba +Roja, raide sur la selle, la lance au poing, les yeux obstinément +fixés sur la porte du toril, par où devait pénétrer +la bête qu'il allait combattre.</p> + +<p>En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et +des <i>areneros</i> de Barba Roja, il y avait tout un peuple +d'ouvriers chargés de l'entretien de la piste, d'enlever les +blessés ou les cadavres, de répandre du sable sur le sang, +de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de +mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité +urgente se révélait à la dernière minute.</p> + +<p>Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade +générale, qui excita au plus haut point l'hilarité des +milliers de spectateurs et eut l'insigne honneur d'arracher +un mince sourire à Sa Majesté. On savait que +l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, +dame! nul ne se souciait de se trouver soudain face à +face avec la bête.</p> + +<p>Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au +drame.</p> + +<p>Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la +barrière protectrice, les hommes de Barba Roja, qui +devaient supporter le premier choc du fauve, achevaient +à peine de se masser prudemment derrière son cheval, +que, déjà, le taureau faisait son entrée.</p> + +<p>C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, +sa robe était luisante et bien fournie, les jambes courtes +et vigoureuses, le cou énorme; la tête puissante, aux +yeux noirs et intelligents, aux cornes longues et effilées, +était fièrement redressée, dans une attitude de force et +de noblesse impressionnantes.</p> + +<p>En sortant du toril, où depuis de longues heures il +était demeuré dans l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, +comme ébloui par l'aveuglante lumière d'un soleil rutilant, +inondant la place. Le taureau se présentant noblement, +les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le +surprendre et le déconcerter.</p> + +<p>Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les +cornes de laquelle pendait le flot de rubans dont Barba +Roja devait s'emparer pour être proclamé vainqueur; à +moins qu'il ne préférât tuer le taureau, auquel cas le +trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise +à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel +moyen.</p> + +<p>Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il +eût voulu jeter bas la sorte de stupeur qui pesait sur +lui. Puis, son oeil de feu parcourut la piste. Tout de +suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier immobile, +attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.</p> + +<p>Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un +galop effréné.</p> + +<p>C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à +fond de train, la lance en arrêt.</p> + +<p>Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course +échevelée fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de +mort plana sur la foule angoissée.</p> + +<p>Le choc fut épouvantablement terrible.</p> + +<p>De toute la force des deux élans contraires, le fer de +la lance pénétra dans la partie supérieure du cou.</p> + +<p>Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles +puissants pour obliger le taureau à passer à sa +droite, en même temps qu'il tournait son cheval à gauche. +Mais le taureau poussait de toute sa force prodigieuse, +augmentée encore par la rage et la douleur, et +le cheval, dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait +violemment dans le vide ses jambes de devant.</p> + +<p>Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, +écrasant son cavalier dans sa chute.</p> + +<p>Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant +derrière la bête, s'efforçaient de lui trancher les +jarrets au moyen de longues piques dont le fer, très +aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce que +l'on appelait la <i>media-luna</i>.</p> + +<p>Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle +manoeuvre, le cheval, dégagé, retombé sur ses quatre +pieds, fila ventre à terre, se dirigeant vers la barrière, +comme s'il eût voulu la franchir, tandis que le taureau +poursuivait sa course en sens contraire.</p> + +<p>Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de +Barba Roja, personne, on le conçoit, ne se souciant de +rester sur le chemin du taureau, qui courait droit devant +lui.</p> + +<p>Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant +personne devant elle, la bête s'arrêta, se retourna et +chercha de tous les côtés, en agitant nerveusement sa +queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait eu le don +de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était +visible—toutes ses attitudes parlaient un langage très +clair, très compréhensible—qu'elle ferait payer cher le +mal qu'on venait de lui faire. Mais, devenue plus circonspecte, +elle resta à la place où elle s'était arrêtée et +attendit, en jetant autour d'elle des regards sanglants.</p> + +<p>Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, +étant donné surtout qu'elle se tenait sur ses gardes, +maintenant, il était clair que la deuxième passe serait +plus terrible que la première.</p> + +<p>Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, +il s'arrêta net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, +très court, et, voyant que le taureau semblait méditer +quelque coup et ne paraissait pas disposé à l'attaque, +il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre +en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à +même de le comprendre.</p> + +<p>—Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! +(Anda! anda!) Lâche! couard! chien couchant!...</p> + +<p>Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes +de l'homme qui avançait lentement, prêt à saisir au +bond l'occasion propice.</p> + +<p>Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme +accélérait son allure et redoublait d'injures vociférées +d'une voix de stentor. C'était d'ailleurs dans les moeurs +de l'époque.</p> + +<p>Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde +de répondre.</p> + +<p>Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, +se chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en +effet, tenaient pour l'homme et criaient:</p> + +<p>«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui +les oreilles! Donne-le à tes chiens!</p> + +<p>D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:</p> + +<p>«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes +au vent! Tu n'oseras pas y aller!»</p> + +<p>Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir +de sa voix les clameurs de la multitude, ne perdant +pas de vue son dangereux adversaire, accélérant toujours +son allure.</p> + +<p>Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa +brusquement la tête, visa un inappréciable instant, et, +dans une détente foudroyante de ses jarrets d'acier, d'un +bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.</p> + +<p>Contre toute attente, il n'y eut pas collision.</p> + +<p>Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à +une allure désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné +de frapper, poursuivit sa route ventre à terre du côté +opposé.</p> + +<p>Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. +Quand il le vit bondir, il obligea son cheval à obliquer +à gauche. La manoeuvre était audacieuse. Pour la tenter, +il fallait non seulement être un écuyer consommé, doué +d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être +absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que +cette monture fût douée d'une souplesse et d'une vigueur +peu communes. Accomplie avec une précision admirable, +elle eut un succès complet.</p> + +<p>Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste +de tuer, il n'en était pas de même du cavalier, qui ne +visait qu'à enlever le flot de rubans.</p> + +<p>Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, +soit—plutôt—chance extraordinaire, le colosse +réussit pleinement et, en s'éloignant à toute bride, dressé +droit sur les étriers, il brandissait fièrement la lance, au +bout de laquelle flottait triomphalement le trophée de +soie, dont la possession faisait de lui le vainqueur de +cette course.</p> + +<p>Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace, +magistralement réussi, salua la victoire de l'homme +par des vivats joyeux, et c'était toute justice, car ce +coup était extrêmement rare, et, pour se risquer à +l'essayer, il fallait être doué d'un courage à toute +épreuve.</p> + +<p>Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui +avait infligée le chevalier de Pardaillan; il avait à se +faire pardonner sa défaite et à consolider son crédit +ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à s'exposer +pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement +récompensée par le succès d'abord, ensuite par le +roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction à +voix haute.</p> + +<p>Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en +avoir fait hommage à la dame de son choix, se retirer +de la lice. C'était son droit. Mais, grisé par son succès, +enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus +et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors +de son contact avec la bête, il résolut incontinent de +pousser la lutte jusqu'au bout et d'abattre son taureau.</p> + +<p>C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir +pouvait être considéré comme jeu d'enfant à +côté de ce qu'il entreprenait. Ce fut l'impression qu'eurent +tous les spectateurs en voyant qu'il se disposait à +poursuivre la course.</p> + +<p>En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait +commencé par foncer au hasard, par instinct combatif. +Dès la première passe, il avait compris qu'il s'était trompé. +Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour +lui.</p> + +<p>Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, +sa rage et sa fureur restaient les mêmes, +mais il acquérait la ruse qui lui avait fait défaut jusque-là.</p> + +<p>Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, +presque en face de Pardaillan. C'est là que le taureau +avait éprouvé sa première déception, là qu'il avait été +frappé par le fer de la lance, là qu'il revenait toujours. +Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait terriblement +dangereux.</p> + +<p>Afin de permettre à leur maître de parader un moment +en promenant le trophée conquis, les aides de Barba +Roja s'efforçaient de détourner de lui l'attention de +l'animal.</p> + +<p>Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable +ennemi, c'était cette énorme masse de fer à quatre +pattes, comme lui, qui évoluait là-bas. C'était de là +qu'était parti le coup qui l'avait meurtri. C'était cela +qu'il voulait meurtrir à son tour.</p> + +<p>Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait +pas du gîte qu'il s'était choisi. Il dédaignait les appels, +les feintes, les attaques sournoises des hommes de Barba +Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait sur ceux qui le +harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la +poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, +comme s'il eût voulu dire: c'est ici le champ de +bataille que je choisis. C'est ici qu'il faudra me tuer, +ou que je te tuerai.</p> + +<p>Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment +paradé, il s'affermit sur les étriers, assura sa lance +dans son poing énorme et, voyant que la bête refusait +de quitter son refuge, il prit du champ et fonça sur +elle à toute vitesse.</p> + +<p>Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa +approcher et, quand elle le jugea à la distance qui lui +convenait, elle bondit de son côté.</p> + +<p>Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le +taureau, l'homme faisait obliquer son cheval à gauche, de +telle sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux +fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette manoeuvre. +Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait +passé par le chemin que l'homme lui indiquait.</p> + +<p>Or, le taureau avait appris la manoeuvre.</p> + +<p>Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, +on ne pouvait plus la lui faire.</p> + +<p>Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait +toujours fait. Seulement, à l'instant précis où le cavalier +changeait la direction de son cheval, le taureau changea +de direction aussi et, brusquement, il tourna à droite.</p> + +<p>Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête +fut épouvantable.</p> + +<p>Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les +cornes. Il fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, +une force irrésistibles.</p> + +<p>Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant +tout le poids du corps en avant pour donner plus de +force au coup qu'il voulait porter, le cavalier, frappant +dans le vide, perdit l'équilibre, la violence du choc l'arracha +de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa +monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla +s'aplatir sur le sable de la piste, proche de la barrière, +où il demeura immobile, évanoui.</p> + +<p>Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines +des spectateurs haletants.</p> + +<p>Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les +aides de Barba Roja se partageaient la besogne, et, tandis +que les uns s'élançaient au secours du maître, les autres +s'efforçaient de détourner de lui l'attention de la bête +ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par la vue +du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de +fer, frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie +large, béante.</p> + +<p>Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas +besogne si facile, d'autant que le poids du colosse s'augmentait +de celui de l'armure.</p> + +<p>Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent +de le transporter hors de la piste. La barrière +n'était pas loin, heureusement, et les quatre hommes +qui le secouraient, bien que troublés par les évolutions +du taureau, seraient parvenus à le faire passer de l'autre +côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien +arrêtée et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec +une ténacité déconcertante.</p> + +<p>Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse +de fer et surtout à celle qui l'avait frappé.</p> + +<p>Voici qui le prouve:</p> + +<p>Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de +ce qui se passait autour de lui, sans donner dans les +pièges que lui tendaient les hommes du cavalier, écrasé +sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il s'acharna +sur le malheureux coursier avec une rage dont rien +ne saurait donner une idée.</p> + +<p>Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la +masse qui l'avait bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait +pas l'autre partie qui l'avait blessé, c'est-à-dire +l'homme étendu sur le sable.</p> + +<p>Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes +encore, il le lâcha et se retourna vers l'endroit où +était tombé l'homme.</p> + +<p>Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance +et la mettait à exécution avec un esprit de suite +vraiment surprenant, c'est que toutes les tentatives des +aides de Barba Roja pour le détourner échouèrent piteusement.</p> + +<p>Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa +route pour courir sus aux importuns. Mais, quand il les +avait mis en fuite, il ne continuait pas la poursuite et +revenait avec un acharnement au blessé, qu'il voulait, +c'était visible, atteindre à tout prix.</p> + +<p>Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus +furieux que jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des +efforts de leurs camarades, se sentant enfin menacés +eux-mêmes, se résignèrent à abandonner leur maître et +s'empressèrent de courir à la barrière et de la franchir.</p> + +<p>Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, +étreintes par l'horreur et l'angoisse.</p> + +<p>La piste avait été envahie par une foule de braves, +courageux certes, animés des meilleures intentions aussi, +mais agissant sans ordre, dans une confusion inexprimable, +se tenant prudemment à distance du taureau et +ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur +vaine agitation, qu'à l'exaspérer davantage, si possible.</p> + +<p>A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, +Tous le comprirent ainsi.</p> + +<p>Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa +et, froidement:</p> + +<p>—Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en +quête d'un nouveau garde du corps pour mon service +particulier.</p> + +<p>Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours +étalé sur le sol. La seule chance qui lui restait de s'en +tirer résidait maintenant dans la solidité de son armure +et dans la versatilité de la bête qui chargeait. Si elle se +contentait de quelques coups, l'homme pouvait espérer +en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié +peut-être, mais enfin avec des chances de survivre à ses +blessures. Si la bête montrait le même acharnement +qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y avait pas d'armure +assez puissante pour résister à la force des coups +redoublés qu'elle lui porterait.</p> + +<p>Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient +de son ennemi inerte...</p> + +<p>A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait +rien de commun avec le frisson de la terreur qui la +secouait jusque-là, agita cette foule énervée par l'angoisse.</p> + +<p>Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes +se dressaient, debout, hagards, congestionnés, cherchant +à voir, à voir malgré tout, sans s'occuper de gêner +le voisin. Une immense acclamation retentit dans les +tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait +pour mieux voir, se répercuta jusque sous les arcades de +la place et dans les rues adjacentes:</p> + +<p>«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»</p> + +<p>Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et +d'espoir secoua tous les dignitaires qui oublièrent momentanément +la sévère étiquette pour se bousculer derrière +le roi, s'approcher de la rampe du balcon pour +voir.</p> + +<p>Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son +impassibilité, se dressa tout droit, les deux mains crispées +sur le velours de la rampe de fer, se penchant hors +du balcon.</p> + +<p>Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura +froide, impassible, un énigmatique sourire se jouant sur +ses lèvres, qui tremblaient légèrement.</p> + +<p>Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins +et aux fenêtres, voulaient voir. Le roi et le grand +inquisiteur voulaient voir. Tous, tous, ils voulaient +voir.</p> + +<p>Voir quoi?</p> + +<p>Ceci:</p> + +<p>Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à +pied, sans armure, ayant à la main une longue dague, +hardiment, posément, avec un sang-froid qui tenait du +prodige, venait se placer résolument entre la bête et +Barba Roja.</p> + +<p>Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, +l'acclamation spontanée, un silence prodigieux plana sur +l'assemblée haletante.</p> + +<p>Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, +avec un sourire livide:</p> + +<p>«Monsieur de Pardaillan!»</p> + +<p>Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, +de la stupeur et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en +ajoutant aussitôt:</p> + +<p>«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, +monsieur le grand inquisiteur, que nous voici débarrassés +du bravache, sans que nous y soyons pour rien. J'en suis +fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de Navarre ne +pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus +à son représentant.</p> + +<p>—Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son +calme accoutumé.</p> + +<p>—Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le +sire de Pardaillan va être mis à mal par ce fauve? intervint +délibérément Fausta.</p> + +<p>—Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais +pas un maravédis de sa peau.</p> + +<p>Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent +prophétique qui impressionna fortement le roi et d'Espinosa:</p> + +<p>—Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va +tuer proprement cette brute.</p> + +<p>—Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le +roi.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est +au-dessus du commun des mortels, même si ces mortels +ont le front ceint de la couronne. Non, sire, le chevalier +de Pardaillan ne périra pas encore dans cette rencontre, +et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir au moyen +que je vous ai indiqué.</p> + +<p>Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il +demeura tout songeur.</p> + +<p>Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain +devant lui cet adversaire inattendu, s'était arrêté comme +s'il eût été étonné.</p> + +<p>Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, +visa son adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et +porta un coup foudroyant de rapidité.</p> + +<p>Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux +qu'il avait dans l'action. Il s'était placé de profil devant +la bête, solidement campé sur les pieds bien unis en +équerre, le coude levé, la garde de la dague, longue et +flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée +à droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait +Frapper.</p> + +<p>Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça +tête baissée, et vint s'enferrer lui-même.</p> + +<p>Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe +de la dague en effaçant à peine sa poitrine.</p> + +<p>Enferré, le taureau ne bougea plus.</p> + +<p>Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi +les innombrables spectateurs de cette lutte extraordinaire.</p> + +<p>Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? +Était-il touché seulement? Comment et pourquoi demeurait-il +ainsi immobile?</p> + +<p>Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en +statue! Que faisait-il donc? Pourquoi ne frappait-il pas +de nouveau? Attendait-il donc que le taureau se ressaisît +et le mît en pièces?</p> + +<p>Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.</p> + +<p>A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les +spectateurs.</p> + +<p>Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la +garde. Il sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. +Mais, diantre! avec un adversaire de cette force, qui +pouvait savoir? La blessure était-elle suffisamment +grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de torpeur +et lui faire payer par une mort épouvantable le +coup qu'il venait de lui porter?</p> + +<p>C'est ce que se demandait Pardaillan...</p> + +<p>Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il +résolut d'en avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, +il retira l'arme, qui apparut rouge de sang, et s'écarta, +au cas, improbable, d'une suprême révolte de la bête.</p> + +<p>Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une +masse.</p> + +<p>Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés +reprirent leur expression naturelle, les gorges +contractées se dilatèrent, les nerfs se détendirent. On +respira largement: on eût dit qu'on craignait de ne pouvoir +emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons +violemment comprimés.</p> + +<p>Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent +en sanglots convulsifs; d'autres, au contraire, riaient +aux éclats. Ce fut un soulagement universel d'abord, +puis un étonnement prodigieux et puis, tout à coup, la +joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une acclamation +délirante à l'adresse de l'homme courageux qui +venait d'accomplir cet exploit.</p> + +<p>Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un +bon moment à contempler d'un oeil rêveur et attristé +l'agonie du taureau que, par un coup de maître prodigieux +à l'époque, il venait de mettre à mort.</p> + +<p>En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour +de hautains gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air +provocant. Il oubliait Fausta et son trio d'ordinaires qui se +pavanaient à une fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, +livide, dont les yeux sanglants l'eussent foudroyé +à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et d'Espinosa et +ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées d'espions. +Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.</p> + +<p>Après avoir longuement considéré le taureau expirant, +il murmura avec un accent de pitié inexprimable:</p> + +<p>«Pauvre bête!...»</p> + +<p>Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête +qui l'eût infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.</p> + +<p>En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux +tombèrent sur la dague qu'il tenait machinalement dans +son poing crispé. Il la jeta violemment, loin de lui, dans +un geste de répulsion et de dégoût.</p> + +<p>Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba +Roja qui emportaient leur maître, toujours évanoui, et, +machinalement, ses yeux allèrent alternativement du colosse +qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait déjà +à traîner hors de la piste.</p> + +<p>Ses traits reprirent leur première expression de rêverie +mélancolique, tandis qu'il songeait:</p> + +<p>«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le +plus brute, de l'homme qu'on emporte là-bas ou de la +bête, que j'ai stupidement sacrifiée?»</p> + +<p>Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans +l'intention de le féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées +furieuses, sans vouloir rien entendre, laissant ceux qui +l'abordaient, la bouche en coeur, tout déconfits et se +demandant, non sans apparence de raison, si cet intrépide +gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas +quelque peu dément.</p> + +<p>Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, +Pardaillan s'en fut retrouver le Torero, sous sa tente, +ayant résolu de ne pas réoccuper le siège qu'on lui avait réservé, +mais ne voulant pas cependant abandonner le prince +au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.</p> + +<p>Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on +avait suivi avec un intérêt passionné les phases du combat. +Mais, alors que partout ailleurs—ou à peu près—on +souhaitait ardemment la victoire du gentilhomme, +dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, +sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à +Philippe II et à d'Espinosa.</p> + +<p>Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement +que le chevalier, non armé pour une lutte inégale, devait +infailliblement succomber, victime de sa téméraire générosité, +sous l'empire de la superstition qui lui suggérait la +pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout en +souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait +vainqueur de la brute.</p> + +<p>Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, +elle fit:</p> + +<p>—Eh bien, qu'avais-je dit?</p> + +<p>—Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.</p> + +<p>—Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme +habituel, je crois que vous avez raison: cet homme est +invulnérable. Nous ne pouvons le frapper qu'en utilisant +le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en vois pas +d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.</p> + +<p>—Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.</p> + +<p>Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et +des dissimulations patientes, autant qu'il était tenace +dans ses rancunes.</p> + +<p>—Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, +serait-il opportun de remettre à plus tard la mise à exécution +de nos projets.</p> + +<p>D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement +ces paroles, regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, +laconiquement, avec un accent de froide résolution +et un geste tranchant comme un coup de hache:</p> + +<p>—Trop tard! dit-il.</p> + +<p>Fausta respira. Elle avait craint un instant que le +grand inquisiteur n'acquiesçât à la demande du roi.</p> + +<p>Philippe considéra à son tour, un moment, son grand +inquisiteur en face, puis, il détourna négligemment la +tête sans plus insister.</p> + +<p>Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de +Pardaillan.</p> +<br><br><br> + + +<h3>VIII</h3> + +<h3>LE CHICO REJOINT PARDAILLAN</h3> + +<p>La course qui suit ne se rattachant par aucun point à +ce récit, nous laisserons jouter de son mieux le noble +hidalgo, qui avait succédé à Barba Roja—sérieusement +endommagé par sa chute, paraît-il—et nous suivrons +le chevalier de Pardaillan.</p> + +<p>Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans +interruption autour de la piste, comme de nos jours.</p> + +<p>Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la +suite des seigneurs qui devaient prendre part à une des +courses et par une foule d'aides et d'ouvriers. Il y avait +de plus la ruée de tous ceux que l'intervention imprévue +du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient précipités +vers lui.</p> + +<p>La porte de la barrière franchie, la foule acclamant +le vainqueur et s'écartant complaisamment pour lui laisser +passage, Pardaillan se trouva en face de celui qu'il +cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié déshabillé, tenant +sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui +paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand +effort longtemps soutenu.</p> + +<p>Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec +tout le soin minutieux qu'on apportait à cette opération +jugée alors très importante, don César avait été un des +derniers à avoir connaissance de l'accident survenu à +Barba Roja.</p> + +<p>Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer +le colosse comme un ennemi, le Torero avait une trop +généreuse nature pour hésiter sur la conduite à tenir en +semblable occurrence. Sans prendre le temps d'achever +de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en +courant, tel fut son premier mouvement.</p> + +<p>Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il +espérait arriver à temps pour sauver son ennemi en attirant +l'attention du taureau vers lui.</p> + +<p>Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait +avancer que lentement, trop lentement au gré de +son impatiente générosité.</p> + +<p>Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement +de traverser, il apprit la foudroyante intervention +du gentilhomme français.</p> + +<p>On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero +ne pouvait s'y tromper. Pardaillan, seul, était capable +d'un trait de bravoure et de générosité pareil.</p> + +<p>Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, +étreint par l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les +poings de désespoir, se contenter d'écouter le récit du +combat fait à voix haute par ceux qui voyaient, répété +et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne +voyaient pas.</p> + +<p>La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau +ne put le tirer d'inquiétude. Il savait, en effet, que, +dans leur engouement pour ces luttes violentes, les spectateurs, +électrisés, acclamaient impartialement aussi bien +la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait leur admiration.</p> + +<p>Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent +lui apporter un peu d'espoir. Il n'eut qu'à prêter +l'oreille pour entendre les exclamations les plus diverses:</p> + +<p>«Le taureau s'est écroulé comme une masse!—Un +coup, un seul coup lui a suffi, senor!—Et avec une +méchante petite dague!—Splendide! Merveilleux!—Voilà +un homme!—Quel dommage qu'il ne soit pas +Espagnol!—Le plus admirable, c'est que c'est le même +gentilhomme qui a, l'autre jour, administré la correction +que vous savez à ce pauvre Barba Roja, qui joue de +malheur décidément!—Quoi, le même?—C'est comme +j'ai l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé +Barba Roja, aujourd'hui, il s'expose bravement pour +le secourir. C'est noble, généreux!»</p> + +<p>En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois +plus sur les faits et gestes de Pardaillan, que celui-ci me +lui en avait dit depuis qu'il le connaissait.</p> + +<p>Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le +mouvement de la foule, s'écartant pour faire place au +triomphateur, le mit face à face avec celui qu'il s'était +vainement efforcé de secourir.</p> + +<p>—Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où +courez-vous ainsi, demi nu?</p> + +<p>Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une +blessure, le Torero s'écria, en désignant de la main la +foule qui les entourait:</p> + +<p>—Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris +au milieu de cette presse, et, malgré tous mes efforts, je +n'ai pu me dégager à temps.</p> + +<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux +qui se pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement +admiratif.</p> + +<p>—Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée +au milieu d'une cohue pareille.</p> + +<p>Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il +dit très doucement:</p> + +<p>—Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet +inutile d'aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons +chez vous. Je n'aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement +le sourcil, avoir autour de moi autant d'indiscrets +personnages.</p> + +<p>Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, +sur ce ton froid qui lui était particulier quand l'impatience +commençait à le gagner, souligné par un coup +d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus pressants.</p> + +<p>Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:</p> + +<p>—Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle +imprudence!... Vous venez de me faire passer les minutes +les plus atroces de mon existence!</p> + +<p>Le chevalier prit son expression la plus naïvement +étonnée.</p> + +<p>—Moi! s'écria-t-il; et comment cela?</p> + +<p>—Comment? Mais en vous jetant témérairement, +comme vous l'avez fait, au-devant d'un adversaire terrible. +Comment, vous ne connaissez rien du caractère du +taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre, +vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la +nature l'a doté, et vous allez délibérément vous jeter sur +son chemin avec, pour toute arme, une dague à la main! +Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous soyez +vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les +chances de ne pas en revenir?</p> + +<p>—Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est +précisément celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la +pauvre bête y a laissé sa vie. Et c'est grâce à vous, du +reste.</p> + +<p>—Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne +savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s'il +était en train de se moquer de lui.</p> + +<p>Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel +il n'y avait pas à se méprendre:</p> + +<p>—Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si +bien dépeint la bête, vous m'avez si bien dévoilé son +caractère et ses manières, vous m'avez si bien indiqué +et ses ruses et la facilité avec laquelle on peut la leurrer, +vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de son +corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si +exacte l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai +eu qu'à me souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre +vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis +à la fois étonné et honteux. Tout l'honneur du coup, +si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne justice.</p> + +<p>Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec +un sérieux imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité +manifeste, le Torero leva les bras au ciel.</p> + +<p>—Vous avez une manière de présenter les choses +tout à fait particulière.</p> + +<p>Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata +franchement de rire. Et le Torero ne put s'empêcher de +partager son hilarité.</p> + +<p>—Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, +je vous dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait +vraiment de vous le triomphateur que vous vous refusez +à être, c'est précisément, d'avoir su garder assez +de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale +manière les pauvres indications que j'ai eu le +bonheur de vous donner.</p> + +<p>—Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en +droit de me garder quelque rancune de ce coup qu'il +vous plaît de qualifier de merveilleux?</p> + +<p>—Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je +crois bien que le seigneur Barba Roja aurait rendu son +âme à Dieu.</p> + +<p>—Je ne vois pas...</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la +malemort? Je crois me souvenir vous avoir entendu dire +qu'il ne mourrait que de votre main.</p> + +<p>En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil +scrutateur le loyal visage de son jeune ami.</p> + +<p>—Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère +bien qu'il en sera ainsi que je désire.</p> + +<p>—Vous voyez donc bien que vous avez le droit de +m'en vouloir, dit froidement le chevalier.</p> + +<p>Le Torero secoua doucement la tête:</p> + +<p>—Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous +le voyez, je courais au secours d'une créature humaine +en péril. Je vous jure bien, chevalier, qu'en allant +tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai +pas pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un +ennemi.</p> + +<p>L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.</p> + +<p>—En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne +risqueriez peut-être pour vous-même qu'à la toute dernière +extrémité, si je ne vous avais prévenu, vous l'eussiez +tenté en faveur d'un ennemi?</p> + +<p>—Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne +détestez-vous pas vous-même Barba Roja?</p> + +<p>Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui +pouvait exprimer aussi bien l'assentiment ou la dénégation.</p> + +<p>Puis, il dit paisiblement:</p> + +<p>—Savez-vous à quoi je pense?</p> + +<p>—Non! dit le Torero surpris.</p> + +<p>—Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous +que notre ami Cervantes ne soit pas ici présent.</p> + +<p>De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit +auxquelles il n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit +des yeux énormes et demanda machinalement:</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, +à vous entendre, une belle occasion de vous donner, à +vous aussi, ce nom de don Quichotte dont il me rebat les +oreilles à tout bout de champ.</p> + +<p>Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il +ajouta:</p> + +<p>—Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le +Barba Roja?</p> + +<p>—Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où +j'étais si bien écrasé que je n'ai pu en sortir.</p> + +<p>—Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura +le chevalier. Je n'ai pas de raisons d'en vouloir à +Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui me veut la malemort.</p> + +<p>A ce moment, une main souleva la portière qui masquait +l'entrée de la tente et un personnage entra délibérément.</p> + +<p>—Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. +Sais-tu que tu es superbe! Peste! quel costume! +Regardez donc, don César, ce magnifique pourpoint de +velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce haut-de-chausses, +et ces dentelles, et ce superbe petit manteau +de soie bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, +ma parole, ce sont vos couleurs. Et cette dague au +côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand air? Et +je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois +là.</p> + +<p>Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.</p> + +<p>Le nain était vraiment superbe.</p> + +<p>Habituellement il affectait un dédain superbe pour la +toilette. Il ne pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué +qu'il était à courir la campagne. Puis, pour tout +dire, quand il allait implorer la charité des âmes pieuses, +il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât +la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico +était un mendiant, un simple et vulgaire mendiant. Au +reste, à l'époque, la mendicité était un métier comme +un autre.</p> + +<p>Le Chico donc était habituellement en haillons. Très +propres, il est vrai, depuis la leçon que lui avait infligée +la petite Juana; mais des haillons, si propres qu'ils +soient, sont toujours des haillons. Le nain n'endossait +de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces +beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en +comparaison du magnifique costume, flamboyant neuf, +qu'il arborait ce jour-là.</p> + +<p>Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se +chargea de renseigner le chevalier.</p> + +<p>—Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est +mis dans la tête qu'il m'a de grandes obligations, alors +qu'en réalité c'est moi qui suis son obligé, le Chico est +venu me demander, comme une faveur, de m'assister +dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, +aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, +et du diable si je sais avec quel argent il a pu faire ces +frais considérables! Je ne pouvais vraiment pas lui refuser, +après tant d'attentions délicates. Ce qui fait qu'on +me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.</p> + +<p>—Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir +l'air le petit homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous +fera grand honneur, j'en réponds.</p> + +<p>Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, +et il le laissait ingénument voir.</p> + +<p>—Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble +maître. Puisque vous le dites, j'y ai réussi.</p> + +<p>—Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: +mon noble maître, en parlant de don César? Sais-tu s'il +est noble seulement, puisque lui-même n'en sait rien!</p> + +<p>—Il l'est, dit le nain avec conviction.</p> + +<p>—C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il +serait, je crois, bien en peine de montrer ses parchemins.</p> + +<p>Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en +poussant ainsi le nain sur une question qui avait alors +une très grande importance. Peut-être, connaissant sa +fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:</p> + +<p>—Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, +tiens!</p> + +<p>—Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.</p> + +<p>Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.</p> + +<p>—Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, +dit-il. Don César est un ganadero (éleveur de taureaux). +En Espagne, c'est une profession qui anoblit.</p> + +<p>—Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?</p> + +<p>—Sans doute! Ne le saviez-vous pas?</p> + +<p>—Ma foi non.</p> + +<p>—C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur +que veut bien me faire notre sire le roi, en m'admettant +à courir devant lui.</p> + +<p>—Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?</p> + +<p>—Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia +que je possède m'a été léguée par celui qui m'a +élevé et qui la tenait, sans nul doute, de mon père ou +de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.</p> + +<p>—Vous m'en direz tant...</p> + +<p>Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner +des instructions aux deux hommes qui, en outre du +Chico, devaient l'assister dans sa course:</p> + +<p>—Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le +nain, quelle mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui +t'enrôler dans la suite de don César?</p> + +<p>Le Chico regarda fixement Pardaillan.</p> + +<p>—Vous le savez bien, dit-il.</p> + +<p>—Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux +dire!</p> + +<p>Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et +baissant la voix:</p> + +<p>—Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans +la salle souterraine, dit-il.</p> + +<p>—Quel rapport?...</p> + +<p>—Vous savez bien que don César est en péril, puisque +vous ne le quittez pas d'une semelle.</p> + +<p>—Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve +de ce dévouement. Quoi! c'est pour cela que tu es venu +t'offrir? C'est pour le défendre que tu as pris cette +dague qui te donne un air si crâne?</p> + +<p>Et il considérait le petit homme avec une admiration +attendrie.</p> + +<p>Le nain cependant se méprit sur la signification de +ce coup d'oeil, et, hochant tristement la tête, il dit, sans +amertume:</p> + +<p>—Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse +et ma petite taille ne pourront apporter qu'une +aide illusoire s'il y a bataille. Peut-on savoir? La piqûre +d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour détourner +le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis +être ce mosquito, tiens!</p> + +<p>—Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. +Loin de moi la pensée de chercher à diminuer ton généreux +dévouement. Mais, mon petit, sais-tu que la +lutte sera terrible, la bagarre affreuse?</p> + +<p>—Je le sais, tiens!</p> + +<p>—Sais-tu que tu risques ta peau?</p> + +<p>—Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine +d'en parler. Et puis, si vous croyez que je tiens à la vie, +vous vous trompez, ajouta le nain d'un ton désabusé.</p> + +<p>—Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit +par la taille, mais tu as un grand coeur.</p> + +<p>—Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez +comme vous le dites, et cela doit être, puisque vous le +dites. Depuis que je vous connais, j'ai comme cela des +idées que je ne comprends pas très bien. On m'eût fort +étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles +idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce +que vous voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, +depuis que je vous ai vu, je ne suis plus le même. Un mot +de vous me bouleverse, et, pour mériter un compliment +de vous, je passerais sans hésiter à travers un brasier!</p> + +<p>Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit +homme, murmura:</p> + +<p>«Pauvre petit bougre!»</p> + +<p>Et tout haut, avec une douceur inexprimable:</p> + +<p>—Tu as raison, Chico, je comprends admirablement +ce que tu dis et je devine ce que tu ne dis pas.</p> + +<p>Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:</p> + +<p>—Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement +de tous côtés.</p> + +<p>—Qui donc m'a cherché? Vous?</p> + +<p>—Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite +hôtelière que tu connais bien.</p> + +<p>—Juana! dit le Chico qui rougit.</p> + +<p>—Tu l'as nommée.</p> + +<p>Le nain hocha la tête.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu +de ma parole?</p> + +<p>Le Chico eut une imperceptible hésitation.</p> + +<p>—Non! dit-il. Cependant...</p> + +<p>—Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.</p> + +<p>—Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...</p> + +<p>—Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela +prouve que tu n'es qu'un niais, Chico. Tu ne connais +pas les femmes.</p> + +<p>—Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? +dit le nain devenu radieux.</p> + +<p>—Je me tue à te le dire, mort-diable!</p> + +<p>—Alors?...</p> + +<p>—Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu +seras bien reçu, j'en réponds... si toutefois tu tires tes +chausses de la bagarre.</p> + +<p>—Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de +joie.</p> + +<p>—A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., +hasarda le chevalier.</p> + +<p>—Comment cela? fit naïvement le Chico.</p> + +<p>—En t'en allant avant la bataille.</p> + +<p>—Abandonner don César dans le danger! Vous n'y +pensez pas! Arrive qu'arrive, je reste, tiens!</p> + +<p>—A la bonne heure! Silence, voici le Torero.</p> + +<p>—Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le +Torero en soulevant la portière, sans entrer, le moment +approche.</p> + +<p>—A vos ordres, don César.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IX</h3> + +<h3>L'ORAGE ÉCLATE</h3> + +<p>Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se +passait, dans la loge royale, un incident que nous devons +relater ici.</p> + +<p>Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait +de son nom serait admise séance tenante en sa +présence.</p> + +<p>Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan +et de sa suite, laquelle se composait de deux hommes et +du Chico, attendait dans le couloir circulaire le moment +d'entrer dans la piste, un courrier couvert de poussière +s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à +Mme la princesse Fausta.</p> + +<p>Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, +avant de parler, indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, +qui le dévisageait avec son insistance accoutumée.</p> + +<p>Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, +dit simplement:</p> + +<p>—Parlez, comte, Sa Majesté le permet.</p> + +<p>Le courrier s'inclina profondément devant le roi et +dit:</p> + +<p>—Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.</p> + +<p>D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.</p> + +<p>—Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.</p> + +<p>—Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement +le courrier à qui Fausta venait de donner le titre +de comte.</p> + +<p>Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet +d'un coup de foudre.</p> + +<p>Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta +tressaillit.</p> + +<p>Le roi sursauta et dit vivement:</p> + +<p>—Vous dites, monsieur?</p> + +<p>—Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est +plus, répéta le comte en s'inclinant.</p> + +<p>—Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.</p> + +<p>Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un +signe de tête qui n'annonçait rien de bon pour le messager +espagnol, quel qu'il fût.</p> + +<p>Fausta sourit imperceptiblement.</p> + +<p>—Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton +glacial, votre police est mieux organisée que la mienne.</p> + +<p>—C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, +ma police n'est pas faite par des prêtres.</p> + +<p>—Ce qui veut dire?... gronda Philippe.</p> + +<p>—Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont +supérieurs en tout ce qui concerne l'élaboration d'un +plan, la mise à exécution d'une intrigue bien ourdie on +ne saurait attendre d'eux l'effort physique que nécessite +un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable occurrence, +le plus savant et le plus intelligent des prêtres +ne vaudra pas un écuyer consommé.</p> + +<p>—C'est juste, dit le roi radouci.</p> + +<p>—Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure +faite à l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra +que son messager aura fait toute la diligence qu'il était +permis d'attendre de lui. Dans quelques heures il sera +ici.</p> + +<p>—Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement +à Fausta, savez-vous quels sont les noms mis +en avant pour succéder au Saint-Père?</p> + +<p>On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi +ni comment était mort Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était +un ennemi qui s'en allait. Et quel ennemi!</p> + +<p>L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et +terrible jouteur.</p> + +<p>Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique +espagnole, comme le pape défunt, ou serait-il un allié? +Voila ce qui était important.</p> + +<p>Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il +était visible qu'il avait donné un effort surhumain +et qu'il ne se tenait debout que par un prodige de +volonté.</p> + +<p>A la question du roi, il répondit:</p> + +<p>—On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.</p> + +<p>—Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.</p> + +<p>—On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.</p> + +<p>Le roi fit une moue significative.</p> + +<p>—On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.</p> + +<p>La moue du roi s'accentua.</p> + +<p>—Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande +partie du neveu du pape défunt, le cardinal Montalte. +Il est certain que le conclave suivra docilement les indications +que lui donnera le cardinal Montalte.</p> + +<p>—Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un +signe de tête.</p> + +<p>—Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. +Vous en avez besoin.</p> + +<p>Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction +visible et ne se la fit pas renouveler.</p> + +<p>—Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie +l'élection du pape futur, n'est-il pas de vos amis, madame? +dit le roi lorsque le courrier fut sorti.</p> + +<p>—Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.</p> + +<p>—Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce +Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore?</p> + +<p>—Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, +dit Fausta dont le sourire se fit plus aigu encore.</p> + +<p>—Ne vous ont-ils pas suivie ici?</p> + +<p>—Je crois que oui, sire.</p> + +<p>Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant +sur celui d'Espinosa qui répondit par un imperceptible +signe de tête.</p> + +<p>Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence +de l'autre. Elle comprit et elle pensa:</p> + +<p>«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. +Sans le savoir et sans le vouloir, il me rend service, car +ces deux fous d'amour commençaient à me gêner plus +que je n'aurais voulu.»</p> + +<p>Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était +plus:</p> + +<p>«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je +ne ferais pas bien de retourner là-bas? Pourquoi ne +reprendrais-je pas l'oeuvre gigantesque? A présent que +Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de force à me +résister?»</p> + +<p>Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir +profondément:</p> + +<p>«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! +momentanément. Ce que j'entreprends ici ne le cède en +rien en grandeur et en puissance à ce que j'avais rêvé. +Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus sûrement à +la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si +je parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera +tranquille. Mes biens, mes États, sur lesquels le +vieux lutteur avait mis la main, me seront rendus. En +cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y serai +encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, +le fils de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher +cet enfant sans crainte d'attirer sur lui l'attention +mortelle de mon irréductible ennemi. Le trésor que +j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule connaît +la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est +plus. Mon fils, du moins, sera riche.»</p> + +<p>Et avec une sorte d'étonnement:</p> + +<p>«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir +de revoir l'innocente petite créature, de la serrer dans +mes bras? Est-ce la joie de la savoir enfin à l'abri de +tout danger?...»</p> + +<p>A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa +disait:</p> + +<p>—Et vous, madame, que comptez-vous faire?</p> + +<p>Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, +grand inquisiteur d'Espagne, la désinvolture avec laquelle +il se permettait de l'interroger sur ses projets ne +laissa pas de la piquer. Aussi, ne voulant pas se fâcher +en présence du roi, elle se fit glaciale pour demander à +son tour:</p> + +<p>—A quel sujet?</p> + +<p>—Au sujet de la succession du pape Sixte V.</p> + +<p>—Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, +en quoi cette succession peut-elle m'intéresser?</p> + +<p>D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, +avec une insistance lourde de menaces:</p> + +<p>«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès +vous a valu une condamnation à mort? N'avez-vous +pas, durant de longs mois, été la prisonnière de +celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous +annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice +et ne serez-vous pas tentée de reprendre vos projets +momentanément abandonnés?</p> + +<p>—Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces +projets n'existent plus dans mon esprit. J'y renonce librement. +Le successeur de Sixte, quel qu'il soit, ne me +verra pas me dresser sur son chemin.</p> + +<p>—Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos +conventions? Vous n'avez pas l'intention de regagner +l'Italie, Rome?</p> + +<p>—Non, cardinal. J'entends rester ici.</p> + +<p>Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant +s'intéresser à la course, ne perdait pas un mot de cette +conversation:</p> + +<p>—A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.</p> + +<p>Philippe II la regarda d'un air étonné.</p> + +<p>Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa +répondit pour lui:</p> + +<p>—Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous +pas l'astre le plus resplendissant de sa cour? Aussi +Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous gardera près +d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.</p> + +<p>L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie +ni la menace dans ces paroles d'une galanterie raffinée +en apparence.</p> + +<p>Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un +oeil froid la haute stature du grand inquisiteur devant +qui chacun se courbait et s'effaçait, elle songeait, avec +un imperceptible sourire aux lèvres:</p> + +<p>«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde +prisonnière à Séville jusqu'à ce que le pape de ton choix +soit désigné pour succéder à Sixte! Sans t'en douter tu +fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me débarrassant +de Montai te et de Sfondrato.»</p> + +<p>Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, +s'écria de son air le plus aimable:</p> + +<p>—Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?</p> + +<p>—Au contraire, sire, je manifestais mon intention de +prolonger mon séjour à la cour d'Espagne. A moins que +Votre Majesté ne me chasse, ai-je ajouté.</p> + +<p>—Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! +vous n'y pensez pas! M. le cardinal vous le disait fort +justement, à l'instant: nous ne saurions plus nous passer +de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous +êtes notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous +ferons tout ce qui dépendra de nous pour que cette captivité +ne vous soit pas trop pénible.</p> + +<p>—Votre Majesté me comble! dit sérieusement +Fausta.</p> + +<p>En elle-même, elle songeait:</p> + +<p>«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de +mes désirs, bientôt tu seras mon prisonnier à ton tour.»</p> + +<p>Cependant la deuxième course venait de s'achever +sans incident remarquable, et les nombreux valets affectés +à ce service s'activaient au nettoyage de la piste. +C'était comme un entracte en attendant la troisième +course, celle du Torero.</p> + +<p>Cette course, c'était le clou de la fête.</p> + +<p>Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: +ceux pour qui elle constituait un spectacle +empoignant, qui avait le don de les passionner au plus +haut point.</p> + +<p>En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque +chose, soit qu'ils fussent affiliés à la société secrète +dont le duc de Castrana était le chef nominal, soit qu'ils +eussent été soudoyés avec l'or de Fausta. Ceux-là attendaient +le signal qui, de simples spectateurs qu'ils +étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. +Ceux-là, quand ils se mettraient en mouvement, entraîneraient +infailliblement ceux qui ne savaient rien, mais +qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne permettraient +pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.</p> + +<p>Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, +fort avant dans la confiance du roi ou du grand +inquisiteur, qui savaient tout—tout ce que le roi avait +consenti à avouer, bien entendu—tout le reste savait +qu'il était question de l'arrestation du Torero et que la +cour craignait que cette arrestation ne provoquât un +soulèvement populaire.</p> + +<p>Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y +avait les troupes massées par d'Espinosa dans l'enceinte +de la plazza et dans les rues environnantes.</p> + +<p>Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de +les énerver, et, sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient +cette course avec la même impatience, car ils +savaient qu'elle serait le terme de leur interminable +faction.</p> + +<p>Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets +sablaient et ratissaient soigneusement la piste, un silence +lourd, sinistre, pesa sur la multitude. C'était le +calme décevant qui précède l'orage.</p> + +<p>Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, +la clémence existaient pour lui en tant que mots mais +non en tant que sentiments. Et c'était cela précisément +qui faisait sa force et le rendait si redoutable. Il n'avait +qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi n'était +pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de +sa race, en la supériorité de sa dynastie.</p> + +<p>Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette +foule, l'instant d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, +était si impressionnant qu'il impressionna le roi.</p> + +<p>Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres +encadrant des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, +la sécurité absolue. Là, nul danger à courir. Le +regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s'arrêta +aux tribunes.</p> + +<p>Et Philippe se posa la question:</p> + +<p>«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes +hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, +figés là dans l'angoisse de l'attente? Combien?...»</p> + +<p>Et son oeil s'attarda sur les tribunes.</p> + +<p>Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, +par-delà les barrières et les palissades et les cordes, et +les gardes, et les arquebusiers, et les hommes d'armes.</p> + +<p>Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes +du peuple. Là, point de retraite prudemment ménagée; +là, chaque spectateur pouvait devenir une victime, payer +de sa vie la curiosité satisfaite.</p> + +<p>Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer +un long frisson, et dans le désarroi de son esprit +fulgura cette autre question, plus terrible encore que la +première:</p> + +<p>«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien +le droit d'envoyer à la mort tant de braves gens?»</p> + +<p>Et quelque chose comme un sentiment humain qui le +surprit, lui qui se croyait si fort au-dessus de l'humanité, +vint estomper l'éclat de son regard si froid l'instant +d'avant.</p> + +<p>A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.</p> + +<p>—Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient +nous échapper. Tout à l'heure, dans un instant, +ils seront en notre pouvoir et tout sera dit.</p> + +<p>Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.</p> + +<p>Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa +le couvrait de la pourpre de son costume de cardinal, +comme une énorme tache de sang qui s'étendait sur lui, +l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant du +sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce +sang répandu se confondrait avec elle, disparaîtrait en +elle.</p> + +<p>Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant +sur lui eût suffi à faire vaciller ses résolutions, le roi +qui, à l'instant même, était presque décidé à faire grâce, +le roi redevint flottant et irrésolu.</p> + +<p>—Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles +qui nous sont parvenues, on pourrait surseoir à +nos projets? Tout bien pesé, en quoi la mort de ce jeune +homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on l'exiler, +l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer +dans nos États, à peine de la vie?</p> + +<p>D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. +Néanmoins il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni +surprise ni mécontentement. Il était sans doute accoutumé +à lutter sourdement contre son orgueilleux maître +pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres +les décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.</p> + +<p>—S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en +effet, s'en débarrasser à bon compte. Mais il y a autre +chose, sire. Il y a le sire de Pardaillan.</p> + +<p>Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc +le roi? Allait-il faire grâce aussi à Pardaillan? A son +tour elle fixa le roi comme si elle eût voulu aider, de +toute sa volonté tenace, la volonté de d'Espinosa.</p> + +<p>Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude +jusque sur le chevalier. Il répondit donc vivement:</p> + +<p>—Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois +remettre à plus tard son exécution.</p> + +<p>Rudement, d'Espinosa dit:</p> + +<p>—Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le +châtiment dû à son insolence. Ce châtiment ne saurait +être différé plus longtemps. Il y va de la majesté royale, +à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter sans payer +ce crime de sa vie.</p> + +<p>Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. +Alors d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur +Fausta:</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta +pourra vous dire que je n'invente ni n'exagère rien.</p> + +<p>—Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage +peut-il vous être utile?</p> + +<p>—Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous +se sont trouvés, qui ont fait ce rêve insensé de se révolter +contre leur roi, de soulever le pays, de déchaîner +la guerre civile et de pousser sur le trône ce jeune homme +précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse +de vous apitoyer, sire.</p> + +<p>—Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! +Vous jouez votre tête, monsieur! dit le roi presque +à voix haute.</p> + +<p>—Je le sais, dit froidement d'Espinosa.</p> + +<p>—Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.</p> + +<p>—Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté +contre la couronne, contre la vie peut-être du roi. +Je dis que ce complot doit éclater ici même, dans un +instant. Je dis que ceci mérite un châtiment exemplaire, +terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes +mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en +appelle au témoignage de la princesse Fausta ici présente.</p> + +<p>Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put +s'empêcher de jeter autour d'elle ce regard du noyé qui +cherche à quelle branche il pourra se raccrocher.</p> + +<p>«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par +qui? Peu importe. Il se sera trouvé parmi les conjurés +quelque traître qui, pour un titre, pour un peu d'or, n'a +pas hésité à nous trahir tous. Je vais être arrêtée. Je +suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes +trois braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas +sans combat!»</p> + +<p>Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité +d'un éclair, et cependant son visage demeurait +toujours calme et souriant. Et comme le roi, soupçonneux, +se tournait vers elle et disait:</p> + +<p>—Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, +parlez! Expliquez-vous!</p> + +<p>Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa +droit dans les yeux:</p> + +<p>—Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de +la pure vérité.</p> + +<p>D'une voix dure, le roi demanda:</p> + +<p>—Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous +n'ayez pas cru devoir nous aviser?</p> + +<p>Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait +lui être fatal. Déjà cette femme extraordinaire, dont +le courage intrépide s'était manifesté en mainte circonstance +critique, tourmentait la poignée de la mignonne +dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait +mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné +qu'un bond adroitement calculé pouvait la soustraire +au danger d'une arrestation immédiate; déjà elle +ouvrait la bouche pour la suprême bravade et ployait +les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur, +d'une voix apaisée, déclara:</p> + +<p>—J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré +que j'étais de l'entendre confirmer mes paroles. Mais +je n'ai pas dit que je la suspectais, ni qu'elle fût mêlée +en quoi que ce soit à une entreprise folle, vouée à un +échec certain (et il insista sur ces mots). Si la princesse +n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire +à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment +pas que je savais tout et elle a dû penser, à juste +raison, que je saurais faire mon devoir.</p> + +<p>La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit +pas des lèvres de Fausta, ses jambes prêtes à bondir se +détendirent lentement, sa main cessa de tourmenter le +manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait d'un +signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:</p> + +<p>«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement +voulu me donner un avertissement? Il faut savoir. +Je saurai.»</p> + +<p>Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi +daignait s'excuser en ces termes:</p> + +<p>—Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit +M. le Grand Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, +que je pouvais douter de tout et de tous.</p> + +<p>Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un +signe de tête d'une souveraine indifférence. Quant à +d'Espinosa il reprit d'une voix grondante:</p> + +<p>—Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, +maintenant que je vous ai montré ce que complotent +les braves gens sur le sort de qui il vous plaît de +vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du +roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le +champ libre, leur donner toutes les facilités pour l'exécution +de leur forfait.</p> + +<p>Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas +rude et violent vers la sortie.</p> + +<p>—Arrêtez, cardinal! cria le roi.</p> + +<p>D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son +maître, le lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, +il se retourna posément, avec un tact admirable, +ne montrant ni trop de hâte ni trop de lenteur, et, très +calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé, +il revint se placer derrière le fauteuil du roi.</p> + +<p>—Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez +forte pour que tout le monde l'entendît dans la loge, +vous êtes un bon serviteur, et nous n'oublierons pas le +signalé service que vous nous rendez en ce jour.</p> + +<p>D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la +réparation qu'il espérait.</p> + +<p>—Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, +ajouta le roi. Je suis curieux de voir si le drôle mérite +la réputation qu'on lui fait en Andalousie.</p> +<br><br><br> + + +<h3>X</h3> + +<h3>LE TRIOMPHE DU CHICO</h3> + +<p>LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche +sa cape de satin rouge; dans sa main droite il tenait +son épée de parade.</p> + +<p>Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très +réduites. Quant à l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait +jamais fait usage, malgré les apparences, c'était une +arme merveilleuse, flexible et résistante, sortie des ateliers +d'un des meilleurs armuriers de Tolède.</p> + +<p>Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. +Tous les quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero +s'entretenant avec Pardaillan, lequel avait manifesté +son intention d'assister à la course à cet endroit qui lui +paraissait bien placé pour intervenir, le cas échéant.</p> + +<p>Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré +par une foule de gens qui paraissaient faire partie du +personnel nombreux engagé pour la circonstance.</p> + +<p>Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre +attention à ceux qui se trouvaient là et qui, sans aucun +doute, avaient le droit d'y être.</p> + +<p>Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero +serra la main du chevalier et il alla se placer au centre +de la piste, face à la porte par où devait sortir le taureau +dont il aurait à soutenir le choc. Ses deux aides +et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter +à compter de cet instant, se placèrent derrière lui.</p> + +<p>Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être +lâchée brusquement, tous ceux qui encombraient la lice +s'empressèrent de lui laisser le champ libre en se dirigeant +à toutes jambes vers les barrières, qu'ils se hâtèrent +de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.</p> + +<p>Les courtisans savaient que le Torero était condamné. +Lorsque sa silhouette élégante se détacha, seule, au milieu +de l'arène, au lieu de l'accueillir par des paroles +encourageantes, au lieu de l'exciter à bien combattre, +comme on le faisait habituellement pour les autres +champions, un silence mortel s'établit soudain.</p> + +<p>Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné +ou non. Ceux qui savaient étaient des hommes à Fausta +ou au duc de Castrana, et ceux-là étaient bien résolus +à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme pour +ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.</p> + +<p>Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse +déconcerta tout d'abord les rangs serrés du populaire. +Puis l'amour du Torero fut le plus fort; puis +l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin le désir +impérieux de le venger séance tenante de ce que plus +d'un considérait comme un outrage dont il prenait sa +part.</p> + +<p>Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut +cette sourde hostilité d'une part, cette sorte d'irritation +d'autre part. Il eut un sourire dédaigneux, mais, quoi +qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas accoutumé, +lui fut très pénible.</p> + +<p>Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple +se ressaisit et bientôt une rumeur sourde s'éleva, +timidement d'abord, puis se propagea, gagna de proche +en proche, s'enfla, et finalement éclata en un tonnerre +d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire +au silence dédaigneux des courtisans.</p> + +<p>Réconforté par cette manifestation de sympathie, le +Torero tourna le dos aux gradins et à la loge royale +et salua, d'un geste gracieux de son épée, ceux qui lui +procuraient cette minute de joie sans mélange. Après +quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il +salua le roi qui, rigide et observateur des règles de la +plus méticuleuse des étiquettes, se vit dans la nécessité +de rendre le salut à celui qui, peut-être, allait mourir. +Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur qu'il +avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la +vile populace avant de le saluer, lui, le roi.</p> + +<p>Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait +chez lui une audace rare, ne fut pas compris que +du roi et de ses courtisans, lesquels firent entendre un +murmure réprobateur. Il le fut aussi de la foule, qui +redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan +qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades +dont il avait le secret, s'écria au milieu de l'attention +générale:</p> + +<p>—Bravo, don César!</p> + +<p>Et le Torero répondit à cette approbation précieuse +pour lui par un sourire significatif.</p> + +<p>Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, +avaient alors une importance considérable. +Rien n'est plus fier et plus ombrageux qu'un gentilhomme +espagnol.</p> + +<p>Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer +ou insulter le roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. +C'était un crime insupportable, dont la répression +devait être immédiate.</p> + +<p>Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas +un nom, dont la noblesse tenait uniquement à sa profession +de ganadero qui anoblissait alors, ce misérable +aventurier s'était permis de vouloir humilier le roi. +Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur +la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses +bravos l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier +étranger, ce Français, était venu à la rescousse.</p> + +<p>Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par +le sang du Christ! voici qui était intolérable et réclamait +du sang! Si une diversion puissante ne se produisait +à l'instant même, c'en était fait: les courtisans se +ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille +s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.</p> + +<p>Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la +produisit par sa seule présence.</p> + +<p>A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant +à le signaler à l'attention de tous, le nain était connu +de tout Séville. Mais, si, sous ses haillons, sa joliesse +naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes de miniature +forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée +comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, +on imagine aisément l'effet qu'il devait produire, ses +charmes étant encore rehaussés par l'éclat du somptueux +costume qu'il portait avec cette élégance native +et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il +devait être remarqué. Il le fut.</p> + +<p>Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à +son noble maître. Il lui fit honneur, en effet. Et, qui +mieux est, il conquit d'emblée les faveurs d'un public +railleur et sceptique qui n'appréciait réellement que la +force et la bravoure.</p> + +<p>Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une +voix, partie on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» +Et tous les yeux se portèrent sur lui. Et nobles +et vilains, sur le point de s'entre-déchirer, oublièrent +leur ressentiment et, unis dans le sentiment du beau, +se trouvèrent d'accord dans l'admiration.</p> + +<p>Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi +ayant daigné sourire à la gracieuse réduction d'homme, +les exclamations admiratives fusèrent de toutes parts. +Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les +dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait +sur toutes les lèvres féminines était le même:</p> + +<p>«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»</p> + +<p>Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais +il ne s'était trouvé à pareille fête. Car il était assez +glorieux le petit bout d'homme, et, sur ce point, il était, +malgré ses vingt ans, un peu enfant.</p> + +<p>Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel +air crâne il tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant +dans son esprit une seule pensée, toujours la +même, passait et repassait avec l'obstination d'une +obsession:</p> + +<p>—Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait +voir et entendre!...</p> + +<p>Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans +la foule, et, si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins +elle le voyait très bien.</p> + +<p>Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce +qui se disait, tous les compliments qui tombaient dru +comme grêle sur son trop timide amoureux. Et elle +voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si belles +dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien +ce que ne voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans +son rêve d'adoration, c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux +que ces mêmes belles dames ne craignaient pas +de jeter effrontément sur son pâtiras.</p> + +<p>Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire +de Pardaillan, lequel, sans paraître remarquer sa rougeur +et sa confusion ni son émotion, pourtant très visibles, +l'avait doucement prise par la main, l'avait entraînée +dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y +était enfermé seul à seule.</p> + +<p>Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si +émue quand il l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des +événements nous apprendra peut-être. Tout ce que nous +pouvons dire pour l'instant, c'est que l'entretien fut plutôt +long et que la petite Juana avait les yeux singulièrement +rouges en sortant du cabinet.</p> + +<p>Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son +intention d'assister à la course. Aussi, le moment venu, +elle demanda à la vieille Barbara de l'accompagner. +Aussitôt, celle-ci d'éclater:</p> + +<p>—Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, +ma digne patronne, se peut-il que mes oreilles entendent +une demande aussi incongrue! Est-ce la place, dites-moi, +d'une jeune fille qui se respecte!</p> + +<p>Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, +ajoutant que, puisqu'elle n'avait pas droit aux places +réservées, elle se contenterait de se mêler à la foule, et +que, si Barbara refusait de l'accompagner, elle irait +seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:</p> + +<p>—Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc +d'avoir des serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables +de faire respecter leur jeune maîtresse et de la +défendre au besoin!—Suis-je donc si vieille, si impotente +que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai +avec vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, +je lui ferai voir de quel bois se chauffe votre nourrice +Barbara, que vous jugez trop vieille pour vous accompagner.</p> + +<p>C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles +étaient allées se placer au milieu de la cohue. Juana, +moins favorisée que la Giralda, n'avait pu pénétrer +jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège pour +s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, +elle qui était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait +les péripéties des différentes courses que par +ce qu'on en disait tout haut autour d'elle, mais elle +était là.</p> + +<p>C'est ainsi qu'elle avait vu—si nous pouvons ainsi +dire—la téméraire intervention de Pardaillan, et son +coeur avait battu à coups précipités. Mais, au souvenir +des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle +avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:</p> + +<p>«N'y pensons plus.»</p> + +<p>Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El +Chico!» son petit coeur se remit à battre comme il +avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne savait +pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de +grands talons, elle avait beau se hausser sur la pointe +des pieds, sauter sur place, elle ne parvenait pas à apercevoir +le nain.</p> + +<p>Et, cependant, elle entendait les acclamations qui +s'adressaient au Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela +quelques minutes plus tôt l'eût bien surprise.</p> + +<p>Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico +qu'on trouvait si beau, si brave, si mignon, si crâne +dans son superbe et luxueux costume—du moins, ainsi +le dépeignaient tant de nobles dames—il lui semblait +que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante +qu'elle tournait et retournait au gré de son caprice. Il +lui semblait que ce devait être un autre, qu'il y avait +erreur. Et nerveuse, angoissée, colère, sans savoir pourquoi +ni comment, avec des envies folles de rire et de +pleurer, elle cria:</p> + +<p>—Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse +voir!...</p> + +<p>D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, +que la vieille Barbara, stupéfaite, oublia pour la première +fois de sa vie de ronchonner, la prit docilement +dans ses bras et, avec une vigueur qu'on ne lui eût pas +soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car +elle sentait confusément que quelque chose d'anormal +et d'extraordinaire se passait dans l'âme de son +enfant, elle la souleva et la maintint au-dessus de la +foule, assise sur sa robuste épaule.</p> + +<p>C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans +toute sa splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux +comme si elle ne l'eût jamais vu, comme si ce ne fût +pas là le même Chico avec qui elle avait, été élevée, le +même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire +souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à +l'égard de qui elle pouvait tout se permettre.</p> + +<p>C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de +changé, si ce n'est son costume et un petit air crâne et +décidé qu'elle ne lui connaissait pas. Si le Chico était +toujours le même, c'est donc que quelque chose qu'elle +ne soupçonnait pas était changé en elle. Peut-être!...</p> + +<p>Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, +et, comme à ce moment le mot poupée fleurissait sur +les lèvres pourpres de tant de jolies dames, sans savoir +ce qu'elle disait, avec un regard de colère et de +défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:</p> + +<p>—C'est à moi, cette poupée! à moi seule!</p> + +<p>Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces +moments de grandes colères, ses petits pieds, si coquettement +chaussés, battant dans le vide, se mirent à tambouriner +frénétiquement le ventre de la pauvre Barbara, +qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise toutefois, +se mit à beugler:</p> + +<p>—Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? +que vous arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon +coeur, ou vous allez crever le ventre de votre vieille nourrice!</p> + +<p>Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle +avait crié brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» +elle cria de même, en la bourrant de coups de talon furieux:</p> + +<p>«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, +ces éhontées! Elles me rendraient folle!</p> + +<p>Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir +machinalement, sans trouver un mot, tant son saisissement +était grand, et elle considéra un moment avec +une inquiétude affreuse son enfant qui, en effet, paraissait +ne plus avoir toute sa raison.</p> + +<p>Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience +qui lui restait, Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant +la matrone par la main, elle l'entraîna violemment, +en disant d'une voix coupée de sanglots:</p> + +<p>—Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une +minute de plus ici! Je ne veux plus voir, je ne veux plus +entendre!</p> + +<p>Et, avec une inconscience qui assomma littéralement +la nourrice, elle ajouta:</p> + +<p>—Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire +à cette course!</p> + +<p>C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de +la course. C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa +à la bagarre qui devait suivre et dans laquelle elle courait +le risque de perdre la vie; c'est ainsi qu'elle échappa +à la mort qui planait sur cette multitude de curieux.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XI</h3> + +<h3>VIVE LE ROI CARLOS!</h3> + +<p>Cependant le taureau avait été lâché.</p> + +<p>Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la +lumière éclatante, succédant sans transition à l'obscurité +d'où il sortait, il s'arrêta, indécis, humant l'air, +frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.</p> + +<p>Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis +il fit quelques pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, +lui présentant sa cape déployée.</p> + +<p>Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau +de satin écarlate qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout +de suite, et il fonça droit sur lui, tête baissée.</p> + +<p>Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui +ne souhaitaient pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, +empoigné par la tragique grandeur de cette lutte +inégale, suivait avec une attention passionnée les phases +de la passe.</p> + +<p>Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le +choc, sans bouger, sans faire un geste. Au moment où le +taureau allait donner son coup de corne, il déplaça la +cape à droite. Prodige, le taureau suivit le morceau +d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.</p> + +<p>La seconde d'après, les spectateurs haletants virent +don César qui, la cape jetée sur les reins, se retirait +avec autant d'aisance et de tranquillité qu'il eût pu en +montrer dans son intérieur paisible.</p> + +<p>Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace +exécuté avec un sang-froid et une maîtrise incomparables. +Même les courtisans oublièrent tout pour applaudir. +Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste +émerveillé.</p> + +<p>Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se +rua de nouveau sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa +cape en la tenant par les extrémités du collet, et, tournant +le dos à la bête, il se mit à marcher paisiblement +devant elle.</p> + +<p>La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra +que l'étoffe. Elle retourna à la charge et frappa +à gauche. Le Torero, par une série de balancements du +corps, évitait les coups et lui présentait toujours l'étoffe. +Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau +suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir +toucher autre chose que ce leurre qu'on lui présentait.</p> + +<p>Et les acclamations se firent délirantes.</p> + +<p>Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas +d'un air dédaigneux et ne murmurent pas! Mais ce Torero +prodigieux n'accomplit, en somme, que les exploits +que le dernier des capéadores exécute sans sourciller +aujourd'hui.</p> + +<p>Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque +chose comme trois siècles avant que ne fussent +créées et mises en pratique les règles de la tauromachie +moderne.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues +à l'époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, +avaient tout le charme de la nouveauté et pouvaient, à +juste raison, susciter l'enthousiasme de la foule.</p> + +<p>Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne +portait, s'arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il +pointa ses oreilles, gratta rageusement la terre, frôla le +sol de son mufle et recula pour prendre son élan.</p> + +<p>Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en +avant et en dehors de la ligne de son corps. En même +temps, il vint se placer droit devant le taureau, le plus +près possible, et, avançant un pied, il provoqua la bête.</p> + +<p>Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant +la tête, se disposait à porter son coup, il baissa brusquement +la cape, en lui faisant décrire un arc de cercle. En +même temps, il se mettait hors d'atteinte en lui livrant +un passage, par une simple flexion du buste, sans bouger +les pieds.</p> + +<p>Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape +trompeuse. Le Torero fit alors un demi-tour complet et +se présenta de nouveau devant la bête.</p> + +<p>Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son +épée le flot de rubans qu'il avait lestement cueilli au +passage.</p> + +<p>Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur +et d'angoisse, laissa éclater sa joie, et, à la considérer, +hurlante et gesticulante, on eût pu croire qu'elle venait +soudain d'être prise de folie. Les uns criaient, d'autres +applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, là +des sanglots convulsifs.</p> + +<p>Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient +le résultat de la réaction qui se produisait. C'est que, +pendant tout le temps où le Torero, après avoir provoqué +sa fureur, attendait l'assaut de la bête sans reculer +d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse étreignait +les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire +que la vie était suspendue et se concentrait, toute, dans +les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient passionnément +les mouvements violents de la brute qui, seule, +attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se soustrayait +à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient +portés.</p> + +<p>Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre +celui qui lui rappelait son déshonneur d'époux, le +roi, pendant tout ce temps, trahissait son émotion par +la contraction de ses mâchoires et par une pâleur inaccoutumée.</p> + +<p>Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait +s'empêcher de frémir en songeant qu'un faux pas, un +faux mouvement, une seconde d'inattention pouvaient +provoquer la mort de ce jeune homme en qui reposait +l'espoir de ses rêves d'ambition.</p> + +<p>Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait +injuste de ne pas dire que, pendant les instants mortellement +longs où l'homme, impassible, subissait l'attaque +furieuse de la brute, tous ceux de la noblesse, qui savaient +cependant qu'il était condamné, faisaient des +voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient +portés.</p> + +<p>Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé +de la foule, se transforma en admiration frénétique, et +l'enthousiasme déborda, délirant, indescriptible. +Mais ce n'était pas fini.</p> + +<p>Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. +Il pouvait se retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait +jamais la bête, il s'imposait à lui-même de la chasser de +la piste, seul, par ses propres moyens.</p> + +<p>Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et +variés, semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec +tant de succès, il lui fallait acculer la bête à la porte de +sortie. Pour cela, lui-même devait se placer devant cette +porte et amener le taureau à foncer une dernière fois +sur lui.</p> + +<p>Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la +brute leurrée par la cape, il était au milieu de la piste. +Il avait l'espoir derrière lui. Il pouvait au besoin reculer. +Ici, toute retraite lui était impossible. Il ne pouvait +que s'effacer à droite ou à gauche.</p> + +<p>Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, +emporté par son élan, devait passer le taureau, hésitât +seulement un centième de seconde, et c'en était fait de +lui. C'était l'instant le plus critique de sa course.</p> + +<p>La multitude savait tout cela. On respira longuement, +on reprit des forces, en vue de supporter les émotions +violentes de la fin de cette course.</p> + +<p>Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero +aurait le droit de déposer son trophée aux pieds de la +dame de son choix; pas avant. Ainsi en avait-il décidé +lui-même.</p> + +<p>Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait +cependant lui être refusée, car c'était l'instant qui +avait été choisi précisément pour son arrestation.</p> + +<p>Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante +bravoure, uniquement pour la satisfaction d'accomplir +jusqu'au bout la tâche qu'il s'était imposée de +mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps les +troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions +en vue de l'événement qui allait se produire.</p> + +<p>Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, +par la foule des gentilshommes, mais bien par des compagnies +nombreuses de soldats, armés de bonnes arquebuses, +destinées à tenir en respect les mutins, si mutinerie +il y avait.</p> + +<p>Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux +gradins, c'est-à-dire qu'elles prenaient position du côté +où était massé le populaire. Et cela se conçoit, les gradins +étant occupés par les invités de la noblesse, soigneusement +triés, et sur lesquels, par conséquent, le +grand inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait +nulle nécessité de garder ce côté de la place. Il était +naturellement gardé par ceux qui l'occupaient en ce +moment et qui étaient destinés à devenir, le cas échéant, +des combattants.</p> + +<p>Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait +éclater la révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient +à s'écraser, attendant en silence et dans un ordre +parfait que le signal convenu fût fait pour envahir la +piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.</p> + +<p>S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses +compactes d'hommes d'armes casqués et cuirassés, +sans compter ceux qui occupaient les rues adjacentes et +les principales maisons en bordure de la place, chargés +de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se +trouvait prise entre deux feux.</p> + +<p>Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient +donc qu'à entraîner le condamné du côté des gradins +où ils n'avaient que des alliés.</p> + +<p>Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons +de le dire, pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait +en détournant l'attention des spectateurs, concentrée +sur les passes audacieuses qu'il exécutait en vue +d'amener le taureau en face de la porte de sortie.</p> + +<p>Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire +qu'il était du côté opposé à celui que les troupes occupaient +peu à peu. Il vit fort bien le mouvement se dessiner +et ébaucha un sourire railleur.</p> + +<p>Au début de la course du Torero, il n'avait autour de +lui qu'un nombre plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, +d'employés aux basses besognes, qui avaient quitté précipitamment +la piste au moment de l'entrée du taureau +et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant +de retourner sur le lieu du combat pour y effectuer +leur besogne.</p> + +<p>Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention +à ces modestes travailleurs. Mais, au fur et à mesure +que la course allait sur sa fin, il fut frappé de la +métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces ouvriers.</p> + +<p>Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient +tenus, comme il convenait, modestement à l'écart, armés +de leurs outils, prêts, semblait-il, à reprendre la besogne. +Et voici que maintenant ils se redressaient et montraient +des visages énergiques, résolus, et se campaient dans des +attitudes qui trahissaient une condition supérieure à +celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.</p> + +<p>Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait +d'où, envahissaient peu à peu cette partie du couloir, se +massaient près de la porte où il se tenait, se mêlaient à +ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils semblaient +s'entendre à merveille.</p> + +<p>Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine +d'hommes qui semblaient obéir à un mot d'ordre +occulte.</p> + +<p>Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement +comme feutré de plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns +de ces étranges ouvriers s'occupaient à scier les +poteaux de la barrière.</p> + +<p>Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop +étroite, pratiquaient une brèche dans la palissade, tandis +que les autres s'efforçaient de masquer cette bizarre +occupation.</p> + +<p>Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, +et, avec cette mémoire merveilleuse dont il était +doué, il reconnut quelques visages entrevus l'avant-veille +à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit tout.</p> + +<p>«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde +d'honneur que Fausta destine à son futur roi d'Espagne, +ou je me trompe fort. Allons, mon petit prince sera bien +gardé, et je crois décidément qu'il se tirera sain et sauf +du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là, +le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent +de scier, et, au même instant, ils entoureront celui +qu'ils ont mission de sauver. Tout va bien.»</p> + +<p>Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait +peut-être dû se demander si tout allait aussi bien pour +lui-même. Il n'y pensa pas.</p> + +<p>A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder +une importance qu'ils n'ont pas, notre héros était +peut-être le seul à ne pas connaître sa valeur réelle. Il +était ainsi fait, nous n'y pouvons rien.</p> + +<p>«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. +Ayant jugé que tout allait bien, il se désintéressa en +partie de ce qui se passait autour de lui pour admirer les +passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de don +César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire +adossé à la porte de sortie où il avait fini par attirer le +taureau qui, dans un instant, foncerait pour la dernière +fois sur lui et irait s'enfermer lui-même dans l'étroit +boyau ménagé à cet effet.</p> + +<p>A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne +payât de sa vie, au moment suprême d'en finir, sa trop +persistante témérité.</p> + +<p>C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et +tout serait dit. L'homme sortirait vainqueur de sa longue +lutte ou tomberait, frappé à mort.</p> + +<p>Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient +d'yeux que pour lui. Pardaillan fit comme tout le monde +et regarda attentivement.</p> + +<p>Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, +il se retourna et aperçut à quelques pas de lui +Bussi-Leclerc qui, avec un sourire mauvais, le regardait +comme une proie couvée.</p> + +<p>«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux +pour moi que les yeux de ce Leclerc ne soient pas des +pistolets; sans quoi, pauvre de moi! je tomberais foudroyé.»</p> + +<p>Mais les événements les plus futiles en apparence +avaient toujours, aux yeux de Pardaillan, une signification +dont il s'efforçait de dégager la cause séance +tenante.</p> + +<p>«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté +la fenêtre où il se prélassait pour venir ici? Ce n'est +pas, je pense, dans l'unique intention de me contempler. +Viendrait-il me demander cette revanche après laquelle +il court infructueusement depuis si longtemps?</p> + +<p>Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt +qui n'était qu'à, lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, +et du spadassin Son coup d'oeil rejaillit sur ceux qui +l'entouraient et alors il tressaillit.</p> + +<p>«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire +narquois, ce brave Bussi-Leclerc vient à la tête d'une +compagnie d'hommes d'armes... C'est ce qui lui donne +cette assurance imprévue.»</p> + +<p>Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils +et il ajouta en lui-même:</p> + +<p>«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une +compagnie de soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, +il viendrait m'arrêter?»</p> + +<p>En même temps, d'un geste machinal, il assurait son +ceinturon, dégageait sa rapière, se tenait prêt à tout +événement.</p> + +<p>Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il +était en cause autant et plus que le Torero. Maintenant, +son esprit travaillait et il s'attendait à tout.</p> + +<p>A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations +éclata, saluant la victoire du Torero.</p> + +<p>Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une +dernière fois par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre +celui qui, depuis si longtemps, se jouait de lui +avec une audace rare, il était allé s'enfermer lui-même +dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se refermant +derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.</p> + +<p>Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations +délirantes, la salua de son épée et se dirigea +vers l'endroit où il avait, dès le début de la course, +aperçu la Giralda, avec l'intention de lui faire publiquement +hommage de son trophée.</p> + +<p>Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait +sous une poussée violente et les cinquante et quelques +gentilshommes et faux ouvriers, qui n'attendaient +que cet instant, envahirent la piste, entourèrent de toutes +parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par l'enthousiasme +de sa victoire, mais en réalité pour lui faire +un rempart de leurs corps.</p> + +<p>A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir +circulaire, quittaient leur retraite, se portaient sur la +piste et se massaient en colonnes profondes, la mèche +de leurs arquebuses allumée, prêts à faire feu devant les +rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre +imprévue.</p> + +<p>En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, +se dirigeait à la rencontre du Torero.</p> + +<p>Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas +la barrière et qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne +comprenait pas encore ce qui lui arrivait, l'entraînaient +dans la direction opposée à celle où il voulait aller.</p> + +<p>En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face +d'un homme seul, qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, +qui avait trouvé quelque peu ridicule qu'on l'obligeât à +prendre vingt hommes avec lui, commença de comprendre +que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait +cru tout d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être +obligé de courir après un groupe compact, deux fois +plus nombreux que ses hommes, et qui lui tournait le +dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent +pas disposés à se laisser faire.</p> + +<p>Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait +lui glisser entre les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne +sachant à quel expédient se résoudre pour mener à bien +sa mission, persuadé que tout le monde devait avoir, +comme lui, le respect de l'autorité dont il était le représentant, +l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:</p> + +<p>«Au nom du roi!... Arrêtez!»</p> + +<p>Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer +et qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour cueillir son +prisonnier.</p> + +<p>Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient +ainsi qu'ils le faisaient n'avaient pas le sens du respect +de l'autorité. Ils ne s'arrêtèrent donc pas.</p> + +<p>Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait +de désespoir les poils de sa moustache grisonnante, +ils répondirent par un cri imprévu, qui vint atteindre, +comme un soufflet violent, le roi qui assistait, +impassible, à cette scène:</p> + +<p>«Vive don Carlos!»</p> + +<p>Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du +roi comme un coup de masse qui les effara.</p> + +<p>Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même +instant des milliers de voix vociférèrent en précisant +plus explicitement:</p> + +<p>«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»</p> + +<p>Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi +effarés et surpris que les gens de noblesse, comme une +traînée de poudre, volant de bouche en bouche, le bruit +se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais Carlos, +qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on +expliquait: Carlos, c'était le Torero lui-même.</p> + +<p>Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre +fils du roi Philippe qui le poursuivait de sa haine. +Allons! un effort et on aurait enfin un roi humain, un +roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs du peuple, +saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères +et saurait y compatir; mieux, y remédier.</p> + +<p>Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule +l'apprenait en un moment inappréciable. Et, rendons-leur +cette justice, la plupart de ces hommes du peuple +n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on voulait +arrêter le Torero, leur dieu!</p> + +<p>Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre +roi, peu leur importait. Pour eux, c'était le Torero.</p> + +<p>Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du +Christ! on allait voir si les Andalous étaient gens à se +laisser enlever bénévolement leur idole!</p> + +<p>Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous +ces hommes, bourgeois, hommes du peuple, caballeros, +venus en amateurs, ignorants de ce qui se tramait, devinrent +littéralement furieux, se changèrent en combattants +prêts à répandre leur sang pour la défense du +Torero.</p> + +<p>Comme par enchantement—apportées par qui? distribuées +par qui? est-ce qu'on savait! est-ce qu'on s'en +occupait!—des armes circulèrent, et ceux qui n'avaient +rien, sans savoir comment cela s'était fait, se virent dans +la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, +qui un pistolet chargé.</p> + +<p>Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée +en masse sur les barrières brisées, arrachées, éparpillées, +la prise de contact immédiate avec les troupes impassibles.</p> + +<p>Un vieil officier, commandant une partie des troupes +royales, eut un éclair de pitié devant la lutte inégale +qui s'apprêtait.</p> + +<p>—Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, +ou je fais feu!</p> + +<p>Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation +de la foule, cria, en réponse:</p> + +<p>«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger +vos arquebuses!</p> + +<p>Une autre voix entraînante hurla:</p> + +<p>«En avant!»</p> + +<p>Et ils allèrent de l'avant.</p> + +<p>Et le vieil officier mit à exécution sa menace.</p> + +<p>Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres +dans leurs chasses de plomb, faucha les premiers rangs, +les coucha sanglants ainsi qu'une gerbe de coquelicots +rouges.</p> + +<p>Si les officiers qui commandaient là avaient pris la +précaution élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes +ayant le temps de recharger les arquebuses—opération +assez longue—pendant que d'autres auraient fait +feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et +étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui +n'avait que des poitrines et non des cuirasses à opposer +aux balles.</p> + +<p>Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, +les soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent +pas l'ordre. La décharge fut générale sur toute la ligne. +Et ce que la voix inconnue avait prédit se réalisa: ayant +déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir +le choc à l'arme blanche.</p> + +<p>La partie devenait presque égale en ce sens que, si les +soldats casqués et cuirassés de buffle ou d'acier offraient +moins de prise aux coups de leurs adversaires, ceux-ci +avaient sur eux la supériorité du nombre.</p> + +<p>Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné +de part et d'autre.</p> + +<p>Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses +partisans, entraîné malgré ses protestations, ses objurgations, +ses menaces, malgré sa défense désespérée.</p> + +<p>Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. +En moins d'une minute, ils furent cinq cents. De tous +les côtés, il en surgissait.</p> + +<p>C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos—comme +ils disaient—aux vingt soldats chargés de l'appréhender +n'était rien. Il fallait passer sur le ventre des gentilshommes, +qui ne manqueraient pas de leur barrer la +route.</p> + +<p>Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait +admirablement le champ de bataille sur lequel il +devait évoluer, Fausta avait minutieusement et merveilleusement +organisé l'enlèvement. Car, c'était, en +somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.</p> + +<p>L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait +être, et il était, en effet, rigoureusement suivi.</p> + +<p>Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une +sortie où l'on se fût heurté à des troupes de gentilshommes +et de soldats, mais vers les coulisses de l'arène. +Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, dans l'enceinte +même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.</p> + +<p>D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir +que le Torero serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas +de sortie. Toutes les rues étaient barrées par ses soldats. +Il avait donc négligé d'occuper ces coulisses. C'était +précisément sur quoi comptait Fausta.</p> + +<p>Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des +groupes d'hommes à elle étaient postés. On se passa le +Torero de main en main jusqu'à ce qu'il fût amené +devant une maison qui appartenait à l'un des conjurés.</p> + +<p>Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir +comment, il se trouva dehors, dans une rue étroite, +derrière des troupes nombreuses qui gardaient cette rue, +avec mission d'empêcher de passer quiconque tenterait +de sortir de la place.</p> + +<p>Comme toujours en pareille circonstance, les soldats +gardaient scrupuleusement ce qui était devant eux et ne +s'occupaient pas de ce qui se passait sur leurs derrières.</p> + +<p>L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à +Fausta se trouvaient échelonnés de distance en distance, +dans des abris sûrs, et le Torero, écumant, fut conduit +ainsi en un clin d'oeil hors de la ville et enfermé, pour +plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les +apparences d'une prison.</p> + +<p>Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux +mains de ceux qui le sauvaient ainsi malgré lui et malgré +sa résistance désespérée?</p> + +<p>C'est qu'il pensait à la Giralda.</p> + +<p>Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait +songé qu'à elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas +existé pour lui. Et, en se débattant entre les mains de +ceux qui l'entraînaient, dans son esprit exaspéré, cette +clameur retentissait sans cesse:</p> + +<p>«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que +je pressens, quel sort sera le sien?»</p> + +<p>Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire +en peu de mots:</p> + +<p>Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant +la foule, qu'elles tenaient sous la menace de leurs arquebuses, +la Giralda, au premier rang, se trouvait une +des plus exposées, et, à moins d'un hasard providentiel, +elle devait infailliblement tomber à la première décharge.</p> + +<p>Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait +pas la gravité des événements, elle s'était dressée +instinctivement en s'écriant:</p> + +<p>«Que se passe-t-il donc?»</p> + +<p>Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette +place privilégiée, répondit, obéissant à des instructions +préalables:</p> + +<p>—On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui +rencontrera quelques difficultés, car ils sont là des milliers +d'admirateurs résolus à l'entraver de leur mieux. +Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous ne resterez +pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions +dont beaucoup seront mortels.</p> + +<p>De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: +on voulait arrêter le Torero.</p> + +<p>—Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime +a-t-il commis?</p> + +<p>Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, +elle avait voulu s'élancer, courir au secours de l'aimé, +lui faire un rempart de son corps, partager son sort quel +qu'il fût.</p> + +<p>Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les +deux soldats en sentinelle à cet endroit, étaient placés +là uniquement à son intention à elle.</p> + +<p>Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, +renforcés pour la circonstance.</p> + +<p>La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, +les deux soldats se jetèrent en même temps devant elle +pour lui barrer le chemin; d'autre part, le même cavalier +empressé la saisit au poignet d'une main robuste, +et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:</p> + +<p>—Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.</p> + +<p>—Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.</p> + +<p>Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier +de toutes ses forces:</p> + +<p>—A moi! On violente la Giralda... la fiancée du +Torero!</p> + +<p>Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui +avaient mission de l'enlever. La Giralda, criant son nom, +aussi populaire que celui du Torero, la Giralda, se réclamant +de son titre de fiancée en semblable occurrence, +avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes +de Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de +sainteté aux yeux du populaire.</p> + +<p>Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et +comme tel commandait en son absence, comprit le danger. +Il eut, à son tour, une inspiration, et, la lâchant +aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il croyait irrésistibles:</p> + +<p>—Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable +Giralda, la perle de l'Andalousie. Mais, senorita, aussi +vrai que je suis gentilhomme et que don Gaspar Barrigon +est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort aussi +certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet +escabeau. Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent +au nez et à la barbe des soldats chargés de +l'arrêter?</p> + +<p>—Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement +à don Gaspar Barrigon, puisque tel était son nom.</p> + + +<p>Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:</p> + +<p>—Il faut que je le rejoigne à l'instant.</p> + +<p>—Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans +moi, vous ne passerez jamais à travers cette multitude!</p> + +<p>La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de +l'importun. Mais, voyant ses efforts se briser devant +l'impassibilité des compagnons qui l'entouraient et qui +ne bougeaient—pour cause—elle eut un geste de +déception douloureuse.</p> + +<p>—Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous +jure que vous n'avez rien à craindre de moi. Je suis un +admirateur passionné du Torero et suis trop heureux +de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.</p> + +<p>Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait +pas à ses hommes, ceux-ci se hâtaient de lui +livrer passage. La jeune fille n'en chercha pas plus long. +Elle suivit celui qui lui permettait de se rapprocher de +son fiancé.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule +dans une des petites rues qui bordaient la place. Sans +songer à remercier celui qui lui avait frayé son chemin +et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait rien, elle voulut +s'élancer.</p> + +<p>Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers +qui, loin de lui faire place, se serrèrent autour d'elle +Alors, elle voulut crier, appeler à l'aide, mais sa voix +fut couverte par le bruit de l'arquebusade qui éclata +comme un tonnerre à cet instant précis.</p> + +<p>Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, +jetée sur l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses +la happaient, la maintenaient immobile, tandis que +la voix railleuse du cavalier murmurait:</p> + +<p>—Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci +je te tiens bien, et tu ne m'échapperas pas!</p> + +<p>Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût +apitoyé tout autre et considéra celui qui lui parlait sur +ce ton à la fois grossier et menaçant, et elle reconnut +Centurion. Elle se sentit perdue.</p> + +<p>Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, +lui apparut dans toute son horreur, et elle se demanda, +trop tard, hélas! comment elle avait pu être +aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue +de ces mufles de fauves qui suaient le crime.</p> + +<p>Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté +de son bien-aimé César, elle n'avait pas même songé à +les regarder à ce moment-là, et Dieu sait si elle regrettait +maintenant.</p> + +<p>Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie +ses ailes et s'abandonne en tremblant à la main cruelle +qui s'abat sur lui, frissonnante d'horreur et d'effroi, elle +ferma les yeux et s'évanouit.</p> + +<p>La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme +un corps sans vie, le familier comprit et, cynique et satisfait, +il commanda:</p> + +<p>—En route, vous autres!</p> + +<p>Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du +peloton, qui s'ébranla et partit à toute bride.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XII</h3> + +<h3>L'ÉPÉE DE PARDAILLAN</h3> + +<p>Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc +avait échoué dans sa tentative d'assassinat sur +la personne du chevalier de Pardaillan. Nous avons expliqué +à la suite de quels combats et quels déchirements +intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette +besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait +avec une violence de langage qu'il n'eût, certes, pas +tolérée chez un autre.</p> + +<p>Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche +en désarmant à son tour celui pour qui il sentait la +haine gronder en lui, il en était venu à se dire que sa +mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait seule +laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins +bizarre, ne pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était +résigné à l'assassinat. On a vu comment l'aventure s'était +terminée.</p> + +<p>Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans +les souterrains de la maison des Cyprès, toute cette nuit +Bussi la passa à tourner et retourner comme un ours +dans sa chambre, à ressasser sans trêve son humiliante +aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus +violentes et les plus variées.</p> + +<p>Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution +qu'il traduisit à haute voix en grognant d'une voix +qui n'avait plus rien d'humain:</p> + +<p>«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, +protégé par tous les suppôts d'enfer, d'où il est +certainement issu, est insaisissable et invincible, puisque +moi, Bussi-Leclerc, je suis et resterai, tant qu'il +vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais pas le +front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi +et non autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste +plus qu'un moyen de laver mon honneur: c'est de mourir +moi-même. Et, puisque l'infernal Pardaillan me fait +grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»</p> + +<p>Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout +son calme et son sang-froid. Il trempa son front brûlant +dans l'eau fraîche, et, très résolu, très maître de lui, il +se mit à écrire une sorte de testament dans lequel, après +avoir disposé de ses biens en faveur de quelques amis, +il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la +plus propre à réhabiliter sa mémoire.</p> + +<p>La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en +aperçût jusque vers une heure de l'après-midi.</p> + +<p>Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien +oublié, Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée +qui lui parut la meilleure, plaça la garde par terre, +contre le mur, appuya la pointe sur la poitrine, à la +place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer convenablement.</p> + +<p>Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable +geste, on frappa violemment à sa porte.</p> + +<p>«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. +Par Dieu! j'y suis. C'est l'un quelconque des trois mignons +que j'ai placés chez Fausta!»</p> + +<p>Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait +cria à travers la porte:</p> + +<p>—Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! +De la part de la princesse Fausta!</p> + +<p>«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, +ni celle de Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»</p> + +<p>Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:</p> + +<p>«Fausta!...»</p> + +<p>L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un +vacarme étourdissant en criant à tue-tête:</p> + +<p>«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de +première importance.»</p> + +<p>«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce +braillard expédié à la douce, je pourrai toujours achever +tranquillement ce qu'il vient d'interrompre. Voyons ce +que nous veut Fausta.»</p> + +<p>Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.</p> + +<p>Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il +à Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?</p> + +<p>Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au +spadassin était de nature à changer ses résolutions, +puisque nous retrouvons, le lendemain, Bussi-Leclerc à +la corrida royale.</p> + +<p>Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions +ou les conseils de Centurion devaient être +particulièrement louches, puisque Bussi-Leclerc, qui +avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se fâcher +tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter +par la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de +lui faire des propositions qu'il jugeait injurieuses et +indignes d'un gentilhomme.</p> + +<p>Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut +trouver les mots qui convainquent, ou que la haine +aveuglait l'ancien gouverneur de la Bastille au point de +lui faire accepter les pires infamies, car ils finirent par +se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida +pas.</p> + +<p>Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux +que nous venons de signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, +dans le couloir circulaire de la plazza, semblant +guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de soldats +espagnols.</p> + +<p>Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes +à la solde de Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque +le danger ne lui paraissait pas immédiat, se disposa +à les suivre, tout en surveillant l'ancien maître d'armes +du coin de l'oeil.</p> + +<p>Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à +entrer dans la piste, fit rapidement quelques pas à sa +rencontre, dans l'intention manifeste de lui barrer la +route.</p> + +<p>Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats +qui semblaient se guider sur lui, comme s'il eût été +réellement leur chef.</p> + +<p>En toute autre circonstance et en présence de tout +autre, Pardaillan eût probablement continué son chemin +sans hésitation, d'autant plus que les forces qui se présentaient +à lui étaient assez considérables pour conseiller +la prudence, même à Pardaillan.</p> + +<p>Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un +ennemi à qui il avait infligé plusieurs défaites, qu'il +savait être très douloureuses pour l'amour-propre du +bretteur réputé.</p> + +<p>Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait +que cet ennemi avait, jusqu'à un certain point, le droit +de chercher a prendre sa revanche et que lui, Pardaillan, +n'avait pas le droit de lui refuser cette satisfaction.</p> + +<p>Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit +puisqu'il lui criait d'un ton provocant:</p> + +<p>—Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. +J'ai deux mots à vous dire.</p> + +<p>Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.</p> + +<p>Mais il y avait une autre considération qui avait à +elle seule plus d'importance encore que tout le reste: +c'est que Bussi, manifestement animé de mauvaises intentions, +se présentait à la tête d'une troupe d'une centaine +de soldats. Se dérober dans de telles conditions +lui apparaissait comme une fuite honteuse, comme une +lâcheté—le mot était dans son esprit—dont il était +incapable.</p> + +<p>Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans +l'esprit de Pardaillan, à la suite de son attentat de +l'avant-veille, il avait la naïveté de le croire incapable +d'une félonie.</p> + +<p>Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre +les défenseurs du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, +glacial, hérissé, d'autant plus furieux que, du coin de +l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, surgie soudain +du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de +l'autre côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, +il se trouvait pris entre deux troupes d'égale force.</p> + +<p>Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé +dans un traquenard d'où il ne lui semblait pas possible +de se tirer, à moins d'un miracle.</p> + +<p>Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger +qu'il courait, il se fût fait tuer sur place plutôt que de +paraître reculer devant la provocation qu'il devinait +imminente.</p> + +<p>A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui +domina le tumulte déchaîné et fut entendue de tous, +avec cette terrible froideur qui, chez lui, dénotait une +puissante émotion, il répondit:</p> + +<p>—Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! +Leclerc qui se prétend un maître en fait d'armes et qui +est moins qu'un méchant prévôt... un écolier médiocre! +Leclerc qui profite bravement de ce que Bussi d'Amboise +est mort pour lui voler son nom et le déshonorer +en l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui +vaudrait la bastonnade, bien méritée, que ne manquerait +pas de lui faire infliger par ses laquais le vrai sire +de Bussi, s'il était encore de ce monde!</p> + +<p>En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi +anormales, après sa tentative d'assassinat si récente et +sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc s'attendait certes à être +accueilli par une bordée d'injures comme on savait les +prodiguer à une époque où tout se faisait avec une +outrance sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait +pas à être touché aussi profondément. Ce démon de +Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces officiers, +ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous +cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce +qu'il y avait de plus sensible en lui: sa vanité de maître +invincible!</p> + +<p>Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il +accueillit les paroles du chevalier avec un sourire qu'il +croyait dédaigneux et qui n'était qu'une grimace. Il +souriait, mais il était livide.</p> + +<p>Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une +réponse du tac au tac, et Bussi, égaré par la rage, ne +trouvait rien qui lui parût assez violent. Il se contenta +de grincer:</p> + +<p>—C'est moi, oui!</p> + +<p>—Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, +la longue rapière qui vous bat les mollets est-elle +aussi longue que celle que vous avez jetée vous-même +lorsque vous tentâtes de m'assassiner?</p> + +<p>Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient +à chavirer sous les sarcasmes dont l'accablait celui qu'il +eût voulu poignarder à l'instant même. Il tira la longue +rapière dont on venait de lui parler, et, la faisant siffler, +il hurla, les yeux hors de l'orbite:</p> + +<p>—Misérable fanfaron!</p> + +<p>Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules +et continua:</p> + +<p>—Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout +à l'heure... Ma foi, Jean Leclerc, je conviens que, si +j'avais voulu vous attraper, quand vous avez fui devant +mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais voler, +plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous +croyez un maître et vous l'êtes en effet: un maître +fuyard!</p> + +<p>Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du +coin de l'oeil le mouvement de troupes qui se dessinait +autour de lui.</p> + +<p>En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de +faire bonne contenance sous les douloureux coups +d'épingle que lui prodiguait Pardaillan, comme s'il +n'était venu là que pour détourner son attention en +excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.</p> + +<p>Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils +s'étaient terrés jusque-là.</p> + +<p>Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large +de plus d'une toise. Il avait à sa gauche la barrière qui +avait été jetée bas, en partie. Par-delà la barrière, c'était +la piste. En face de lui, c'était le couloir qui tournait +sans fin autour de la piste.</p> + +<p>En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit +réservé au populaire. Derrière lui, c'était toujours +le même couloir, ayant en bordure les gradins occupés +par les gens de noblesse. Enfin, à sa droite, il y avait un +large couloir aboutissant à l'endroit où se dressaient les +tentes des champions.</p> + +<p>Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, +sur la piste, à sa gauche, une deuxième, puis +une troisième compagnie étaient venues se joindre à la +première et s'étaient placées là en masses profondes.</p> + +<p>Environ quatre cents hommes se trouvaient là.</p> + +<p>Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir +que sur la piste, les soldats paraissaient, au contraire, +être en nombre plus considérable. Cela tenait à ce que +les troupes, manquant de front pour se déployer, s'étendaient +en profondeur.</p> + +<p>Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt +ou trente rangs de profondeur, eût été une entreprise +chimérique, au-dessus des forces humaines, qui ne pouvait +être tentée, même par un Pardaillan.</p> + +<p>Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, +trouver assez d'espace pour non pas tenter une défense +impossible, mais essayer de battre en retraite en se défilant +parmi les tentes, les barrières, mille objets hétéroclites +qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce +côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise +qui ne fût occupé.</p> + +<p>En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, +l'encerclement était complet, et Pardaillan se +trouvait pris au centre de ce cercle de fer, composé de +près d'un millier de soldats.</p> + +<p>Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc +ne s'était placé d'un air provocant sur sa route, +il est à présumer qu'il ne se fût pas laissé acculer ainsi. +Il eût tenté quelque coup de folie, comme il en avait +réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que +la manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été +coupée.</p> + +<p>Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, +résolut de lui tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne +se croyait pas, nous l'avons dit, directement menacé, +L'eût-il cru que sa résolution n'eût pas varié. Mais, +comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il surveillait +attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut +pas longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en +voulait.</p> + +<p>Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, +et, en se redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait +la situation telle qu'elle était, avec ce sang-froid +qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il sentît le sang +battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:</p> + +<p>«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais +laisser mes os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je +besoin de m'arrêter pour répondre à ce spadassin que +j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais encore gagner au +large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus +chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable +lui-même ne m'en tirerait pas.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. +Les soldats, après avoir déchargé leurs arquebuses, +avaient reçu le choc terrible du peuple exaspéré. +La piste était envahie, le sang coulait à torrents.</p> + +<p>De part et d'autre, on se portait des coups furieux, +accompagnés d'injures, de vociférations, d'imprécations, +de jurons intraduisibles. Pendant ce temps, le Torero, +cause involontaire de cette effroyable boucherie, était +enlevé par les hommes de Fausta.</p> + +<p>Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant +Pardaillan. Autour de celui-ci, le cercle de fer s'était +rétréci, et, maintenant, il n'avait plus qu'un tout petit +espace de libre.</p> + +<p>Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt +dit avec un accent grave:</p> + +<p>—Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde +autour de toi. Vois ces centaines d'hommes armés +qui te serrent de près. Tout cela, c'est mon oeuvre à moi. +Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. Nulle puissance +humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon +étreinte!</p> + +<p>—Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré +celui-ci—d'un geste de mépris écrasant il désignait +Bussi, livide de fureur—j'ai vu celui-ci que j'ai +connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, ne se +jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de +bourreau; j'ai vu ceux-là—il désignait les officiers et +les soldats qui frémirent sous l'affront—ceux-là qui ne +sont pas des soldats. Des soldats ne se fussent pas mis +à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai +vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai +vu les reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et +immondes s'avancer en rampant, prêtes à la curée, et +me suis dit que, pour compléter la collection, il ne manquait +plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes apparue!</p> + +<p>Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans +sourciller. Elle ne daigna pas discuter. A quoi bon?</p> + +<p>Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement +sa moustache, honteux qu'il était du rôle qu'on lui +faisait jouer, sur un ton de suprême autorité, en désignant +Pardaillan de la main:</p> + +<p>—Arrêtez cet homme!</p> + +<p>L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:</p> + +<p>—Un instant, mort-diable!</p> + +<p>Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était +pas concertée avec Fausta, car elle se tourna vivement +vers lui et, sans cacher le mécontentement qu'elle +éprouvait:</p> + +<p>—Perdez-vous la tête, monsieur?</p> + +<p>—Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, +le sire de Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé +et mis en fuite, me doit bien une revanche, que diable! +Je ne suis venu ici que pour cela, moi!</p> + +<p>Fausta le considéra une seconde avec un étonnement +qui n'avait rien de simulé. Très sincèrement, elle le crut +soudainement frappé de démence. Elle baissa d'instinct +le ton pour lui demander d'un air vaguement apitoyé:</p> + +<p>—Vous voulez donc vous faire tuer?</p> + +<p>Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, +et, sur un ton d'assurance qui frappa Fausta:</p> + +<p>—Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan +ne me tuera pas. Je vous en donne l'assurance formelle.</p> + +<p>Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte +secrète, comme on en trouvait tous les jours, et que, sûr +de triompher, il tenait à le faire devant tous ces soldats +qui seraient les témoins de sa victoire et rétabliraient sa +réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait +tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, +qu'elle traduisit en grondant:</p> + +<p>—Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?</p> + +<p>—Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni +pour argent le soustraire au supplice qui l'attend. Je ne +le tuerai pas, soyez tranquille.</p> + +<p>Il prit un temps pour produire son petit effet avec +plus de force et, avec une insouciance affectée:</p> + +<p>—Je me contenterai de le désarmer.</p> + +<p>Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait +si elle devait le laisser faire. C'est qu'elle était payée +pour savoir qu'avec le chevalier on ne pouvait jamais +jurer de rien.</p> + +<p>Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant +à la prise de corps de celui qu'on pouvait considérer +comme prisonnier.</p> + +<p>Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.</p> + +<p>—Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, +j'ai fait vos petites affaires de mon mieux et moi +seul sais ce qu'il m'en a coûté. De grâce, je vous en +prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou je ne +réponds de rien.</p> + +<p>Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. +Fausta comprit que le contrarier ouvertement +pouvait être dangereux.</p> + +<p>—Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre +guise.</p> + +<p>Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:</p> + +<p>—Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il +n'échappera pas au sort qui l'attend.</p> + +<p>Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux +aux lèvres, avait attendu patiemment la fin de cet +entretien particulier:</p> + +<p>—Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne +pensez-vous pas que l'heure est bien choisie pour donner +au mauvais écolier que je suis une de ces prestigieuses +leçons dont vous seul avez le secret? Voyez +l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver +témoins plus nombreux et mieux qualifiés de la +défaite humiliante que vous ne manquerez pas de m'infliger?</p> + +<p>Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc +était brave. Mais d'où venait donc qu'il osât +l'appeler en combat singulier devant cette multitude de +soldats, lesquels seraient témoins de son humiliation? +Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il +serait vainqueur.</p> + +<p>Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait +quelque coup de traîtrise.</p> + +<p>Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme +pour s'assurer qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, +par-derrière.</p> + +<p>Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, +qu'on leur donnât des ordres, et les officiers, de leur +côté, semblaient se guider sur Bussi. Il secoua la tête +pour chasser les pensées qui l'importunaient, et, de sa +voix mordante:</p> + +<p>—Et, si je vous disais que, dans les conditions où +il se produit, il ne me convient pas d'accepter votre +défi?</p> + +<p>—En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté +en prétendant m'avoir désarmé. Je dirai—continua +Bussi en s'animant—que le sire de Pardaillan est un +fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, s'il +le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai +recours au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec +les lâches, et je le souffletterai de mon épée, ici, devant +vous tous qui m'entendez et nous regardez!</p> + +<p>Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et +leva sa rapière comme pour en cingler le visage du +chevalier.</p> + +<p>Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation +inouïe, adressée à un homme virtuellement prisonnier, +quelque chose de bas et de sinistre qui amena un murmure +de réprobation sur les lèvres de quelques officiers.</p> + +<p>Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua +pas cette réprobation.</p> + +<p>Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et +ce simple geste suffit pour que le maître d'armes n'achevât +pas le sien. D'une voix blanche qui fit passer un +frisson sur la nuque du provocateur:</p> + +<p>—Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.</p> + +<p>Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son +index sur la poitrine de Bussi:</p> + +<p>—Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous +savais vil et misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous +êtes complet maintenant. Le geste que vous venez d'esquisser, +vous le paierez de votre sang. Tiens-toi bien, +Jean Leclerc, je vais te tuer!</p> + +<p>Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la +main. C'était cette épée qui n'était pas à lui, cette épée +qu'il avait ramassée au cours de sa lutte avec Centurion +et ses hommes, cette épée qui lui avait paru suspecte +au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même +pour savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la +changer.</p> + +<p>Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons +lui revenaient en foule, et une vague inquiétude +l'envahissait. Et il lui semblait que Bussi-Leclerc le +considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à +quoi s'en tenir.</p> + +<p>Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc +comme s'il eût voulu le fouiller jusqu'au fond de l'âme +Et la mine inquiète du spadassin ne lui dit sans doute +rien de bon, car il revint à son épée.</p> + +<p>Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer +et reployer. Il avait déjà fait ce geste dans la rue et +n'avait rien découvert d'anormal. Cette fois encore, l'épée +lui parut à la fois souple et résistante. Il ne découvrit +aucune tare.</p> + +<p>Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose +qui gisait là, dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à +découvrir, faute du temps nécessaire à l'étudier minutieusement, +comme il eût fallu.</p> + +<p>Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière +étrangement fausse à ses oreilles, peut-être prévenues, +bougonna d'une voix railleuse:</p> + +<p>—Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons +pas.</p> + +<p>Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:</p> + +<p>—Quand vous voudrez, monsieur!</p> + +<p>Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il +paraissait maintenant froid, merveilleusement maître de +lui, campé dans une attitude irréprochable.</p> + +<p>Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:</p> + +<p>—Le sort en est jeté!</p> + +<p>Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents +serrées, il croisa le fer en murmurant:</p> + +<p>—Allons!</p> + +<p>Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le +voyant tomber en garde, Bussi-Leclerc avait poussé un +soupir de soulagement et qu'une lueur triomphante avait +éclairé furtivement son regard.</p> + +<p>«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers +cent pistoles pour savoir au juste ce que peut bien +manigancer ce scélérat!»</p> + +<p>Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa +fougue accoutumée, il tâta prudemment le fer de son +adversaire.</p> + +<p>L'engagement ne fut pas long.</p> + +<p>Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente +réserve et se mit à charger furieusement.</p> + +<p>Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups +et soudain, d'une voix éclatante:</p> + +<p>—Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je +vais te désarmer!</p> + +<p>A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement +plusieurs coups secs sur la lame, comme s'il +eût voulu la briser et non la lier. Pardaillan, d'ailleurs, +le laissait faire complaisamment, espérant qu'il finirait +par se trahir et découvrir son jeu.</p> + +<p>Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient +rien de commun avec l'escrime, Bussi-Leclerc glissa +prestement son épée sous la lame de Pardaillan comme +pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il redressa +son épée de toute sa force.</p> + +<p>Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, +émerveillés, virent ceci:</p> + +<p>La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force +irrésistible, suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de +Bussi, s'éleva dans les airs, décrivit une large parabole +et alla tomber dans la piste.</p> + +<p>—Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.</p> + +<p>Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta +de le laisser vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, +visant la main de Pardaillan, voulant avoir la gloire de +le toucher, porta son coup et, comme s'il eût craint que, +même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un bond en +arrière et se mit hors de sa portée.</p> + +<p>Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait +sur toute la ligne. Là, devant ces centaines de +gentilshommes et de soldats, spectateurs attentifs de +cet étrange duel, il avait eu la gloire de désarmer et de +toucher l'invincible Pardaillan.</p> + +<p>Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan +était allée tomber sur la piste.</p> + +<p>En effet, on se tromperait étrangement si on croyait +sur parole Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son +Adversaire.</p> + +<p>La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, +habilement maquillée, mais la poignée était restée dans +la main du chevalier.</p> + +<p>En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé +son adversaire et la piteuse comédie qu'il venait de jouer +était de l'invention de Centurion, qui avait vu là le +moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé +de lui demander, et de se venger en même temps par +une humiliation publique de celui qui l'avait corrigé +vertement en public.</p> + +<p>Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de +loin, on ne pouvait voir la poignée restée dans la main +crispée de Pardaillan, et, comme tout le monde, en revanche, +avait pu voir voler la lame, pour la plupart des +spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, +le terrible Français avait trouvé son maître.</p> + +<p>Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se +trouva que son épée, alors qu'il s'était fendu sur son +adversaire désarmé par un coup de traîtrise, son épée +avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que quelques +gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de +pourpre la main de Pardaillan.</p> + +<p>Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, +ce sang permettait de croire à une blessure plus sérieuse.</p> + +<p>Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un +tout autre aspect vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers +rangs, purent voir de près, dans tous ses détails, +la scène qui venait de se dérouler et celle qui suivit.</p> + +<p>Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la +main du chevalier. Ils comprirent que, s'il était désarmé, +ce n'était pas du fait de l'adresse de Bussi, mais +par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la réflexion, +cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.</p> + +<p>Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement +bien compréhensible en voyant sa lame s'envoler +dans l'espace. Lui aussi, il avait cru naïvement à un +accident.</p> + +<p>Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse +pût oblitérer le sens de l'honneur et même le simple +bon sens d'un homme réputé brave et intelligent, +jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser jusqu'à ourdir +une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi +niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette +grossière comédie?</p> + +<p>Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui +avait été d'admettre qu'une perfidie semblable était possible. +Et cela lui avait paru si pitoyable, si grotesque, si +risible, que, malgré lui, oubliant tout, il était parti d'un +éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.</p> + +<p>Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson +le parcourir de la nuque aux talons, et, tout en se renceignant +dans les rangs pressés des soldats espagnols, +comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il commença +de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement +les perfides conseils de Centurion.</p> + +<p>C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait +irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, +furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, +l'envahir tout entier, au point que lui, qui savait si bien +garder son sang-froid dans les passes les plus critiques, +il était tout à fait hors de lui, et se sentait incapable de +se modérer, encore moins de raisonner ses impressions.</p> + +<p>—Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure +faite à son amour-propre, un homme s'avilisse à ce +point! Par Pilate! je ne connaissais pas ce Bussi-Leclerc! +Mort du diable! il faut que ce scélérat soit +châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres +mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque +les blessures d'amour-propre sont les seules qui +aient réellement prise sur ce sacripant, je vais lui infliger +une de ces humiliations sanglantes dont il gardera +à jamais le cuisant souvenir!</p> + +<p>Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant +qu'il ne paraissait plus pouvoir réfréner, avec des +gestes brusques, saccadés, inconscients, un inappréciable +instant il eut toutes les apparences d'un fou furieux.</p> + +<p>Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses +de cette scène, car il entendit vaguement Fausta +dire d'une voix que l'espoir et la joie faisaient trembler:</p> + +<p>—Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...</p> + +<p>Et une autre voix impassible—celle de d'Espinosa—répondit:</p> + +<p>—Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir +été entreprise.</p> + +<p>Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, +Pardaillan ne les voyait pas. Ils étaient assez loin de lui +et ils parlaient bas, et, pourtant, il perçut nettement +toutes ces paroles. En lui-même, en faisant des efforts +désespérés pour retrouver un peu de calme, il grommelait:</p> + +<p>«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je +en effet. Je sens ma tête qui semble vouloir éclater. Il +me paraît que ma folie, si elle persistait, serait singulièrement +agréable à la douce Fausta et à son digne ami +d'Espinosa!»</p> + +<p>Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à +se maîtriser, à retrouver, en partie, sa lucidité.</p> + +<p>En même temps, il se mit en marche, allant droit à +Bussi-Leclerc, impérieusement poussé par cette idée qui +dominait en lui: châtier séance tenante le scélérat.</p> + +<p>Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour +une action déterminée, tout le reste disparut et son +calme lui revint peu à peu.</p> + +<p>D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se +diriger vers Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude +qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, eut +un soupçon de sourire, et:</p> + +<p>—Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il +est, le chevalier de Pardaillan va faire passer un moment +pénible à ce pauvre M. de Bussi-Leclerc. Quel +dommage que cet homme extraordinaire soit contre +nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été +à nous!</p> + +<p>Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste +qui signifiait: ce n'est pas notre faute s'il n'est pas à +nous. Puis, curieusement, elle porta ses yeux sur Pardaillan +avançant, l'air menaçant, sur Bussi-Leclerc qui +reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des +regards qui criaient:</p> + +<p>«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»</p> + +<p>Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se +tournant vers d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un +accent aussi froid que le sien:</p> + +<p>—En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence +de M. de Bussi-Leclerc, dit-elle.</p> + +<p>—Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire +saisir M. de Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter +ce qu'il médite.</p> + +<p>—Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. +C'est pour son propre compte et pour sa propre +satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a machiné de longue +main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout seul. +Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre +un hommage mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous +reconnaissons loyalement qu'il est digne de notre +respect.</p> + +<p>D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait +que, lui aussi, il se désintéressait complètement du sort +de Bussi.</p> + +<p>Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant +du chevalier, il arriva un moment où Bussi se trouva +dans l'impossibilité d'aller plus loin, arrêté qu'il était +par la masse compacte des troupes qui assistaient à +cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec +celui qu'il redoutait.</p> + +<p>Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.</p> + +<p>S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à +rester lui-même sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte +ni hésitation. Il était brave, c'était indéniable:</p> + +<p>Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe +et tortueux que son dernier geste semblait dénoncer, +Pour l'amener à accomplir ce geste qui le déshonorait +à ses propres yeux, il avait fallu un concours de circonstances +spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût +à l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit +voisin de la démence, pour lui faire agréer une proposition +infamante. Or, il ne faut pas oublier que Bussi +allait se suicider au moment où Centurion était intervenu.</p> + +<p>Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi +avait, honte de ce qu'il avait fait. Bussi croyait lire la +réprobation sur tous les visages qui l'environnaient, +Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et méritait +d'être traité comme tel.</p> + +<p>Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, +sans arme, résolu néanmoins à le châtier. Que +méditait-il? Quelle sanglante insulte allait-il lui infliger +devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui le +préoccupait le plus.</p> + +<p>Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui +des regards sanglants, cherchant instinctivement dans +quel trou il pourrait se terrer, ne voulant pas se laisser +châtier ignominieusement—ah! cela surtout, jamais!—et +ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer +pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait +exaspéré.</p> + +<p>Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était +arrêté à deux pas de lui. Il était maintenant aussi froid +qu'il s'était montré hors de lui l'instant d'avant. Il +fit un pas de plus et leva lentement la main. Puis, +se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit +d'une voix étrangement calme, qui cingla le spadassin:</p> + +<p>—Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main +sur cette face de coquin!</p> + +<p>Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, +avec des gestes mesurés, comme s'il eût eu tout le temps +devant lui, comme s'il eût été sûr que nulle puissance +ne saurait soustraire au châtiment mérité le misérable +qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, +passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.</p> + +<p>Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si +Pardaillan l'eût saisi à la gorge, il se fût sans doute +laissé étrangler sans porter la main à la garde de son +épée. C'eût été pour lui une manière comme une autre +d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus +redoutable que la mort même, non, non, il ne pouvait +le tolérer.</p> + +<p>Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un +geste foudroyant, il hurla d'une voix qui n'avait plus rien +d'humain:</p> + +<p>—Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...</p> + +<p>En même temps, il levait le bras pour frapper.</p> + +<p>Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.</p> + +<p>Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait +pas de vue, saisit son poignet d'une main et, de l'autre, +la lame par le milieu. Et, tandis qu'il broyait le poignet +dans un effort de ses muscles tendus comme des fils +d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts +engourdis du spadassin.</p> + +<p>Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps +qu'il n'en faut pour le dire, les rôles se trouvèrent +renversés, et c'était Pardaillan qui, maintenant, se dressait, +l'épée à la main, devant Bussi désarmé.</p> + +<p>Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable +force que lui donnait cette arme conquise pour +tenter de se tirer du guêpier ou, tout au moins, de vendre +chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, n'avait +pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger +à Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne +de conduite sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, +sans se soucier du reste.</p> + +<p>Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la +même manière que les fois précédentes, Bussi-Leclerc +croisa ses bras sur sa poitrine et, retrouvant sa bravoure +accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse, +il grinça:</p> + +<p>—Tue-moi! Tue-moi donc!</p> + +<p>De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, +d'une voix claironnante:</p> + +<p>—Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette +suprême lâcheté de tirer le fer contre un homme +désarmé. Et tu y es venu, parce que tu as l'âme d'un +faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me +souffleter, tu es indigne de la porter.</p> + +<p>Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame +en deux, et en jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, +livide, écumant.</p> + +<p>Et ceci encore apparaissait comme une bravade si +folle que d'Espinosa murmura:</p> + +<p>—Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!</p> + +<p>—Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est +un fou qui ne raisonne pas ses impulsions.</p> + +<p>Ils se trompaient tous les deux.</p> + +<p>Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:</p> + +<p>—Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je +pourrais t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes +mains. Je te fais grâce de la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il +ne soit pas dit qu'une fois dans ma vie je n'ai pas rendu +coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu l'intention de +me donner, je te le rends!...</p> + +<p>En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le +tirait à lui malgré sa résistance désespérée, et sa main +gantée, largement ouverte, s'abattit à toute volée sur +la joue du misérable, qui alla rouler à quelques pas, +étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de +honte et de rage, plus encore que par la douleur.</p> + +<p>Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua +comme quelqu'un qui vient d'achever sa tâche, et, du +bout des doigts, avec des airs profondément dégoûtés, +il enleva ses gants et les jeta, comme il eût jeté une +ordure répugnante.</p> + +<p>Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait +pas quitté durant toute cette scène, il se tourna vers +Fausta et d'Espinosa, et, son sourire le plus ingénu aux +lèvres, il se dirigea droit sur eux.</p> + +<p>Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très +explicite, car d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir +une avanie semblable à celle de Bussi qu'on emportait +hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe attendu +par les officiers qui commandaient les troupes.</p> + +<p>A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, +dans toutes les directions, resserrant autour du chevalier +le cordon de fer et d'acier qui l'emprisonnait.</p> + +<p>Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu +duquel se tenaient Fausta et le grand inquisiteur. Il +renonça à les poursuivre pour faire face à ce nouveau +danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes +se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire +un mouvement, et, si la poussée formidable persistait +aussi méthodique et obstinée, il risquait fort d'être +pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste de +défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce +qui arrivait, comme il avait l'habitude de faire:</p> + +<p>«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement +jetée après avoir estoqué ce taureau!»</p> + +<p>Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il +venait de briser à l'instant même. Mais il n'avait garde +de le faire, et, en cela, il était logique avec lui-même. +En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que pour se +donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face +du maître d'armes.</p> + +<p>Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il +se dispensait généreusement, il observait les mouvements +de ses assaillants avec cette froide lucidité qui +engendrait chez lui les promptes résolutions.</p> + +<p>Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner +un peu d'air. Pour ce faire, il projeta ses poings en +avant avec une régularité d'automate, une précision pour +ainsi dire mécanique, une force décuplée par le désespoir +de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement +sur lui-même, de façon à frapper alternativement +chacune des unités les plus rapprochées du cercle qui se +resserrait de plus en plus.</p> + +<p>Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la +chair violemment heurtée, d'une plainte sourde, d'un +gémissement, parfois d'un juron, parfois d'un cri étouffé.</p> + +<p>Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était +enlevé par ceux qui venaient derrière, passé de main +en main, porté sur les derrières du cercle infernal où +on s'efforçait de le ranimer.</p> + +<p>Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait +comme un torrent impétueux. Partout, sur la piste, sur +les gradins, sur le pavé de la place, dans les rues adjacentes, +c'était des soldats aux prises avec le peuple +excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.</p> + +<p>Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups +de feu, le halètement rauque des corps à corps, les +plaintes des blessés, et, par-ci par-là, couvrant l'effroyable +tumulte, une formidable clameur éclatait, à la fois +cris de ralliement et acclamation:</p> + +<p>«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»</p> + +<p>Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait +patiemment user ses forces, sans lui rendre ses coups. +Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta lui revinrent à la +mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il +songea:</p> + +<p>«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son +digne allié, d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse +me soustraire aux tortures qu'ils ont résolu de m'infliger!»</p> + +<p>Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans +arrêt ni repos, commençaient à éprouver une raideur +inquiétante, il ajouta:</p> + +<p>«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer +passivement jusqu'à ce que je sois à bout de souffle. +Il faudra bien qu'ils se décident à rendre coup pour +coup.»</p> + +<p>Il raisonnait avec un calme admirable en semblable +occurrence, et il lui apparaissait que, le mieux qu'il pût +lui advenir, c'était de recevoir quelque coup mortel qui +l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.</p> + +<p>Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, +en effet, commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement +assénés par Pardaillan, ils répondirent par +des horions décochés au petit bonheur. Il eût, sans nul +doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une voix +impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en +ordonnant:</p> + +<p>«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»</p> + +<p>En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il +fallait enfin en finir, comme la patience a des limites +et que la leur était à bout, sans attendre des ordres qui +tardaient trop, ils exécutèrent la dernière manoeuvre: +c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous +ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se +vit accablé par le nombre.</p> + +<p>Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être +trouver la brute excitée qui, oubliant les instructions +reçues, lui passerait sa dague au travers du corps. Mais, +soit respect de la consigne, soit conscience de leur force, +pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups +de poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne +ménageait les siens.</p> + +<p>Un long moment, il tint tête à la meute, en tout +pareil au sanglier acculé et coiffé par les chiens. Ses +vêtements étaient en lambeaux, du sang coulait sur ses +mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce +n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes +reprises, on le vit soulever des grappes entières de soldats +pendus à ses bras, à ses jambes, à sa ceinture. +Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par le nombre +sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier +sur ses jambes et tomba à terre.</p> + +<p>...C'était fini. Il était pris.</p> + +<p>Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il +apparaissait encore si terrible, si étincelant que, malgré +qu'il fût impossible d'esquisser un geste, tant on avait +multiplié les liens autour de son corps, une dizaine +d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par +surcroît, cependant que les autres formaient le cercle +autour de lui.</p> + +<p>Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré +se posait avec une fixité insoutenable sur Fausta, +qui assistait, impassible, à cette lutte gigantesque +d'un homme aux prises avec des centaines de combattants.</p> + +<p>Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment +ficelé des pieds jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, +elle s'approcha lentement de lui, écarta d'un +geste hautain ceux qui le masquaient à sa vue, et, s'arrêtant +devant lui, si près qu'elle le touchait presque, elle +le considéra un long moment en silence.</p> + +<p>Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!</p> + +<p>En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle +venait jouir de son triomphe. Malgré les liens qui lui +meurtrissaient la chair et comprimaient sa poitrine au +point de gêner la respiration, malgré la pesée, violente de +ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en songeant:</p> + +<p>—Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa +victoire... Jolie victoire!... Un abominable guet-apens, +une félonie, une armée lâchement mise sur pied pour +s'emparer d'un homme!...</p> + +<p>En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue +à ses épaules, il s'était redressé, avait levé la tête, l'avait +fixée avec une insistance agressive, une pointe de raillerie +au fond de la prunelle, la narguant de toute son attitude +en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui décocher +quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le +secret.</p> + +<p>Fausta se taisait toujours.</p> + +<p>Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe +insolent qu'il s'attendait à trouver en elle, et, dans +ses yeux, qu'il s'attendait à voir brillants d'une joie +insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut qu'indécision +et tristesse.</p> + +<p>Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée +pour s'oublier au point de laisser lire en partie ses +impressions sur son visage, qui n'exprimait habituellement +que les sentiments qu'il lui plaisait de montrer.</p> + +<p>C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses +prévisions.</p> + +<p>Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, +avait tué l'amour. Et voici que, au moment où elle +tenait enfin l'homme qu'elle croyait haïr, elle s'apercevait +avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle avait pris +pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son +esprit éperdu, elle râlait:</p> + +<p>«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine +n'était que le dépit de me voir dédaignée... car il ne +m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... Et, maintenant +que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé +pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois +que, s'il disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins +encore: un regard qui ne soit pas indifférent, je poignarderais +de mes mains ce grand inquisiteur qui me guette, +et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le délivrer. Que +faire? Que faire?</p> + +<p>Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, +pour la première fois de sa vie, devant la décision à +prendre.</p> + +<p>Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. +Elle recula de deux pas, comme pour marquer qu'elle +l'abandonnait à son sort, et, d'une voix extrêmement +douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:</p> + +<p>—Adieu, Pardaillan!</p> + +<p>Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait +à d'autres paroles.</p> + +<p>Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour +si peu.</p> + +<p>—Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.</p> + +<p>Elle secoua la tête négativement et, avec la même +intonation de douceur inexprimable, elle répéta:</p> + +<p>—Adieu!</p> + +<p>—Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me +tue pas si aisément. Vous devez en savoir quelque +chose!</p> + +<p>Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, +et répéta encore:</p> + +<p>—Adieu! Tu ne me verras plus.</p> + +<p>Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.</p> + +<p>«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne +me verras plus.» Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable +créature aurait-elle conçu l'infernal projet de +me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce serait +trop hideux!»</p> + +<p>De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle +continuait:</p> + +<p>—Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, +Pardaillan, mais tu ne me reconnaîtras pas.</p> + +<p>«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle +énigme? Je la verrai: donc j'ai des chances de ne +pas mourir et de ne pas être aveuglé, comme je l'ai +craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti que je ne +pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire +ce «Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se +cache sous ces paroles, insignifiantes en apparence? +Bah! je le verrai bien.»</p> + +<p>Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:</p> + +<p>—Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! +Peut-être serez-vous devenue une femme comme toutes +les femmes... avec un peu de coeur et de bonté. S'il en +est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez si bien +changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse +pas.</p> + +<p>Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. +Il soutint le regard avec cette ingénuité narquoise qui +lui était particulière. Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le +dernier mot avec lui? Etait-elle lasse du violent combat +qui s'était livré dans son esprit? Toujours est-il qu'elle +se contenta de faire un signe de tête et revint se placer +auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, +à cette scène.</p> + +<p>—Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, +ordonna le grand inquisiteur.</p> + +<p>—Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XIII</h3> + +<h3>LES AMOURS DU CHICO</h3> + +<p>Le couvent de San Pablo était situé si près de la place +San Francisco qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur +cette place même.</p> + +<p>En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent +été pour ainsi dire tout rendus. Il ne faut pas oublier +qu'on se battait toujours sur la place, et un homme +froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait commettre +l'imprudence de faire traverser cette place à son +prisonnier en pareil moment.</p> + +<p>Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. +Non pas que le chevalier, ligoté comme il l'était, +inspirât des craintes au grand inquisiteur. Mais, précisément, +ces précautions, qui eussent pu paraître ridicules +en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe +que le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer +au milieu des combattants. Dans la mêlée, le prisonnier +pouvait recevoir quelque coup mortel, et nous savons +que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder vivant. +Il pouvait encore—ce qui eût été plus fâcheux encore—être +délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre +pour l'un des leurs. La nécessité d'une imposante escorte +se trouvait donc amplement justifiée.</p> + +<p>Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit +faire à sa troupe une infinité de détours par les petites +rues qui avoisinaient la place, évitant avec soin toutes +celles où il percevait les bruits de la bagarre. En outre, +comme le chevalier, entravé par des liens très serrés, +ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il +fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San +Pablo, qu'on eût pu atteindre en quelques minutes.</p> + +<p>En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle +tourna rapidement en lamentable échauffourée et qu'elle +fut réprimée avec cette impitoyable cruauté que Philippe II +savait montrer quand il était sûr d'avoir le +dessus.</p> + +<p>Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, +chef occulte de cette vaste entreprise qui échoua piteusement +et fut noyée dans le sang.</p> + +<p>Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour +elle, était le prince Carlos, elle avait commis la faute +impardonnable de modifier son plan.</p> + +<p>Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, +résolu à lui donner son nom, et à partager avec elle le +trône, pourvu qu'elle le hissât sur ce trône. Elle se +croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant +C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait +consommer la ruine de ses ambitions, de modifier ses +idées premières.</p> + +<p>Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de +consommer la ruine de Philippe II si le prince dédaignait +ses propositions? Elle pensait bien que le prince ne +pousserait pas la folie jusque-là. C'était possible, après +tout. Qu'arriverait-il alors?</p> + +<p>Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il +fallait montrer à ce prince de quoi elle était capable +et de quelles forces elle disposait. Nul doute que, lorsqu'il +aurait vu et compris, il ne revînt humble et soumis. +Alors, il serait temps d'entreprendre en toute assurance +l'action définitive.</p> + +<p>Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero +fut enlevé par ses partisans sans qu'il fût possible aux +troupes royales de l'approcher. Et l'émeute se déchaîna +dans toute son horreur.</p> + +<p>Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, +les chefs du mouvement, qui étaient dans la confidence, +firent circuler l'ordre de la retraite et s'éclipsèrent, +bientôt poursuivis de leurs hommes.</p> + +<p>Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales +que le bon populaire, celui qui ne savait rien des +dessous de cette affaire.</p> + +<p>Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les +malheureux n'avaient, pour la plupart, que quelques +méchants couteaux à opposer aux armes à feu des +soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.</p> + +<p>Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer +bravement. C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne +savaient pas, eux, quel était ce prince Carlos qu'on +acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on voulait leur +enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se +ferait pas.</p> + +<p>Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent +que le Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de +la griffe royale qui avait voulu s'abattre sur lui. Comment? +Par qui? Peu importe. Ils le surent, et, dès lors, +il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.</p> + +<p>Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur +la place et dans les rues que des soldats triomphants... +et aussi, hélas! les cadavres qui jonchaient le sol et les +blessés, plus nombreux encore, qu'on enlevait à la hâte.</p> + +<p>Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin +au couvent San Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir +le seuil de sa prison, il aperçut là, au premier rang, +qui? le nain Chico en personne.</p> + +<p>Mais dans quel état, grand Dieu!</p> + +<p>Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf +quelques heures plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait +si bien et qui lui avait valu auprès des nobles +dames de la cour ce mirifique succès, qui avait paru si +fort contrarier la gentille Juana!</p> + +<p>D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. +Ensuite, fripés, déchirés, maculés, les soies et les +satins de ce qui avait été un pourpoint. Des accrocs +larges comme la main à ces chausses resplendissantes. +Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient +singulièrement à du sang.</p> + +<p>La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne +paraissait nullement se soucier des détails de sa toilette. +Haillons ou somptueux habits, il savait tout porter avec +la même désinvolte fierté. Il se redressait tout comme +il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration +bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas +une ligne de sa taille, d'homoncule.</p> + +<p>Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le +seigneur français, son grand ami, celui qui lui apparaissait +comme un dieu, n'était guère mieux arrangé que lui.</p> + +<p>Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? +Évidemment, sa petite taille l'avait utilement servi. +Pourquoi était-il là? Pour Pardaillan. Celui-ci n'en douta +pas un seul instant.</p> + +<p>Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé +sur les yeux du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard +trahissait une peine si sincère, une affection si ardente, +un dévouement si absolu, une si naïve admiration à le +voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait +diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier +de Pardaillan se sentit doucement ému, délicieusement +réconforté, et qu'il eut à l'adresse de son petit ami un +de ces sourires d'une si poignante douceur qui avaient +le don de bouleverser le petit paria.</p> + +<p>Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser +quelques mots au nain. Mais il réfléchit que, dans les +circonstances présentes, il risquait fort de le compromettre.</p> + +<p>Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours +pour songer aux autres, il aurait bien voulu savoir +ce qu'était devenu son autre ami, don César, sur qui il +s'était promis de veiller et pour qui il s'était si imprudemment +exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, +en passant, un regard d'une muette éloquence au nain +attentif.</p> + +<p>Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement +récompensé par le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement +compris à quel mobile il obéissait en paraissant +ne pas le connaître.</p> + +<p>Il comprit aussi parfaitement la signification du coup +d'oeil de Pardaillan qui criait:</p> + +<p>«Don César est-il sauf?»</p> + +<p>Dans le même langage muet, il répondit à l'instant +et il fut compris comme il avait compris lui-même.</p> + +<p>La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait +remuer à son aise, attendu qu'il n'avait pas été possible +de l'enchaîner comme le reste. Pardaillan manifesta donc +sa satisfaction par un imperceptible signe de tête, et il +passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui imposaient +ses entraves.</p> + +<p>Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté +de sa taille, se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs +indifférents, s'attachait obstinément à ses pas et trouvait +moyen de marcher à sa hauteur, comme s'il avait eu +quelque chose à lui communiquer.</p> + +<p>Il remarqua également que le nain serrait dans son +poing crispé le manche de sa minuscule dague, et qu'il +jetait sur les hommes de son escorte des regards chargés +de colère qui les eussent infailliblement jetés bas +s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de +penser, à part lui:</p> + +<p>«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa +bravoure et sa volonté, comme il chargerait ces soldats +à qui l'on fait jouer un si triste rôle!»</p> + +<p>Et il souriait doucement, chaudement réconforté par +cette amitié sincère qui se manifestait en un moment +si critique pour lui.</p> + +<p>Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande +porte du couvent. Porte monumentale, massive, rébarbative, +pesante, sournoise par les guichets visibles ou +dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et les +innombrables serrures.</p> + +<p>On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés +avec des grincements sinistres, que les serrures géantes +fussent ouvertes à l'aide de clefs que le nain Chico eût +eu bien de la peine à soulever. Il y eut forcément un +temps d'arrêt assez long.</p> + +<p>Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être +prévu, pour se livrer à une mimique expressive que +Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue comprit aisément +et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, les +gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre +eux.</p> + +<p>«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes +du petit homme.</p> + +<p>Et les yeux de Pardaillan répondaient:</p> + +<p>«Pour quoi faire?»</p> + +<p>Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des +mains remontant jusqu'à la tête et retombant mollement, +signifiaient:</p> + +<p>«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être +bien aise de communiquer avec le dehors.»</p> + +<p>Et Pardaillan de répondre:</p> + +<p>«Soit. J'accepte ton dévouement.»</p> + +<p>Et, d'un sourire, il remerciait.</p> + +<p>Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se +fermât lourdement sur lui—peut-être pour toujours—il +tourna une dernière fois la tête et adressa un dernier +adieu au nain, dont la physionomie intelligente et mobile +semblait lui crier:</p> + +<p>«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous +abandonnerai pas!»</p> + +<p>Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats +ressortirent et s'éloignèrent allègrement, et le Chico +demeura seul, dans la rue déserte, ne pouvant se décider +à s'éloigner de cette porte qui venait de se fermer sur +le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et +dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout +un monde de sensations inconnues.</p> + +<p>Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son +orbe rouge disparaîtrait complètement, la nuit succéderait +au jour; il n'y avait plus rien à espérer. Le Chico +poussa un gros soupir, et s'éloigna lentement, tristement, +à regret.</p> + +<p>Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait +écraser la ville. Il ne remarqua pas que, hormis les +patrouilles qui sillonnaient les rues, il ne rencontrait +aucun passant dans ces rues habituellement si animées +à cette heure.</p> + +<p>Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, +les portes verrouillées, les volets hermétiquement +clos. Il ne remarqua rien. Il allait doucement, tout pensif, +et, parfois, il sortait de son sein un parchemin qu'il +considérait attentivement, et le remettait vivement dans +sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.</p> + +<p>Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain +paraissait attacher un grand prix, n'était autre que ce +blanc-seing que Centurion avait obtenu de Barba Roja +et qu'il avait vendu à Fausta.</p> + +<p>On se souvient peut-être que Fausta était descendue +dans le caveau truqué de la maison des Cyprès pour y +brûler la capsule destinée à empoisonner l'air. En fouillant +dans son sein pour y prendre l'étui contenant +le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait +laissé tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé +ce papier, et, ne pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait +passé à sa ceinture. Or, en rampant sur les dalles pour +épier El Chico, le chevalier, sans s'en apercevoir, avait +à son tour laissé tomber ce papier.</p> + +<p>De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé +à ce chiffon de papier, dont il ignorait la valeur. Le +nain l'avait, à son tour, trouvé, et, comme il savait lire, +comme, dans son réduit, il avait de la lumière, il s'était +rendu compte de la valeur de sa trouvaille et l'avait +soigneusement mise de côté. Son intention était de +remettre ce parchemin au seigneur français, à qui il +appartenait sans doute, et qui, en tout cas, saurait, +mieux que lui, faire usage de ce document. Les événements +qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser +son intention.</p> + +<p>C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier +dans la rue. Que voulait-il en faire? A vrai dire, +il n'en savait rien. Il cherchait. Vaguement, il entrevoyait +qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur de +Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de +trouver.</p> + +<p>Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr +que sa trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. +Nous avons dit qu'il savait lire et même écrire.</p> + +<p>Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement +et griffonner, encore plus péniblement, les mots +les plus usuels; c'est tout.</p> + +<p>Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très +sûr de la valeur du document trouvé. Ah! s'il savait été +aussi savant que la petite Juana! Il résolut soudain d'aller +soumettre le précieux parchemin à la compétence de +son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en était +au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de +l'auberge de la Tour.</p> + +<p>Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide +costume était en loques. Deux raisons qui l'eussent fait +reculer en toute autre circonstance. En effet, quel accueil +lui serait fait s'il osait se présenter devant elle +sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il se présentait +ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.</p> + +<p>Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela +n'était pas fait pour le surprendre après les événements +sanglants de l'après-midi. Les quelques personnes attablées +étaient des militaires qui, pour la plupart, ne faisaient +qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.</p> + +<p>La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à +la cuisine, et qui était comme le bureau de l'hôtellerie. +Elle avait, naturellement, gardé la superbe toilette +qu'elle avait endossée pour aller à la corrida, et, ainsi +parée, elle était séduisante au possible, jolie à damner +un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans +son riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on +eût dit une marquise déguisée.</p> + +<p>En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, +le Chico sentait son coeur battre la chamade, +ses yeux brillèrent de plaisir et une bouffée de sang lui +monta au visage.</p> + +<p>Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à +ne songer qu'à son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait +jamais prévu: c'est qu'il se présenta avec une assurance +qu'elle ne lui avait jamais vue.</p> + +<p>Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana +n'avait pas escompté un peu cette visite de son timide +amoureux.</p> + +<p>Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne +résisterait pas au désir de venir se faire admirer, et elle +avait dû arranger d'avance la réception qu'elle lui +ferait.</p> + +<p>On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue +du petit homme la piqua au vif.</p> + +<p>Cependant, comme elle était femme et coquette, elle +sut cacher ses impressions, si bien qu'il ne soupçonna +rien de ce qui se passait en elle, et ce fut avec son air le +plus agressif, de son ton le plus grondeur qu'elle lança:</p> + +<p>—Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai +chassé? Et dans quel état encore. Vierge Sainte! N'es-tu +pas honteux de te présenter ainsi devant moi?</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit +cette violente sortie avec une indifférence qui accrut +son indignation. Il ne rougit pas, il ne baissa pas la +tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda tranquillement en +face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit simplement +et très doucement:</p> + +<p>—J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.</p> + +<p>La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait +changé sa poupée. Où prenait-il cette tranquille audace? +La vérité est que le Chico n'avait pas conscience de son +audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et tout s'effaçait +devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace +n'était que de la distraction.</p> + +<p>Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle +avait vu du premier coup d'oeiï, et s'écria:</p> + +<p>—Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?</p> + +<p>—Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?</p> + +<p>—Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a +eu rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts +par milliers...</p> + +<p>Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une +inflexion de voix dont il ne perçut pas la tendresse:</p> + +<p>—Tu es donc blessé?</p> + +<p>—Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être +ai-je bien quelque écorchure par-ci par-là, mais ce n'est +rien. Ce sang n'est pas le mien. C'est celui des malheureux +que j'ai vu tuer devant moi.</p> + +<p>Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son +air grondeur et dit:</p> + +<p>—C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? +Qu'avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre?</p> + +<p>—Il le fallait bien.</p> + +<p>—Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je +suis allée à cette course et que je serais peut-être morte +à l'heure qu'il est si j'étais restée jusqu'à la fin!</p> + +<p>Ce fut à son tour de pâlir de crainte:</p> + +<p>—Tu es allée à la course?</p> + +<p>—Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait +sans doute, car une subite indisposition de Barbara, qui +m'accompagnait, m'a fait quitter la plazza après que le +sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le taureau. +Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle +de Notre-Dame la Vierge!</p> + +<p>Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien +au monde elle n'eût voulu lui donner cette satisfaction +de lui dire qu'elle l'avait vu dans son triomphe et que +c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.</p> + +<p>Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle +avait pu regagner paisiblement sa demeure sans se trouver +dans la mêlée, où elle eût pu, en effet, recevoir +quelque coup mortel.</p> + +<p>—Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On +voulait assassiner le Torero. C'est pour lui qu'on s'est +battu. Heureusement ses partisans l'ont enlevé, et maintenant, +bien caché, il est hors de l'atteinte de ses ennemis.</p> + +<p>—Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement +intéressée.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu +parler, c'était en faveur de don César. On dit qu'il est le +fils du roi; c'est lui qui est, paraît-il, le légitime enfant +et c'est lui qu'on voulait placer sur le trône à la place +de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous +le nom de roi Carlos.</p> + +<p>Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout +de connaître personnellement un homme qu'on prétendait +fils du roi.</p> + +<p>Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel +dépit, et joignant ses petites mains:</p> + +<p>—Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, +à dire vrai, cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé +qu'il devait être de très haute naissance. Et tu dis qu'il +est l'infant légitime? Qui donc osait attenter à sa vie?</p> + +<p>—Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.</p> + +<p>—Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il +ne savait pas, sans doute.</p> + +<p>—Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il +voulait le faire meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, +mais moi je le sais. Il y a bien des choses que je sais, +tiens! et personne ne s'en doute.</p> + +<p>—Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père +veuille faire tuer son fils!</p> + +<p>—Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison +d'Etat». Je sais cela aussi.</p> + +<p>Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à +l'adresse du petit homme. C'est vrai, tout de même, qu'il +savait des choses que nul ne soupçonnait. Comment +s'arrangeait-il pour savoir?</p> + +<p>Il reprit très sérieux:</p> + +<p>—Je servais de page à don César dans sa course. Tu +n'as pas pu savoir, puisque tu étais partie quand nous +sommes entrés sur la piste.</p> + +<p>Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, +elle feignit d'être surprise. Lui continua:</p> + +<p>—Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. +Je l'ai suivi. C'est là que j'ai été si mal arrangé.</p> + +<p>Et avec un soupir de regret:</p> + +<p>—J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu +m'avais vu! Regarde donc dans quel état on l'a mis.</p> + +<p>Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait +plus être question de gronder. Il avait fait son devoir +en suivant son maître, le petit homme; c'était bien.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai +encore une nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, +Juana.</p> + +<p>—Parle... Tu me fais frémir.</p> + +<p>—On a arrêté le sire de Pardaillan.</p> + +<p>Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. +Pas du tout, elle reçut le coup avec un calme qui +le déconcerta. Voyant qu'elle se taisait, il dit doucement:</p> + +<p>—Tu as du chagrin?</p> + +<p>—Oui, dit-elle simplement.</p> + +<p>—Tu l'aimes toujours?</p> + +<p>Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas +joué.</p> + +<p>—Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.</p> + +<p>—Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...</p> + +<p>—J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, +comme un bon et brave gentilhomme qu'il est. Je l'aime +comme un frère aîné, mais pas plus. N'oublie pas cela, +Chico. Ne l'oublie plus jamais.</p> + +<p>—Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...</p> + +<p>—Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. +Comment faut-il donc te dire les choses pour +que tu les comprennes?</p> + +<p>Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement +heureux s'il avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:</p> + +<p>—Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur +de Pardaillan comme un frère, tu voudras bien +m'aider à le tirer de sa prison.</p> + +<p>—De tout mon coeur, fit-elle spontanément.</p> + +<p>—Bon! c'est l'essentiel.</p> + +<p>—Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?</p> + +<p>—Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. +J'étais là, j'ai tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa +prison. On l'a enfermé au couvent San Pablo.</p> + +<p>Tu l'as suivi! Pour quoi faire?</p> + +<p>—Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher +de le délivrer.</p> + +<p>—Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?</p> + +<p>—Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour +moi, c'est plus que le seigneur Dieu. Je donnerais mon +sang goutte à goutte pour le tirer des griffes qui l'ont +frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme +c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont +mis pour l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. +Partout il y en avait et ils étaient tous là pour lui. Et +Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse étrangère aussi, +que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des habits +d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, +lui tout seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à +coups de poing. Si tu avais vu!...</p> + +<p>Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, +parlait, parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait +et s'exaltait. Et ce n'était pas à son sujet, à elle, +qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et constante préoccupation +du petit homme, elle le savait bien. Aussi la +petite Juana allait de surprise en surprise.</p> + +<p>C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était +l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des +fins, quoi! A qui se fier, bonne Vierge! après pareille +trahison!</p> + +<p>Pour l'amener à se départir de cette inconcevable +froideur, elle avait mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué +et redoutable de ses petites ruses puériles de +coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et un +stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.</p> + +<p>D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée +dans ses cheveux. Elle avait joué distraitement avec, +l'avait portée, à différentes reprises, à ses lèvres, comme +pour en respirer le parfum, et finalement l'avait laissée +tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. Naïvement, +elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur +qu'elle lui jetait.</p> + +<p>Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du +pied jusqu'à ce qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, +autrefois, n'eût pas manqué d'implorer la faveur d'emporter +cette fleur, ou qui l'eût sournoisement ramassée +et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée +où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait +pas la ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!</p> + +<p>Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa +petite maîtresse. Il aimait à s'accroupir devant elle et, +tabouret vivant, il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis +qu'elle babillait, il écoutait gravement, les caressant +doucement, en des gestes frôleurs, avec l'appréhension +vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à +poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.</p> + +<p>Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, +elle stimulait sa timidité naturelle, afin de +l'amener, sans en avoir l'air, à ce jeu qu'elle partageait +avec un plaisir réel, quoique dissimulé, très sensible +qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette +adoration spéciale.</p> + +<p>C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était +elle-même qui avait jeté en lui le germe de cette préférence, +peut-être bizarre, trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu +et cultivé au point d'en faire une passion.</p> + +<p>En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais +elle n'eût pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, +si elle n'avait pas eu par-dessus tout la coquetterie, la +fierté, pourrait-on dire, de son pied, réellement très +petit, très joli.</p> + +<p>Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait +eu recours au suprême moyen qu'elle avait tout lieu de +croire infaillible, et ses jambes fines et nerveuses, moulées +dans des bas de soie brodée, comme en portaient +les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons +et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à +s'agiter et se trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention +du récalcitrant. Et, comme il ne paraissait pas +voir, elle s'était décidée à repousser petit à petit le tabouret +sur lequel elle posait ses pieds.</p> + +<p>Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce +diable de tabouret. N'importe, elle avait réussi à le +pousser si bien que, toute petite dans son immense fauteuil, +elle se trouva bientôt les jambes pendantes sans un +point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait +ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.</p> + +<p>En toute autre circonstance, le nain se fût empressé +de profiter de l'aubaine. Mais il avait autre chose de +plus sérieux en tête, et il sut résister héroïquement à la +tentation.</p> + +<p>Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait +pas de s'émerveiller sur le compte du sire de Pardaillan, +son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait +dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait seule +existé pour lui.</p> + +<p>Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana +ne savait plus si elle devait s'indigner du changement +d'attitude du nain ou si elle devait s'en montrer ravie. +Elle ne savait plus si elle devait le féliciter ou l'accabler +de reproches et d'injures.</p> + +<p>En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle +avait accueilli la nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si +le Chico avait été moins préoccupé, il aurait remarqué +sa pâleur soudaine et l'éclat trop brillant de ses yeux.</p> + +<p>Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, +tout au fond de son coeur, gardait-elle encore un sentiment +très tendre pour lui. Peut-être! Ce qu'il y a de +certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle +avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé +à cet amour romanesque.</p> + +<p>Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils +fraternels de Pardaillan, elle s'était tournée vers le +Chico, avec l'espoir de trouver en lui ce bonheur qu'elle +savait insaisissable et impossible avec l'autre.</p> + +<p>Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant +tout sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas +rester indifférente au sort de Pardaillan. Elle avait dit +le mot exact quand elle avait dit au Chico qu'elle aimait +Pardaillan comme un frère aîné.</p> + +<p>Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être +disposée à tenter l'impossible, même à sacrifier sa vie +au besoin, pour le secourir.</p> + +<p>Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan +avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse +qui avait fait de lui le complice de Fausta. Il savait +que Juana ne serait jamais qu'une petite amie pour +le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet +égard, les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait +Pardaillan comme un frère eussent fait tomber ce doute.</p> + +<p>Malheureusement pour lui, influencé sans doute par +ce qu'il avait accoutumé d'entendre sur son compte, +vivant sans cesse dans la solitude, il s'exagérait outre +mesure son infériorité physique.</p> + +<p>Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet +n'était pas parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement +convaincu que jamais aucune femme, fût-elle petite et +mignonne comme Juana, ne voudrait de lui pour époux.</p> + +<p>Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il +osât avouer son amour, il eût fallu qu'il fût sur le point +d'expirer; ou bien que Juana elle-même, renversant les +rôles, parlât la première. Mais ceci n'arriverait jamais, +n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait que +comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en +dît, c'était Pardaillan.</p> + +<p>De même que lui savait que Juana ne serait jamais à +lui, elle devait savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à +Pardaillan. Ce n'était pas au moment où il pensait +qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il trouverait +le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire +jusqu'à ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana +prenait pour de la froideur et de l'indifférence.</p> + +<p>D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner +son amour était de ne paraître s'occuper que +de Pardaillan, à qui, sans nul doute, elle pensait exclusivement. +Et, comme sur ce point il était en outre +poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup +de peine à rester dans le rôle qu'il s'était dicté.</p> + +<p>Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait +de Pardaillan, ramenée au sens de la réalité par des +paroles douces, mais fermes, éclairée par la logique +d'un raisonnement serré, elle avait compris qu'il lui +fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour +Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle +ne pût l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était +résignée.</p> + +<p>Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le +devait d'autant plus que Pardaillan, qu'elle admirait +déjà, par quelques confidences discrètes et avec ce tact +qu'il puisait dans la bonté de son coeur, avait su lui +imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.</p> + +<p>Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait +dit le plus grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel +homme n'adresserait pas un compliment qui ne fût pleinement +mérité. De ceci, il était résulté que, si Pardaillan +avait gagné son respect, les affaires amoureuses du nain, +grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.</p> + +<p>En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. +Mais son amour n'était pas encore assez violent pour +l'amener à fouler aux pieds la pudeur de la jeune fille +en la faisant parler la première.</p> + +<p>Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait +pas d'autre alternative pour liquider la question. S'il +avait fait une partie du chemin, s'il l'avait bercée de +mots doux comme il en trouvait parfois, s'il avait eu +cette attitude et ces caresses chastes qui troublent néanmoins, +peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire +oublier sa retenue.</p> + +<p>Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien +mal à propos, de résister à toutes ses avances et de se +tenir sur une réserve qui pouvait lui paraître de la froideur. +Alors qu'elle eût voulu ne parler que d'eux-mêmes, +voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était +désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.</p> + +<p>Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans +calcul d'aucune sorte, peut-être le Chico avait-il trouvé, +sans le chercher, le meilleur moyen de forcer le coeur +de celle qui, de son côté, sans s'en douter assurément, +l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.</p> + +<p>Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les +autres, Juana se résigna à ne pas sortir du sujet de +conversation qu'il plaisait au Chico de lui imposer, espérant +bien se rattraper après et reprendre, avec succès, +elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à +se déclarer.</p> + +<p>Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude +qu'elle avait qu'il ne serait question que de Pardaillan, +jointe à la volonté bien arrêtée de le sauver, si c'était +possible, aidèrent puissamment à la faire patienter.</p> + +<p>—Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, +comme tu en parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es +si dévoué?</p> + +<p>—Il m'a dit des choses!... des choses que personne +ne m'avait jamais dites, répondit énigmatiquement le +nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu pas résolue à le +soustraire au supplice qui l'attend?</p> + +<p>—Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.</p> + +<p>—Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre +ainsi notre nez dans les affaires d'Etat. Le moins qui +pourrait nous arriver serait d'être pendus haut et court. +Et je crois bien que nous ferions préalablement connaissance +avec la torture.</p> + +<p>Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le +lui disait-il? Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, +car il était bien résolu à se passer d'elle et à ne pas la +compromettre. Il voulait bien risquer sa vie et même la +torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir mourir! +Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!</p> + +<p>Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur +la valeur de sa trouvaille.</p> + +<p>Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime +qu'elle connût la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. +Il n'avait que vingt ans, il avait bien quelques raisons +de tenir à la vie. Et, s'il faisait l'abandon de cette vie, +il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il l'avait fait à bon +escient.</p> + +<p>Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, +n'avait pu tout d'abord réprimer un long frisson.</p> + +<p>Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le +Chico, une âme vaillante? Peut-être le romanesque relevé +par un danger mortel avait-il un attrait particulier +pour elle?</p> + +<p>Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle +à une heure où elle était dans l'état d'esprit +qu'il fallait pour la lui faire accepter? Nous pencherions +plutôt pour cette raison.</p> + +<p>En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous +les apparences de deux hommes qui étaient deux antithèses +vivantes: Pardaillan qui, au moral sinon au physique, +lui apparaissait comme un géant, et le Chico qui, +au physique comme au moral, était une réduction +d'homme infiniment gracieuse.</p> + +<p>Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, +attirée par la force de l'un presque autant que sollicitée +par la faiblesse de l'autre. Brusquement, raisonnée par +l'un au profit de l'autre, elle s'était décidée à choisir. Et +voici que, maintenant que son choix était fait en faveur +du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre +tous les deux à la fois.</p> + +<p>Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un +pouvoir redoutable entre tous: l'Inquisition. Celui +qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir l'autre, se dévouant +inutilement au salut du premier. Tout l'univers +pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, +que ferait-elle dans la vie?</p> + +<p>Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu +le deviner? Il avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de +Pardaillan.</p> + +<p>Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la +froide intrépidité avec laquelle il avait envisagé le sort +qui pouvait être le sien s'il se lançait dans l'aventure +qu'il méditait.</p> + +<p>Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique +serrée que lui eussent enviée bien des hommes +réputés habiles. D'ailleurs, dans cette existence de solitaire +qu'il menait depuis de longues années, il avait +contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne +parler et d'agir qu'à bon escient.</p> + +<p>Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez +méditée... Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir +le plus formidable qui existât. Évidemment, lui, pauvre, +solitaire, faible, d'intelligence médiocre—c'est lui qui +parle—ne disposant d'aucune aide, d'aucune ressource, +il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour +lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas +difficile à comprendre, cela!</p> + +<p>Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête +pour une chance infime? Oui ou non? Il avait décidé +que ce serait oui.</p> + +<p>Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, +Juana, en revanche, s'en rendait fort bien compte. Il se +révélait à elle sous un jour qui lui était complètement +méconnu.</p> + +<p>Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé +de tourner au gré de son humeur, avait disparu. Disparu +aussi l'enfant qu'elle se plaisait à couvrir de sa protection. +C'était un vrai homme qui pouvait devenir son +maître.</p> + +<p>Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois +encore celui qu'il appelait son grand ami. Et, plus le +nain grandissait dans son esprit, plus elle sentait l'appréhension +l'envahir. Elle qui, jusqu'à ce jour, s'était +crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours +dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, +étreinte par les affres du doute, elle se demandait +si elle était digne de lui.</p> + +<p>C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; +elle, dont les yeux suppliants semblaient mendier un +mot doux, une caresse; elle qui se montrait douce, soumise +et résignée; lui qui, en apparence, se montrait +indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait +là une preuve d'énergie extraordinaire dans un si petit +corps, car son coeur battait à se rompre dans sa poitrine, +et il avait des envies folles de se jeter à ses pieds, +de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, +qui semblaient appeler ses lèvres.</p> + +<p>Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, +bien persuadée, d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter +tous les obstacles, avec un regard voilé de tendresse, +avec un sourire à la fois soumis et provocant, +elle répondit, sans hésiter:</p> + +<p>—Puisque tu risques la torture, je la veux risquer +avec toi.</p> + +<p>Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui +semblait qu'on ne pouvait pas dire plus clairement:</p> + +<p>—Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est +avec toi.</p> + +<p>Malheureusement, il était dit que le malentendu se +prolongerait entre eux et les séparerait implacablement. +Le Chico traduisit: «J'aime le sire de Pardaillan assez +pour risquer la torture pour lui.» Il sentit son coeur +se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur +qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:</p> + +<p>«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de +fraternel, quoi qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai +l'impossible, et du diable si je n'y laisse ma peau.</p> + +<p>Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec +une grande douceur et reprenant ses propres paroles:</p> + +<p>—Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?</p> + +<p>Et l'horrible malentendu s'accentua encore.</p> + +<p>Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le +Chico était jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était +fait tant de mauvais sang! Alors, avec un sourire malicieux, +croyant l'amener à se déclarer enfin, elle minauda:</p> + +<p>«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait +jamais dites avant lui.»</p> + +<p>A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico +et elle les disait en badinant, croyant faire une plaisanterie +et exciter sa jalousie.</p> + +<p>Le nain comprit autre chose.</p> + +<p>Pardaillan lui avait dit et répété:</p> + +<p>«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon +coeur est mort, il y a longtemps.»</p> + +<p>Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur +lequel ces paroles avaient été dites. Il ne doutait pas +qu'elles ne fussent l'expression de la vérité. Il ne redoutait +rien de Pardaillan, un instinct sûr lui assurait que +le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan +avait ajouté:</p> + +<p>«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»</p> + +<p>Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami +ne parlait que de lui-même, il pouvait s'en rapporter à +lui et le croire sur parole. Mais, lorsqu'il parlait des +autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles de +Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû +lui parler, la moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait +rien à espérer de lui. Cependant, Juana ne reculait pas +devant l'évocation terrifiante de la torture et revendiquait, +avec un calme souriant, son droit à participer +au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré +tout. Pour lui, c'était clair et simple: Juana aimerait, +sans espoir et jusqu'à la mort, le sire de Pardaillan, +comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort et sans +espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint +irrévocable. Il se condamnait lui-même.</p> + +<p>Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, +puisqu'il n'en voulait pas. Elle devait bien le +savoir puisqu'elle préférait la mort. Alors, lui, il eût +considéré comme une bassesse de chercher à l'attendrir.</p> + +<p>Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva +de les séparer.</p> + +<p>Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête +à ce qu'elle venait de dire, et, tirant de son sein le +blanc-seing trouvé, il dit avec une froideur sous laquelle +il s'efforçait de cacher ses véritables sentiments:</p> + +<p>—Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi +ce que c'est et ce qu'il vaut.</p> + +<p>La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. +Elle avait espéré le faire parler et voici qu'il se montrait +plus froid, plus cassant qu'il n'avait été depuis le début +de cet entretien.</p> + +<p>Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, +elle prit tristement le parchemin qu'il lui tendait et +l'étudia en s'efforçant d'imiter son attitude glaciale.</p> + +<p>—Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois +rien là que deux cachets et deux signatures, sous des +formules inachevées.</p> + +<p>—Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, +Juana?</p> + +<p>—Le cachet et la signature du roi, le cachet et la +signature de monseigneur le grand inquisiteur.</p> + +<p>—En es-tu bien sûre?</p> + +<p>—Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, +par la grâce de Dieu, roi... mandons et ordonnons... à +tous représentants de l'autorité religieuse, civile, militaire...» +Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque, +grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu +ces cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les +mêmes. Nul doute n'est possible.</p> + +<p>—C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on +appelle un blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise +et on se trouve couvert par la signature du roi... et tout +le monde doit obéir aux ordres donnés en vertu de ce +parchemin.</p> + +<p>—Où t'es-tu procuré cela?</p> + +<p>—Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce +que je voulais savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra +dire à âme qui vive que tu m'as vu en possession de ce +parchemin.</p> + +<p>—Pourquoi? Que veux-tu en faire?</p> + +<p>—Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. +Je cherche. Et, à force de chercher, je finirai bien par +trouver. Pourquoi? Parce que je compte me servir de +ce blanc-seing pour délivrer le seigneur de Pardaillan. +Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne +m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, +ce serait ma mort certaine, ce qui ne tirerait pas à bien +grande conséquence, je le sais. Ce serait aussi la perte +de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus important. +Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret +le plus absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons +sauver tous les deux.</p> + +<p>Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre +qu'elle devait se taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne +se doutait pas qu'il avait donné la meilleure de toutes +les raisons en disant: «Ce serait ma mort certaine», +et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.</p> + +<p>Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui +la peignait, elle murmura en joignant les mains dans +un geste implorant:</p> + +<p>—Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que +de m'arracher une parole sur ce sujet.</p> + +<p>Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:</p> + +<p>—Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.</p> + +<p>Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se +contenir, il s'inclina devant elle et murmura:</p> + +<p>—Adieu, Juana!</p> + +<p>Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea +vers la porte.</p> + +<p>Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait +ainsi, sans un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, +un adieu sinistre qui semblait sous-entendre qu'elle ne +le reverrait plus! Pâle et défaillante, elle se dressa toute +droite sur son grand tabouret de bois, et, l'esprit chaviré, +un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres frémissantes, +comme un appel éperdu:</p> + +<p>—Chico!</p> + +<p>Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.</p> + +<p>Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna +brusquement. Dans un geste machinal, elle lui tendait +les deux mains. Elle avait à peu près perdu conscience +de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains pour +les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, +l'eût soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le +dénouement radieux de cette fantastique idylle.</p> + +<p>Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le +nain cachait une volonté de fer; à son appel, il s'arrêta +et fit deux pas vers elle. Mais il n'alla pas plus loin. Il +ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, impassible, il +attendit qu'elle s'expliquât.</p> + +<p>Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si +elle eût senti sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés +de larmes, elle balbutia machinalement:</p> + +<p>—Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc +rien d'autre à me dire?</p> + +<p>Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! +Il fallait être aveugle et fou connue le Chico pour +ne pas voir et ne pas comprendre. Brusquement, il se +frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout +à coup.</p> + +<p>—Et la Giralda? s'écria-t-il.</p> + +<p>Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un +mot, pas un geste? Toujours la même indifférence glaciale? +Il pensait à tout le monde, hormis à elle. C'en +était trop. Ses bras, qu'elle tendait vaguement vers lui, +s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli amer +arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:</p> + +<p>—Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi +des choses que nulle ne t'a dites?</p> + +<p>Il la regarda d'un air étonné et, gravement:</p> + +<p>—C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas +le page du Torero?</p> + +<p>Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de +son accès de jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.</p> + +<p>—C'est vrai, balbutia-t-elle.</p> + +<p>—Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. +Elle était à la corrida. Don César a été enlevé au moment +où il se dirigeait vers elle pour lui faire hommage +du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a dû se +trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas +arrivé malheur!</p> + +<p>—Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai +sans doute avant la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement +s'enquérir de son fiancé.</p> + +<p>Le nain hocha la tête d'un air pensif.</p> + +<p>—Elle ne viendra pas, dit-il.</p> + +<p>—Qu'en sais-tu?</p> + +<p>—Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient +suspects. J'ai cru reconnaître dans le tas la gueule de +loup de ce sacripant de don Gaspar Barrigon.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?</p> + +<p>—Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, +je le crains, a dû être victime'de quelque tentative +d'enlèvement comme celle que j'avais déjà surprise. +Centurion est tenace et, pour moi, il y a du Barba Roja +là-dessous!</p> + +<p>—Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux +être tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. +Je l'aime comme une soeur. Elle est si bonne, si tendre, +si jolie!</p> + +<p>Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle +savait rendre à chacun la justice qui lui était due.</p> + +<p>Le Chico approuva gravement de la tête, et:</p> + +<p>—Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai +vu où l'on a conduit don César. Il faut que je sache +maintenant ce qu'est devenue la Giralda; et, si elle a été +enlevée, comme je le crois, il faut que je découvre où +on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera +sa retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je +n'ai donc pas un instant à perdre. Est-ce tout ce que tu +avais à me dire, Juana?</p> + +<p>Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:</p> + +<p>—Oui!</p> + +<p>—En ce cas, adieu, Juana!</p> + +<p>—Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. +C'est la deuxième fois que tu prononces ce mot qui me +serre le coeur. Pourquoi pas au revoir? Ne te reverrai-je +donc plus?</p> + +<p>—Si fait bien.</p> + +<p>Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait +quelque chose. Son sourire et ses paroles sonnaient +faux.</p> + +<p>—Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.</p> + +<p>Évasivement, il répondit:</p> + +<p>—Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être +dans quelques Jours. Cela dépendra des événements.</p> + +<p>Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des +autres et non d'elle, elle crut bien faire en disant:</p> + +<p>—N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la +délivrance du chevalier de Pardaillan? Il faut bien que +tu me dises, quand le moment sera venu, en quoi je +pourrai t'être utile.</p> + +<p>Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance +de Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était +bien résolu à se passer d'elle. Pour rien au monde, il +n'eût voulu la mêler à une aventure qu'il devinait devoir +lui être fatale. Il se fût plutôt poignardé sur l'heure.</p> + +<p>Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner +ses intentions, il répondit avec une assurance +qui la tranquillisa un peu:</p> + +<p>—C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en +quoi tu pourras m'aider, encore faut-il que je sache +exactement ce que je veux faire. Je te jure qu'en ce +moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la +Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès +que mon plan sera établi, je te le ferai connaître. C'est +promis.</p> + +<p>Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que +ce petit être si faible avait une tête si bien organisée et +savait agir avec tant de décision! Aveugle, trois fois +aveugle qu'elle avait été de l'avoir si longtemps méconnu!</p> + +<p>Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, +elle dit:</p> + +<p>—Va donc. Luis, et que Dieu te garde!</p> + +<p>Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. +Très rarement—autant dire jamais—elle ne l'avait +appelé par son petit nom. Et quelle inflexion, douce +comme une caresse, elle avait mise dans ce mot! C'était +tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite +Juana.</p> + +<p>Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition +que tous deux ils faisaient fausse route. Un mot, un +seul, dit en ce moment, pouvait dissiper le malentendu +qui les séparait.</p> + +<p>Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et +toute son attitude était un cantique d'amour. Il ne vit +rien. Il ne comprit rien. Comme il avait déjà fait, il +s'inclina devant elle et dit en insistant sur les mots:</p> + +<p>—Au revoir, Juana!</p> + +<p>Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:</p> + +<p>—Tu ne m'embrasses pas avant de partir?</p> + +<p>Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. +Et elle lui tendait les mains en disant ces mots.</p> + +<p>Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.</p> + +<p>Le Chico se courba lentement, effleura le bout des +doigts qu'elle lui tendait et s'enfuit précipitamment.</p> + +<p>Un long moment, elle resta debout, regardant fixement +la porté par où il venait de sortir. Et elle songeait:</p> + +<p>«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, +il se fût prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma +basquine et mes mains de baisers fous. Aujourd'hui, il +s'est incliné comme un galant qui sait les usages fleuris. +Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»</p> + +<p>Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête +dans ses deux mains et se mit à pleurer doucement, longuement, +secouée de petits sanglots convulsifs, comme +un tout-petit à qui on vient de faire une grosse peine.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XIV</h3> + +<h3>FAUSTA</h3> + +<p>Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, +Il se trompait.</p> + +<p>La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines +robustes, chargés de sa surveillance, était claire, +propre, spacieuse, confortablement meublée d'un bon +lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une table, +et munie de tous les objets nécessaires à une toilette +complète.</p> + +<p>Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la +fenêtre, sans les doubles verrous extérieurs qui fermaient +la porte massive, avec son judas très large percé +au milieu, il eût pu se croire encore dans sa chambre +de l'hôtellerie de la Tour.</p> + +<p>Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens +et s'étaient retirés en annonçant que sous peu le souper +lui serait servi.</p> + +<p>Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été +de se rendre compte de la disposition des lieux, et il +s'était vite persuadé de l'inutilité d'une tentative de fuite +par la porte ou la croisée. Alors, comme il était couvert +de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus tard +de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était +empressé de procéder à un nettoyage dont il avait +grand besoin. Cela lui permit d'ailleurs de constater +avec satisfaction qu'il n'avait que des écorchures insignifiantes.</p> + +<p>Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que +délicat et les vins des meilleurs crus de France et d'Espagne +y figurèrent avec une profusion royale.</p> + +<p>En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce +robuste appétit qui ne lui faisait jamais défaut, même +dans les passes les plus critiques. Mais, tout en vidant +les plats, tout en entonnant de fortes rasades, avec une +conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul +que d'appétit réel, il réfléchissait profondément.</p> + +<p>Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement +dressée, les mets, servis dans des plats +d'argent massif, étaient préalablement découpés, et il +n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, +qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un +couteau, pas une fourchette, rien qui pût, à la rigueur, +devenir une arme.</p> + +<p>Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait +vouloir l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle +on le traitait, lui paraissaient étrangement suspects. +Il sentait une indéfinissable inquiétude l'envahir +sournoisement.</p> + +<p>Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la +tête lourde et il fut pris d'une irrésistible envie de +dormir.</p> + +<p>Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans +un bâillement:</p> + +<p>«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin +de sommeil? Mordieu! je n'ai pourtant pas bu outre +mesure! La fatigue, sans doute...»</p> + +<p>Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus +lourde encore que lorsqu'il s'était couché, les membres +brisés, il constata avec stupeur qu'il était complètement +déshabillé et couché entre les draps.</p> + +<p>«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr +pourtant de ne pas m'être déshabillé!»</p> + +<p>Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober +sous lui. Il éprouvait une lassitude comme il n'en avait +jamais éprouvé de pareille, même après ses plus rudes +journées.</p> + +<p>Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre +destiné à sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea +sa figure dans l'eau fraîche. Après quoi, il alla à la +fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il sentit un mieux +sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent +plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements +pour s'habiller.</p> + +<p>«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer +mon costume en loques par celui-ci, tout neuf, +ma foi!»</p> + +<p>Il examina et palpa les différentes pièces du costume +en connaisseur.</p> + +<p>«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et +solide. On connaît mes goûts apparemment», murmurait-il +en faisant cette inspection.</p> + +<p>Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à +terre, au pied du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina +comme il avait fait du costume.</p> + +<p>«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant +de rire. C'est pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»</p> + +<p>C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez +bon état pour ne pas les remplacer, ses bottes qu'on +avait consciencieusement nettoyées. Seulement, on avait +enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une tige +d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied +par des courroies.</p> + +<p>En un moment, effroyablement critique, de son existence +aventureuse, alors qu'il était enfermé avec son +père dans une sorte de pressoir de fer où ils devaient +être broyés, le chevalier avait détaché des éperons semblables, +en avait donné un à son père, et, tous deux, +pour se soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement +résolu de se poignarder avec cette arme improvisée. +Depuis lors, en souvenir de cette heure de cauchemar, +il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette. +Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur +un poignard passable, qu'on avait eu la précaution +de lui enlever pendant son sommeil.</p> + +<p>Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:</p> + +<p>«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse +de ces éperons pour frapper mes geôliers enfroqués? +N'a-t-on pas voulu plutôt me mettre dans l'impossibilité +de me soustraire par une mort volontaire au supplice +qui m'est réservé?... Quel supplice?...»</p> + +<p>Et, avec un sourire terrible:</p> + +<p>«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons +à régler... si je sors vivant d'ici!»</p> + +<p>Et, tout à coup:</p> + +<p>«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume +déchiré... Peste! M. d'Espinosa me fait payer cher +le costume qu'il m'impose!»</p> + +<p>Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement +sur la table. Il s'en empara et l'empocha avec +une satisfaction non dissimulée.</p> + +<p>«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal +juger... Mais, mort-diable! je ne vais plus oser boire ni +manger maintenant, de crainte qu'on ne mélange encore +quelque drogue endormante à ma pitance.»</p> + +<p>Il réfléchit un instant, et:</p> + +<p>«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. +Il est à présumer qu'ils ne chercheront pas à +m'endormir de nouveau. Attendons. Nous verrons bien.»</p> + +<p>Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans +éprouver aucun malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée +à ses aliments.</p> + +<p>Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres +personnes que les moines qui le servaient et le gardaient +en même temps, sans jamais se départir d'un calme +absolu, sans jamais lui dire une parole.</p> + +<p>Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les +religieux s'étaient contentés de le saluer gravement et +profondément, et s'étaient retirés sans répondre à ses +questions.</p> + +<p>Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans +sa prison, marchant d'un pas nerveux et saccadé pour +se dérouiller, cherchant et combinant dans sa tête une +foule de projets qu'il rejetait au fur et à mesure qu'ils +naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, +comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et +repassait devant cette fenêtre.</p> + +<p>Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna +vivement et aperçut une balle grosse comme le poing +qui venait d'être projetée, par la croisée ouverte. Avant +même que de ramasser cette balle, il se précipita à la +fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit un +signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel +il avait vue.</p> + +<p>«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! +le brave petit homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire +ici?»</p> + +<p>Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable +qu'il n'était pas épié par le judas percé au milieu +de sa porte. Le judas était fermé... ou du moins il paraissait +l'être.</p> + +<p>Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la +porte, et contempla l'objet qui venait de lui être jeté.</p> + +<p>C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour +d'un corp dur. Il le défit rapidement et trouva un feuillet +enroulé autour d'une pierre. Il déplia le feuillet et +lut:</p> + +<p>«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. +On veut vous empoisonner. Avant trois jours, j'aurai +réussi à vous faire évader. Si j'échoue, il sera temps +pour vous de prendre le poison qui doit vous foudroyer. +Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»</p> + +<p>«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan +en faisant la grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais +s'il ne vaudrait pas mieux me résigner au poison tout +de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... Hum!... Que +veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour +trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement +du poison... d'autant que ces trois jours se +réduisent à deux, attendu qu'il me reste de mon souper +d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai +mangé de ces provisions hier soir et que je ne suis pas +encore mort, j'ai tout lieu de penser qu'elles ne sont pas +empoisonnées. En conséquence, je puis encore en manger.»</p> + +<p>Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, +en fit deux parts, et attaqua bravement la première. +Quand il ne resta plus miette de la ration qu'il +s'était accordée, il prit la deuxième part et alla l'enfermer +dans le coffre à habits. Et il attendit.</p> + +<p>Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort +qu'il faisait pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à +son front. En effet, savait-il si on n'avait pas profité de +son sommeil pour mêler à ces restes le poison qui devait +le foudroyer, disait le billet de Chico.</p> + +<p>Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les +moines qui le servaient avaient paru s'étonner de la disparition +des restes du souper de la veille. Mais, comme +le prisonnier avait refusé de toucher au déjeuner qu'ils +apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une fringale +subite, il avait préféré se contenter de ces restes et +que, maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc +laissé la table servie et s'étaient retirés, toujours sans +ouvrir la bouche.</p> + +<p>Certain maintenant de ne pas être empoisonné—pour +le moment, du moins—il se mit à réfléchir.</p> + +<p>A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa +n'eussent pas trouvé quelque supplice plus long, +plus raffiné. Mais, somme toute, savait-il quel genre de +poison lui serait administré? Savait-il si ce poison foudroyant +ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, +plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? +Il n'y avait pas à douter, il avait vu de ses propres +yeux le Chico traverser furtivement le jardin et lui faire +un geste amical. Donc, le billet était bien du nain, donc +son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le +suivre.</p> + +<p>Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine +du grand inquisiteur.</p> + +<p>«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque +chose.»</p> + +<p>D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, +pourrait-on dire. Dans son attitude aisée, correcte, +pas l'ombre de défi, pas la moindre manifestation de +satisfaction de son succès. On eût dit d'un gentilhomme +venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.</p> + +<p>Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, +d'Espinosa s'était rendu directement à la Tour de l'Or. +C'est là, si on ne l'a pas oublié, que le cardinal Montalte +et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans leur haine +commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de +d'Espinosa, par un moine médecin.</p> + +<p>D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome +et de se servir de leur influence réelle pour peser sur +les décisions du conclave, à l'effet de faire élire un pape +de son choix. Sans doute avait-il des moyens à lui d'imposer +ses volontés, car, après une résistance sérieuse, le +cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. +Cependant, Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, +n'avait rien à espérer personnellement dans cette élection, +s'était montré plus rebelle que Montalte qui, lui, +prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer succéder +à son oncle Sixte-Quint.</p> + +<p>D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la +résistance de ces deux hommes que la jalousie torturait, +il lui fallait leur prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta +sans avoir rien à redouter de Pardaillan. Il n'avait pas +hésité un seul instant.</p> + +<p>Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, +il les avait conduits au couvent San Pablo, les avait fait +pénétrer dans la chambre de Pardaillan et le leur avait +montré, profondément endormi, sous l'influence du narcotique +puissant qui avait été versé dans son vin. Et il +leur avait dit ce qu'il comptait en faire.</p> + +<p>Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan +n'existait plus. Quant à Fausta, leur mission remplie, ils +sauraient bien la retrouver et, en attendant, délivrés du +cauchemar de Pardaillan, ils se surveillaient mutuellement +très étroitement, repris par leur haine jalouse, l'un +contre l'autre.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, +comme s'il se fût excusé, vous me voyez désespéré de +la violence que j'ai été contraint de vous faire.</p> + +<p>—Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, +votre désespoir me touche à un point que je ne saurais +dire.</p> + +<p>—Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait +pour vous éviter cette fâcheuse extrémité.</p> + +<p>—Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. +Quoique, à vrai dire, je cherche vainement cette +même loyauté dans la manière spéciale dont vous vous +êtes emparé de ma personne.</p> + +<p>—Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, +et l'importance que j'attachais à m'assurer de votre personne +et la haute estime que je professe pour votre force +et votre vaillance.</p> + +<p>—L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, +avec son plus gracieux sourire. Il a du moins +cet avantage de me rassurer pleinement sur l'avenir de +mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez nous. Il +lui faut renoncer à ce rêve.</p> + +<p>—Pourquoi cela, monsieur?</p> + +<p>—Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il +faut mille Espagnols pour arrêter un Français, convenez +que je peux être bien tranquille. Jamais S.M. Philippe +d'Espagne n'aura assez de troupes pour s'emparer de +la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!</p> + +<p>—Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français +ne valent pas M. de Pardaillan.</p> + +<p>—Paroles précieuses, venant d'un homme tel que +vous, répondit Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez +garde, monsieur, avec de telles paroles, vous allez m'inciter +à pécher par orgueil!</p> + +<p>—S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne +vous refuserai pas l'absolution. Mais je suis venu ici +m'assurer si vous ne manquez de rien et si, durant cette +longue semaine de détention, on a bien eu pour vous +tous les égards auxquels vous avez droit.</p> + +<p>—Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux +traité. C'est à tel point que, lorsqu'il me faudra quitter +ces lieux—car il faudra bien que je m'en aille—j'éprouverai +un véritable déchirement. Mais, puisque +vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je +vous prie, de l'incertitude où je suis plongé par suite +de vos paroles.</p> + +<p>—Parlez, monsieur de Pardaillan.</p> + +<p>—Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue +semaine de détention. Quel jour sommes-nous +donc?</p> + +<p>—Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa +avec surprise.</p> + +<p>—Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien +sûr que c'est aujourd'hui samedi?</p> + +<p>D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise +grandissante et une inquiétude qu'il ne cherchait +pas à dissimuler. Pour toute réponse, il porta à ses +lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une +modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.</p> + +<p>—Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.</p> + +<p>—Samedi, monseigneur, répondirent les moines +d'une même voix.</p> + +<p>D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines +sortirent sans ajouter un mot de plus.</p> + +<p>—Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant +vers Pardaillan qui songeait:</p> + +<p>«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux +jours et deux nuits. Bizarre! Où veut-il en venir et quel +sort me réserve-t-il?»</p> + +<p>Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude +que trahissait l'attention soutenue avec laquelle +il le dévisageait:</p> + +<p>—Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce +point que vous avez perdu la notion du temps? Depuis +combien de temps pensiez-vous être ici?</p> + +<p>—Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le +fouillant de son clair regard.</p> + +<p>—Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait +très sincère.</p> + +<p>Et remarquant alors le déjeuner encore intact:</p> + +<p>—Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre +repas. Ce menu ne vous convient-il pas? Les vins ne +sont-ils pas de votre goût? Commandez ce qui vous +plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent +ont l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels +qu'ils soient...</p> + +<p>—De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.</p> + +<p>Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances +dont vous m'accablez.</p> + +<p>S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si +bien voilée que d'Espinosa ne la perçut pas.</p> + +<p>—Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous +manquez d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action +comme vous s'accommode mal à ce régime sédentaire. +Une promenade au grand air vous fera du bien. +Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans +les jardins du couvent?</p> + +<p>—Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que +le plaisir de la promenade se doublera de l'honneur +de votre compagnie.</p> + +<p>—Venez donc, en ce cas.</p> + +<p>De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son +sifflet d'argent. De nouveau les deux moines reparurent +et se tinrent immobiles.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant +les moines d'un geste, je passe devant vous pour vous +montrer le chemin.</p> + +<p>—Faites, monsieur.</p> + +<p>Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. +Seulement, dès que Pardaillan et d'Espinosa se furent +engagés dans le couloir, les deux moines rejoignirent +deux autres moines qui étaient restés dehors et tous les +quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, +se maintenant toujours à quelques pas derrière +lui, s'arrêtant quand il s'arrêtait, reprenant leur +marche dès qu'il se remettait à marcher.</p> + +<p>En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade +avec le vague espoir qu'une occasion inespérée +se présenterait peut-être de fausser compagnie à son +obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne +folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.</p> + +<p>Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du +grand inquisiteur, comment fût-il sorti de ce dédale de +couloirs larges et clairs, étroits et obscurs, sans cesse +sillonnés en tous sens par des groupes de religieux? +Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles +qui ceinturaient cours et jardins de tous côtés?</p> + +<p>Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour +le moment. Mais, tout en marchant posément à côté +d'Espinosa, tout en paraissant écouter avec une attention +souriante les explications qu'il lui donnait complaisamment +sur les occupations variées des membres de +la communauté, il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir +la moindre occasion propice qui se présenterait.</p> + +<p>Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme +à lui faire faire une promenade dans les jardins, d'ailleurs +admirables, uniquement par humanité. Il pensait, +non sans raison, que le grand inquisiteur avait une idée +bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.</p> + +<p>Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.</p> + +<p>Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une +dizaine de marches et s'engagea dans une large galerie.</p> + +<p>Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps +de bâtiment où ils se trouvaient. Tout un côté était occupé +par de minces colonnettes dans le style mauresque, +reliées entre elles par un garde-fou qui était une +merveille de mosaïque et de sculpture.</p> + +<p>Cela constituait une longue suite de larges baies par +où la lumière entrait à flots. Le côté opposé était percé, +de distance en distance, de portes massives: cellules +sans doute.</p> + +<p>Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui +paraissaient les attendre, les entourèrent silencieusement. +Pardaillan remarqua la manoeuvre. Il remarqua +aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.</p> + +<p>«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons +du dénouement. Mais diantre! il paraît que +ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse pas que de +l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes +révérends qui me paraissent taillés pour porter la +cuirasse plutôt que le froc!»</p> + +<p>La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était +sillonnée, en tous sens, par une infinité de moines qui +paraissaient surtout garder les baies.</p> + +<p>D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il +rencontra.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, +je n'ai personnellement aucun sujet de haine contre +vous. Me croyez-vous?</p> + +<p>—Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous +me faites l'honneur de me le dire, je ne saurais en douter.</p> + +<p>D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:</p> + +<p>—Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, +et, quand je suis dans l'exercice de ces fonctions, +l'homme que je suis doit s'effacer, céder complètement +la place au grand inquisiteur, c'est-à-dire à un être exceptionnel, +inaccessible à tout sentiment de pitié, froidement +implacable dans l'accomplissement des devoirs +de sa charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur +qui vous parle.</p> + +<p>—Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire +est donc si difficile! Que redoutez-vous! Je suis seul, +sans armes, à votre merci. Grand inquisiteur ou non, +videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.</p> + +<p>—Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes +condamné. Vous devez mourir.</p> + +<p>—A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. +Que ne le disiez-vous tout de suite? Je suis +condamné, je dois mourir. Reste à savoir comment vous +comptez m'assassiner.</p> + +<p>Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:</p> + +<p>—Le châtiment doit être toujours proportionné au +crime. Le crime que vous avez commis est le plus impardonnable +des crimes. Donc le châtiment doit être +terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné +à la force morale et physique du coupable. Sur ce +point, vous êtes une nature exceptionnelle. Vous ne +vous étonnerez donc pas que le châtiment qui vous sera +infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est +rien, en elle-même.</p> + +<p>—C'est la manière de la donner. Ce qui revient à +dire que vous avez inventé à mon intention quelque supplice +sans nom.</p> + +<p>Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui +masquait ses émotions lorsqu'elles étaient, comme en +ce moment, à leur paroxysme et qu'il méditait quelque +coup de folie comme il en avait tenté quelques-uns dans +sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur qu'il +fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, +qu'il admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna +pas ce qu'elle cachait de menaçant pour lui. Il répondit +donc, sans ironie aucune:</p> + +<p>—J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. +Je ne suis donc pas étonné de la facilité avec +laquelle vous savez comprendre à demi-mot. Pourtant, +en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, je dois +à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les +conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais +pourquoi, vous veut la malemort.</p> + +<p>—Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. +J'espère bien avoir, avant de mourir, la joie de lui +dire les deux mots que j'ai à lui dire. Mais vous, monsieur, +savez-vous que vous êtes un dangereux reptile? +Savez-vous que l'envie me démange furieusement de +vous étrangler, pendant que je vous tiens?</p> + +<p>Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et +d'une voix basse il lui jetait ces paroles menaçantes +dans la figure.</p> + +<p>Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas +un geste pour se soustraire à son étreinte. Ses yeux +ne se baissèrent pas devant le regard ardent du chevalier, +et sans rien perdre de son impassibilité, comme +s'il n'eût pas été en cause:</p> + +<p>—Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez +rien. Vous devez bien penser que je ne suis pas homme +à m'exposer à votre fureur sans avoir pris mes précautions.</p> + +<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et +il vit que le cercle des moines s'était resserré autour +de lui. Il comprit qu'en effet il n'aurait pas le temps +de mettre sa menace à exécution. Une fois encore il serait +écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la +tête et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa +main sur l'épaule de son ennemi:</p> + +<p>—Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci +tomberont sur moi. Mais je puis en courir le risque. Et +puis, qui sait si...</p> + +<p>—Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de +son calme, ce que vous espérez ne se réalisera pas. Avant +que vous ayez pu me frapper, vous serez saisi par les +révérends pères.</p> + +<p>—Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée +que vous méditez? C'est que je serai contraint +de vous faire enchaîner.</p> + +<p>Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser +la colère qui grondait en lui. Les moines qui l'entouraient +n'avaient pas fait un geste. Les yeux fixés sur +le grand inquisiteur, ils attendaient, immobiles et +muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.</p> + +<p>En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; +il comprit les conséquences irréparables que son geste +pourrait avoir et qu'il était à la merci de son redoutable +adversaire. Les mains libres, il pouvait encore espérer. +Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.</p> + +<p>Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de +ses mouvements, puisque cela seul lui permettrait de +mettre à profit la chance si elle se présentait. Lentement, +comme à regret, il desserra son étreinte et gronda:</p> + +<p>—Soit, vous avez raison.</p> + +<p>Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, +d'Espinosa se tourna vers la porte devant laquelle il +s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit à l'instant même.</p> + +<p>A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, +agrandirent leur cercle, comme s'ils avaient compris +que leur intervention devenait inutile. Mais, de loin +comme de près, ils surveillaient attentivement les moindres +gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue +pour cela leur prisonnier.</p> + +<p>La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une +étroite cellule. Il n'y avait là aucun meuble et la petite +pièce ne recevait le jour que par la porte qui venait +de s'ouvrir.</p> + +<p>Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le +sol était recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient +de petites rigoles destinées à l'écoulement des +eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y avait rien là-dedans?</p> + +<p>Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. +Sur les dalles, des petites flaques de même teinte +et de même apparence. C'était froid et sinistre, sinistre +surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? Un cachot? +Une tombe? Quoi?...</p> + +<p>Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. +Et voici ce que les yeux exorbités de Pardaillan +virent:</p> + +<p>Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de +s'ouvrir toute grande, un homme—une loque humaine +était solidement attaché sur une sorte de chaise de +bois dont les pieds étaient rivés au sol par de solides +crampons de fer.</p> + +<p>Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds +de la chaise; son buste était maintenu droit contre le +dossier de bois par une infinité de cordes; la tête, maintenue +par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un mouvement; +presque sous le menton, une épaisse traverse +de bois, percée de deux trous, pressait la poitrine de +l'homme et, dans ces deux trous, ses mains emprisonnées +pendaient mollement.</p> + +<p>A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé +jusqu'à la ceinture, les larges manches retroussées laissant +à nu des biceps puissants, maniait, de ses pattes +énormes, de minuscules et bizarres instruments qu'il +examinait attentivement sans paraître se soucier le +moins du monde de la victime qui, les traits contractés +par l'horreur et l'angoisse, le regardait faire avec des +yeux où luisait une épouvante qui confinait à la folie.</p> + +<p>Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement +donnés, car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs +de cette scène fantastique, il se mit à l'oeuvre +dès qu'il eut terminé l'inspection de ses instruments.</p> + +<p>Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince +qu'il avait prise. Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient +de toutes parts, l'homme eut une secousse terrible, +à faire croire qu'il allait briser ses cordes; en +même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, +s'échappa de ses lèvres contractées.</p> + +<p>Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose +de blanc et de rouge tomba sur les dalles, tandis que, +du bout du doigt qu'il venait de lâcher, une petite pluie +rouge tombait goutte à goutte sur le sol et l'ensanglantait: +le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, méthodiquement, +avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau +saisit l'index comme il avait saisi le pouce. Le +supplicié se tordit comme un ver, une expression de +souffrance atroce s'étendit sur sa face convulsée; le +même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit +entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, +du même geste indifférent du bourreau jetant +négligemment à terre l'ongle auquel adhéraient des lambeaux +de chair.</p> + +<p>Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau +s'arrêta. Il prit, dans une trousse posée à terre, +différents ingrédients, apportés pour ce cas prévu, et se +mit, non pas à panser les plaies affreuses qu'il venait de +faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin, +la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.</p> + +<p>Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques +qui lui étaient administrés, reprit ses sens, le +moine replaça soigneusement ses ingrédients à leur +place, reprit ses outils et recommença son horrible besogne.</p> + +<p>Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume +des mains pour ne pas crier son horreur et son dégoût, +Pardaillan, se demandant s'il n'était pas en proie à quelque +hideux cauchemar, remué d'une pitié immense, sentant +son coeur se soulever d'indignation, dut assister, +impuissant, à cette scène atroce.</p> + +<p>Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du +patient s'étaient changés en râles étouffés, et le bourreau, +toujours effroyablement insensible et méthodique, +se disposait à passer à la deuxième main.</p> + +<p>—Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré +lui, sans savoir ce qu'il disait, peut-être.</p> + +<p>Froidement, d'Espinosa formula:</p> + +<p>—Ceci n'est rien!... Passons!</p> + +<p>Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en +frémissant de la sombre porte qui venait de se refermer.</p> + +<p>—Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix +paisible, n'est rien, comparé à celui que vous avez osé +commettre.</p> + +<p>Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui +signifiaient évidemment que le supplice qui lui serait infligé +à lui, Pardaillan, dépasserait ce qu'il venait de voir. +Il se raidit pour combattre l'épouvante qui se glissait +sournoisement en lui.</p> + +<p>Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette +épouvante provenait surtout de l'ébranlement nerveux +qu'il venait d'éprouver, et il se disait, non sans angoisse, +que, si d'Espinosa s'avisait de le faire assister coup sur +coup à des spectacles de ce genre, cela amènerait chez +lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de pouvoir +surmonter.</p> + +<p>Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, +pendant lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses +nerfs mis à une si rude épreuve.</p> + +<p>Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: +deuxième arrêt. Pardaillan frémit.</p> + +<p>Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. +Comme la première, elle démasqua une cellule en tous +points semblable à la précédente, occupée par un moine-bourreau +et par un condamné. Celui-ci, comme le premier, +était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, +celui-ci avait les bras attachés en croix et le torse, +nu, bien à découvert, ne supportait aucune entrave qui +eût probablement gêné le tortionnaire. Comme le premier, +ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, +dès que la porte se fut ouverte.</p> + +<p>Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua +une incision sur toute la largeur de la poitrine du +patient et se mit en devoir de le dépouiller tout vif. +Comme précédemment, des hurlements affreux se firent +entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur +et à mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient +perdait de plus en plus ses forces.</p> + +<p>Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une +sorte de délicatesse épouvantable, tirait sur la peau, qui +se détachait, la rabattait, fouillait de son scalpel les +chairs pantelantes, mettait à nu les veines, les artères, +les nerfs.</p> + +<p>Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son +indifférence, il prenait une poignée de sel pilé et retendait +doucement sur ces pauvres chairs sanglantes, et, +alors, les hurlements redoublaient, perçaient le cerveau +de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.</p> + +<p>Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine +humaine, des filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient +sur îles dalles qui rougissaient, allaient se perdre +dans les rigoles que nous avons signalées et dont Pardaillan, +affolé, comprenait maintenant l'utilité.</p> + +<p>—Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et +indifférent.</p> + +<p>Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec +une insistance grosse de menaces sous-entendues:</p> + +<p>—Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui +que vous avez commis.</p> + +<p>Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur +avec son sinistre laconisme. Seulement, cette +deuxième porte ne se referma pas comme la première, +en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas qu'il +allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision, +continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, +alternant avec les hurlements de douleur, qui s'échappaient +de cette porte restée ouverte et emplissaient la +galerie de leurs lugubres sons.</p> + +<p>«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé +de contempler longtemps d'aussi sauvages spectacles? +Par Pilate! ce misérable a donc juré de me rendre fou!»</p> + +<p>Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un +coup de tonnerre.</p> + +<p>Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme +si ce mot eût déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, +tout à coup, il se rappela les paroles échangées +entre Fausta et d'Espinosa lors de son algarade avec +Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux +de l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais +tu ne me reconnaîtras pas.» Et il clama dans sa pensée:</p> + +<p>«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité +de me faire sombrer dans la folie! Et c'est Fausta +qui a inventé cela! Eh! je me souviens maintenant, +c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me +frapper dans mon intelligence. La diabolique créature +m'a pris au mot... Je croyais la connaître et je suis forcé +de m'avouer que je ne l'eusse jamais supposée capable +d'une telle scélératesse!»</p> + +<p>Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait +l'épouvantable spectacle que lui présentait d'Espinosa, il +souffla bruyamment, comme quelqu'un qui se trouve +déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, cuirassa son +coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda +à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, +il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et +tout entendre.</p> + +<p>A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un +malheureux qu'on tenaillait avec des fers rougis à blanc. +Et le moine tortionnaire, avec une insensibilité égale à +celle des deux autres, se penchait sur un récipient placé +sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide +blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la +cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient de +faire dans la chair. Ce qu'il versait ainsi sur les plaies, +c'était un mélange d'huile bouillante, de plomb et d'étain +fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable +supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui +n'avaient plus rien d'humain, et, d'une voix de dément—peut-être +devenu subitement fou—rugissait: «Encore!... +Encore!...»</p> + +<p>Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché +vivant que le moine-bourreau continuait de travailler.</p> + +<p>Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan +se raidissait pour ne rien laisser paraître de ses +impressions. Et, aux yeux de d'Espinosa, il pouvait passer +pour très calme, parfaitement maître de lui. Mais, pour +quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité étrange du regard, +la teinte terreuse répandue sur ses joues, une +imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop +rouges, parce qu'il venait de les mordre, eussent été autant +d'indices visibles de l'émotion qui l'étreignait et +de l'effort surhumain qu'il faisait pour la surmonter.</p> + +<p>Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: +«Passons!» Une fois encore il ajouta que le crime du +misérable qui râlait et hurlait tour à tour n'était rien, +comparé au crime de Pardaillan.</p> + +<p>Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit +à travers l'interminable galerie pleine maintenant des +rugissements, des plaintes, des sanglots, des supplications, +des menaces et des blasphèmes des malheureux +que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à +des supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.</p> + +<p>Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui +l'on brisa les membres à coups de masse de fer, puis +celui à qui l'on creva les yeux, et celui à qui l'on arracha +la langue, en passant par le supplice du chevalet, +celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les +mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on +faisait sécher en les exposant à la flamme d'un réchaud.</p> + +<p>La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine +poussa un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine +de chats qu'on avait rendus hydrophobes en les privant +de boisson, se ruer sur un homme entièrement nu et le +mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.</p> + +<p>Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir +de supplices infâmes, de raffinements de torture +inouïs, passa là, sous ses yeux, et, de toutes ces portes +demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements qui +eussent attendri un tigre.</p> + +<p>Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: +«Passons!» toujours suivi de la comparaison du crime +du malheureux qui agonisait et qui n'était toujours rien, +comparé au crime de Pardaillan.</p> + +<p>Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan +se crut délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait +depuis une heure. Malgré ses effort, malgré son stoïcisme, +il sentait sa raison chanceler. Et la pitié qu'il +ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait +le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante +série de supplices sans nom qu'on faisait défiler sous +ses yeux n'avait qu'un but: lui rappeler que tout ce +qu'il voyait là d'horrible et d'affreux n'était rien, comparé +à ce qui l'attendait, lui.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XV</h3> + +<h3>LE REPAS DE TANTALE</h3> + +<p>A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier +de quelques marches, et, sur la droite, un mur, très +haut, continuait cette galerie. L'escalier aboutissait à un +jardinet. Le mur séparait ce jardinet du grand jardin.</p> + +<p>En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante +de l'éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins +poumons. Il lui semblait sortir d'un lieu privé d'air et de +lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, toujours impassible +à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:</p> + +<p>«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, +mais, mordieu! il était temps que l'infernal supplice +qu'il vient de m'infliger prît fin.»</p> + +<p>Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision +d'horreur, il voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient +l'air qu'il respirait avec délices. Alors, il tressaillit +et murmura:</p> + +<p>«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»</p> + +<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition +spéciale du jardinet. Voici:</p> + +<p>De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un +corps de bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, +et en mauvais état, ce jardinet pouvait avoir, en +largeur, de dix à douze mètres environ.</p> + +<p>Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui +prolongeait la galerie et le séparait du grand jardin, +jusqu'à un autre corps de bâtiment composé aussi d'un +seul rez-de-chaussée, il mesurait environ une trentaine +de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé +entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus +important où se trouvait la galerie) et une haute muraille.</p> + +<p>Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce +qui l'étonnait, c'est que ce jardinet était coupé, au milieu +et dans toute sa longueur, par un parapet surmonté +d'une haute grille dont les barreaux étaient très forts et +très rapprochés.</p> + +<p>En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, +partaient du toit d'un de ces corps de bâtiment, +et venaient s'encastrer sur la grille verticale. De +sorte que cela constituait une cage monstrueuse.</p> + +<p>Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient +jusqu'au faîte de cette étrange cage, y formaient un +dôme de verdure et masquaient en partie ce qui s'y passait.</p> + +<p>Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par +son escorte de moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, +se dirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait +la largeur du jardinet.</p> + +<p>Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le +bruit de leurs pas se fit entendre sur le gravier de +l'allée, il perçut comme une galopade furieuse de l'autre +côté du rideau de verdure qui masquait la cage. Puis +une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches +froissées, des faces humaines hâves, décharnées, +des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là +entre les barreaux, et une plainte déchirante, monotone, +s'éleva soudain:</p> + +<p>«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»</p> + +<p>Et, presque aussitôt, une voix rude cria:</p> + +<p>—Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la +niche!</p> + +<p>Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou +d'une lanière cinglant un corps, suivi à son tour d'un +hurlement de douleur. Ensuite, une fuite éperdue et la +même voix rude accompagnant chaque coup de fouet de +ce cri, toujours le même:</p> + +<p>«A la niche! A la niche!»</p> + +<p>Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide +comme un éclair. Et, en jetant un coup d'oeil angoissé +sur la cage fantastique, il songea:</p> + +<p>«Quelle abominable surprise me réserve encore ce +maître-bourreau?</p> + +<p>D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un +moine se détacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui +maintenaient extérieurement un fort volet de bois. Le +volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie +d'épais barreaux croisés.</p> + +<p>Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le +sol fangeux de cette fosse, au milieu d'immondices innommables, +à moitié nu, un homme était accroupi.</p> + +<p>Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition +à l'obscurité profonde dans laquelle il était plongé, il +demeura un instant immobile, les yeux clignotants. Puis +il se dressa brusquement, déchira l'air d'un hurlement +lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper +ceux qui le regardaient du dehors.</p> + +<p>Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre +les barreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, +du plafond de la fosse, une trombe d'eau s'abattit sur le +forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta dans sa fosse et +se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se soustraire +à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.</p> + +<p>Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, +puis le malheureux suffoqua et s'abattit pantelant +au milieu de sa fosse, pendant que l'eau tombait, implacablement +et à torrents, sur lui.</p> + +<p>Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une +porte s'ouvrit; un moine, armé d'une discipline, entra +et attendit patiemment que l'homme, à moitié suffoqué, +reprît ses sens.</p> + +<p>Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le +moine qui l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, +car, avant même que le moine eût fait un geste, il +se redressa d'un bond, et se mit à tourner autour de la +fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans hâte, +en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans +la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement, à +chaque pas qu'il faisait, il levait la discipline et la laissait +tomber à toute volée sur les épaules de l'homme qui +bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à +entrer en lutte avec le terrible moine.</p> + +<p>On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, +menaçant, mais n'ayant pas le courage de se +jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son bourreau.</p> + +<p>Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets +d'eau reçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, +le moine continua de la fustiger jusqu'à ce qu'il +vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha sa discipline +à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de +l'homme, il sortit posément, comme il était entré.</p> + +<p>Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, +s'occupait à le refermer, d'Espinosa expliquait avec une +froide indifférence:</p> + +<p>—Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous +ceux que vous venez de voir. L'homme que nous quittons, +de son vivant, était duc et grand d'Espagne. Le +crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial. +L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme +vous. On lui a fait boire d'une certaine potion préparée +par un révérend père de ce couvent. Ce breuvage +agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un certain +temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une +dose suffisante sent son intelligence s'obscurcir. Alors, +nous soumettons le condamné à un régime spécial.</p> + +<p>—Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je +n'ai pu vous faire voir, attendu qu'il n'y en a aucun +d'occupé en ce moment. Au bout de quelques jours, le +condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de là +complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, +ont parfois encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. +Alors, nous les mettons dans le cachot que vous venez de +voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le +traitement de ce pauvre duc, c'est fini. Ils sont irrémédiablement +fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, +dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, +sans crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre +en commun et au grand air, dans la cage que vous voyez.</p> + +<p>Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement +calme, qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait +Pardaillan, secoué d'indignation, Pardaillan qui se raidissait +pour montrer un visage froid et intrépide, vers la +cage de fer.</p> + +<p>Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan +put voir. Il y avait là une vingtaine de malheureux +à peine couverts de loques ignobles, maigres comme +des squelettes, pâles, avec des barbes et des chevelures +embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, +en plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme +des fauves en cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. +Presque tous s'isolaient.</p> + +<p>Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se +ruèrent sur les barreaux. Non point menaçants, comme le +duc, mais suppliants, les mains jointes, et, de leurs pauvres +lèvres crispées, tombaient ces mots terribles que +Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des +moines prit dans un coin un panier préparé d'avance, et +en vida le contenu à travers les barreaux.</p> + +<p>Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, +vit que ce que l'exécrable moine venait de vider ainsi +était tout simplement un panier d'ordures. Et, le plus +horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on laissait +lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur +ces immondes ordures, se les disputèrent en grondant +et que chacun, dès qu'il avait pu happer un morceau de +n'importe quoi, s'enfuyait avec sa proie, de peur qu'on +ne vînt la lui arracher.</p> + +<p>«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût +voulu s'enfuir et ne pouvait détacher ses yeux de cet +écoeurant spectacle.</p> + +<p>—Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, +beaux, riches, braves et intelligents. Tous, ils étaient de la +plus haute noblesse. Voyez ce qu'en ont fait le breuvage +inventé par un de nos pères et le régime auquel on les +a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, chevalier?</p> + +<p>Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance +qui masquait sa physionomie, Pardaillan lui lança, +sur un ton détaché qui émerveilla le grand inquisiteur:</p> + +<p>—Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas +curieux, à quoi riment ces écoeurantes exhibitions?</p> + +<p>Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer +les lèvres d'Espinosa.</p> + +<p>—J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien +pénétré de cette pensée qu'irrémissiblement condamné, +tout ce que vous venez de voir n'est rien auprès de ce +qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je n'aurais +fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je +devais à votre caractère intrépide, que j'admire plus que +quiconque, croyez-le bien.</p> + +<p>—Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. +Et, maintenant, faites-moi reconduire dans mon cachot... +ou ailleurs... A moins que vous n'en ayez pas fini avec les +spectacles du genre de ceux que vous venez de me +montrer.</p> + +<p>—C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.</p> + +<p>Et, se tournant vers les moines:</p> + +<p>—Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de +Pardaillan à sa chambre. Et n'oubliez pas que j'entends +qu'il soit traité avec tous les égards qui lui sont dus.</p> + +<p>Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de +grande sollicitude:</p> + +<p>—Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. +Mangez et buvez... Ne faites pas comme ce matin, +où vous n'avez rien pris. La diète est mauvaise dans +votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas de votre +goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien +ne vous sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!</p> + +<p>—Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer +de l'étonnement que lui causait cette affectueuse +insistance, je ferai de mon mieux. Mais j'ai un estomac +fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis bien +obligé de lui obéir.</p> + +<p>—Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac +se montrera mieux disposé que ce matin.</p> + +<p>—Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant +au milieu de son escorte de moines-geôliers.</p> + +<p>Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans +sa chambre, Pardaillan se mit à marcher de long en +large avec agitation.</p> + +<p>«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je +pu résister à la tentation de l'étrangler de mes mains?</p> + +<p>Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand +inquisiteur, s'il l'avait vu:</p> + +<p>«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais +pas eu le temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné +de me voir enchaîner. Mes mains restent libres. Qui +sait si une occasion ne se présentera pas? Alors...</p> + +<p>Et son sourire se fit plus aigu.</p> + +<p>Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à +réfléchir profondément, repassant dans son esprit les +scènes qui venaient de se dérouler, jusque dans leurs +plus petits détails, évoquant les moindres gestes, les +coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les +plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer +la vérité de ses observations et de ses déductions.</p> + +<p>Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux +luisants de convoitise, ils étalèrent amoureusement les +provisions sur la table, alignèrent respectueusement les +flacons aux formes diverses, et, au lieu de se retirer, +comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en contemplation +devant la table, semblant attendre que le chevalier +fît honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se +décidait pas, un des deux moines demanda:</p> + +<p>—Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?</p> + +<p>Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux +gardiens, Pardaillan répondit doucement:</p> + +<p>—Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai +pas faim.</p> + +<p>Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que +Pardaillan surprit au passage.</p> + +<p>—Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre +chose? insista le moine.</p> + +<p>—Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...</p> + +<p>—Laquelle? fit le moine avec empressement.</p> + +<p>—Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.</p> + +<p>Les deux moines échangèrent encore le même coup +d'oeil furtif que Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent +une dernière fois les mets appétissants dont +la table était chargée, et sortirent enfin en étouffant un +gros soupir.</p> + +<p>Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup +d'oeil que le judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha +alors de la table et contempla les plats, nombreux et +variés, qui la garnissaient. Il en prit quelques-uns au +hasard et se mit à les sentir avec une attention soutenue.</p> + +<p>«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats +à leur place. En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle +de faim et de soif!...</p> + +<p>Il prit un flacon.</p> + +<p>«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que +cela prouve!»</p> + +<p>Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les +mets.</p> + +<p>«Rien! je ne sens rien!»</p> + +<p>Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.</p> + +<p>«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, +a dit le billet du Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! +je puis bien patienter.</p> + +<p>Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation +et s'en fut vers le coffre où il avait enfermé le reste +de ses provisions de la veille. Il fit une piteuse grimace +et grommela:</p> + +<p>—C'est maigre!</p> + +<p>Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à +sa bouche. Mais il n'acheva pas le geste.</p> + +<p>—Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant +la promenade que m'a fait faire cet inquisiteur +que la foudre écrase!... Qui me dit que ces mets, inoffensifs +hier soir, ne sont pas mortels maintenant?</p> + +<p>Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le +coffre. Il traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le +dos tourné à la table tentatrice. En même temps, pour +se donner la force de résister, il murmura:</p> + +<p>«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. +Que diable! deux jours sont bientôt passés!</p> + +<p>Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se +soustraire à cette obsession et se mit à repasser tout ce +que lui avait dit d'Espinosa.</p> + +<p>Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: +«On lui fait boire une potion... Ce breuvage agit +sur le cerveau qu'il engourdit... Il sent son intelligence +s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore la folie.»</p> + +<p>Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui +revenait obstinément à la mémoire: au premier repas +qu'il avait fait dans cette chambre, à ce même repas où +il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi +plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la +table une bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il +avait un faible, et l'avait mise de côté, la réservant pour +la bonne bouche. Or, à la fin de son repas, lorsqu'il voulut +attaquer la bonne bouteille, il s'était senti pris d'un +subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son effet.</p> + +<p>Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas +plus pour éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre +qu'il venait de remplir, il le porta à ses narines et le +flaira longuement.</p> + +<p>Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa +son doigt dans le verre, laissa tomber quelques gouttes +du liquide léger et mousseux sur sa langue et se mit à le +déguster avec tout le soin d'un parfait connaisseur qu'il +était. Le résultat de cette dégustation avait été qu'il +avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. +Son repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.</p> + +<p>Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. +Il s'était levé et était allé vider le verre et tout le contenu +de la bouteille de ce Saumur, qui lui paressait suspect, +dans le bassin de cuivre qui contenait encore l'eau sale +rougie de son sang, qu'il y avait laissée après s'être convenablement +débarbouillé. Puis, il était revenu s'asseoir +à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. +Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un +sommeil irrésistible, il s'était endormi aussitôt.</p> + +<p>Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi +ce détail qu'il avait presque oublié lui revenait-il +maintenant obstinément à la mémoire? Pourquoi rapprochait-il +cet incident des paroles prononcées par d'Espinosa? +Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, +parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout +à coup revenu à la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà +la «galerie des supplices», pourquoi ce dialogue lui revenait-il +de nouveau à la mémoire?</p> + +<p>Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille +de vin de Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, +des paroles d'Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision +de la cage des fous? C'est ce que nous ne saurions +dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit +dans son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait +aux lèvres un sourire narquois, et, de temps en temps, +il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels revenait +fréquemment celui-ci: FOLIE.</p> + +<p>Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait +pas touché au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent +un souper plus soigné encore que les précédents repas. +Malgré leur insistance, Pardaillan refusa de manger.</p> + +<p>Les moines durent se retirer sans être parvenus à le +décider et, dès qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au +lit pour se soustraire à la tentation de la table étincelante. +Et il faut convenir qu'il lui fallut une force de volonté +peu commune, car la faim se faisait cruellement +sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu détacher +complètement son esprit de cette pensée.</p> + +<p>Mais les moines revenaient obstinément avec leur table +chargée de mets appétissants. Et, sous prétexte que, +peut-être plus tard, il voudrait faire honneur à ce repas, +ils laissaient devant lui cette table et tout ce qu'elle supportait +de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, +à force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant +par hasard sur la table suffisait à réveiller son estomac +qui se mettait aussitôt à hurler famine.</p> + +<p>Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec +aggravation de repas augmentés. En effet, les moines, +impitoyables, lui servirent un petit et un grand déjeuner, +un dîner, une collation et un souper.</p> + +<p>Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à +l'abominable tentation d'une table qui se faisait de plus +en plus recherchée, de plus en plus abondante et délicate, +de plus en plus chargée des crus les plus rares et +les plus renommés.</p> + +<p>Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête +en feu, sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait +pour se donner du courage:</p> + +<p>«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera +comme les deux autres! Et après?... Bah! nous verrons +bien. Arrive qu'arrive.</p> + +<p>Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne +trouvait rien. Et maintenant, peut-être par suite de la +faiblesse qu'il éprouvait et qui le privait d'une partie de +ses moyens, maintenant il en arrivait à compter sur le +Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer +de là, et il passait la plus grande partie de son temps à +guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la +fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un +nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra pas, +ne donna pas signe de vie.</p> + +<p>Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement +affectés de son obstination à refuser toute +nourriture. Jusqu'au jour de la visite de d'Espinosa, ces +deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux qu'il +eût pu les croire muets.</p> + +<p>A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent +aussi bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. +Et, comme leur grande préoccupation était de voir que +le prisonnier confié à leurs soins ne voulait rien prendre, +les dignes révérends n'ouvraient la bouche que pour +parler mangeaille et beuverie.</p> + +<p>L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il +donnait la recette, l'autre prônait tel entremets sucré, +délicieux, disait-il, à s'en lécher les doigts; l'un sommait +le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, l'autre +l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par +tous les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer +bénévolement à un empoisonnement certain.</p> + +<p>Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement +mourir de faim, avaient quelque chose de hideux +et grotesque à la fois.</p> + +<p>Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés +bavards et les prier de le laisser tranquille. Ils +eussent obéi. Mais Pardaillan était persuadé que les +deux moines jouaient une abominable comédie, pour +l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait +le poison destiné à le foudroyer.</p> + +<p>Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les +moines n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et +se fussent obstinés à le harceler de plus belle. Dans ces +conditions, il n'y avait qu'à se résigner.</p> + +<p>Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne +jouaient nullement la comédie. Ils étaient bien sincères. +C'était deux pauvres diables de moines, d'esprit plutôt +borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils +étaient chargés qu'à leur force herculéenne.</p> + +<p>On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur +avait ordonné d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui +ouvrir la porte et de le laisser aller, d'obéir à ses ordres.</p> + +<p>On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs +efforts pour l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils +s'acquittaient très consciencieusement de leur tâche et +n'en cherchaient pas plus long.</p> + +<p>Comme on les savait quelque peu gourmands et ne +détestant nullement de vider une bonne bouteille, on +leur avait défendu, sous menace des châtiments les plus +exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur prisonnier, +fût-ce une simple goutte d'eau.</p> + +<p>Enfin—et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien +au hasard et savait habilement utiliser les passions de +ceux qu'il employait—on leur avait dit que, s'ils amenaient +leur prisonnier à goûter à un seul des innombrables +plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce +qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique +table leur reviendraient intégralement et qu'ils +pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser +à en rouler par terre, ayant d'avance absolution pleine +et entière.</p> + +<p>Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, +à différentes reprises, et pour avoir le coeur net +il avait placé devant les moines un des plats pris au +hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre +d'un vin généreux et:</p> + +<p>—Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux +de me voir manger, dites-vous... Eh bien, goûtez +une bouchée seulement de ce plat, et je vous jure que +j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée de +ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la +bouteille ensuite.</p> + +<p>—Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré +un des moines.</p> + +<p>—Pourquoi? demandait Pardaillan.</p> + +<p>—Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit +d'accepter rien de vous.</p> + +<p>—Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.</p> + +<p>—La discipline et autres châtiments corporels, et +l'<i>in pace</i>, et la diète forcée et...</p> + +<p>—N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.</p> + +<p>Et, en lui-même, il ajoutait:</p> + +<p>«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants +savent que ces mets sont empoisonnés.»</p> + +<p>Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias +(pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des +deux moines gardiens?) se montrèrent plus affectés que +jamais, affectés et furieux; navrés, parce qu'ils enrageaient de +voir tant de si succulentes choses; furieux, +parce qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur +prisonnier s'obstinait ainsi uniquement pour leur faire +pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner les deux moines +se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude. +Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, +frère Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne +acolyte Zacarias, annonça d'une superbe voix de basse:</p> + +<p>—Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, +nous aurons l'honneur de lui servir le dîner.</p> + +<p>Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait +cette fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel +piège dissimulait-elle?</p> + +<p>A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, +à leurs sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux +qu'ils échangeaient, il crut comprendre qu'il se +tramait quelque chose de louche contre lui. Il répondit +donc sèchement:</p> + +<p>«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes +que je ne voulais point manger. Vous n'aurez donc pas +l'honneur de me servir le dîner, attendu que je suis +résolu à ne point bouger d'ici.</p> + +<p>Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna +le dos.</p> + +<p>Les deux moines se regardèrent consternés.</p> + +<p>Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient +des deux, partant le plus disposé à se mettre en avant, +fit une tentative désespérée, et, sur un ton qui n'admettait +pas de réplique:</p> + +<p>—Il faut venir cependant, trancha-t-il.</p> + +<p>Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se +redressa aussitôt, et, avec un sourire narquois, il goguenarda:</p> + +<p>—Il faut?... Pourquoi?</p> + +<p>—C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.</p> + +<p>—Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.</p> + +<p>—Nous serons forcés de vous porter.</p> + +<p>Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait +rien pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien +qu'il était encore de force à mettre facilement à la raison +les deux insolents frocards. Il allait donc projeter +ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite +arrêta le geste ébauché.</p> + +<p>«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai +pas l'occasion cherchée de fausser compagnie à +tous ces moines, que l'enfer engloutisse!»</p> + +<p>Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper +comme il en avait eu l'intention il répondit paisiblement, +avec son plus gracieux sourire:</p> + +<p>—Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous +éviter la peine de me porter.</p> + +<p>Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.</p> + +<p>—A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement +frère Bautista, vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, +mon vénéré patron, vous verrez que vous ne regretterez +pas de faire connaissance avec le réfectoire +où nous vous conduisons!</p> + +<p>—Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, +c'est l'ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. +Mais je vous préviens: cette fois-ci, pas plus que les +autres, vous ne réussirez à me faire absorber la moindre +nourriture.</p> + +<p>Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent +un coup d'oeil inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.</p> + +<p>—Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons +bien si vous aurez l'affreux courage de vous dérober +devant les délices de la table qui vous attend.</p> + +<p>Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines +robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent +jusqu'à la porte du réfectoire, située dans le même +couloir.</p> + +<p>L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses +deux gardiens ordinaires. Derrière lui il entendit grincer +les verrous. Il jeta autour de lui un regard investigateur +qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux moindres +détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle +réjouissant qui s'offrait à ses yeux.</p> + +<p>La salle elle-même était carrée, haute de plafond, +vaste de dimensions. Le plafond, le plancher, les boiseries +qui la recouvraient entièrement, des essences les +plus rares, étaient de véritables merveilles de mosaïque +et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient +deux côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. +Mais, si le décor de chacune de ces tapisseries +variait, suivant la saison qu'il représentait, dans une +intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet était +le même partout.</p> + +<p>C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, +de flacons, que des personnages, hommes et femmes, +engloutissaient gloutonnement.</p> + +<p>Une cheminée monumentale occupait à elle seule les +deux tiers d'un côté. L'intérieur de cette cheminée était +garni d'arbustes, de plantes rares, de fleurs aux parfums +très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque +de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec +un murmure caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de +parfums. Deux fenêtres aux rideaux de velours hermétiquement +clos; dix fauteuils de dimensions colossales +s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient +vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux +quatre angles, quatre torchères énormes, chargées de +cire rose et parfumée, qui se consumaient lentement et +dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient dans la +salle ce parfum spécial qu'on y respirait.</p> + +<p>Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.</p> + +<p>Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en +vue de la glorification de la gourmandise. Tout semblait +avoir été conçu en vue de l'inciter à faire comme les +personnages des tableaux et tapisseries, c'est-à-dire à +bâfrer sans retenue.</p> + +<p>Au centre de la salle, une table était dressée, autour +de laquelle vingt personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. +Une nappe d'une blancheur éblouissante et d'une finesse +arachnéenne; des chemins de table en dentelles précieuses, +des surtouts d'argent massif, des cristaux enchâssés +de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des +flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. +Tel était le décor prestigieux destiné à encadrer dignement +les innombrables plats, les fruits savoureux, les +entremets, les pâtisseries, les compotes et les gelées et +l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes +dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des +bouteilles ventrues, vénérablement poussiéreuses.</p> + +<p>Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui +eussent suffi à rassasier vingt personnes douées du plus +solide appétit, un couvert, un seul, était mis. Et, devant +cet unique couvert, un vaste fauteuil semblait tendre ses +bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention duquel on +avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.</p> + +<p>Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias +et Bautista. Et leurs yeux clignotants, leur énorme +bouche qui s'arrondissait en cul de poule, leurs larges +narines qui reniflaient non les parfums répandus dans +la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse +modestie, tout dans leur attitude semblait dire que tout +cela était leur oeuvre à eux, tout implorait un compliment +que Pardaillan ne leur refusa pas.</p> + +<p>—Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.</p> + +<p>—N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, +mon frère, quand vous aurez goûté aux délicieuses +choses qui figurent sur cette table!</p> + +<p>Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.</p> + +<p>Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan +ajouta aussitôt:</p> + +<p>—Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup +de peine bien inutilement, car je ne toucherai à rien +des merveilles entassées là.</p> + +<p>La consternation des moines confina au désespoir. +Pour un peu, ils l'eussent battu.</p> + +<p>—Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. +Asseyez-vous plutôt dans ce moelleux fauteuil qui vous +tend les bras.</p> + +<p>—Mais puisque je vous dis que je ne veux rien +prendre... Rien, entendez-vous?</p> + +<p>—C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.</p> + +<p>Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.</p> + +<p>—Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. +Vous ne variez pas souvent vos formules.</p> + +<p>—Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.</p> + +<p>—Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le +pour l'amour de nous... Nous sommes déshonorés si vous +résistez à tous nos efforts.</p> + +<p>Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? +Comprit-il que la résistance serait inutile et que, rigoureux +observateurs de la consigne reçue, ses deux gardiens +ne lui laisseraient aucun répit, tant qu'il ne se serait +pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions +dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il +condescendit:</p> + +<p>—Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien +m'asseoir là... Mais vous serez bien fins si vous réussissez +à me faire ingurgiter la moindre des choses.</p> + +<p>Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort +à réfléchir aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes +ou s'ils avaient mieux connu leur prisonnier.</p> + +<p>—Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, +allons, faites en conscience votre métier de bourreau.</p> + +<p>Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils +ne comprenaient pas.</p> + +<p>Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un +orchestre, qui semblait être dissimulé derrière la cheminée, +se mit à jouer des airs tour à tour tendres et +languissants, joyeux et capricants. Et les sons des instruments +à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus +des flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient +voilés, mystérieux, comme très lointains, évocateurs +de rêves mélancoliques ou joyeux.</p> + +<p>Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, +ces fleurs, ces parfums aphrodisiaques, la splendeur de +cette table, le fumet des plats, l'arôme capiteux des vins +tombant en pluie de rubis et de topazes dans des coupes +de pur cristal, au long pied de métal précieux, chefs-d'oeuvre +d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait +pour affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. +Malgré sa force de caractère peu commune, Pardaillan +était pâle de l'effort surhumain qu'il faisait pour se maîtriser.</p> + +<p>Avait-il donc réellement peur du poison dont il était +menacé?</p> + +<p>Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé +à mots couverts des supplices les plus horribles, il est +facile de comprendre qu'entre une torture savamment +dosée pour la faire durer des heures et des jours, peut-être, +et un poison foudroyant, le choix était tout fait. +N'importe qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris +le poison.</p> + +<p>Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui +l'effrayait. En descendant au fond de sa conscience, on +eût peut-être trouvé que la mort eût été accueillie par +lui comme une délivrance. Depuis que mortes étaient +ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan +ne pouvait plus guère tenir à la vie.</p> + +<p>Alors?</p> + +<p>Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan +se disait qu'ayant accepté du roi Henri une +mission de confiance il n'avait pas le droit de mourir, +lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.</p> + +<p>On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, +pour mettre en pratique une logique de ce genre, il +fallait être doué d'une énergie peu commune, d'une dose +de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il était +peut-être seul capable d'avoir.</p> + +<p>Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, +calculé et finalement résolu, dans la solitude de sa +cellule. On a pu voir par les tentatives désespérées de +ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec +une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était +tracée.</p> + +<p>Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons +faire connaître, c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement +en prenant la nourriture qu'on lui présenterait, +le quatrième jour à partir de la réception du +billet du Chico.</p> + +<p>Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur +le nain? Pas plus sur le nain que sur autre chose, autant +sur lui que sur n'importe qui.</p> + +<p>Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. +Pour le moment, cette carte n'était pas à dédaigner +plus qu'une autre. Elle pouvait être bonne, elle pouvait +être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela dépendrait +du jeu qu'abattrait son adversaire.</p> + +<p>Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement +parce qu'il se disait que les forces humaines ont une +limite, et que, s'il voulait être en état de profiter des +événements favorables qui pouvaient toujours se produire, +il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces +affaiblies par un long jeûne..</p> + +<p>Évidemment, la menace du poison restait toujours +suspendue sur sa tête. Mais quoi? Il fallait cependant +bien en finir d'une manière ou d'une autre. C'était un risque +à courir, il le savait bien: il le courrait, voilà tout.</p> + +<p>Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, +d'Espinosa ne renoncerait pas au poison pour +chercher autre chose.</p> + +<p>Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir +devant son couvert, Bautista et Zacarias se dirent +que le plus fort était fait et que cet homme extraordinaire +ne saurait, cette fois, résister aux tentations accumulées +sur cette table.</p> + +<p>Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun +un flacon et versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune +que les années de bouteille avaient pâli à tel point que, +du rouge initial, il était passé au rose effacé; l'autre, +d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait +à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération +avec toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, +tels deux chiens altérés. Quand les deux verres furent +pleins, ils les saisirent doucement par le pied, les soulevèrent +béatement, dévotieusement, comme ils eussent +soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.</p> + +<p>—C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en +clignant des yeux.</p> + +<p>—Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.</p> + +<p>—Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, +croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable +comédie.</p> + +<p>—Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce +n'est point une comédie.</p> + +<p>—C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. +Oui?... En ce cas, allez-y, harcelez-moi... Mais je vous +ai prévenus: je ne toucherai à rien de ce que vous +m'offrirez.</p> + +<p>—Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, +tout borné qu'il fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez +vous-même.</p> + +<p>En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur +la table, et, d'un geste large, il désignait les flacons +rangés en bon ordre.</p> + +<p>Les deux moines faillirent se trouver mal.</p> + +<p>De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan +sortit vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il +eut réintégré sa cellule, il tomba sans forces dans son +fauteuil. Une journée de fatigues physiques les plus +dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme +qu'il venait de faire.</p> + +<p>Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours +qu'il n'avait pris de nourriture, et il se trouvait dans +un état de faiblesse compréhensible, mais qui ne laissait +pas que de l'inquiéter.</p> + +<p>La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait +sa gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, +le faisait cruellement souffrir.</p> + +<p>Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient +exaspérants, et, ce qui était plus grave, des +éblouissements fréquents, qui le laissaient dans un état +de prostration qui ressemblait singulièrement à l'évanouissement. +Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en +songeant aux deux moines:</p> + +<p>«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on +jamais acharnement pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce +du plus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim +qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage de faim +et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!</p> + +<p>Arrive qu'arrive, demain je mangerai.</p> + +<p>Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les +moines ne parurent pas.</p> + +<p>«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? +M. d'Espinosa aurait-il changé d'idée et, renonçant +au poison, voudrait-il me prendre par la faim?</p> + +<p>Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant +un repas frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire +après le long jeûne qu'il venait d'endurer.</p> + +<p>L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les +moines ne parurent toujours pas.</p> + +<p>Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour +de bon.</p> + +<p>«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il +en arpentant nerveusement sa chambre. Il doit y avoir +quelque chose... Mais quoi?... D'Espinosa aurait-il deviné +qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter son poison?... +Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... +Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»</p> + +<p>Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper +au judas, il s'arrêta, indécis.</p> + +<p>«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas +leur laisser voir que j'attends ma pitance avec impatience... +quoique, à tout prendre... Patientons encore.»</p> + +<p>L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner +vint à son tour. Les moines demeurèrent invisibles. +Enfin, l'heure du souper vint et passa sans amener les +moines.</p> + +<p>«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir +à quoi m'en tenir!»</p> + +<p>Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On +ouvrit aussitôt.</p> + +<p>—Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix +doucereuse qui n'était pas celle de ses gardiens ordinaires.</p> + +<p>—Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins +que vous n'ayez résolu de me laisser crever de faim, +auquel cas je vous prierai de me le faire savoir.</p> + +<p>—Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de +surprise manifeste. Et qui vous en empêche? N'avez-vous +pas tout ce qu'il vous faut dans votre chambre?</p> + +<p>—Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est +pourquoi je vous demande de me dire si vous avez +résolu de me laisser périr de faim!</p> + +<p>—Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? +Les frères Zacarias et Bautista ont dû garnir +votre table, je présume.</p> + +<p>—Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se +demandait si on ne se moquait pas de lui, pas le plus +petit morceau de pain, pas une goutte d'eau.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!</p> + +<p>La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier +la physionomie pour se rendre compte si on ne +jouait pas la comédie, il ne fallait guère y songer. A +travers les étroites lamelles de cuivre et dans la demi-obscurité +d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, +l'oeil perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère +que des contours indécis.</p> + +<p>—Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les +aie pas vus aujourd'hui?</p> + +<p>—Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir +du couvent. Oh! pour la journée seulement! Mais on +pensait qu'ils auraient eu la précaution de vous fournir +les provisions nécessaires à la journée avant de s'absenter. +Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence +ils se sont rendus coupables... je ne voudrais pas être +à leur place... Mais vous, monsieur, pourquoi avoir +attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas prévenu des +le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis +que, à présent...</p> + +<p>—A présent? fit Pardaillan.</p> + +<p>—A présent, tout dort au couvent, le père pitancier +comme les autres. Impossible de vous donner la moindre +des choses. Quel malheur!</p> + +<p>—Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, +un jour d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai +pas. Si j'avais seulement un peu d'eau pour humecter +mes lèvres. Enfin, n'en parlons plus. J'attendrai +jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on n'ait +pas décidé de me laisser mourir de faim.</p> + +<p>Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours +pas de moines. Et Pardaillan se demanda si, après l'avoir +assommé de prévenances, après l'avoir accablé d'une +profusion de mets délicats, alors qu'il était résolu à ne +rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser +indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand +déjeuner, les deux gardiens parurent, et, avec des mines +lugubres, annoncèrent que «les viandes de monsieur le +chevalier étaient servies».</p> + +<p>Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur +fit répéter l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain +que le repas l'attendait, et qu'avec ce repas son sort +serait définitivement réglé, il retrouva son calme et son assurance. +Souriant de la mine piteuse des deux moines qui, +pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:</p> + +<p>—Comment se fait-il que, devant vous absenter toute +la journée, vous n'ayez pas eu la précaution de me munir +des aliments nécessaires?</p> + +<p>—Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous +offrons, s'écria naïvement Bautista.</p> + +<p>—Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé +à manger.</p> + +<p>—Est-ce possible!...</p> + +<p>—Puisque je vous le dis.</p> + +<p>—Et aujourd'hui? haleta Zacarias.</p> + +<p>—Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de +soif!...</p> + +<p>—Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir +vous nous faites!... Venez vite, monsieur.</p> + +<p>Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se +laissait faire avec complaisance. Quand ils furent devant +la table, aussi somptueusement garnie que l'avant-veille, +le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un clignement +d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés +de victuailles:</p> + +<p>—Je vous défie bien de la mettre à sec!</p> + +<p>—Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de +quoi satisfaire plusieurs appétits robustes.</p> + +<p>Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, +comme l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, +mystérieux et lointain, tandis que les moines s'empressaient +à le servir, pleins de prévenances et d'attentions, +les yeux luisants, la face épanouie, heureux de penser +qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de gourmands.</p> + +<p>Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à +le voir si calme, si admirablement maître de lui, on +n'eût, certes, pu soupçonner le drame effroyable qui +se passait dans son esprit.</p> + +<p>En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en +eût, cette question revenait sans cesse à son esprit:</p> + +<p>—Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?</p> + +<p>Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se +disait:</p> + +<p>«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être +pour celui-ci.»</p> + +<p>Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection +chaque bouchée, chaque gorgée, analysant, +pour ainsi dire, l'aliment ou le liquide qu'il avait dans +la bouche avant de l'avaler. Puis, cette lenteur l'avait +impatienté, son naturel insouciant avait repris le dessus, +et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été +sûr de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme +quatre et but comme six, non par gourmandise, comme +il eût pu faire en toute autre circonstance, mais parce +qu'il estimait que c'était nécessaire.</p> + +<p>Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il +goûtât à l'un quelconque de ces plats, à seule fin que le +reste pût leur revenir, comme on le leur avait promis.</p> + +<p>Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il +le méritait, bien que Pardaillan fût un fin gourmet, +s'acheva enfin, et il regagna sa chambre où il se jeta +dans son fauteuil.</p> + +<p>«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. +Voyons, le billet disait: un poison foudroyant... Oui, +mais on peut avoir changé d'idée... on peut avoir mis +un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»</p> + +<p>Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son +fauteuil. Il paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. +Suivant son expression, il attendait et, en même temps, +il réfléchissait. Au bout de ce temps, il se leva et se mit +à se promener lentement, un sourire au lèvres.</p> + +<p>«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait +pas le moindre poison dans les aliments que j'ai absorbés. +D'Espinosa aurait-il changé d'idée, comme je le +prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une comédie admirablement +machinée, et dont j'ai été sottement dupe?... +Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la +collation est passée et je n'ai pas encore aperçu mes +dignes gardiens.»</p> + +<p>En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure +du dîner, ni à l'heure du souper non plus. Pardaillan +avait trop copieusement déjeuné, à une heure trop +tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée qu'il +avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas +et appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut +le frère Zacarias qui lui répondit.</p> + +<p>—Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et +raisin, l'heure du dîner est passée, celle du souper +aussi... on ne me sert donc plus de ces mirifiques festins?...</p> + +<p>—Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine +d'une voix pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!</p> + +<p>—Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, +dites-moi, pourquoi cet «hélas!»... Vous vous intéressez +donc à moi?...</p> + +<p>Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle +n'eût été de l'inconscience, le moine répondit:</p> + +<p>—Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez +commis je ne sais quelle faute, en punition de laquelle +nos supérieurs ont décidé de vous priver de nourriture +pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et +moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, +que nous regrettons plus que vous, croyez-le, il se +trouve que la punition dont vous êtes frappé nous +atteint autant, si ce n'est plus, que vous.</p> + +<p>—Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. +En sorte que vous vous êtes régalé des reliefs +de mon succulent déjeuner?</p> + +<p>—Sans doute!... Et il était même si succulent que +notre regret de voir supprimer ces merveilles n'en est +que plus cuisant... Tant de si bonnes choses perdues, +pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.</p> + +<p>—Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît +pas juste!</p> + +<p>—Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que +vous fussiez traité magnifiquement et que vous fissiez +honneur aux repas confectionnés à votre intention. Pour +nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions tenus +pour responsables, on nous privait de ces merveilles +culinaires, qui nous fussent revenues de droit, si vous +aviez consenti à en goûter tant soit peu.</p> + +<p>—Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous +m'aviez averti, je me fusse laissé faire, pour vous être +agréable.</p> + +<p>—Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement +interdit de vous prévenir.</p> + +<p>—Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, +ayant tiré du moine ce qu'il en voulait, le quitta sans +façon.</p> + +<p>Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un +rire silencieux et murmura:</p> + +<p>«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme +un sot!... La leçon ne sera pas perdue.»</p> +<br><br><br> + + +<h3>XVI</h3> + +<h3>LE PLANCHER MOUVANT</h3> + +<p>Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait +adopté une embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le +fauteuil, et, là, abrité par le renfoncement de la fenêtre, +caché par le large et haut dossier du fauteuil, il était +à peu près certain d'échapper à la surveillance occulte +qu'il sentait peser sur lui.</p> + +<p>Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues +heures, immobile, paraissant sommeiller et réfléchissant +profondément. Et, sans doute croyait-il avoir percé le +but mystérieux poursuivi par le grand inquisiteur, car, +parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses +prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il +savait qu'il était condamné à jeûner durant quelque +temps, puisque le frère Zacarias l'avait prévenu la veille; +donc, il pensait que ses gardiens ne pénétreraient pas +dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se +passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. +Vers une heure de l'après-midi, il se leva languissant, et +s'en fut au coffre à habits, d'où il tira un petit paquet +qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa soigneusement +dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas +depuis quelque temps, et, péniblement, car il se sentait +très faible, il regagna son fauteuil où il disparut.</p> + +<p>Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il +remuait les mâchoires comme quelqu'un qui mastique +un aliment. Peut-être avait-il imaginé ce moyen de tromper +la faim.</p> + +<p>Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans +lui apporter un morceau de pain, un verre d'eau. Il +était devenu d'une faiblesse extrême, il paraissait avoir +une grande peine à se tenir debout, et il lui fallait de +longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le fauteuil +dans son coin favori.</p> + +<p>Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y +avait exactement treize jours qu'il était enfermé dans +ce couvent-prison, et il n'était plus reconnaissable. Hâve, +les traits tirés, une barbe naissante envahissant ses +joues et son menton, les yeux brillants d'un éclat +fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait +la plus grande partie de son temps dans le fauteuil +où il restait prostré de longues heures.</p> + +<p>Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent +une boule de pain noir et un alcarazas rempli +d'eau en lui recommandant de ménager ces maigres +provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres +que dans deux jours.</p> + +<p>C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. +Il faut croire, cependant, qu'il avait entendu et compris, +car, deux heures plus tard, le pain était diminué de +moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les mêmes proportions. +Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près, +car, peu de temps après, les moines reparurent et le +prièrent de les suivre.</p> + +<p>Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu +un peu de forces, car il se leva sans trop de difficultés. +Mais, ce qui étonna les deux gardiens, c'est qu'il ne +paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils disaient.</p> + +<p>Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par +l'autre, et ils l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser +quelques couloirs et descendre deux étages. Une +porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et il obéit docilement +au geste et pénétra dans le nouveau local qui +lui était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui +restait de pain et d'eau, qu'ils avaient eu la précaution +d'emporter, et se retirèrent silencieusement. Bautista +s'en fut tout droit chez le supérieur du couvent.</p> + +<p>—Eh bien? fit laconiquement ce personnage.</p> + +<p>—C'est fait, répondit non moins laconiquement le +frère Bautista.</p> + +<p>—Il n'a pas fait de difficultés?</p> + +<p>—Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais +si c'est l'effet du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas +avoir toute sa conscience. Ah! ce n'est plus le fringant +cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!</p> + +<p>—Est-il réellement si bas? Faites attention, mon +frère, que ceci est d'une importance capitale.</p> + +<p>—Révérendissime père, je crois sincèrement que, si +on le soumet encore quelques jours à un régime aussi +dur, il perdra la raison... à moins qu'il ne tombe +d'inanition.</p> + +<p>—Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il +puisse s'en douter. Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé +le contenu de la bouteille de Saumur que nous vous +avions recommandé de placer bien en évidence le jour +de son entrée au couvent?</p> + +<p>—Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin +au fond de la bouteille. Frère Zacarias et moi nous +nous en sommes assurés.</p> + +<p>Le prieur eut un sourire sinistre:</p> + +<p>—S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. +N'importe, pour plus de sûreté, j'enverrai le médecin. +Allez, mon frère!</p> + +<p>La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan +pouvait avoir environ dix pieds de long et autant +en largeur. Elle était parfaitement obscure. Il n'y avait +aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de +paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de +forces, dut s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à +une des cloisons de son cachot.</p> + +<p>Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures +ou des minutes? Il n'aurait su dire, car il paraissait +avoir perdu conscience de l'état misérable dans lequel +il se trouvait.</p> + +<p>Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez +long, car il eut faim, et, en un geste machinal, il finit +la miche de pain et vida presque entièrement la provision d'eau.</p> + +<p>A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. +Cette chaleur allait sans cesse en augmentant et +paraissait provenir du plafond de son cachot. Sous +l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus +en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.</p> + +<p>Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, +un silence de tombe, une obscurité compacte à tel point +que, si la cruche, à laquelle il se désaltérait de temps en +temps, n'avait pas été sous sa main, il n'aurait pu la +retrouver.</p> + +<p>Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que +paraissait être le plafond s'ouvrit soudain, un flot de +lumière inonda le cachot et vint l'aveugler de son éclat +insoutenable.</p> + +<p>C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, +au-dessus de sa tête, un soleil dont les éclats fulgurants +lui brûlaient les yeux. Et, en même temps, par un +phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce +fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que +s'accentuer et se changea rapidement en un froid glacial. +Si bien que, après avoir été en nage, il grelottait +dans son coin.</p> + +<p>Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, +un autre phénomène se produisit: des émanations délétères +envahirent son cachot, une puanteur insupportable +vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal soleil qui +lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle +atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait +à ouvrir les paupières.</p> + +<p>Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la +congestion, avait roulé sur le sol. Le délire s'était emparé +de lui, un râle étouffé coulait sans interruption de ses +lèvres glacées, et, parfois, un gémissement plaintif alternait +avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, douloureuses, +mortelles, sans qu'il en eût conscience.</p> + +<p>Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut +encore vivement éclairé, mais cette lumière, du moins, +était très supportable. En même temps, un déplacement +d'air violent, tel que le produit un puissant ventilateur, +balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, +et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées +de chaleur attiédirent l'atmosphère, pendant que des +bouffées de parfums très doux achevaient de chasser ce +qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.</p> + +<p>Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé +tour à tour par la chaleur et le froid, par l'asphyxie et +la congestion, ce cachot, où il avait failli être aveuglé +par les éclats puissants d'un soleil factice, redevint habitable. +Il éprouva aussitôt les bienfaisants effets de cet +heureux changement. Le délire fit place à une sorte +d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les +râles cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à +peu, cette sorte d'engourdissement disparut. Il retrouva +non pas cette admirable intelligence qui le faisait supérieur +à ceux qui l'entouraient, mais un vague embryon +de conscience.</p> + +<p>C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, +comparée à l'état où il se trouvait avant.</p> + +<p>Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur +son manteau que nous aurions dû dire.</p> + +<p>En effet, malgré la chaleur—on était au gros de +l'été—par suite d'on ne sait quelle inexplicable fantaisie, +tout à coup, il s'était enveloppé dans son manteau +et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie remontait +au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait +dans cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son +intention.</p> + +<p>Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, +depuis, il ne l'avait plus quitté, ni jour ni nuit.</p> + +<p>Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort +bien remarqué cette bizarrerie, sans y attacher d'importance, +d'ailleurs.</p> + +<p>Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. +Il se redressa lentement. Sa manie étant passée, sans +doute, il enleva ce manteau, le plia proprement, et, +comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus et +s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui +n'était plus ce regard si vif d'autrefois, mais où ne +luisait plus cette lueur de folie qu'on y voyait l'instant +d'avant. Il vit près de lui un pain entier et une cruche +pleine d'eau.</p> + +<p>Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, +deux jours peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions +sans qu'il s'en fût aperçu. Il prit le pain sec et +dur et le dévora presque en entier. De même, il vida +aux trois quarts la cruche.</p> + +<p>Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les +forces amenèrent une nouvelle amélioration dans son +état mental. Il eut plus nettement conscience de sa +situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il +put et se remit à regarder attentivement autour de lui, +avec ce regard étonné d'un homme qui ne reconnaît pas +les lieux où il se trouve.</p> + +<p>A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit +sec, semblable à un ressort qui se détend. Il y regarda. +Une lame large comme une main, longue de près de +deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme +une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, +venait de surgir de la muraille, là, à son côté, à la hauteur +du sein. Le tranchant, placé horizontalement et +tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; quelques +lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame +le perçait de part en part.</p> + +<p>Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y +avait quelques jours à peine, eût considéré cette dangereuse +apparition avec étonnement, peut-être—et encore, +n'est-ce pas bien sûr—en tout cas, sans manifester le +moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les +intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux +semaines, quelque drogue infernale qu'on avait réussi à +lui faire absorber, avaient fait de lui une loque humaine. +Il n'était peut-être pas tout à fait fou, il était bien près +de le devenir.</p> + +<p>De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, +la soif, les abominables supplices qu'on lui infligeait +avaient fait de lui un être faible, sans énergie, sans +volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était le plus affreux, +c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente de +dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, +de l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, +avait fait un être pusillanime qu'un rien effarouchait +et qui ressemblait à un poltron. Pardaillan le brave; +finissant dans la peau d'un lâche!... Quel triomphe pour +Fausta!</p> + +<p>En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que +c'était un miracle qu'elle ne l'eût pas transpercé, le +nouveau Pardaillan fut secoué d'un tremblement nerveux; +il tremble, sans songer à s'écarter. Au même +instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur +d'une apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, +avec une expression de terreur indicible, et un hurlement, +long, lugubre, pareil à celui d'un chien hurlant à la +mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle lame +venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, +il s'en fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.</p> + +<p>Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux +tranchants qui débordaient des deux côtés de sa poitrine, +pareils aux deux branches énormes de quelque +fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer et +à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une +troisième faux parut, dont le tranchant placé dans le +sens vertical paraissait vouloir le couper en deux, de +haut en bas.</p> + +<p>Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle +manqué de quelques lignes? L'ancien Pardaillan n'eût +pas manqué de se poser cette question dès la première +apparition.</p> + +<p>Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus +fort, et, en même temps, plus plaintivement. Seulement, +cette fois, guidé sans doute par l'instinct de la conservation, +il s'écarta précipitamment de l'infernale muraille. +Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement +que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. +Il eut pourtant cette suprême chance de ne pas +déchirer ses chairs en même temps.</p> + +<p>Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se +hâta de se mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu +du cachot, en continuant d'émettre des gémissements, +comme fasciné, il regardait les trois faux d'un air stupide.</p> + +<p>Alors, les deux faux horizontales, placées exactement +sur la même ligne, se mirent automatiquement en branle, +se refermant à fond l'une sur l'autre, comme les deux +branches d'une paire de ciseaux. Puis elles s'ouvrirent, +et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se +relever dès que les autres se rapprochaient pour se +croiser.</p> + +<p>Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au +jeu régulier de trois monstrueux hachoirs, alternant, +avec une précision mécanique, à coups carrément rythmés, +malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des +faux se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela +produisait, sur la cloison, un bruit sec qui éclatait +comme le bruit d'une baguette frappant un tambour. +En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits, +d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu +qui remplit le cachot d'un bourdonnement sonore.</p> + +<p>Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement +établi, à côté, une deuxième série de trois faux +fit son apparition, et, comme la première, elle se mit en +mouvement automatiquement. Et le roulement devint +plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième +série apparurent et se mirent en branle.</p> + +<p>Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, +Pardaillan ne vit plus que l'éclat fulgurant de +l'acier tombant et se relevant avec une rapidité prodigieuse. +Il était interdit de s'approcher de cette cloison, +sous peine d'être happé par les faux et haché menu +comme chair à pâté. Et le roulement devint assourdissant.</p> + +<p>Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher +ses yeux exorbités de ce spectacle fantastique. +Et la même plainte lugubre fusait de ses lèvres, sans +répit.</p> + +<p>Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher +s'écrouler sous lui. Tout d'abord, il crut s'être +trompé.</p> + +<p>La peur—car il avait une peur affreuse, peur de +mourir haché par ces horrifiantes lames, il avait peur, +lui! Pardaillan!—la peur, donc, lui donnait une lueur +de lucidité qui lui permettait d'observer et de raisonner.</p> + +<p>Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, +il vit bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement +trompé. En effet, il n'y avait pas à en douter, le +plancher s'inclinait dans la direction de la machine à +hacher.</p> + +<p>C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément +donné, dans son esprit, à cette effroyable invention. Il +s'inclinait si bien, même, que sous chacun de ces groupes, +qui était comme une pièce dont le tout constituait +la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.</p> + +<p>La disposition de ces quatre faux formait un losange +parfait. Ainsi, le long de la cloison, il y avait maintenant +cinq losanges. Seulement, tandis que les trois faux primitives +continuaient leur perpétuel mouvement de hachoir, +la quatrième restait immobile, paraissant attendre +et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement +d'inclinaison du plancher se poursuivait lentement, avec +une régularité terrifiante.</p> + +<p>Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore +remarqué jusque-là: que le plancher de son cachot +paraissait être une énorme plaque d'acier, lisse, glissante, +sans une soudure visible, sans la moindre protubérance +à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit doucement, mais +irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit +qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq +hachoirs qui le mettrait en pièces.</p> + +<p>Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur +sans nom qui lui rongeait le cerveau achevèrent +l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec une ténacité féroce +durant quinze jours de tortures variées, longuement et +froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique +et destinées à faire sombrer cette raison si solide, +si lumineuse.</p> + +<p>Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: +Pardaillan n'était plus.</p> + +<p>C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, +écumant, hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce +fou, d'une voix qui s'efforçait de couvrir le tonitruant +roulement de la machine à hacher, criait de toutes ses +forces, déjà épuisées:</p> + +<p>—Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je +ne veux pas!...</p> + +<p>Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être +l'implacable volonté de l'inquisiteur avait-elle décidé de +pousser l'expérience jusqu'au bout.</p> + +<p>Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité +désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, +mais dix qui fonctionnaient simultanément, avec +la même rapidité, avec le même roulement formidable +qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.</p> + +<p>L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du +raisonnement, à jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan +découvrit l'unique chance qui lui restait de sauver +cette vie à laquelle il tenait tant maintenant. Voici quelle +était cette chance:</p> + +<p>Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des +charnières puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées +contre le mur qui soutenait le plancher. Elles +étaient sous le plancher même. C'est-à-dire que, du côté +opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de +métal.</p> + +<p>C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. +Si cette traverse avait eu quelques centimètres +de plus dans sa largeur, Pardaillan eût pu à la rigueur +se poser là-dessus et attendre aussi longtemps que ses +forces le lui eussent permis. Malheureusement, la traverse +était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de +se poser là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher +et s'y maintenir en se couchant à plat ventre, suspendu +par le bout des doigts. Le fou—nous ne voyons pas +d'autre nom à lui donner—avait vu cela.</p> + +<p>C'était, tout bonnement, une manière de prolonger +son supplice de quelques secondes. Il était évident qu'il +ne pourrait se maintenir longtemps dans cette position +et même, en admettant que le mouvement de descente +s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la +chute inévitable.</p> + +<p>Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de +prolonger son agonie, et, désespérément, il s'accrocha à +ce rebord sauveur. Il y gagna du moins qu'il ne vit plus +les épouvantables hachoirs qui avaient le don de l'affoler.</p> + +<p>Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la +cloison était tapissée du haut en bas et dans toute sa +largeur de faux qui continuaient immuablement leur +mouvement de hachoir et semblaient appeler la proie +convoitée.</p> + +<p>Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces +l'abandonner de plus en plus; ses doigts, gonflés par +l'effort, s'engourdissaient; la tête lui tournait et, malgré +son état, il comprenait que, bientôt, dans un instant, +il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas +se faire hacher par la hideuse machine.</p> + +<p>Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement +tenace qu'il trouvait encore, et malgré +tout, la force de crier presque sans discontinuer:</p> + +<p>«Arrêtez! Arrêtez!...»</p> + +<p>Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, +lâcha prise. Il se maintint un instant de sa seule main +droite. Les doigts de cette main, à leur tour, le trahirent +un à un. Deux doigts seuls restèrent désespérément incrustés +dans le métal et supportèrent le poids de son +corps un inappréciable instant.</p> + +<p>Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa +poitrine, un cri terrible, un cri de bête qu'on égorge, +jaillit de ses lèvres tuméfiées, et il roula, roula là-bas +sur les hachoirs qui le saisirent.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XVII</h3> + +<h3>LE PHILTRE DU MOINE</h3> + +<p>Or, Pardaillan n'était pas mort.</p> + +<p>La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée +par Fausta, de concert avec d'Espinosa.</p> + +<p>Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen +qui, dans son infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. +Il l'avait adopté et perfectionné dans les détails. +On serait venu lui en indiquer un autre qui lui eût +paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour +adopter celui-là.</p> + +<p>Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec +une rigueur d'autant plus inexorable qu'elle était froidement +raisonnée. Il agissait pour un principe—et c'est +ce qui le faisait si terrible, si redoutable—non pour +l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas +menti lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.</p> + +<p>Cette incroyable et abominable invention de la machine +à hacher était donc destinée non à broyer le chevalier, +mais à achever de porter l'épouvante dans son +esprit déprimé par les tortures de la faim et de la soif.</p> + +<p>Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une +graduation dosée avec un art infernal, avait été initialement +préparée par un stupéfiant, et en même temps +devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.</p> + +<p>En conséquence, les premières faux apparues étaient +réellement de bel et de bon acier; elles étaient parfaitement +tranchantes et acérées. Mais, les hachoirs du bas, +ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, étendu +à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, +il leur tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, +grâce à la déclivité du plancher, son corps devait rouler, +étaient placés là comme un leurre et s'étaient repliés +comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils +auraient dû hacher.</p> + +<p>Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié +évanoui. Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas +de la pente, il demeura étendu à terre, sans connaissance.</p> + +<p>Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à +petit, il revint à lui et jeta autour de lui un regard, sans +vie.</p> + +<p>Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement +égales à celles de la chambre d'où il venait d'être +précipité. Le plancher d'acier était remonté automatiquement +et constituait le plafond de sa nouvelle cellule.</p> + +<p>Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun +meuble, pas d'issues visibles autres qu'une porte de fer +dûment verrouillée. Seulement, ici le sol était en terre +battue, les murs étaient épais et couverts d'une couche +de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.</p> + +<p>Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression +et ne vit rien. Il prit un coin de son manteau +qui avait roulé avec lui, il se mit à le tortiller comme +un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer une poupée, +et il éclata de rire.</p> + +<p>Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits +et aux grands dont l'intelligence s'est éteinte, il +s'occupa à cette distraction enfantine.</p> + +<p>Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts +tortillaient inlassablement; il lui disait des choses puériles +qui n'avaient aucun sens, il la pressait dans ses +bras, la repoussait, la grondait avec des airs courroucés, +puis la reprenait, la berçait, la consolait et, fréquemment, +sans motif apparent, il laissait échapper le même +éclat de rire sans expression.</p> + +<p>Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il +n'avait plus conscience du temps.</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un +pain et une cruche d'eau. Mais sans doute craignait-on +un retour d'intelligence, une crise de révolte et de fureur, +car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet à +la main.</p> + +<p>Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas +regarder le prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il +aperçut ce moine, Pardaillan poussa un cri de détresse, +se blottit dans un coin et, cachant son visage dans son +bras replié—le geste d'un enfant qui veut se garer de +la taloche—il hoqueta d'une voix suppliante:</p> + +<p>«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»</p> + +<p>Le moine posa tranquillement à terre le pain et la +cruche et le regarda un instant curieusement. Lentement, +il leva le bras armé du fouet.</p> + +<p>«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs +à éviter le coup.</p> + +<p>Le bras du moine retomba doucement sans frapper. +Il hocha la tête en le regardant, toujours avec la même +attention curieuse, et murmura:</p> + +<p>«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa +pitance d'un jour: il ne comprendrait pas. Il est inutile +de le frapper, c'est un enfant inoffensif.»</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin +où il s'était réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son +bras, et, ne voyant plus personne, rassuré, il reprit son +jeu avec le pan de son manteau.</p> + +<p>Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler +ses provisions. Chaque fois, la même scène se produisit. +La troisième fois, le moine était accompagné d'Espinosa. +Et, cette fois encore, Pardaillan montra la même terreur +enfantine.</p> + +<p>«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours +ainsi. Le sire de Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant +un enfant faible et peureux. De toutes les secousses +qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il ne reste +plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence +remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: +détruite. Regardez-le! Il ne peut même pas se tenir debout. +C'est miracle vraiment qu'il soit encore vivant.</p> + +<p>—Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais +la puissance dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant +que je redoutais qu'il ne produisît pas tout l'effet +désirable. C'est que le sujet sur lequel nous avions à +l'appliquer était doué d'une constitution exceptionnellement +vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de +vraiment remarquable.</p> + +<p>Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son +coin, le visage enfoui dans son bras, secoué de tremblements +convulsifs, gémissait doucement. Et le grand +inquisiteur et le moine savant parlaient et agissaient +devant lui comme s'il n'eût pas existé.</p> + +<p>—Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après +un silence passé à considérer froidement le prisonnier +de l'Inquisition, j'ai besoin qu'il retrouve un moment +l'intelligence nécessaire pour me comprendre.</p> + +<p>—J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible +assurance, j'ai apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de +la liqueur contenue dans ce flacon vont lui rendre ses +forces et son intelligence. Mais, monseigneur, l'effet de +cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une demi-heure.</p> + +<p>—C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui +dire.</p> + +<p>Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du +prisonnier qui redoubla de gémissements, mais ne fit +pas un geste pour éviter l'approche de celui qui l'effrayait +à ce point.</p> + +<p>Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, +mit le visage de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci +opposât la moindre résistance, fît autre chose que de +continuer à gémir doucement. Le moine écarta les lèvres +et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, préalablement +dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, +d'Espinosa l'arrêta en disant:</p> + +<p>—Faites attention, mon révérend père, que je vais +rester en tête-à-tête avec le prisonnier. Cette liqueur +doit lui rendre sa vigueur, dites-vous, il ne faudrait +pourtant pas que je sois exposé...</p> + +<p>—Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement +le moine, le prisonnier retrouvera, pour quelques jours, +sa vigueur primitive. Mais son intelligence sera à peine +galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de faire usage de +sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: +un enfant craintif. J'en réponds.</p> + +<p>Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un +minuscule flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, +n'opposa aucune résistance, et, se redressant:</p> + +<p>—Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera +en état de vous comprendre... à peu près, dit-il.</p> + +<p>—C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez +la porte à l'extérieur et remontez sans m'attendre.</p> + +<p>—Et monseigneur? dit-il respectueusement.</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le +moyen de sortir de ce cachot sans passer par cette +porte.</p> + +<p>Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef +suprême et obéit passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, +sans manifester ni inquiétude ni émotion, entendit les +verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui ne +l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à +la lueur blafarde d'une lampe que le moine avait posée à +terre, il se mit à étudier curieusement l'effet produit par +la liqueur qu'on lui avait fait absorber. Galvanisé par +le remède violent, le prisonnier parut retrouver une vie +nouvelle.</p> + +<p>Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis +son torse affaissé se redressa lentement. Comme s'il +avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à la suffocation, il +respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses +pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une +partie de son éclat, laissa percevoir une vague lueur +d'intelligence. Et il se redressa, se mit sur ses pieds, +s'étira longuement, avec un sourire de satisfaction.</p> + +<p>Il regarda autour de lui avec un étonnement visible +et aperçut d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se +recula vivement jusqu'au mur, qui l'arrêta. Mais il ne +se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne gémit pas. +Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude +manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le +poids de son regard froid et volontaire, fit deux pas +vers lui. Pardaillan jeta autour de lui ce regard de la +bête menacée qui cherche le trou où elle pourra se terrer. +Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il effectua +le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en +exécutant ce mouvement, il surveillait attentivement le +grand inquisiteur, qu'il ne paraissait pas reconnaître.</p> + +<p>D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non +qu'il eût peur, il était brave, la mort ne l'effrayait pas.</p> + +<p>Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas +partir en laissant son oeuvre inachevée.</p> + +<p>Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, +de sa voix très calme, presque douce:</p> + +<p>—Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...</p> + +<p>—Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire +des efforts de mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs +confus que ce nom évoquait dans son esprit.</p> + +<p>—Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit +d'Espinosa en le fixant.</p> + +<p>Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:</p> + +<p>—Je ne connais pas ce nom-là.</p> + +<p>Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui +parlait, avec une inquiétude manifeste. D'Espinosa fit +un pas de plus et lui mit la main sur l'épaule. Pardaillan +se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son étreinte, le +sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois, +il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, +il dit:</p> + +<p>—Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de +mal.</p> + +<p>—Vrai? fit anxieusement le fou.</p> + +<p>—Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.</p> + +<p>Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance +visible et, peu à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna +et, finalement, se mit à sourire, d'un sourire sans +expression. Le voyant tout à fait rassuré, d'Espinosa +reprit:</p> + +<p>—Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es +Pardaillan.</p> + +<p>—C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. +Alors, je veux bien être Par...dail...lan... Et vous, qui +êtes-vous?</p> + +<p>—Je suis d'Espinosa.</p> + +<p>—D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. +D'Espinosa!... je connais ce nom-là...</p> + +<p>Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.</p> + +<p>—Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive +terreur... Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un +méchant... prenez garde... il va nous battre!</p> + +<p>—Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. +Oui, je suis d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. +Pardaillan, l'ami de Fausta.</p> + +<p>—Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une +femme qui s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...</p> + +<p>—C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire +te revient tout à fait.</p> + +<p>Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans +défaillir. Il se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:</p> + +<p>—Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, +il ne faut pas jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont +des méchants... Ils nous feront du mal.</p> + +<p>—Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je +te dis que d'Espinosa c'est moi. Rappelle-toi!</p> + +<p>Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, +à deux pouces de son visage, il fixait sur lui un regard +ardent comme s'il avait espéré lui communiquer ainsi +un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné à abolir. +Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa +volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une +brusque secousse, se rencogna dans un angle du cachot, +et, d'une voix qui haletait, il râla:</p> + +<p>—Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je +me souviens... Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible +faim et la soif... et cette galerie abominable où +l'on suppliciait tant de pauvres malheureux!...</p> + +<p>—Enfin! tu te souviens!</p> + +<p>—N'approchez pas!... hurla le fou au comble de +l'épouvante. Je vous reconnais... Que voulez-vous?</p> + +<p>—Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un +homme fort et vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un +enfant qu'un rien épouvante. Et c'est moi qui t'ai mis +dans cet état. Tu me comprends un peu, Pardaillan; +une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment +ton cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau +en toi et tu redeviendras ce que tu étais à l'instant: +un pauvre fou.</p> + +<p>—Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures +qui devaient faire sombrer ton intelligence? Ton +amie Fausta. Oui, c'est elle qui a eu cette idée que je +n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu l'as dit: je vais te +tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer d'un +coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop +rapide. Tu mourras lentement, dans la nuit, muré dans +une tombe. Tu achèveras de mourir par la faim, l'horrible +faim, comme tu disais tout à l'heure. Regarde, +Pardaillan, voici ton tombeau.</p> + +<p>En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné +quelque invisible ressort, car une ouverture apparut +soudain, au milieu d'une des parois du cachot.</p> + +<p>D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher +Pardaillan et le saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât +la moindre résistance, car, le malheureux, inconscient +de sa force revenue, se contentait de gémir, il le traîna +jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il +pût mieux voir:</p> + +<p>—Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. +Vois-tu? Ici, pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est +une tombe, une véritable tombe où tu te consumeras +lentement par la faim. Nul au monde ne connaît ce +tombeau; nul que moi.</p> + +<p>—Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à +seule fin que ton supplice soit plus grand—si toutefois +tu te souviens de mes paroles—ce tombeau qui +tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que, +seul, je connais.</p> + +<p>—Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera +une occupation qui te distraira. Tu la chercheras, car +tu ne veux pas mourir maintenant. Mais tu ne la trouveras +pas. Nul que moi ne saurait la trouver. Et moi, +dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y revenir. +Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en +posant le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, +tu actionneras toi-même le ressort de la porte de fer qui +doit te murer vivant là-dedans.</p> + +<p>—Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je +ne veux pas mourir! Grâce!...</p> + +<p>—Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme +terrible. Et, cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, +à compter de cet instant, tu n'existeras plus.</p> + +<p>—Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que +tu saches pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je +l'ai fait: parce que les hommes de ta trempe, s'ils ne +viennent pas à nous, s'ils ne sont pas avec nous, sont un +danger permanent pour l'ordre de choses établi par +notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la +majesté royale de mon souverain. Parce que tu t'es dressé +menaçant devant lui et que tu as voulu faire avorter +ses vastes projets.</p> + +<p>—Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que +tu sais que tu vas mourir, il faut que tu meures désespéré +de savoir que tu as échoué dans toutes tes entreprises +contre nous. Sache donc que ce parchemin que +tu es venu chercher de si loin, il est en ma possession!</p> + +<p>—Le parchemin!... bégaya Pardaillan.</p> + +<p>—Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes +cependant. Tiens, regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? +C'est la déclaration du feu roi Henri troisième qui +lègue le royaume de France à mon souverain. Regarde-le +bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra +espagnol.</p> + +<p>Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le +parchemin qu'il avait sorti de son sein. Puis, voyant que +l'autre le regardait d'un air hébété, sans comprendre, il +haussa doucement les épaules, replia le précieux document, +le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main +robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement +à lui, car l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, +sur un ton impératif:</p> + +<p>—Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, +entre dans la mort.</p> + +<p>Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan +et le poussa rudement jusqu'au seuil de l'ouverture +béante, en ajoutant:</p> + +<p>—Voici ta tombe.</p> + +<p>Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une +voix qui le fit frémir de la nuque aux talons, tonna +soudain:</p> + +<p>—Mordieu! mourons ensemble!</p> + +<p>Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main +de fer le saisissait à la gorge et l'étranglait.</p> + +<p>D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla +chercher la dague dont il avait eu la précaution de +s'armer. Il n'eut pas la force d'achever le geste. La main +de fer resserra son étreinte et le grand inquisiteur fit +entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la gorge, +et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha +de terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et +le lança à toute volée dans ce qui devait être sa tombe.</p> + +<p>Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa +avait reposée à terre, alla prendre son manteau—ce +fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer +et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons +de poupée—et, sa lampe à la main, il franchit le seuil +de l'ouverture mystérieuse, en ayant soin de poser fortement +le pied sur la dalle qui actionnait le ressort fermant +la porte, et qu'il avait, il faut croire, bien remarquée +lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.</p> + +<p>En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit +que le mur avait repris sa place. Il n'y avait plus là +d'ouverture visible.</p> + +<p>Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou +noir qui, comme l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance +sur le sol, ressemblait assez à une tombe.</p> + +<p>Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais +il y avait d'abord jeté son puissant et implacable +adversaire.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XVIII</h3> + +<h3>CHANGEMENT DE RÔLES</h3> + +<p>Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans +ce tombeau, comme dans les deux précédents cachots +où il venait de séjourner, il n'y avait aucun meuble; pas +de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile de retrouver +l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée +d'elle-même.</p> + +<p>Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. +La facilité avec laquelle il avait à demi étranglé +son ennemi et l'avait projeté dans ce trou prouvait que +ses forces lui étaient revenues.</p> + +<p>Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu +dans sa personne. En même temps que la vigueur, l'intelligence +paraissait lui être revenue.</p> + +<p>Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il +avait quelques instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, +froidement résolu, et cependant nuancé d'ironie, +qu'il avait autrefois, lorsqu'il se disposait à accomplir +quelque coup de folie.</p> + +<p>Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit +le parchemin, qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu +que ce n'était pas une copie, mais l'original parfaitement +authentique, il le plia soigneusement et, à son +tour, il le mit dans son sein.</p> + +<p>Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et +s'assura que d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, +ni aucun papier susceptible de lui être utile, le cas +échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit paisiblement à +terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec +un sourire indéchiffrable aux lèvres.</p> + +<p>Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. +Ses yeux se portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette +physionomie qui avait retrouvé son expression d'audace +étincelante, il hocha gravement la tête, sans dire un +mot.</p> + +<p>Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui +était le sien. Son regard se posa sur celui de Pardaillan, +aussi ferme et assuré que s'il avait été dans le palais, +entouré de gardes et de serviteurs. Il ne montra ni étonnement, +ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu +ne cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention +passionnée.</p> + +<p>Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, +puisque le remède, grâce à quoi son prisonnier avait +retrouvé assez de lucidité pour essayer de l'entraîner +dans la mort avec lui, perdrait toute sa force stimulante +au bout d'une demi-heure.</p> + +<p>Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque +du prisonnier jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus +d'action, il redevînt ce qu'il était avant, ce qu'il resterait +jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et peureux.</p> + +<p>En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. +Il ne chercherait pas à lutter contre son adversaire; +tous ses efforts se borneraient à éviter un corps à corps +dans lequel il savait bien qu'il serait battu. Il fallait +gagner quelques minutes. Toute la question se résumait +à cela.</p> + +<p>Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes +nécessaires. Et, si le prisonnier devenait trop menaçant, +il s'en débarrasserait d'un coup de dague.</p> + +<p>Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant +Pardaillan, cependant que sa main, sous la robe rouge, +cherchait la dague qu'il avait cachée. Alors seulement +il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme sur laquelle il +comptait en cas de suprême péril.</p> + +<p>Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de +ses cheveux. Mais il montra le même visage impassible, +le même regard aigu qui n'avait rien perdu de son assurance. +Et comme il croyait toujours que Pardaillan, +en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement +tout impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa +chute la dague s'était peut-être détachée de sa ceinture +et qu'elle gisait à terre, peut-être tout près de lui. Il +fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il se mit +à fureter partout.</p> + +<p>—Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, +le prisonnier lui dit:</p> + +<p>—Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.</p> + +<p>Et en disant ces mots il frappait doucement sur la +poignée de la dague passée à sa ceinture et il ajoutait +avec un sourire railleur:</p> + +<p>—Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention +de songer à m'apporter une arme...</p> + +<p>D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de +se mesurer avec le redoutable adversaire qu'il avait +devant lui.</p> + +<p>Au même instant, une idée lui traversa le cerveau +comme un éclair et, d'un geste instinctif, il porta les +mains à son sein où il avait caché le fameux parchemin.</p> + +<p>Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit +sur son visage. Le coup lui était, certes, plus sensible +que la perte de l'arme qui devait le sauver.</p> + +<p>Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité +et qu'il avait été joué de main de maître par cet +homme vraiment extraordinaire, qui avait su déjouer la +surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme +qui avait su tromper les moines médecins qui avaient +passé de longues heures à l'étudier et à l'observer; cet +homme, enfin, qui avait su si bien jouer le rôle qu'il +s'était donné qu'il en avait été dupe, lui d'Espinosa.</p> + +<p>Il jeta sur celui dont il était le prisonnier—par un +renversement de rôles inouï d'audace—un regard d'admiration +sincère en même temps qu'un soupir douloureux +trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.</p> + +<p>Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, +sans nulle raillerie, avec une pointe de commisération +que l'oreille subtile d'Espinosa perçut nettement et qui +l'humilia profondément:</p> + +<p>—Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... +comme votre dague. Je suis vraiment honteux +du peu de difficulté que j'ai rencontrée dans l'accomplissement +de la mission qui m'était confiée.</p> + +<p>—Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez +agi avec une étourderie sans égale. A force de vouloir +pousser les choses à l'excès, à force de présomption, +vous avez fini par perdre la partie que vous aviez si +belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette +partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. +Convenez aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et +vous ne sauriez en dire autant... soit dit sans vous offenser.</p> + +<p>D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention +soutenue. Il ne manifestait ni dépit, ni crainte, +ni colère.</p> + +<p>—Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du +stupéfiant qu'on vous a fait boire?</p> + +<p>Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.</p> + +<p>—Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, +quand on veut faire prendre un stupéfiant pareil +à celui dont vous parlez, encore faut-il s'arranger de +manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa présence +par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.</p> + +<p>—Cependant, vous avez absorbé le narcotique.</p> + +<p>—Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous +penser qu'un homme comme moi se sentira +terrassé par un sommeil invincible pour une ou deux +malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce +sommeil suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance +a suffi pour me faire remarquer que votre stupéfiant +avait changé—oh! d'une manière imperceptible—le goût +du Saumur que je connais fort bien.</p> + +<p>Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte +s'en allât se mélanger aux eaux sales de mes +ablutions.</p> + +<p>—Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me +méfiant de votre vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé +de forcer un peu la dose du poison. N'importe, +je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et +de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège +auquel d'autres, réputés délicats, s'étaient laissé prendre.</p> + +<p>Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté +du compliment. D'Espinosa reprit:</p> + +<p>—En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. +Mais comment avez-vous pu deviner que mon +dessein était de vous acculer à la folie?</p> + +<p>—Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les +épaules, il ne fallait pas dire, devant moi, certaines paroles +imprudentes que vous avez prononcées et que +Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées incontinent. +Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines +autres paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, +il ne fallait pas, ayant commis ces écarts de langage, +me faire admirer avec tant d'insistance cette jolie +invention de la cage où vous enfermez ceux que vous +avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, +si complaisamment, que vous obteniez ce résultat +en leur faisant absorber une drogue pernicieuse +qui obscurcissait leur intelligence, et que vous acheviez +l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur +continu, en les frappant à coups d'épouvante, si +je puis ainsi dire.</p> + +<p>—Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; +à force d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû +me souvenir qu'avec un observateur profond tel que +vous, il fallait, avant tout, se tenir dans une juste mesure. +C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.</p> + +<p>Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois +qu'il avait quand il était satisfait:</p> + +<p>—Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne +vous gênez pas, je vous prie... Nous avons du temps devant +nous.</p> + +<p>—J'userai donc de la permission que vous m'octroyez +si complaisamment, et je vous dirai que je reste +confondu de la force de résistance que vous possédez.</p> + +<p>Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs +jours que vous n'avez fait que deux repas. Je ne compte +pas le pain qu'on vous donnait: il était mesuré pour +entretenir chez vous les tortures de la faim et non +pour vous sustenter.</p> + +<p>En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard +aigu. Et encore une fois, Pardaillan déchiffra sa +pensée dans ses yeux, car il répondit en souriant:</p> + +<p>Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet +d'une force de résistance exceptionnelle qui me permet +de résister aux affres de la faim et, là où d'autres succomberaient, +de conserver mes forces et ma lucidité. +Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir +sur mon état de faiblesse, je juge préférable de +vous faire connaître la vérité.</p> + +<p>Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui +ce fameux manteau dont il ne pouvait plus se séparer, +et aux yeux étonnés de d'Espinosa, il en tira un jambon +de dimensions respectables, un flacon rempli d'eau +et quelques fruits.</p> + +<p>—Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique +festin que me firent faire mes deux moines geôliers, je +mangeai et bus assez sobrement, ainsi que le commandait +la prudence, vu l'état de délabrement dans lequel +m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je +mangeai peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient +d'yeux que pour les provisions accumulées sur ma table +et je fis disparaître quelques-unes de ces provisions, +plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et +menues pâtisseries.</p> + +<p>—Ces provisions me furent d'un grand secours et +c'est grâce à elles que vous me voyez si vigoureux. +Quand mes deux flacons de vin furent vides, j'eus soin +de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche, +qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un +jour on ne me priverait pas complètement de nourriture +et de boisson.</p> + +<p>—Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il +serait en mon pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne +point vous le celer, que vous commettriez cette suprême +faute de vous enfermer en tête à tête avec moi. L'événement +a justifié mes prévisions et bien m'en a pris +d'avoir agi en conséquence.</p> + +<p>—Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu +près tout prévu, tout deviné? Cependant, les différentes +épreuves auxquelles vous avez été soumis étaient de nature +à ébranler une raison aussi solide que la vôtre.</p> + +<p>—J'avoue que cette invention de la machine à hacher, +avec les différents incidents qui l'agrémentent, est +une assez hideuse invention. Mais quoi? Je savais que +je ne devais pas mourir encore, puisque je ne vous avais +pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai +donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil +ardent, l'asphyxie, tout cela disparaîtrait successivement +en temps voulu. C'était un moment fort désagréable +à passer. Je me résignai à le supporter de mon +mieux.</p> + +<p>D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, +puis, avec un long soupir:</p> + +<p>—Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous +ne soit pas à nous!</p> + +<p>Et voyant que Pardaillan se hérissait:</p> + +<p>—Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer +de vous soudoyer. Ce serait vous faire injure. Je sais que +les hommes de votre trempe se dévouent à une cause +qui leur paraît belle et juste... mais ne se vendent pas.</p> + +<p>Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois +de Pardaillan, qui l'observait sans en avoir l'air et respectait +sa méditation. Enfin il redressa la tête, et regardant +son adversaire en face, sans trouble apparent, sans +provocation, avec une aisance admirable:</p> + +<p>—Et maintenant que je suis votre prisonnier—car +je suis votre prisonnier—que comptez-vous faire?</p> + +<p>—Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et +comme s'il disait la chose la plus naturelle du monde, +je compte vous prier d'ouvrir cette fameuse porte secrète, +et que vous êtes seul au monde à connaître, et +qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de +bien plaisant.</p> + +<p>—Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.</p> + +<p>—Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec +une froide résolution.</p> + +<p>—Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, +mourons ensemble. Au bout du compte le supplice sera +égal pour tous les deux, et si la vie mérite un regret, +vous aurez ce regret au même degré que moi.</p> + +<p>—Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le +supplice ne sera pas égal. Je suis plus vigoureux que +vous et j'ai des provisions qui dureront quelques jours, +en les rationnant convenablement. Il est clair que vous +succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre +de supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. +Quand vous ne serez plus qu'un cadavre, moi, avec le +fer que voici, je pourrai abréger mon agonie.</p> + +<p>Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put +réprimer un frisson.</p> + +<p>—Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la +mort, continua Pardaillan de sa voix implacablement +calme. Le seul regret que j'éprouverai sera de ne pouvoir, +avant de m'en aller, dire deux mots à Mme Fausta. +C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je +l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on +veut. Je partirai donc sans regret, avec la satisfaction +de me dire que j'ai accompli, avant, jusqu'au bout, la +mission que je m'étais donnée: arracher au roi Philippe +ce document qui lui livrait la France, mon pays. +Vous, monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour +vous?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa +comme s'il avait été piqué par un fer rouge.</p> + +<p>—Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le +grand inquisiteur ne saurait mourir avant d'avoir mené +à bien la tâche qu'il s'est imposée pour le plus grand +profit de notre sainte mère l'Eglise.</p> + +<p>—Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint +dans ce qui lui tenait le plus au coeur.</p> + +<p>—Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, +que nous ne sommes nullement logés à la même +enseigne. Je m'en irai sans regret. Vous, monsieur, vous +mourrez désespéré de laisser votre oeuvre inachevée. +Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même +sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne +plus vous en parler. Quand vous serez décidé, vous me +le direz. Bonsoir!</p> + +<p>Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota +contre le mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec +son manteau et parut s'endormir.</p> + +<p>D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un +mouvement. La pensée de sauter sur lui à l'improviste, +de lui arracher la dague, de le poignarder avec et de +s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un homme +comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi +aisément.</p> + +<p>Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. +Mais en écartant cette idée il lui en vint une +autre. Pourquoi ne profiterait-il pas du sommeil apparent +ou réel de Pardaillan pour ouvrir la porte secrète +et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y réfléchissant +bien, ceci lui parut peut-être réalisable. +C'était une chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il +réussissait, c'était sa délivrance et la mort certaine de +Pardaillan.</p> + +<p>Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une +direction opposée précisément à celle où se trouvait +Pardaillan.</p> + +<p>Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions +infinies, il se mit en marche. Il avait avancé de +quelques pieds et commençait à espérer qu'il pourrait +mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans bouger +de sa place, lui dit tranquillement:</p> + +<p>—Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra +chercher la sortie... quand vous aurez cessé de vivre. +Mais, monsieur, votre compagnie m'est si précieuse que +je ne saurais m'en passer. Veuillez donc venir vous asseoir +ici près de moi.</p> + +<p>Et sur un ton rude:</p> + +<p>—Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement +suspect de votre part, je serai obligé, à mon grand +regret, de vous plonger ce fer dans la gorge. Nous sortirons +d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la vie, ou +nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!</p> + +<p>D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une +fois de plus, il venait de se laisser duper par ce terrible +jouteur. Sans dire un mot, sans essayer une résistance +qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près de Pardaillan, +ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il +se plongea dans ses pensées.</p> + +<p>La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, +et il était résolu à accepter la mort plutôt que délivrer +Pardaillan. Mais ce qui lui broyait le coeur, c'était la +pensée de laisser son oeuvre inachevée.</p> + +<p>Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, +lui, le chef suprême, dans ce couvent où tout était à lui: +choses et gens, où tout lui obéissait au geste, il était le +prisonnier de cet aventurier qu'il croyait tenir dans sa +main puissante, et qui maintenant pouvait d'un geste +détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, +de richesse, d'autorité, d'ambition.</p> + +<p>Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement +dans le monde religieux lorsqu'on apprendrait que +Inigo d'Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand +inquisiteur, avait mystérieusement disparu au moment +où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux +étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur +de Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait +que cette disparition coïncidait avec une visite faite +à un prisonnier, dans un des cachots de ce couvent San +Pablo où tout lui appartenait!</p> + +<p>Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa +dans son coin.</p> + +<p>Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais +d'Espinosa savait qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au +moindre mouvement il le verrait se dresser devant lui.</p> + +<p>Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il +commençait à apprécier son adversaire à sa juste valeur +et sentait confusément que le mieux qu'il eût à faire +était de s'abandonner à sa générosité; il en tirerait certes +plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la +force ou par la ruse.</p> + +<p>Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que +Pardaillan mourût avec lui, il avait fait le compte de +ce que lui coûterait cette satisfaction, et en ressassant +les pensées que nous avons essayé de traduire plus haut, +il avait trouvé que, tout compte fait, la mort de Pardaillan +lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la +capitulation.</p> + +<p>Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui +prétendait que Pardaillan était invulnérable. Il se disait +que cet être exceptionnel était de force à attendre +patiemment qu'il fût mort de faim, lui Espinosa, ainsi +qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et trouverait +la porte secrète.</p> + +<p>Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses +recherches. Certes, la découverte du ressort caché n'était +pas besogne facile. Elle n'était cependant pas impossible. +Pour un observateur sagace comme cet aventurier, cette +besogne se simplifiait beaucoup.</p> + +<p>Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais +maintenant il croyait Pardaillan capable de renverser +tous les obstacles. Il le voyait libre et joyeux, chevauchant +avec insouciance vers la France, rapportant à +Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis +de haute lutte.</p> + +<p>Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même +par la main et le conduire hors de cette tombe, mieux +valait au besoin lui donner une escorte pour le conduire +hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour sa sécurité, l'accompagner +lui-même, mais rester vivant et continuer +l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un +instant la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:</p> + +<p>—Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous +convient d'accepter certaines conditions, je suis tout +prêt à vous tirer d'ici.</p> + +<p>—Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer +ni joie ni surprise, je ne suis pas pressé, nous pouvons +causer un peu, que diable! Moi aussi, j'ai mes petites +conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous plaît, +les discuter, avant les vôtres... que je devine, au +surplus.</p> + +<p>—Voyons vos conditions?</p> + +<p>—Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, +je quitterai l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé +certaines petites affaires que j'ai à régler. Vous +voyez, monsieur, que je souscris une des deux conditions +que vous vouliez m'imposer.</p> + +<p>Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer +un geste de surprise. Pardaillan eut un léger sourire et +continua avec cet air glacial qui dénotait une inébranlable +résolution:</p> + +<p>—Pareillement, je souscris à votre seconde condition +et je vous engage ma parole d'honneur que nul ne saura +que j'ai tenu le grand inquisiteur d'Espagne à ma merci +et que je lui ai fait grâce de la vie.</p> + +<p>Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration +qui tenait du prodige et il le laissa voir.</p> + +<p>—Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!</p> + +<p>Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique +et reprit:</p> + +<p>—Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions +à me poser. Si je me suis trompé, dites-le.</p> + +<p>—Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui +s'était ressaisi.</p> + +<p>—Et maintenant voici mes petites conditions à moi. +Premièrement, je ne serai pas inquiété pendant le court +séjour que j'ai à faire ici et je quitterai le royaume avec +tous les honneurs dus au représentant de Sa Majesté le +roi de France.</p> + +<p>—Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.</p> + +<p>—Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait +d'avoir montré quelque sympathie à l'adversaire que j'ai +été pour vous.</p> + +<p>—Accordé, accordé!</p> + +<p>—Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre +le fils de don Carlos, connu sous le nom de don César +el Torero.</p> + +<p>—Vous savez?...</p> + +<p>—Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement +Pardaillan. Il ne sera rien entrepris contre don +César et sa fiancée, connue sous le nom de la Giralda.</p> + +<p>Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne +sous la sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et +comme il ne serait pas digne que le petit-fils d'un monarque +puissant vécût pauvre et misérable à l'étranger, +il lui sera remis une somme—que je laisse à votre +générosité le soin de fixer—et avec laquelle il pourra +s'établir en France et y faire honorable figure. En +échange de quoi j'engage ma parole que le prince ne +tentera jamais de rentrer en Espagne et ignorera, du +moins de mon fait, le secret de sa naissance.</p> + +<p>A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa +réfléchit un instant, et, fixant son oeil clair sur +l'oeil loyal de Pardaillan, il dit:</p> + +<p>—Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra +rien contre le trône, qu'il ne tentera pas de rentrer +dans le royaume?</p> + +<p>—J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela +suffit, je pense.</p> + +<p>—Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être +avez-vous trouvé la meilleure solution de cette +grave affaire.</p> + +<p>—En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je +vous propose est humain... je ne saurais en dire autant +de ce que vous vouliez faire.</p> + +<p>—Eh bien, ceci est accordé comme le reste.</p> + +<p>—En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous +reste plus qu'à quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y +respire n'est pas précisément agréable.</p> + +<p>—D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir +la porte secrète:</p> + +<p>—Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution +du pacte qui nous unit? dit-il.</p> + +<p>Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux +et s'inclinant avec une certaine déférence.</p> + +<p>—Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, +votre parole de gentilhomme.</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa +se sentit violemment ému. Qu'un tel homme, après tout +ce qu'il avait tenté contre lui, lui donnât une telle marque +d'estime et de confiance, cela l'étonnait prodigieusement +et bouleversait toutes ses idées.</p> + +<p>D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard +de Pardaillan avec une loyauté égale à celle de son +ancien ennemi et, aussi simplement que lui, il dit gravement:</p> + +<p>—Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.</p> + +<p>Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait +pleine confiance, il ouvrit la porte secrète sans chercher +à cacher où se trouvait le ressort qui actionnait +cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire +indéfinissable.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et +Pardaillan se trouvaient sur le seuil d'une maison de +modeste apparence. Pour arriver là, il leur avait fallu +ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours d'Espinosa +avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, +alors qu'il lui eût été facile de le dissimuler.</p> + +<p>Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, +des cours, des jardins, de vastes pièces, croisant +à tout instant des moines qui circulaient affairés.</p> + +<p>Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre +geste de surprise à la vue du prisonnier, paraissant sain +et vigoureux, et s'entretenant familièrement avec le +grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient continuel, +à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan +montra le même visage calme et confiant, la même +liberté d'esprit. Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin +dans la rue, le soupir qu'il poussa en dit long sur les +transes qu'il venait d'endurer.</p> + +<p>Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa +demanda:</p> + +<p>—Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la +Tour jusqu'à votre départ?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Bien, monsieur.</p> + +<p>Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:</p> + +<p>—J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt +à cette jeune fille... la Giralda.</p> + +<p>—C'est la fiancée de don César pour qui je me sens +une vive affection, expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.</p> + +<p>—Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je +pense qu'il vous importe peut-être de savoir où la +trouver.</p> + +<p>—Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il +en fixant davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait +arrêtée... avec le Torero, peut-être?</p> + +<p>—Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le +Torero n'a pas été arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de +croire que maintenant que vous voilà libre, ceux qui le +séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien à espérer +puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez +le prince avec vous, en France. En conséquence, +ils ne feront pas de difficulté à lui rendre la liberté. Si +vous tenez à le délivrer, orientez vos recherches du côté +de la maison des Cyprès.</p> + +<p>—Fausta! s'exclama Pardaillan.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.</p> + +<p>Et, sur un ton indifférent, il ajouta:</p> + +<p>—Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire +ces deux mots que vous regrettiez si vivement de ne +pouvoir lui dire avant votre départ pour l'éternel voyage. +Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, elle +est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du +côté de la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites +une petite lieue, vous trouverez un château fort, le premier +que vous rencontrerez. C'est une résidence d'été +de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à cause +de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain +matin, avant onze heures, devant le pont-levis du château. +Attendez là, vous ne tarderez pas à voir paraître +celle que vous cherchez. Un dernier mot à ce sujet: il +ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné +de quelques solides lames, et souvenez-vous que +passé onze heures vous arriverez trop tard.</p> + +<p>Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. +Quand le grand inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une +douceur qui contrastait étrangement avec le ton narquois +qu'il avait eu jusque-là:</p> + +<p>—Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète +bien des choses.</p> + +<p>D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince +sourire, il dit:</p> + +<p>—A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. +Vous aboutirez à la place San Francisco, c'est votre chemin. +Mais sur la place, détournez-vous un instant de votre +chemin. Allez donc devant l'entrée du couvent San Pablo... +vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera bien +content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient +là passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.</p> + +<p>Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la +maison et poussa la porte derrière lui.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XIX</h3> + +<h3>LIBRE!</h3> + +<p>Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan +était resté impassible.</p> + +<p>Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les +rayons obliques d'un soleil brûlant—il était environ +cinq heures de l'après-midi—il aspira l'air chaud avec +délice, et en s'éloignant à grandes enjambées dans la +direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait +éclater sa joie intérieurement.</p> + +<p>Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés +l'air éclatant d'un ciel sans nuages:</p> + +<p>«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que +l'air fétide d'un cachot: il fait bon contempler cette +voûte azurée et non une voûte de pierres noires, humides +et froides. Et toi, rutilant soleil!... Salut!... soleil, +soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»</p> + +<p>Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:</p> + +<p>«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue +de régler nos comptes!»</p> + +<p>En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place +San Francisco.</p> + +<p>«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un +sourire attendri. Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... +il n'a pas quitté la porte de ma prison. Et s'il n'a +rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne volonté qui +lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme +ton humble dévouement me réchauffe le coeur!...»</p> + +<p>Il était maintenant dans la rue San-Pablo—du nom +du couvent—et il approchait de la porte de cette +extraordinaire prison où il venait de passer quinze +jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait +des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. +Il commençait à se demander si d'Espinosa ne +s'était pas trompée ou si, entre-temps, le nain ne s'était +pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il reconnut +aussitôt, lui dire mystérieusement:</p> + +<p>—Suivez-moi!</p> + +<p>Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le +nain: ce fut lui qui fut surpris. Il se retourna et aperçut +le Chico qui, d'un air indifférent, s'éloignait vivement +de la porte du couvent. Il le suivit cependant +sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait +bien avoir d'agir de la sorte.</p> + +<p>Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna +le mur du couvent et s'engagea dans un dédale +de ruelles étroites et caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, +et saisissant la main de Pardaillan étonné, il la porta +à ses lèvres en s'écriant avec un accent de conviction +touchant dans sa naïveté:</p> + +<p>—Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort +qu'eux tous! Je savais bien que vous vous en iriez +quand vous voudriez! Vite, maintenant, ne perdons pas +de temps! Suivez-moi!</p> + +<p>Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un +inexprimable attendrissement.</p> + +<p>—Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.</p> + +<p>Le Chico se mit à rire:</p> + +<p>—Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils +ne vous trouveront pas là où je vous conduirai.</p> + +<p>—Me cacher!... Pour quoi faire?</p> + +<p>—Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!</p> + +<p>A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, +ils ne me reprendront pas.</p> + +<p>Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il +ne témoigna ni surprise ni inquiétude.</p> + +<p>Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se +cacher et qu'on ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. +Et comme son petit coeur débordait de joie, il saisit une +deuxième fois la main de Pardaillan, et il allait la porter +à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, l'enleva +dans ses bras, en disant:</p> + +<p>—Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...</p> + +<p>Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches +et veloutées du petit hommes, qui rougit de plaisir +et rendit l'étreinte de toute la force de ses petits bras.</p> + +<p>En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie +destinée à cacher son émotion.</p> + +<p>—En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument +me conduire quelque part, conduis-moi vers certaine +hôtellerie de la Tour, où nous serons tous deux, +je le crois du moins, admirablement reçus par la plus +jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses +d'Espagne.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée +dans le patio de l'auberge de la Tour, à peu près désert +en ce moment, et où Pardaillan commença de mener +un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se produisit: +c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour +voir qui était ce client qui faisait un tel vacarme.</p> + +<p>Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait +dolente, languissante, indifférente. On eût dit +qu'elle relevait de maladie. Et pourtant malgré cet état +inquiétant, malgré un air visiblement découragé et +comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait +d'un coup d'oeil prompt et sûr, remarqua qu'elle était +restée aussi coquette, plus coquette que jamais, même.</p> + +<p>En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur +illumina ses yeux languissants, une bouffée de sang +rosa ses joues si pâles, et, joignant ses petites mains +amaigries, dans un cri qui ressemblait à un gémissement, +elle fit:</p> + +<p>—Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...</p> + +<p>Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et +serait tombée si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie +dans ses bras. Et chose curieuse, qui accentua le sourire +malicieux de Pardaillan, elle avait crié: «Monsieur +le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux +s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle +s'était évanouie.</p> + +<p>Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant +délicatement sur un siège, il lui tapota doucement les +mains en disant:</p> + +<p>—Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis +yeux.</p> + +<p>Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse +créature évanouie:</p> + +<p>—Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.</p> + +<p>Et avec un redoublement de malice:</p> + +<p>—Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, +après ma soudaine disparition. Je n'aurais jamais +cru que cette petite eût tant d'affection pour +moi...</p> + +<p>L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana +rouvrit presque aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, +confuse et rougissante, elle dit avec un délicieux sourire:</p> + +<p>—Ce n'est rien... C'est la joie...</p> + +<p>Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se +trouva qu'en disant ces mots, ses yeux étaient braqués +sur le Chico, son sourire s'adressait à lui.</p> + +<p>—C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est +la joie, fit Pardaillan, de son air le plus naïf.</p> + +<p>Et aussitôt il ajouta:</p> + +<p>—Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide +et vaillante, sachez que j'enrage de faim et de soif et +de sommeil... Sachez que voici quinze jours, que je n'ai +ni mangé, ni bu, ni dormi.</p> + +<p>—Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?</p> + +<p>Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix +sourde:</p> + +<p>—Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il +d'une voix qui tremblait. Oh! les misérables!...</p> + +<p>—Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma +jolie Juana, que je vous recommande de soigner le repas +que vous allez me faire servir et de soigner surtout +le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt +après. Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. +Seulement, comme j'ai besoin de m'entretenir +avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être surprises +par nulle oreille humaine—à part les vôtres, +si petites et si rosés—je vous demanderai de me faire +servir dans un endroit où je sois sûr de ne pas être +entendu.</p> + +<p>—Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je +vous servirai moi-même, s'écria gaiement Juana, qui +paraissait renaître à la vie.</p> + +<p>Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui +était personnel, elle voulut sortir, pour donner ses ordres, +mais Pardaillan l'arrêta et, avec une gravité comique:</p> + +<p>—Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions +d'une douceur pénétrante—je vous ai dit que vous +seriez une petite soeur pour moi. N'est-ce donc pas +l'usage ici, comme en France, que frère et soeur s'embrassent +après une longue séparation?</p> + +<p>—Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester +ni trouble ni embarras.</p> + +<p>Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur +lesquelles Pardaillan déposa deux baisers fraternels. +Après quoi, avec un naturel, une bonhomie admirables, +il se tourna vers le Chico et, le désignant à Juana:</p> + +<p>—Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un +frère pour vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?</p> + +<p>Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, +ingénument tendu ses joues appétissantes, la +petite Juana, à la proposition d'embrasser le Chico, rougit +jusqu'aux oreilles.</p> + +<p>Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet +embarras subit, devenu pâle comme une cire, crispait +son poing sur la table à laquelle il s'appuyait, ses jambes +se dérobant sous lui, et la regardait anxieusement +avec des yeux embués de larmes.</p> + +<p>Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, +les yeux baissés, l'air embarrassé, tortillant nerveusement +le coin de son tablier; comme le Chico, de +son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite maîtresse, +n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air +courroucé et gronda:</p> + +<p>—Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? +Ce baiser vous serait-il si pénible?</p> + +<p>Et, poussant le Chico par les épaules:</p> + +<p>—Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle +pareillement!</p> + +<p>Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.</p> + +<p>—Juana! fit-il dans un murmure.</p> + +<p>Et cela signifiait: tu permets?</p> + +<p>Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes +contenues et gazouilla avec une tendresse infinie;</p> + +<p>—Luis!</p> + +<p>Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan +bougonna:</p> + +<p>—Morbleu! que de manières pour un pauvre petit +baiser!</p> + +<p>Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les +bras l'un de l'autre.</p> + +<p>Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du +Chico effleurèrent à peine le front rougissant de la jeune +fille. Et, comme il se reculait respectueusement, brusquement +elle enfouit son visage dans ses deux mains, et +se mit à pleurer doucement.</p> + +<p>—Juana! cria le nain bouleversé.</p> + +<p>Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de +chêne qui était son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé +sur le tabouret de bois, haut et large comme une +petite estrade. Pressé contre ses genoux, il tenait ses +mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration +fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois +et qui, aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui +ensoleillait le coeur.</p> + +<p>—Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait +au gazouillis d'un oiseau. Méchant! voici quinze +grands jours que je ne t'ai vu!</p> + +<p>Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:</p> + +<p>—Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...</p> + +<p>—Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il +pas convenu que nous devions agir de concert... le délivrer +ensemble, ou mourir ensemble, avec lui?</p> + +<p>—Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique +qu'il avait dans ses moments d'émotion violente, +voici du nouveau, par exemple!</p> + +<p>Et, avec un frémissement:</p> + +<p>—Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? +Ma mort eût été la condamnation de ces deux adorables +enfants? Par Pilate! je ne pensais pas qu'en travaillant +à sauver ma peau, je travaillais en même temps pour le +salut de ces deux innocentes créatures...</p> + +<p>Le Chico avoua dans un souffle:</p> + +<p>—Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais +pas accepter cela... non, je ne le pouvais pas.</p> + +<p>—Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que +serais-je devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...</p> + +<p>Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa +tête, à nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une +fatalité qu'elle n'eût pas le courage de terminer sa +phrase. Car le Chico, qui la considéra un moment avec +une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé, +acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il +était mort.» Et, le regard douloureux et cependant toujours +affectueusement dévoué qu'il jeta sur Pardaillan, +en se redressant lentement, exprimait si clairement cette +pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:</p> + +<p>—Imbécile!...</p> + +<p>Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant +rien à cette exclamation peu flatteuse, encore moins +pourquoi son grand ami paraissait si fort en colère contre +Lui.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XX</h3> + +<h3>BIB-ALZAR</h3> + +<p>Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger +indéfiniment sans amener le dénouement qu'il +voulait. Il renonça donc, momentanément, à son projet +au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa voix bougonne, +coupa court en s'écriant:</p> + +<p>—Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément +que j'enrage de faim et de soif et que je tombe de +sommeil. Ça, vivement, deux couverts ici, pour mon ami +Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les +bons vins!</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi +qui oubliais que, depuis quinze jours, vous n'avez rien +pris!</p> + +<p>Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, +l'entendit crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert +dans mon cabinet... le couvert de grande cérémonie. +Laura, à la cave, ma fille, et montez les plus vieux vins +et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques bouteilles +de vouvray, montez-en deux!...</p> + +<p>Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine +reluisante, entouré de ses marmitons, gâte-sauce, +aides et apprentis:</p> + +<p>—Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces +repas comme vous en feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!</p> + +<p>Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:</p> + +<p>—Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous +donc à satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par +hasard?</p> + +<p>—Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de +Pardaillan qui est de retour!</p> + +<p>Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec +laquelle elle prononçait ces simples paroles en disaient +plus long que le plus long des discours. Et il faut croire +qu'elle n'était pas seule à partager cet enthousiasme, car +le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour aller +faire son compliment à cet hôte illustre.</p> + +<p>C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à +la corrida et la manière magistrale dont il avait estoqué +le taureau l'avaient rendu populaire.</p> + +<p>On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle +de Barba Roja—qu'il avait cependant des motifs de ne +pas aimer, puisqu'il lui avait infligé une de ces corrections +qui comptent dans la vie d'un homme et dont la +cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours durant. +On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement +inusitée qu'il avait fallu employer pour la +mener à bien.</p> + +<p>Enfin—mais ceci, on le chuchotait tout bas—on +savait qu'il s'était attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement +la défense du Torero menacé. Or, le Torero +était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en particulier +et de tous les Andalous en général.</p> + +<p>Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré +et de la noblesse et du peuple.</p> + +<p>Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent +posés à côté des hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: +Le dîner de Manuel n'était peut-être pas l'incomparable +chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais +les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux +et veloutés à souhait, les pâtisseries fines et délicates, les +fruits délicieux. Et le gracieux sourire de la mignonne +servante volontaire aidant, Pardaillan, qui avait pourtant +fait dans sa vie aventureuse bien des dîners plantureux +et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.</p> + +<p>Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout +en veillant à ce que le Chico fût copieusement servi, +il ne perdait pas de vue qu'il avait encore à faire et +n'arrêtait pas de poser question sur question au petit +homme.</p> + +<p>De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: +le Chico ayant trouvé un blanc-seing—qu'il remit à +Pardaillan en assurant que c'était lui qui l'avait perdu—avait +eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de façon à pénétrer +dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait +été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.</p> + +<p>Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle +du personnage qu'impliquait la possession d'un tel document. +Il avait donc pensé à don César. Mais il n'avait +pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu faire, +c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où +il était gardé pour le transporter de nuit à la maison des +Cyprès. Il avait immédiatement conçu le projet de délivrer +le Torero, à seule fin qu'il pût à son tour délivrer +le chevalier.</p> + +<p>En le transportant dans cette maison, dont il connaissait +à merveille toutes les caches, comme il disait, on lui +facilitait singulièrement la besogne.</p> + +<p>Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison +sans y découvrir celui qu'il cherchait.</p> + +<p>Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en +haut, dans les appartements. Il savait bien comment +pénétrer là, ce n'était pas cela qui l'eût embarrassé; +mais en haut, au milieu de gardes et de serviteurs, il ne +pouvait plus être question d'une surprise.</p> + +<p>L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas +lui, faible et chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé +cependant. Il avait failli se faire surprendre et n'avait +rien trouvé. Alors, en désespoir de cause, il avait pensé +à don Cervantes.</p> + +<p>Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des +Indes, avait été envoyé en mission à Cadix et il avait +dû se morfondre.</p> + +<p>En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant +tantôt Centurion, tantôt son sergent, découvrir le +lieu de sa retraite.</p> + +<p>Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, +pour elle, c'est que Barba Roja, qui avait été assez +sérieusement blessé par le taureau. Barba Roja était +maintenant sur pied, complètement remis, et certainement +il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener +chez lui.</p> + +<p>Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain +fournit à Pardaillan, attentif.</p> + +<p>Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.</p> + +<p>Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait +avec une évidente admiration que Pardaillan remarqua +fort bien. Une chose qu'il remarqua aussi, c'est +que le nain affectait maintenant une singulière indifférence +vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, +n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait +avec une douceur déférente à laquelle il ne paraissait +pas prêter attention, bien qu'elle fût toute nouvelle pour +lui et dût lui paraître très douce.</p> + +<p>—Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le +nain eut terminé son récit, sais-tu que tu es un hardi +et délié compagnon?</p> + +<p>Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le +Chico et la petite Juana en devinrent écarlates de plaisir +et d'orgueil. Seulement, alors que la jeune fille semblait +approuver hautement ces paroles par une mimique +expressive, le petit homme eut un geste confus qui +voulait dire: ne vous moquez pas de moi.</p> + +<p>Devant son geste, Pardaillan insista:</p> + +<p>—Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me +semble. Quel dommage que tu n'aies pas plus de forces +qu'un oiselet chétif! Mais j'y songe!... A tout prendre, +c'est un malheur facilement réparable... et je veux le +réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je +veux t'apprendre à manier une épée...</p> + +<p>A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée +sans doute, le nain bondit, et, les yeux brillants de joie, +joignant ses petites mains, il s'écria:</p> + +<p>—Quoi!... Vous consentiriez?...</p> + +<p>—Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je +ne me dédis jamais, tu sauras cela, mon Chico! Et la +preuve, c'est que je vais te donner ta première leçon... +à l'instant même.</p> + +<p>Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse +que lui, battit des mains. Seulement, la joie de la jeune +fille fondit comme neige au soleil quand elle entendait +Pardaillan ajouter d'un air très détaché:</p> + +<p>—D'autant que pour l'expédition que nous allons +entreprendre ce soir et celle de demain matin, le peu +que je vais t'enseigner en une leçon te sera peut-être +utile...</p> + +<p>Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la +jeune fille, ni le regard de douloureux reproche qu'elle +attachait sur lui, il ajouta:</p> + +<p>—Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans +ma chambre deux épées... sans oublier les boutons que +vous trouverez dans quelque poche d'habit pendu au +mur.</p> + +<p>Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait +pour chercher les épées demandées, s'adressant au nain +qui, dans sa joie exubérante, gambadait comme un fou:</p> + +<p>—Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.</p> + +<p>—Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...</p> + +<p>—Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il +va y avoir des horions à donner et à recevoir!</p> + +<p>—On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, +fit le Chico en riant. Et puis, vous serez là, tiens?</p> + +<p>—Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?</p> + +<p>—Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico +en haussant les épaules d'un air entendu. J'imagine que +nous allons, ce soir, à la maison des Cyprès, et demain +matin au château de Bib-Alzar!</p> + +<p>Juana avait apporté les épées et les boutons, que le +chevalier ajusta à la pointe des lames, et, la table poussée +dans un coin, dans le petit cabinet même, la leçon +commença, sous l'oeil apeuré de Juana.</p> + +<p>Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes +rapières.</p> + +<p>Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les +manier. Mais il était nerveux et souple; peu à peu, +le poignet s'entraîna et il ne sentit plus le poids de la +rapière, plus longue que lui de près d'un pied.</p> + +<p>La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée +tout à fait, avec une patience inaltérable de la part +du maître, une bonne volonté que rien ne rebutait de la +part de l'élève.</p> + +<p>Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez +avancée et que l'heure était venue, il arrêta la leçon et +déclara gravement qu'il était content; le Chico avait des +dispositions et il en ferait un escrimeur passable, ce qui +transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à Juana, +qui avait assisté à la leçon.</p> + +<p>Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, +choisit dans sa collection une dague assez longue, légère +et résistante, quoique flexible, et la ceignit lui-même à +la taille du nain, très fier de voir cette épée—car, pour +sa taille, c'était une longue épée—qui lui battait les +mollets.</p> + +<p>Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit +une tentative désespérée et demanda timidement:</p> + +<p>—Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez +vous reposer?... Je vous ai fait préparer un lit douillet +à faire envie à un moine!</p> + +<p>—Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma +malchance... Mais, ma mignonne, j'utiliserai ce lit douillet +à mon retour et ferai de mon mieux pour rattraper +le temps perdu.</p> + +<p>—Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.</p> + +<p>—Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.</p> + +<p>—Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... +vous pourriez... être... blessé...</p> + +<p>—Impossible! assura Pardaillan.</p> + +<p>—Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître +en elle.</p> + +<p>—Parce qu'une expédition—autrement dangereuse, +celle-là—m'attend demain matin. Et, comme il n'y a +que moi qui puisse la mener à bien, il est clair que je +reviendrai pour l'accomplir.</p> + +<p>Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant +Juana écrasée par cette bizarre logique et plus inquiète +qu'avant.</p> + +<p>Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols +de la mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de +deux heures environ, Pardaillan et le nain sortirent, +comme ils étaient entrés, sans avoir été découverts, +sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais +ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.</p> + +<p>Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était +venu tenter? C'est ce que nous ne saurions dire.</p> + +<p>Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent +à l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; +la petite Juana les attendait sur le seuil de la porte.</p> + +<p>La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré +leur absence à guetter leur retour, dans des transes mortelles. +Du premier coup d'oeil, elle avait constaté qu'ils +étaient, tous les deux, en parfait état. Un long soupir +de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux +noirs avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.</p> + +<p>Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table +toute dressée et chargée de victuailles appétissantes. +Mais Pardaillan avait déclaré qu'il avait besoin de repos +et il avait fait un signe imperceptible au Chico, lequel, +répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que, +lui aussi, tombait de sommeil.</p> + +<p>Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, +se glissa entre les draps blancs et fleurant bon la +lavande de ce lit douillet, préparé expressément à son +intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six heures +du matin.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XXI</h3> + +<h3>BARBA ROJA</h3> + +<p>Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, +il sortit aussitôt et s'en fut droit chez un armurier +où il choisit une mignonne petite épée qui avait les apparences +d'un jouet, mais qui était une arme parfaite, +flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé. +C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.</p> + +<p>Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence +n'avait pas duré une demi-heure, et le nain, qu'il +attendait, n'étant pas encore arrivé, il fit préparer un +déjeuner substantiel pour lui et son compagnon.</p> + +<p>Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de +Pardaillan, il dit:</p> + +<p>—Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, +parmi lesquels Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... +je les ai suivis un moment pour être sûr.</p> + +<p>—Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un +adroit compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!</p> + +<p>Le nain rougit de plaisir.</p> + +<p>Il était à ce moment un peu plus de sept heures et +demie. Pardaillan calcula qu'il avait du temps devant +lui et résolut, pour tuer une heure, de donner une +deuxième leçon à son petit ami.</p> + +<p>Le nain accepta avec un empressement et une joie qui +témoignaient du vif plaisir qu'il avait de profiter de sa +bonne aubaine et d'arriver à un résultat appréciable. +Mais sa joie devint du délire et il se montra ému jusqu'aux +larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que +Pardaillan était allé acheter à son intention.</p> + +<p>Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, +Pardaillan expliqua:</p> + +<p>—Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme +tout le monde. Il te faut donc compenser par une habileté, +une adresse et une vivacité supérieures l'inégalité +des armes. En conséquence, il te faut, dès maintenant, +t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma +rapière du double plus longue.</p> + +<p>La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. +Comme la veille, le professeur se déclara satisfait et assura +que l'élève deviendrait un escrimeur passable. Passable, +dans la bouche de Pardaillan, voulait dire redoutable.</p> + +<p>Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner +qui les attendait et, sans s'occuper des mines désespérées +de Juana, Pardaillan et le Chico se mirent en route, +se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.</p> + +<p>Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite +Juana se remit sur le pas de la porte et les suivit du +regard, tant qu'elle put les apercevoir. Après quoi, elle +rentra dans son cabinet et se mit à pleurer doucement. +Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. Obligée +par les circonstances de diriger une maison à un âge où +l'on n'a guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus +ou moins bruyants, elle avait appris à prendre de promptes +résolutions.</p> + +<p>Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit +trouver un de ses domestiques nommé José, lequel José +détenait les importantes fonctions de chef palefrenier de +l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.</p> + +<p>Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge +conduisant par la bride un vigoureux cheval attelé +à une petite charrette. Dans la charrette, étendues sur +des bottes de paille, bien enveloppées dans de grandes +mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur +la figure, étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. +Et le palefrenier, marchant d'un bon pas à cote du cheval, +prit le chemin de la porte de Bib-Alzar...</p> + +<p>Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.</p> + +<p>Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et +trapue, véritable nid de vautours, remontait à l'époque +des grandes luttes contre les Maures envahisseurs.</p> + +<p>Suivant les règles du temps, concernant l'art de la +fortification, il était bâti sur une emmenée. Ses tours +crénelées, dressées menaçantes vers le ciel, étaient dominées +par la masse centrale du donjon, lequel était surmonté, +au nord et au midi, de deux échauguettes en +poivrière: yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils +scrutaient avec une vigilance de tous les instants.</p> + +<p>Comme dans toute résidence royale, il y avait là une +petite garnison et de nombreux serviteurs. Les uns et +les autres saisissaient avec empressement toutes les occasions +de se rendre à la ville proche.</p> + +<p>En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, +l'ennui pesait plus que jamais sur la garnison, attendu +qu'il était interdit, sous peine de mort, de sortir du château, +sous quelque prétexte que ce fût, à moins d'un +ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.</p> + +<p>Cette défense, bien entendu, ne concernait que les +officiers et soldats, et non les serviteurs.</p> + +<p>La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait +le château. Là, elle bifurquait et s'ouvrait un +sentier, assez large pour permettre à la litière royale +de passer. C'était le seul chemin visible qui permettait +d'aboutir du château à la route.</p> + +<p>Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines +qui permettaient de gagner la campagne, mais +personne ne les connaissait, à part le gouverneur, et +encore n'était-ce pas bien sûr.</p> + +<p>Telles étaient les explications que le Chico avait données +à Pardaillan. Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, +il était un peu plus de dix heures.</p> + +<p>Pardaillan était donc en avance de près d'une heure +sur l'heure que lui avait indiquée d'Espinosa.</p> + +<p>D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre +compte de la disposition, et vit avec satisfaction que +toute personne qui sortirait de la forteresse devait passer +forcément devant lui. Donc, il était impossible qu'on +emmenât la Giralda sans qu'on la vît.</p> + +<p>En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière +un quartier de roche, dans un endroit assez éloigné de +la porte d'entrée.</p> + +<p>Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, +mais il tenait à ce que le petit homme qui, en +tant que combattant, ne pouvait lui être d'aucune utilité, +ne se trouvât pas exposé inutilement.</p> + +<p>Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à +quelques toises du pont-levis, en se dissimulant de son +mieux dans l'herbe qui poussait, haute et drue, sur les +côtés, bordant les fossés de la petite esplanade qui +s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.</p> + +<p>Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient +et vit le pont-levis s'abaisser lentement.</p> + +<p>Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, +il mit l'épée à la main.</p> + +<p>En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras +la Giralda endormie ou évanouie.</p> + +<p>Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes +d'armes dont les sinistres physionomies étaient, à elles +seules, un épouvantail capable de mettre en fuite le plus +résolu des chercheurs d'aventures. Et, en tête de la +troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de +sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement +triés sur le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient +l'ex-bachelier Centurion et son sergent Barrigon.</p> + +<p>Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette +bande de malandrins armés de formidables rapières, sans +compter la dague qu'ils avaient tous, pendue au côté droit.</p> + +<p>Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle +qu'il tenait dans ses bras. Il laissa la troupe, tout entière +sortir de la voûte et s'engager sur la petite esplanade.</p> + +<p>Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre +que toute la bande était sortie, il se redressa doucement +et, sans hâte, il alla se camper au milieu du +chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme et de +froide résolution, il cria, comme un officier commandant +une manoeuvre:</p> + +<p>—Halte... On ne passe pas!</p> + +<p>Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, +devait se trouver une troupe au moins égale à +la sienne, et il s'arrêta net, immobilisant ses hommes +derrière lui.</p> + +<p>Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il +était seul, parfaitement seul, au milieu du chemin.</p> + +<p>Il eut un sourire terrible.</p> + +<p>Par Dieu! la partie était belle!</p> + +<p>Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement +ficelé, l'obliger à assister au déshonneur de la +donzelle qu'il aimait, après quoi un coup de poignard +bien appliqué le débarrasserait à tout jamais du Français +maudit.</p> + +<p>Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle +du colosse, et de la réussite duquel il ne douta pas +un instant.</p> + +<p>Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait +pu lire ce qui se passait dans l'esprit de ses diables à +quatre. En effet, en exceptant Centurion et Barrigon, +qui avaient mille et une bonnes raisons de lui rester +fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet +entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a +pour soi le nombre.</p> + +<p>C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; +ces treize-là étaient ceux qui avaient été si fort +malmenés dans la fameuse grotte de la maison des +Cyprès.</p> + +<p>Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit +pas compte de cet état d'esprit qui pouvait faire avorter +son dessein de s'emparer de Pardaillan.</p> + +<p>Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, +et résolut de s'amuser un peu, tel le chat qui joue +avec la souris avant de l'abattre d'un coup de griffe. Il +mit tout ce qu'il put mettre d'ironie et de mépris dans +sa voix pour s'écrier:</p> + +<p>—Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il +cherche, qu'il prenne garde de trouver les étrivières... +en attendant une bonne corde!</p> + +<p>—Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. +Votre bourse, mon petit Barba Roja, si je l'avais voulue, +je l'aurais prise ce jour où je dus, pour sauver votre +carcasse, mettre à mal une pauvre bête, assurément +moins brute que vous!</p> + +<p>Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. +Il aurait dû cependant se souvenir de la scène +de l'antichambre royale et savoir qu'à ce jeu-là, comme +aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec +lui.</p> + +<p>Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant +Pardaillan lui rappeler que, somme toute, il lui +avait sauvé la vie, il étrangla de honte et de fureur. Il +ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il grinça:</p> + +<p>—Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma +haine pour toi s'est encore accrue... ce que je n'aurais +pas cru possible...</p> + +<p>—Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, +on les applique aux petits garçons malappris tels que +vous. Je ne sais ce qui me retient de vous les appliquer +séance tenante... ne fût-ce que pour voir si vous sautez +toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon petit?</p> + +<p>Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, +sans trop savoir ce qu'il disait, cria:</p> + +<p>—Ça, que veux-tu?</p> + +<p>—Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux +simplement te débarrasser du fardeau de cette jeune +fille... Tu vois bien qu'elle est trop lourde pour tes +faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!</p> + +<p>—Place! par le Christ! hurla le colosse.</p> + +<p>—On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant +la pointe de sa rapière.</p> + +<p>A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le +colosse ne s'obstinât à garder la jeune fille dans ses +bras, ce qui l'eût fort embarrassé.</p> + +<p>Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler +sa force. Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il +posa rudement la jeune fille à terre et se rua tête +baissé, l'épée haute.</p> + +<p>En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les +autres attaquèrent. Pardaillan eut devant lui un cercle +d'acier qui cherchait de toutes parts à l'atteindre. Il +dédaigna de s'en occuper.</p> + +<p>Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, +non sans raison, que le chef atteint les autres ne compteraient +plus. Et, d'un coup droit, foudroyant, presque +au jugé, il se fendit à fond.</p> + +<p>Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, +laissa tomber son épée et se renversa comme une masse +en rendant des flots de sang.</p> + +<p>Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se +tint immobile: il était mort.</p> + +<p>Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, +celui-là, comme Barba Roja, agissait pour son compte +personnel. Celui-là avait aussi une haine à satisfaire.</p> + +<p>Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit +Centurion à l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie +de la joue de Barrigon, qui le serrait de trop près.</p> + +<p>Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, +et Pardaillan n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, +se battant uniquement pour gagner honnêtement +l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de montrer la +même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis +hors de combat.</p> + +<p>—A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. +Qui veut tâter de Giboulée?</p> + +<p>Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes +avaient tâté de Giboulée.</p> + +<p>Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur +de tenter—pour la forme—une illusoire résistance. +Lorsqu'ils entendirent le double hurlement de douleur +de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher pied.</p> + +<p>Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis +des glapissements aigus se firent entendre sur leur +flanc. Et quelque chose, ils ne savaient quoi, un étrange +petit animal, quelque petit démon, suppôt de ce grand +diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des cris +perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre +leurs jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable +petite bête se faufilait ainsi, un combattant +atteint soit au mollet, à la cuisse ou au ventre, jamais +plus haut, poussait un hurlement où la terreur superstitieuse +tenait autant de place que la douleur réelle, et, +sans demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses +forces, se hâtait de tirer au large, se défilant de son +mieux le long des bas-côtés du sentier.</p> + +<p>En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la +place se trouva déblayée.</p> + +<p>Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre +de Barba Roja et les corps évanouis, ou morts, de +Barrigon et de Centurion, tombés non loin de la Giralda.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XXII</h3> + +<h3>L'AVEU DU CHICO</h3> + +<p>Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, +s'adressant à ce diablotin qui avait semé la panique +dans la troupe des spadassins, et continuait à pousser +des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de rire sardoniques, +et se démenait en brandissant une longue +aiguille à tricoter et contrefaisait les contorsions et les +grimaces des vaincus blessés et fuyant, tels des lièvres:</p> + +<p>—Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.</p> + +<p>Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:</p> + +<p>—Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...</p> + +<p>La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain +tomba soudain.</p> + +<p>Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention +de Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il +avait poussé la poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur +impassible de l'inégale lutte.</p> + +<p>—Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire +de satisfaction. La lutte était inégale, en effet... mais pas +à leur avantage... puisqu'ils sont en fuite.</p> + +<p>—C'est vrai, tout de même, avoua le nain.</p> + +<p>—Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais +jamais osé me représenter devant certaine hôtesse que +tu connais.</p> + +<p>Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea +vers la Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit +devant elle et, du tranchant de son épée, se mit à +couper les cordes qui liaient ses pieds et ses mains. A ce +moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:</p> + +<p>—Gardez-vous!...</p> + +<p>En même temps, il perçut comme un glissement sur +son dos, et, tout de suite après, un grand cri suivi d'un +râle. Il se redressa d'un bond, l'épée à la main, et vit +d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.</p> + +<p>Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait +pas perdu connaissance, malgré sa blessure.</p> + +<p>Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo +et lui tournait le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il +pouvait ramper jusqu'à lui, il pourrait, d'un coup de +dague donné dans le dos, assouvir sa haine. Et il s'était +mis en marche, avec des précautions infinies, étouffant +de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements +lui arrachait, car sa blessure le faisait cruellement +souffrir.</p> + +<p>Au moment où il se redressait péniblement pour porter +le coup mortel à l'homme qu'il haïssait, le nain +l'avait aperçu et s'était jeté devant lui, le bras levé.</p> + +<p>Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague +en pleine poitrine, et c'était lui qui avait poussé ce grand +cri qui avait fait frissonner Pardaillan. Mais, en même +temps, il avait eu la satisfaction de plonger sa petite +épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable +qui avait fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, +la face contre terre.</p> + +<p>Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de +sang, Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:</p> + +<p>—Ah! vipère!</p> + +<p>Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya +la tête du misérable, qui se tordit un moment et demeura +enfin immobile à jamais.</p> + +<p>Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce +à l'appui de Fausta, devenir un puissant personnage.</p> + +<p>—Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, +qui prit doucement le nain dans ses bras.</p> + +<p>Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le +dévouement et toute l'affection dont son petit coeur était +rempli; un sourire très doux erra sur ses lèvres, et il +murmura:</p> + +<p>—Je... suis... content!</p> + +<p>Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.</p> + +<p>Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement +le pourpoint et se mit à vérifier la blessure +avec la compétence d'un chirurgien consommé. Alors, un +immense soupir s'exhala de sa poitrine oppressée, et, +avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:</p> + +<p>—C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les +côtes... Dans huit jours il sera sur pied, dans quinze il +n'y paraîtra plus... C'est égal, j'ai eu peur!</p> + +<p>Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel +insouciant et railleur reprit le dessus, et il songea:</p> + +<p>—Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un +enfant blessé sur les bras!... Hé! mais... morbleu! voici +mon affaire.</p> + +<p>Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une +charrette qui s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont +le conducteur, qui se tenait à côté du cheval, semblait +se demander ce qu'il devait faire: ou continuer par la +grand-route ou grimper par le sentier.</p> + +<p>Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps +étendus à terre. Et sa résolution fut prise. Il cria à +pleins poumons au charretier:</p> + +<p>Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un +moment!</p> + +<p>Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une +silhouette féminine se dresser debout dans la charrette, +descendre précipitamment, et se ruer à l'assaut du sentier.</p> + +<p>«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»</p> + +<p>Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la +Giralda et le Chico et se mit à descendre doucement, +sans paraître gêné par son double fardeau. Au fur et +à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait à +sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré +la mante qui la recouvrait, il la reconnut.</p> + +<p>—Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté +au fond de la rencontre. Pour une fois, voici donc une +femme qui sait arriver à propos!...</p> + +<p>En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment +le sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, +suant, soufflant... et pestant, à son ordinaire.</p> + +<p>A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait +senti une angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant +appeler, elle avait compris qu'un malheur était arrivé. +Elle en avait le pressentiment douloureux puisque +c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche plutôt +risquée.</p> + +<p>Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise +à courir à la rencontre du chevalier.</p> + +<p>En approchant, elle avait vu que le chevalier portait +dans ses bras deux corps qui semblaient privés de vie.</p> + +<p>Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le +malheur pressenti était arrivé!</p> + +<p>Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le +blessé que Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:</p> + +<p>—Il est mort, n'est-ce pas?</p> + +<p>Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan +répondit d'une voix sourde:</p> + +<p>—Pas encore!</p> + +<p>Et il continua son chemin, comme inconscient du +coup terrible qu'il venait de porter, se dirigeant vivement +vers la charrette.</p> + +<p>La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas +une larme. Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint +livide, et, lorsque Pardaillan passa près d'elle, il courba +la tête d'un air honteux, sous le regard de douloureux +reproche qu'elle lui décocha.</p> + +<p>Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un +automate.</p> + +<p>Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda +dans les bras de la duègne en disant d'un air bourru:</p> + +<p>—Occupez-vous de celle-ci.</p> + +<p>Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur +l'herbe roussie qui bordait la route.</p> + +<p>En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet +vivant, livide, couvert de sang, ses paupières mi-closes +laissant apercevoir le blanc de l'oeil révulsé, la petite +Juana sentit un affreux déchirement dans tout son être +et s'abattit sur les genoux.</p> + +<p>Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de +son ami, et, sans rien voir autour d'elle, non plus que +Pardaillan, qui paraissait horriblement gêné par le spectacle +de ce désespoir morne, elle se mit à le bercer +doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, +avec une tendresse infinie:</p> + +<p>—Chico!... Chico!... Chico!...</p> + +<p>Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour +qui emplissait le coeur fidèle du petit homme, l'amour +puissant, naïf et sincère, montra une fois de plus quel +était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.</p> + +<p>Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était +blotti, tout de suite, il reconnut son grand ami qui se +penchait aussi sur lui, et il leur sourit, les enveloppant +dans le même sourire.</p> + +<p>Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son +grand ami, qui détourna les yeux d'un air embarrassé.</p> + +<p>—Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.</p> + +<p>—Hélas!... murmura Pardaillan.</p> + +<p>Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse +de ses traits fins.</p> + +<p>Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il +reprit vite possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, +son bon sourire de chien dévoué, à l'adresse des deux +seuls êtres qu'il eût aimés au monde, et il murmura:</p> + +<p>—Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.</p> + +<p>Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les +larmes jaillirent à flots pressés de ses yeux endoloris. +Très doucement, il demanda:</p> + +<p>—Pourquoi pleures-tu, Juana?</p> + +<p>—O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?</p> + +<p>—Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. +Vois-tu, il vaut mieux que je m'en aille... J'aurais été une +gêne pour toi... et moi... j'aurais été très malheureux!</p> + +<p>—Luis!... Luis!...</p> + +<p>—Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... +puisque je vais mourir...</p> + +<p>Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire +ce qu'il avait à dire, il insista en fixant Pardaillan:</p> + +<p>—Car je vais mourir, n'est-ce pas?</p> + +<p>Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son +désespoir, n'avait plus toute sa présence d'esprit, car, +au lieu de le réconforter par des paroles d'espoir, comme +le lui commandait l'humanité la plus élémentaire, il +cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler ses +larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il +disait frénétiquement: «Oui! Oui!»</p> + +<p>Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, +toujours avec la même douceur:</p> + +<p>—Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, +Juana... je t'aimais... je t'aimais bien.</p> + +<p>—Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.</p> + +<p>—Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, +je ne t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu +faire de toi... ma... ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, +je ne t'aurais jamais dit cela... mais je vais mourir... ça +n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... je t'aimais...</p> + +<p>—Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! +tu me brises le coeur... Ne vois-tu donc pas que moi +aussi je t'aime... et pas comme un frère!...</p> + +<p>—Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force +de redresser sa petite tête, oh!... dis-tu vrai?...</p> + +<p>—Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement +cette tête chère dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... +je t'ai toujours aimé!...</p> + +<p>Une expression de joie céleste se répandit sur les +traits du nain.</p> + +<p>—Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais +mourir.</p> + +<p>—Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je +t'aime!... Je t'aime!...</p> + +<p>—Trop... tard!... fit encore une fois le nain.</p> + +<p>Et il se renversa, évanoui.</p> + +<p>—Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, +petite Juana!... Il n'est pas mort!... Il ne mourra pas!</p> + +<p>—Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement +la tête, ne jouez pas avec ma douleur... Je vous +jure qu'elle est sincère!...</p> + +<p>—Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, +ma mignonne, ai-je l'air d'un homme qui joue avec une +chose aussi respectable qu'une douleur sincère?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.</p> + +<p>—Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... +Voyez, il s'agite... Et il ne mourra pas!</p> + +<p>—Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, +puisqu'il le dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai +pas!...</p> + +<p>Et avec une inquiétude navrante:</p> + +<p>—Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand +même?</p> + +<p>—Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?</p> + +<p>Et, pour cacher son trouble:</p> + +<p>—Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie +lugubre?... Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous +pouviez me tuer?</p> + +<p>—Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, +dites-vous!... Eh! par Pilate! parce que je n'ai pas vu +d'autre moyen d'amener cet incorrigible timide à prononcer +ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!</p> + +<p>—Ainsi, c'était pour cela?</p> + +<p>—M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui +prenant les deux mains.</p> + +<p>—Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...</p> + +<p>Et, avec un accent de gratitude infinie:</p> + +<p>—Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... +Ne vous devrai-je pas mon bonheur?</p> + +<p>Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin +de l'oeil, Pardaillan lui dit tout bas:</p> + +<p>—Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par +l'aimer?</p> + +<p>—C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous +promettez arrive.</p> + +<p>Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.</p> + +<p>—Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous +prédis?</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—C'est que votre premier enfant sera un garçon...</p> + +<p>Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, +secoua la tête d'un air de doute.</p> + +<p>Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, +que vous appellerez Jean en souvenir de moi... et qui +deviendra plus grand que moi... et qui sera solide comme +un chêne.</p> + +<p>—Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le +dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean +en souvenir de vous.</p> + +<p>Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. +Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une +chose: ne se réveiller jamais.</p> +<br><br><br> + + +<h3>XXIII</h3> + +<h3>L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER</h3> + +<p>Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut, +naturellement, de faire appeler un médecin.</p> + +<p>Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas +s'être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage, +après un minutieux examen de la blessure, se +fût prononcé.</p> + +<p>Il arriva que le médecin confirma de tous points ses +propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur +pied... C'était miracle qu'il n'eût pas été tué roide.</p> + +<p>Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, +s'enveloppa dans son manteau et s'éclipsa à la +douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à +marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, +et, avec un sourire terrible, il murmura:</p> + +<p>«A nous deux, Fausta!»</p> + +<p>Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement +de don César, était rentrée chez elle, dans cette +somptueuse demeure qu'elle avait sur la place San Francisco.</p> + +<p>Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de +le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.</p> + +<p>Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par +conséquent, sur les projets ambitieux qu'elle avait formes +et qui avaient tous pour base son mariage avec le +fils de don Carlos.</p> + +<p>Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les +eut voulues; mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu +d'être mécontente.</p> + +<p>Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains +de don Almaran, qui avait eu la stupidité de se faire +blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu'il fût ne +lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison +à elle, chez des gens à elle.</p> + +<p>En ayant la prudence de laisser oublier les événements +qui s'étaient produits lors de l'arrestation projetée du +Torero, en s'abstenant surtout de se rendre elle-même +dans cette maison, elle était à peu près certaine que +d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était +caché le prince.</p> + +<p>Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la +quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince +dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider +à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette +vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de +son fils... le fils de Pardaillan.</p> + +<p>Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement +renseigné au sujet de cette conspiration dont +le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était +elle, le chef occulte.</p> + +<p>D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle +à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait +jamais soufflé mot. Une chose aussi l'agaçait. Elle sentait +planer autour d'elle et même chez elle une surveillance +occulte qui, à la longue, devenait intolérable.</p> + +<p>Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. +Cela ne l'inquiétait pas autrement. Elle savait +que, lorsqu'elle le voudrait, elle saurait fausser compagnie +à son terrible allié: d'Espinosa. Mais cela l'énervait +et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse +satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand +inquisiteur à son égard:</p> + +<p>Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours +qu'avait duré la détention de Pardaillan, elle s'était tenue +sur une extrême réserve.</p> + +<p>Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait +de Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état +du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.</p> + +<p>La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan +arracher la Giralda aux griffes de Barba Roja, elle était +allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur. +A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, avait +répondu:</p> + +<p>—Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.</p> + +<p>—Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé +Fausta.</p> + +<p>Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, +avait répété sa phrase:</p> + +<p>—Ses tourments sont terminés.</p> + +<p>En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris +que, complètement remis, il avait projeté d'aller le lendemain +au château de Bib-Alzar, où l'appelait il ne savait +quelle affaire.</p> + +<p>Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette +affaire qui appelait Barba Roja à la forteresse de +Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.</p> + +<p>Or, ce jour, une heure environ après le moment où +nous avons vu Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A +nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce +petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l'a +pas oublié sans doute, communiquait par une porte +secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse +demeure.</p> + +<p>Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, +très simplement meublée, Fausta terminait un long +entretien qu'elle venait d'avoir avec le Torero.</p> + +<p>—Madame, disait le Torero d'une voix très triste, +croyant m'amener à accepter vos propositions en levant +certains scrupules que j'avais, vous avez eu la cruauté +de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité +sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de +me laisser ignorer cette fatale vérité!... N'importe, le +mal est fait, il n'y a plus à y revenir... Mais votre but +n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner inutilement? +Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez +souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu +à ne pas me dresser contre celui qui est et restera, +pour moi, le roi... pas autre chose. Mon ambition, +madame, est de me retirer dans ce beau pays de France +avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire +ma place au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes +jours avec la compagne que j'ai choisie.</p> + +<p>—Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours +cette cruelle déception, croyant m'adresser à des +hommes, de ne rencontrer que des femmes... de misérables +et faibles femmes, qui ne vivent que de sentiment!... +Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce Pardaillan +que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il +est devenu?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui +ignorait l'arrestation du chevalier.</p> + +<p>—Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan +dont la pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide +résistance. Mort fou... fou furieux... Ah! ah! ah! un fou +furieux était tout désigné pour servir de modèle à cet +autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, +qui l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le +néant.</p> + +<p>—Par le Christ! madame, si ce que vous dites est +vrai, votre...</p> + +<p>D'un geste violent, Fausta l'interrompit.</p> + +<p>—Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et +n'oublie pas qu'au moindre geste que tu feras tu tomberas +pour ne plus te relever... Ces murs ont des yeux +et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à ta bien-aimée... +cette misérable bohémienne pour qui tu refuses +le trône que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable +fou, elle est morte... morte, entends-tu?... morte +déshonorée, salie par les baisers de Barba Roja... Sois +donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi aussi, à l'imitation +de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre éternellement +fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!</p> + +<p>D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, +et, avec des yeux de dément, il lui cria dans la +figure:</p> + +<p>—Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure +Dieu, votre dernière heure est venue!...</p> + +<p>Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager +de son étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller +dans son sein et en sortit un mignon petit poignard.</p> + +<p>—Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et +tu es mort. La pointe de ce stylet a été plongée dans un +poison qui ne pardonne pas.</p> + +<p>Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste +brusque, et, s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, +elle reprit:</p> + +<p>—Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon +oeuvre... Ta fiancée est morte souillée... et c'est encore +mon oeuvre... Et, toi, tu vas mourir désespéré... et ce +sera mon oeuvre, encore, toujours!...</p> + +<p>En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait +la porte secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en +arrière.</p> + +<p>Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme +était là... derrière cette porte secrète qu'elle croyait +être seule à connaître... Un homme qui avait entendu, +peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet homme? +Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle +leva le bras armé du poignard empoisonné et l'abattit +dans un geste foudroyant.</p> + +<p>Sa main fut happée au passage par une autre main, +une tenaille vivante qui lui broya le poignet et l'obligea +à lâcher l'arme mortelle, ensuite de quoi la tenaille +la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix narquoise +qu'elle reconnaissait enfin disait:</p> + +<p>—J'entends parler de mort, de poison, de folie, de +torture, que sais-je encore! J'imagine que Mme Fausta +doit avoir un entretien d'amour... Toutes les fois que +Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.</p> + +<p>A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double +cri, jeté sur un ton différent, retentit:</p> + +<p>—Pardaillan!...</p> + +<p>—Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant +la porte secrète comme pour en interdire l'approche +à Fausta.</p> + +<p>Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments +de colère terrible, il reprit:</p> + +<p>—Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se +portent assez bien. Dieu merci!... Et quant à la folie +furieuse dont vous parliez tout à l'heure... peut-être +suis-je fou, en effet, mais c'est du désir impérieux de +vous écraser comme une bête venimeuse que vous +êtes!</p> + +<p>—Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.</p> + +<p>—Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant +que cette jolie Giralda que vous aviez condamnée +et qui n'a pas été souillée par l'illustre Barba Roja, +attendu que la main que voici l'a proprement expédié +dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer +l'attentat odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous +pas proclamé que tout cela était votre oeuvre?...</p> + +<p>—Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.</p> + +<p>—Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...</p> + +<p>—Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...</p> + +<p>Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire +avait lu sa condamnation dans les yeux de +Pardaillan.</p> + +<p>—Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme +surhumain qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne +veux pas mourir de sa main... à lui...</p> + +<p>Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un +petit sifflet d'argent qu'elle avait suspendu à son cou +et le porta à ses lèvres.</p> + +<p>Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna +de le faire.</p> + +<p>Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un +geste plus rapide encore, tira d'un même coup sa dague +et son épée, et tendant la dague à don César, désarmé, +avec une physionomie hermétique, une voix étrangement +calme:</p> + +<p>—Vous demandiez comment vous acquitter du peu +que j'ai fait pour vous? Je vais vous le dire: prenez +ceci... et gardez-moi madame... gardez-la-moi précieusement... +Vous m'en répondrez sur votre vie... Au moindre +geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... +comme un chien enragé.</p> + +<p>Et avec un accent d'irrésistible autorité:</p> + +<p>—Faites ce que je vous demande... pas autre chose... +et nous serons quittes, mon prince.</p> + +<p>Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, +l'épée nue à la main, se montrèrent sur le seuil. Et sans +doute ne s'attendaient-ils pas à trouver là cet adversaire, +car ils s'arrêtèrent indécis et se consultèrent du regard +avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur hésitation, +de sa voix narquoise, railla:</p> + +<p>—Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur +de Montsery, monsieur de Sainte-Maline, enchanté +de vous revoir!</p> + +<p>—Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant +galamment, tout l'honneur est pour nous.</p> + +<p>Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable +des révérences de cour que Pardaillan leur rendit très +poliment, en ajoutant:</p> + +<p>—Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre +à mal le sire de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, +et pour cause, je vous souhaiterais volontiers meilleure +chance, messieurs.</p> + +<p>—Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.</p> + +<p>—A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions +trouver ici, ajouta Chalabre.</p> + +<p>Le quatrième personnage qui accompagnait les trois +ordinaires n'était autre que Bussi-Leclerc.</p> + +<p>Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, +qu'il était encore là, sans parole, immobile, les yeux +exorbités, comme pétrifié.</p> + +<p>Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant +une tactique qui avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, +il feignait de ne pas le voir.</p> + +<p>Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment +de Sainte-Maline, il s'écria tout à coup avec un air de +surprise indignée:</p> + +<p>—Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... +Comment des gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils +se commettre en semblable compagnie! Fi! messieurs, +vous me chagrinez!... Mais regardez-le donc!... +Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui +s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... +Fi donc!</p> + +<p>Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans +dire un mot, les dents serrées, fou de honte et de fureur, +Bussi-Leclerc coupa court aux compliments alambiqués +en se ruant, l'épée haute, et les autres bondirent +à la rescousse.</p> + +<p>Pendant un moment, qui parut mortellement long à +Fausta gardée à vue par le Torero, on n'entendit, +dans le petit cabinet, que le froissement du fer et le +souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en +silence.</p> + +<p>La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle +fût, les quelques meubles qu'elle renfermait diminuaient +encore l'espace et gênaient les mouvements.</p> + +<p>Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils +ne s'aidaient.</p> + +<p>Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. +Il était resté le dos tourné à la porte secrète ouverte +derrière lui.</p> + +<p>Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle +se disait que si Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner +avec lui, bondir par cette ouverture, repousser +la porte et il se serait ainsi dérobé à la lâche agression +des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait +pas voulu.</p> + +<p>Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, +se répondait Fausta.</p> + +<p>Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle +Elle voyait, elle sentait que Pardaillan serait vainqueur.</p> + +<p>Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de +taille, ils bondissaient, renversant les obstacles, se +ruaient en avant, rompaient d'un bond de fauve, s'écrasaient +sur le parquet pour se relever aussitôt, et maintenant +les injures, les menaces les plus effroyables sortaient +de leurs bouches crispées.</p> + +<p>Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme +un roc. Il n'avançait pas encore, mais il n'avait pas +rompu d'une semelle.</p> + +<p>Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte +derrière lui. Son épée seule agissait. Elle était +partout à la fois, parant ici, frappant là.</p> + +<p>Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, +et il se disait surtout qu'il était temps d'en finir.</p> + +<p>Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec +une impétuosité irrésistible.</p> + +<p>Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce +qui devait arriver arriva. Pardaillan se fendit dans un +coup droit foudroyant et Bussi tomba comme une +masse.</p> + +<p>Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte +inégale, Bussi n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si +violente, qu'elle le paralysait et lui enlevait la meilleure +partie de ses moyens. Bussi se disait: «Il va me désarmer... +encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup +en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, +et, en rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction +dans ce mot:</p> + +<p>—Enfin!...</p> + +<p>Et il demeura immobile... à jamais.</p> + +<p>Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui +restaient. Et aussi paisiblement que s'il eût été sur +les planches d'une salle d'armes, il dit très sérieusement:</p> + +<p>—Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que +vous me fîtes un jour que vous me croyiez dans l'embarras, +je vous ferai grâce de la vie...</p> + +<p>Et avec un froncement de sourcils:</p> + +<p>—Mais comme vous devenez par trop encombrants, +je me vois obligé de vous condamner à l'inaction... pour +un bout de temps.</p> + +<p>Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, +s'écroulait en poussant un cri de douleur.</p> + +<p>—Un!... compta froidement Pardaillan.</p> + +<p>Et presque aussitôt:</p> + +<p>—Deux!</p> + +<p>C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.</p> + +<p>Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son +épée et dit doucement:</p> + +<p>—Allez-vous-en!</p> + +<p>—Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, +je ne mérite pas l'injure que vous me faites.</p> + +<p>Et il se rua à corps perdu.</p> + +<p>—C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, +je vous demande pardon... Trois!...</p> + +<p>—A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement +Montsery, en secouant son poignet droit traversé de part +en part. Vous êtes un galant homme... Merci!</p> + +<p>Et il s'évanouit.</p> + +<p>Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix +cinglante comme un coup de fouet, il dit en montrant +la porte par où les bravi avaient fait irruption:</p> + +<p>—Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne +vous gênez pas... usez encore un coup de ce joli sifflet +d'argent qui pendille sur votre sein...</p> + +<p>Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, +peut-être, Fausta fit: non! d'un signe de tête farouche.</p> + +<p>—Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, +eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, +autour de Fausta?... Voyons, en cherchant bien!...</p> + +<p>—A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément +découragé.</p> + +<p>—Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, +puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante, +permettez que je prenne mes précautions pour qu'on ne +vienne pas nous déranger.</p> + +<p>En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, +poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche. +Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, +jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une +expression de menace si terrible que Fausta, affolée, +clama dans son esprit:</p> + +<p>—C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...</p> + +<p>Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha +d'elle avec une lenteur effroyable.</p> + +<p>Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le +regardait s'approcher sans faire un mouvement.</p> + +<p>Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans +desserrer les dents, avec un regard effrayant, d'un éclat +insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les +mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis +les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles agrippèrent, +et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous +le menton, commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle +pression.</p> + +<p>Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans +les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si +graves, si calmes, si clairs, se levèrent sur lui effarés, +suppliants, et, dans un gémissement, elle implora:</p> + +<p>—Pardaillan!... ne me tue pas!...</p> + +<p>—Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus +effrayant que sa colère de tout à l'heure, ah! c'est donc +vrai!... Tu as peur!... peur de mourir!... Fausta a peur +de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...</p> + +<p>Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, +qui l'avait abandonnée un instant, lui revint +comme par enchantement, et avec un accent de souveraine +hauteur, en le fixant droit dans les yeux:</p> + +<p>—Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.</p> + +<p>—Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu +as demandé grâce... là... à l'instant.</p> + +<p>—J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas +peur... pour moi.</p> + +<p>Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de +l'inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique +avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague +qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste violent +son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son +sein nu, avec un accent de froide résolution:</p> + +<p>—Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée +à tes pieds... Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais +pourquoi je t'ai demandé grâce.</p> + +<p>Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.</p> + +<p>«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour +me prononcer, que vous vous soyez expliquée... +Car, enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!</p> + +<p>—Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... +Mais écoute, Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de +courage pour t'implorer qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...</p> + +<p>Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant +à comprendre le sens de ses paroles:</p> + +<p>—Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.</p> + +<p>Et elle continua en s'animant peu à peu:</p> + +<p>—Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre +par les moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, +j'ai été froidement cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, +Pardaillan... je t'ai toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... +Comprends-tu?... Mais, si j'ai été implacable et +odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, entends-tu? +Pardaillan, je n'ai pas voulu—ah! cela, jamais!—je +n'ai pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant +toi et te demander:</p> + +<p>—Qu'avez-vous fait de ma mère?</p> + +<p>—Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... +parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu +maintenant pourquoi je t'ai demandé grâce? Pourquoi +tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?</p> + +<p>En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de +prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut +l'étonnement, un étonnement prodigieux.</p> + +<p>Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...</p> + +<p>On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur +la naissance de ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit +le récit des événements relatés dans les premiers chapitres +de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec +une attention soutenue, et quand elle eut terminé:</p> + +<p>—En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à +l'heure qu'il est, à Paris, sous la garde de votre suivante +Myrthis... Et vous, digne mère, vous n'avez su +trouver le temps de vous occuper de cet enfant... Il est +vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses... +Enfin, ce qui est fait est fait.</p> + +<p>Fausta courba la tête.</p> + +<p>—Que comptez-vous faire? fit-elle.</p> + +<p>—Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi +bien ma mission est terminée.</p> + +<p>—Vous avez le document?</p> + +<p>—Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?</p> + +<p>—Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint +est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera +vivre tranquille... Je l'espère, du moins.</p> + +<p>Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent +leurs regards. Ni l'un ni l'autre ne posa +nettement la question au sujet de l'enfant. Peut-être +chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu'il +tenait à ne pas dévoiler.</p> + +<p>Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:</p> + +<p>—Adieu, madame, fit-il froidement.</p> + +<p>—Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.</p> +<br><br><br> + + +<h3>EPILOGUE</h3> + +<p>En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan +trouva un dominicain qui l'attendait patiemment.</p> + +<p>Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur +annoncer à sa seigneurie que S. M. le roi recevrait +en audience d'adieux M. l'ambassadeur, le dernier jour +de la semaine. En même temps le moine remit à Pardaillan +un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, +plus un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César +el Torero, payables à volonté dans n'importe quelle +ville du royaume, ou à Paris, ou encore dans n'importe +quelle ville du gouvernement des Flandres.</p> + +<p>Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura +que l'Espagne ne ferait aucune difficulté pour reconnaître +Sa Majesté de Navarre comme roi de France le +jour où Elle se convertirait à la religion catholique.</p> + +<p>D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter +un souvenir que le grand inquisiteur lui offrait +personnellement, comme au plus brave, au plus digne +gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.</p> + +<p>Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, +était une épée de combat, une longue, solide et +merveilleuse rapière, signée d'un des meilleurs armuriers +de Tolède.</p> + +<p>Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce +n'était pas là une arme de parade, mais une bonne et +solide rapière très simple. Seulement, en rentrant à +l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait +sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit +valait pour le moins cinq à six mille écus.</p> + +<p>Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante +sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, +par la générosité reconnaissante du Torero, d'une somme +de cinquante mille livres, ce qui ne contribua pas +peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel n'avait +pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa +fille, la jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, +gueux comme Job de biblique mémoire.</p> + +<p>Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant +qu'il lui devait bien cette marque d'amitié.</p> + +<p>D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage +fut un véritable événement et que tout ce que la ville +comptait de huppés et même de gens de la cour eut la +curiosité d'assister à cette union qualifiée d'extravagante +par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple +qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions +s'éleva de toutes parts.</p> + +<p>Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été +en état de le faire, Pardaillan avait repris consciencieusement +ses leçons d'escrime et se montrait surpris et +émerveillé des progrès rapides de son élève.</p> + +<p>Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant +avec lui le Torero et sa fiancée, la jolie Giralda, +lesquels avaient résolu de s'unir en France même.</p> + +<p>Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan +apportait à Henri IV le précieux document conquis +au prix de tant de luttes et de périls, et lui rendait un +compte minutieux de l'accomplissement de sa mission.</p> + +<p>—Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille +miettes, avec une satisfaction visible, le fameux parchemin. +Ventre-saint-gris! monsieur, je vous devrai deux +fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne mémoire. +Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne +pourrai-je rien pour vous?</p> + +<p>—Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire +bon enfant, voici qui tombe à merveille. J'ai précisément +une faveur à demander à Votre Majesté.</p> + +<p>—Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et +si vous n'êtes pas trop exigeant...</p> + +<p>Et, en lui-même, il se disait:</p> + +<p>«Tu y viens, comme tous les autres!...»</p> + +<p>Et Pardaillan se disait de son côté:</p> + +<p>«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais +est dans ces mots.»</p> + +<p>Et tout haut:</p> + +<p>—Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui +présenter un ami que j'ai ramené d'Espagne.</p> + +<p>—Comment, c'est tout?...</p> + +<p>—Je demanderai pour lui un emploi honorable dans +les armées du roi.</p> + +<p>Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta +froidement:</p> + +<p>—Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami +est assez riche pour se passer d'une solde.</p> + +<p>—Bon! Du moment que...</p> + +<p>Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:</p> + +<p>—Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute +estime dont elle veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement +à mon ami et lui faciliter les occasions de +se produire à son avantage.</p> + +<p>—Diable! fit le roi surpris.</p> + +<p>—Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché +la terre que cet ami compte acheter en France.</p> + +<p>—Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... +d'un coup... à quelque croquant... Cela fera hurler!</p> + +<p>—Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est +pas un croquant.. Il est de noblesse authentique... et +de très bonne noblesse.</p> + +<p>—Si vous en répondez! fit le roi hésitant.</p> + +<p>—J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?</p> + +<p>—C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez +cependant pas excessif que je sache à qui doit s'adresser +cette faveur?</p> + +<p>—Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, +qui avait repris son air bon-enfant.</p> + +<p>Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero +pour qui il demandait ces faveurs qui avaient paru +excessives au roi.</p> + +<p>—Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout +de suite?</p> + +<p>—J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.</p> + +<p>Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il +éclata de rire en levant les épaules. Il avait deviné à +quel mobile avait obéi Pardaillan.</p> + +<p>Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:</p> + +<p>—Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?</p> + +<p>—Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de +son air le plus naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque +chose...</p> + +<p>—Ah! vous voyez bien!....</p> + +<p>—J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, +d'avoir toute ma liberté à moi.</p> + +<p>—Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, +sans doute?</p> + +<p>—Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... +Un enfant à rechercher.</p> + +<p>—Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant +peut-il bien vous intéresser?</p> + +<p>—C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.</p> +<br><br><br> + + +<p><b>TABLE DES MATIÈRES</b></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>I.—Les idées de Juana.</p> +<p>II.—Fausta et le torero.</p> +<p>III.—Le fils du roi.</p> +<p>IV.—Entretien de Pardaillan et du torero.</p> +<p>V.—Dans l'arène.</p> +<p>VI.—Le plan de Fausta.</p> +<p>VII.—La corrida.</p> +<p>VIII.—Le Chico rejoint Pardaillan.</p> +<p>IX.—L'orage éclate.</p> +<p>X.—Le triomphe du Chico.</p> +<p>XI.—Vive le roi Carlos!</p> +<p>XII.—L'épée de Pardaillan.</p> +<p>XIII.—Les amours du Chico.</p> +<p>XIV.—Fausta.</p> +<p>XV.—Le repas de Tantale.</p> +<p>XVI.—Le plancher mouvant.</p> +<p>XVII.—Le philtre du moine.</p> +<p>XVIII.—Changement de rôles.</p> +<p>XIX.—Libre!</p> +<p>XX.—Bib-Alzar.</p> +<p>XXI.—Barba Roja.</p> +<p>XXII.—L'aveu du Chico.</p> +<p>XXIII.—L'échappé de l'enfer.</p> +<p>Épilogue.</p> + </div> </div> +<br><br><br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico +by Michel Zévaco + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU CHICO *** + +***** This file should be named 13727-h.htm or 13727-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/2/13727/ + +Produced by Renald Levesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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